Le secret de la délibération

« Bas les masques » ![1] Il me faut vous révéler un secret…de Polichinelle. Je suis un juriste, mais je ne suis ni processualiste, ni juge. Pire : la délibération est étrangère à mes préoccupations premières d’obligationniste, à tout le moins de prime abord. Quant au secret, je n’en suis pas dépositaire. On a connu des débuts plus encourageants. Ceci étant, et pour dire la vérité, le droit qui m’occupe au quotidien est le terrain d’élection des inventions les plus ingénieuses ou les plus folles du juge ; c’est selon. De fait, le secret de la délibération m’interroge.

Délibération. Entendue strictement comme le processus de décision juridictionnelle[2], la tentation est grande d’établir un lien très fort entre délibération – le donné – et motivation – le construit. – Bien qu’on nous ait exhortés ce matin de ne pas y succomber, j’ai cédé, pour ma part, à la tentation. Le sujet qui m’échoit de traiter a partie liée avec la justification rationnelle des décisions de justice. À l’expérience, le construit ne saurait jamais être complètement saisi sans que le juge ne s’expliquât sur le donné. Mais voilà, le juge – plus spécialement les conseillers des cours régulatrices – est bien souvent taisant sur la ou les raisons qui ont présidé à sa décision. Rien n’est dit des discussions pesées, des choix débattus, qui dépassent le strict syllogisme mais aussi le strict litige et encore le strict juridisme[3], et qui impriment pourtant au droit positif un mouvement vers le droit idéal. Exit les « motifs des motifs ». La délibération se tient sous le sceau du secret.

Le secret est exclusif. Connu d’un nombre limité de personnes, il est recherché avec inquisition : « tous les hommes ont, par nature, le désir de connaître » (Aristote)[4]. « Cette inspiration instinctive de l’être à combler le sentiment d’un manque, d’une incomplétude »[5], est une aspiration invincible de l’homme du siècle nouveau, qui est, peu ou prou, assouvie par les technologies de l’information et de la communication, mais non par la technique juridique, à tout le moins pas complètement. Le droit est encore pensé comme « une religion à mystères, un dogme révélé et inaccessible à la raison »[6]. Mais le droit a ses raisons…

Suggérer la levée du secret relève de la provocation, sinon de la subversion. On oppose classiquement « le respect d’un secret absolu du travail créatif du juge, la protection de son indépendance par l’effet de l’anonymat, la garantie de l’autorité de sa décision, considérée comme monolithique, en quelque sorte impériale et, en tant que telle, forçant le respect »[7]. Des quatre vertus cardinales (prudence, tempérance, courage) la justice présente cette particularité d’être un rapport aux autres, en l’occurrence un rapport d’autorité. Une fois les intérêts en conflits confrontés, le juge doit dire le droit (savoir) et trancher le litige (pouvoir)[8]. Œuvre humaine, l’œuvre du juge est imparfaite par nature[9]. Par crainte d’accuser un peu plus cet état, et d’empêcher la concordia discordantium, on tait le doute et/ou le dissentiment du juge, et ce religieusement[10].

À l’exception notable des membres de la juridiction administrative[11], tout juge – judiciaire et constitutionnel –, lors de sa nomination à son premier poste, prête serment « de garder religieusement le secret des délibérations »[12] (caractère inclusif du secret). Le sacrement est rappelé dans les saints codes de procédure[13] et sanctionné conjointement par le droit disciplinaire[14] et le droit pénal[15] (caractère exclusif du secret). La règle du secret est absolue, écrit le président Canivet[16]. C’est un « devoir sacré » écrivit, en son temps, le procureur général Dupin[17]. Notre tradition[18], a professé le Doyen Vedel, ne va pas dans le sens de la publicité du dissentiment et l’on ne peut pas savoir quelques dégâts produirait le changement, le temps qu’il prendrait à s’acclimater et les effets inattendus qu’il entraînerait »[19]. La messe paraît être dite. Et pourtant. Élevé au rang de principe général du droit public français par le Conseil d’État[20], le secret n’a pas été canonisé dans le tout récent Recueil des obligations déontologiques des magistrats, ni dans Les principes déontologiques rédigés par le Réseau européen des conseils de la justice, sinon de façon très incidente[21]. Réflexion faite, le secret paraît tenir désormais moins de la raison que de l’incantation.

Incantation. On écrit que « les juristes font usage d’un mélange bigarré d’habitudes intellectuelles qui sont admises comme des vérités premières et cachent ainsi le contenu politique de la recherche des vérités (…). »[22] Le secret de la délibération est topique. Les réactions épidermiques des cours régulatrices à la liberté, toute relative, prise par les juges du fond prouvent trop. En l’état du droit positif, toute décision du juge judiciaire ou du juge administratif, qui mentionne qu’elle a été prise à l’unanimité des voix ou qui indique avoir été rendue à la majorité de tant de voix, encourt la cassation pour violation de la loi du secret. Pareille jurisprudence donne à penser. Les décisions critiquées ne portent nullement atteinte à l’indépendance du juge. Bien mieux, elles manifestent un effort créatif du juge pour garantir l’autorité de sa décision : faire comprendre, par prétérition certes, non pas faire croire. En instituant la Cour européenne des droits de l’homme, les membres du Conseil de l’Europe n’ont du reste pas confondu secret de la délibération et mise au secret du juge. Avant d’entrer en fonction, le juge de Strasbourg jure d’observer le secret des délibérations[23]. En exercice, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales l’autorise à publier des opinions séparées[24].

Les dissensions, quant au secret de la délibération, sont rares : tradition oblige. La parution, dans le courant de l’année 2010, des essais de deux anciens membres du Conseil constitutionnel[25] placent le sujet au cœur de l’actualité littéraire, peut-être, juridique, certainement. Pierre Joxe prend position publique sur des questions ayant fait l’objet de décisions de la part du juge de la rue Montpensier[26]. Il regrette qu’on l’ait invité à taire ses opinions différentes.

Il ne s’agit nullement de porter atteinte, par goût de la dispute, à l’imperium du juge. Il ne s’agit pas plus de faire mien l’enseignement d’Aristote, qui écrit que la fonction de la Réthorique doit avoir pour tâche de gagner l’adhésion d’un auditoire non spécialisé, des « auditeurs qui n’ont pas la faculté d’inférer par de nombreux degré et de suivre un raisonnement depuis un point éloigné. »[27] L’art du juge est difficile et la critique facile. Je pense avec M. le professeur Mouly que « l’hésitation que suscite le secret du délibéré doit être surmontée car l’opinion [du juge sur la délibération et/ou la motivation] ne révèle pas le délibéré ; elle révèle l’opposition d’arguments fondés. »[28] « Certains peuvent préférer maintenir un voile pudique sur le processus de fabrication des décisions au motif que dévoiler tous les mystères désenchanterait le public ; d’autres, préférer rendre public la confrontation des opinions au motif que la connaissance des débats est une condition de l’acceptation de la rationalité de la décision. »[29] J’opine en ce dernier sens.

Sur cette pente, je défendrai, en premier lieu, que le secret de la délibération doit être levé (pourquoi). Je présenterai, en second lieu, les modalités de la levée du secret de la délibération (comment). Vous l’avez compris, pourquoi, comment seront les deux temps de ma communication.

I.- Un secret de la délibération à lever (pourquoi)

On dit ordinairement que la valeur d’un principe se compte au nombre de ses exceptions. Le principe du secret de la délibération comptant, d’une part, nombre de défloraisons (A), il n’est plus de raison, d’autre part, de le maintenir (B).

A.- La défloraison du secret

États de la défloraison. La défloraison du secret est d’intensité variable. Tantôt, on feint de ne pas parler de la délibération. Tantôt, on se plait à parler de la délibération. Pour faire état des différents états de la défloraison, je verrai, d’abord, la défloraison par prétérition (1), ensuite la défloraison par expédition (2).

1) La défloraison par prétérition

Défloraisons du fait du « normateur ». En élevant le secret du délibéré au rang de principe général du droit, le Conseil d’État a réservé le cas où une exception formelle consacrée par la loi viendrait s’opposer à l’interdiction de divulguer une opinion séparée. Et bien, le législateur a autorisé, pour sa part mais sans le dire, qu’on déflorât, le secret en droit de l’arbitrage. Le juge s’est autorisé, pour la sienne, à déflorer, par prétérition, le secret en droit tout court.

Défloraison du fait du législateur. En droit de l’arbitrage, l’arbitre minoritaire est autorisé par la loi à ne pas signer la sentence, et ce sans préjudice de sa validité (C. pr. civ., art. 1473, al. 2). La nullité serait dangereuse en la matière, considère-t-on[30]. Se faisant, la personne qui siège dans le tribunal arbitral manifeste qu’elle n’approuve pas la sentence rendue par la majorité de ses collègues ; l’arbitre se désolidarise de l’opinion majoritaire. Étonnement, la plupart des auteurs considère que l’opinion séparée d’un arbitre est prohibée par le Code de procédure civile, en l’occurrence par l’article 1469, qui dispose que « les délibérations des arbitres sont secrètes »[31]. Mais, « l’arbitre qui rend publique une opinion particulière est-il plus reprochable que celui qui refuse sa signature »[32]? Je ne le pense pas. Le premier a en revanche le mérite d’expliciter son opinion séparée. Voilà une heureuse contribution au droit, à l’art du juste et du bien : « jus est ars aequi et boni » (Ulpien et Celse).

Pragmatique, la Cour d’appel de Paris considère du reste que « le secret du délibéré, qui n’est pas plus une cause de nullité de la sentence en droit international qu’en droit interne, ne fait (…) pas obstacle à l’expression d’opinions dissidentes ou séparées. »[33] C’est une litote. La formule négative – l’énonciation juridique – ne trompe pas : il s’agit d’une défloraison du secret du fait du juge, par prétérition. Il en une autre qui doit retenir l’attention.

Défloraison du fait du juge. La Cour de cassation pratique depuis plusieurs années, un marquage de ses arrêts. Ce marquage doctrinal est étroitement fonction de l’intérêt normatif de l’arrêt rendu. Le lecteur est ainsi avisé de la composition de la chambre et de la portée de la décision. Il est également informé des noms du rapporteur et de l’avocat général, ainsi que des noms des avocats en demande et en défense[34]. À l’analyse, pareilles informations participent à déflorer le secret de la délibération. En raison de la sophistication croissante du contentieux (ex eo quod plerumque fit), on constate une spécialisation des conseillers, qui donne au rapporteur une autorité importante, trop a-t-on écrit[35]. Pour les spécialisations étroites, le rapporteur est unique. Au fil des arrêts, les initiés sont en mesure de connaître la doctrine du rapporteur et d’apprécier sa portée sur la décision rendue. C’est particulièrement vrai s’agissant des arrêts rendus en formation simple de trois magistrats en matière civile (C. pr. civ., art. L. 431-1, al. 1er). Consciemment ou non, il se développe entre le rapporteur et la matière, un rapport de type « responsabilité-appropriation », écrit Guy Canivet. Partant, « chacun d’eux est ainsi en mesure de suivre de près la réception des arrêts par la doctrine, elle aussi spécialisée, et d’engager avec les auteurs, de manière plus ou moins étroite, directe et suivie – ou simplement implicite par publication interposées – une relation dialogique sur la pertinence des solutions. »[36] Mais voilà, on réserve la forme dialogique, propre à toute vraie communication, pour expliquer les conceptions qui sont à la fois assez importantes et assez mûries.

Ce désir d’explicitation, qui est du reste satisfait par la communication du rapport à la demande du lecteur, est topique d’une seconde forme de levée du secret de la délibération : la défloraison par expédition.

2) La défloration par expédition

Droits d’ici et d’ailleurs. La défloraison par expédition, qui consiste à faire ouvertement état de la délibération, est pratiquée tant en droit interne qu’en droit comparé.

Droit interne. En droit interne, on doit la levée du secret de la délibération aux politiques de promotion des décisions juridictionnelles rendues par la Cour de cassation, le Conseil d’État ou le Conseil constitutionnel. Si elles sont heureuses parce qu’elles satisfont à l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité du droit[37], elles s’avèrent être malheureuses pour les zélateurs du secret de la délibération. C’est que la ligne de fracture est ténue entre information et confession. Les communiqués de presse publiés (sur support papier ou électronique) par les cours régulatrices, en l’occurrence par le Service de documentation et d’études de la Cour de cassation (SDE) ou par le Centre de recherches et de diffusion juridiques du Conseil d’État, et les panoramas de jurisprudence rédigés par des conseillers référendaires prouvent trop. Certes, bon nombre ajoutent peu au texte de l’arrêt et s’assurent seulement de la bonne compréhension de la portée des arrêts rendus. De ce premier point de vue, ils ont une fonction pédagogique d’information et de vulgarisation[38]. Mais, il en est d’autres qui explicitent la motivation, voire y ajoutent, en signalant par exemple les raisons qui ont justifié le choix d’une interprétation[39]. De ce second point de vue, ils ont une fonction scientifique d’interprétation. À l’occasion de la publication de la première « chronique de la Cour de cassation » au Recueil Dalloz (2007, n° 13), il est écrit en propos liminaires que « l’objectif de cette chronique est d’éclairer le sens de certaines décisions, de révéler les influences extérieures qui ont pu éventuellement conduire à adopter telle ou telle solution, d’identifier à travers elles les lignes directrices de la jurisprudence de la Cour régulatrice. »[40] Le juge n’entend décidément pas être mis au secret. Dans le dessein de faire comprendre, et non de faire croire, il use à l’envie des supports de communication[41]. Le juge sait publier, consciemment ou non, des opinions dissidences dans les notes sous arrêts proposées dans le Bulletin d’information des arrêts de la Cour de cassation[42]. Le juge défend que la publication du rapport du conseiller, et dans une mesure moindre la publication des moyens de cassation, est un « élément précieux pour comprendre la ratio decidendi d’une jurisprudence », qu’il est « un moyen d’éclairer la solution finalement rendue et de comprendre le raisonnement suivi par l’arrêt dont la motivation cursive ne rend pas nécessairement compte (…)[43] Le juge s’évertue à commenter ses décisions, dans les revues et les mélanges[44], bravant, s’agissant à tout le moins des conseillers de la Cour de cassation, la défense itérative du président Truche[45]. Le juge fait œuvre de doctrine dans ses rapports annuels d’activité à l’occasion desquels les débats sont révélés ainsi que les influences juridiques et extra-juridiques[46] qui ont conduit à l’arrêt. Et il y a mieux ou pire, c’est selon. À l’expiration d’un délai de 25 ans, la loi autorise la publication du compte rendu des séances du Conseil constitutionnel, rédigées par son secrétaire général[47]. Qu’est-ce que cette pratique sinon une violation éclatante, mais à rebours, du secret de la délibération ?

Droit comparé. La pratique des opinions séparées est répandue en droit conventionnel et dans les droits étrangers. Et on n’entend aucun crie d’orfraie. L’idée ne viendrait à personne de soutenir que les juges de Strabourg ou que leurs homologues ordinaires de Santiago du Chili ne sont pas indépendants. Mais comparaison n’est pas raison. Aussi je n’en dirai pas plus. Et puisqu’il s’agit de raison. Il importe à présent, avec prudence, de faire état des déraisons du secret.

B.- Les déraisons du secret

Le secret ne me paraît pas être frappé au coin…de la raison, à tout le moins tel qu’on l’appréhende classiquement. En consacrant le secret de la délibération, il semble, à la réflexion, que le législateur ait eu pour intention première d’interdire aux juges et arbitres de délibérer en présence des parties ou des tiers et de proscrire que celui qui n’opine pas dans le sens de ses pairs ne révèle les positions prises en conscience par chacun d’eux. Au soutient de cette thèse, j’invoquerai l’absence de nullité textuelle de la décision en cas de défloraison du secret[48]. J’ai bien conscience en disant cela de réduire notablement la portée du secret, à tout le moins sa portée théorique. Car, en pratique, ladite portée est réduite à une portion congrue mais ramassée à sa quintessence.

L’exception du secret de la délibération n’emporte pas la conviction. Je ne suis ni convaincu que le silence observé sur les motifs des motifs garantisse l’autorité du jugement, ce que j’exposerai d’abord (1), ni qu’il participe de la sécurité juridique, ce que présenterai ensuite (2).

1) Autorité du jugement

On dit que l’autorité du jugement serait garantie par le secret de la délibération, lequel protégerait par ailleurs l’indépendance du juge[49]. En disant cela, il semble que l’on confonde autorité – auctoritas – et pouvoir – postestas. – Auctoritas vient d’augere, qui veut dire augmenter. « Elle est ce supplément d’âme qui anime et intensifie un pouvoir »[50], en l’occurrence le pouvoir du juge de trancher le litige (C. pr. civ., art. 12). En somme, l’autorité du jugement ne saurait être exclusivement organique ou institutionnelle. Le statut du locuteur ne confère pas ipso facto son autorité à un énoncé[51]. S’il importe au juge de déclarer publiquement, au nom du peuple français (C. pr. civ., art. 454), laquelle des prétentions en conflit est justifiée ; il importe tout autant qu’il expliquât au justiciable, quand même serait-il juge de cassation, les raisons de tous ordres pour lesquelles ce dernier subit, tant d’un point de psychologique et social qu’économique, les conséquences coûteuses de sa défaite[52]. Si l’on accorde qu’« une décision de justice ne puise sa rationalité que dans la confrontation des arguments qui l’a fait naître (…), alors on conviendra que la connaissance des débats est une condition de l’acceptation de la rationalité de la décision. »[53] En ce sens, un assistant à la Cour constitutionnelle d’Allemagne écrit que « l’opinion dissidente transfère les raisons de respecter une décision de justice de l’autorité institutionnelle à la qualité du raisonnement. »[54] Et un conseiller à la Cour de cassation d’affirmer que « l’opinion dissidente renforce l’indépendance du juge, en la rendant plus visible, plus éclatante. »[55]

La levée du secret concourt à l’acceptation par le justiciable de la décision. Elle renforce encore la motivation, laquelle est du reste un droit du justiciable[56].

En droit conventionnel, l’opinion séparée participe de la motivation des arrêts et décisions de la Cour européenne des droits de l’homme. Le titrage de l’article 45.2 de la convention est en ce sens (in « Motivations des arrêts et décisions »). On peut affirmer avec d’autres que : « la pression que représente l’éventualité de la publication d’opinions dénonçant l’insuffisance de l’argumentation de la majorité entraîne une motivation mieux étayée »[57] (fonction préventive de la « levée » du secret de la délibération). Pour cause : « pour contredire un adversaire ou un partenaire, il faut trouver un argument de rang plus élevé que les siens. »[58] Source vivifiante du droit, l’exposé et la critique du donné comme du construit promettent un foisonnement de concepts et de solutions juridiques inédites[59] (fonction curative de la « levée » du secret de la délibération). Ils sont annonceurs d’une ingénierie juridique au service du beau droit, « celui seul reçu (accipitur) par le bon peuple pour tenir lieu de vérité (pro veritate). »[60]

En disant cela, j’entends bien les critiques formulées par les opposants à la levée du secret de la délibération. Mais les prédictions de grands troubles dans la force de la jurisprudence ne convainquent pas. Je pense au contraire que l’exposé ou la critique de la délibération et/ou de la motivation participent de la sécurité juridique.

