Computation des délais: règles générales

Parce qu’ils impulsent le rythme de la procédure, les délais occupent une place centrale dans le déroulement de l’instance.

Aussi, ont-ils vocation :

  • D’une part, à assurer la garantie des droits de la défense
  • D’autre part, à permettre à la justice d’être rendue avec célérité

En raison de cette double finalité qu’ils poursuivent, les délais sont strictement encadrés par le Code de procédure civile.

Ces règles ne sauraient toutefois être comprises sans un rappel préalable de certaines notions.

I) Notions

  • Le dies a quo
    • Il s’agit du jour à compter duquel le délai commence à courir
  • Le dies ad quem
    • Il s’agit de la date d’expiration du délai
  • Le délai non franc
    • Un délai est non franc lorsque la formalité ne peut être accomplie que jusqu’au jour d’expiration du délai
  • Le délai franc
    • Un délai est franc lorsque la formalité peut encore être accomplie le lendemain du dies ad quem
      • Il peut être observé que le décret du 28 août 1972 prévoit que « dans les textes en vigueur en matière civile, commerciale, sociale ou prud’homale, toutes les expressions ou indications tendant à conférer aux délais de procédure la qualité de délai franc sont supprimées »
      • Ainsi, lorsqu’un délai est prévu par un texte, il doit être considéré comme non franc.
      • L’article 642, al.1er dispose désormais en ce sens que « tout délai expire le dernier jour à vingt-quatre heures.»
      • L’alinéa 2 de cette disposition apporte toutefois une nuance à cette règle en prévoyant que « le délai qui expirerait normalement un samedi, un dimanche ou un jour férié ou chômé est prorogé jusqu’au premier jour ouvrable suivant. »

II) Règles de calcul

Les délais prévus par les textes peuvent être exprimés en jour, en mois ou en années

A) La computation des délais en jours

  • Point de départ : le dies a quo
    • Première règle
      • Conformément à l’article 640 du Code de procédure civil, le délai « a pour origine la date de l’acte, de l’événement, de la décision ou de la notification qui le fait courir»
    • Seconde règle
      • L’article 641 précise que « lorsqu’un délai est exprimé en jours, celui de l’acte, de l’événement, de la décision ou de la notification qui le fait courir ne compte pas.»
  • Date d’expiration : le dies ad quem
    • Première règle : l’expiration du délai
      • Le principe est désormais que les délais sont francs, ce qui signifie qu’ils expirent le dernier jour à vingt-quatre heures
      • Combiné avec la règle qui s’applique au dies a quo la détermination du jour d’expiration du délai consiste à ajouter au quantième du jour de l’événement qui fait courir le délai le nombre de jours que comprend le délai
        • Exemples
          • L’événement se produit le 12 du mois et le délai est de 10 jours
            • Le jour d’expiration du délai est le 12+10, soit le 22 du mois
          • L’événement se produit le 27 du mois et le délai est de 10 jours
            • Le jour d’expiration du délai est le 27+10, soit le 7 du mois suivants si mois de 30 jours et 6 si mois de 31 jours
    • Seconde règle : la prorogation du délai
      • Lorsque le délai arrive à expiration un jour où le plaideur ne peut accomplir aucun acte, le délai est prorogé jusqu’au premier jour utile.
      • Cette règle a été posée afin d’éviter que certains délais ne soient diminués pour des raisons d’ordre calendaire.
      • D’où la règle posée à l’article 642 du Code de procédure civile aux termes de laquelle « le délai qui expirerait normalement un samedi, un dimanche ou un jour férié ou chômé est prorogé jusqu’au premier jour ouvrable suivant.»
      • Lorsque donc le délai expire un samedi ou un dimanche, le délai est prorogé jusqu’au lundi à 24h.
      • La prorogation peut atteindre trois jours lorsqu’un jour férié tombe un vendredi ou un lundi.
      • Dans un arrêt du 4 octobre 2001, il peut être observé que la Cour de cassation a estimé qu’un justiciable qui justifie par un constat d’huissier de justice de l’impossibilité matérielle d’accomplir l’acte après la fermeture du greffe avait la possibilité de le régulariser le lendemain ( 2e civ. 4 oct. 2001).
      • La solution retenue par la Cour de cassation revient, de toute évidence, à raisonner en délai franc, alors que la règle posée à l’article 641 du Code de procédure civil invite à compter en jour non franc.
      • Aussi, cette solution doit-elle être appréhendée avec d’infinies précautions.
  • Les délais à rebours
    • Les délais à rebours sont ceux qui courent à compter de la réalisation d’un événement futur.
    • Aussi, ce type de délai se calcule en remontrant le passé.
    • C’est le cas du délai de comparution ou de la signification d’une assignation.
    • deux règles ont été posées par la Cour de cassation
      • En premier lieu, il s’agit toujours de délais francs (expiration le lendemain du dernier jour du délai)
      • En second lieu, ils sont insusceptibles de faire l’objet d’une prorogation de sorte qu’en cas d’expiration du délai un samedi, la forclusion sera acquise dès le vendredi à 24h.

B) La computation des délais en mois

La computation des délais en mois est gouvernée par trois règles :

  • Première règle
    • Lorsqu’un délai est exprimé en mois ce délai expire le jour du dernier mois qui porte le même quantième que le jour de l’acte, de l’événement, de la décision ou de la notification qui fait courir le délai
      • Exemples :
        • Le délai d’un mois pour interjeter appel d’un jugement signifié le 12 janvier expire le 12 février
  • Deuxième règle
    • À défaut d’un quantième identique, le délai expire le dernier jour du mois.
    • Un délai d’un mois peut, en conséquence, durer, 28, 29, 30 ou 31 jours.
      • Exemples :
        • Le délai d’un mois pour interjeter appel d’un jugement signifié le 31 janvier expire le 28 février
  • Troisième règle
    • Lorsque le délai expire un jour inutile, celui-ci peut faire l’objet d’une prorogation jusqu’au premier jour ouvrable suivant.

C) La computation des délais en années

La computation des délais en années est gouvernée par les mêmes règles que celles applicables à la computation des délais en mois.

