La règle de droit

Contrairement à une idée très répandue, une proposition prescriptive ne constitue pas nécessairement une norme. Pour qu’elle endosse cette qualification, elle doit s’insérer d’une part, dans un système hiérarchique (§1) et, d’autre part, dans un système statique et dynamique (§2). Pour être qualifiée de juridique la norme doit, par conséquent, satisfaire à ces deux exigences.

I) L’appartenance à un système hiérarchique

Le voleur et le percepteur. « La bourse ou la vie » ! Voilà une réplique que l’on est susceptible d’entendre à l’occasion de la projection d’un film de cape et d’épée. Sa présence au beau milieu d’un raisonnement théorique apparaît, cependant, pour le moins surprenante. Pourtant, c’est bien à partir de la référence implicite à cette réplique que Kelsen démontre, dans sa Théorie pure du droit, pourquoi toutes les propositions prescriptives ne sont pas des normes, et pourquoi seules les prescriptions arborant un caractère obligatoire peuvent accéder à ce statut. Pour y parvenir, Kelsen s’interroge sur la différence qu’il y a entre l’injonction, prononcée sur un ton comminatoire, par le chef d’une bande de voleurs pointant de son doigt les occupants d’une diligence apeurés, et le commandement émis par l’agent de l’administration fiscale à destination de ses administrés leur enjoignant de s’acquitter de leur impôt. De prime abord, lorsque l’on se focalise sur la structure grammaticale de ces deux propositions prescriptives, rien ne semble les distinguer, dans la mesure où leur construction répond à une logique purement déontique. Si l’on s’arrête à ce constat, tant l’injonction formulée par le bandit de grand chemin que celle dictée par le percepteur des impôts doivent être qualifiées de normes. Cela n’a cependant pas grand sens dans la mesure où, si tel était le cas, quiconque serait capable de manier la forme verbale déontique – soit toute personne maîtrisant le langage – disposerait du pouvoir d’édicter des normes, lesquelles perdraient alors leur spécificité. De cette observation, Kelsen en vient à déduire que les propositions prescriptives ne peuvent pas toutes endosser la qualité de norme. Pour lui, seul « l’ordre du fonctionnaire du fisc a signification de norme valable obligeant le destinataire »[1]. Reste à déterminer, en quoi le commandement formulé par le percepteur des impôts se distingue-t-il de l’ordre du brigand. Pour Kelsen, la raison est simple : tandis que le premier est obligatoire, le second est facultatif.

L’obligatoire. À quoi tient l’obligatoriété dont serait empreinte l’injonction émise par l’administration fiscale ? De toute évidence, elle ne saurait résider dans l’acte de volonté qui la pose en raison de l’impossibilité absolue de faire dériver « un devoir-être » d’un « être ». Or comme le souligne, à très juste titre, Kelsen « la norme est un ?devoir-être? (sollen), alors que l’acte de volonté dont elle est la signification est un ? être ? (sein) »[2]. La force obligatoire que possède une norme ne peut, dans ces conditions, trouver sa source que dans quelque chose d’extérieur à l’acte de volonté dont elle est issue. En vertu de la loi de Hume, ce quelque chose ne peut qu’appartenir au monde du devoir-être. Il s’ensuit que ce ne peut être qu’une norme. Partant, le caractère obligatoire d’une proposition prescriptive viendrait de son adoption conformément à une norme qui lui est supérieure. Pour s’en convaincre, il suffit de prendre quelques exemples. Si la règle selon laquelle nul ne peut impunément porter atteinte à la vie d’autrui est obligatoire, cela ne tient pas au fait qu’elle procède de la volonté d’interdire pareil comportement, mais qu’elle a été adoptée par le parlement qui tient son pouvoir d’une norme supérieure : la constitution. De la même manière, l’obligation qui impose à tout un chacun de se soumettre aux règles de politesse vient de l’acceptation par tous du principe plus général de respect mutuel des individus. Pareillement, la force obligatoire dont est pourvu un contrat n’a pas pour origine la commune volonté des parties, mais la loi. Kelsen assimile donc le caractère obligatoire d’une norme à sa validité, puisqu’une norme valide est une norme conforme à une norme supérieure[3]. Comme le souligne Michel Troper, l’obligation à laquelle fait référence le maître de Vienne n’est aucunement une obligation morale, contrairement à ce qui a pu être soutenu par Ross[4], « elle est une obligation relative […], car elle est établie non par la volonté subjective de celui qui a émis la norme, par exemple le percepteur, mais par une norme supérieure, la loi, dont l’existence est objective »[5]. Naturellement, si l’on entreprend de remonter la pyramide normative pour fonder, de proche en proche, l’obligatoriété de chacune des normes qui la compose, se posera inexorablement la question du caractère obligatoire de la norme qui se trouve à son sommet. Aussi, cette question ne peut-elle se résoudre qu’en admettant que l’ensemble de la pyramide normative repose sur une norme fondamentale non pas posée, mais supposée, en ce sens qu’elle a pour fonction de prescrire qu’il faille se conformer aux normes dont elle fonde la validité[6].

Élargissement du concept de norme. Mais restons focalisés sur la thèse défendue par Kelsen, selon laquelle les normes sont nécessairement obligatoires, sans quoi il ne s’agirait-là que de simples commandements. Bien que cette thèse ait pendant fort longtemps rencontré un immense succès chez les juristes, elle connaît depuis quelques années de plus en plus de détracteurs. En simplifiant à l’extrême, les arguments avancés consistent à dire qu’un mouvement se serait enclenché, celui du recours de plus en plus fréquent, par des instances tant publiques que privées, à des instruments directifs véhiculant des modèles de conduite dont l’observation par leurs destinataires n’est pas obligatoire. Ces instruments ne sont autres que les recommandations, avis, chartes, conseils, incitations ou directives. Pour Catherine Thibierge, la prolifération galopante de ces instruments directifs d’un nouveau genre, procèderait d’une « métamorphose du rapport de l’autorité et de le l’expression de l’autorité en général : à une autorité […] jadis fortement caractérisée par la soumission et la contrainte, s’est en partie substituée une autorité soucieuse de légitimer son action, ouverte au dialogue, et en quête de l’adhésion de ses destinataires »[7]. De ce constat, certains auteurs concluent que l’approche traditionnelle de la norme ne rendrait plus totalement compte de la réalité. Selon eux, cette réalité appellerait un élargissement du concept de norme en supprimant l’un des éléments de sa définition, cause de son étroitesse : l’obligatoriété. André Lalande avance en ce sens qu’« une norme n’est pas nécessairement une loi ni un commandement : elle peut être un idéal sans aucun caractère obligatoire »[8]. D’autres auteurs avancent que l’existence, en droit, de règles supplétives serait la preuve que, pour endosser la qualité de norme, une prescription ne doit pas nécessairement être obligatoire[9]. D’autres encore soutiennent que certaines normes juridiques ne seraient porteuses d’aucune obligation en raison de la nature purement descriptive de leur énoncé[10]. Certains n’hésitent pas, en outre, à affirmer qu’il n’y aurait « pas de lien définitionnel […] entre validité et obligatoriété de la règle »[11]. Pour les tenants de cette pensée, il serait, par conséquent, possible de faire entrer dans le domaine du normatif, des instruments directifs n’arborant aucun caractère obligatoire. D’aucuns vont même jusqu’à prétendre que pourraient, également, y être intégrés les instruments directifs non porteurs de prescriptions[12].

Impératif catégorique et impératif hypothétique. Dans cette perspective, pour Paul Amselek, il convient de distinguer « les normes à fonction directive autoritaire », empreintes d’obligatoriété, des « normes à fonction directive souple » qui en seraient dépourvues[13]. Les normes seraient donc à « textures multiples »[14]. Dans le champ du droit, il existerait, selon ce mouvement de pensée, « un droit souple »[15], non-obligatoire, que l’on appelle également soft law, et un droit dur (hard law) lequel serait, à l’inverse, contraignant[16]. Difficile de ne pas être séduit par la thèse soutenue par ces auteurs qui critiquent la rigidité de la conception kelsenienne de la norme. Cela s’explique, entre autres, par le fait que le constat sur lequel repose leur thèse est autant incontestable que pertinent. Il ne saurait être nié que les instruments directifs auxquels il est recouru pour régir les conduites humaines, se sont considérablement diversifiés, en raison, comme l’a parfaitement mis en lumière Catherine Thibierge, de l’alignement progressif, voire dans certains cas du dépassement, de l’efficacité du facultatif sur l’obligatoire[17]. Est-ce, pour autant, suffisant pour emporter l’adhésion à l’idée qu’une norme pourrait ne pas être obligatoire ? Assurément non. Il existe une impossibilité logique de dissocier les deux concepts. Et, malheureusement pour ceux qui défendent le contraire, la tentative entreprise par Dénys de Béchillon de sauver cette thèse en recourant à la distinction entre l’impératif catégorique et l’impératif hypothétique, n’y change rien. Ce dernier soutient que, si l’on se réfère au vocabulaire kantien, la norme à fonction directive autoritaire appartiendrait au domaine de l’impératif catégorique de sorte qu’elle serait « obligatoire par elle-même »[18]. La norme à fonction directive souple contiendrait, quant à elle, un impératif hypothétique, ce qui la rendrait « obligatoire que si son destinataire adhère aux fins qu’elle sous-tend »[19]. Ainsi, les recommandations, avis et autres directives seraient bien marqués du sceau de l’obligatoriété. Cela permettrait de les ranger dans la catégorie des normes. Bien que fort astucieux puisse apparaître le recours à la distinction kantienne, l’utilisation de cette distinction n’en demeure pas moins erronée[20] dans la mesure où une norme juridique ne consistera jamais en un impératif catégorique. Et pour cause, celle-ci n’est actionnée que si, et seulement si, la conduite qu’elle a pour objet de régir se réalise. La norme ne peut, par conséquent, être que la signification d’un impératif hypothétique[21]. L’impératif catégorique réside, lui, dans l’obligation morale qui s’impose aux agents de respecter les normes[22].

Thèses inopérantes. En distinguant entre l’impératif catégorique et l’impératif hypothétique, Denys de Béchillon ne sert pas la thèse de l’appartenance de ce qui relève du facultatif au domaine du normatif. Au contraire, il la dessert. Sa démarche sonne comme l’aveu que la règle de conduite ne peut qu’être obligatoire. La conception kelsienne de la norme s’en trouve, à ce titre, d’une certaine manière renforcée. À la vérité, la principale critique que l’on peut formuler à l’encontre de la thèse selon laquelle l’obligatoriété ne constituerait pas le critère discriminant de la norme, réside dans l’incapacité absolue de cette dernière à distinguer l’ordre dicté par le bandit de grand chemin, du commandement émis pour le percepteur des impôts. Pis, si l’on pousse le raisonnement sur lequel cette thèse repose, son adoption conduit à conférer une normativité supérieure à l’injonction du brigand comparativement à celle énoncée par l’agent de l’administration fiscale. Les contradicteurs de Kelsen soutiennent, en effet, que si la sphère des normes doit être élargie au-delà de son périmètre originel, cela se justifie par la possibilité d’associer aux instruments directifs indiquant des modèles de conduite, une valeur quantifiable, mesurable, si bien qu’il existerait plusieurs degrés de normativité. Très schématiquement, tandis que les recommandations se trouveraient en bas de l’échelle de graduation, les commandements trôneraient quant à eux tout en haut[23]. Catherine Thibierge s’est essayée en ce sens à réaliser une sorte de matrice conceptuelle permettant de mesurer ce qu’elle appelle la « force normative »[24]. Selon cette thèse, ce qui distinguerait les instruments directifs, ce ne serait pas leur qualité de norme, celle-ci leur étant d’ores et déjà acquise à partir du moment où ils permettent de « guider l’action humaine »[25], mais leur force normative, laquelle varierait d’un instrument à l’autre. En raisonnant de la sorte, cela a pour conséquence de créer des passerelles entre les domaines du facultatif et de l’obligatoire ; d’où, il s’ensuit l’impossibilité de distinguer l’ordre du bandit de celui du percepteur. Plus encore, en reconnaissant une certaine force normative aux propositions descriptives qui indiquent des modèles de conduite, l’utilisation de ce concept a pour effet de jeter des ponts entre le monde de l’être et le monde du devoir-être, si bien que la frontière entre les deux s’en trouve brouillée.

Thèses dangereuses. Si, d’un côté, l’on peut être tenté de s’émerveiller devant la prouesse que permet de réaliser le concept de force normative, d’un autre côté, il est difficile de ne pas penser au mirage vers lequel il mène. Comment le monde de l’être pourrait-il être pourvoyeur de normes ? Comme le fait remarquer, à juste titre, Denys de Béchillon, « la Nature ne commande ni ne conseille, n’impose ni ne suggère. Elle serait bien en peine […], elle qui sait seulement fabriquer de l’être et de la chose, transformer de la matière, causer des phénomènes. Ces fameuses régularités n’ont pas grand-chose à voir avec des normes stricto sensu »[26]. Par ailleurs, à vouloir relier entre eux les mondes de l’être et du devoir-être, il est un risque que l’on prenne pour des normes des prescriptions qui, en réalité, ne sont que le produit de violations de la loi de Hume. Or cela représente un danger au moins aussi grand que de qualifier indistinctement de norme ce qui relève du facultatif, comme par exemple le commandement formulé par le bandit de grand chemin, et ce qui relève de l’obligatoire, tel l’ordre émis par le percepteur des impôts[27]. Impératif et descriptif, obligatoire et facultatif sont des domaines qui doivent, strictement, rester cloisonnés. Cela suppose d’admettre, comme l’y invite Kelsen, que la qualité de norme ne puisse être endossée que par une prescription indiquant un modèle de conduite, d’une part, et que cette prescription revête un caractère obligatoire d’autre part.

La notion d’ordre normatif. Finalement, en érigeant comme quasi-critère de la norme, la « force normative », il y a là une certaine confusion qui est faite entre les notions d’obligatoire et d’autorité déontique[28]. Une norme peut très bien être dépourvue de toute autorité – ce que Catherine Thibierge désigne par le terme de « force normative ». Cela ne l’empêchera pas de rester obligatoire, soit de conserver sa qualité de norme. L’exemple peut être pris avec l’ordonnance de police du 26 brumaire an VIII toujours en vigueur[29] qui interdit le port des pantalons pour les femmes ou bien encore avec la loi du 28 juillet 1894 qui punit la provocation à la révolte ou à la désobéissance effectuée « dans un but de propagande anarchiste ». À l’inverse, une prescription peut tout à fait posséder une autorité immense (l’ordre du brigand), sans pour autant être empreinte de la moindre once d’obligatoriété et donc accéder à la qualité de norme. Le caractère obligatoire d’une prescription et son autorité sont deux choses totalement différentes. Tandis que le premier élément lui confère la qualité de norme, le second nous renseigne simplement sur son effectivité quant à son observation par les agents. Pour savoir identifier la règle de droit, il convient, dès lors, de se demander, non pas si elle est pourvue d’une « force normative », mais si elle arbore ce fameux caractère obligatoire. Cela revient, in fine, à s’interroger sur leur appartenance à un système hiérarchique dans lequel chacune d’elles tirerait sa validité d’une prescription supérieure. On qualifie pareil système d’ordre normatif. Dans une première acception, un ordre peut se définir comme « un ensemble de choses qui ordonnent »[30]. Plus précisément, il est un regroupement d’éléments disparates en un tout cohérent et organisé. Pour Jacques Chevallier, « l’ordre désigne […] à la fois le principe logique qui commande les relations entre les divers éléments constitutifs et l’ensemble articulé qu’ils forment »[31]. L’idée qui prévaut dans la définition de l’ordre est donc celle d’organisation. Cela s’explique par le fait qu’un ordre normatif est un système[32]. Le propre des normes étant, précisément, d’entretenir des rapports d’interaction et d’interdépendance pour exister, quoi de plus naturel pour elles que d’être regroupées en système. Comme le souligne Pascale Deumier, « la norme n’est qu’un des éléments de ce tout grâce auquel et pour lequel elle a été créée et elle est appliquée »[33]. Ensemble, les règles de conduite forment ce que l’on pourrait appeler un ordre social. Kelsen le définit comme « un ordre normatif qui règle la conduite humaine en tant qu’elle a rapport à d’autres hommes, directement ou indirectement »[34]. Partant, pour être qualifiée de juridique la norme doit nécessairement appartenir à un tel ordre. Pour qu’il en soit ainsi, trois conditions doivent être réunies. La première tient à la pluralité des composantes qui constituent l’ordre, la deuxième à l’organisation hiérarchique du système. Enfin, la dernière condition tient à l’existence d’une unité[35]. Si l’une de ces conditions fait défaut, le système en question ne saurait être qualifié d’ordre normatif.