2) Sécurité juridique

Prévention. Si l’on s’accorde pour dire que la décision rendue par le juge est spéciale et relative, il est suffisamment su que quelques autres, rendues par la Cour de cassation et le Conseil d’État, voire par une cour administrative d’appel[61], ont une portée générale et absolue. Il est des circonstances dans lesquelles l’article 5 du Code civil est tacitement abrogé, sur le commandement exprès, au demeurant, de l’article 4 du Code civil. Ces décisions concourent à la formation d’une jurisprudence normative[62]. Comme le discours législatif, le discours juridictionnel comporte des énoncés[63]. On nombre des « normateurs », il importe donc de compter le législateur (interne et communautaire) et le juge[64]. Caractérisé par sa finitude, le droit est en perpétuel changement : vingt fois sur le métier, l’ouvrage doit être remis. L’encre de la loi de sauvegarde des entreprises est à peine sèche qu’elle a déjà été modifiée et vient de l’être une énième fois[65]. Aussi, l’on doit pouvoir préparer les revirements de jurisprudence comme on prépare les changements de législation[66]. La jurisprudence est la science des prudents. Mais l’invention d’un droit transitoire prétorien, à laquelle on songe spontanément, n’est pas sage[67]. Si l’on ne saurait discuter qu’un pareil droit assure la mise en œuvre de l’objectif de valeur constitutionnelle qu’est la bonne administration de la justice, laquelle exige que soit évitée une application erratique, due à l’impréparation, de règles nouvelles de procédure, il n’en reste pas moins que l’application dans le temps de la jurisprudence prive le demandeur au pourvoi, qui seul a porté le poids de l’aléa judiciaire, du bénéfice des efforts intellectuels et matériels déployés pour corriger le droit positif[68]. Aussi bien la sentence populaire, qui commande de prévenir plutôt que de guérir, a-t-elle tout son sens en la matière. La levée du secret du délibéré a une fonction prophylactique. Elle évite, au moins pour partie, ce qui n’est pas rien, les heurts et malheurs de la modulation dans le temps de la jurisprudence[69]. Et ce n’est pas là sa seule qualité. Je crois qu’elle est de nature à endiguer la processivité.

Processivité. « Moins on est apte à maîtriser la ratio decidendi, et donc à présenter les grandes articulations d’une question, plus les plaideurs sont invités à tenter leur chance »[70]. La partie qui défaille doit recevoir une explication de nature à panser ses blessures. Des arrêts peu argumentés manquent à leur objectif fondamental d’apaisement des conflits. Les cours régulatrices le savent bien. C’est la raison pour laquelle elles intensifient leurs efforts pour expliciter le sens de leurs décisions. C’est louable mais peu profitable, car la motivation est à rebours, en dehors de l’arrêt. Or, « les échanges entre magistrats [écrit le président Tricot] enseignent que, dans les juridictions d’autres pays ou les juridictions internationales qui publient les opinions dissidentes, cette pratique n’a pas pour effet d’affaiblir la décision ou de provoquer des tentations de remise en cause de la règle retenue : elle constitue davantage une manière commode de faire savoir que tous les points en débat ont été examinés. »[71]

Pour toutes les raisons précédemment évoquées, et je ne prétends aucunement à l’exhaustivité, le secret de la délibération doit être levé. Mais défendre que la connaissance du donné est parée de mille atours est une chose. Évoquer les modalités de la levée du secret de la délibération en est une autre. C’est ce qu’il importe à présent d’envisager.

II.- La levée du secret de la délibération (comment)

Deux séries de considération président à la levée du secret de la délibération. Ce sont, d’une part, les moyens d’agir (A). C’est, d’autre part, la qualité pour agir (B).

A.- Les moyens d’agir

Le possible. L’exposé critique des moyens d’agir commande que les champs du possible soient, d’abord, explorer (1). Chose faite, il s’agira, ensuite, de préciser les conditions du possible (2).

1) Les champs du possible

Les champs du possible sont riches, ils n’attendent qu’à être cultivés. Le juge en a, du reste, pleinement conscience. On l’a dit de façon incidente. Le secret de la délibération peut être levé a minima ou/et a maxima.

A minima, la formation collégiale de jugement pourrait faire mention du partage des voix. Le lecteur, au nombre desquels on compte, primus inter partes, le perdant, pourrait tirer enseignement de ce que l’arrêt a été rendu à l’unanimité ou à une majorité qualifiée. La processivité découragée, par hypothèse, on pourrait augurer un endiguement du contentieux, par voie de conséquence. A minima, encore, la juridiction pourrait expliciter davantage les principes posés et les justifications des choix opérés[72]. En l’état, la brièveté des décisions de la Cour de cassation, laquelle, au passage, est un marqueur structurel critiquable de souveraineté[73], brouille le signal. On pourrait ainsi satisfaire pleinement aux exigences de la Cour européenne des droits de l’homme, qui, par le passé, a attiré l’attention de la France sur les modalités d’exécution de l’obligation de motivation[74]. A minima, enfin, la cour pourrait systématiser la publication des rapports des conseillers, conclusions des avocats généraux et moyens des parties. On pourrait ainsi mettre un terme à une diffusion erratique des travaux préparatoires de la décision.

A maxima, il s’agit de consacrer la pratique des opinions séparées[75]. J’entends bien les réserves qu’inspire ce dispositif. Mais je ne pense pas qu’en les pratiquants le juge minoritaire sombre du côté obscure de la force[76]. On aura garde de noter que l’opinion n’est pas nécessairement divergente. Elle peut tout à fait être concordante. En cette occurrence, le juge minoritaire partage la solution retenue mais pas le fondement[77]. L’opinion séparée est un discours sur le droit. À ce titre, elle relève de l’ordre du descriptif et n’a, par voie de conséquence, aucun degré de normativité. Autrement dit, ce métalangage (langage qui porte sur un langage) n’est pas performatif ; il ne comporte aucun énoncé déontique[78]. Il n’y a pas lieu de craindre une confusion de genres et une déqualification de la décision. Mutatis mutandis, la loi ne perd pas de son prestige pour la seule raison que des opinions minoritaires ont été émises publiquement à l’occasion de la délibération parlementaire (examen en commission puis discussion publique)[79]. Dans le mesure où les cours régulatrices interprètent la loi, voire la réécrivent, et je songe tout particulièrement à la réforme du recours des tiers payeurs[80], je ne vois pas de raison dirimante d’interdire à la Cour de cassation, au Conseil d’État ou au Conseil constitutionnel d’émettre une opinion minoritaire. Une décision de justice « n’est pas l’énoncé d’une vérité, mais l’expression d’un choix qui a donné lieu à des échanges argumentatifs[81]. » Il ne me paraît pas scandaleux que le juge s’en justifiât[82].

Dans sa dénonciation, en toute ou partie de l’opinion majoritaire, l’opinion séparée peut être rapprochée de la réthorique arisotélicienne qui est l’art de rechercher, dans toute situation, les moyens de persuasion disponibles[83], encore que l’exercice de cet art suppose réunies un certain nombre de conditions.

2) Les conditions du possible

Les conditions du possible sont de deux ordres. La levée du secret de la délibération suppose satisfaites une condition organique et une condition fonctionnelle, d’importance inégale.

Condition organique. La pratique des opinions séparées suppose nécessairement l’existence d’un organe pluridisciplinaire et l’absence d’un consensus. c’est un truisme que de l’affirmer. Si l’on considère que dans bien des cas le juge unique tend à supplanter la formation collégiale[84], et le nombre limité de places offertes aux derniers concours d’entrée à l’École nationale de la magistrature est topique, les réserves traditionnellement formulées peuvent raisonnablement être tempérées[85].

Condition fonctionnelle. Si la levée du secret du délibéré présente nombre de vertus, elle est porteuse de vices apparents et de vices cachés. À peine d’empêcher matériellement le juge de tirer profit des moyens d’agir envisagés, il importe de les garantir.

Au nombre des vices apparents, on songe spontanément au coût que représente pour les chefs de cours la politique de promotion des décisions juridictionnelles. Mais ceci n’est peut-être pas insurmontable en raison des possibilités de diffusion en ligne. Le coût est plutôt d’une toute autre nature. Il participe du reste des vices cachés. Les moyens listés, à l’exception notable de la mention du partage des voix, sont chronophages. Or le temps c’est de l’argent. Les diligences supplémentaires observées par les juridictions allongeront nécessairement le délai de traitement des saisines. Partant, elles risquent de rendre l’État justiciable d’une action en responsabilité pour organisation défectueuse de son service public de la justice. Mais, ce vice n’est peut-être pas rédhibitoire, à tout le moins je ne veux pas le croire. Il en est un autre, en revanche, dont il faut se garder.

Une étude quantitative des opinions dissidentes au Canada fait état d’opinions exprimées en plus de 80 pages[86]. Au vu du contentieux que les juridictions françaises sont amenées à connaître, et du droit qu’a le justiciable à ce que sa cause soit entendue dans un délai raisonnable, c’est proprement impraticable. On pourrait alors songer à autoriser le juge minoritaire à faire publiquement part de sa dissidence, mais à la double condition qu’il publie une courte note, et qu’il la soumette, aux fins de contrôle formel, au président de chambre ou du conseiller-doyen.

Cette dernière considération doit à présent retenir l’attention ; elle a partie liée avec la qualité pour agir.

B.- La qualité pour agir

La qualité pour agir c’est, d’abord, le droit d’agir (1), ensuite, la faculté d’agir (2).

1) Le droit d’agir

S’agissant du droit d’agir, on peut avoir deux dispositions d’esprit : être libertaire ou liberticide.

Libertaire, on autorise n’importe quel juge, quel que soit son grade ou son rang, à déflorer le secret de la délibération. En théorie, le risque est grand, pour reprendre les mots du Doyen Vedel, que « la lente élaboration du consensus, qui préside à un grand nombre de décisions, soit sacrifiée au désir sportif bien humain, et bien français, de signer de son nom l’exploit du jour (…). »[87] En pratique, le risque est faible. Les magistrats, en sous-nombre, me paraissent bien trop occupés par leurs dossiers, en surnombre, et préoccupés par leurs conditions de travail, pour prendre le temps de pratiquer ledit sport.

Liberticide, primo, on réserve la publication d’opinions séparées aux conseillers des cours régulatrices ; secundo, on la limite aux pourvois posant une question juridique majeure (dans son principe et/ou ses effets) ou une question de société ; tertio, on réserve la pratique d’un pareil dispositif aux décisions rendues en plénière de chambre ou en formation solennelle.[88]

Le choix entre les deux branches de l’alternative n’est pas binaire ; il est étroitement dépendant du moyen d’agir mis en œuvre. Si l’on peut autoriser une défloraison à large spectre (ratione personae), mais a minima (ratione materiae) du secret de la délibération, il paraît plus prudent d’interdire une défloraison a maxima (ratione materiae) et tous azimuts (ratione personae) dudit secret. Au nombre des raisons sus-évoquées, il faut ajouter, entre autres, l’utilité discutable de ce dernier dispositif pour les justiciables des juridictions du fond. En raison du contrôle de légalité exercé par les cours régulatrices, les tribunaux et cours d’appel sont invités à soigner la motivation de leurs décisions respectives. Partant, le perdant est généralement en mesure de mieux saisir la ou les raisons qui justifient qu’il ait été débouté.

2) La faculté d’agir

Quant à la faculté d’agir, si l’on ne saurait contraindre un juge à pratiquer a maxima la levée du secret de la délibération, on doit pouvoir imposer aux cours régulatrices de lever a minima le secret de la délibération. La communication du rapport du conseiller-rapporteur aux parties y participe d’ores et déjà.

Vox clamantis in deserto? J’ai un doute légitime. Il peut pour partie être levé si l’on veut bien considérer la fonction duale des cours régulatrices. La Cour de cassation et le Conseil d’État ont une fonction de censeur et de normateur. En qualité de censeurs, le juge du Quai de l’Horloge et son homologue de la place du Palais Royal contrôlent la légalité des décisions prises par les juridictions inférieures. En qualité de « normateurs », ils inventent le droit. Si l’on peut opposer quelques arguments à la levée du secret de la délibération en contemplation de la fonction correctrice exercée par nos hautes juridictions, je ne vois plus d’empêchement à la levée du secret de la délibération en raison de l’exercice de leur fonction créatrice[89], sauf alors à la nier…

Voix de celui qui crie dans le désert ? Peut-être. Je reste en tout état de cause soulagé d’avoir pu faire part du secret de ma délibération.

[1] Contribution au colloque “La délibération” publiée à la Revue Procédures, 2010/3, étude n° 6.[2] V. N. Cayrol, La notion de délibération, rapport introductif.

[3] En ce sens, P. Deumier, Les « motifs des motifs » des arrêts de la Cour de cassation. Étude des travaux préparatoires, mél. J.-F. Burgelin, Dalloz 2008, p. 125. V. égal. F. Zénati-Castaing, Les motivation des décisions de justice et les sources du droit, D. 2007, p. 1553.

[4] V. égal. J.-M. Varaud, Secret et transparence, Gaz. Pal. 14 sept. 2002, n° 252.

[5] Trésor de la langue française informatisée, v° Désir.

[6] D. Rousseau, Une opinion dissidente en faveur des opinions dissidentes, Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 8, 2000, p. 113, spéc. p. 114.

[7] J.-P. Ancel, L’officieux et le non-dit dans le jugement in Les méthodes de jugement, 3ème conférences, mars 2005, www.courdecassation.fr V. égal. en ce sens, S. Daël, Contentieux administratif, 2ème éd., PUF, 2008, p. 206 : « Tabernacle qui protège l’indépendance du juge » ; J.-P. Dumas, Dictionnaire de la justice, ss. dir. L. Cadiet, PUF, 2004, v° Délibéré. Cmp J.-P. Dumas, Secret de juges, mél. P. Catala, Litec, 2001, p. 179.

[8] G. Wiederkehr, Qu’est-ce qu’un juge, mél. R. Perrot, Dalloz, 1996, p. 575, spec. p. 584.

[9] V. not. en ce sens, J.-L. Aubert, De quelques risques d’une image troublée de la jurisprudence de la Cour de cassation, mél. P. Drai, Dalloz, 2000, p. 7, spéc. p. 8.

[10] V. la mise en garde de Faustin Hélie (Traité de l’instruction criminelle) sur les conséquences qui découleraient d’une divulgation du contenu des délibérations : « Ne serait-ce pas (…) dépouiller à la fois le juge de sa dignité et le jugement de sa force ? » (cité par W. Mastor, Opiner à voix basse…et se taire : réflexions critiques sur le secret des délibérés, mél. B. Genevois, Dalloz, 2009, p. 736. V. égal. en ce sens, F. Luchaire et G. Vedel, Contre la transposition des opinions dissidentes en France, Le point de vue de deux anciens membres du Conseil constitutionnel, Cahiers du Conseil constitutionnel, 2000, n° 8, pp. 111, 112.

[11] En ce sens, R. Chapus, Droit du contentieux administratif, 13ème éd., Montchrestien, 2008, n° 1170.

[12] Serment des juges professionnels : Ord. 22 déc. 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, art. 6.  Serment des juges non professionnels : v. not. C. com., art. L. 722-7, al. 1er (juges consulaires) ; C. trav., art. D. 1442-12 (conseillers prud’homaux) ; C. sécu. soc., art. L. 143-2-1, al. 2 (assesseurs des tribunaux du contentieux de l’incapacité) C. sécu. soc., art. L. 143-7 et R. 143-17, al. 3 (assesseurs de la cour nationale de l’incapacité et de la tarification de l’assurance des accidents du travail) ; C. rur., art. L. 492-4, al. 2 (assesseurs des tribunaux paritaires des baux ruraux) ; C. proc. pén., art. 304 (jurés d’assises). Serment des « juges » constitutionnels : ord. n° 58-1067 du 7 nov. 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, art. 3, al. 1er.

[13] C. pr. civ., art. 448 : « Les délibérations des juges sont secrètes » ; C. justice adm., art. 8 : « Le délibéré des juges est secret ». Cmp D. n° 59-1292 du 13 nov. 1959 sur les obligations du Conseil constitutionnel, art. 1 : « Les membres du Conseil constitutionnel ont pour obligation générale de s’abstenir de tout ce qui pourrait compromettre l’indépendance et la dignité de leurs fonctions. »

[14] Ord. 22 déc. 1958, art. 6.

[15] C. pén., art. 226-13.

[16] G. Canivet, Comprendre le délibéré ou les mystères de la chambre du conseil, mél. S. Guinchard, Dalloz, 2010, p. 217

[17] Cass. Crim., 9 juin 1843, D. 1843, p. 718.

[18] Seule entorse relevée à cette tradition : Constitution 24 juin 1793 (inappliquée), art. 94, in limine : « Ils (les arbitres publics et les juges de paix – juges élus tous les ans –) délibèrent en public. – Ils opinent à haute-voix. – (…) ». Le constituant entendait, dans le droit intermédiaire, organiser un contrôle politique sur le fonctionnement des juridictions. Pour ce faire, la propriété des offices de judicature est supprimée (loi 16-24 août 1790 ; v. not. E. Garsonnet, Traité théorique et pratique de la procédure, t. 1, 2ème éd., Paris, 1898, §103, p. 187). En raison des « altercations scandaleuses » qui se produisirent entre le public et les juges (É. Glasson, Précis théorique et pratique de procédure civile, t.1, Paris, 1902, pp. 348-359), le secret sera rétabli par l’article 208 de la Constitution du V fructidor an III (22 août 1795) : « Les séances des tribunaux sont publiques ; les juges délibèrent en secret ; les jugements sont prononcés à haute voix ; ils sont motivés, et on y énonce les termes de la loi appliquée ». V. not. sur l’histoire du secret du délibéré, Cl. Bouglé, Au cœur des traditions mystérieuses de la Cour de cassation, D. 2006, p. 1991 ; W. Mastor, opinions séparées des juges constitutionnels, préf. M. Troper, Économisa, 2005, nos 199 et s. – Opiner à voix basse…et se taire : réflexions critiques sur le secret des délibérés, op. cit., pp. 728-730 ;

[19] Neuf ans au Conseil constitutionnel, Le débat, 1982, n° 55 cité par W. Mastor, Opiner à voix basse…et se taire : réflexions critiques sur le secret des délibérés, op. cit., p. 735.

[20] CE, 17 nov. 1922, Léguillon, Rec. p. 849 ; J.-C. Bonichot, P. Cassia et B. Poujade, Grands arrêts du contentieux administratif, 2ème éd., Dalloz, 2009, n° 63, p. 1051.

[21] Recueil, art. e.11 in La dignité de la personne : « En audience collégiale, le président anime le délibéré ; chaque magistrat dispose d’une voix et se plie à la décision de la majorité. L’anonymat que confère le secret du délibéré et qui interdit toute recherche de responsabilité individuelle, n’autorise pas d’abus d’autorité de la part d’un magistrat ». Principes, art. 2.2 in La dignité et l’honneur : « Le juge s’abstient de formuler des commentaires sur ses décisions, même si celles-ci sont désapprouvées par les médias ou la doctrine, ou encore si elles sont réformées. Son mode d’expression est la motivation de ses décisions. »

[22] A.-J. Arnaud, Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, 2ème éd., L.G.D.J., 1993, p. 551. V. égal. V. Lasserre-Kiesow, La vérité en droit civil, D. 2010, p. 907.

[23] Cour EDH, règlement, art. 3.1 (article inchangé depuis 18 sept. 1959) : « je jure – ou je déclare solennellement – que j’exercerai mes fonctions de juge avec honneur, indépendance et impartialité et que j’observerai le secret des délibérations. »

[24] Conv. EDH, règlement, art. 45, al. 2 (in de la motivation) : « Si l’arrêt n’exprime pas en tout ou en partie l’opinion unanime des juges, tout juge a le droit d’y joindre l’exposé de son opinion séparée. » À noter toutefois que l’argument prouve peu. La nature internationale de cette juridiction limite la pertinence du raisonnement par analogie, voire l’interdit ; la Conv. EDH est irréductible aux juridictions de droit interne.

[25] D. Schnapper, Une sociologue au Conseil constitutionnel, Gallimard, NRF Essais, 2010, spéc. pp. 298 et s. ; P. Joxe, Cas de conscience, éditions Labor et Fides, 2010.