Ainsi, lorsqu’un délai est exprimé en années, ce délai expire le jour de la dernière année qui porte le même quantième que le jour de l’acte, de l’événement, de la décision ou de la notification qui fait courir le délai.

D) La computation des délais en mois et en jours

Lorsqu’un délai est exprimé en mois et en jours, les mois sont d’abord décomptés, puis les jours.

Exemple :

Le délai d’appel d’une ordonnance de référé signifiée le 12 février 2017 à un défendeur domicilié dans un département ou une collectivité d’outre-mer est prorogé d’un mois.

Dans cette hypothèse, il convient d’abord de décompter le mois, ce qui conduit au 12 mars, puis de décompter les jours ce qui nous amène au 27 mars.

Il s’agit ici de délais non francs, de sorte que le délai expire le 27 mars à 24h.

Il peut éventuellement être prorogé s’il tombe un samedi, dimanche ou jour férié.

TEXTES

Code de procédure civile

Article 640

 Lorsqu’un acte ou une formalité doit être accompli avant l’expiration d’un délai, celui-ci a pour origine la date de l’acte, de l’événement, de la décision ou de la notification qui le fait courir.

Article 641

 Lorsqu’un délai est exprimé en jours, celui de l’acte, de l’événement, de la décision ou de la notification qui le fait courir ne compte pas.

Lorsqu’un délai est exprimé en mois ou en années, ce délai expire le jour du dernier mois ou de la dernière année qui porte le même quantième que le jour de l’acte, de l’événement, de la décision ou de la notification qui fait courir le délai. À défaut d’un quantième identique, le délai expire le dernier jour du mois.

Lorsqu’un délai est exprimé en mois et en jours, les mois sont d’abord décomptés, puis les jours.

Article 642

 Tout délai expire le dernier jour à vingt-quatre heures.

Le délai qui expirerait normalement un samedi, un dimanche ou un jour férié ou chômé est prorogé jusqu’au premier jour ouvrable suivant.

Article 642-1

Les dispositions des articles 640 à 642 sont également applicables aux délais dans lesquels les inscriptions et autres formalités de publicité doivent être opérées.

Tableau récapitulatif: modes de saisine des juridictions civiles, enrôlement, représentation, constitution d’avocat (à jour de la réforme de la procédure civile)

Pris en application de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, le décret n° 2019-1333 du 11 décembre 2019 a opéré une simplification des modes de saisine des juridictions civiles, ainsi qu’une refonte des règles de représentation des parties devant ces mêmes juridictions.

A jour du décret n° 2021-1322 du 11 octobre 2021 relatif à la procédure d’injonction de payer, aux décisions en matière de contestation des honoraires d’avocat et modifiant diverses dispositions de procédure civile

Procédure en
première Instance
Modes de
saisine
Enrôlement
Signification
ReprésentationConstitution d'avocat
Tribunal judiciaireProcédure
écrite
Art. 750 CPCArt. 754, 755 et 850 CPCArt. 760 et 761 CPC
Art. 763 CPC
• Assignation
• Requête conjointe
• Requête unilatérale dans les cas spécifiés par la loi
Au plus tard 15 jours avant l'audience

OU

Avant l'audience

• Soit si la date d'audience est communiquée moins de 15 jours avant l'audience
• Soit si cas d'urgence et sur autorisation du juge
La signification de l'assignation doit intervenir après la communication de la date d'audience et avant la date limite d'enrôlement de l'assignationReprésentation obligatoire par avocat15 jours à compter de l'assignation

OU

Avant l'audience si l'assignation est délivrée dans un délai inférieur ou égale à 15 jours avant l'audience
Procédure
orale
Tentative de conciliationArt. 761 et 762 CPC
Art. 820 CPC
RequêteReprésentation facultative

• Les parties elles-mêmes
• un avocat ;
• Le conjoint, le concubin ou la personne avec laquelle les parties ont conclu un pacte civil de solidarité ;
•Les parents ou alliés en ligne directe ;
• Les parents ou alliés en ligne collatérale jusqu'au troisième degré inclus ;
• les personnes exclusivement attachées à leur service personnel ou à leur entreprise.
• L'Etat, les départements, les régions, les communes et les établissements publics peuvent se faire représenter ou assister par un fonctionnaire ou un agent de leur administration.
Procédure aux fins de jugement
Art. 818 CPCArt. 754, 755 et 850 CPC
• Assignation
• Requête conjointe
• Requête unilatérale lorsque le montant de la demande est inférieur à 5,000 €
Au plus tard 15 jours avant l'audience

OU

Avant l'audience

• Soit si la date d'audience est communiquée moins de 15 jours avant l'audience
• Soit si cas d'urgence et sur autorisation du juge
La signification de l'assignation doit intervenir après la communication de la date d'audience et avant la date limite d'enrôlement de l'assignation
Procédure à jour fixeArt. 840 CPCArt. 843 CPCArt. 844 CPCArt. 842 CPC
• Requête unilatérale
• Assignation
Avant l'audienceDélai raisonnableReprésentation obligatoire par avocatAvant l'audience
Procédure de référéArt. 485 CPCArt. 754, 755 et 850 CPCArt. 760 et 761 CPCArt. 486 CPC
AssignationAu plus tard 15 jours avant l'audience

OU

Avant l'audience

• Soit si la date d'audience est communiquée moins de 15 jours avant l'audience
• Soit si cas d'urgence et sur autorisation du juge
La signification de l'assignation doit intervenir après la communication de la date d'audience et avant la date limite d'enrôlement de l'assignation• Représentation obligatoire

Si demande > 10,000 €

• Représentation facultative

Si demande < 10,000 €

• Contentieux électoral: Facultatif

• Compétences exclusives: Obligatoire
• Si représentation obligatoire:

- 15 jours à compter de l'assignation
- Avant l'audience si assignation délivrée moins de 15 jours avant l'audience

• Si représentation facultative:

- Avant l'audience
Procédure accélérée au fondArt. 839 et 481-1 CPC
AssignationAvant l'audienceLa signification de l'assignation doit intervenir après la communication de la date d'audience et avant la date limite d'enrôlement de l'assignation
Procédure sur requêteArt. 845 CPCArt. 756 CPCArt. 846 CPC
RequêteLa partie la plus diligente saisit le tribunal par la remise au greffe de la requêteReprésentation obligatoire par avocat ou officier ministériel
Tribunal de commerceArt. 854 CPCArt. 857 CPCArt. 856 CPCArt. 853 CPC
• L'assignation
• La requête conjointe
8 jours avant la date d'audience15 jours avant la date de l'audienceReprésentation obligatoire