II) L’appartenance à un système dynamique et statique

L’identification de la règle de droit. Bien que la qualification de règle de conduite soit moins large que celle à laquelle renvoie le concept de norme à l’état brut, non encore dégrossi, elle n’en reste pas moins à préciser. Il est plusieurs sortes de règles de conduite qui peuvent être distinguées. De la famille à laquelle elles appartiennent dépend la nature de l’ordre normatif qu’elles forment. Traditionnellement, les auteurs s’accordent à penser que les règles de conduite recouvrent deux grandes familles de normes : le droit et la morale[36]. Le critère, à partir duquel pourrait être déterminée la juridicité d’une norme, a fait l’objet de très nombreux débats au point que, devant la profusion de critères proposés qui, en caricaturant à peine, sont presque aussi divers qu’il y a d’auteurs ; certains d’entre eux n’hésitent pas à douter, voire à nier l’existence-même de la règle de Droit. Pour Denys de Béchillon, il n’existerait « nulle part de définition d’elle qui vaille en tous lieux et pour tous usages, ni même de possibilité qu’il en existe une »[37]. Pour Pascale Deumier encore, « l’objectif de définir tout le droit, mais rien que le droit, est hors de portée […]. Une définition du droit définitive […] n’existe pas »[38]. Doit-on se résigner à ce constat, qui laisse transparaître, chez ces auteurs, un brin de fatalisme ? Nous ne le croyons pas. Si la norme juridique porte un nom, c’est là une preuve suffisante qu’elle existe.

Le critère formel. Le premier critère auquel l’on est, d’emblée, tenté de penser est de nature formelle : seule la règle édictée par le parlement ou par une autorité habilitée par lui, constituerait du droit. La norme numérique n’ayant, ni été votée, ni adoptée par aucune instance publique, précisément parce qu’elle procède d’un mécanisme de création spontanée, ne saurait, dans cette hypothèse, être qualifiée de juridique. A priori, de par son objectivité, combinée à sa grande précision, aucune norme empreinte d’un tant soit peu de juridicité, ne saurait résister au test du critère formel. En réalité, il n’en est rien. Imparable, ce raisonnement aurait pu l’être si la norme se confondait avec le texte qui la pose. Tel est, cependant, loin d’être le cas. Comme il a été démontré, dès lors que l’on adhère à l’idée, selon laquelle une norme consiste en une signification et non en une chose, il doit, corrélativement, être admis qu’au stade de l’édiction d’un texte de loi ou réglementaire, par une autorité compétente, aucune norme n’a encore été créée[39]. Ce qui lui donnera vie, c’est l’acte par lequel il est conféré une signification au texte adopté. Or cet acte est le fait de celui, dont la fonction est de l’interpréter pour, éventuellement, par suite, l’appliquer à un cas concret. Ainsi, les normes juridiques ne résident pas dans les textes votés par le parlement. Elles sont, pour l’essentiel, issues des décisions prises par les juges. Cette idée peut se résumer de façon synthétique en affirmant que le droit n’est pas dans la loi, mais dans son interprétation. Il en résulte que, le critère formel ne saurait rendre compte de la juridicité d’une règle de conduite, ce, d’autant plus, qu’il n’est nullement besoin d’un support textuel pour que le juge crée une norme. Il lui est permis – et c’est ce qu’il fera très souvent – de conférer la signification de norme à une pratique coutumière, ce qui implique qu’il n’est pas exclu que les normes numériques puissent être qualifiées de juridiques. Le critère formel étant inopérant quant à fonder la juridicité d’une norme, il convient de se tourner vers un autre critère comme, par exemple, celui que suggèrent de nombreux manuels d’introduction au droit : la sanction.

Le critère de la sanction. La sanction revient, très souvent, chez les auteurs comme l’un des éléments constitutifs de la règle de juridique[40]. Jhering n’hésite pas à affirmer qu’« une règle de droit dépourvue de contrainte juridique est un non-sens : c’est un feu qui ne brûle pas, un flambeau qui n’éclaire pas »[41]. Pour Xavier Labbée, « la règle de droit est […] une règle obligatoire, contraignante, assortie d’une sanction étatique »[42]. Selon Henri Roland et Laurent Boyer, son originalité tiendrait « à son caractère de sanction socialement organisée »[43]. Enfin, peut être évoquée la conception que François Gény se fait des normes juridiques, qui se distingueraient des autres normes « en ce que les préceptes qui les contiennent sont susceptibles d’une sanction extérieure, au besoin coercitive, émanant de l’autorité sociale, et obtiennent ou tendent à recevoir cette sanction »[44]. Bien qu’il soit indéniable que la très grande majorité des règles juridiques sont assorties d’une sanction étatique[45], il ne saurait, pour autant, en être déduit que c’est là, un élément essentiel de leur définition[46]. Comme le souligne, tout d’abord, Christian Larroumet « il existe […] en droit interne des règles qui ne sont pas sanctionnées [de sorte qu’il] n’est pas possible de ramener la règle de droit à la sanction »[47]. En guise d’illustration, il peut être cité la règle selon laquelle « le Parlement vote la loi »[48] ou encore « le Président de la République préside le Conseil des ministres »[49]. Voici des règles qui, dans l’hypothèse où elles ne seraient pas respectées, ne sont pas sanctionnées. Ensuite, dire que le recours au critère de la sanction permettrait de déterminer la juridicité d’une norme, revient à perdre de vue l’intérêt pratique de l’entreprise de définition de la règle de droit. Car, celui-ci est bien réel, et pas seulement théorique. Il s’agit d’expliquer en quoi cette règle, si spécifique, se distingue des autres normes. Or c’est là, un objectif que ne permet pas d’atteindre le critère de la sanction. Comme l’a fort brillamment démontré Denys de Béchillon, « la sanction échoue à fonder l’obligation, car l’obligation existe nécessairement avant qu’on la sanctionne »[50]. Comment, autrement dit, la sanction serait-elle à même de révéler la spécificité de la règle juridique si l’on ne se soucie d’elle qu’après avoir créé la norme à laquelle elle est assortie ? Par ailleurs, nul n’est besoin de faire des recherches approfondies pour établir que la règle juridique n’est pas la seule à être sanctionnée. Les normes morales le sont aussi. Leur violation entraîne la réprobation du corps social.

L’internormativité, source de brouillage du critère de la juridicité. Dans ces conditions, la sanction ne peut pas être considérée comme le critère sur lequel reposerait la juridicité d’une norme. À la vérité, celle-ci participe seulement à la rendre plus effective. Plus une sanction est redoutée par les agents, plus la règle à laquelle elle est attachée a de chance d’être respectée, quoique cela ne se vérifie pas toujours. Aussi, nous faut-il chercher un critère autre que la sanction, afin de déterminer si la norme numérique peut être qualifiée de juridique. Vers quel critère, non encore évoqué, pourrait-on se tourner ? L’échec des précédentes tentatives de trouver le critère de la juridicité met en exergue la grande difficulté dont est empreinte cette quête. Pour certains auteurs, cette difficulté tient à l’existence d’une « internormativité » qui brouillerait singulièrement les frontières entre le droit et les autres normes de l’univers normatif. Qu’est-ce que l’internormativité ? Il s’agit d’un concept, ou plutôt, d’un phénomène[51]. Celui-ci a, notamment, été décrit par Norbert Rouland, qui constate que chaque société peut choisir « de qualifier (ou de disqualifier) de juridique des règles et comportements déjà inclus dans d’autres systèmes de contrôle social […] »[52]. Jean Carbonnier y fait référence lorsqu’il évoque les « flux » et « reflux »[53] de la morale et de la religion auxquels le droit est confronté depuis toujours. L’internormativité consisterait en ce mouvement de juridicisation et de déjuridicisation des normes qui gouvernent l’action humaine[54]. La porosité qui existe entre la frontière délimitant le droit des autres normes sociales, trouve son origine dans ce phénomène d’internormativité. Quelle qualification devrait, par exemple, porter une norme religieuse consacrée par le législateur ? Est-ce une norme juridique perdant sa qualification de religieuse ? Ou est-ce une norme qui reste religieuse tout en entrant dans le giron du droit ? Difficile à dire. Parce que le droit se construit et se déconstruit, sans cesse, sous l’effet du phénomène d’internormativité, il est extrêmement compliqué de s’en saisir pour le figer dans une définition. C’est la raison pour laquelle, plutôt que de l’appréhender en cherchant à identifier les normes qui le composent, lesquelles sont changeantes, en perpétuel mouvement, certains auteurs se sont demandés, s’il ne faudrait pas mieux faire abstraction de ces dernières et définir le droit par sa finalité qui, elle, reste et restera toujours inchangée[55].

Identification de la juridicité par la finalité de la règle. Norbert Rouland écrit en ce sens que « sociologie et anthropologie juridique nous montrent que la qualification juridique peut-être à géométrie variable à l’intérieur d’une même société (dans le métro, la défense de fumer procède du droit, ailleurs de la politesse ou de l’hygiène) […]. Inutile donc de chercher l’universalité du droit directement dans ses contenus. En revanche, elle apparaît mieux dans un type de définition fonctionnelle ». Consécutivement, cet auteur en déduit que « le droit […] serait ce que chaque société, ou certains de ses groupes considèrent comme indispensable à sa cohérence et à sa reproduction »[56]. Paul Amselek partage cette définition lorsqu’il soutient que doit être considéré comme faisant partie du droit tout ce qui constitue « une technique de direction publique des conduites humaines »[57]. Pareillement, pour Christian Larroumet, tandis que la morale et la religion viseraient « une fin individuelle, la perfection personnelle de l’homme »[58], la finalité du droit serait toute autre. Elle consisterait « à éviter l’anarchie dans les rapports entre les membres du groupe »[59]. Dans ce même ordre d’idée, Santi Romano insiste sur le fait que le droit n’a pour autre fonction que de créer de l’ordre[60]. Cela fait dire à Jacques Chevalier que, dès lors qu’un groupe s’institutionnalise, il est voué au droit[61]. De cette observation, à laquelle il se livre, lui aussi, Norbert Rouland, en vient à affirmer que le droit aurait « contribué à la naissance de l’homme, peut-être même avant la religion »[62], de sorte que son apparition remonterait à l’ère paléolithique et plus exactement à la période durant laquelle les premiers groupes humains se sont constitués. C’est précisément là, l’idée que défendait Hayek lorsqu’il écrit que « le droit est plus ancien que la législation »[63]. Si comme inclinent à le penser tous ces auteurs, « la loi existait depuis fort longtemps lorsque les hommes s’aperçurent qu’ils pouvaient la faire ou la changer »[64], cela signifie que peuvent être qualifiées de juridiques toutes les normes dont le processus de formation a pu être observé dans les sociétés primitives. Or celui-ci était, Hayek l’a largement démontré, d’ordre spontané[65]. Cette thèse conduit à affirmer que les règles, non verbalisées, mais qui structurent des communautés telles des groupes familiaux ou d’amis, constitueraient du droit. D’où, l’affirmation de Jean Carbonnier selon laquelle « il y a plus d’une définition dans la maison du droit »[66].

Rejet du critère finaliste. Si, à l’évidence, les brillantes démonstrations réalisées par les éminents auteurs que sont Friedrich Hayek, Romano Santi ou bien encore Norbert Rouland, sont à même de fournir de solides justifications quant au choix du critère finaliste, nous ne parvenons pourtant pas à nous en satisfaire. La raison en est que l’adoption de celui-ci nous commande d’admettre que le droit se trouve partout où il y a une bribe d’organisation humaine. C’est ainsi que, pour Jean Carbonnier, le pouvoir juridique par lequel le droit est créé, résiderait, non dans l’État, mais dans « les faits normatifs au cœur de la vie sociale »[67]. Est-ce à dire que la norme qui régit les heures de prière dans un monastère, la règle selon laquelle on doit mettre sa main devant sa bouche lorsque l’on se prend à bâiller et celle punissant d’une peine de trois ans d’emprisonnement tout acte consistant en la soustraction frauduleuse de la chose d’autrui se trouveraient sur un même plan ? C’est ce que tendent à penser ceux qui soutiennent que, à partir du moment où une norme est génératrice d’ordre, elle doit être regardée comme constituant du droit. Bien que séduisante, nous ne pouvons que rejeter en bloc cette position doctrinale. La raison de ce rejet tient, tout d’abord, à l’impossibilité logique de voir coexister au sein d’un même système normatif – le droit – des normes susceptibles de prescrire aux agents des conduites contraires. Il en va ainsi des règles morales, qui ne sont pas toujours en phase avec les normes adoptées par les autorités publiques compétentes. C’est là, un motif suffisant, lorsque l’hypothèse se présente, de dénier aux premières l’accès à la juridicité, dans la mesure où, de par la contrariété de leur contenu avec les secondes, elles ne sont pas valides. Or la validité c’est, nous enseigne Kelsen, « le mode d’existence spécifique des normes »[68]. À ce titre, normes morales et juridiques, bien qu’elles puissent dans de nombreux cas se confondre, ne sauraient appartenir au même ensemble normatif.

La nécessaire différenciation du droit de la morale. Ensuite, il peut être opposé aux défenseurs de cette thèse, exactement la même critique que l’une de celles formulées à l’encontre de la doctrine jusnaturaliste, à savoir, que son imprécision est de nature à ouvrir la qualification de juridique à n’importe quelle règle de conduite ; celle-ci dépendant du point de vue duquel on se place. Si, effectivement, l’on adhère à l’idée que pour recevoir la qualification de norme il suffit qu’une proposition prescriptive génère de l’ordre, il s’avère que cela sera toujours le cas dans l’esprit de celui qui l’édictera. Rien ne permet, en revanche, d’affirmer qu’il en ira de même pour les destinataires de la règle. L’exemple peut être pris avec l’adoption, par les députés, du texte de loi qui offre la possibilité aux couples de même sexe de se marier[69]. Tandis que cette norme est vue par certains, comme un pas de plus en direction de l’égalité, pour d’autres elle est plutôt perçue comme source d’un grand désordre moral dans la société. Parce que la capacité d’une norme à structurer les rapports sociaux, dépend de la perception que l’on se fait de l’ordre, il ne saurait être recouru à cette notion d’ordre pour en faire un critère de juridicité, à moins d’admettre que le droit soit, par essence, un concept à géométrie variable. Tel n’est, cependant, pas ce à quoi nous pouvons nous résoudre. Si on l’admettait, cela signifierait que le droit ne se distinguerait ni de l’ordre moral, ni du système normatif adopté par des « bandits de grand chemin ». Il s’agit pourtant de la spécificité du droit, que de se différencier des autres systèmes de normes. C’est là, sa raison d’être. S’il ne possédait pas cette spécificité, il serait permis aux agents d’un même groupe humain de voir du droit dans les normes de conduites de leur choix. Il s’ensuivrait qu’aucun socle commun de règles ne pourrait exister, si bien que l’unité du groupe s’en trouverait menacée. Il est, par conséquent, une nécessité primordiale que le droit conserve sa singularité. On en revient alors à notre question initiale, celle consistant à se demander, comment distinguer les règles juridiques des autres normes sociales.

La définition du droit par sa structure. Jusqu’à présent, force est de constater que toutes nos tentatives de recherche d’un critère de juridicité fondées, soit sur les propriétés intrinsèques de la norme, soit sur la finalité du droit, ont échoué. Peu importent les raisons de cet échec. Ce qui compte, désormais, c’est de trouver un moyen de reconnaître le droit parmi les très nombreux systèmes normatifs qui l’entourent ; étant entendu qu’il est exclu qu’il puisse se confondre avec eux. Si, manifestement, la marge de manœuvre qu’il nous reste pour mener à bien cette entreprise s’avère pour le moins étroite, compte tenu du nombre de critères déjà passés en revue, il est, néanmoins, un angle sous le prisme duquel nous n’avons pas encore examiné la norme juridique. Cet angle d’approche a, notamment, été abordé par Norberto Bobbio pour qui la spécificité de la règle de droit se manifeste au regard d’une condition extrêmement précise, non encore évoquée jusque-là : l’appartenance à un système juridique. Pour cet auteur, « il n’y a pas de normes juridiques parce qu’il existe des normes juridiques distinctes de normes non juridiques, mais il existe des normes juridiques parce qu’il existe des ordres juridiques distincts des ordres non juridiques »[70]. En d’autres termes, selon Bobbio, le système prime la norme. Il faut définir le droit non pas par ses éléments que sont les normes juridiques, mais par l’appartenance de ces règles à un ordre juridique. Si, en apparence, le problème de l’identification du droit semble avoir été repoussé d’un cran, en vérité, cette nouvelle approche de la juridicité change tout. Les systèmes juridiques possèdent, en effet, une structure bien particulière, ce qui permet de distinguer les normes qui les composent des autres règles de conduite. Pour bien comprendre de quoi il retourne, revenons, un instant, à Kelsen, lequel professe qu’il faut distinguer deux sortes de systèmes normatifs : les systèmes statiques et les systèmes dynamiques.

Systèmes dynamiques et systèmes statiques. Pour la première catégorie de systèmes, il s’agit de ceux dont les normes sont liées entre elles par leur contenu, en ce sens, nous dit Kelsen, que « leur validité peut être rapportée à une norme sous le fond de laquelle leur propre fond se laisse subsumer comme le particulier sous le général »[71]. Dans un tel système, il est question de relations de subsomption entre les normes, de sorte qu’elles se laissent déduire les unes des autres en partant de la plus générale vers la plus précise. Il peut être pris l’exemple de la règle selon laquelle les agents doivent faire preuve de bienséance lorsqu’ils vivent en collectivité. De cette norme, il peut en être déduit que l’on ne doit jamais couper la parole à ses interlocuteurs. Cette logique, qui gouverne les rapports entre les normes d’un système statique, est caractéristique des systèmes moraux. S’agissant des systèmes dynamiques, ils ont, quant à eux, pour particularité, de voir les normes qui les composent dériver les unes des autres par le jeu non pas de leur contenu, mais par une succession d’actes habilitation. Dans ce second type de système, les normes tirent leur validité de leur mode d’édiction conformément à une norme supérieure, leur contenu étant totalement indifférent. Pour Kelsen, le droit s’apparenterait à un système dynamique. Selon lui, l’ordre juridique se distinguerait des autres systèmes normatifs en raison de son mode spécifique de production des règles de conduite. Car, soutient-il, « une norme juridique n’est pas valable parce qu’elle a un certain contenu, c’est-à-dire que son contenu peut être déduit par voie de raisonnement logique d’une norme fondamentale supposée, elle est valable parce qu’elle est créée d’une certaine façon, et plus précisément, en dernière analyse, d’une façon déterminée par une norme fondamentale »[72]. En d’autres termes, pour Kelsen, le droit possèderait cette spécificité d’être un système dans lequel les normes sont créées, en vertu de l’autorité dont est revêtu leur auteur[73]. Ce serait, selon lui, ce qu’il appelle la signification objective de la norme, qui lui confèrerait sa juridicité et non sa signification subjective, laquelle se rapporte à son contenu.