[26] D. n° 59-1292 du 13 nov. 1959 sur les obligations du Conseil constitutionnel, art. 2, al. 1er : « Les membres du Conseil constitutionnel s’interdisent en particulier pendant la durée de leurs fonctions : De prendre aucune position publique ou de consulter sur des questions ayant fait ou étant susceptibles de faire l’objet de décisions de la part du Conseil. »

[27] Rhétorique, Gallimard, 2003, Livre I, 1-Définition de la rhétorique, spéc. n° 1357 a, p. 25.

[28] Ch. Mouly, Comment rendre les revirements de jurisprudence davantage prévisibles, Petites affiches, 18 mars 1994, n° 33, spéc. n° 18.

[29] D. Rousseau, Une opinion dissidente en faveur des opinions dissidentes, op. cit., p. 114.

[30] CA Paris, 1ère ch. suppl., 19 mars 1981, Rev. arb. 1982, p. 84, note J. Viatte, cité par J.-D. Bredin, Le secret du délibéré arbitral, mél. P. Bellet, Litec, 1991, p. 71, spéc. n° 9.

[31] En ce sens, J.-D. Bredin, Le secret du délibéré arbitral, op. cit., n° 10. V. égal.. Loquin, JurisClasseur Procédure civile, fasc. 1042 : Arbitrage, Sentence arbitrale, 1996, n° 24 ; fasc. 1015 : Arbitrage, L’arbitre, mars 2009, n° 97.

[32] J.-D. Bredin, Le secret du délibéré arbitral, op. cit., n° 12, p. 80.

[33] CA Paris, 9 oct. 1998, Rev. arb. 2008, p. 843, cité par É. Loquin, JurisClasseur Procédure civile, fasc. 1015 : Arbitrage, L’arbitre, op. cit., n° 97.

[34] Cette dernière mention, qui associe en quelque sorte les avocats aux Conseils à la décision ou à l’arrêt rendu, atteste également que les conditions de la loi sur la représentation en justice ont été observées.

[35] En ce sens, M.-N. Jobard-Bachelier et X. Bachelier, La technique de cassation, 7ème éd., Dalloz, 2010, n° 5. V. égal. É. Baraduc, L’organisation interne de la Cour de cassation favorise-t-elle l’élaboration de sa jurisprudence ? in La Cour de cassation et l’élaboration du droit, ss. dir. N. Molfessis, Economica, 2004, p. 33, spéc. nos 5, 6.

[36] Le mécanisme de décision de la Cour de cassation. Pour une ethnographie à écrire d’une autre fabrique du droit, mél. B. genevois, Dalloz, 2009, p. 149, spéc. n° 29.

[37] Cons. const., décision n° 99-421 DC du 16 déc. 1999 ; directive 2003/98/CE du 17 déc. 2003 (au nombre des instruments essentiels pour développer le droit à la connaissance, principe fondamental de la démocratie, on doit compter la jurisprudence).

[38] P. Deumier, Les communiqués de la Cour de cassation : d’une source d’information à une source d’interprétation, RTD Civ. 2006, p. 510.

[39] P. Deumier, Les communiqués de la Cour de cassation, op. cit., eod. loc. V. égal. R. Encinas de Munagorri, Faut-il annoncer un revirement de jurisprudence par voie de presse ? Propos sur l’autorité du président de la Chambre sociale de la Cour de cassation, RTD Civ. 2004, p. 590.

[40] A. Lacabarats, Chronique de la Cour de cassation, D. 2007, pp. 889-891. À ce jour, 17 chroniques ont été publiées. Ledit propos liminaire donne à penser. On ne sait pas bien à qui l’imputer : au directeur du SDE ou au rédacteur en chef du Recueil. Si c’est le fait de la rédaction, et si l’on considère que, en toute hypothèse, le premier a donné son imprimatur au second, il est permis d’inférer que les vues du rédacteur sont partagées par le directeur.

[41] V. not. A. Perdriau, Les publications de la Cour de cassation, Gaz. Pal. 04 janv.  2003, p. 2.

[42] P. Deumier, Les notes au BICC : d’une source d’information à une source d’interprétation pouvant devenir source de confusion (note sous Cass. Ass. plén., 6 oct. 2006), RTD Civ. 2007, p. 61.

[43] G. Canivet, Le mécanisme de décision de la Cour de cassation. Pour une ethnographie à écrire d’une autre fabrique du droit, op. cit., spéc. n° 41.

[44] C’est particulièrement le cas des conseillers d’État, dont les arrêts sont par ailleurs moins lapidaires que ceux de la Cour de cassation (v. L. Teresi, Remarques sur la lecture des arrêts de cassation du Conseil d’État, RFDA 2010, p. 99). V. not en ce sens les commentaires publiés aux mélanges en l’honneur de B. Genevois.

[45] Dans une circulaire datée de 1998, le premier président Truche rappelle les membres de la Cour de cassation à leurs obligations déontologiques dans le dessein de faire cesser les commentaires publiés par certains hauts magistrats dans les revues juridiques laissant apparaître leur avis (citée par G. Canivet, Le mécanisme de décision de la Cour de cassation. Pour une ethnographie à écrire d’une autre fabrique du droit, op. cit., spéc. n° 20).

[46] C. Charbonneau, Le rapport annuel de la Cour de cassation a 40 ans, Lamy Droit civil 2008. 49 ; Y Aguila et Ph. Waquet, L’officieux et le non-dit dans le jugement in Les méthodes de jugement, 3ème conférence, mars 2005, www.courdecassation.fr

[47] C. patrim., art. L. 213-2 sur renvoi D. 2009-1123 du 17 sept. 2009 rel. aux archives du Conseil constitutionnel, art. 3, al. 2 (60 ans à l’origine). V. Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, Dalloz, 2009. À noter que le Conseil d’État fait établir un compte rendu des délibérations. Consultable par les seuls membres de la cour administrative suprême. Pour l’heure, il est encore confidentiel.

[48] L’article 448 C. pr. civ. ne mentionne pas parmi les cas de nullité du jugement la violation du secret du délibéré (v. égal. C. pr. civ., art. 1480 s’agissant de la nullité de la sentence arbitrale). Pour autant, la doctrine processualiste la plus autorisée professe que la nullité pourra toujours être prononcée si l’on admet qu’il puisse exister des causes de nullité fondées sur les principes généraux (v. not. en ce sens S. Guinchard, C. Chainais, F. Ferrand, Procédure civile, 30ème éd., Dalloz, 2010, n° 1044).

[49] V. supra n° 4.

[50]S. Kernéis, Dictionnaire de la culture juridique, ss. dir. D. Alland et S. Rials, Lamy-PUF, 2003, v° Autorité.

[51] Contra D. de Béchillon, Qu’est-ce qu’une règle de droit, O. Jacob, 1997, p. 168. L’auteur précise : « en valeur absolue, il faut également prendre en compte que cette autorité dépend aussi de la prétention du locuteur de l’exercer » (p. 168, note 8).

[52] En ce sens, G. Canivet, Comprendre le délibéré, op. cit., n° 26. Cela s’impose avec d’autant de force plus lorsque la Cour de cassation rend un arrêt de rejet. Mais, ce faisant, elle s’expose aux critiques de la Cour européenne des droits de l’homme.

[53] D. Rousseau, Une opinion dissidente en faveur des opinions dissidentes, op. cit. Cmp. P. Drai, Le délibéré et l’imagination du juge, mél. R. Perrot, Dalloz, 1996, p. 107, spéc. 118 : « [le juge] ne doit plus se considérer comme satisfait s’il a pu motiver sa décision de façon acceptable. Il lui faut se surpasser et rechercher si cette décision sera tenue pour juste ou, du moins, raisonnable et, en plus, acceptable pour les parties. »

[54] Ch. Walter, La pratique des opinions dissidentes en Allemagne in Contributions au débat sur les opinions dissidentes dans les juridictions constitutionnelles, Cahiers du Conseil constitutionnel n° 8, 2000, p. 81. V. égal. W. Mastor, Opiner à voix basse…et se taire : réflexions critiques sur le secret des délibérés, op. cit., p. 738.

[55] J.-P. Ancel, L’officieux et le non-dit dans le jugement, op. cit.

[56] S. Gjidara, La motivation des décisions de justice : impératifs anciens et exigences nouvelles, Petites affiches 26 mai 2004, n° 105, p. 3.

[57] W. Mastor, Opiner à voix basse…et se taire : réflexions critiques sur le secret des délibérés, op. cit., p. 740.

[58] M. Troper, Faut-il réformer le Conseil constitutionnel (table ronde) in Le Conseil constitutionnel a 40 ans, Journées des 27- 28 oct. 1998, L.G.D.J., 1999, p. 191.

[59] Cl. L’heureux-Dubé in Contributions au débat sur les opinions dissidentes dans les juridictions constitutionnelles, Cahiers du Conseil constitutionnel n° 8, 2000, p. 85 ; W. Mastor Les opinions séparées des juges constitutionnels, op. cit., nos 597 et s.

[60] J. Carbonnier, Droit civil, Introduction, 27ème éd., 2002, PUF, n° 192. À noter que le Doyen Carbonnier parle formellement de la chose jugée.

[61] V. en ce sens, O. Sabard, La hiérarchisation de la jurisprudence, Revue Lamy droit civil, 2009, p. 61. V. égal. Ph. Théry, La jurisprudence des cours d’appel et l’élaboration de la norme in La Cour de cassation et l’élaboration du droit, ss. dir. N. Molfessis, Économisa, 2004, p. 129.

[62] F. Zénati, La nature de la Cour de cassation, BICC n° 575, 15 avr. 2003. Adde Th. Rrevet, La légisprudence, mél. Ph. Malaurie, Defrénois, 2005, p. 377.

[63] W. Mastor, Les opinions séparées des juges constitutionnels, op. cit., n° 86.

[64] V. égal. en ce sens, J. Monéger, La maîtrise de l’inévitable revirement de jurisprudence : libres propos et images marines, RTD Civ. 2005, p. 323). L’auteur préfère l’expression de « jurislateur ».

[65] La loi n° 2010-1249 du 22 oct. 2010 de régulation bancaire et financière introduit dans notre droit des procédures collective une variante de la procédure de sauvegarde : la procédure de « sauvegarde financière accélérée » (art. 57 et 58 de la loi ; C.com., art. L. 628-1 à L. 628-7 en vigueur à compter du 1er mars 2011).

[66] V. égal. en ce sens, Ch. Mouly, Comment limiter la rétroactivité des arrêts de principe et de revirement ?, Petites affiches 04 mai 1994, n° 53, spéc. nos 4, 7.

[67] V. sur cette question, Les revirements de jurisprudence, rapport ss. dir. N. Molfessis, Litec, 2005 ; B. Seiller, La modulation des effets dans le temps de la règle prétorienne. Tentative iconoclaste de systématisation, mél. B. Genevois, Dalloz, 2009, p. 977.

[68] V. topiquement Cass. crim., 19 oct. 2010 (3 arrêts), FP, à paraître au bulletin. En l’espèce la Chambre criminelle de la Cour de cassation dénonce la non conventionalité de la garde à vue (sur le fondement de l’article 6§1 Conv. EDH), mais reporte dans le temps l’application de sa jurisprudence au 1er juillet 2011 et s’en explique dans un communiqué publié sur son site Internet.

[69] J. Monéger, La maîtrise de l’inévitable revirement de jurisprudence : libres propos et images marines, op. cit.

[70] R. Libchaber, Retour sur la motivation des arrêts de la Cour de cassation et le rôle de la doctrine, RTD Civ. 2000, p. 679.

[71] D. Tricot, L’élaboration d’un arrêt de la Cour de cassation, JCP G. 2004, I, 108, n° 23.

[72] Mais ce n’est pas à l’ordre du jour, dixit l’ancien président du SDE (D. 2007, p. 891).

[73] V. not. J. Ghestin, L’interprétation d’un arrêt de la Cour de cassation, D. 2004, p. 2239, spéc. nos 7-19. Cmp supra n° 19.

[74] V. not. J. Ghestin, L’interprétation d’un arrêt de la Cour de cassation, ibid., n° 14. Cmp. S. Gjidara, La motivation des décisions de justice : impératifs anciens et exigences nouvelles, Petites affiches 26 mai 2004, p. 3, spéc. nos 43-51.

[75] V. sur l’objet de la réforme, W. Mastor, Les opinions séparées des juges constitutionnels, op. cit., nos 366 et s. Il n’est que de songer aux divergences de jurisprudence au sein même de la Cour de cassation.

[76] V. not. en ce sens, J.-F. Burgelin, Les petits et les grands secrets du délibéré, D. 2001, p. 2755 ; P. Truche, Juger, être jugé. Le magistrat face aux autres et à lui-même, éd. Fayard, 2001, p. 156.

[77] W. Mastor, , Les opinions séparées des juges constitutionnels, op. cit., nos 8 et s.

[78] W. Mastor, , Les opinions séparées des juges constitutionnels, op. cit., nos 58 et s. ; 92 – Point de vue scientifique sur les opinions séparées des juges constitutionnels, D. 2010, p. 714. La logique déontique (du grec déon, déontos : devoir, ce qu’il faut, ce qui convient) tente de formaliser les rapports qui existent entre les quatre alternatives d’une loi : l’obligation, l’interdiction, la permission et le facultatif.

[79] En ce sens P. Jan, Le procès constitutionnel, 2ème éd., L.G.D.J., 2010, p. 191.

[80] V. not. J. Bourdoiseau, De l’objet du recours des tiers payeurs in Le préjudice. Regards croisés privatistes et publicistes, Resp. civ. et assur., mars 2010.

[81]  M. Troper, Faut-il réformer le Conseil constitutionnel, op. cit., p. 192.

[82] V. égal. en ce sens, A. Tunc, La Cour de cassation en crise in La jurisprudence, APD, t. 30, Sirey, 1985, p. 157, spéc. p. 165.

[83] Aristote, Réthorique, op. cit., Livre I, 1355 b (1-préambule), 1356 a (2-définition de la rhétorique).

[84] V. spéc., J.-F. Burgelin, Les petits et grands secrets du délibéré, op. cit., p. 2755.

[85] V. not. sur ces réserves, Ph. Waquet, L’officieux et le non-dit dans le jugement, op. cit. : « les dommages qu’occasionnerait une telle pratique seraient considérables. Des clans se formeraient inévitablement : les libéraux, les répressifs, les rigoristes, les laxistes…que sais-je encore ! »

[86] M.-Cl Belleau, R. Johnson, Les opinions dissidentes au Canada in Les méthodes de jugement, 5ème conférences, oct. 2005, www.courdecassation.fr

[87] In préf. à l’ouvrage de D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, 5ème éd., Montchrestien, 1999, p. 7).

[88] En ce sens, P. Truche, Juger, être jugé, op. cit., pp. 156, 157. Difficilement praticables, en raison de leur caractère fuyant, ces critères ont toutefois le mérite de donner au dispositif une certaine souplesse, sans laquelle il serait voué aux gémonies.

[89] V. spéc. La création du droit par le juge, APD, t. 50, Dalloz, 2007.

La théorie de l’imprévision: régime juridique et réforme des obligations

1. Problématique

Le juge peut-il, de sa propre initiative, réviser le contrat ? La réponse est à double détente.

==>Première détente

Le juge pourra modifier le contrat toutes les fois qu’il sera investi de ce pouvoir par la loi.

Manifestement, ces dernières années, les textes qui lui ont octroyé cette faculté se sont multipliés

Trois textes illustrent parfaitement de cette évolution :

  • L’article 1194, anciennement 1135 du Code civil prévoit par exemple que les contrats doivent être exécutés de bonne foi, ce qui signifie que le juge peut, sur ce fondement, mettre à la charge des parties des obligations qui n’auraient éventuellement pas été prévues initialement dans le contrat (on pense notamment à l’obligation d’information).
  • L’article 1231-5 du Code civil, confère encore au juge un pouvoir de révision de la clause pénale dans l’hypothèse où elle serait dérisoire ou excessive.
  • L’article 1171 du Code civil, permet également au juge de prononcer la nullité d’une clause abusive.

La liste n’est pas exhaustive ; d’autres textes confèrent au juge la faculté de réviser un contrat.

À la vérité, la difficulté n’est pas là, ce qui nous amène à la seconde détente de notre réponse

==>Seconde détente

Quid dans l’hypothèse où le juge n’est investi par aucun texte du pouvoir de modifier le contrat ?

Plus précisément, le juge peut-il réviser le contrat lorsque l’évolution des circonstances a rompu l’équilibre contractuel initial ?

C’est toute la question de la révision du contrat pour imprévision

Cette question a, jusqu’à l’adoption de l’ordonnance du 10 février 2016, fait l’objet d’un vif débat doctrinal et jurisprudentiel.

Ce débat a particulièrement été prégnant dans l’entre-deux-guerres, période de grande instabilité économique et politique.

Ajouté à cela l’érosion monétaire, le risque pour les parties de voir à moyen terme, voire à court terme, l’équilibre contractuel rompu en raison d’un bouleversement des circonstances économique était pour le moins élevé.

D’où la discussion relative à la théorie de l’imprévision qui, jusqu’à la réforme des obligations, n’a jamais vraiment cessé.

Bien au contraire, cette discussion a été abondamment nourrie.

2. La discussion par la doctrine de la théorie de l’imprévision

Plusieurs arguments ont été avancés par les réfractaires et les défenseurs de la théorie de l’imprévision :

a. Les arguments contre l’admission de la théorie de l’imprévision

==>La force obligatoire du contrat

Le principe de force obligatoire du contrat commande aux parties de respecter la parole donnée.

Aussi, ne sauraient-elles, au nom de la force obligatoire du contrat, revenir sur leur engagement.

Quand bien même des circonstances extérieures à la volonté des contractants viendraient bouleverser l’économie du contrat, seul le mécanisme du mutus dissens peut de défaire ce qui a été fait.

Qui plus est, rien n’empêche les parties d’anticiper sur la survenance de telles circonstances en stipulant dans le contrat une clause de hardship (renégociation)

À cet effet, ne pourrait-on pas voir l’absence de pareille clause, comme un manque de diligence ?

Autre argument contre l’admission de la théorie de l’imprévision, il est de l’essence des contrats à exécution successive d’être soumis à un aléa.

Le problème de l’imprévision est, par conséquent, susceptible de se présenter chaque fois que conditions dans lesquelles les parties ont contracté se trouvent modifiées et qu’il en résulte un déséquilibre grave de leurs prestations.

D’une certainement manière, admettre la théorie de l’imprévision aurait pour effet d’instituer la règle selon laquelle le contrat doit être révisé dès lors que l’équilibre contractuel a été rompu.

Aussi, cela reviendrait finalement à sacrifier le principe de force obligatoire du contrat sur l’autel de l’équité.

Les facteurs s’en trouveraient alors inversés.

Pour rappel, le principe c’est que « les contrats légalement formés tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits » (art. 1103 C. civ) et l’exception que « les contrats obligent non seulement à ce qui y est exprimé, mais encore à toutes les suites que leur donnent l’équité, l’usage ou la loi. » (art. 1194 C. civ.)

L’admission de la théorie de l’imprévision aurait pour conséquence de modifier l’articulation de la règle.

Enfin, à supposer que l’on admette la théorie de l’imprévision, cela supposerait que l’on octroie la faculté au juge de réviser le contrat.

Or le principe de force obligatoire a pour conséquence d’interdire au juge, hors des cas expressément prévus par la loi, de s’immiscer dans le contrat

==>Le principe de non-immixtion du juge

Du principe de force obligatoire on en déduit la règle de non-immixtion du juge dans les rapports contractuels.

Selon cette règle, le juge n’est pas habilité à substituer sa propre volonté à celle des parties.