Si demande > 10,000 €

Représentation facultative

• Si demande < 10,000 €
• Si procédure qui intéresse les entreprises en difficulté
• Si litige relatif à la tenue du registre du commerce et des sociétés.
• Si demande relative au gage des stocks et de gage sans dépossession
• Avant l'audience

• Absence de postulation
Conseil de prud'hommesProcédure ordinaireArt. 1452-1 C. trav.Art. R1452-5 C. tr.Art. R1452-3 C. tr.Art. R. 1453-1 et R. 1453-1 C. tr.
Requête
Sous réserve des dispositions du second alinéa de l'article R. 1452-1, la convocation du défendeur devant le bureau de conciliation et d'orientation et, lorsqu'il est directement saisi, devant le bureau de jugement vaut citation en justice. • Le greffe avise par tous moyens le demandeur des lieu, jour et heure de la séance du bureau de conciliation et d'orientation ou de l'audience lorsque le préalable de conciliation ne s'applique pas.
• Si l'accusé de réception n'est pas retourné au greffe, ou s'il est retourné avec la mention « n'habite pas à l'adresse indiquée », ou « retour à l'envoyeur », le demandeur devra procéder par voie de signification (Cass. soc. 21 mai 1997).
• Les salariés ou les employeurs appartenant à la même branche d'activité ;
• Les défenseurs syndicaux;
• Le conjoint, le partenaire lié par un pacte civil de solidarité ou le concubin ;
• Les avocats.
• L'employeur peut également se faire assister ou représenter par un membre de l'entreprise ou de l'établissement.
• Le représentant, s'il n'est pas avocat, doit justifier d'un pouvoir spécial. Devant le bureau de conciliation et d'orientation, cet écrit doit l'autoriser à concilier au nom et pour le compte du mandant, et à prendre part aux mesures d'orientation.
Procédure de référéArt. R. 1455-9 C. tr.Art. R. 1455-9 C. tr.Art. 486 CPC
• Requête
• Assignation
La veille de l'audienceDélai raisonnable
Procédure en appel Délai d'appelDomaineMode de saisineForme de la déclaration d'appelReprésentation
Cour d'appelReprésentation obligatoireArt. 538 et 490 CPCArt. 899 CPCArt. 900 CPCArt. 901 CPCArt. 899 CPC
• Un mois en matière contentieuse
• Quinze jours en matière gracieuse
• Quinze jours en matière de référé
• Toutes les décisions rendues par une juridiction de premier degré, sauf disposition contraire• Déclaration unilatérale
• Requête conjointe
• Régularisation de la déclaration d'appel via RPVA
• Acte d'avocat adressé au greffe
• Régularisation via RPVA (Art. 930-1 CPC)
• Signification soit si retour de la lettre de notification adressée par le greffe, soit si défaut de constitution d'avocat au bout d'un mois (Art. 902 CPC)
• Avocat
(obligatoire)

• Monopole de postulation
Représentation non-obligatoireArt. 538 et 490 CPCArt. 931 à 939 CPCArt. 932 CPCArt. 932 CPCArt. 931 CPC
• Un mois en matière contentieuse
• Quinze jours en matière gracieuse
• Quinze jours en matière de référé
• Jugements des conseils de prud'hommes
• Jugements du tribunal paritaire des baux ruraux
Jugements du tribunal des affaires de la sécurité sociale
• Décisions du juge de l'exécution en matière de surendettement
• Jugements de déclaration d'abandon
• Décisions du Juge des enfants en matière d'assistance éductive
• Décisions du juge des tutelles
• Ordonnances du juge de l'expropriation
• Jugements en matière de domanialité publique
• Ordonnances du bâtonnier en matière de taxation d'honoraires
• Déclaration unilatérale• Lettre recommandée
• Lettre simple (Cass. 1ère civ., 2 nov. 1994)
• Régularisation de la déclaration d'appel via RPVA
• Les parties se défendent elles-mêmes.

• Elles ont la faculté de se faire assister ou représenter selon les règles applicables devant la juridiction dont émane le jugement.

• Le représentant doit, s'il n'est avocat, justifier d'un pouvoir spécial.
Procédure à jour fixeArt. 538 et 490 CPCArt. 917 CPCArt. 917 à 920 CPCArt. 922 CPCArt. 899 CPC
• Un mois en matière contentieuse
• Quinze jours en matière gracieuse
• Quinze jours en matière de référé
Si les droits d'une partie sont en péril, le premier président peut, sur requête, fixer le jour auquel l'affaire sera appelée par priorité. Plusieurs temps:
1° Déclaration unilatérale
2° Requête auprès du premier président
3° Assignation, si autorisation du premier président
• Acte d'avocat adressé au greffe
• Signification de l'assignation
• Régularisation via RPVA (Art. 930-1 CPC)
• Avocat
(obligatoire)

• Monopole de postulation

Qu’est-ce qu’une norme?

Une norme est tout à la fois à l’expression d’une signification (I) et l’expression d’une conjugaison (II).

I) L’expression d’une signification

Un instrument de mesure. Du latin, norma, équerre, règle, la norme est un instrument de mesure[1]. Elle est destinée à servir de référence, d’étalon[2], pour « tracer des lignes »[3]. Pour s’assurer que les traits qu’il trace forment un angle droit, le charpentier aura nécessairement besoin de s’appuyer sur un modèle[4]. C’est la fonction de l’équerre (la norma). L’opération qui consiste à manipuler une norme peut donc s’assimiler en l’action de mesurer, peser, juger. Il s’agit de confronter l’objet à évaluer avec l’instrument de mesure qu’est la règle. De cette confrontation naît une relation de conformité ou de non-conformité[5]. En somme, comme le précise Pascale Deumier, « la règle […] est l’instrument qui sert à aligner les comportements autour du modèle qu’elle fixe »[6]. Toutefois, à ne pas se tromper, la relation entre une norme et l’objet qu’elle évalue ne saurait être le fruit de n’importe quelle mesure. Elle ne peut porter que sur l’ordre dans lequel s’insèrent les choses, sur leur mouvement et non sur leur état, leur essence[7]. Pour Paul Amselek, les normes doivent être appréhendées comme des instruments qui donnent la mesure du « déroulement du cours des choses »[8]. Par « cours des choses », il faut entendre un fait, un évènement, au sens de ce qui se produit, ce qui arrive. Ainsi, est-il fait appel à une règle, chaque fois qu’il est besoin de juger la conduite d’un être humain[9] ou encore, d’apprécier un phénomène naturel. Peu importe que les modèles auxquels il est recouru pour effectuer ces mesures soient de différentes natures[10].