La double structure du système juridique. Le raisonnement développé par Kelsen est pour le moins convaincant, à la nuance près, néanmoins, que le droit s’apparente aussi, comme le souligne Michel Troper, à un système statique[74]. Si l’on considère, comme le démontre cet auteur, que la norme, en tant que signification, ne se confond pas avec l’énoncé qui la pose – distinction que n’opère pas Kelsen – alors il doit être admis que, en plus de la signification objective que l’interprète attribuera à la norme, de par l’habilitation dont il est investi, il lui conférera également une signification subjective, son contenu ne devant, en aucune manière, entrer en contradiction avec celui des normes supérieures. Dans la mesure où dans les systèmes juridiques, les règles qui les composent tirent leur validité, tant de leur conformité formelle, que matérielle aux normes supérieures, le droit constitue à la fois un système dynamique et statique. Cela permet, dès lors, de le distinguer de tous les autres systèmes normatifs qualifiés, tantôt de statiques, tantôt de dynamiques, mais jamais les deux à la fois.

[1] H. Kelsen, op. cit. note n° 203, p. 16.

[2] Ibid., p. 14.

[3] Kelsen affirme en ce sens « dire qu’une norme se rapportant à la conduite d’êtres humains est valable, c’est affirmer qu’elle est obligatoire » (Ibid., p. 193).

[4] V. en ce sens, M. Troper, « Ross, Kelsen et la validité », Droit et société, 2 002/1, n° 50, pp. 43-57.

[5] M. Troper, Philosophie du droit, op. cit. note 253, p. 40.

[6] Pour une critique de l’existence d’une norme fondamentale, dite, en allemand, « grundnorm », V. la pensée de Hebert Hart (H. L. A. Hart, Le concept de droit, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2006, pp. 113-116) et de Norbert Bobbio (N. Bobbio, Teoria generale del diritto, Torino, 1993, p. 193). Grosso modo, pour ces auteurs, avec le postulat de la norme fondamentale, Kelsen sortirait du positivisme juridique pour embrasser la pensée jusnaturaliste. Ross qualifiera d’ailleurs Kelsen de « pseudo-positiviste » (A. Ross, « Le pseudo-positivisme de Kelsen », in C. Grzegorczyk, F. Michaut et M. troper (dir.), op. cit. note 207, p. 204 ; « Validity and the Conflict between Legal Positivism and Natural Law », Revista jurídica de Buenos Aires, IV, 1961 (46-93), p. 80.). Plus encore, P. Amselek, n’hésite pas à affirmer que « l’irréalité culmine, assurément, avec la « norme fondamentale supposée » imaginée par le maître autrichien et que je serais tenté de tenir pour la coquecigrue la plus fameuse de toute la littérature philosophico- juridique » (P. Amselek, « Une fausse idée claire : la hiérarchie des normes juridiques », Revue de la Recherche Juridique, 2007-2, p. 566. Pour une défense des idées de Kelsen, V. notamment les écrits de Michel Troper qui soutient que Kelsen ne suppose pas qu’il existe dans l’ordre juridique positif une norme fondamentale. Le penser relève, selon Michel Troper, d’une mauvaise compréhension de la thèse kelsenienne. Pour ce dernier, Kelsen « affirme simplement que nous avons absolument besoin de recourir à la fiction d’une norme fondamentale si l’on veut pouvoir considérer la Constitution comme une norme juridique » (M. Troper, « La pyramide est toujours debout », RDP, 1978, p. 1526). Kelsen ne recourait, par conséquent, nullement à une norme de nature transcendantale, comme tendent à le lui reprocher certains auteurs, pour fonder l’ordre juridique.

[7] C. Thibierge, « Le droit souple : réflexion sur les textures du droit », RTD Civ., 2003, pp. 599 et s.

[8] A. Lalande, op. cit. note 195, p. 691.

[9] Ainsi, pour Paul Orianne « le cas des règles supplétives constitue l’objection la plus répandue au caractère obligatoire de la norme juridique » (P. Orianne, Introduction au système juridique, Bruylant, Bruxelles, 1982, p. 42). D’emblée, cette thèse doit cependant être écartée. Comme le fait très justement remarquer Denys de Béchillon, les règles supplétives qui, en ce qu’elles s’appliquent en cas de volonté contraire, sont « une fausse exception […]. Tout au plus, leur entrée en scène dépend-elle de la survenance d’un évènement […]. Mais pour le reste, elles s’imposent de la même manière que les autres » (D. de Béchillon, op. cit. note 114, p. 178).

[10] Là encore, l’existence de pareille hypothèse évoquée, par exemple, par Pascale Deumier (P. Deumier, op. cit. note 197, n° 29, p. 36) doit être contestée. Si, en effet, l’on adhère à l’idée qu’une norme est une signification, alors doivent être distingués les textes légaux de leur signification normative. En d’autres termes, ce n’est pas parce qu’un texte a été adopté par le législateur ou l’autorité réglementaire, qu’il est nécessairement porteur de norme. Il le sera si, et seulement si, il se voit conférer une signification normative. Dans le cas contraire, il n’est qu’un texte parmi tant d’autres, certes hypothétiquement porteur d’une norme, mais qui, tant qu’il n’a pas été interprété par une autorité compétente, demeure inactivée. Aussi, cela n’a que peu de sens de dire d’un texte légal ou réglementaire qu’il est obligatoire. Ce qui est obligatoire, ce n’est pas le texte en lui-même, mais la norme qu’il est susceptible de véhiculer. D’où l’affirmation qu’il n’existe pas d’hypothèses où une norme ne serait pas obligatoire.

[11] F. Ost et M. Van de Kerchove, De la pyramide au réseau : pour une théorie dialectique du droit, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2010, p. 313.

[12] Pour André Lalande, par exemple, « une norme n’est pas nécessairement un commandement » (A. Lalande, op. cit. note 195). V. également J.-B. Aubry, « Prescription juridique et production juridique », RD publ., 1988. 673, not. p. 677 ; P. Amselek, « La phénoménologie et le droit », APD, T. XVII, 1972, pp. 243 et s.

[13] P. Amselek, « Norme et loi », art. cit. note 201, p. 101.

[14] C. Thibierge, « Le droit souple : réflexion sur les textures du droit », art. cit. note 301.

[15] V. en ce sens les travaux de Catherine Thibierge qui, dans le concept de « droit souple », englobe le « droit flou » (imprécis), le « droit mou » (non sanctionné) et le « droit doux » (non-obligatoire) (C. Thibierge, art. préc.). Les auteurs ont également pu parler de « flexible droit » (J. Carbonnier, Flexible droit, pour une sociologie du droit sans rigueur, LGDJ, 1969) ou de « droit à l’état gazeux » (Rapport du Conseil d’État 1991, De la sécurité juridique, La documentation française, 1992).

[16] Pour une étude approfondie du concept de soft law et ses rapports avec le droit V. notamment M. Delmas-Marty, Le flou du droit, PUF, coll. « Quadrige », 2004 ; P. Amselek, « L’évolution générale de la technique juridique dans les sociétés occidentales », Revue du Droit Public, 1982, pp. 275-294 ; J. Chevallier, « Vers un droit postmoderne », in J. Clam et G. Martin (dir.), Les transformations de la régulation juridique, LGDJ, coll. « Droit et société », Recherches et travaux, vol. 5, 1998 ; P. Deumier, Le droit spontané, Economica, 2002 ; F. Osman, « Avis, directives, codes de bonne conduite, recommandations, déontologie, éthique, etc. : réflexion sur la dégradation des sources privées du droit », RTD civ. 1995.509 ; N. Descot, « Les règles de droit civil non sanctionnées », Revue de la recherche juridique, Droit prospectif, 2008/3, pp. 1299-1321.

[17] C. Thibierge, art. préc.

[18] D. de Béchillon, Qu’est-ce qu’une règle de droit, op. cit. note 114, p. 192.

[19] Ibid.

[20] Sur la question de la distinction entre l’impératif hypothétique et l’impératif catégorique V. notamment É. Gaziaux, L’autonomie en morale : au croisement de la philosophie et de la théologie, Peeters Publishers, 1998, pp. 39-42.

[21] Rappelons-nous Kelsen lequel enseigne que la norme prend la forme : « si A est, alors B doit être ».

[22] V. infra, n° 204.

[23] V. en ce sens G. Timsit, « Pour une nouvelle définition de la norme », Dalloz, 1988, Chron., pp. 267 et s.

[24] Selon Catherine Thibierge, l’intérêt du concept de « force normative » réside, entre autres, dans le fait qu’il « permettrait de mettre en mots, en idées et en liens, de manière à la fois unifiante et complexe, des données empiriques que tous les juristes peuvent observer : les manifestations multiples de la force des normes. Non seulement des normes juridiques obligatoires et contraignantes, mais aussi des normes juridiques qui, sans être dotées d’une force juridique obligatoire ab initio, n’en sont pas moins revêtues d’une certaine force, au sens d’une capacité à fournir référence, c’est-à-dire à modeler les comportements, à réguler l’action, à guider l’interprétation des juges, à orienter la création du droit par le législateur, voire à inspirer la pensée de la doctrine et, plus largement encore, les représentations sociales du droit » (C. Thibierge (dir.) et alii, La force normative. Naissance d’un concept, LGDJ-Bruylant, 2009, pp. 817-818.

[25] C. Thibierge, art. préc.

[26] D. de Béchillon, op. cit. note 114, p. 196.

[27] De l’aveu-même de Catherine Thibierge, « les risques […] semblent nombreux et profonds : risque d’insécurité juridique et d’imprévisibilité dus aux pouvoirs accrus qu’il confère non seulement au juge mais aussi aux acteurs, à ses destinataires ; risque de remise en cause de la souveraineté étatique […], risque de privatisation de la règle de droit et d’instrumentalisation par un néolibéralisme débridé, risque de favoriser un discours auto-légitimant ; risque de dilution du droit et de perte des frontières nettes que fournissait l’ancien critère […] » (C. Thibierge, art. préc.).

[28] V. supra, n° 158-159.

[29] Une réponse du Ministère des droits des femmes a néanmoins été publiée dans le JO Sénat du 31 janvier 2013, où il est indiqué que « cette ordonnance est incompatible avec les principes d’égalité entre les femmes et les hommes qui sont inscrits dans la Constitution et les engagements européens de la France, notamment le Préambule de la Constitution de 1946, l’article 1er de la Constitution et la Convention européenne des droits de l’homme ». Cela n’est cependant qu’une simple réponse ministérielle. Bien que le contraire ait pu être affirmé dans la presse, une telle réponse ne saurait valoir abrogation du texte normatif concerné.

[30] « Ordre », in A.-J. Arnaud (dir.), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris, LGDJ, 1988, p. 416.

[31] J. Chevallier, « L’ordre juridique », in Le droit en procès, CURAPP, PU.F, 1983, Paris, p. 7. Sur la notion d’ordre juridique V. également, S. Romano, L’ordre juridique, Dalloz, 2002, 174 p. ; G. Héraud, L’Ordre juridique et le pouvoir originaire, Paris, Recueil Sirey, 1946 ; A. Levi, La société et l’ordre juridique, Octave Doin, 1911 ; J. Dabin, La philosophie de l’ordre juridique positif : spécialement dans les rapports de droit privé, Librairie du Recueil Sirey, 1929 ;

[32] Sur l’appréhension du droit comme système V. notamment, M. Troper, « Système juridique et État », APD, T. 31, 1986 ; G. Timsit, Thèmes et systèmes de droit, PUF, Les voies du droit, 1986 ; N. Luhman, « L’unité du système juridique », APD, T. 31, 1986 ; F. Ost et M. Van de Kerchove, L’ordre juridique entre ordre et désordre, Paris, PUF, 1988 ; F. Ost, « Entre ordre et désordre: le jeu du droit. Discussion du paradigme autopoiétique appliqué au droit », APD, 1986, T. 31 ; A.-J. Arnaud et Maria José Farinas Dulce, Introduction à l’analyse sociologique des systèmes juridiques, Bruylant, Bruxelles, 1998.

[33] P. Deumier, op. cit. note 197, n° 127, p. 129.

[34] H. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit. note 203, p. 32.

[35] Sur la question des conditions d’existence des systèmes normatifs V. notamment F. Ost et M. Van de Kerchove, op. préc., pp. 245 et s.

[36] V. en ce sens J. Carbonnier, Sociologie juridique, op. cit. note 255, p. 315 ; D. de Béchillon, Qu’est-ce qu’une règle de droit, op. cit. note 114, p. 259, H. L. A. Hart, op. cit. note 293, pp. 203 et s. ; G. Hegel, le droit, la morale et la politique, PUF, coll. « Grands textes », 1977 ; G. Kalinowski, Le Problème de la vérité en morale et en droit, Vitte, 1967.

[37] D. de Béchillon, op. cit. note 114, p. 3.

[38] P. Deumier, op. cit. note 197, p. 15.

[39] V. supra, n° 162 et s.

[40] Pour une étude approfondie de la relation entre le droit et la sanction V. Notamment Ph. Jestaz, « La sanction ou l’inconnue du droit », in Droit et pouvoir, T. I, La validité, Bruxelles, Story-Scientia, 1987, pp. 253 et s. ; La sanction : Colloque du 27 novembre 2003 à l’Université Jean Moulin Lyon 3, L’Harmattan, 2007 ; C.-A. Morand, « Sanction », in APD, T. 35, 1990, pp. 293-312 ; A.-J. Arnaud et alii, Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, LGDJ, 2e éd., 1993, p. 536 ; P. Roubier, Théorie générale du droit. Histoire des doctrines juridiques et philosophie des valeurs sociales, Dalloz, coll. « Bibliothèque Dalloz », 2005, n° 5, p. 32 et s. ; G. Ripert, Les forces créatrices du droit, Paris, LGDJ, coll. « Reprint », 1998, p. 77 et s ; H. Motulski, Principes d’une réalisation méthodique du droit privé, Dalloz, 2002

[41] R. von Jhering, L’évolution du droit, trad. O. de Meulenaère, Paris, Chevalier-Marescq, 1901, p. 216 cité in C.-A. Morant, art. préc., p. 295.

[42] X. Labbée, Les critères de la norme juridique, Septentrion, 1998, p. 12.

[43] H. Roland et L. Boyez, Introduction au droit, Litec, coll. « Traités », 2003, p. 31.

[44] F. Gény, Droit privé positif, T. 1, Sirey, 1913, p. 47.

[45] Ainsi le Doyen Carbonnier considérait-il le droit pénal comme le droit qui « communique la force à tout le système juridique », d’où il s’ensuit, la conception que le critère du droit serait la sanction (J. Carbonnier, Sociologie juridique, op. cit. note 255, p. 325). Dans le même ordre d’idée, pour Roubier « le caractère coercitif de la règle de droit se déduit très logiquement du fait qu’elle est une règle de discipline des intérêts à l’intérieur d’une société : elle délimite les sphères de pouvoir de chacun vis-à-vis d’autrui et la conséquence est que l’un empiète sur la sphère de pouvoir de l’autre, ce dernier doit pouvoir le repousser ». C’est la raison pour laquelle selon lui « la possibilité d’une sanction judiciaire fait partie intégrante de la règle de droit » (P. Roubier, op. préc., n° 5).

[46] Si, jusqu’à la première moitié du XXe siècle, l’idée que la sanction serait le critère de la règle de droit n’a jamais vraiment été contestée, les choses ont radicalement changées, comme le fait observer Charles-Albert Morand, après la seconde guerre mondiale (Ch.-A. Morand, art. préc., p. 296), à une période de « crise de la loi » (F. Terré, « La crise de la loi », APD, T. 25, 1980, pp. 18 et S.). C’est notamment Herbert Hart qui lança les hostilités, affirmant qu’« il existe des catégories importantes de règles de droit pour lesquelles cette analogie avec des ordres appuyés de menaces fait entièrement défaut, étant donné qu’elles remplissent une fonction sociale tout à fait différentes ». Il prend alors l’exemple du testament. Selon lui, les règles qui régissent cet acte juridique « n’imposent pas des devoirs ou des obligations. Elles procurent plutôt aux individus les moyens de réaliser leurs intentions, en leur conférant le pouvoir juridique de créer, par le biais de procédures déterminées et moyennant certaines conditions, des structures de drois et de devoirs dans les limites de l’appareil coercitif du droit » (H.L.A. Hart, op. cit. note 293, pp. 46-47). V. également en ce sens M. Virally, La pensée juridique, LGDJ, 1961, pp. 68 et s.