Tout au plus, il lui est possible de leur apporter son concours quant à l’interprétation du contrat.

Il ne saurait néanmoins réécrire les stipulations contractuelles qui lui sont soumises, sauf à s’exposer au couperet de la cassation pour dénaturation des termes du contrat.

Le contrat est la chose exclusive des parties.

Le juge ne saurait en conséquence avoir un droit de regard sur lui.

Surtout, admettre que le juge puisse réviser le contrat serait porteur d’insécurité juridique.

D’où la défiance des rédacteurs du Code civil à l’égard du juge en matière contractuelle.

Son rôle doit se cantonner à la vérification des conditions de validité du contrat et au contrôle de sa bonne exécution.

En dehors de ces deux hypothèses, le juge ne doit pas interférer avec les prévisions des parties.

b. Les arguments pour l’admission de la théorie de l’imprévision

==>La clause rebus sic stantibus

Il s’agit d’une clause qui aurait été tacitement convenue par les parties.

Elle subordonnerait l’exécution du contrat au maintien des circonstances économiques existant au jour de la conclusion de l’accord.

Cette clause a été théorisée et défendue notamment par Saint-Thomas d’Aquin

Certains auteurs ont été jusqu’à estimer que le changement des circonstances économiques constituerait une cause d’extinction du contrat

Larombière a affirmé en ce sens que « les obligations s’éteignent encore par la survenance de circonstances telles que les parties n’auraient pas contracté, si elles les avaient prévues »[2]

==>La cause du contrat

Autre argument pour l’admission de la théorie de l’imprécision, les parties auraient contracté en considération de certaines circonstances qui constituent la cause de leur engagement

Or cette cause ne doit pas être seulement présente au moment de la formation du contrat, elle doit continuer à exister lors de son exécution.

Si dès lors, les circonstances économiques étaient amenées à changer de manière significative, le contrat s’en trouverait privé de cause ce qui justifierait, a minima, qu’une obligation de renégociation pèse sur les parties

==>La bonne foi

Les parties étant tenues d’exécuter les conventions de bonne foi, il découlerait de cette exigence une obligation de renégociation du contrat en cas de bouleversement des circonstances économiques

Il ne s’agit pas d’imposer au cocontractant une modification qu’il n’aurait pas acceptée.

Il est seulement question de l’inviter à discuter de l’adaptation des termes du contrat aux nouvelles circonstances économiques qui portent atteinte à l’équilibre contractuel, alors même qu’il a été initialement voulu par les parties.

==>L’équité

Selon la célèbre formule de Fouillé : « qui dit contractuel dit juste ».

Toutefois, qu’est-ce qu’il y aurait de juste à maintenir en l’état un contrat dont l’équilibre a été rompu par des circonstances extérieures à la volonté des parties ?

Aussi, l’équité, qui a toujours figuré en bonne place dans le Code civil, commanderait que le juge découvre une obligation de renégociation ou de restaurer l’équilibre contractuel en considération duquel les parties se sont engagées.

Il ne s’agirait pas d’introduire par une voie détournée la lésion, celle-ci ne s’appréciant qu’au jour de la formation du contrat, mais seulement de restaurer l’équité qui a été rompue au cours de l’exécution.

==>Droit étranger

Dans de nombreux droits étrangers, la théorie de l’imprévision a été admis, sans pourtant qu’ait été engendrée l’insécurité juridique tant redoutée par les juristes

C’est ainsi le cas en Allemagne, en Suisse, en Grande-Bretagne, en Italie ou encore en Grèce et au Portugal.

Pourquoi pas, dès lors, ne pas admettre la théorie de l’imprévision en droit français ?

3. Le rejet par la jurisprudence civile de la théorie de l’imprévision

Bien que la jurisprudence civile ait toujours rejeté la théorie de l’imprévision au nom du sacro-saint principe d’intangibilité des conventions, certains auteurs ont cru déceler dans ses dernières décisions – à tort ou à raison – un léger fléchissement de sa position.

i. Première étape : l’arrêt Canal de Craponne du 6 mars 1876

 

Cass. civ., 6 mars 1876

Sur le premier moyen du pourvoi :

Vu l’article 1134 du Code civil ;

Attendu que la disposition de cet article n’étant que la reproduction des anciens principes constamment suivis en matière d’obligations conventionnelles, la circonstance que les contrats dont l’exécution donne lieu au litige sont antérieurs à la promulgation du Code civil ne saurait être, dans l’espèce, un obstacle à l’application dudit article ;

Attendu que la règle qu’il consacre est générale, absolue et régit les contrats dont l’exécution s’étend à des époques successives de même qu’à ceux de toute autre nature ;

Que, dans aucun cas, il n’appartient aux tribunaux, quelque équitable que puisse apparaître leur décision, de prendre en considération le temps et les circonstances pour modifier les conventions des parties et substituer des clauses nouvelles à celles qui ont été librement acceptées par les contractants ;

Qu’en décidant le contraire et en élevant à 30 centimes de 1834 à 1874, puis à 60 centimes à partir de 1874, la redevance d’arrosage, fixée à 3 sols par les conventions de 1560 et 1567, sous prétexte que cette redevance n’était plus en rapport avec les frais d’entretien du canal de Craponne, l’arrêt attaqué a formellement violé l’article 1134 ci-dessus visé ;

Par ces motifs, casse, dans la disposition relative à l’augmentation du prix de la redevance d’arrosage, l’arrêt rendu entre les parties par la Cour d’appel d’Aix le 31 décembre.

 

==>Faits

Des contrats conclus au 16ème siècle obligeaient le propriétaire d’un canal d’irrigation à fournir de l’eau à la société la Plaine moyennant une certaine redevance.

À la fin du 18ème siècle, cette redevance était toutefois devenue purement symbolique en raison de la forte dépréciation monétaire et corrélativement de l’augmentation significative des frais d’entretien.

==>Demande

Le propriétaire demande aux tribunaux la révision à la hausse de la redevance fixée trois siècles auparavant.

==>Procédure

Par un arrêt du 31 décembre 1875, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence fait droit à la demande du propriétaire du canal.

Les juges du fond relèvent que, en l’espèce, le contrat litigieux était à exécution successif, de sorte qu’il ne rentrerait pas dans le champ d’application de l’article 1134.

Aussi, selon eux, cette catégorie de contrat pourrait parfaitement faire l’objet d’une révision par le juge dès lors qu’avec l’écoulement du temps et le changement des circonstances, il n’existerait plus de corrélation entre les redevances et les charges.

==>Solution

Par un arrêt du 6 mars 1876, la Cour de cassation casse et annulé l’arrêt de la Cour d’appel.

Au visa de l’article 1134 du Code civil, la chambre civile estime que :

  • D’une part, la règle que cette disposition « consacre est générale, absolue et régit les contrats dont l’exécution s’étend à des époques successives de même qu’à ceux de toute autre nature »
  • D’autre part, « que dans aucun cas, il n’appartient aux tribunaux, quelque équitable que puisse apparaître leur décision, de prendre en considération le temps et les circonstances pour modifier les conventions des parties et substituer des clauses nouvelles à celles qui ont été librement acceptées par les contractants »

La Cour de cassation en conclut que la révision du contrat à laquelle s’étaient livrés les juges du fond était inopérante.

Ainsi, rejette-t-elle en bloc la théorie de l’imprévision en brandissant avec force le principe d’intangibilité du contrat.

Elle se conforme de la sorte à la pensée d’Ulpien qui autrefois observait qu’il faut respecter dans le contrat ce qui a été initialement convenu parce que le contrat donne une loi sûre aux parties.

Autrement dit, rien ne saurait déroger à la loi contractuelle qui apporte aux parties ce dont elles ont le plus besoin : prévisibilité et sécurité.

==>Portée

À la suite de l’arrêt Canal de Craponne, la Cour de cassation réitéra cette solution à maintes reprises.

Dans un arrêt du 6 juin 1921, elle a par exemple refusé de valider la décision d’une Cour d’appel qui avait accédé à la demande de révision d’un bail portant sur du cheptel.

Les juges du fond avaient justifié leur décision en considérant que lors de la conclusion du contrat « les parties, en contractant, n’avaient pu prévoir l’augmentation extraordinaire du prix des bestiaux résultant de la guerre de 1914, mais seulement une hausse normale “dont le maximum correspondait évidemment au prix le plus fort du bétail pendant la période des dernières années antérieures à la conclusion du contrat »

Malgré les circonstances, l’argument avancé par la Cour d’appel n’a pas suffi à emporter la conviction de la Cour de cassation qui réaffirme, toujours au visa de l’article 1134, que « les parties, en contractant, n’avaient pu prévoir l’augmentation extraordinaire du prix des bestiaux résultant de la guerre de 1914, mais seulement une hausse normale “dont le maximum correspondait évidemment au prix le plus fort du bétail pendant la période des dernières années antérieures à la conclusion du contrat » (Cass. civ. 6 juin 1921).

Ainsi, pour la haute juridiction les juges du fond ne sauraient au nom de l’équité réviser les termes d’un contrat librement consenti par les parties, sauf à porter atteinte à sa force obligatoire.

Or il s’agit là d’un principe auquel on ne saurait déroger.

 

Cass. civ. 6 juin 1921

Sur le moyen unique :

Vu les articles 1134 et 1826 du Code civil ;

Attendu que les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites et qu’aucune considération d’équité n’autorise le juge, lorsque ces conventions sont claires et précises, à modifier, sous prétexte de les interpréter, les stipulations qu’elles renferment ;

Attendu qu’à la date du 4 décembre 1910 Y…, propriétaire, a conclu avec X… un contrat de louage à cheptel de fer contenant la clause suivante : “Le pied du capital qui a été pris en charge par le fermier s’élève à la somme de 3000 francs pour le bétail et de 2245 francs pour le troupeau, et c’est de cette valeur, en espèces ou en nature, au choix du propriétaire, qu’il rendra compte à sa sortie” ;

Que cette clause, claire et précise, dérogeait aux clauses du Code civil relatives aux baux à cheptel de fer, contenant un état estimatif des animaux, uniquement en ce qu’elle attribuait au bailleur le droit d’opter, lors de la fin du bail, entre un règlement en espèces ou la restitution en nature, mais que, pour le surplus, elle laissait les parties sous l’empire du droit commun ;

Que, dès lors, le compte de cheptel devait être régi par l’article 1826 du Code civil ;

Attendu qu’aux termes de cette disposition le fermier, à la fin du bail, est tenu de laisser un cheptel “de valeur pareille à celui qu’il a reçu” ; que, s’il y a du déficit, il doit le payer, mais que l’excédent lui appartient ; que, d’une part, aucune distinction n’est faite entre la plus-value apportée au cheptel par les soins ou les améliorations du fermier et celle qui provient de circonstances accidentelles ; que, du rapprochement de l’article 1826 avec l’article 1821, définissant le cheptel de fer celui par lequel le fermier “laissera des bestiaux d’une valeur égale au prix de l’estimation de ceux qu’il aura reçus”, il résulte, d’autre part, que la loi a envisagé la valeur vénale du cheptel et non sa puissance comme instrument d’exploitation ;

Que c’est donc à tort que l’arrêt attaqué, au lieu d’attribuer à X… la totalité de la plus-value acquise par le bétail et par le troupeau, a décidé qu’il devrait la partager avec le propriétaire ;

Attendu que la cour d’appel allègue vainement que les parties, en contractant, n’avaient pu prévoir l’augmentation extraordinaire du prix des bestiaux résultant de la guerre de 1914, mais seulement une hausse normale “dont le maximum correspondait évidemment au prix le plus fort du bétail pendant la période des dernières années antérieures à la conclusion du contrat” ;

Attendu, en effet, qu’en s’astreignant à supporter le risque d’une élévation future du cours des bestiaux et du troupeau, contre-partie des risqques pouvant résulter, soit de l’abaissement des mêmes cours, soit de la perte fortuite des animaux et mis à la charge du fermier, Y… s’était fait à lui-même une loi dont il ne pouvait s’affranchir, en alléguant que ses prévisions avaient été trompées ; qu’il lui aurait appartenu de restreindre son engagement à un taux déterminé, mais qu’en induisant cette restriction de circonstances sur lesquelles le bail ne s’était pas expliqué,

l’arrêt attaqué n’a fait que substituer une convention supposée

à la convention exprimée par les contractants ;

En quoi il a violé les textes de loi susvisés ;

Par ces motifs, CASSE,

 

ii. Deuxième étape : l’arrêt Huard du 3 novembre 1992

 

Cass. com. 3 nov. 1992

Sur le moyen unique, pris en ses trois branches :

Attendu, selon l’arrêt attaqué (Paris, 31 mai 1990), que, le 2 octobre 1970, la Société française des pétroles BP (société BP) a conclu avec M. X… un contrat de distributeur agréé, pour une durée de 15 années, prenant effet le 25 mars 1971 ; que, par avenant du 14 octobre 1981, le contrat a été prorogé jusqu’au 31 décembre 1988 ; qu’en 1983, les prix de vente des produits pétroliers au détail ont été libérés ; que M. X…, se plaignant de ce que, en dépit de l’engagement de la société BP de l’intégrer dans son réseau, cette dernière ne lui a pas donné les moyens de pratiquer des prix concurrentiels, l’a assignée en paiement de dommages-intérêts ;

Attendu que la société BP reproche à l’arrêt d’avoir accueilli cette demande à concurrence de 150 000 francs, alors, selon le pourvoi, d’une part, que, dans son préambule, l’accord de distributeur agréé du 2 octobre 1970 prévoyait que la société BP devrait faire bénéficier M. X… de diverses aides ” dans les limites d’une rentabilité acceptable ” ; qu’en jugeant dès lors que la société BP était contractuellement tenue d’intégrer M. X… dans son réseau en lui assurant une rentabilité acceptable, la cour d’appel a dénaturé cette clause stipulée au profit de la société pétrolière et non à celui de son distributeur agréé, en violation de l’article 1134 du Code civil ; alors, d’autre part, que nul ne peut se voir imputer une faute contractuelle de nature à engager sa responsabilité sans que soit établie l’existence d’une inexécution de ses obligations contenues dans le contrat ; qu’en ne retenant à l’encontre de la société BP que le seul grief de n’avoir pas recherché un accord de coopération commerciale avec son distributeur agréé, M. X…, la cour d’appel n’a relevé à son encontre aucune violation de ses obligations contractuelles et ne pouvait dès lors juger qu’elle avait commis une faute contractuelle dont elle devait réparer les conséquences dommageables, en violation de l’article 1147 du Code civil ; et alors, enfin, que nul ne peut être tenu pour responsable du préjudice subi par son cocontractant lorsque ce préjudice trouve sa source dans une cause étrangère qui ne peut lui être imputée ; qu’en jugeant dès lors que la société BP devait être tenue pour contractuellement responsable du préjudice invoqué par M. X…, préjudice tenant aux difficultés consécutives à l’impossibilité pour ce dernier de faire face à la concurrence, après avoir pourtant constaté qu’elle était néanmoins tenue, en raison de la politique des prix en matière de carburants, de lui vendre ceux-ci au prix qu’elle pratiquait effectivement, la cour d’appel n’a pas tiré les conséquences légales de ses constatations de fait, en violation des articles 1147 et 1148 du Code civil ;

Mais attendu, en premier lieu, que l’arrêt ne dit pas que la société BP était tenue d’intégrer M. X… dans son réseau ” en lui assurant une rentabilité acceptable ” ;

Attendu, en second lieu, qu’ayant relevé que le contrat contenait une clause d’approvisionnement exclusif, que M. X… avait effectué des travaux d’aménagement dans la station-service, et que ” le prix de vente appliqué par la société BP à ses distributeurs agréés était, pour le supercarburant et l’essence, supérieur à celui auquel elle vendait ces mêmes produits au consommateur final par l’intermédiaire de ses mandataires “, l’arrêt retient que la société BP, qui s’était engagée à maintenir dans son réseau M. X…, lequel n’était pas obligé de renoncer à son statut de distributeur agréé résultant du contrat en cours d’exécution pour devenir mandataire comme elle le lui proposait, n’est pas fondée à soutenir qu’elle ne pouvait, dans le cadre du contrat de distributeur agréé, approvisionner M. X… à un prix inférieur au tarif ” pompiste de marque “, sans enfreindre la réglementation, puisqu’il lui appartenait d’établir un accord de coopération commerciale entrant ” dans le cadre des exceptions d’alignement ou de pénétration protectrice d’un détaillant qui ont toujours été admises ” ; qu’en l’état de ces constatations et appréciations, d’où il résultait l’absence de tout cas de force majeure, la cour d’appel a pu décider qu’en privant M. X… des moyens de pratiquer des prix concurrentiels, la société BP n’avait pas exécuté le contrat de bonne foi ;

D’où il suit que le moyen, qui manque en fait dans sa première branche, est mal fondé pour le surplus ;

PAR CES MOTIFS :

REJETTE le pourvoi

 

==>Faits

Conclusion d’un contrat de distribution entre une société pétrolière et un distributeur de carburant pour une durée de 15 années.

Alors que jusqu’en 1982, les prix de vente des produits pétroliers au détail avaient été fixés par les pouvoirs publics, un arrêté du 29 avril 1982 fixant le régime des barèmes d’écart, puis un autre arrêté du 9 novembre 1983 relatif aux prix de vente au détail, qui imposèrent aux compagnies pétrolières d’appliquer le même tarif de vente à leurs détaillants, choisirent de libérer les prix de vente au détail, et autorisèrent les distributeurs à consentir, par rapport au prix plancher fixé par les pouvoirs publics, un rabais à la pompe de 16 centimes par litre d’essence et de 17 centimes par litre de supercarburant.

Aussi, pour permettre à Monsieur Huard de résister à la vive concurrence qui en découla, la société PB lui proposa, comme aux autres distributeurs agréés, d’adopter le statut de commissionnaire pour la vente des carburants, ce qui impliquait que le prix du carburant soit dorénavant fixé par la société BP.

Mais M. Huard refusa cette proposition, et préféra garder la maîtrise de ses propres prix de vente.

Seulement, sa situation ne s’améliora pas.

Le 14 mars 1985, il attira l’attention de son cocontractant sur la baisse inquiétante des ventes et sollicita une aide supplémentaire.

La société pétrolière refusa.

Finalement, le 24 novembre 1986, M. Huard assigna la société BP en justice.

==>Demande

Le distributeur demande la condamnation de la société BP au paiement de dommages et intérêt en réparation du préjudice occasionné par le refus de cette dernière de baisser ses prix sur le carburant.

==>Procédure

Par un arrêt du 31 mai 1990, la Cour d’appel de Paris accède à la requête du distributeur.

Les juges du fond estiment que la société BP n’ayant pas permis à son distributeur de pratiquer des prix concurrentiels, elle aurait manqué à son obligation de bonne foi contractuelle.

Pour retenir cette violation la Cour d’appel de Paris relève notamment que

  • D’une part, Monsieur Huard avait de son côté effectué des travaux de rénovation dans sa station-service lesquels lui étaient demandés par la société BP
  • D’autre part, le prix de vente appliqué par la société BP à ses distributeurs était supérieur à celui du consommateur final

==>Solution

Par un arrêt du 3 novembre 1992, la Cour de cassation valide la motivation de la Cour d’appel (Cass. com. 3 nov. 1992, n°90-18.547).

La chambre commerciale considère que, en refusant de renégocier son contrat de distribution avec son distributeur alors que les circonstances économiques avaient changé de façon imprévue, la société BP a manqué à son obligation de bonne foi durant l’exécution du contrat.

==>Analyse

Comment analyser cette décision de la Cour de cassation qui semble admettre en creux, sur le fondement de la bonne foi, que pesait sur le cocontractant une obligation de renégociation du contrat, en raison du bouleversement des circonstances économiques ?