Une signification. Comme le souligne Dénys de Béchillon, « une norme ne se voit pas, elle se comprend»[11]. Pour qu’un commandement parvienne à un agent, il est absolument nécessaire, poursuit cet auteur, que l’agent visé en prenne connaissance. Or cela suppose de transmettre ce commandement par le biais d’un contenu comme des mots, phrases ou signes et d’insérer ce contenu dans un contenant, qui pourra prendre la forme d’une loi, d’un décret ou bien encore d’un arrêté. Il apparaît que ce n’est ni dans le contenant ni dans le contenu du message communiqué à l’agent que réside le commandement, mais dans la signification-même dudit message. C’est la raison pour laquelle, il doit être admis que « la norme est une signification, pas une chose »[12]. À ce titre, contrairement à ce que l’on peut être tenté de se représenter, elle se distingue de son énoncé. Une question alors se pose : par quoi, en dehors de l’énoncé, la signification que constitue la norme peut-elle être véhiculée ? La réponse est simple : il s’agit de tout ce qui est susceptible de faire l’objet d’une interprétation.

Le fruit d’une interprétation. Selon Michel Troper, l’interprétation, qui se définit comme l’« opération par laquelle une signification est attribuée à quelque chose », peut tout autant porter sur « un objet matériel » que sur « un énoncé »[13]. Plus généralement, l’interprétation peut avoir pour objet tout ce qui est perceptible par l’entendement humain. Et si, spontanément, l’on est tenté de voir les significations auxquelles on confère la qualité de norme, comme le produit d’actes d’interprétation ne portant que sur des énoncés, en réalité, cela est loin d’être toujours le cas. Dans les sociétés primitives, par exemple, les anthropologues ont montré que les règles qui régissent la conduite de leurs membres se confondaient avec une volonté divine. Or cette volonté divine est, toujours, le produit de l’interprétation de mythes et de croyances, le tout entremêlé de phénomènes naturels. De la même façon, les règles coutumières ne sont pas, pour l’essentiel, enfermées dans des énoncés. Elles s’apparentent, encore aujourd’hui, à des significations que l’on attribue à des pratiques répétées dans le temps. Tout ce qui est susceptible d’avoir du sens pour l’être humain peut donc être porteur de normes.

II) L’expression d’une conjugaison

« Être » et « devoir être ». Pour accéder au statut de norme, nombreux sont encore les obstacles à franchir. Pourquoi ? Parce que le terme de norme est utilisé pour désigner des réalités aussi différentes que peuvent l’être, par exemple, une huitre ou la théorie de la relativité générale. Schématiquement, les auteurs s’accordent à dire que les normes peuvent être regroupées en deux familles. Doivent être distinguées les normes à fonction descriptives, des normes à fonction prescriptive. Cette division[14] a, de tout temps, été envisagée par les grands penseurs[15]. Kelsen y fait référence lorsqu’il oppose le sein au sollen[16]. En différenciant le droit et la science du droit, Michel Troper s’y reporte également[17]. De la même manière, Paul Amselek s’appuie sur elle quand il distingue les normes directives, des normes scientifiques[18]. Celle-ci apparaît encore, lorsqu’est évoquée la dichotomie entre le fait et le droit[19] ou les sciences de la nature et les sciences sociales[20]. Malgré la différence de vocable et de formulation, toutes ces divisions renvoient à la même idée : les normes doivent être appréhendées différemment selon qu’elles relèvent de l’« être » ou du « devoir-être ». Il y a, selon le doyen Carbonnier, un « abîme infranchissable entre ces deux univers »[21]. Alors que les règles qui appartiennent à la famille de l’« être » se conjuguent à l’indicatif, celles qui font partie de la famille du « devoir-être » se conjuguent à l’impératif[22]. Et comme a pu le souligner le mathématicien Henri Poincaré : « un million d’indicatifs ne feront jamais un impératif »[23].

Le monde du « devoir être ». Les règles qui peuplent le monde du « devoir être » consistent dans le fait que quelque chose doit être (sollen). Selon Kelsen, « si A est, B doit être »[24]. A priori, les normes qui empruntent cette forme sont marquées du sceau de l’obligation. Par leur édiction est décrit un devoir – si infime soit-il – qui s’impose à son destinataire. Ces normes répondent à une structure bien particulière. Cette structure est gouvernée par un principe que Kelsen nomme l’imputation[25]. Les normes qui appartiennent au monde du devoir-être se décomposent nécessairement en deux éléments : le présupposé et la conséquence[26]. Plus précisément, ces règles consistent en l’énoncé d’une hypothèse (le présupposé) à laquelle sont attachés certains effets (la conséquence). L’imputation est le lien logique unissant les deux, de sorte que, si les conditions décrites dans le présupposé se réalisent, les conséquences définies par l’auteur de la norme doivent avoir lieu. Pour illustrer notre propos, prenons l’exemple du vol. Cet acte est unanimement réprouvé par les peuples, du moins, par ceux attachés au droit de propriété. En soi, aucune règle ne peut empêcher les agents de voler. L’adoption de cette conduite dépend, pour une large part, de la volonté du voleur[27]. La règle ne saurait agir sur lui, semblablement au marionnettiste qui, par l’action des fils de son fantoche, contrôle ses moindres faits et gestes. Ce que, en revanche, peut faire une norme, c’est adjoindre à ce présupposé, que constitue l’acte de voler, une conséquence comme la condamnation du délinquant, laquelle exprimera tout à la fois la désapprobation et la réponse sociale à cet acte malveillant[28]. Dans le cadre du devoir-être, la relation instituée par la norme entre le présupposé et la conséquence peut se traduire par la formule utilisée par Kelsen selon laquelle : « si A est, B doit être [ce qui] n’implique nullement que B sera réellement chaque fois que A sera »[29]. Il s’ensuit que, les règles qui relèvent du devoir-être, peuvent être, soit respectées, soit violées. Plus exactement, « pour qu’il s’agisse véritablement d’une norme [relevant du devoir-être], il faut qu’existe la possibilité d’une conduite non conforme »[30]. La réalisation des conditions posées par le présupposé n’entraîne pas nécessairement que l’auteur de la transgression soit frappé par les conséquences que prévoit la règle, à savoir, dans le cas du vol, d’une condamnation pénale. Il n’y a pas de relation de causalité entre le présupposé et la conséquence. C’est là, toute la différence avec les normes qui appartiennent au monde de l’être.