[47] Ch. Larroumet, Introduction à l’étude du droit privé, Economica, T. I, 2006, p. 25.

[48] Article 24 de la Constitution.

[49] Article 9 de la Constitution.

[50] D. de Béchillon, op. cit. note 114, p. 70.

[51] Sur le concept d’internormativité V. notamment, J.-G. Belley (dir.), Le droit soluble. Contributions québécoises à l’étude de l’internormativité, LGDJ, coll. « Droit et Société », Paris, 1996 ; M. Delmas-Marty, Les forces imaginantes du droit : Le relatif et l’universel, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2004 ; J. Carbonnier, Essais sur les lois, Répertoire du notariat Defrenois, 1979, pp. 251-270.

[52] N. Rouland, « Penser le droit », Droits, n° 10, Définir le droit, 1990, p. 79

[53] J. Carbonnier, Sociologie juridique, op.cit. note 255, p. 317.

[54] Pour Guy Rocher deux sens peuvent être attribués au phénomène d’internormativité. Le premier « fait référence au transfert ou passage d’une norme ou d’une règle, d’un système à un autre ». Quant au second sens il « fait référence à la dynamique des contacts entre systèmes normatifs, aux rapports de pouvoir et aux modalités d’interinfluence ou d’interaction qui peuvent être observées entre deux ou plusieurs systèmes normatifs » (G. Rocher, « Les phénomènes d’internormativité : faits et obstacles » in J.-G. Belley (dir.), op. préc., pp. 27-28). De son côté Jean Guy Belley conçoit l’internormativité « comme un phénomène de conjonction de deux normativités plutôt que de remplacement de l’une par l’autre ou d’existence séparée dans des sphères séparées » (J.-G. Belley, « Le contrat comme phénomène d’internormativité », in J.-G. Belley (dir.), op. préc., p. 196).

[55] Sur cette question de la définition du droit par sa finalité V. notamment les très denses travaux de Michel Villey, pour qui, s’appuyant sur les écrits philosophiques d’Aristote, la définition du droit est étroitement liée à sa finalité laquelle ne serait autre que la justice. Cet auteur part du constat suivant : « rien de plus banal que d’assigner au métier du droit pour fin la justice » (M. Villey, Philosophie du droit. Définitions et fins du droit. Les moyens du droit, Dalloz, coll. « Bibliothèque Dalloz, 2001, pp. 39 et s).

[56] N. Rouland, Aux confins du droit, Odile Jacob, coll. « Histoire et document », 1991, p. 138.

[57] P. Amselek, « Le droit technique de direction publique des conduites humaines », Droits, n° 10-1, Définir le droit, 1990, p. 7.

[58] J. Ghestin et G. Goubeaux, Traité de droit civil. Introduction générale. LGDJ, 1977, n° 30, p. 22

[59] Ch. Larroumet, op. préc., pp. 29-30.

[60] S. Romano, L’ordre juridique, Dalloz, 2002, P. VII

[61] J. Chevalier, « L’ordre juridique », in Le droit en procès, PUF, CURAPP, 1984, p. 35.

[62] N. Rouland, op. préc., p. 39

[63] F. Hayek, Droit, législation et liberté, op. cit. note 129, p. 187

[64] Ibid., p. 190-191.

[65] V. supra, n° 167-168.

[66] J. Carbonnier, « Il y a plus d’une définition dans la maison du droit », Droits, n° 11, Définir le droit, 1990, p. 7.

[67] Ibid.

[68] H. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit. note 203, p. 18.

[69] Loi n° 2013-404 du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, JORF n° 0114 du 18 mai 2013 p. 8253.

[70] N. Bobbio, Teoria dell’ordinamento giuridico, torino, Giappichelli, 1960, §54, cité in C. Leben, « Ordre juridique », in Dictionnaire de la culture juridique, éd. PUF, p. 1115.

[71] H. Kelsen, op. cit. note 203, p. 195.

[72] Ibid., p. 197.

[73] Pour une conception radicalement différente du concept d’ordre juridique V. notamment Romano Santi pour qui, non seulement au sein d’un même État coexisteraient une multitude d’ordres juridiques, mais surtout, leur création tiendrait à la seule exigence de formation d’un corps social dans lequel existeraient des rapports de pouvoir entre les agents (S. Romano, op. préc., pp. 25 et s.).

[74] M. Troper, Pour une théorie juridique de l’État, op. cit. note 214, p. 173-176.

Qu’est-ce qu’une norme?

Une norme est tout à la fois à l’expression d’une signification (I) et l’expression d’une conjugaison (II).

I) L’expression d’une signification

Un instrument de mesure. Du latin, norma, équerre, règle, la norme est un instrument de mesure[1]. Elle est destinée à servir de référence, d’étalon[2], pour « tracer des lignes »[3]. Pour s’assurer que les traits qu’il trace forment un angle droit, le charpentier aura nécessairement besoin de s’appuyer sur un modèle[4]. C’est la fonction de l’équerre (la norma). L’opération qui consiste à manipuler une norme peut donc s’assimiler en l’action de mesurer, peser, juger. Il s’agit de confronter l’objet à évaluer avec l’instrument de mesure qu’est la règle. De cette confrontation naît une relation de conformité ou de non-conformité[5]. En somme, comme le précise Pascale Deumier, « la règle […] est l’instrument qui sert à aligner les comportements autour du modèle qu’elle fixe »[6]. Toutefois, à ne pas se tromper, la relation entre une norme et l’objet qu’elle évalue ne saurait être le fruit de n’importe quelle mesure. Elle ne peut porter que sur l’ordre dans lequel s’insèrent les choses, sur leur mouvement et non sur leur état, leur essence[7]. Pour Paul Amselek, les normes doivent être appréhendées comme des instruments qui donnent la mesure du « déroulement du cours des choses »[8]. Par « cours des choses », il faut entendre un fait, un évènement, au sens de ce qui se produit, ce qui arrive. Ainsi, est-il fait appel à une règle, chaque fois qu’il est besoin de juger la conduite d’un être humain[9] ou encore, d’apprécier un phénomène naturel. Peu importe que les modèles auxquels il est recouru pour effectuer ces mesures soient de différentes natures[10].

Une signification. Comme le souligne Dénys de Béchillon, « une norme ne se voit pas, elle se comprend»[11]. Pour qu’un commandement parvienne à un agent, il est absolument nécessaire, poursuit cet auteur, que l’agent visé en prenne connaissance. Or cela suppose de transmettre ce commandement par le biais d’un contenu comme des mots, phrases ou signes et d’insérer ce contenu dans un contenant, qui pourra prendre la forme d’une loi, d’un décret ou bien encore d’un arrêté. Il apparaît que ce n’est ni dans le contenant ni dans le contenu du message communiqué à l’agent que réside le commandement, mais dans la signification-même dudit message. C’est la raison pour laquelle, il doit être admis que « la norme est une signification, pas une chose »[12]. À ce titre, contrairement à ce que l’on peut être tenté de se représenter, elle se distingue de son énoncé. Une question alors se pose : par quoi, en dehors de l’énoncé, la signification que constitue la norme peut-elle être véhiculée ? La réponse est simple : il s’agit de tout ce qui est susceptible de faire l’objet d’une interprétation.

Le fruit d’une interprétation. Selon Michel Troper, l’interprétation, qui se définit comme l’« opération par laquelle une signification est attribuée à quelque chose », peut tout autant porter sur « un objet matériel » que sur « un énoncé »[13]. Plus généralement, l’interprétation peut avoir pour objet tout ce qui est perceptible par l’entendement humain. Et si, spontanément, l’on est tenté de voir les significations auxquelles on confère la qualité de norme, comme le produit d’actes d’interprétation ne portant que sur des énoncés, en réalité, cela est loin d’être toujours le cas. Dans les sociétés primitives, par exemple, les anthropologues ont montré que les règles qui régissent la conduite de leurs membres se confondaient avec une volonté divine. Or cette volonté divine est, toujours, le produit de l’interprétation de mythes et de croyances, le tout entremêlé de phénomènes naturels. De la même façon, les règles coutumières ne sont pas, pour l’essentiel, enfermées dans des énoncés. Elles s’apparentent, encore aujourd’hui, à des significations que l’on attribue à des pratiques répétées dans le temps. Tout ce qui est susceptible d’avoir du sens pour l’être humain peut donc être porteur de normes.

II) L’expression d’une conjugaison

« Être » et « devoir être ». Pour accéder au statut de norme, nombreux sont encore les obstacles à franchir. Pourquoi ? Parce que le terme de norme est utilisé pour désigner des réalités aussi différentes que peuvent l’être, par exemple, une huitre ou la théorie de la relativité générale. Schématiquement, les auteurs s’accordent à dire que les normes peuvent être regroupées en deux familles. Doivent être distinguées les normes à fonction descriptives, des normes à fonction prescriptive. Cette division[14] a, de tout temps, été envisagée par les grands penseurs[15]. Kelsen y fait référence lorsqu’il oppose le sein au sollen[16]. En différenciant le droit et la science du droit, Michel Troper s’y reporte également[17]. De la même manière, Paul Amselek s’appuie sur elle quand il distingue les normes directives, des normes scientifiques[18]. Celle-ci apparaît encore, lorsqu’est évoquée la dichotomie entre le fait et le droit[19] ou les sciences de la nature et les sciences sociales[20]. Malgré la différence de vocable et de formulation, toutes ces divisions renvoient à la même idée : les normes doivent être appréhendées différemment selon qu’elles relèvent de l’« être » ou du « devoir-être ». Il y a, selon le doyen Carbonnier, un « abîme infranchissable entre ces deux univers »[21]. Alors que les règles qui appartiennent à la famille de l’« être » se conjuguent à l’indicatif, celles qui font partie de la famille du « devoir-être » se conjuguent à l’impératif[22]. Et comme a pu le souligner le mathématicien Henri Poincaré : « un million d’indicatifs ne feront jamais un impératif »[23].

Le monde du « devoir être ». Les règles qui peuplent le monde du « devoir être » consistent dans le fait que quelque chose doit être (sollen). Selon Kelsen, « si A est, B doit être »[24]. A priori, les normes qui empruntent cette forme sont marquées du sceau de l’obligation. Par leur édiction est décrit un devoir – si infime soit-il – qui s’impose à son destinataire. Ces normes répondent à une structure bien particulière. Cette structure est gouvernée par un principe que Kelsen nomme l’imputation[25]. Les normes qui appartiennent au monde du devoir-être se décomposent nécessairement en deux éléments : le présupposé et la conséquence[26]. Plus précisément, ces règles consistent en l’énoncé d’une hypothèse (le présupposé) à laquelle sont attachés certains effets (la conséquence). L’imputation est le lien logique unissant les deux, de sorte que, si les conditions décrites dans le présupposé se réalisent, les conséquences définies par l’auteur de la norme doivent avoir lieu. Pour illustrer notre propos, prenons l’exemple du vol. Cet acte est unanimement réprouvé par les peuples, du moins, par ceux attachés au droit de propriété. En soi, aucune règle ne peut empêcher les agents de voler. L’adoption de cette conduite dépend, pour une large part, de la volonté du voleur[27]. La règle ne saurait agir sur lui, semblablement au marionnettiste qui, par l’action des fils de son fantoche, contrôle ses moindres faits et gestes. Ce que, en revanche, peut faire une norme, c’est adjoindre à ce présupposé, que constitue l’acte de voler, une conséquence comme la condamnation du délinquant, laquelle exprimera tout à la fois la désapprobation et la réponse sociale à cet acte malveillant[28]. Dans le cadre du devoir-être, la relation instituée par la norme entre le présupposé et la conséquence peut se traduire par la formule utilisée par Kelsen selon laquelle : « si A est, B doit être [ce qui] n’implique nullement que B sera réellement chaque fois que A sera »[29]. Il s’ensuit que, les règles qui relèvent du devoir-être, peuvent être, soit respectées, soit violées. Plus exactement, « pour qu’il s’agisse véritablement d’une norme [relevant du devoir-être], il faut qu’existe la possibilité d’une conduite non conforme »[30]. La réalisation des conditions posées par le présupposé n’entraîne pas nécessairement que l’auteur de la transgression soit frappé par les conséquences que prévoit la règle, à savoir, dans le cas du vol, d’une condamnation pénale. Il n’y a pas de relation de causalité entre le présupposé et la conséquence. C’est là, toute la différence avec les normes qui appartiennent au monde de l’être.

Le monde de l’« être ». Contrairement aux règles qui relèvent du devoir-être, ces dernières consistent dans le fait que quelque chose est. En d’autres termes, « si A est, B est »[31]. Cette forme, qu’endossent les normes de l’être, fait d’elles l’exact opposé des normes qui se conjuguent à l’impératif. Elles ne véhiculent aucune forme d’obligation. Ces normes ne font que décrire un « état certain, possible ou probable, dans lequel seront une chose, une situation ou un évènement si telles conditions sont remplies »[32]. Éclairons-nous d’un exemple. Lorsque la pomme se décroche de l’arbre, elle tombe. Bien qu’elle soit mûre ou qu’une bourrasque ait secoué la branche sur laquelle elle était accrochée, la pomme n’avait aucune obligation de tomber. Elle est venue heurter le sol sans qu’elle ait fait l’objet d’un quelconque ordre. Si la pomme est tombée, c’est parce que plus aucune force contraire – celle de la branche de l’arbre – ne s’opposait à ce que s’exerce sur elle la loi de la gravitation. Cette norme, qu’est la loi de Newton, ne commande pas à la pomme de tomber, elle décrit simplement le pourquoi de sa chute, soit le phénomène d’attraction de la terre sur tout corps positionné jusqu’à une certaine distance de sa surface. Comme l’a démontré Kelsen, au même titre que les normes qui relèvent du devoir-être, les normes qui appartiennent au monde de l’être, sont structurées de telle façon qu’elles « lient l’un à l’autre deux éléments »[33]. Ce lien dont il est question a, cependant, nous dit-il, « une signification radicalement différente »[34], selon que la norme qui l’énonce se conjugue à l’impératif, ou selon qu’elle se conjugue à l’indicatif. Dans le premier cas, il s’agira, nous l’avons vu, d’un lien d’imputation entre un présupposé et une conséquence. Dans le second, ce lien sera de nature causale, c’est-à-dire, qu’il unit une cause à son effet. Telle est la finalité des normes de l’« être » : décrire la causalité du mouvement des choses, leur survenance, l’ordre de leur déroulement. Si la pomme se décroche de l’arbre, elle tombe nécessairement. Ce phénomène est systématique et se répètera autant de fois que la branche de l’arbre ne sera plus en mesure supporter le poids de la pomme.

Lois de la nature et lois humaines. Il en résulte que les règles qui appartiennent au monde de l’être sont vraies ou fausses, mais, en aucune manière, ne peuvent être transgressées[35]. La pomme ne saurait violer la loi de la gravitation[36]. S’il s’avérait qu’elle ne tombait pas, cela signifierait simplement que le principe posé par Newton est faux. Il faudrait, par conséquent, que les scientifiques s’attellent à en élaborer un nouveau « à partir de l’observation du réel »[37]. C’est là, la marque des normes de l’être. Leur édiction ne procède jamais d’un acte de volonté ; elle repose toujours sur l’observation du cours des choses. D’aucuns en déduisent, qu’elles ne peuvent être que des lois de la nature[38]. Pour Kelsen, « la différence essentielle entre le principe de causalité et le principe d’imputation normative réside en ceci que la relation des évènements, dans le cas de la causalité, est indépendante d’un acte humain ou d’une volonté surhumaine tandis que le lien, dans les cas d’imputation, est issu d’un acte de volonté humaine […] »[39]. Autrement dit, si les normes sous-tendues par le couple cause-effet doivent être rangées parmi les lois naturelles, celles qui empruntent la structure présupposé-conséquence, sont des lois humaines. Alors que « la Nature […] sait seulement fabriquer de l’être »[40], l’Homme ne peut, quant à lui, produire que du « devoir-être »[41].

[1] Il peut être souligné que le mot norme est synonyme du terme règle. Ce dernier vient du latin regula qui, comme le nom commun norma signifie équerre. C’est pourquoi, nous emploierons indistinctement les deux mots. Toutefois, certains auteurs préfèrent les distinguer. Ainsi pour André Lalande, par exemple, « l’association entre norme et règle peut conduire à une véritable substitution d’un terme par l’autre dans l’ancienne ethnologie juridique qui reste dépendante de la dogmatique juridique » (A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, coll. « Quadrige », 1997, p. 270).

[2] V. en ce sens D. de Béchillon, op. cit. note 114, pp. 171 et s.

[3] P. Deumier, Introduction générale au droit, LGDJ, coll. « Manuel », 2011, p. 19.

[4] Le terme modèle vient du latin modus, mot qui signifie mesure.

[5] Cela n’est pas tout. De cette confrontation, naît également une valeur juridique, morale ou religieuse, selon la nature de la règle. Comme le souligne John Aglo, « en ce sens, la norme devient un moyen d’expression de la valeur d’un fait un d’un acte […]. Néanmoins, les jugements de valeur sont à distinguer des normes qui fondent les valeurs » (J. Aglo, Norme et Symbole : Les fondements philosophiques de l’obligation, L’Harmattan, 1998, p. 289).