Spontanément, on est légitimement en droit de se demander si, finalement, la Cour de cassation ne serait pas revenue sur son refus d’admettre la théorie de l’imprévision.

Toutefois, à regarder cet arrêt plus en détail, il ne semble pas que l’on puisse retenir une telle analyse.

Plusieurs arguments peuvent être avancés :

  • Premier argument
    • Il s’agit d’un arrêt de rejet
    • Or il est toujours difficile d’apprécier la portée de cette catégorie de décision.
  • Deuxième argument
    • Le bouleversement économique n’a, en l’espèce, pas seulement pour fait générateur un changement des circonstances extérieures.
    • Le comportement du distributeur qui refuse le statut de mandataire que lui offre la société BP n’est exempt de tout reproche.
  • Troisième argument
    • Il apparaît que la mauvaise foi de la société BP est ici particulièrement caractérisée.
    • Il suffit de se remémorer les faits pour s’en apercevoir :
      • La posture adoptée par la société BP vise indubitablement à étrangler économiquement ses distributeurs (prix supérieur à celui qu’elle fait à ses consommateurs finaux)
      • Aussi, est-elle clairement de mauvaise foi.
      • Sa mauvaise foi est telle qu’elle justifie, pour les juges, la condamnation à des dommages-intérêts.
  • Quatrième argument
    • À aucun moment la Cour de cassation reconnaît aux juges du fond le pouvoir de réviser le contrat
    • Elle semble seulement admettre, en creux, que pesait sur la société BP une obligation de renégociation du contrat ce qui ne relève pas vraiment de la théorie de l’imprévision, encore que pour certains auteurs on s’en rapproche fortement.

Au total, pour toutes les raisons sus-évoquées, il est très peu probable que la Cour de cassation ait voulu remettre en cause la théorie de l’imprévision avec cet arrêt.

iii. Troisième étape : Arrêt Chevassus Marche du 24 novembre 1998

Dans cette décision, la Cour de cassation adopte sensiblement la même solution que dans l’arrêt Huard.

La chambre commerciale décide que manquait à son obligation de loyauté le mandant qui, informé des difficultés de son mandataire, le mandant qui n’a pas pris des mesures concrètes pour permettre à son agent commercial de pratiquer des prix concurrentiels, proches de ceux des mêmes produits vendus dans le cadre de ventes parallèles, et de le mettre ainsi en mesure d’exercer son mandat (Cass. com. 24 nov. 1998, n°96-18.357).

 

Cass. com. 24 nov. 1998

Sur le premier moyen, pris en sa première branche :

Vu l’article 1184 du Code civil ;

Attendu que, pour rejeter la demande en paiement de dommages-intérêts de M. X…, l’arrêt, après avoir relevé que le mandataire avait demandé l’application de la clause résolutoire ainsi que la résiliation du contrat, et retenu, sur la première demande, que les conditions de mise en jeu de la clause résolutoire n’étaient pas réunies et, sur la demande en résiliation, que la preuve d’un manquement des sociétés n’était pas rapportée, énonce ” qu’il s’ensuit qu’en prenant l’initiative de cesser toute relation avec ses mandants “, M. X… a perdu le droit de percevoir une indemnité de rupture ;

Attendu qu’en statuant ainsi, alors que les demandes de M. X…, à elles seules, n’emportaient pas rupture du contrat de la part du mandataire, la cour d’appel a violé le texte susvisé ;

Sur le troisième moyen : (sans intérêt) ;

Sur le quatrième moyen, pris en sa première branche : (sans intérêt) ;

Et sur le quatrième moyen, pris en sa seconde branche :

Vu l’article 4 de la loi du 25 juin 1991 ;

Attendu, selon ce texte, que les rapports entre l’agent commercial et le mandant sont régis par une obligation de loyauté et que le mandant doit mettre l’agent commercial en mesure d’exécuter son mandat ;

Attendu que, pour rejeter la demande en résiliation de contrat présentée par M. X… et, par voie de conséquence, sa demande en paiement de dommages-intérêts, l’arrêt retient que les sociétés n’avaient pas à intervenir sur les commandes qui pouvaient être passées directement par l’intermédiaire d’une centrale d’achats à partir de la métropole, qu’elles devaient respecter le principe essentiel de la libre concurrence et qu’il n’est pas établi qu’elles aient mis des ” obstacles ” à la représentation de leur mandataire ;

Attendu qu’en se déterminant ainsi, sans rechercher si, informées des difficultés de M. X… en raison des ventes parallèles de produits venant des centrales d’achats qui s’approvisionnaient en métropole, les sociétés ont pris des mesures concrètes pour permettre à leur mandataire de pratiquer des prix concurrentiels, proches de ceux des mêmes produits vendus dans le cadre de ces ventes parallèles, et de le mettre ainsi en mesure d’exercer son mandat, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision ;

PAR CES MOTIFS, et sans qu’il y ait lieu de statuer sur les autres griefs :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu’il a rejeté les demandes de M. X… en constatation de la résiliation et en résiliation du contrat d’agent commercial du 14 avril 1987, ainsi qu’en paiement d’une indemnité de rupture, l’arrêt rendu le 5 juillet 1996, entre les parties, par la cour d’appel de Paris ; remet, en conséquence, quant à ce, la cause et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d’appel de Versailles.

 

iv. Quatrième étape : arrêt société Les Repas Parisiens du 16 mars 2004

 

Cass. 1ère civ. 16 mars 2004

Attendu que la commune de Cluses a concédé, en 1974, à l’Association Foyer des jeunes travailleurs (AFJT) l’exploitation d’un restaurant à caractère social et d’entreprises ; qu’une convention tripartite a été signée le 15 octobre 1984 entre la commune, l’AFJT et la société Les Repas Parisiens (LRP) pour une durée de dix ans ; qu’aux termes de cet accord, l’AFJT, confirmée en qualité de concessionnaire a sous-concédé l’exploitation à la LRP, avec l’accord de la commune ; que la LRP, obtenant de ses cocontractantes d’importants travaux d’investissement, s’engageait à payer un loyer annuel à l’AFJT et une redevance à la commune ; que, par lettre du 31 mars 1989, la LRP a résilié unilatéralement cette convention, au motif qu’elle se trouvait dans l’impossibilité économique de poursuivre l’exploitation ; que, par ordonnance de référé du 25 avril 1989, l’AFJT et la commune ont obtenu la condamnation de la LRP à poursuivre son exploitation ; que cette société a, néanmoins, cessé son activité le 31 juillet 1989 ; qu’invoquant un bouleversement de l’équilibre économique du contrat, elle a saisi le tribunal administratif de Grenoble d’une demande en résiliation de cette convention et, à défaut, en dommages-intérêts ; que, parallèlement, l’AFJT et la commune ont saisi le tribunal de grande instance de Bonneville aux fins d’obtention, du fait de la résiliation unilatérale du contrat, de dommages-intérêts pour les dégradations causées aux installations ; qu’après saisine du Tribunal des conflits qui, par décision du 17 février 1997, a déclaré compétente la juridiction judiciaire, s’agissant d’un contrat de droit privé, l’arrêt attaqué (Chambéry, 5 juin 2001) a jugé que la LRP avait rompu unilatéralement le contrat et l’a condamnée à payer à l’AFJT les sommes de 273 655,37 francs et 911 729,92 francs, au titre, respectivement, des loyers et redevances dus au 31 juillet 1989 et de l’indemnité de résiliation, et à la commune de Cluses la somme de 116 470,17 francs au titre des travaux de remise en état des installations, et celle de 73 216,50 francs au titre de la redevance restant due ;

Sur le premier moyen :

Attendu que la LRP fait grief à l’arrêt d’avoir ainsi statué alors, selon le moyen, que les parties sont tenues d’exécuter loyalement la convention en veillant à ce que son économie générale ne soit pas manifestement déséquilibrée ; qu’en se déterminant comme elle l’a fait, sans rechercher si, en raison des contraintes économiques particulières résultant du rôle joué par la collectivité publique dans la détermination des conditions d’exploitation de la concession, et notamment dans la fixation du prix des repas, les personnes morales concédantes n’avaient pas le devoir de mettre la société prestataire de services en mesure d’exécuter son contrat dans des conditions qui ne soient pas manifestement excessives pour elle et d’accepter de reconsidérer les conditions de la convention dès lors que, dans son économie générale, un déséquilibre manifeste était apparu, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision au regard des articles 1134 et 1147 du Code civil ;

Mais attendu que la cour d’appel a relevé que la LRP mettait en cause le déséquilibre financier existant dès la conclusion du contrat et non le refus injustifié de la commune et de l’AFJT de prendre en compte une modification imprévue des circonstances économiques et ainsi de renégocier les modalités du sous-traitant au mépris de leur obligation de loyauté et d’exécution de bonne foi ; qu’elle a ajouté que la LRP ne pouvait fonder son retrait brutal et unilatéral sur le déséquilibre structurel du contrat que, par sa négligence ou son imprudence, elle n’avait pas su apprécier ; qu’elle a, ainsi, légalement justifié sa décision ;

D’où il suit que le moyen n’est pas fondé ;

Sur le second moyen :

Attendu que la demanderesse au pourvoi reproche encore à l’arrêt de l’avoir condamnée à payer à l’AFJT une indemnité de résiliation de 911 729,92 francs alors, selon le moyen, que la garantie assumée par la société LRP rendait indispensable sa participation au choix de son successeur ainsi qu’à la négociation des conditions de reprise de l’exploitation ; qu’en appréciant le montant du préjudice indemnisable à partir du manque à gagner mensuel subi par les concédantes sans préciser dans quelles conditions le choix du successeur et les conditions du nouveau contrat de concession d’exploitation du restaurant avaient été décidés, ni rechercher si ces conditions étaient à tout le moins meilleures que celles offertes par le successeur présenté par la LRP mais que la commune avait refusé d’agréer, la cour d’appel n’a pas mis la Cour de Cassation en mesure d’exercer son contrôle de l’application des articles 1134 et 1147 du Code civil ;

Mais attendu que la cour d’appel a relevé, d’une part, que, selon le contrat litigieux, tout éventuel concessionnaire présenté par la LRP devait reprendre l’intégralité des engagements de cette société, laquelle demeurait solidairement tenue jusqu’à complet remboursement du prêt, d’autre part, que le successeur présenté par elle ne satisfaisait pas à cette condition ; que le moyen manque en fait ;

PAR CES MOTIFS :

REJETTE le pourvoi ;

 

==>Faits

Contrat tripartie signé le 15 octobre 1984 entre une commune (Cluses), une association et un restaurateur, contrat dont l’objet était l’exploitation d’un restaurant.

La commune concède l’exploitation du restaurant à l’association, laquelle sous-concède cette exploitation au restaurateur pour une durée de 10 ans.

En contrepartie de la réalisation de travaux d’aménagement du restaurant, le restaurateur s’est engagé à payer un loyer à l’association et une redevance à la commune.

Résiliation unilatérale du contrat par le restaurateur le 31 mars 1989, en raison de son incapacité économique à assurer l’exploitation du restaurant.

==>Demande

Assignation en paiement du restaurateur qui n’a pas satisfait à son engagement par la Commune et l’association

==>Procédure

  • Premier temps
    • Une Ordonnance de référé du 25 avril 1989 donne gain de cause à la commune et à l’association
    • Le litige n’est, toutefois, pas tranché au fond.
  • Deuxième temps
    • Saisine du tribunal administratif de Grenoble par le restaurateur afin de valider la résiliation unilatérale de la convention le liant à la commune et à l’association.
    • Parallèlement, la commune et l’association saisissent le TGI de Bonneville.
  • Troisième temps
    • Afin de déterminer qui du juge administratif ou du juge judiciaire est compétent, saisine du tribunal des conflits qui, le 17 février 1997, décide que c’est la juridiction civile qui est compétente pour se prononcer sur le litige.
  • Quatrième temps
    • Par un arrêt du 5 juin 2001, la Cour d’appel de Chambéry fait droit à la demande de la commune et de l’association et condamne le restaurateur au paiement de dommages et intérêt en réparation du préjudice causé par la rupture unilatérale du contrat.
    • Les juges du fond estiment que l’existence d’un déséquilibre structurel du contrat, ne saurait fonder une résiliation unilatérale
    • Plus précisément, ils refusent d’accéder à la demande du restaurateur car le déséquilibre économique est né au moment de la formation du contrat et non au cours de son exécution comme exigée par la théorie de l’imprévision.

==>Moyens

Au soutien de son pourvoi, le restaurateur invoque l’obligation de loyauté en vertu de laquelle l’économie générale du contrat ne saurait être déséquilibrée

Dans ces conditions, les juges du fond auraient dû se demander :

  • D’une part, si les contraintes économiques qui pesaient sur le restaurateur au moment de la formation de l’acte n’étaient pas de nature à l’empêcher d’exécuter sa prestation
  • D’autre part, si au regard de ces circonstances, s’il ne pesait pas sur la commune et l’association une obligation de renégociation du contrat.

==>Solution

Par un arrêt du 16 mars 2004, la Cour de cassation rejette le pourvoi formé par le restaurateur (Cass. 1ère civ. 16 mars 2004, n°01-15.804).

Deux remarques s’imposent à la lecture de cet arrêt :

  • Première remarque :
    • On constate que la Cour de cassation, en rejetant le pourvoi formé par le restaurateur, valide la motivation de la Cour d’appel en approuvant qu’un déséquilibre structurel présent dès la formation du contrat ne saurât conférer le droit, pour une partie, de résilier unilatéralement le contrat.
    • Admettre pareille résiliation reviendrait à reconnaître la lésion en droit français.
    • Or le Code civil est clair à ce sujet : la lésion n’est pas une cause de nullité.
  • Seconde remarque
    • une partie de la motivation de la Cour de cassation interpelle :
    • « et non le refus injustifié de la commune et de l’AFJT de prendre en compte une modification imprévue des circonstances économiques et ainsi de renégocier les modalités du sous-traitant au mépris de leur obligation de loyauté et d’exécution de bonne foi ».
    • En première intention, on pourrait comprendre cette proposition, par une lecture a contrario, comme signifiant que si le restaurateur avait mis en cause devant la Cour d’appel le refus injustifié de la Commune de renégocier le contrat en raison d’un changement des circonstances économiques, il aurait vraisemblablement obtenu gain de cause, l’association et la Commune ayant manqué à leur obligation de bonne foi
    • Est-ce la reconnaissance tant attendue de la théorie de l’imprévision ?
    • Certains auteurs l’ont pensé
      • Pour Eric Borysewicz : « remettant en cause l’un des fondements les mieux établis du droit privé français, la Cour de cassation, dans un arrêt du 16 mars 2004, pose le principe d’une obligation générale de renégociation des contrats en cours en cas de modification imprévue des circonstances économiques ». Il affirme ensuite que « l’arrêt de la Cour de cassation du 16 mars 2004 pose les bases de l’imprévision dans les contrats de droit privé ».
      • Denis Mazeaud écrit encore sous le titre « Du nouveau sur l’obligation de renégocier » que, « sans forcer exagérément le trait, ni solliciter excessivement cet arrêt, il semble bien que c’est cette stimulante leçon de politique contractuelle que la première Chambre civile a entendu donner, à cette occasion, en réaffirmant, fort opportunément, le principe de l’obligation de renégocier (I) et en en déterminant, avec précision, le domaine (II) ».
    • La grande majorité des auteurs n’a, toutefois, pas partagé cette analyse.
    • Dans un article extrêmement virulent intitulé « De l’interprétation d’un arrêt de la Cour de cassation », Jacques Ghestin a, par exemple, vertement critiqué la position de Denis Maezeaud.
    • Pour ce faire, il n’a pas hésité à affirmer au sujet du commentaire d’arrêt réalisé par son collègue que « cela conduit à se demander s’il ne serait pas opportun d’introduire dans les conditions d’accès à la magistrature, au barreau ou au notariat, voire aux divers postes d’enseignants à l’université, tout spécialement pour les responsables, à tous les niveaux, des travaux dirigés, une épreuve obligatoire d’interprétation d’un arrêt de la Cour de cassation, comprenant son analyse logique détaillée, dont l’apprentissage deviendrait ainsi un point de passage obligé. On me dira qu’il s’agit d’un exercice bien difficile et trop « scolaire ». Cependant, savoir rédiger une note de synthèse est très utile pour de futurs grands commis de l’Etat. Mais savoir lire et comprendre un arrêt de la Cour de cassation est un préalable indispensable à la connaissance du droit positif, qu’il faut bien connaître pour l’appliquer et en informer les assujettis, et aussi pour le critiquer ».
    • Le moins que l’on puisse dire, c’est que la critique est rude, sévère. Était-elle justifiée ?
    • Autrement dit, peut-on raisonnablement penser que cet arrêt du 16 mars 2004 consacre la théorie de l’imprévision ?
    • Pour le savoir, c’est vers l’analyse du Conseiller-doyen de la première chambre civile de la Cour de cassation qu’il faut se tourner.
    • Celui-ci a écrit au sujet de cet arrêt que « en toute hypothèse, le moyen était ici en porte-à-faux au regard des constatations de l’arrêt attaqué ».
    • Autrement dit, dans cet arrêt la Cour de cassation relève que le demandeur n’avait pas invoqué le déséquilibre financier né de circonstances économiques imprévues, mais seulement le déséquilibre structurel du contrat présent dès sa formation.
    • Elle ne fait donc que relever l’inadéquation du moyen rédigé par le demandeur, par rapport à la motivation de l’arrêt attaqué.
    • Alors que l’auteur du pourvoi se positionne sur le terrain de l’exécution du contrat et donc du changement de circonstances économiques, la Cour d’appel se situe sur le terrain de la formation du contrat.
    • Dans la première proposition de son attendu, la Cour de cassation ne fait donc que reprendre cette inadéquation entre le moyen et la motivation de la Cour d’appel.
    • Quant à la seconde proposition de son attendu, la Cour de cassation finit par répondre à la motivation de la Cour d’appel en approuvant le fait qu’un déséquilibre structurel du contrat ne saurait fonder une résiliation unilatérale.
    • Par conséquent, la Cour de cassation n’affirme en rien qu’une obligation de renégociation du contrat pèserait sur les parties en cas de changement imprévu des circonstances économiques.
    • Elle approuve simplement la Cour d’appel pour avoir décidé qu’un déséquilibre structurel du contrat ne saurait fonder une résiliation unilatérale.
    • Si elle évoque la théorie de l’imprévision, c’est seulement pour indiquer à l’auteur du pourquoi qu’il s’est positionné sur un terrain autre que celui de la Cour d’appel.
    • Or lorsque l’on se pourvoit en cassation, la règle c’est de critiquer la règle appliquée par les juges du fond et non une règle qui n’a jamais été débattue au fond.

v. Cinquième étape : arrêt du 29 juin 2010

 

Cass. com. 29 juin 2010

Attendu, selon l’arrêt attaqué, que la société d’Exploitation de chauffage (société SEC) a fait assigner en référé la société Soffimat, avec laquelle elle avait conclu le 24 décembre 1998 un contrat d’une durée de 12 ans ou 43 488 heures portant sur la maintenance de deux moteurs d’une centrale de production de co-génération moyennant une redevance forfaitaire annuelle, aux fins qu’il lui soit ordonné, sous astreinte, de réaliser, à compter du 2 octobre 2008, les travaux de maintenance prévus contractuellement et notamment, la visite des 30 000 heures des moteurs ;

Sur le premier moyen, pris en sa première branche :

Vu les articles 1131 du code civil et 873, alinéa 2 du code de procédure civile ;