Le monde de l’« être ». Contrairement aux règles qui relèvent du devoir-être, ces dernières consistent dans le fait que quelque chose est. En d’autres termes, « si A est, B est »[31]. Cette forme, qu’endossent les normes de l’être, fait d’elles l’exact opposé des normes qui se conjuguent à l’impératif. Elles ne véhiculent aucune forme d’obligation. Ces normes ne font que décrire un « état certain, possible ou probable, dans lequel seront une chose, une situation ou un évènement si telles conditions sont remplies »[32]. Éclairons-nous d’un exemple. Lorsque la pomme se décroche de l’arbre, elle tombe. Bien qu’elle soit mûre ou qu’une bourrasque ait secoué la branche sur laquelle elle était accrochée, la pomme n’avait aucune obligation de tomber. Elle est venue heurter le sol sans qu’elle ait fait l’objet d’un quelconque ordre. Si la pomme est tombée, c’est parce que plus aucune force contraire – celle de la branche de l’arbre – ne s’opposait à ce que s’exerce sur elle la loi de la gravitation. Cette norme, qu’est la loi de Newton, ne commande pas à la pomme de tomber, elle décrit simplement le pourquoi de sa chute, soit le phénomène d’attraction de la terre sur tout corps positionné jusqu’à une certaine distance de sa surface. Comme l’a démontré Kelsen, au même titre que les normes qui relèvent du devoir-être, les normes qui appartiennent au monde de l’être, sont structurées de telle façon qu’elles « lient l’un à l’autre deux éléments »[33]. Ce lien dont il est question a, cependant, nous dit-il, « une signification radicalement différente »[34], selon que la norme qui l’énonce se conjugue à l’impératif, ou selon qu’elle se conjugue à l’indicatif. Dans le premier cas, il s’agira, nous l’avons vu, d’un lien d’imputation entre un présupposé et une conséquence. Dans le second, ce lien sera de nature causale, c’est-à-dire, qu’il unit une cause à son effet. Telle est la finalité des normes de l’« être » : décrire la causalité du mouvement des choses, leur survenance, l’ordre de leur déroulement. Si la pomme se décroche de l’arbre, elle tombe nécessairement. Ce phénomène est systématique et se répètera autant de fois que la branche de l’arbre ne sera plus en mesure supporter le poids de la pomme.

Lois de la nature et lois humaines. Il en résulte que les règles qui appartiennent au monde de l’être sont vraies ou fausses, mais, en aucune manière, ne peuvent être transgressées[35]. La pomme ne saurait violer la loi de la gravitation[36]. S’il s’avérait qu’elle ne tombait pas, cela signifierait simplement que le principe posé par Newton est faux. Il faudrait, par conséquent, que les scientifiques s’attellent à en élaborer un nouveau « à partir de l’observation du réel »[37]. C’est là, la marque des normes de l’être. Leur édiction ne procède jamais d’un acte de volonté ; elle repose toujours sur l’observation du cours des choses. D’aucuns en déduisent, qu’elles ne peuvent être que des lois de la nature[38]. Pour Kelsen, « la différence essentielle entre le principe de causalité et le principe d’imputation normative réside en ceci que la relation des évènements, dans le cas de la causalité, est indépendante d’un acte humain ou d’une volonté surhumaine tandis que le lien, dans les cas d’imputation, est issu d’un acte de volonté humaine […] »[39]. Autrement dit, si les normes sous-tendues par le couple cause-effet doivent être rangées parmi les lois naturelles, celles qui empruntent la structure présupposé-conséquence, sont des lois humaines. Alors que « la Nature […] sait seulement fabriquer de l’être »[40], l’Homme ne peut, quant à lui, produire que du « devoir-être »[41].

[1] Il peut être souligné que le mot norme est synonyme du terme règle. Ce dernier vient du latin regula qui, comme le nom commun norma signifie équerre. C’est pourquoi, nous emploierons indistinctement les deux mots. Toutefois, certains auteurs préfèrent les distinguer. Ainsi pour André Lalande, par exemple, « l’association entre norme et règle peut conduire à une véritable substitution d’un terme par l’autre dans l’ancienne ethnologie juridique qui reste dépendante de la dogmatique juridique » (A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, coll. « Quadrige », 1997, p. 270).

[2] V. en ce sens D. de Béchillon, op. cit. note 114, pp. 171 et s.

[3] P. Deumier, Introduction générale au droit, LGDJ, coll. « Manuel », 2011, p. 19.

[4] Le terme modèle vient du latin modus, mot qui signifie mesure.

[5] Cela n’est pas tout. De cette confrontation, naît également une valeur juridique, morale ou religieuse, selon la nature de la règle. Comme le souligne John Aglo, « en ce sens, la norme devient un moyen d’expression de la valeur d’un fait un d’un acte […]. Néanmoins, les jugements de valeur sont à distinguer des normes qui fondent les valeurs » (J. Aglo, Norme et Symbole : Les fondements philosophiques de l’obligation, L’Harmattan, 1998, p. 289).