[6] P. Deumier, op. préc., p. 19

[7] Comme le souligne le Professeur Amselek, « les normes mesurent la survenance au monde de choses, leur émergence, leur apparition, leur production dans le flux événementiel » de sorte qu’« elles s’opposent à une autre variété d’étalons psychique, les concepts, lesquels sont des modèles psychiques à contenu constitutionnel ou structurel ». Autrement dit, deux sortes de modèles doivent être distinguées. La première permet de juger de l’essence d’une chose en ce que cette chose peut être ou non identifiée comme telle selon la représentation que l’on s’en fait. Ce sont les idées abstraites. La seconde consiste quant à elle mesurer non pas l’état mais l’ordre dans lequel s’insèrent les choses, leur déroulement, leur mouvement (P. Amselek, « Norme et loi », in APD, vol. 25, 1980, p. 95).

[8] Ibid., p. 94.

[9] Pour la majorité des auteurs le modèle que pose la norme par excellence est une conduite. Ainsi pour François Gény les normes sont des « règles de conduite sociale » (F. Gény, La notion de droit en France, APDSJ, 1931, p. 16). Pour Kelsen, « le mot norme exprime l’idée que quelque chose doit être ou se produire, en particulier qu’un homme doit se conduire d’une certaine façon » (H. Kelsen, Théorie pure du droit, LGDJ, coll. « La pensée juridique », 1999, p. 13). Pour une critique de cette idée V. A. Jeammaud, « La règle de droit comme modèle », Dalloz., 1990, Chron., pp. 199 et s.

[10] Ainsi, Paul Amselek considère-t-il que les normes peuvent être d’une très grande variété. Pour cet auteur « toutes les normes ou règles constituent […] – quelles que soient les différences profondes qui peuvent séparer par ailleurs une catégorie de règles d’une autre – des modèles de trames événementielles, des modèles du surgissement de choses dans le flux événementiel, dans le cours de l’histoire : ainsi les règles de jeux donnent la mesure du développement de la partie, de ses péripéties […]. D’une espèce tout à fait différente, élaborées d’une manière tout à fait différente et remplissant une fonction tout à fait différente, les règles (ou lois) scientifiques donnent aussi la mesure du déroulement de faits naturels ou humains […] » (P. Amselek, art. préc., pp. 94-95).

[11] D. de Béchillon, op. cit. note 114, p. 166.

[12] Ibid., p. 167.

[13] M. Troper, « Interprétation », in Dictionnaire de la culture juridique, PUF, coll. « Quadrige », 2003, p. 843. V. également sur cette notion M. Troper, « Une théorie réaliste de l’interprétation », in La théorie du droit, le droit, l’État, PUF, coll. « Leviathan », 2001, p. 68 et s. ; M. Troper, « Le problème de l’interprétation et la théorie de la supra-légalité constitutionnelle », Mélanges Einsenmann, Cujas, 1975, p. 143 ; M. Troper, « Le positivisme comme théorie du droit », in C. Grzegorczyk, F. Michaut et M. Troper, le positivisme juridique, LGDJ, coll. « La pensée juridique moderne », 1993, p. 273 et s. ; Amselek (dir.) et alii, Interprétation et droit, Bruylant, 1995, 248 p.

[14] Vincenzo Ferrari parle de « Grande division » (V. Ferrari, « Réflexions relativistes sur le Droit », in Regards sur la complexité sociale et l’ordre légal à la fin du XXe siècle, Bruylant, 1997, p. 36).

[15] On pense notamment à Kant, Saint-Thomas d’Aquin, Aristote ou bien encore, parmi les juristes, à Kelsen, Roubier, ou Josserand.

[16] Pour Kelsen, « la différence entre Sein et Sollen, « être » et « devoir être » […] est donnée à notre conscience immédiate. Personne ne peut nier que l’assertion que ceci ou cela « est » – c’est l’assertion qui décrit un fait positif – est essentiellement différente de la proposition que quelque chose « doit être » – c’est l’assertion qui décrit une norme ; et personne ne peut nier que, du fait que quelque chose est, il ne peut suivre que quelque chose doive être, non plus qu’inversement de ce quelque chose doit être, il ne peut pas suivre que quelque chose est » (H. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit. note 203, p. 14).

[17] M. Troper, La philosophie du droit, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2003, p. 27.

[18] P. Amselek, art. cit. note 201, p. 96. Pour Paul Amselek « toutes les règles ou normes […] ne sont pas exclusivement des règles de conduite ou normes éthiques : il suffit de penser aux « lois » scientifiques » (P. Amselek, « Le droit, technique de direction publique des conduites humaines », Droits, 1989-10, pp. 7-10).

[19]V. en ce sens J. Carbonnier, Sociologie juridique, PUF, coll. « Quadrige Manuels, 2004, p. 286. V. également D. de Béchillon op. cit. note 114, pp. 232-233.

[20] Cette distinction est évoquée notamment par Kelsen qui avance qu’« en posant que le droit est norme […] et en limitant la science du droit à la connaissance et description de normes juridiques et des relations fondées par ces normes entre des faits qu’elles règlent, on trace la frontière qui sépare le droit de la nature, et la science du droit, en tant que science normative, de toutes les autres sciences qui visent à la connaissance de relations causales entre processus réels, ou, de fait. Ainsi, et ainsi seulement obtient-on un critérium sûr permettant de séparer sans équivoque société et nature, sciences sociales et de sciences de la nature » (H. Kelsen, op. cit. note 203., p. 83).

[21]Cet auteur parle également d’« antithèse absolue entre l’être et le devoir-être ». J. Carbonnier, op. cit. note 225, p. 286.

[22] Kelsen exprime cette idée en affirmant qu’un sein ne peut pas être confondu avec un sollen et inversement. H. Kelsen, op. cit. note 203, p. 14.

[23]Cité in N. Ar Poulantzas, Nature des choses et droit : essai sur la dialectique du fait et de la valeur, LGDJ, 1965, p. 294.

[24] H. Kelsen, op. cit. note 203, p. 85.

[25] Ibid.

[26] Ph. Jestaz, Le droit, Dalloz, coll. « Connaissance du droit », 2011, p. 18.

[27] Encore faut-il que cette volonté ne soit pas altérée, et que l’infraction puisse matériellement être commise. V. par ailleurs en ce sens Laurence Boy pour qui « dans la mesure où [les hommes] sont doués de volonté, les normes sont naturellement transgressables » (L. Boy, « Normes », RIDE, 1998, 115).

[28] On peut noter que la sanction à laquelle risque d’être condamnée le voleur ne constitue en aucune manière la conséquence que l’on impute au présupposé. Cette sanction a seulement pour finalité d’inciter les agents à observation de la règle.

[29] H. Kelsen, op. cit. 203, p. 85.

[30] Ibid., p. 17

[31] Ibid., pp. 14 et s.

[32] D. de Béchillon, op. cit. note 114, p. 189.

[33] H. Kelsen, op. cit. note 203, p. 85.

[34] Ibid.

[35] Pour Dénys de Béchillon, il convient cependant de nuancer cette affirmation. Selon cet auteur « la possibilité d’une conduite non conforme existe aussi dans le monde des sciences – toutes choses égales par ailleurs. Elle prend simplement une autre forme, et porte surtout des effets différents. Grosso modo, la violation d’une norme juridique s’opère sur le mode de la transgression, alors qu’une loi scientifique s’expose, lorsqu’elle n’est pas respectée à une réfutation, totale ou partielle. Violée, une norme juridique conserve normalement sa validité (c’est-à-dire son plein caractère de norme juridique), alors que la loi scientifique perd en principe la sienne (c’est-à-dire sa qualité descriptive, explicative ou prédictive). » (D. de Béchillon, op. cit. note 114, p. 188).

[36] Ainsi pour Franck Violet « le plus puissant des hommes ne peut aller à l’encontre de la plus simple des règles naturelles » (F. Violet, Articulation entre la norme technique et la règle de droit, PU Aix-Marseille, 2003, p. 32).

[37] P. Amselek, art. cit. note 201, p. 98.

[38] Les auteurs assimilent en ce sens les normes qui relèvent de l’être aux lois de la nature. Ainsi, pour Paul Amselek, en dehors des normes du devoir-être « toutes les autres sont les […] lois de la nature ». P. Amselek, art. cit. note 201, p. 97. V. également, P. Amselek, « Lois juridiques et lois scientifiques », Droits, 1987, n° 6, p. 131. Dans le droit fil de cette pensée, Kelsen oppose les « lois naturelles » aux normes qui relèvent du devoir-être (H. Kelsen, op. cit. note 203, p. 85).

[39] H. Kelsen, « Qu’est-ce que la théorie pure du droit ? », Droit & Société, 1992, p. 553.

[40] D. de Béchillon, op. cit. note n° 114, p. 196. Cet auteur poursuit en avançant que « ces prétendues lois de la Nature sont des constructions purement humaines et largement fantasmatiques au travers desquelles nous prêtons des aptitudes normatives à une Nature qui n’en possède pas » (D. de Béchillon, op. cit. note n° 114, p. 198).

[41] Soutenir le contraire reviendrait à assimiler l’homme à un dieu, ce qu’il n’est pas, bien évidemment. Au mieux, l’homme a le pouvoir d’interférer dans le déroulement du cours des choses. Il peut chercher à déjouer les effets de la loi de la causalité. Il ne peut cependant, ni la neutraliser, ni la modifier. La gravitation exercera toujours une force sur la pomme. Il s’ensuit qu’elle tombera, arrivée à maturité, inéluctablement de l’arbre, sans que la plus grande volonté humaine ne puisse rien y changer.

La notion d’obligation

I) Définition de l’obligation

A) Absence de définition dans le Code civil

Le Code civil ne définit pas la notion d’obligation alors qu’elle y est omniprésente.

Il se limite à donner une définition du contrat. Aux termes de l’article 1101 C. civ. le contrat est « la convention par laquelle une ou plusieurs personnes s’obligent, envers une ou plusieurs autres, à donner, à faire ou à ne pas faire quelque chose ».

Le nouvel article 1101 C. civ. définit le contrat comme « un accord de volontés entre deux ou plusieurs personnes destiné à créer, modifier, transmettre ou éteindre des obligations ».

Le contrat ne se confond pas avec l’obligation, laquelle n’est autre qu’un effet du contrat.

Le contrat est, en ce sens, créateur d’obligations.

Il n’en est cependant pas la seule source : la loi, les délits, les quasi-délits sont également générateurs d’obligations.

Quant à l’ordonnance du n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, elle se contente :

  • D’énumérer les sources d’obligations (art. 1100 C. civ.)
  • De donner une définition :
    • Des faits juridiques (art. 1101C. civ.)
    • Des actes juridiques (art. 1102C. civ.)

Cela est cependant très insuffisant pour esquisser une définition de la notion d’obligation.

C’est donc vers doctrine qu’il convient de se tourner.

B) Définition doctrinale

Classiquement, l’obligation se définit comme le lien de droit entre deux personnes en vertu duquel, l’une d’elle, le créancier, peut exiger de l’autre, le débiteur, de donner, faire ou ne pas faire quelque chose.

Quatre éléments ressortent de cette définition :

1. Un lien

L’obligation s’apparente à un lien, en ce sens que :

    • D’une part, elle unit, elle met en relation, elle crée un rapport entre deux personnes
    • D’autre part, elle comporte, de part et d’autre de ses extrémités, deux versants :
      • La créance dont est titulaire le créancier d’un côté
      • La dette à laquelle est tenu le débiteur de l’autre côté

Schématiquement, ces deux versants constituent les deux faces d’une même pièce.

L’obligation se distingue en cela des choses et des biens, lesquels n’ont nullement vocation à contraindre, mais seulement à être appropriés.

Bien qu’évaluable en argent, l’obligation ne peut donc pas faire l’objet d’un droit de propriété.

L’obligation constitue, certes, un élément du patrimoine (rangée à l’actif du créancier et au passif du débiteur) au même titre que les biens, mais elle ne se confond pas avec eux.

Il en résulte que l’obligation ne se possède pas.

On peut seulement en être titulaire :

  • Soit en qualité de créancier
  • Soit en qualité de débiteur

Pour résumer :

  • Le droit de propriété ne peut s’exercer que sur une chose.
  • Le droit de créance s’exerce, quant à lui, contre une personne.

Droit de créance et droit de propriété n’ont donc pas le même objet.

2. Un lien de droit

L’obligation s’apparente à lien de droit, par opposition à un lien affectif ou amical, lesquels relèvent du pur fait.

Le lien de droit se distingue des autres rapports humains, en ce que lors de sa création il produit des effets juridiques

Ces effets juridiques sont :

  • Tantôt actifs, lorsqu’ils confèrent un droit subjectif : on parle de créance
  • Tantôt passifs, lorsqu’ils exigent l’exécution d’une prestation : on parle de dette

3. Un lien de droit entre deux personnes

a. Lien entre les personnes et les choses et liens entres les personnes entre elles

Le rapport d’obligation est un lien, non pas entre une personne et une chose – comme c’est le cas en matière de propriété – mais entre deux personnes.

Pour exemple :

Lors de la conclusion d’un contrat de bail un lien se noue, non pas entre le locataire et la chose louée, mais entre le locataire et le bailleur.

Il existe donc un intermédiaire entre le locataire et la chose louée : le bailleur.

Il en va de même lors de la conclusion d’un contrat de vente : le vendeur s’interpose entre l’acheteur et la chose vendue.

Ainsi, est-ce seulement l’exercice du droit personnel dont est titulaire l’acheteur contre le vendeur qui va opérer le transfert de propriété de la chose

L’acheteur ne pourra exercer un droit réel sur ladite chose que parce que le contrat de vente aura été valablement conclu

Parce que le lien d’obligation se crée nécessairement entre deux personnes, on dit que le créancier d’une obligation est titulaire d’un droit personnel contre le débiteur, par opposition au droit réel exercé par le propriétaire sur son bien.

b. Droits personnels / Droits réels

Les droits patrimoniaux sont les droits subjectifs appréciables en argent. Ils possèdent une valeur pécuniaire. Ils sont, en conséquence, disponibles, ce qui signifie qu’ils peuvent faire notamment l’objet d’opérations translatives.

Les droits patrimoniaux forment le patrimoine de leur titulaire

Ce patrimoine rassemble deux composantes qui constituent les deux faces d’une même pièce :

  • Un actif
  • Un passif

Les droits patrimoniaux se scindent en deux catégories :

  • Les droits réels (le droit de propriété est l’archétype du droit réel)
  • Les droits personnels (le droit de créance : obligation de donner, faire ou ne pas faire)

Ainsi, les droits réels et les droits personnels ont pour point commun d’être des droits patrimoniaux et donc d’être appréciables en argent.

b.1 Points communs

  • Des droits subjectifs, soit des prérogatives reconnues aux sujets de droit dont l’atteinte peut être sanctionnée en justice.
  • Des droits patrimoniaux, soit des droits subjectifs évaluables en argent, par opposition aux droits extrapatrimoniaux dont l’exercice est autre que la satisfaction d’un intérêt pécuniaire (nationalité, filiation, état des personnes etc.).

b. 2 Différences

==>Objet du droit

  • Le droit réel s’exerce sur une chose (« réel » vient du latin « res » : la chose)
    • L’étude des droits réels relève du droit des biens
  • Le droit personnel s’exerce contre une personne (« personnel » vient du latin « persona » : la personne)
    • L’étude des droits personnels relève du droit des obligations

Illustration : un locataire et un propriétaire habitent la même maison

  • Le propriétaire exerce un droit direct sur l’immeuble : il peut en user, en abuser et en percevoir les fruits (les loyers)
  • Le locataire exerce un droit personnel, non pas sur la chose, mais contre le bailleur : il peut exiger de lui, qu’il lui assure la jouissance paisible de l’immeuble loué

==>Contenu du droit

  • Les parties à un contrat peuvent créer des droits personnels en dehors de ceux déjà prévus par le législateur, pourvu qu’ils ne portent pas atteinte à l’ordre public et aux bonnes mœurs (art. 6 et 1102, al. 2 C. civ).
    • En matière de création de droits personnels règne ainsi le principe de la liberté contractuelle (art. 1102, al. 1 C. civ.)
  • La création de droits réels relève de la compétence du seul législateur, contrairement aux droits personnels
    • Autrement dit, la loi peut seule déterminer l’étendue des pouvoirs que détient une personne sur une chose.
    • Les droits réels sont donc en nombre limité

==>Portée du droit

Les droits réels sont absolus en ce sens qu’ils peuvent être invoqués par leur titulaire à l’égard de toute autre personne

Les droits personnels sont relatifs, en ce sens qu’ils ne créent un rapport qu’entre le créancier et le débiteur.

Certains auteurs soutiennent que la distinction entre droits réels et droits personnels tiendrait à leur opposabilité.

  • Les droits réels seraient opposables erga omnes
  • Les droits personnels ne seraient opposables qu’au seul débiteur

Bien que séduisante en apparence, cette analyse est en réalité erronée. Il ne faut pas confondre l’opposabilité et l’effet relatif :

  • Tant les droits personnels que les droits réels sont opposables au tiers, en ce sens que le titulaire du droit est fondé à exiger des tiers qu’ils ne portent pas atteinte à son droit
  • Le droit personnel n’a, en revanche, qu’une portée relative, en ce sens que son titulaire, le créancier, ne peut exiger que du seul débiteur l’exécution de la prestation qui lui est due.