Attendu que pour retenir que l’obligation de la société Soffimat de satisfaire à l’obligation de révision des moteurs n’était pas sérieusement contestable et confirmer la décision ayant ordonné à la société Soffimat de réaliser à compter du 2 octobre 2008, les travaux de maintenance prévus et, notamment, la visite des 30 000 heures des moteurs et d’en justifier par l’envoi journalier d’un rapport d’intervention, le tout sous astreinte de 20 000 euros par jour de retard, et ce pendant 30 jours à compter du 6 octobre 2008, l’arrêt relève qu’il n’est pas allégué que le contrat était dépourvu de cause à la date de sa signature, que l’article 12 du contrat invoqué par la société Soffimat au soutien de sa prétention fondée sur la caducité du contrat est relatif aux conditions de reconduction de ce dernier au-delà de son terme et non pendant les douze années de son exécution et que la force majeure ne saurait résulter de la rupture d’équilibre entre les obligations des parties tenant au prétendu refus de la société SEC de renégocier les modalités du contrat ;

Attendu qu’en statuant ainsi, sans rechercher, comme elle y était invitée, si l’évolution des circonstances économiques et notamment l’augmentation du coût des matières premières et des métaux depuis 2006 et leur incidence sur celui des pièces de rechange, n’avait pas eu pour effet, compte tenu du montant de la redevance payée par la société SEC, de déséquilibrer l’économie générale du contrat tel que voulu par les parties lors de sa signature en décembre 1998 et de priver de toute contrepartie réelle l’engagement souscrit par la société Soffimat, ce qui était de nature à rendre sérieusement contestable l’obligation dont la société SEC sollicitait l’exécution, la cour d’appel a privé sa décision de base légale ;

PAR CES MOTIFS, et sans qu’il y ait lieu de statuer sur les autres griefs :

CASSE ET ANNULE, dans toutes ses dispositions, l’arrêt rendu le 27 mars 2009, entre les parties, par la cour d’appel de Paris ; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d’appel de Paris, autrement composée ;

 

  • Faits
    • Conclusion entre deux sociétés d’un contrat d’entreprise pour une durée de 12 mois ou 43 488 heures portant sur la maintenance de deux moteurs d’une centrale de production de co-génération moyennant une redevance forfaitaire annuelle
    • En cours d’exécution du contrat, survenance d’une augmentation du coût des matières premières et des métaux ce qui a une incidence sur le prix des pièces de rechange
    • En raison du changement des circonstances économiques, la société prestataire n’est plus en mesure d’exécuter le contrat.
  • Demande
    • En réaction, la société cliente assigne en référé sous astreinte son prestataire aux fins qu’il lui soit ordonné, sous astreinte, de réaliser, à compter du 2 octobre 2008, les travaux de maintenance prévus contractuellement et notamment, la visite des 30 000 heures des moteurs.
  • Procédure
    • Par un arrêt du 27 mars 2009, la Cour d’appel de Paris fait droit à la demande de la société cliente et somme le prestataire d’exécuter la prestation prévue contractuellement
    • Au soutien de leur décision, les juges du fonds considèrent que l’obligation de révision des moteurs n’était pas sérieusement contestable.
  • Solution
    • Par un arrêt du 29 juin 2010, la Cour de cassation casse et annule la décision des juges du fond (Cass. com. 29 juin 2010, n°09-67.369).
    • Elle reproche à la Cour d’appel de n’avoir pas recherché « si l’évolution des circonstances économiques et notamment l’augmentation du coût des matières premières et des métaux depuis 2006 et leur incidence sur celui des pièces de rechange, n’avait pas eu pour effet, compte tenu du montant de la redevance payée par la société SEC, de déséquilibrer l’économie générale du contrat tel que voulu par les parties lors de sa signature en décembre 1998 et de priver de toute contrepartie réelle l’engagement souscrit par la société Soffimat, ce qui était de nature à rendre sérieusement contestable l’obligation dont la société SEC sollicitait l’exécution »
    • Manifestement, la lecture de cet arrêt laisse à penser que la Chambre commerciale revient ici sur l’arrêt Canal de Craponne !
    • Elle affirme, en effet, à demi-mot que dès lors qu’est établi un bouleversement des circonstances économiques de nature à porter atteinte à l’équilibre contractuel, cela reviendrait à priver de cause l’engagement du débiteur et, par voie de conséquence, justifierait la mise à mal le contrat.
    • Si l’on prête une attention particulière à cet arrêt, cette thèse ne résiste pas à l’analyse
      • D’abord, l’arrêt a été rendu en formation restreinte
      • Ensuite, il n’a fait l’objet d’aucune publication
      • Ensuite, cette décision ne traite que d’une question de compétence du juge des référés
      • Enfin, il ressort de l’arrêt que le bouleversement des circonstances économiques conduit, non pas à une révision du contrat – cela n’est évoqué nulle part – mais seulement à la caducité du contrat pour défaut de cause.
      • Au surplus, l’examen de la jurisprudence postérieure révèle que la Cour de cassation n’a jamais réitéré cette solution.

vi. Sixième étape : arrêt du 18 mars 2014

 

Cass. com. 18 mars 2014

Sur le moyen unique, qui est recevable comme étant de pur droit :

Attendu, selon l’arrêt attaqué (Paris, 28 septembre 2012), que le 27 novembre 2006, la société Les Complices a concédé à la société Yangtzekiang, devenue la société Yang design (la société Yang) une licence d’exploitation de sa marque « Les Complices » en contrepartie d’une redevance annuelle calculée par un pourcentage sur le chiffre d’affaires, avec minima ; que n’ayant pas reçu paiement des redevances convenues, la société Les Complices a obtenu une ordonnance d’injonction de payer à laquelle la société Yang a fait opposition ;

Attendu que la société Yang fait grief à l’arrêt de l’avoir condamnée à payer à la société Les Complices les sommes de 37 685,13 euros et 42 319,75 euros avec intérêts, alors, selon le moyen, que la disparition de la cause d’un engagement à exécution successive en cours d’exécution du contrat entraîne sa caducité ; que l’évolution des circonstances économiques peut déséquilibrer l’économie générale du contrat tel que voulu par les parties et priver de contrepartie réelle l’engagement de l’une d’elles qui devient caduc ; que la société Yang a fait valoir que l’évolution des circonstances économiques du marché du textile et la chute des ventes dans la grande distribution ont entraîné un déséquilibre du contrat le rendant non viable pour elle et privant de cause son obligation au titre des minima garantis ; que pour rejeter ce moyen, la cour d’appel a jugé que la rentabilité du contrat ne participe pas davantage à la définition de la cause dont l’existence s’apprécie au moment de sa conclusion ; qu’en statuant ainsi, la cour d’appel a violé l’article 1131 du code civil ;

Mais attendu que la cause de l’obligation constituant une condition de la formation du contrat, la cour d’appel, appréciant souverainement la volonté des parties, a considéré que celle-ci résidait dans la mise à disposition de la marque et non dans la rentabilité du contrat ; que par ce seul motif, la cour d’appel a justifié sa décision ; que le moyen n’est pas fondé ;

PAR CES MOTIFS :

REJETTE le pourvoi ;

 

  • Faits
    • Un contrat est conclu entre deux sociétés aux termes duquel, l’une d’elles concède à l’autre une licence d’exploitation de sa marque « Les Complices » en contrepartie d’une redevance annuelle calculée par un pourcentage sur le chiffre d’affaires, avec minima.
    • Toutefois, un effondrement du marché du textile intervient, accompagné d’une chute des ventes dans la grande distribution.
    • La société concessionnaire de la marque n’est alors plus en capacité financière de régler la redevance au titre de son contrat de licence.
  • Demande
    • À la suite du non-paiement des redevances, la société concédant obtient une ordonnance d’injonction de payer à laquelle le concessionnaire fait opposition.
  • Procédure
    • Par un arrêt du 28 septembre 2012, la Cour d’appel de Paris déboute le cessionnaire de son opposition
    • Les juges du fond refusent de prononcer la caducité du contrat pour défaut de cause, estimant que la rentabilité du contrat ne participe pas à la définition de la cause dont l’existence s’apprécie au moment de sa conclusion.
  • Procédure
    • Au soutien de son pourvoi, le concessionnaire avance que :
      • d’une part, la disparition de la cause d’un engagement à exécution successive en cours d’exécution du contrat entraîne sa caducité
      • d’autre part, l’évolution des circonstances économiques peut déséquilibrer l’économie générale du contrat tel que voulu par les parties et priver de contrepartie réelle l’engagement de l’une d’elles qui devient caduc
      • enfin, que l’évolution des circonstances économiques du marché du textile et la chute des ventes dans la grande distribution ont entraîné un déséquilibre du contrat le rendant non viable pour elle et privant de cause son obligation au titre des minima garantis.
  • Solution
    • Par un arrêt du 18 mars 2014, la Cour de cassation est insensible à l’argumentation développée par le concessionnaire (Cass. com. 18 mars 2014, n°12-29.453).
    • Aussi, rejette-t-elle le pourvoi.
    • La chambre commerciale souscrit à la motivation de la Cour d’appel, estimant que la cause de l’obligation constitue bien une condition de la formation du contrat de sorte que la cause de l’engagement du concessionnaire résidait, non pas dans la rentabilité du contrat, mais dans la mise à disposition de la marque
    • Un bouleversement des circonstances économiques au cours de l’exécution du contrat, ne saurait, en conséquence, fonder une caducité du contrat pour défaut de cause.
    • Manifestement, la Cour de cassation retient ici la solution radicalement inverse de celle adoptée dans l’arrêt du 29 juin 2010, ce qui confirme que cette décision était bien, au minimum un arrêt d’espèce, sinon une erreur de plume.

4. L’admission par la jurisprudence administrative de la théorie de l’imprévision

Contrairement à la Cour de cassation, par l’arrêt Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux du 30 mars 1916, le Conseil d’État a dégagé la théorie de l’imprévision, qui permet d’assurer la pérennité des contrats administratifs en cas de bouleversement temporaire de leur économie, du fait d’événements que les parties ne pouvaient prévoir (CE 30 mars 1916, 59928).

 

CE, 30 mars 1916, Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux

Vu la requête sommaire et le mémoire ampliatif présentés pour la “Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux”, société anonyme, dont le siège social est à Bordeaux, rue de Condé, n° 5, agissant poursuites et diligences de ses directeurs et administrateurs en exercice, ladite requête et ledit mémoire enregistrés au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat les 1er et 29 septembre 1915 et tendant à ce qu’il plaise au Conseil annuler un arrêté en date du 30 juillet 1915 par lequel le conseil de préfecture du département de la Gironde l’a déboutée de sa demande tendant à faire juger qu’elle a droit à un relèvement du prix fixé par son contrat de concession pour le gaz fourni par elle à la ville et aux particuliers et à faire condamner la ville de Bordeaux à lui payer une indemnité ; Vu la loi du 28 pluviôse an VIII ; Vu la loi du 24 mai 1872 ;

Sur les fins de non-recevoir opposées par la ville de Bordeaux : Considérant que les conclusions de la compagnie requérante tendaient devant le conseil de préfecture comme elles tendent devant le Conseil d’Etat à faire condamner la ville de Bordeaux à supporter l’aggravation des charges résultant de la hausse du prix du charbon ; que, dès lors, s’agissant d’une difficulté relative à l’exécution du contrat, c’est à bon droit que par application de la loi du 28 pluviôse an VIII, la compagnie requérante a porté ces conclusions en première instance devant le conseil de préfecture et en appel devant le Conseil d’Etat ;

Au fond : Considérant qu’en principe le contrat de concession règle d’une façon définitive jusqu’à son expiration, les obligations respectives du concessionnaire et du concédant ; que le concessionnaire est tenu d’exécuter le service prévu dans les conditions précisées au traité et se trouve rémunéré par la perception sur les usagers des taxes qui y sont stipulées ; que la variation du prix des matières premières à raison des circonstances économiques constitue un aléa du marché qui peut, suivant le cas être favorable ou défavorable au concessionnaire et demeure à ses risques et périls, chaque partie étant réputée avoir tenu compte de cet aléa dans les calculs et prévisions qu’elle a faits avant de s’engager ;

Mais considérant que, par suite de l’occupation par l’ennemi de la plus grande partie des régions productrices de charbon dans l’Europe continentale, de la difficulté de plus en plus considérable des transports par mer à raison tant de la réquisition des navires que du caractère et de la durée de la guerre maritime, la hausse survenue au cours de la guerre actuelle, dans le prix du charbon qui est la matière première de la fabrication du gaz, s’est trouvé atteindre une proportion telle que non seulement elle a un caractère exceptionnel dans le sens habituellement donné à ce terme, mais qu’elle entraîne dans le coût de la fabrication du gaz une augmentation qui, dans une mesure déjouant tous les calculs, dépasse certainement les limites extrêmes des majorations ayant pu être envisagées par les parties lors de la passation du contrat de concession ; que, par suite du concours des circonstances ci-dessus indiquées, l’économie du contrat se trouve absolument bouleversée. Que la compagnie est donc fondée à soutenir qu’elle ne peut être tenue d’assurer aux seules conditions prévues à l’origine, le fonctionnement du service tant que durera la situation anormale ci-dessus rappelée ;

Considérant qu’il résulte de ce qui précède que si c’est à tort que la compagnie prétend ne pouvoir être tenue de supporter aucune augmentation du prix du charbon au-delà de 28 francs la tonne, ce chiffre ayant, d’après elle, été envisagé comme correspondant au prix maximum du gaz prévu au marché, il serait tout à fait excessif d’admettre qu’il y a lieu à l’application pure et simple du cahier des charges comme si l’on se trouvait en présence d’un aléa ordinaire de l’entreprise ; qu’il importe au contraire, de rechercher pour mettre fin à des difficultés temporaires, une solution qui tienne compte tout à la fois de l’intérêt général, lequel exige la continuation du service par la compagnie à l’aide de tous ses moyens de production, et des conditions spéciales qui ne permettent pas au contrat de recevoir son application normale. Qu’à cet effet, il convient de décider, d’une part, que la compagnie est tenue d’assurer le service concédé et, d’autre part, qu’elle doit supporter seulement au cours de cette période transitoire, la part des conséquences onéreuses de la situation de force majeure ci-dessus rappelée que l’interprétation raisonnable du contrat permet de laisser à sa charge ; qu’il y a lieu, en conséquence, en annulant l’arrêté attaqué, de renvoyer les parties devant le conseil de préfecture auquel il appartiendra, si elles ne parviennent pas à se mettre d’accord sur les conditions spéciales dans lesquelles la compagnie pourra continuer le service, de déterminer, en tenant compte de tous les faits de la cause, le montant de l’indemnité à laquelle la compagnie a droit à raison des circonstances extracontractuelles dans lesquelles elle aura à assurer le service pendant la période envisagée ;

DECIDE : Article 1er : L’arrêté susvisé du conseil de préfecture du département de la Gironde en date du 30 juillet 1915 est annulé. Article 2 : La Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux et la ville de Bordeaux sont renvoyées devant le conseil de préfecture pour être procédé, si elles ne s’entendent pas amiablement sur les conditions spéciales auxquelles la compagnie continuera son service, à la fixation de l’indemnité à laquelle la compagnie a droit à raison des circonstances extracontractuelles dans lesquelles elle aura dû assurer le service concédé. Article 3 : La ville de Bordeaux est condamnée à tous les dépens de première instance et d’appel. Article 4 : Expédition … Intérieur.

 

  • Faits
    • La compagnie générale d’éclairage de Bordeaux cherchait à obtenir de la ville de Bordeaux qu’elle supporte le surcoût résultant pour elle de la très forte augmentation du prix du charbon, multiplié par cinq entre la signature de la concession d’éclairage et l’année 1916
    • En raison de la guerre, la plus grande partie des régions productrices de charbon était occupée par l’Allemagne et les transports par mer étaient devenus de plus en plus difficiles.
  • Solution
    • À cette occasion, le Conseil d’État jugea qu’en principe le contrat de concession règle de façon définitive les obligations du concessionnaire et du concédant et que la variation du prix des matières premières du fait des circonstances économiques constitue un aléa du marché que doit assumer le concessionnaire.
    • Toutefois, lorsque l’économie du contrat se trouve absolument bouleversée, comme en l’espèce où l’augmentation du coût de la fabrication du gaz du fait du prix du charbon dépassait les limites extrêmes de ce qui avait pu être envisagé par les parties, le concessionnaire ne peut être tenu d’assurer le fonctionnement du service dans les conditions prévues à l’origine.
    • Il convenait, pour mettre fin à des difficultés temporaires, de rechercher une solution qui tienne compte de l’intérêt général, exigeant la continuation du service, mais aussi des circonstances particulières.
    • Aussi, le Conseil d’État décida que la compagnie restait tenue d’assurer le service mais qu’elle avait le droit d’être indemnisée de la part des conséquences pécuniaires de la situation de force majeure qui excédait l’aléa économique normal.

==>Conditions de l’imprévision

La jurisprudence ultérieure précisa les conditions d’application de la théorie de l’imprévision.

  • Première condition
    • Les événements affectant l’exécution du contrat doivent être imprévisibles.
    • Il peut s’agir de circonstances économiques, de phénomènes naturels ou de mesures prises par les pouvoirs publics, mais dans tous les cas ils doivent déjouer les prévisions qui pouvaient raisonnablement être faites lors de la conclusion du contrat.
  • Deuxième condition
    • Les circonstances doivent être extérieures aux parties ; en particulier, si elles sont dues à l’administration contractante, c’est la théorie du fait du prince et non celle de l’imprévision qui jouera.
  • Troisième condition
    • Les événements affectant l’exécution du contrat doivent entraîner un bouleversement de l’économie du contrat.
    • Certes, ils ne doivent pas faire obstacle à l’exécution du contrat car ils seraient alors irrésistibles et exonéreraient le cocontractant de ses obligations ; mais il ne doit pas s’agir d’un simple manque à gagner.

==>Effets de l’imprévision

L’imprévision n’étant pas un cas de force majeure, le cocontractant doit poursuivre l’exécution du contrat.

Il commettrait une faute en interrompant ses prestations.

En contrepartie, il a le droit d’être indemnisé, sinon de la totalité, du moins de la plus grande partie de la charge extracontractuelle, c’est-à-dire du montant du déficit provoqué par l’exécution du contrat pendant la période au cours de laquelle il y a eu bouleversement par les circonstances imprévisibles.

Deux cas de figure peuvent ensuite se produire :

  • Soit l’équilibre contractuel se rétablit, par disparition des circonstances imprévisibles ou du fait de nouveaux arrangements entre les parties.
  • Soit le bouleversement de l’économie du contrat se révèle définitif, et l’imprévision se transforme alors en cas de force majeure justifiant la résiliation du contrat.

Il est intéressant de constater que la théorie de l’imprévision a conduit l’administration et ses cocontractants à introduire dans leurs contrats des clauses de révision qui permettent une adaptation aux évolutions de la situation économique et financière, conférant ainsi un caractère subsidiaire au jeu de l’imprévision.

5. La consécration par le législateur de la théorie de l’imprévision

En réaction au vif débat suscité par la théorie de l’imprévision qui, depuis plus d’un siècle, a tant agité la doctrine, le législateur a profité de la réforme des obligations pour clarifier les choses et calmer les esprits. L’occasion était trop belle !

Ainsi, l’ordonnance du 10 février 2016 a introduit un article 1195 dans le Code civil aux termes duquel :

« Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation.

En cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu’elles déterminent, ou demander d’un commun accord au juge de procéder à son adaptation. À défaut d’accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d’une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe. »

Il ressort de cette disposition que :

  • d’une part, la possibilité pour le juge de réviser le contrat au cours de son exécution en cas de changement des circonstances n’est pas sans conditions
  • d’autre part, en raison de l’atteinte portée à la force obligatoire du contrat, le législateur a entendu encadrer strictement le processus de révision du contrat

a. Les conditions de la théorie de l’imprévision

Les conditions d’application de la théorie de l’imprévision sont au nombre de trois :

==>Première condition : le changement de circonstances est imprévisible lors de la conclusion du contrat

Que doit-on entendre par « changement de circonstances imprévisibles » ?