[6] P. Deumier, op. préc., p. 19

[7] Comme le souligne le Professeur Amselek, « les normes mesurent la survenance au monde de choses, leur émergence, leur apparition, leur production dans le flux événementiel » de sorte qu’« elles s’opposent à une autre variété d’étalons psychique, les concepts, lesquels sont des modèles psychiques à contenu constitutionnel ou structurel ». Autrement dit, deux sortes de modèles doivent être distinguées. La première permet de juger de l’essence d’une chose en ce que cette chose peut être ou non identifiée comme telle selon la représentation que l’on s’en fait. Ce sont les idées abstraites. La seconde consiste quant à elle mesurer non pas l’état mais l’ordre dans lequel s’insèrent les choses, leur déroulement, leur mouvement (P. Amselek, « Norme et loi », in APD, vol. 25, 1980, p. 95).

[8] Ibid., p. 94.

[9] Pour la majorité des auteurs le modèle que pose la norme par excellence est une conduite. Ainsi pour François Gény les normes sont des « règles de conduite sociale » (F. Gény, La notion de droit en France, APDSJ, 1931, p. 16). Pour Kelsen, « le mot norme exprime l’idée que quelque chose doit être ou se produire, en particulier qu’un homme doit se conduire d’une certaine façon » (H. Kelsen, Théorie pure du droit, LGDJ, coll. « La pensée juridique », 1999, p. 13). Pour une critique de cette idée V. A. Jeammaud, « La règle de droit comme modèle », Dalloz., 1990, Chron., pp. 199 et s.

[10] Ainsi, Paul Amselek considère-t-il que les normes peuvent être d’une très grande variété. Pour cet auteur « toutes les normes ou règles constituent […] – quelles que soient les différences profondes qui peuvent séparer par ailleurs une catégorie de règles d’une autre – des modèles de trames événementielles, des modèles du surgissement de choses dans le flux événementiel, dans le cours de l’histoire : ainsi les règles de jeux donnent la mesure du développement de la partie, de ses péripéties […]. D’une espèce tout à fait différente, élaborées d’une manière tout à fait différente et remplissant une fonction tout à fait différente, les règles (ou lois) scientifiques donnent aussi la mesure du déroulement de faits naturels ou humains […] » (P. Amselek, art. préc., pp. 94-95).

[11] D. de Béchillon, op. cit. note 114, p. 166.

[12] Ibid., p. 167.

[13] M. Troper, « Interprétation », in Dictionnaire de la culture juridique, PUF, coll. « Quadrige », 2003, p. 843. V. également sur cette notion M. Troper, « Une théorie réaliste de l’interprétation », in La théorie du droit, le droit, l’État, PUF, coll. « Leviathan », 2001, p. 68 et s. ; M. Troper, « Le problème de l’interprétation et la théorie de la supra-légalité constitutionnelle », Mélanges Einsenmann, Cujas, 1975, p. 143 ; M. Troper, « Le positivisme comme théorie du droit », in C. Grzegorczyk, F. Michaut et M. Troper, le positivisme juridique, LGDJ, coll. « La pensée juridique moderne », 1993, p. 273 et s. ; Amselek (dir.) et alii, Interprétation et droit, Bruylant, 1995, 248 p.

[14] Vincenzo Ferrari parle de « Grande division » (V. Ferrari, « Réflexions relativistes sur le Droit », in Regards sur la complexité sociale et l’ordre légal à la fin du XXe siècle, Bruylant, 1997, p. 36).

[15] On pense notamment à Kant, Saint-Thomas d’Aquin, Aristote ou bien encore, parmi les juristes, à Kelsen, Roubier, ou Josserand.

[16] Pour Kelsen, « la différence entre Sein et Sollen, « être » et « devoir être » […] est donnée à notre conscience immédiate. Personne ne peut nier que l’assertion que ceci ou cela « est » – c’est l’assertion qui décrit un fait positif – est essentiellement différente de la proposition que quelque chose « doit être » – c’est l’assertion qui décrit une norme ; et personne ne peut nier que, du fait que quelque chose est, il ne peut suivre que quelque chose doive être, non plus qu’inversement de ce quelque chose doit être, il ne peut pas suivre que quelque chose est » (H. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit. note 203, p. 14).

[17] M. Troper, La philosophie du droit, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2003, p. 27.

[18] P. Amselek, art. cit. note 201, p. 96. Pour Paul Amselek « toutes les règles ou normes […] ne sont pas exclusivement des règles de conduite ou normes éthiques : il suffit de penser aux « lois » scientifiques » (P. Amselek, « Le droit, technique de direction publique des conduites humaines », Droits, 1989-10, pp. 7-10).

[19]V. en ce sens J. Carbonnier, Sociologie juridique, PUF, coll. « Quadrige Manuels, 2004, p. 286. V. également D. de Béchillon op. cit. note 114, pp. 232-233.

[20] Cette distinction est évoquée notamment par Kelsen qui avance qu’« en posant que le droit est norme […] et en limitant la science du droit à la connaissance et description de normes juridiques et des relations fondées par ces normes entre des faits qu’elles règlent, on trace la frontière qui sépare le droit de la nature, et la science du droit, en tant que science normative, de toutes les autres sciences qui visent à la connaissance de relations causales entre processus réels, ou, de fait. Ainsi, et ainsi seulement obtient-on un critérium sûr permettant de séparer sans équivoque société et nature, sciences sociales et de sciences de la nature » (H. Kelsen, op. cit. note 203., p. 83).

[21]Cet auteur parle également d’« antithèse absolue entre l’être et le devoir-être ». J. Carbonnier, op. cit. note 225, p. 286.

[22] Kelsen exprime cette idée en affirmant qu’un sein ne peut pas être confondu avec un sollen et inversement. H. Kelsen, op. cit. note 203, p. 14.

[23]Cité in N. Ar Poulantzas, Nature des choses et droit : essai sur la dialectique du fait et de la valeur, LGDJ, 1965, p. 294.

[24] H. Kelsen, op. cit. note 203, p. 85.

[25] Ibid.

[26] Ph. Jestaz, Le droit, Dalloz, coll. « Connaissance du droit », 2011, p. 18.

[27] Encore faut-il que cette volonté ne soit pas altérée, et que l’infraction puisse matériellement être commise. V. par ailleurs en ce sens Laurence Boy pour qui « dans la mesure où [les hommes] sont doués de volonté, les normes sont naturellement transgressables » (L. Boy, « Normes », RIDE, 1998, 115).