==>Nature du droit

Le droit réel est toujours un droit actif, en ce sens qu’il n’a jamais pour effet de constituer une dette dans le patrimoine de son titulaire

Le droit personnel est tantôt actif (lorsqu’il est exercé par le créancier contre le débiteur : la créance), tantôt passif (lorsqu’il commande au débiteur d’exécuter une prestation : la dette)

==>Vigueur du droit

  • L’exercice d’un droit réel est garanti par le bénéfice de son titulaire d’un droit de suite et de préférence
    • Droit de suite : le titulaire d’un droit réel pourra revendiquer la propriété de son bien en quelque main qu’il se trouve
    • Droit de préférence : le titulaire d’un droit réel sera toujours préféré aux autres créanciers dans l’hypothèse où le bien convoité est détenu par le débiteur.
  • L’exécution du droit personnel dépend de la solvabilité du débiteur
    • Le créancier ne jouit que d’un droit de gage général sur le patrimoine du débiteur (art. 1285 C. civ)
    • Il n’exerce aucun pouvoir sur un bien en particulier, sauf à être bénéficiaire d’une sûreté réelle

==>La transmission du droit

La transmission de droits réels s’opère sans qu’il soit besoin d’accomplir de formalités particulières, exception faite de la vente de la transmission d’un bien immobilier

La transmission de droits personnels suppose de satisfaire répondre aux exigences de la cession de créance, conformément aux articles 1321 et s. C. civ.

4. Un lien de droit entre deux personnes en vertu duquel le créancier peut exiger du débiteur, de donner, faire ou ne pas faire quelque chose

Le droit de créance ne confère pas à son titulaire un pouvoir direct sur une chose, mais seulement la faculté d’exiger d’une personne, le débiteur de l’obligation, de donner, faire ou ne pas faire quelque chose.

C’est là, toute la différence avec le droit réel.

En somme, tandis que le droit de créance est le droit obtenir une certaine prestation de la part d’une personne, le droit réel s’apparente à la faculté d’user, de disposer et de tirer les fruits de la chose, objet du droit de propriété.

II) Les sources d’obligations

==>Actes juridiques et faits juridiques

Schématiquement, l’univers juridique se compose de deux domaines bien distincts :

  • Les actes juridiques
  • Les faits juridiques

Antérieurement à l’ordonnance du 10 février 2016 le Code civil ne définissait pas ces deux notions.

Dorénavant, les actes et les faits juridiques sont respectivement définis aux articles 1100-1 et 1100-2 du Code civil :

  • L’article 1100-1 C.civ définit les actes juridiques comme « des manifestations de volonté destinées à produire des effets de droit ».
  • L’article 1100-2 C. civ définit les faits juridiques comme « des agissements ou des événements auxquels la loi attache des effets de droit ».

==>Intérêt de la distinction

L’intérêt de la distinction entre les actes et les faits juridiques est triple :

  • L’étendue des effets des faits juridiques est strictement délimitée par la loi, alors que les effets des actes juridiques sont déterminés par les parties à l’acte, la seule limite étant la contrariété à l’ordre public et aux bonnes mœurs (art. 6 C. civ.)
  • Tandis que la preuve des actes juridiques suppose la production d’un écrit (art. 1359 C. civ.), la preuve des faits juridiques est libre (art. 1358 C. civ.)
  • Le Code civil appréhende les différentes sources d’obligations autour de la distinction entre les faits et les actes juridiques, lesquels sont précisément les deux grandes catégories de sources d’obligations avec la loi.

Classiquement on dénombre cinq sources d’obligations, auxquelles il faut en ajouter une sixième, l’engagement unilatéral, qui fait débat :

A) Le contrat

==>Définition

Aux termes de l’article 1101 C. civ « le contrat est un accord de volontés entre deux ou plusieurs personnes destiné à créer, modifier, transmettre ou éteindre des obligations »

Ainsi, les obligations contractuelles sont celles qui naissent d’un acte juridique, soit de la manifestation de volontés en vue de produire des effets de droit.

==>Prépondérances des obligations contractuelles

Le contrat est, sans aucun doute, la principale source d’obligations, à tout le moins, dans le Code civil ; elle y occupe une place centrale.

La raison en est l’influence – partielle – de la théorie de l’autonomie de la volonté sur les rédacteurs du Code civil qui se sont notamment inspirés des réflexions amorcées par Grotius, Rousseau et Kant sur la liberté individuelle et le pouvoir de la volonté.

==>Théorie de l’autonomie de la volonté

Selon cette théorie, l’homme étant libre par nature, il ne peut s’obliger que par sa propre volonté.

Il en résulte, selon les tenants de cette théorie, que seule la volonté est susceptible de créer des obligations et d’en déterminer le contenu.

D’où la grande place faite au contrat dans le Code civil.

B) Le quasi-contrat

==>Définition

Les quasi-contrats sont définis à l’article 1300 C. civ (ancien art 1371 C. civ.) comme « des faits purement volontaires dont il résulte un engagement de celui qui en profite sans y avoir droit, et parfois un engagement de leur auteur envers autrui ».

Il s’agit autrement dit, du fait spontané d’une personne, d’où il résulte un avantage pour un tiers et un appauvrissement de celui qui agit.

Au nom de l’équité, la loi décide de rétablir l’équilibre injustement rompu en obligeant le tiers à indemniser celui qui, par son intervention, s’est appauvri.

==>Différence avec le contrat

Tandis que le contrat est le produit d’un accord de volontés, le quasi-contrat naît d’un fait volontaire licite.

Ainsi la formation d’un quasi-contrat, ne suppose pas la rencontre des volontés entre les deux « parties », comme c’est le cas en matière de contrat.

Les obligations qui naissent d’un quasi-contrat sont un effet de la loi et non un produit de la volonté.

==>Différence avec le délit et le quasi-délit

Contrairement au délit ou au quasi-délit, le quasi-contrat est un fait volontaire non pas illicite mais licite, en ce sens qu’il ne constitue pas une faute civile.

==>Détermination des quasi-contrats

  • L’enrichissement injustifié ou sans cause
    • Principe (Art. 1303 à 1303-4 C. civ.)
      • Lorsque l’enrichissement d’une personne au détriment d’une autre personne est sans cause (juridique), celui qui s’est appauvri est fondé à réclamer « une indemnité égale à la moindre des deux valeurs de l’enrichissement et de l’appauvrissement ».
      • Il s’agit de l’action de in rem verso
    • Exemple :
      • Un concubin finance la rénovation de la maison dont est propriétaire sa concubine sans aucune contrepartie.
  • La gestion d’affaires
    • Principe (Art. 1301 à 1301-5 C. civ.)
      • La gestion d’affaire est caractérisée lorsque « celui qui, sans y être tenu, gère sciemment et utilement l’affaire d’autrui, à l’insu ou sans opposition du maître de cette affaire, est soumis, dans l’accomplissement des actes juridiques et matériels de sa gestion, à toutes les obligations d’un mandataire »
      • L’obligation quasi-contractuelle se crée ainsi lorsqu’une personne, le gérant d’affaires, intervient de sa propre initiative, sans en avoir reçu l’ordre, dans les affaires d’une autre, le maître de l’affaire, pour y accomplir un acte utile.
    • Exemple :
      • Le cas de figure classique est celui d’une personne qui, voulant rendre service à un ami absent, effectue une réparation urgente sur l’un de ses biens
      • Il sera alors fondé à lui réclamer le remboursement des dépenses exposées pour a gestion de ses biens, pourvu que l’affaire ait été utile et bien gérée.
  • Le paiement de l’indu
    • Principe (Art. 1302 à 1302-3 C. civ.)
      • Le paiement de l’indu suppose qu’une personne ait accompli au profit d’une autre une prestation que celle-ci n’était pas en droit d’exiger d’elle.
      • Aussi, cette situation se rencontre lorsqu’une prestation a été exécutée « sans être due ».
      • Ce qui dès lors a été indûment reçu doit, sous certaines conditions, être restitué.
    • Exemple :
      • Un assureur verse une indemnité en ignorant que le dommage subi par l’assuré n’est pas couvert par le contrat d’assurance
      • Un héritier paie une dette du défunt en ignorant qu’elle a déjà été payée

C) Le délit

==>Définition

Le délit est un fait illicite intentionnel auquel la loi attache une obligation de réparer

Ainsi, l’obligation délictuelle naît-elle de la production d’un dommage causé, intentionnellement, à autrui.

L’article 1240 C.civ, (anciennement 1382 C.civ) prévoit en ce sens que « tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. »

==>Délit civil / Délit pénal

Le délit civil ne doit pas être confondu avec le délit pénal :

  • Le délit pénal est une catégorie d’infractions (le vol, l’escroquerie, l’abus de confiance, la consommation de stupéfiants sont des délits pénaux).
  • Le délit civil ne constitue pas nécessairement un délit pénal.

Pour qu’un comportement fautif soit sanctionné pénalement, cela suppose que soit prévue une incrimination, conformément au principe de légalité des délits et des peines.

==>Conditions

Pour que la responsabilité délictuelle de l’auteur d’un dommage puisse être engagée, cela suppose rapporter la preuve de trois éléments cumulatifs (Art. 1240 C. civ) :

  • Une faute
  • Un préjudice
  • Un lien de causalité entre la faute et le préjudice

D) Le quasi-délit

==>Définition

Le délit est un fait illicite non intentionnel auquel la loi attache une obligation de réparer

==>Distinction délit / quasi-délit

La différence entre quasi-délit et délit tient au caractère intentionnel (délit) ou non intentionnel (quasi-délit) du fait illicite dommageable.

L’obligation quasi-délictuelle naît donc de la production d’un dommage causé, non intentionnellement à autrui

L’article 1241 C.civ, (anciennement 1383 C.civ) prévoit en ce sens que « Chacun est responsable du dommage qu’il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence. »

==>Conditions

La responsabilité quasi-délictuelle suppose la satisfaction des trois mêmes conditions que la responsabilité délictuelle à savoir :

  • Une faute
  • Un préjudice
  • Un lien de causalité entre la faute et le préjudice

E) La loi

==>Source résiduelle d’obligations

L’article 34 de la constitution dispose que seuls « les principes fondamentaux du régime des obligations civiles et commerciales » relèvent de la loi.

Il en est résulté deux conséquences :

  • Le Conseil constitutionnel a, en s’appuyant sur cette disposition, eu l’occasion d’ériger au rang des principes fondamentaux du droit des obligations :
    • Le principe d’autonomie de la volonté
    • La liberté contractuelle
    • L’immutabilité des conventions
  • La loi n’est qu’une source résiduelle d’obligations. Et pour cause : elle est, en quelque sorte, à l’origine de toutes les obligations.
    • La conclusion d’un contrat n’oblige les parties, parce que la loi le prévoit
    • De la même manière, l’auteur d’un dommage n’engage sa responsabilité délictuelle ou quasi-délictuelle que parce que la loi attache des effets de droit au fait illicite dommageable.

==>Inflation des obligations légales

Bien que le Code civil n’accorde pas à la loi une place importante en matière de création d’obligations, elle n’en constitue pas moins une source à part entière.

Le nouvel article 1100 C. civ. (anciennement 1370 C. civ) prévoit en ce sens que, « les obligations naissent d’actes juridiques, de faits juridiques ou de l’autorité seule de la loi ».

Ainsi, le législateur est-il pleinement investi du pouvoir de créer des obligations indépendamment de tout acte ou de tout fait juridique.

Qui plus est, on observe une véritable inflation des obligations purement légales qui, de plus en plus, viennent encadrer la conduite des acteurs des différents secteurs de l’activité économique (obligation d’information, de sécurité, de loyauté, etc.).

F) L’engagement unilatéral de volonté

==>Définition

L’engagement unilatéral de volonté se définit comme l’acte juridique par lequel une personne s’oblige seule envers une autre

==>Distinction engagement unilatéral / acte unilatéral / contrat unilatéral

L’engagement unilatéral de volonté se distingue, tant de l’acte juridique unilatéral, que du contrat unilatéral :

  • L’acte juridique unilatéral n’est jamais générateur d’obligations
    • Il ne produit que quatre sortes d’effets de droit :
      • Un effet déclaratif : la reconnaissance
      • Un effet translatif : le testament
      • Un effet abdicatif : la renonciation, la démission
      • Un effet extinctif : la résiliation
  • Le contrat unilatéral est quant à lui générateur d’obligations.
    • Dans le contrat unilatéral une seule partie s’oblige
    • Toutefois, comme n’importe quel contrat, sa validité est subordonnée à la rencontre des volontés.
    • Il en résulte que pour être valablement formé, la prestation à laquelle s’oblige le débiteur doit être acceptée par le bénéficiaire de l’obligation ainsi créée.
    • Exemple : la donation
  • L’engagement unilatéral de volonté
    • À la différence de l’acte juridique unilatéral, l’engagement unilatéral de volonté est générateur d’obligation
    • À la différence du contrat unilatéral, la validité de l’engagement unilatéral de volonté n’est pas subordonnée à l’acceptation du créancier de l’obligation

==>Position du problème

La question qui se pose est de savoir si une personne peut, par l’effet de sa seule volonté, s’obliger envers une autre, sans qu’aucune rencontre des volontés ne se réalise

Ainsi, une obligation peut-elle naître en dehors de la loi et de tout concours de volontés ?

Au fond, la question qui se pose est de savoir, si une promesse peut obliger son auteur envers son bénéficiaire ? Si oui, dans quelle mesure ?

Deux thèses s’affrontent :

  • Arguments contre l’admission de l’engagement unilatéral de volonté comme source d’obligation
    • Silence du Code civil
      • Le Code civil ne reconnaît pas l’engagement unilatéral de volonté comme source obligation, alors qu’il vise expressément la loi, les contrats et quasi-contrats ainsi que les délits et quasi-délits
    • Absence de créancier
      • Adhérer à la thèse de l’engagement unilatéral de volonté revient à admettre qu’une obligation puisse naître en l’absence de créancier
    • Caractère non obligatoire de l’engagement unilatéral
      • L’engagement unilatéral de volonté ne peut pas être source d’obligation, car cela supposerait que le promettant puisse, corrélativement, par le seul effet de sa volonté se dédire.
      • Or si on l’admettait, cela reviendrait, in fine, à priver l’engagement unilatéral de tout caractère obligatoire.
      • L’effet recherché serait donc neutralisé
  • Arguments pour l’admission de l’engagement unilatéral de volonté comme source d’obligation
    • Cas particuliers reconnus par la loi
      • Le silence du Code civil n’est en rien un argument décisif, dans la mesure où, dans certaines hypothèses, la loi reconnaît que la seule volonté de celui qui s’engage puisse être source d’obligation :
        • L’émission de titres au porteur engage le signataire par l’effet de sa seule volonté envers tous les porteurs subséquents
        • L’offrant a l’obligation de maintenir son offre :
          • pendant une durée raisonnable si elle n’est assortie d’aucun délai
          • jusqu’à l’échéance du délai éventuellement fixé
        • En acceptant la succession, l’héritier s’oblige seul au passif successoral
        • Le gérant d’affaires doit satisfaire à certaines obligations, lorsque, sans en avoir reçu l’ordre, il agit pour le compte du maître de l’affaire
        • Possibilité pour un entrepreneur d’instituer par l’effet de sa seule volonté une entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée (EURL).
    • Existence d’un créancier potentiel
      • L’obligation créée par l’engagement unilatéral n’est pas dépourvue de créancier : il s’agit du bénéficiaire de l’engagement, lequel est susceptible de se prévaloir de dudit engagement auquel s’est obligé le promettant
    • Caractère non obligatoire de l’engagement unilatéral
      • Si l’accord qui résulte de la rencontre des volontés revêt un caractère obligatoire, c’est grâce à la loi qui lui confère cette force par l’entremise de l’article 1103 C. civ (ancien article 1134, al. 1er C. civ)
      • Ainsi, rien n’empêche que la loi confère à l’engagement unilatéral pareille force obligatoire, le rendant alors irrévocable, au même titre qu’un engagement contractuel.

1. Reconnaissance jurisprudentielle

La jurisprudence ne répugne pas à admettre que par l’effet de sa seule volonté, celui qui s’engage puisse s’obliger.

==>Transformation d’une obligation naturelle en obligation civile

Si, par principe, l’obligation naturelle n’est pas susceptible de faire l’objet d’une exécution forcée, il n’en va pas de même lorsque son débiteur s’engage volontairement à exécuter ladite obligation.

Ainsi la jurisprudence considère-t-elle que celui qui promet d’exécuter une obligation naturelle s’engage irrévocablement envers le bénéficiaire, sans qu’il soit besoin qu’il accepte l’engagement.

La Cour de cassation considère en ce sens que : « la transformation improprement qualifiée novation d’une obligation naturelle en obligation civile, laquelle repose sur un engagement unilatéral d’exécuter l’obligation naturelle, n’exige pas qu’une obligation civile ait elle-même préexisté à celle-ci » (Cass. 1ère civ. 10 oct. 1995, n°93-20.300).

Elle a, par suite, réaffirmé sa position dans un arrêt du 21 novembre 2006 aux termes duquel elle a jugé que la « manifestation expresse de volonté » d’un chirurgien de restituer des honoraires à son associé, suivie de plusieurs remboursements des honoraires perçus pendant la période d’association de cinq ans, l’obligeait dans la mesure où l’engagement pris s’analysait en « une obligation naturelle qui s’est muée en obligation civile » (Cass. 1re civ., 21 nov. 2006, n°04-16.370).

==>Les engagements pris par l’employeur envers ses salariés

La Cour de cassation a estimé dans une décision remarquée que l’engagement unilatéral pris par un employeur envers ses salariés l’obligeait (Cass. soc., 25 nov. 2003, n° 01-17.501).