Le législateur ne nous en a donné aucune définition, ni critères d’appréciation.

Aussi, appartiendra-t-il à la jurisprudence de se prononcer sur cette question.

Dans cette attente, deux approches de la notion sont envisageables :

  • L’approche objective
    • Le changement de circonstances imprévisibles est celui qui n’aurait pas pu être envisagé par une personne raisonnable placée dans la même situation que les parties
    • Le juge se livrera ainsi à une appréciation in abstracto des circonstances qui ont porté atteinte à l’équilibre contractuel.
  • L’approche subjective
    • Selon cette approche, le changement de circonstances imprévisibles est celui que les parties n’avaient pas prévu, d’où l’absence de clause dans le contrat anticipant cet aléa.
    • L’imprévision sera alors appréciée dans cette hypothèse in concreto, ce qui supposera pour le juge de ne se focaliser que sur la commune intention des parties.

Au fond, d’un côté, si l’on retient l’approche objective, on ne devrait tenir compte que des circonstances que les parties n’ont pas pu prévoir.

D’un autre côté, si l’on opte pour l’approche subjective seules les circonstances que les parties n’ont pas prévues devraient être prises en compte

Il ressort de cette comparaison que l’approche subjective conférerait à la théorie de l’imprévision un champ d’application bien plus étendu que ne le ferait l’approche objective.

En contrepartie, il en résulterait néanmoins une atteinte plus forte à la force obligatoire du contrat.

Quelle approche sera retenue in fine par la Cour de cassation ?

Il n’est pas à exclure que le choix de cette dernière soit guidé par l’article 1218 du Code civil, lequel porte sur une notion qui n’est pas très éloignée de celle que l’on cherche à définir : la force majeure.

Selon cette disposition, il y aurait force majeure « lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur. »

L’article 1218 du Code civil semble ainsi lier la force majeure à la faculté de contrôle du débiteur.

Rapportée à l’imprévision, cette définition pourrait laisser à penser que l’approche subjective l’emporterait.

L’article 1218 pose toutefois, dans le même temps, l’exigence d’un événement raisonnablement imprévisible, ce qui serait tout autant de nature à justifier l’adoption de l’approche objective.

Au total, difficile à dire sur quelle approche le choix de la Cour de cassation portera.

==>Deuxième condition : le changement de circonstances rend excessivement onéreuse l’exécution du contrat

Contrairement à la force majeure, il n’est pas nécessaire que le changement de circonstances rende impossible l’exécution du contrat.

L’article 1195 du Code civil exige seulement que celui-ci la rende excessivement onéreuse.

C’est là la grande différence entre l’imprévision et la force majeure.

Pour être caractérisée, l’imprévision doit donc seulement porter atteinte à l’équilibre du contrat.

Cette atteinte aussi préjudiciable soit-elle pour l’une des parties ne fait toutefois pas obstacle à l’exécution de ses obligations.

L’article 1195 du Code civil précise, par ailleurs, que, en plus de l’établissement d’un bouleversement de l’économie du contrat, il faut démontrer que ce bouleversement est grave, sans quoi il n’ouvrira pas droit à révision.

Aussi, les petits déséquilibres contractuels devront-ils être entièrement assumés par les parties au nom de la force obligatoire du contrat.

==>Troisième condition : aucune des parties ne doit pas avoir accepté d’assumer les risques de l’imprévision

Dernière condition d’application de la théorie de l’imprévision, les parties ne doivent pas avoir accepté d’assumer les risques de l’imprévision.

En d’autres termes, dès lors que l’aléa a été envisagé par les contractants, il ne relèverait plus de l’imprévision.

Si, dans ces conditions, les parties souhaitent confiner à la portion congrue le champ d’application de la théorie de l’imprévision, elles auront tout intérêt à soigner la rédaction de la clause d’acceptation des risques.

Il ne faudrait pas, toutefois, que cette clause soit trop large, sous peine d’encourir une requalification en clause abusive.

Dans cette perspective, il appartiendra au juge de toujours rechercher si le changement de circonstances invoqué par les parties n’était pas entré dans le champ contractuel.

En s’abstenant de procéder à cette recherche, il s’exposerait à une censure de la Cour de cassation pour défaut de base légale.

b. Le processus de révision du contrat

Le processus de révision du contrat comporte plusieurs étapes :

==>Première étape : la formulation d’une demande de révision du contrat

  • Objet de la demande
    • La partie pour laquelle l’exécution de ses obligations est devenue excessivement onéreuse en raison d’un changement des circonstances est fondée à solliciter une renégociation du contrat auprès de son cocontractant.
    • Il s’agit là d’un droit qui est conféré aux contractants dont l’exercice ne saurait, en aucune manière, constituer une faute (V. en ce sens Cass. com. 18 sept. 2012).
  • Absence d’obligation de renégocier
    • Tout autant que les parties sont libres de solliciter une révision de la convention, elles sont libres de refuser de renégocier
    • Ainsi, le législateur n’a-t-il pas entendu mettre à la charge des parties une obligation de renégociation du contrat contrairement à ce qui avait pu être suggéré par certains auteurs.
    • Cette solution s’inscrit, par ailleurs, en opposition à une certaine jurisprudence qui, sur le fondement de la bonne foi contractuelle (Cass.com 3 nov. 1992, n°90-18.547) ou de l’exigence de cause, avait estimé que les parties étaient tenues, a minima, de collaborer en cas de changement des circonstances économiques.
  • Obligation de poursuivre l’exécution du contrat
    • Les rédacteurs de l’ordonnance du 10 février 2016 ont pris le soin de préciser que la demande de révision du contrat ne dispense pas son auteur de poursuivre l’exécution de ses obligations
    • S’il suspendait la fourniture de sa prestation, sa responsabilité contractuelle pourrait être engagée.
    • L’exécution du contrat devra en conséquence nécessairement se poursuivre jusqu’à ce que le juge se prononce.

==>Deuxième étape : résolution ou révision amiable

L’alinéa 2 de l’article 1195 du Code civil prévoit que, en cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties disposent de deux options :

  • Soit elles peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu’elles déterminent
    • Cela suppose donc qu’elles expriment un mutus dissensus
    • À défaut, la voie de la résolution amiable leur demeurera fermée
  • Soit, elles peuvent demander d’un commun accord au juge de procéder à l’adaptation du contrat aux nouvelles circonstances.
    • Dans cette hypothèse, les parties peuvent saisir le juge aux fins de constater leur accord amiable
    • Immédiatement, la question alors se pose de l’intérêt pratique de cette saisine du juge, dans la mesure où elle ne peut intervenir que si les parties se sont au préalable entendues.
    • Or si tel est le cas, pourquoi saisir le juge pour réviser un contrat qu’elles pourraient d’un commun accord modifier elles-mêmes ?

==>Troisième étape : résolution ou révision judiciaire

C’est là le véritable apport de l’article 1195 du Code civil

À défaut d’accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d’une partie ainsi qu’à la date et aux conditions qu’il fixe :

  • Soit réviser le contrat
  • Soit y mettre fin

Il ressort toutefois de l’économie de l’article 1195 du Code civil que cette possibilité pour le juge de résilier ou de réviser judiciairement le contrat est envisagée comme une mesure ultime.

C’est à la condition exclusive qu’aucun « accord dans un délai raisonnable » ne puisse être trouvé entre les parties que le juge pourra leur imposer sa propre volonté.

En pratique, il est toutefois fort peu probable que le juge soit saisi lorsque les parties auront trouvé un point d’accord.

Le juge ne sera dès lors sollicité que lorsque la voie de la renégociation amiable sera sans issue.

  1. J. Carbonnier, Droit civil, tome 4, Les Obligations, PUF, 22e éd., 2000, § 314 ?
  2. Larombière M.L., Théorie et pratique des obligations, ou Commentaire aux titres III et IV du Code Napoléon, art. 1101 à 1386, T. III, Éd.1., Paris, 1858, art.1234, nº4. ?
  3. http://www.conseil-etat.fr/Decisions-Avis-Publications/Decisions/Les-decisions-les-plus-importantes-du Conseil-d-Etat/30-mars-1916-Compagnie-generale-d-eclairage-de-Bordeaux ?

Focus sur l’affaire Perruche

En principe, dès lors qu’un préjudice est certain, personnel et licite, il est réparable. Est-ce à dire que dès lors qu’un préjudice revêt ces caractères, la victime est fondée à agir en réparation ?

Comme le relève Bertrand Fages, si « le droit français de la responsabilité extracontractuelle se caractérise par sa tendance naturelle à considérer que tous les types de préjudice doivent être réparés intégralement, il ne propose aucun élément précis de définition de ce qu’est un préjudice et n’opère pas, au sein des différents intérêts pouvant être lésés par un fait dommageable, de sélection entre ceux qui sont susceptibles d’être indemnisés par le biais de la responsabilité extracontractuelle et ceux qui ne le sont pas »[4]

Lorsque le préjudice est d’ordre corporel ou matériel, la question de sa réparation ne soulève guère de difficultés,

Quid, lorsque le préjudice invoqué par la victime ne consiste, ni en une perte, ni en un manque à gagner ?

La question s’est ainsi posée de savoir si la naissance d’un enfant handicapé pouvait constituer, en elle-même, un préjudice réparable.

Saisie de cette question, la Cour de cassation, réunie en assemblée plénière, y a apporté une réponse positive dans un arrêt Perruche du 17 novembre 2000 (Cass., ass. plén., 17 nov. 2000, n°99-13.701).

Indépendamment de la véritable onde de choc provoquée par cette affaire – dont l’issue judiciaire a contraint le législateur à intervenir – la solution adoptée par la Cour de cassation a mis en exergue le besoin, ô combien impérieux, de définir la notion de préjudice réparable.

==> Première étape : l’arrêt Perruche du 17 novembre 2000

Vu les articles 1165 et 1382 du Code civil ;

Attendu qu’un arrêt rendu le 17 décembre 1993 par la cour d’appel de Paris a jugé, de première part, que M. Y…, médecin, et le Laboratoire de biologie médicale de Yerres, aux droits duquel est M. A…, avaient commis des fautes contractuelles à l’occasion de recherches d’anticorps de la rubéole chez Mme X… alors qu’elle était enceinte, de deuxième part, que le préjudice de cette dernière, dont l’enfant avait développé de graves séquelles consécutives à une atteinte in utero par la rubéole, devait être réparé dès lors qu’elle avait décidé de recourir à une interruption volontaire de grossesse en cas d’atteinte rubéolique et que les fautes commises lui avaient fait croire à tort qu’elle était immunisée contre cette maladie, de troisième part, que le préjudice de l’enfant n’était pas en relation de causalité avec ces fautes ; que cet arrêt ayant été cassé en sa seule disposition relative au préjudice de l’enfant, l’arrêt attaqué de la Cour de renvoi dit que ” l’enfant Nicolas X… ne subit pas un préjudice indemnisable en relation de causalité avec les fautes commises ” par des motifs tirés de la circonstance que les séquelles dont il était atteint avaient pour seule cause la rubéole transmise par sa mère et non ces fautes et qu’il ne pouvait se prévaloir de la décision de ses parents quant à une interruption de grossesse ;

Attendu, cependant, que dès lors que les fautes commises par le médecin et le laboratoire dans l’exécution des contrats formés avec Mme X… avaient empêché celle-ci d’exercer son choix d’interrompre sa grossesse afin d’éviter la naissance d’un enfant atteint d’un handicap, ce dernier peut demander la réparation du préjudice résultant de ce handicap et causé par les fautes retenues ;

PAR CES MOTIFS, et sans qu’il soit nécessaire de statuer sur les autres griefs de l’un et l’autre des pourvois:

CASSE ET ANNULE, en son entier, l’arrêt rendu le 5 février 1999, entre les parties, par la cour d’appel d’Orléans ; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d’appel de Paris, autrement composée que lors de l’audience du 17 décembre 1993

 

Faits :

Un enfant naît lourdement handicapé à la suite d’une erreur médicale commise par un médecin. Aussi, cette erreur a-t-elle privé la mère de la possibilité de recourir à une interruption volontaire de grossesse.

Demande :

Les parents introduisent une action en justice pour obtenir réparation :

  • D’une part, du préjudice occasionné par l’erreur de diagnostic du médecin, cette erreur les ayant privés de la possibilité de recourir à une IVG
  • D’autre part, du préjudice de leur enfant, né handicapé

Procédure :

  • Dispositif de la Cour d’appel :
    • Par un arrêt du 17 décembre 1993, la Cour d’appel de Paris déboute partiellement les parents de leur demande de réparation
  • Motivation de la Cour d’appel :
    • Les juges du fond estiment, en effet, que les parents étaient parfaitement fondés à obtenir réparation du préjudice personnellement subi par eux du fait de l’erreur de diagnostic commise par le médecin.
    • Les juges du fond estiment, néanmoins, que le préjudice subi par leur enfant du fait de son handicap ne saurait faire l’objet d’une réparation dans la mesure où il n’existerait aucun lien de causalité entre la faute du médecin et le handicap de l’enfant.

Problème de droit :

La question qui se posait en l’espèce était de savoir si un enfant né handicapé à la suite d’une erreur de diagnostic d’un médecin pouvait obtenir réparation du fait de sa naissance ?

Solution de la Cour de cassation :

  • Dispositif de l’arrêt :
    • Par un arrêt du 17 novembre 2000, la Cour de cassation, réunie en assemblée plénière, casse et annule l’arrêt de la Cour d’appel
    • Visa : art. 1165 et 1382 du Code civil
    • Cas d’ouverture à cassation : violation de la loi

Sens de l’arrêt

La Cour de cassation reproche, en l’espèce, à la Cour d’appel d’avoir estimé qu’il n’y avait pas de lien de causalité entre l’erreur de diagnostic du médecin et le handicap de l’enfant.

Pour l’assemblée plénière, dès lors que les parents de l’enfant ont été « empêchés » de recourir à une IVG, il existe un lien de causalité entre la faute du médecin et le préjudice résultant pour l’enfant de son handicap.

Analyse de l’arrêt

La solution adoptée par la Cour de cassation interroge manifestement sur deux points :

  • L’existence d’un lien de causalité entre la faute du médecin et le préjudice de l’enfant
  • La réparation du préjudice de l’enfant résultant de son handicap
  • Sur le lien de causalité

Une lecture attentive de l’attendu de principe de l’arrêt Perruche nous révèle que l’Assemblée plénière ne s’est pas arrêtée aux constatations des juges du fond qui attribuaient les troubles dont souffrait l’enfant à la rubéole contractée pendant sa vie intra-utérine

Elle déduit la responsabilité des praticiens vis-à-vis de l’enfant de l’existence d’une faute à l’égard de la mère : « dès lors que la mère a été empêchée »

La causalité retenue est, par conséquent, indirecte et non directe, comme l’exige pourtant l’article 1382 du Code civil.

De toute évidence, les juges du fond ne se sont guère expliqués, en l’espèce, sur le lien causal, tant il leur a paru évident que les fautes constatées n’étaient pas en corrélation avec les malformations.

Ces malformations préexistaient à leur intervention. La naissance n’a fait que les révéler, comme le thermomètre révèle la température sans en être la cause.

En clair, les échographies n’ont pas suscité de malformations sur un enfant précédemment sain.

Dans ces conditions, comment est-il possible d’affirmer que le handicap dont souffrait Nicolas Perruche a été causé par une faute consistant précisément à ne pas déceler ce handicap ?

On a soutenu que les fautes étaient bien causales, dès lors que, sans leur commission, le dommage aurait pu être évité.

Toutefois s ces fautes ont eu pour seule conséquence de priver la mère de la possibilité de recourir à l’interruption de grossesse, laquelle n’aurait alors pu faire obstacle qu’à la naissance.

De même, on a pu invoquer l’inexécution fautive du contrat médical qui cause un préjudice à un tiers, en l’occurrence l’enfant, argument en trompe-l’œil, car il ne s’agit de rien d’autre que du manquement au devoir d’information envers la mère dont celle-ci est la seule victime.

D’évidence, seule la naissance de l’enfant est en lien directe avec le handicap.

Si l’on veut découvrir un préjudice causé à l’enfant, on est contraint d’en déduire que c’est la naissance car, même informée, la mère n’aurait pu empêcher le handicap.

Elle aurait seulement pu empêcher la naissance, ce qui, par l’absurde, aurait empêché le handicap.

Le handicap étant consubstantiel à la personne de l’enfant, la tentation était donc forte pour la Cour de cassation d’amalgamer naissance et handicap.

C’est, en réalité, le préjudice consécutif au fait d’être né handicapé que l’Assemblée plénière a accepté d’indemniser.

Mais, l’enfant, en l’absence de traitement connu, aurait pareillement été atteint de malformations sans les fautes médicales.

Dans cette hypothèse, l’enfant aurait peut-être été avorté et il serait mort avec son handicap.

De nombreuses voix se sont élevées pour critiquer la décision rendue par la Cour de cassation : la cause du handicap de l’enfant, ce n’est pas la faute du médecin, mais la maladie génétique contractée par l’enfant lui-même !

Plusieurs remarques toutefois s’imposent :

  • Il faut remarquer qu’en matière de causalité, les règles sont particulièrement souples.
    • Il est donc un peu hypocrite de relever dans l’arrêt en l’espèce un problème de causalité, alors que de façon générale la jurisprudence est peu regardante sur la question.
  • Surtout, s’il n’y a pas de causalité entre le dommage de l’enfant – son handicap – et la faute du médecin, il n’y en a pas plus entre le dommage des parents et la faute du médecin, car la véritable cause du dommage c’est la maladie génétique de l’enfant.
  • Si, dès lors, on refuse de voir un lien de causalité entre le dommage de l’enfant et la faute du médecin on doit également refuser de le voir entre le dommage des parents et l’erreur de diagnostic.
  • La causalité n’est donc sans doute pas la principale problématique dans l’arrêt en l’espèce.

On peut d’ailleurs tenir la même réflexion à propos d’un arrêt du 24 février 2005 rendu par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, dont la problématique interroge, une nouvelle fois sur la notion de préjudice (Cass. 2e civ., 24 févr. 2005 : n°02-11.999).

*****

Cass. 2e civ., 24 févr. 2005

Vu l’article 1382 du Code civil ;

Attendu, selon l’arrêt confirmatif attaqué, que M. X… a été victime en 1974 d’un accident de la circulation dont M. Y…, assuré par la compagnie L’Alsacienne, aux droits de laquelle vient la société Azur assurances (Azur), a été reconnu responsable ; que M. X…, qui a conservé un handicap, a eu des enfants nés en 1977, 1985 et 1987 ; que ceux-ci ont estimé n’avoir jamais pu établir des relations ludiques et affectives normales avec leur père dont ils vivaient au quotidien la souffrance du fait de son handicap ; que Mme X…, en qualité d’administratrice légale de sa fille mineure, et les enfants majeurs, ont assigné l’assureur du responsable en réparation de leur préjudice moral ;

Attendu que, pour condamner la société Azur à indemniser le préjudice moral subi par les enfants de M. X…, l’arrêt retient, par motifs propres et adoptés, que le handicap de M. X… a empêché ses enfants de partager avec lui les joies normales de la vie quotidienne ;

Qu’en statuant ainsi, alors qu’il n’existait pas de lien de causalité entre l’accident et le préjudice allégué, la cour d’appel a violé le texte susvisé ;

PAR CES MOTIFS et sans qu’il y ait lieu de statuer sur les autres branches du moyen :

CASSE ET ANNULE,

*****

Les faits étaient les suivants :

Les enfants d’un homme handicap agissent sur le fondement de l’article 1382 pour obtenir réparation de leur préjudice moral : ils estimaient n’avoir jamais pu établir des relations ludiques et affectives normales avec leur père dont ils vivaient au quotidien la souffrance du fait de son handicap.