[28] On peut noter que la sanction à laquelle risque d’être condamnée le voleur ne constitue en aucune manière la conséquence que l’on impute au présupposé. Cette sanction a seulement pour finalité d’inciter les agents à observation de la règle.

[29] H. Kelsen, op. cit. 203, p. 85.

[30] Ibid., p. 17

[31] Ibid., pp. 14 et s.

[32] D. de Béchillon, op. cit. note 114, p. 189.

[33] H. Kelsen, op. cit. note 203, p. 85.

[34] Ibid.

[35] Pour Dénys de Béchillon, il convient cependant de nuancer cette affirmation. Selon cet auteur « la possibilité d’une conduite non conforme existe aussi dans le monde des sciences – toutes choses égales par ailleurs. Elle prend simplement une autre forme, et porte surtout des effets différents. Grosso modo, la violation d’une norme juridique s’opère sur le mode de la transgression, alors qu’une loi scientifique s’expose, lorsqu’elle n’est pas respectée à une réfutation, totale ou partielle. Violée, une norme juridique conserve normalement sa validité (c’est-à-dire son plein caractère de norme juridique), alors que la loi scientifique perd en principe la sienne (c’est-à-dire sa qualité descriptive, explicative ou prédictive). » (D. de Béchillon, op. cit. note 114, p. 188).

[36] Ainsi pour Franck Violet « le plus puissant des hommes ne peut aller à l’encontre de la plus simple des règles naturelles » (F. Violet, Articulation entre la norme technique et la règle de droit, PU Aix-Marseille, 2003, p. 32).

[37] P. Amselek, art. cit. note 201, p. 98.

[38] Les auteurs assimilent en ce sens les normes qui relèvent de l’être aux lois de la nature. Ainsi, pour Paul Amselek, en dehors des normes du devoir-être « toutes les autres sont les […] lois de la nature ». P. Amselek, art. cit. note 201, p. 97. V. également, P. Amselek, « Lois juridiques et lois scientifiques », Droits, 1987, n° 6, p. 131. Dans le droit fil de cette pensée, Kelsen oppose les « lois naturelles » aux normes qui relèvent du devoir-être (H. Kelsen, op. cit. note 203, p. 85).

[39] H. Kelsen, « Qu’est-ce que la théorie pure du droit ? », Droit & Société, 1992, p. 553.

[40] D. de Béchillon, op. cit. note n° 114, p. 196. Cet auteur poursuit en avançant que « ces prétendues lois de la Nature sont des constructions purement humaines et largement fantasmatiques au travers desquelles nous prêtons des aptitudes normatives à une Nature qui n’en possède pas » (D. de Béchillon, op. cit. note n° 114, p. 198).

[41] Soutenir le contraire reviendrait à assimiler l’homme à un dieu, ce qu’il n’est pas, bien évidemment. Au mieux, l’homme a le pouvoir d’interférer dans le déroulement du cours des choses. Il peut chercher à déjouer les effets de la loi de la causalité. Il ne peut cependant, ni la neutraliser, ni la modifier. La gravitation exercera toujours une force sur la pomme. Il s’ensuit qu’elle tombera, arrivée à maturité, inéluctablement de l’arbre, sans que la plus grande volonté humaine ne puisse rien y changer.

Notions et fonctions de la lettre de change

DÉFINITION

Classiquement, on définit la lettre de change comme l’écrit par lequel une personne appelée tireur, donne l’ordre à une deuxième personne, appelée tiré, de payer à une troisième personne, appelée porteur ou bénéficiaire, de payer à une certaine échéance une somme déterminée.

Schéma 2

La lettre de change est également qualifiée de traite. Elle appartient à la catégorie des effets de commerce.

Qu’est-ce qu’un effet de commerce ?

Il s’agit d’un titre négociable qui constate, au profit du porteur, une créance de somme d’argent dont le paiement est fixé à une échéance déterminée (le plus souvent à court terme).

Il peut être observé que le titre c’est un droit de créance (droit personnel d’un créancier contre un débiteur), de sorte que qui détient, matériellement, le titre (exerce un droit réel sur le support papier) détient le droit de créance.

Il en résulte que les effets de commerce ne se cantonnent pas à constater une créance : ils l’incorporent.

Autrement dit, tout autant que l’effet de commerce remplit la fonction d’instrumentum (l’acte qui constate une opération juridique), il contient le négocium (l’opération en laquelle consiste l’acte juridique).

L’incorporation de la créance dans le titre permet alors à celui-ci de circuler très facilement de main et main, soit par tradition, soit par endossement.

En quoi la transmission d’une créance par l’entremise de l’émission d’un effet de commerce se distingue-t-elle de la cession de créance ?

  • Tout d’abord, la circulation d’un effet de commerce, soit de la créance qu’il incorpore, n’est nullement subordonnée au respect du formalisme de la cession de créance prescrit à l’article 1690 du Code civil à savoir
    • Soit la signification de la cession au débiteur cédé
    • Soit l’acceptation par acte authentique de l’opération par le débiteur
  • Ensuite, les signataires de l’effet de commerce ? qui s’apparentent à des cédants ? ne garantissent pas seulement l’existence de la créance constatée par le titre, ils garantissent également son paiement.
  • Enfin, le porteur de l’effet de commerce devient titulaire de la créance telle qu’elle résulte de l’apparence du titre.
    • Les exceptions qui, par conséquent, pourraient, en application du droit commun, lui être opposées par le débiteur ou par les signataires antérieurs de la traite, lui sont, par principe, inopposables (défaut de livraison des marchandises, extinction du rapport d’obligation, vice du consentement etc)
      • Tel, n’est pas le cas en matière de cession de créance : le débiteur cédé est toujours fondé à opposer au cessionnaire de la créance toutes les exceptions issues de son rapport personnel avec le cédant.

Cette particularité de l’effet de commerce s’explique par la création, entre les parties, d’un nouveau rapport juridique que l’on qualifie de cambiaire.

Aussi, ce rapport cambiaire vient-il se superposer au rapport initial (appelé également rapport fondamental ou extra-cambiaire), qui constitue la cause de l’émission ou de la transmission de l’effet de commerce.