==>Les engagements pris par le cessionnaire d’une entreprise en difficulté

La Cour de cassation considère que la cessionnaire d’une société dans le cadre d’une procédure collective doit satisfaire à ses engagements pris unilatéralement (Cass. com., 28 mars 2000, n°98-12.074)

==>Les promesses de gains faites dans le cadre de loteries publicitaires

  • Exposé du cas de figure
    • Une personne reçoit d’une société de vente par correspondance un avis lui laissant croire qu’il a gagné un lot qui, le plus souvent, sera une somme d’argent.
    • Lorsque toutefois, cette personne réclame son gain auprès de l’organisateur de la loterie publicitaire, elle se heurte à son refus.
    • Il lui est opposé qu’elle ne répond pas aux conditions – sibyllines – figurant sur le document qui accompagnant le courrier.
  • Évolution de la position de la Cour de cassation
    • Première étape
      • La Cour de cassation retient la responsabilité de l’organisateur de la loterie publicitaire sur le fondement de la responsabilité délictuelle (Cass. 2e civ. 3 mars 1988, n°86-17.550)
        • Critique :
          • Préjudice difficile à caractériser (si le consommateur ne gagne pas, il ne perd pas non plus)
    • Deuxième étape
      • La Cour de cassation reconnaîtra ensuite l’existence d’un engagement unilatéral de volonté pour condamner l’organisateur de la loterie (Cass. 1ère civ., 28 mars 1995, n°93-12.678)
        • Critique :
          • La fermeté de la volonté de s’engager fait ici clairement défaut
    • Troisième étape
      • La Cour de cassation s’appuie plus tard sur les principes de la responsabilité contractuelle afin d’indemniser la victime (Cass. 2e civ. 11 févr. 1998, n°96-12.075)
        • Critique :
          • Volonté de s’engager de l’organisateur de la loterie difficilement justifiable
    • Quatrième étape
      • Pour mettre un terme au débat, la Cour de cassation a finalement estimé, dans un arrêt du 6 septembre 2002, au visa de l’article 1371 C. civ (ancien) que, dans la mesure où « les quasi-contrats sont les faits purement volontaires de l’homme dont il résulte un engagement quelconque envers un tiers », il en résulte que « l’organisateur d’une loterie qui annonce un gain à une personne dénommée sans mettre en évidence l’existence d’un aléa s’oblige, par ce fait purement volontaire, à le délivrer » (Cass., ch. mixte, 6 sept. 2002, 98-22.981)
        • Plusieurs enseignements peuvent être tirés de cet arrêt :
          • La promesse de gain faite à une personne oblige son auteur, par le jeu d’un quasi-contrat, à exécuter son engagement, dès lors que n’est pas mise en évidence l’existence d’un aléa
          • La promesse de gain ne constitue pas, en soi, un engagement unilatéral de volonté. À tout le moins, la figure de l’engagement unilatéral ne permet pas de rendre compte de cette manœuvre.
          • La promesse de gain s’apparente, en réalité, à un quasi-contrat
          • Reconnaissance d’une nouvelle catégorie de quasi-contrat
        • Critiques
          • Classiquement, le quasi-contrat s’apparente à un fait licite. Or les promesses fallacieuses de gain sont des faits illicites.
          • Les quasi-contrats ont pour finalité de restaurer un équilibre patrimonial injustement rompu. Or tel n’est pas le cas, s’agissant d’une promesse de gain. L’organisateur de la loterie ne reçoit aucun avantage indu de la part du consommateur. Aucun équilibre patrimonial n’a été rompu.
          • Cette jurisprudence a pour effet de porter atteinte à la cohérence de la catégorie des quasi-contrats

2. Consécration légale

L’ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations introduit l’engagement unilatéral de volonté dans le nouvel article 1100-1 du Code civil.

Cette disposition prévoit désormais que « Les actes juridiques sont des manifestations de volonté destinées à produire des effets de droit. Ils peuvent être conventionnels ou unilatéraux. »

Le rapport du Président de la République dont est assortie l’ordonnance du 10 février 2010 nous indique que « en précisant que l’acte juridique peut être conventionnel ou unilatéral, [cela] inclut l’engagement unilatéral de volonté, catégorie d’acte unilatéral créant, par la seule volonté de son auteur, une obligation à la charge de celui-ci. »

Ainsi, l’engagement unilatéral de volonté peut-il, désormais, être pleinement rangé parmi les sources générales d’obligations, aux côtés de la loi, du contrat, du quasi-contrat, du délit et du quasi-délit.

Toutefois, une question demeure : quel régime juridique appliquer à l’engagement unilatéral de volonté ?

L’ordonnance du 10 février 2016 ne prévoit rien, de sorte qu’il convient de se tourner vers les principes fixés par la jurisprudence

3. Conditions d’application

Pour que l’engagement unilatéral de volonté soit générateur d’obligations cela suppose la satisfaction de trois conditions cumulatives :

  • La reconnaissance d’une force obligatoire à l’engagement unilatéral de volonté ne peut se faire qu’à titre subsidiaire
    • Autrement dit, il ne faut pas que puisse être identifiée une autre source d’obligations, telle un contrat, un quasi-contrat ou un délit.
  • L’engagement unilatéral de volonté n’est qu’une source « d’appoint »[1].
  • Pour être source d’obligation, l’engagement unilatéral doit être le fruit d’une volonté ferme, précise et éclairée. Il doit être dépourvu de toute ambiguïté quant à la volonté de son auteur de s’obliger.

III) La classification des obligations

Les obligations peuvent faire l’objet de trois classifications différentes :

  • La classification des obligations d’après leur source
  • La classification des obligations d’après leur nature
  • La classification des obligations d’après leur objet

Ayant déjà fait état des différentes sources obligations, nous ne nous focaliserons que sur leur nature et leur objet

A) La classification des obligations d’après leur nature

La classification des obligations d’après leur nature renvoie à la distinction entre l’obligation civile et l’obligation naturelle

1. Exposé de la distinction entre obligation civile et obligation naturelle

  • L’obligation civile
    • L’obligation civile est celle qui, en cas d’inexécution de la part du débiteur, est susceptible de faire l’objet d’une exécution forcée
    • L’obligation civile est donc contraignante : son titulaire peut solliciter en justice, s’il prouve le bien-fondé de son droit, le concours de la force publique aux fins d’exécution de l’obligation dont il est créancier
  • L’obligation naturelle
    • L’obligation naturelle, à la différence de l’obligation civile, n’est pas susceptible de faire l’objet d’une exécution forcée.
    • Elle ne peut faire l’objet que d’une exécution volontaire
    • L’obligation naturelle n’est donc pas contraignante : son exécution repose sur la seule volonté du débiteur.
    • Ainsi, le créancier d’une obligation naturelle n’est-il pas fondé à introduire une action en justice pour en réclamer l’exécution

2. Fondement textuel de l’obligation naturelle

L’obligation naturelle est évoquée à l’ancien 1235, al. 2 du Code civil (nouvellement art. 1302 C. civ).

Cet article prévoit en ce sens que « tout paiement suppose une dette : ce qui a été payé sans être dû, est sujet à répétition. La répétition n’est pas admise à l’égard des obligations naturelles qui ont été volontairement acquittées. »

3. Domaine d’application de l’obligation naturelle

L’obligation naturelle se rencontre dans deux hypothèses :

  • En présence d’une obligation civile imparfaite
    • L’obligation civile imparfaite est celle qui
      • Soit est nulle en raison de la défaillance d’une condition de validité de l’acte juridique dont elle émane
      • Soit est éteinte en raison de l’acquisition de prescription extinctive de la dette
    • Dans les deux cas, le débiteur est libéré de son obligation sans avoir eu besoin d’exécuter la prestation initialement promise
    • Le débiteur peut néanmoins se sentir tenu, moralement, de satisfaire son engagement pris envers le créancier : l’obligation civile qui « a dégénéré » se transforme alors en obligation naturelle
  • En présence d’un devoir moral
    • Il est des situations où l’engagement d’une personne envers une autre sera dicté par sa seule conscience, sans que la loi ou qu’un acte juridique ne l’y oblige
    • Le respect de principes moraux peut ainsi conduire
      • un mari à apporter une aide financière à son ex-épouse
      • une sœur à loger gratuitement son frère sans abri
      • un concubin à porter assistance à sa concubine
      • l’auteur d’un dommage qui ne remplit pas les conditions de la responsabilité civile à indemniser malgré tout la victime.
    • Dans toutes ces hypothèses, celui qui s’engage s’exécute en considération d’un devoir purement moral, de sorte que se crée une obligation naturelle

4. Transformation de l’obligation naturelle en obligation civile

La qualification d’obligation naturelle pour une obligation civile imparfaite ou un devoir moral, ne revêt pas un intérêt seulement théorique. Cela présente un intérêt très pratique.

La raison en est que l’obligation naturelle est susceptible de transformer en obligation civile

Il en résulte qu’elle pourra emprunter à l’obligation civile certains traits, voire donner lieu à l’exécution forcée

La transformation de l’obligation naturelle en obligation civile se produira dans deux cas distincts :

  • Le débiteur a exécuté l’obligation naturelle
  • Le débiteur s’est engagé à exécuter l’obligation naturelle

==>Le débiteur a exécuté l’obligation naturelle

C’est l’hypothèse – la seule – visée à l’article 1302 C. civ (ancien art. 1235, al.2)

Pour mémoire cette disposition prévoit que « la répétition n’est pas admise à l’égard des obligations naturelles qui ont été volontairement acquittées. »

Lorsque le débiteur a effectué un paiement à la faveur du créancier d’une obligation naturelle, la répétition de la somme versée est ainsi impossible.

==>Le débiteur s’est engagé à exécuter l’obligation naturelle

Lorsque le débiteur d’une obligation naturelle promet d’assurer son exécution, cette obligation se transforme alors aussitôt en obligation civile.

La Cour de cassation justifie cette transformation en se fondant sur l’existence d’un engagement unilatérale de volonté.

Ainsi a-t-elle jugé dans un arrêt du 10 octobre 1995 que « la transformation improprement qualifiée novation d’une obligation naturelle en obligation civile, laquelle repose sur un engagement unilatéral d’exécuter l’obligation naturelle, n’exige pas qu’une obligation civile ait elle-même préexisté à celle-ci » (Cass. 1re civ. 10 oct. 1995, n°93-20.300).

Cela suppose, en conséquence, pour le créancier de rapporter la preuve de l’engagement volontaire du débiteur d’exécuter l’obligation naturelle qui lui échoit

5. Consécration légale de l’obligation naturelle

L’ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, consacre, sans la nommer, l’obligation naturelle à l’article 1100 du Code civil.

Cette disposition, prise en son alinéa 2, prévoit que les obligations « peuvent naître de l’exécution volontaire ou de la promesse d’exécution d’un devoir de conscience envers autrui ».

B) Le classement des obligations d’après leur objet

Deux grandes distinctions peuvent être effectuées si l’on cherche à opérer une classification des obligations d’après leur objet :

  • Les obligations de donner, de faire et de ne pas faire
  • Les obligations de moyens et les obligations de résultat

1. Les obligations de donner, de faire et de ne pas faire

==>Exposé de la distinction

  • L’obligation de donner
    • L’obligation de donner consiste pour le débiteur à transférer au créancier un droit réel dont il est titulaire
      • Exemple : dans un contrat de vente, le vendeur a l’obligation de transférer la propriété de la chose vendue
  • L’obligation de faire
    • L’obligation de faire consiste pour le débiteur à fournir une prestation, un service autre que le transfert d’un droit réel
      • Exemple : le menuisier s’engage, dans le cadre du contrat conclu avec son client, à fabriquer un meuble
  • L’obligation de ne pas faire
    • L’obligation de ne pas faire consiste pour le débiteur en une abstention. Il s’engage à s’abstenir d’une action.
      • Exemple : le débiteur d’une clause de non-concurrence souscrite à la faveur de son employeur ou du cessionnaire de son fonds de commerce, s’engage à ne pas exercer l’activité visée par ladite clause dans un temps et sur espace géographique déterminé

==>Intérêt – révolu – de la distinction

Le principal intérêt de la distinction entre les obligations de donner, de faire et de ne pas faire résidait dans les modalités de l’exécution forcée de ces types d’obligations.

  • L’ancien article 1142 C. civ. prévoyait en effet que :
    • « Toute obligation de faire ou de ne pas faire se résout en dommages et intérêts en cas d’inexécution de la part du débiteur. »
  • L’ancien article 1143 C. civ. prévoyait quant à lui que :
    • « Néanmoins, le créancier a le droit de demander que ce qui aurait été fait par contravention à l’engagement soit détruit ; et il peut se faire autoriser à le détruire aux dépens du débiteur, sans préjudice des dommages et intérêts s’il y a lieu. »
  • L’ancien article 1145 C. civ disposait enfin que :
    • « Si l’obligation est de ne pas faire, celui qui y contrevient doit des dommages et intérêts par le seul fait de la contravention. »

Il ressortait de ces dispositions que les modalités de l’exécution forcée étaient différentes, selon que l’on était en présence d’une obligation de donner, de faire ou de ne pas faire :

  • S’agissant de l’obligation de donner, son exécution forcée se traduisait par une exécution forcée en nature
  • S’agissant de l’obligation de faire, son exécution forcée se traduisait par l’octroi de dommages et intérêt
  • S’agissant de l’obligation de ne pas faire, son exécution forcée se traduisait :
    • Soit par la destruction de ce qui ne devait pas être fait (art. 1143 C. civ)
    • Soit par l’octroi de dommages et intérêts (art. 1145 C. civ)

==>Abandon de la distinction

L’ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, a abandonné la distinction entre les obligations de donner, de faire et de ne pas faire, à tout le moins elle n’y fait plus référence.

Ainsi érige-t-elle désormais en principe, l’exécution forcée en nature, alors que, avant la réforme, cette modalité d’exécution n’était qu’une exception.

Le nouvel article 1221 C. civ prévoit en ce sens que « le créancier d’une obligation peut, après mise en demeure, en poursuivre l’exécution en nature sauf si cette exécution est impossible ou s’il existe une disproportion manifeste entre son coût pour le débiteur et son intérêt pour le créancier. »

L’exécution forcée en nature s’impose ainsi pour toutes les obligations, y compris en matière de promesse de vente ou de pacte de préférence.

Ce n’est que par exception, si l’exécution en nature n’est pas possible, que l’octroi de dommage et intérêt pourra être envisagé par le juge.

Qui plus est, le nouvel article 1222 du Code civil offre la possibilité au juge de permettre au créancier de faire exécuter la prestation due par un tiers ou de détruire ce qui a été fait :

  • « Après mise en demeure, le créancier peut aussi, dans un délai et à un coût raisonnables, faire exécuter lui-même l’obligation ou, sur autorisation préalable du juge, détruire ce qui a été fait en violation de celle-ci. Il peut demander au débiteur le remboursement des sommes engagées à cette fin.
  • « Il peut aussi demander en justice que le débiteur avance les sommes nécessaires à cette exécution ou à cette destruction. »

2. Les obligations de moyens et les obligations de résultat

==>Exposé de la distinction

Demogue soutenait ainsi que la conciliation entre les anciens articles 1137 et 1147 du Code civil tenait à la distinction entre les obligations de résultat et les obligations de moyens :

  • L’obligation est de résultat lorsque le débiteur est contraint d’atteindre un résultat déterminé
    • Exemple : Dans le cadre d’un contrat de vente, pèse sur le vendeur une obligation de résultat : celle livrer la chose promise. L’obligation est également de résultat pour l’acheteur qui s’engage à payer le prix convenu.
    • Il suffira donc au créancier de démontrer que le résultat n’a pas été atteint pour établir un manquement contractuel, source de responsabilité pour le débiteur
  • L’obligation est de moyens lorsque le débiteur s’engage à mobiliser toutes les ressources dont il dispose pour accomplir la prestation promise, sans garantie du résultat
    • Exemple : le médecin a l’obligation de soigner son patient, mais n’a nullement l’obligation de le guérir.
    • Dans cette configuration, le débiteur ne promet pas un résultat : il s’engage seulement à mettre en œuvre tous les moyens que mettrait en œuvre un bon père de famille pour atteindre le résultat

La distinction entre l’obligation de moyens et l’obligation de résultat rappelle immédiatement la contradiction entre les anciens articles 1137 et 1147 du Code civil.

  • En matière d’obligation de moyens
    • Pour que la responsabilité du débiteur puisse être recherchée, il doit être établi que celui-ci a commis une faute, soit que, en raison de sa négligence ou de son imprudence, il n’a pas mis en œuvre tous les moyens dont il disposait pour atteindre le résultat promis.
    • Cette règle n’est autre que celle posée à l’ancien article 1137 du Code civil.
  • En matière d’obligation de résultat
    • Il est indifférent que le débiteur ait commis une faute, sa responsabilité pouvant être recherchée du seul fait de l’inexécution du contrat.
    • On retrouve ici la règle édictée à l’ancien article 1147 du Code civil.

La question qui alors se pose est de savoir comment déterminer si une obligation est de moyens ou de résultat.

==>Critères de la distinction

En l’absence d’indications textuelles, il convient de se reporter à la jurisprudence qui se détermine au moyen d’un faisceau d’indices.