Parce que ce handicap était consécutif à un accident de la circulation, ils demandent réparation à celui qui avait été considéré comme responsable de l’accident.

La Cour de cassation casse l’arrêt de la Cour d’appel qui avait décidé de les indemniser.

Selon la deuxième chambre civile, il n’y aurait pas de lien de causalité entre l’accident et le préjudice allégué, car, selon elle, les enfants sont nés après l’accident de leur père : le fait de leur naissance viendrait donc briser la chaîne des causalités.

Cette affirmation est cependant très contestable.

En effet, les privations des enfants consécutives au handicap de leur père sont bien une conséquence de l’accident.

On aurait donc pu trouver un lien de causalité, si l’on avait voulu. Mais on ne l’a pas fait.

Pourquoi ?

Très certainement parce que cela serait revenu à admettre qu’être élevé par un parent handicapé était un préjudice réparable, ce qui laissait entendre que les enfants estimaient qu’il eût été préférable pour eux d’être élevés par une personne valide…

C’est, en réalité ce type de question qui est au cœur de la controverse née de l’arrêt Perruche : peut-on considérer qu’être né, certes handicapé, constitue un préjudice en soi ?

  • Sur la question du préjudice

La véritable question que pose l’arrêt Perruche a trait à l’association de deux mots : « né handicapé ».

La Cour de cassation affirme dans cet arrêt que l’enfant peut obtenir réparation « du préjudice résultant de son handicap ».

Par cette formule habile, la Cour de cassation tente ici de nier qu’elle répare la naissance : comment peut-on dissocier le handicap de Nicolas Perruche et sa naissance ?

Le raisonnement tenu par la Cour de cassation est exact, mais fait l’impasse sur cette question de la réparation du préjudice que constitue la naissance !

En temps normal, pour savoir s’il y a préjudice, on se demande quelle serait la situation de la victime si le fait dommageable ne s’était pas produit.

On compare cette situation à la situation actuelle : la différence entre les deux constitue le préjudice.

  • Du point de vue de la mère, si aucune faute du médecin n’avait été commise, alors il y aurait probablement eu avortement.
    • Mais comme il y a eu une faute, la conséquence en est la naissance d’un enfant handicapé.
    • Le préjudice serait donc, non seulement le handicap, mais également la naissance de l’enfant !
  • Du point de vue de l’enfant, s’il n’y a pas eu de faute, la mère procède à l’IVG et donc il n’existe pas.
    • Il n’y aurait donc aucun préjudice pour lui : il ne saurait se plaindre d’exister.
    • Or s’il n’y a pas faute, il n’existe pas.

L’argument est ici extrêmement fort. On peut néanmoins se demander si la négation de l’existence d’un préjudice est opportune.

C’est donc là une question d’éthique qui se pose à la Cour de cassation.

Ne peut-on pas, en effet, se contenter de constater l’existence la charge financière et matérielle que représente la vie de l’enfant né handicapé ? L’enfant né handicapé ne vit pas comme les autres. Sa vie sera bien plus coûteuse que celle d’enfants valides.

Dans cette perspective, une définition du préjudice se fait sentir, ne serait-ce que pour pouvoir échapper à la question posée par l’arrêt Perruche à savoir : peut-on indemniser un enfant du fait d’être né handicapé ?

Au nom de la dignité de l’enfant, faut-il estimer qu’il est plus respectueux d’indemniser ou de ne pas indemniser ? Telle est la question qu’il faudrait se poser.

La solution à cette problématique résiderait peut-être dans la reconnaissance de dommages et intérêts punitifs.

De tels dommages et intérêt sont alloués à la victime en considération, non pas de l’existence d’un dommage, mais de la caractérisation d’une faute de l’auteur du fait dommageable.

Ces dommages et intérêts punitifs seraient donc une porte de sortie intéressante dans l’affaire Perruche.

Car en vérité, qu’est-ce que l’assemblée plénière a cherché à faire dans cette décision ?

La Cour de cassation a simplement souhaité indemniser Nicolas Perruche afin de permettre à ses parents de subvenir aux très lourdes dépenses auxquelles ils vont devoir faire face pour l’élever et l’assister dans son quotidien.

En consacrant les dommages et intérêts punitifs, il aurait été possible de retenir la responsabilité des médecins qui ont incontestablement commis une faute, sans pour autant être contraint de caractériser un préjudice qui, en l’espèce, est pour le moins difficilement caractérisable !

On échapperait ainsi au débat éthique !

==> Deuxième étape : l’intervention du législateur.

Manifestement, telle n’est pas la voie qui a été empruntée par le législateur, lequel est intervenu à la suite de l’affaire Perruche, sous la pression des associations de personnes handicapées.

C’est dans ce contexte que la loi du 4 mars 2002 a été adoptée. Elle prévoit en son article 1er que « nul ne peut se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance ».

Ainsi, le législateur a-t-il choisi d’exclure l’indemnisation de l’enfant ainsi que celle des parents pour leur préjudice autre que moral. Il s’agit là, indéniablement, d’une double sanction : et pour les parents et pour l’enfant !

A cet égard, le 3e paragraphe du I de l’article 1er de la loi du 4 mars 2002 prévoyait que « les dispositions du présent I sont applicables aux instances en cours, à l’exception de celles où il a été irrévocablement statué sur le principe de l’indemnisation. »

Ce paragraphe a par suite été repris par la loi n°2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.

Le texte prévoit que « Les dispositions de l’article L. 114-5 du code de l’action sociale et des familles tel qu’il résulte du 1 du présent II sont applicables aux instances en cours à la date d’entrée en vigueur de la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 précitée, à l’exception de celles où il a été irrévocablement statué sur le principe de l’indemnisation. »

==> Troisième étape : condamnation de la France par la CEDH.

La loi du 4 mars 2002 était applicable aux litiges en cours, de sorte que l’on était en présence d’une loi rétroactive.

Cette application rétroactive de la loi a, cependant, été censurée par la CEDH dans deux arrêts relatifs à des demandes d’indemnisation à l’encontre d’hôpitaux et donc formée devant le juge administratif français (CEDH, 21 juin 2006, Maurice c/ France et CEDH, 6 octobre 2005, Draon c/ France et Maurice c/ France)

La CEDH a construit son raisonnement sur l’existence d’un bien, en l’occurrence une créance de réparation d’un préjudice.

Car pour les juges strasbourgeois, les requérants ont été privés de ce bien (la créance de réparation) par l’intervention du législateur français.

Pour la CEDH il y a, en effet, eu atteinte par le législateur français au droit au respect de ses biens.

Or cette atteinte est, selon la CEDH, disproportionnée, bien qu’elle poursuive un but d’intérêt général.

==> Quatrième étape : application par le juge français de la décision rendue par la CEDH

Ce raisonnement soutenu par la CEDH va être repris par la Cour de cassation dans trois arrêts du 24 janvier 2006 (Cass. 1re civ., 24 janv. 2006, n° 02-13.775 ; 01-16.684 et 02-12.260) et par le Conseil d’État dans un arrêt du 24 février 2006 (CE, 24 févr. 2006, n° 250704, CHU Brest).

Ainsi, la solution de la Cour de cassation dégagée dans l’affaire Perruche s’impose-t-elle, désormais, au législateur interne.

==> Cinquième étape : reconduite de la position de la Cour de cassation pour des affaires portant sur des naissances antérieures à la loi du 4 mars 2002

La Cour de cassation a eu à connaître, par suite, d’affaires portant sur des naissances antérieures à l’entrée en vigueur de loi du 4 mars 2002 mais avec des instances introduites ultérieurement.

Dans un arrêt rendu le 30 octobre 2007, la Cour de cassation a appliqué sa jurisprudence antérieure à la loi du 4 mars 2002 au dommage dont la « révélation (…) était nécessairement antérieure à l’entrée en vigueur de la loi » du 4 mars 2002 (Cass. 1ère civ. 30 oct. 2007, n°06-17.325).

Cette même solution a été reprise par un arrêt de la première chambre civile du 8 juillet 2008. La Cour de cassation a jugé dans cette décision que « les intéressés pouvaient, en l’état de la jurisprudence applicable avant l’entrée en vigueur de cette loi, légitimement espérer que leur préjudice inclurait toutes les charges particulières invoquées, s’agissant d’un dommage survenu antérieurement à l’entrée en vigueur de la loi […], indépendamment de la date d’introduction de la demande en justice. » (Cass. 1ère civ. 8 juill. 2008, n°07-12.159).

La Cour de cassation a suivi ici les vœux de certains civilistes, qui faisaient remarquer que « l’atteinte au droit de créance semble caractérisée de façon parfaitement égale qu’une action en justice ait été ou non formée avant l’adoption de la loi »[5] et non pas ceux qui estimaient que le raisonnement de la CEDH n’était pas fondé sur les règles du droit civil français.

La jurisprudence antérieure à la loi du 4 mars 2002 a donc été maintenue pour tous les dommages antérieurs au 7 mars 2002, sous la seule réserve des décisions ayant force de chose jugée.

==> Sixième étape : censure par le Conseil constitutionnel de l’article 1er de la loi du 4 mars 2002

Par suite, le Conseil constitutionnel le 14 avril 2010 d’une question prioritaire de constitutionnalité posée par le Conseil d’État à l’occasion d’un pourvoi en cassation formé devant lui a, à son tour, écarté la rétroactivité de l’article 1er de la loi du 4 mars 2002, en abrogeant la disposition de la loi du 11 février 2005 qui la prévoyait, en jugeant notamment que « si les motifs d’intérêt général précités pouvaient justifier que les nouvelles règles fussent rendues applicables aux instances à venir relatives aux situations juridiques nées antérieurement, ils ne pouvaient justifier des modifications aussi importantes aux droits des personnes qui avaient, antérieurement à cette date, engagé une procédure en vue d’obtenir la réparation de leur préjudice » (Décision n° 2010-2 QPC du 11 juin 2010).

Comme l’écrit un auteur « l’article 1er de la loi du 4 mars 2002 a été vaincu par l’union des juges » !

Restait toutefois à déterminer quel sort réserver aux actions concernant des enfants nés avant l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002 mais engagées postérieurement.

==> Septième étape : réception de la décision du Conseil constitutionnel par le Conseil d’État et la Cour de cassation

Par un arrêt du 13 mai 2011, le Conseil d’État a jugé que l’effet rétroactif de la loi du 4 mars 2002 ne pouvait être neutralisé que pour les seules instances en cours à la date d’entrée en vigueur de cette loi.

Pour celles introduites postérieurement, la juridiction administrative estime qu’il y a lieu de faire rétroagir les effets de la loi (CE, ass., 13 mai 2011, n°329290).

La Cour de cassation, saisie la même année, a retenu une solution radicalement opposée à celle adoptée par le Conseil d’État.

Par un arrêt du 15 décembre 2011, elle a jugé que la loi du 4 mars 2002 n’avait pas vocation à s’appliquer aux dommages survenus antérieurement à son entrée en vigueur, soit aux naissances survenues avant le 7 mars 2002, quand bien même la demande en justice était postérieure (Cass. 1ère civ., 15 déc. 2011, n° 10-27.473).

Trois ans plus tard, la Conseil d’État confirmera malgré tout sa position dans un arrêt du 31 mars 2014.

Au soutien de sa décision il affirme que les requérants, parents d’un enfant né handicapé, faute d’avoir engagé une instance avant l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002 « n’étaient pas titulaires à cette date d’un droit de créance indemnitaire qui aurait été lui-même constitutif d’un bien au sens de ces stipulations conventionnelles » et que, à ce titre, « le moyen tiré de ce que l’application de l’article L. 114-5 du code de l’action sociale et des familles aux instances engagées après le 7 mars 2002 à des situations nées avant cette date porterait une atteinte disproportionnée aux droits qui leur sont garantis par ces stipulations doit être écarté » (CE, 31 mars 2014, n°345812).

Contestant la décision rendue par le Conseil d’État, les requérants forment un recours auprès de la CEDH.

==> Huitième étape : nouvelle condamnation de la France par la CEDH

Saisie pour violation de l’article 1 du protocole additionnel (droit aux biens) et des articles 6-1 (droit au procès équitable), 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) et 14 (interdiction de non-discrimination) de la Convention Européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme, par un arrêt du 3 février 2022, la CEDH condamne une nouvelle fois la France pour violation de l’article 1er du protocole additionnel (CEDH, 3 févr. 2022, n° 66328/14, N. M. et a. c/ France).

Contrairement à ce qui avait été décidé par le Conseil d’État, les juges strasbourgeois considèrent que, à la date de l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002, les requérants détenaient bien une créance qu’ils pouvaient légitimement espérer voir se concrétiser, conformément au droit commun de la responsabilité pour faute, s’agissant d’un dommage survenu antérieurement à l’intervention de la loi litigieuse.

Pour fonder sa décision, la CEDH relève que, au cas particulier, les juridictions nationales avaient établi sans ambiguïté, dans le cadre des décisions rendues, et à tous les stades de ces procédures, l’existence d’une faute ainsi que d’un lien de causalité directe entre la faute commise et le préjudice subi.

Les juridictions ont en effet considéré qu’en l’espèce la faute du centre hospitalier a conduit les requérants à croire que l’enfant conçu n’était pas atteint d’anomalie et que la grossesse pouvait être normalement menée à son terme, alors que les requérants avaient clairement manifesté leur volonté d’éviter le risque d’un accident génétique.

La faute ainsi commise a dissuadé la requérante de pratiquer tout examen complémentaire qu’elle aurait pu faire dans la perspective d’une interruption de grossesse pour motif thérapeutique.

Les conditions d’engagement de la responsabilité du Centre hospitalier étaient donc bien réunies, et les requérants disposaient par conséquent d’une créance correspondant au droit à l’indemnisation des frais liés à la prise en charge d’un enfant né handicapé après une erreur de diagnostic prénatal s’analysant en une « valeur patrimoniale ».

Quant à la date à laquelle cette créance aurait été constituée en droit interne sans l’application contestée des dispositions de l’article L. 114-5 du CASF, la CEDH relève que les jurisprudences administratives et judiciaires sont concordantes : le droit à réparation d’un dommage, quelle que soit sa nature, s’ouvre à la date à laquelle se produit le fait qui en est directement la cause, et ce, indépendamment de la date d’introduction d’une demande en justice tendant à la réparation de ce dommage (voir paragraphe 19 ci-dessus).

Elle en déduit que, compte tenu des principes de droit commun français et de la jurisprudence constante en matière de responsabilité selon lesquels la créance en réparation prend naissance dès la survenance du dommage qui en constitue le fait générateur, les requérants pouvaient légitimement espérer pouvoir obtenir réparation de leur préjudice correspondant aux frais de prise en charge de leur enfant handicapé dès la survenance du dommage, à savoir la naissance de cet enfant.

Or cette espérance est née antérieurement à l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002 ; d’où la naissance avant cette date de leur créance d’indemnisation. Ils étaient donc titulaires d’un “bien” au sens de la première phrase de l’article 1 du Protocole n° 1, lequel s’applique dès lors en l’espèce.

La rétroactivité de la loi fiscale

En matière fiscale, c’est la loi qui constitue la principale source de règles.

Est-ce à dire que le législateur peut légiférer comme bon lui semble ?

Certainement pas !

Le pouvoir du législateur connaît, en matière fiscale, trois catégories de limites :

1) Les limites qui tiennent aux principes constitutionnels qui encadrent le droit fiscal

  • Le principe de nécessité de l’impôt
  • Le principe d’égalité devant l’impôt
  • Le principe de légalité de l’impôt

2) Les limites qui tiennent aux droits fondamentaux et libertés reconnus aux contribuables

  • Droit au procès équitable
  • Principe d’inviolabilité du domicile
  • La sauvegarde du secret fiscal

3) Les limites qui tiennent à la rétroactivité de la loi fiscale

  • Dans une décision du n° 98-404 DC du 18 décembre 1998, le Conseil constitutionnel a estimé que : «Le principe de non rétroactivité des lois n’a valeur constitutionnelle, en vertu de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qu’en matière répressive ; que néanmoins, si le législateur a la faculté d’adopter des dispositions fiscales rétroactives, il ne peut le faire qu’en considération d’un motif d’intérêt général suffisant et sous réserve de ne pas priver de garanties légales des exigences constitutionnelles ».
  • Il ressort de cette décision qu’une distinction doit donc être faite entre
    • La loi fiscale en matière répressive
    • La loi fiscale en matière non-répressive

==> La loi fiscale en matière répressive

  • Principe
    • Principe absolu de non-rétroactivité de la loi fiscale en matière répressive
  • Fondement
    • Article 8 de la DDHC
      • Selon cette disposition : « nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée»
    • Conformément à cette disposition, le législateur ne saurait édicter de nouvelles sanctions applicables aux contribuables pour des agissements antérieurs à la publication de la loi nouvelle et qui donc ne tombaient pas sous le coup de la loi ancienne.

==> La loi fiscale en matière non-répressive

  • Principe
    • Principe relatif de non-rétroactivité de la loi fiscale en matière non-répressive
  • Fondement
    • Article 2 du Code civil
      • Selon cette disposition : « la loi ne dispose que pour l’avenir, elle n’a point d’effet rétroactif»
    • Ainsi pour le Conseil constitutionnel, c’est « par exception aux dispositions de valeur législative de l’article 2 du Code civil que le législateur peut, pour des raisons d’intérêt général, modifier rétroactivement les règles que l’administration fiscale et le juge de l’impôt ont pour mission d’appliquer» ( Const. décision n°86-223 du 29 décembre 1986)
  • Exceptions
    • Les lois expressément rétroactives : la petite rétroactivité fiscale
      • Principe
        • Cette disposition n’ayant qu’une valeur législative, législateur peut y déroger à sa guise, à tout le moins autant que la loi qu’il édicte est conforme aux normes supérieures
      • Conditions
        • La loi doit être expressément rétroactive, c’est-à-dire présentée comme telle par le législateur
        • La loi doit revêtir un caractère exceptionnel
        • Le législateur doit poursuivre un but d’intérêt général
        • Respect de l’acquisition de la prescription légale
        • La loi ne doit pas porter atteinte aux espérances légitimes des contribuables (V. en ce sens CE, plén. fisc., 9 mai 2012, n° 308996, min. c/ Sté EPI, note S. Vailhen)
    • Les lois de validation : la grande rétroactivité fiscale
      • Principe
        • Il s’agit d’une« loi votée par le Parlement dont l’objet ou l’effet est de valider rétroactivement des actes juridiques qui n’avaient pas été créés valablement sous l’empire d’une loi ancienne, de manière à les rendre définitifs et insusceptibles d’annulation. (V. en ce sens CEDH 25 nov. 2010, Lilly France c. France, n° 20429/07)
      • Conditions
        • Respect du principe des décisions de justice passées en force de chose jugée
        • Respect de l’acquisition de la prescription légale
        • La loi de validation ne doit pas porter atteinte au principe de non-rétroactivité en matière répressive
        • Le législateur doit poursuivre un but d’intérêt général
        • La mesure adoptée doit être proportionnelle à l’objectif poursuivi
    • Les lois interprétatives
      • Selon Philippe Malinvaud la loi interprétative est, le plus souvent, adoptée en vue de « redresser l’interprétation faite de la loi par la jurisprudence qui ne serait pas conforme à l’intention du législateur».
      • Il s’agit, autrement dit, d’une loi qui vient interpréter une disposition fiscale obscure
      • Le législateur n’ajoute rien au dispositif fiscal en vigueur
      • Il apporte simplement un éclairage quant à l’interprétation de la règle.