Schéma 1

Le rapport cambiaire qui résulte de l’émission et la transmission du titre n’obéit pas au droit commun des obligations.

Il est régi par un régime spécifique qui constitue l’un des principaux objets du droit des instruments de paiement et de crédit.

Pour une analyse plus approfondie de la distinction entre le rapport fondamental et le rapport cambiaire, voir la fiche pratique consacrée à cette question.

En quoi l’obligation cambiaire se distingue-t-elle de l’obligation régie par le droit commun?

  • L’obligation cambiaire est toujours commerciale
  • La validité et la vigueur de l’obligation cambiaire sont subordonnées au respect des conditions de forme du titre. Les signataires successifs de la traite s’engagent en considération de l’apparence du titre ; d’où la rigueur du formalisme.
  • L’obligation cambiaire est autonome, en ce sens que l’engagement cambiaire de chaque souscripteur doit être apprécié séparément, indépendamment de la validité de l’engagement des autres signataires. C’est ce qu’on appelle le principe d’indépendance des signatures
  • L’obligation cambiaire est abstraite ce qui signifie qu’elle est détachée du rapport fondamental qui en constitue la cause. Autrement dit, le vice affectant le rapport fondamental, ne saurait, porter atteinte à sa validité ; d’où le principe d’inopposabilité des exceptions.

FONCTIONS DE LA LETTRE DE CHANGE

Si, comme s’accordent à le dire les auteurs, l’histoire des effets de commerce commence avec la création de la lettre de change, on a assisté, en l’espace de plusieurs siècles, à une évolution notable de ses fonctions.

Initialement créée afin d’assurer la sécurité du transport de fonds, elle est dorénavant utilisée tout à la fois comme un instrument de paiement et de crédit.

La lettre de change peut également être émise en vue de garantir une dette ou de consentir un prêt.

Envisageons une à une les fonctions remplies, au fil des siècles, par la lettre de change.

  • La lettre de change comme instrument de transport de fonds

Les commercialistes datent l’apparition de la lettre de change au Moyen Âge. À cette époque, qui voit se développer les échanges commerciaux de façon significative, les routes sont infestées de brigands et autres bandits de grands chemins.

L’insécurité qui règne sur les routes rend, dans ces conditions, le transport de fonds dangereux. Or les marchands doivent, pour les besoins de leur activité commerciale, se rendre dans les foires afin de se fournir en marchandises.

Aussi, très vite la question s’est posée pour ces derniers de savoir comment disposer de fonds dans la ville où il se rendait sans avoir à se déplacer avec une grande quantité d’argent.

La réponse à cette problématique a consisté en la création d’un contrat de change selon le schéma suivant :

Le marchand qui avait besoin de disposer de fonds à l’endroit où il se rendait en vue d’acquérir des marchandises, confiait une certaine somme d’argent à son banquier.

En contrepartie, celui-ci lui remettait une lettre ? de change ?, adressée à son correspondant sur place.

Par cette lettre, le banquier du marchand donnait l’ordre au banquier distant de payer au porteur de la lettre un certain montant.

Schéma 3

Immédiatement, la question se pose de savoir pourquoi le tiré (le banquier distant) va-t-il accepter de verser des fonds au porteur de la lettre de change (le marchand) sur ordre du tireur.

Deux raisons justifient le paiement de la lettre de change par le banquier distant.

Le tiré paie :

  • soit parce qu’il appartient à la même firme que le tireur
  • soit parce qu’il est son correspondant habituel (relations commerciales)

Ainsi, dans cette configuration-là, la lettre de change a pour fonction le transfert de fonds.

À partir du XVIe, la lettre de change devient également un instrument de paiement.

  • La lettre de change comme instrument de paiement

Très vite, les marchands ont vu dans la lettre de change une valeur intrinsèque susceptible de satisfaire leurs propres créanciers.

Ainsi, à partir du XVIe siècle, l’émission de la lettre de change n’est plus le monopole des seuls banquiers. Les tireurs sont également des commerçants. La lettre de change devient un instrument de paiement.

Afin de parfaire ce nouvel usage de la lettre de change, la clause à ordre et la technique de l’endossement sont mises au point. De cette manière, la lettre de change peut librement et très facilement circuler.

En parallèle, se forgent progressivement les règles relatives à l’acceptation et au principe d’inopposabilité.

Ces deux perfectionnements ont vocation à faire de la lettre de change un instrument de paiement aussi sûr que la monnaie.

Là ne s’arrête pas l’évolution de ses fonctions.

  • La lettre de change comme instrument de crédit

À la fin du XVIIe siècle, le banquier anglais William Paterson invente l’escompte.

Qu’est-ce que l’escompte ?

Il s’agit d’une opération de crédit consistant à avancer à un commerçant le montant de la créance qu’il détient à l’encontre de l’un de ses clients.

Pour ce faire, le commerçant tire une lettre de change sur son débiteur, qu’il remet ensuite à son banquier ? pour escompte ? lequel lui paie, en contrepartie, le montant de la lettre de change, déduction faite des intérêts et autres frais bancaires.

La lettre de change accède à la fonction d’instrument de crédit.

Schéma 4

Si la lettre de change a, désormais, pour principale fonction d’être un instrument de crédit, l’imagination des commerçants et des banquiers ne s’est pas arrêtée là.

À la marge, il est, en effet, recouru à la lettre de change, notamment, pour garantir un crédit.

  • La lettre de change comme effet de cautionnement

Parfois, la lettre de change est utilisée par un commerçant dont le banquier réclame, en contrepartie de l’octroi d’un prêt, l’engagement d’un garant.

L’opération consiste alors à tirer une lettre de change sur le garant, lequel est invité par le à accepter la lettre de change.

Dans cette configuration-là, le banquier est tout à la fois le tireur et bénéficiaire de la lettre de change.

Ainsi, dans l’hypothèse où l’emprunteur ne satisferait pas à ses obligations, le banquier peut présenter au paiement la lettre de change au garant.

La garantie de paiement consentie au banquier prêteur est extrêmement sûre dans la mesure où le garant est engagé cambiairement, en raison de son acceptation.

 Schéma 5