Plusieurs critères – non cumulatifs – sont, en effet, retenus par le juge pour déterminer si l’on est en présence d’une obligation de résultat ou de moyens :

  • La volonté des parties
    • La distinction entre obligation de résultat et de moyens repose sur l’intensité de l’engagement pris par le débiteur envers le créancier.
    • La qualification de l’obligation doit donc être appréhendée à la lumière des clauses du contrat et, le cas échéant, des prescriptions de la loi.
    • En cas de silence de contrat, le juge peut se reporter à la loi qui, parfois, détermine si l’obligation est de moyens ou de résultat.
    • En matière de mandat, par exemple, l’article 1991 du Code civil dispose que « le mandataire est tenu d’accomplir le mandat tant qu’il en demeure chargé, et répond des dommages-intérêts qui pourraient résulter de son inexécution ».
    • C’est donc une obligation de résultat qui pèse sur le mandataire.
  • Le contrôle de l’exécution
    • L’obligation est de résultat lorsque le débiteur a la pleine maîtrise de l’exécution de la prestation due.
    • Inversement, l’obligation est plutôt de moyens, lorsqu’il existe un aléa quant à l’obtention du résultat promis
    • En pratique, les obligations qui impliquent une action matérielle sur une chose sont plutôt qualifiées de résultat.
    • À l’inverse, le médecin, n’est pas tenu à une obligation de guérir (qui serait une obligation de résultat) mais de soigner (obligation de moyens).
    • La raison en est que le médecin n’a pas l’entière maîtrise de la prestation éminemment complexe qu’il fournit.
  • Rôle actif/passif du créancier
    • L’obligation est de moyens lorsque le créancier joue un rôle actif dans l’exécution de l’obligation qui échoit au débiteur
    • En revanche, l’obligation est plutôt de résultat, si le créancier n’intervient pas

==>Mise en œuvre de la distinction

Le recours à la technique du faisceau d’indices a conduit la jurisprudence à ventiler les principales obligations selon qu’elles sont de moyens ou de résultat.

L’examen de la jurisprudence révèle néanmoins que cette dichotomie entre les obligations de moyens et les obligations de résultat n’est pas toujours aussi marquée.

Il est, en effet, certaines obligations qui peuvent être à cheval sur les deux catégories, la jurisprudence admettant, parfois, que le débiteur d’une obligation de résultat puisse s’exonérer de sa responsabilité s’il prouve qu’il n’a commis aucune faute.

Pour ces obligations on parle d’obligations de résultat atténué ou d’obligation de moyens renforcée : c’est selon. Trois variétés d’obligations doivent donc, en réalité, être distinguées.

  • Les obligations de résultat
    • Au nombre des obligations de résultat on compte notamment :
      • L’obligation de payer un prix, laquelle se retrouve dans la plupart des contrats (vente, louage d’ouvrage, bail etc.)
      • L’obligation de délivrer la chose en matière de contrat de vente
      • L’obligation de fabriquer la chose convenue dans le contrat de louage d’ouvrage
      • L’obligation de restituer la chose en matière de contrat de dépôt, de gage ou encore de prêt
      • L’obligation de mettre à disposition la chose et d’en assurer la jouissance paisible en matière de contrat de bail
      • L’obligation d’acheminer des marchandises ou des personnes en matière de contrat de transport
      • L’obligation de sécurité lorsqu’elle est attachée au contrat de transport de personnes (V. en ce sens Cass. ch. mixte, 28 nov. 2008, n° 06-12.307).
  • Les obligations de résultat atténuées ou de moyens renforcées
    • Parfois la jurisprudence admet donc que le débiteur d’une obligation de résultat puisse s’exonérer de sa responsabilité.
    • Pour ce faire, il devra renverser la présomption de responsabilité en démontrant qu’il a exécuté son obligation sans commettre de faute.
    • Tel est le cas pour :
      • L’obligation de conservation de la chose en matière de contrat de dépôt
      • L’obligation qui pèse sur le preneur en matière de louage d’immeuble qui, en application de l’article 1732 du Code civil, « répond des dégradations ou des pertes qui arrivent pendant sa jouissance, à moins qu’il ne prouve qu’elles ont eu lieu sans sa faute ».
      • L’obligation de réparation qui échoit au garagiste et plus généralement à tout professionnel qui fournit une prestation de réparation de biens (V. en ce sens Cass. 1ère civ. 2 févr. 1994, n°91-18764).
      • L’obligation qui échoit sur le transporteur, en matière de transport maritime, qui « est responsable de la mort ou des blessures des voyageurs causées par naufrage, abordage, échouement, explosion, incendie ou tout sinistre majeur, sauf preuve, à sa charge, que l’accident n’est imputable ni à sa faute ni à celle de ses préposés » (art. L. 5421-4 du code des transports)
      • L’obligation de conseil que la jurisprudence appréhende parfois en matière de contrats informatiques comme une obligation de moyen renforcée.
  • Les obligations de moyens
    • À l’analyse les obligations de moyens sont surtout présentes, soit dans les contrats qui portent sur la fourniture de prestations intellectuelles, soit lorsque le résultat convenu entre les parties est soumis à un certain aléa
    • Aussi, au nombre des obligations de moyens figurent :
      • L’obligation qui pèse sur le médecin de soigner son patient, qui donc n’a nullement l’obligation de guérir (V. en ce sens Cass. 1ère civ. 4 janv. 2005, n°03-13.579).
        • Par exception, l’obligation qui échoit au médecin est de résultat lorsqu’il vend à son patient du matériel médical qui est légitimement en droit d’attendre que ce matériel fonctionne (V. en ce sens Cass. 1ère civ. 23 nov. 2004, n°03-12.146).
        • Il en va de même s’agissant de l’obligation d’information qui pèse sur le médecin, la preuve de l’exécution de cette obligation étant à sa charge et pouvant se faire par tous moyens.
      • L’obligation qui pèse sur la partie qui fournit une prestation intellectuelle, tel que l’expert, l’avocat (réserve faite de la rédaction des actes), l’enseignant,
      • L’obligation qui pèse sur le mandataire qui, en application de l’article 1992 du Code civil « répond non seulement du dol, mais encore des fautes qu’il commet dans sa gestion. »
      • L’obligation de surveillance qui pèse sur les structures qui accueillent des enfants ou des majeurs protégés (V. en ce sens Cass. 1ère civ., 11 mars 1997, n°95-12.891).

==>Sort de la distinction après la réforme du droit des obligations

La lecture de l’ordonnance du 10 février 2016 révèle que la distinction entre les obligations de moyens et les obligations de résultat n’a pas été reprise par le législateur, à tout le moins formellement.

Est-ce à dire que cette distinction a été abandonnée, de sorte qu’il n’a désormais plus lieu d’envisager la responsabilité du débiteur selon que le manquement contractuel porte sur une obligation de résultat ou de moyens ?

Pour la doctrine rien n’est joué. Il n’est, en effet, pas à exclure que la Cour de cassation maintienne la distinction en s’appuyant sur les nouveaux articles 1231-1 et 1197 du Code civil, lesquels reprennent respectivement les anciens articles 1147 et 1137.

Pour s’en convaincre il suffit de les comparer :

  • S’agissant des articles 1231-1 et 1147
    • L’ancien article 1147 prévoyait que « le débiteur est condamné, s’il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts, soit à raison de l’inexécution de l’obligation, soit à raison du retard dans l’exécution, toutes les fois qu’il ne justifie pas que l’inexécution provient d’une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu’il n’y ait aucune mauvaise foi de sa part. »
    • Le nouvel article 1231-1 prévoit que « le débiteur est condamné, s’il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts soit à raison de l’inexécution de l’obligation, soit à raison du retard dans l’exécution, s’il ne justifie pas que l’exécution a été empêchée par la force majeure.»
  • S’agissant des articles 1197 et 1137
    • L’ancien article 1137 prévoyait que « l’obligation de veiller à la conservation de la chose, soit que la convention n’ait pour objet que l’utilité de l’une des parties, soit qu’elle ait pour objet leur utilité commune, soumet celui qui en est chargé à y apporter tous les soins raisonnables ».
    • Le nouvel article 1197 prévoit que « l’obligation de délivrer la chose emporte obligation de la conserver jusqu’à la délivrance, en y apportant tous les soins d’une personne raisonnable. »

Une analyse rapide de ces dispositions révèle que, au fond, la contradiction qui existait entre les anciens articles 1137 et 1147 a survécu à la réforme du droit des obligations opérée par l’ordonnance du 10 février 2016 et la loi de ratification du 21 avril 2018, de sorte qu’il y a tout lieu de penser que la Cour de cassation ne manquera pas de se saisir de ce constat pour confirmer la jurisprudence antérieure.

  1. François Terré, Philippe Simler, Yves Lequette, Droit civil : les obligations, Dalloz, 2009, coll. « Précis », n°54, p. 64

Notions et fonctions de la lettre de change

DÉFINITION

Classiquement, on définit la lettre de change comme l’écrit par lequel une personne appelée tireur, donne l’ordre à une deuxième personne, appelée tiré, de payer à une troisième personne, appelée porteur ou bénéficiaire, de payer à une certaine échéance une somme déterminée.

Schéma 2

La lettre de change est également qualifiée de traite. Elle appartient à la catégorie des effets de commerce.

Qu’est-ce qu’un effet de commerce ?

Il s’agit d’un titre négociable qui constate, au profit du porteur, une créance de somme d’argent dont le paiement est fixé à une échéance déterminée (le plus souvent à court terme).

Il peut être observé que le titre c’est un droit de créance (droit personnel d’un créancier contre un débiteur), de sorte que qui détient, matériellement, le titre (exerce un droit réel sur le support papier) détient le droit de créance.

Il en résulte que les effets de commerce ne se cantonnent pas à constater une créance : ils l’incorporent.

Autrement dit, tout autant que l’effet de commerce remplit la fonction d’instrumentum (l’acte qui constate une opération juridique), il contient le négocium (l’opération en laquelle consiste l’acte juridique).

L’incorporation de la créance dans le titre permet alors à celui-ci de circuler très facilement de main et main, soit par tradition, soit par endossement.

En quoi la transmission d’une créance par l’entremise de l’émission d’un effet de commerce se distingue-t-elle de la cession de créance ?

  • Tout d’abord, la circulation d’un effet de commerce, soit de la créance qu’il incorpore, n’est nullement subordonnée au respect du formalisme de la cession de créance prescrit à l’article 1690 du Code civil à savoir
    • Soit la signification de la cession au débiteur cédé
    • Soit l’acceptation par acte authentique de l’opération par le débiteur
  • Ensuite, les signataires de l’effet de commerce ? qui s’apparentent à des cédants ? ne garantissent pas seulement l’existence de la créance constatée par le titre, ils garantissent également son paiement.
  • Enfin, le porteur de l’effet de commerce devient titulaire de la créance telle qu’elle résulte de l’apparence du titre.
    • Les exceptions qui, par conséquent, pourraient, en application du droit commun, lui être opposées par le débiteur ou par les signataires antérieurs de la traite, lui sont, par principe, inopposables (défaut de livraison des marchandises, extinction du rapport d’obligation, vice du consentement etc)
      • Tel, n’est pas le cas en matière de cession de créance : le débiteur cédé est toujours fondé à opposer au cessionnaire de la créance toutes les exceptions issues de son rapport personnel avec le cédant.

Cette particularité de l’effet de commerce s’explique par la création, entre les parties, d’un nouveau rapport juridique que l’on qualifie de cambiaire.

Aussi, ce rapport cambiaire vient-il se superposer au rapport initial (appelé également rapport fondamental ou extra-cambiaire), qui constitue la cause de l’émission ou de la transmission de l’effet de commerce.

Schéma 1

Le rapport cambiaire qui résulte de l’émission et la transmission du titre n’obéit pas au droit commun des obligations.

Il est régi par un régime spécifique qui constitue l’un des principaux objets du droit des instruments de paiement et de crédit.

Pour une analyse plus approfondie de la distinction entre le rapport fondamental et le rapport cambiaire, voir la fiche pratique consacrée à cette question.

En quoi l’obligation cambiaire se distingue-t-elle de l’obligation régie par le droit commun?

  • L’obligation cambiaire est toujours commerciale
  • La validité et la vigueur de l’obligation cambiaire sont subordonnées au respect des conditions de forme du titre. Les signataires successifs de la traite s’engagent en considération de l’apparence du titre ; d’où la rigueur du formalisme.
  • L’obligation cambiaire est autonome, en ce sens que l’engagement cambiaire de chaque souscripteur doit être apprécié séparément, indépendamment de la validité de l’engagement des autres signataires. C’est ce qu’on appelle le principe d’indépendance des signatures
  • L’obligation cambiaire est abstraite ce qui signifie qu’elle est détachée du rapport fondamental qui en constitue la cause. Autrement dit, le vice affectant le rapport fondamental, ne saurait, porter atteinte à sa validité ; d’où le principe d’inopposabilité des exceptions.

FONCTIONS DE LA LETTRE DE CHANGE

Si, comme s’accordent à le dire les auteurs, l’histoire des effets de commerce commence avec la création de la lettre de change, on a assisté, en l’espace de plusieurs siècles, à une évolution notable de ses fonctions.

Initialement créée afin d’assurer la sécurité du transport de fonds, elle est dorénavant utilisée tout à la fois comme un instrument de paiement et de crédit.

La lettre de change peut également être émise en vue de garantir une dette ou de consentir un prêt.

Envisageons une à une les fonctions remplies, au fil des siècles, par la lettre de change.

  • La lettre de change comme instrument de transport de fonds

Les commercialistes datent l’apparition de la lettre de change au Moyen Âge. À cette époque, qui voit se développer les échanges commerciaux de façon significative, les routes sont infestées de brigands et autres bandits de grands chemins.

L’insécurité qui règne sur les routes rend, dans ces conditions, le transport de fonds dangereux. Or les marchands doivent, pour les besoins de leur activité commerciale, se rendre dans les foires afin de se fournir en marchandises.

Aussi, très vite la question s’est posée pour ces derniers de savoir comment disposer de fonds dans la ville où il se rendait sans avoir à se déplacer avec une grande quantité d’argent.

La réponse à cette problématique a consisté en la création d’un contrat de change selon le schéma suivant :

Le marchand qui avait besoin de disposer de fonds à l’endroit où il se rendait en vue d’acquérir des marchandises, confiait une certaine somme d’argent à son banquier.

En contrepartie, celui-ci lui remettait une lettre ? de change ?, adressée à son correspondant sur place.

Par cette lettre, le banquier du marchand donnait l’ordre au banquier distant de payer au porteur de la lettre un certain montant.

Schéma 3

Immédiatement, la question se pose de savoir pourquoi le tiré (le banquier distant) va-t-il accepter de verser des fonds au porteur de la lettre de change (le marchand) sur ordre du tireur.

Deux raisons justifient le paiement de la lettre de change par le banquier distant.

Le tiré paie :

  • soit parce qu’il appartient à la même firme que le tireur
  • soit parce qu’il est son correspondant habituel (relations commerciales)

Ainsi, dans cette configuration-là, la lettre de change a pour fonction le transfert de fonds.

À partir du XVIe, la lettre de change devient également un instrument de paiement.

  • La lettre de change comme instrument de paiement

Très vite, les marchands ont vu dans la lettre de change une valeur intrinsèque susceptible de satisfaire leurs propres créanciers.

Ainsi, à partir du XVIe siècle, l’émission de la lettre de change n’est plus le monopole des seuls banquiers. Les tireurs sont également des commerçants. La lettre de change devient un instrument de paiement.

Afin de parfaire ce nouvel usage de la lettre de change, la clause à ordre et la technique de l’endossement sont mises au point. De cette manière, la lettre de change peut librement et très facilement circuler.

En parallèle, se forgent progressivement les règles relatives à l’acceptation et au principe d’inopposabilité.

Ces deux perfectionnements ont vocation à faire de la lettre de change un instrument de paiement aussi sûr que la monnaie.

Là ne s’arrête pas l’évolution de ses fonctions.

  • La lettre de change comme instrument de crédit

À la fin du XVIIe siècle, le banquier anglais William Paterson invente l’escompte.

Qu’est-ce que l’escompte ?

Il s’agit d’une opération de crédit consistant à avancer à un commerçant le montant de la créance qu’il détient à l’encontre de l’un de ses clients.

Pour ce faire, le commerçant tire une lettre de change sur son débiteur, qu’il remet ensuite à son banquier ? pour escompte ? lequel lui paie, en contrepartie, le montant de la lettre de change, déduction faite des intérêts et autres frais bancaires.

La lettre de change accède à la fonction d’instrument de crédit.

Schéma 4

Si la lettre de change a, désormais, pour principale fonction d’être un instrument de crédit, l’imagination des commerçants et des banquiers ne s’est pas arrêtée là.

À la marge, il est, en effet, recouru à la lettre de change, notamment, pour garantir un crédit.

  • La lettre de change comme effet de cautionnement

Parfois, la lettre de change est utilisée par un commerçant dont le banquier réclame, en contrepartie de l’octroi d’un prêt, l’engagement d’un garant.

L’opération consiste alors à tirer une lettre de change sur le garant, lequel est invité par le à accepter la lettre de change.

Dans cette configuration-là, le banquier est tout à la fois le tireur et bénéficiaire de la lettre de change.

Ainsi, dans l’hypothèse où l’emprunteur ne satisferait pas à ses obligations, le banquier peut présenter au paiement la lettre de change au garant.

La garantie de paiement consentie au banquier prêteur est extrêmement sûre dans la mesure où le garant est engagé cambiairement, en raison de son acceptation.

 Schéma 5