De l’esprit de la loi informatique et libertés: l’article 1er

L’article 1er de la loi informatique et libertés prévoit que « l’informatique doit être au service de chaque citoyen. Son développement doit s’opérer dans le cadre de la coopération internationale. Elle ne doit porter atteinte ni à l’identité humaine, ni aux droits de l’homme, ni à la vie privée, ni aux libertés individuelles ou publiques.

Toute personne dispose du droit de décider et de contrôler les usages qui sont faits des données à caractère personnel la concernant, dans les conditions fixées par la présente loi».

En raison de la portée générale, sinon symbolique de cette disposition, elle occupe une place à part dans le corpus de la loi informatique et libertés. Et pour cause, elle en exprime l’esprit ; elle est son réceptacle.

À cet égard, l’article 1er révèle, chez le législateur, à la fois l’espoir et l’inquiétude que le développement de l’informatique peut faire naître.

Il prescrit, en face d’un phénomène de société sans précédent, une attitude que les autorités publiques, en particulier la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL), ont pour mission de faire respecter.

Aussi, cela leur impose-t-il d’être attentives aux évolutions, aux glissements de pouvoirs, aux centralisations excessives, dans tous les domaines sans exception, où l’informatique est utilisée.

Si l’on se focalise sur les termes de l’article qui introduit la loi informatique et libertés, trois enseignements majeurs peuvent en être tirés :

  • Le traitement des données à caractères personnels ne doit porter atteinte, ni à l’état des personnes, ni à leurs droits et libertés
  • Les individus jouissent d’un droit à l’autodétermination informationnelle
  • L’encadrement des traitements de données à caractère personnel doit s’opérer dans le cadre d’une coopération internationale

§1 : La protection de la personne humaine

L’article 1er de la loi informatique et libertés dispose que l’informatique « ne doit porter atteinte ni à l’identité humaine, ni aux droits de l’homme, ni à la vie privée, ni aux libertés individuelles ou publiques. »

La lecture de cette disposition révèle que la volonté du législateur a été de conférer une protection des plus larges aux personnes, en ce sens qu’elle ne vise pas seulement à prévenir les atteintes susceptibles d’être portées à la vie privée.

Pour rappel, le droit à la vie privée a été consacré par la loi n° 70-643 du 17 juillet 1970 tendant à renforcer la garantie des droits individuels des citoyens.

Ce droit est énoncé à l’article 9 du Code civil qui dispose :

« Les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l’intimité de la vie privée : ces mesures peuvent, s’il y a urgence, être ordonnées en référé. »

Au vrai, si le législateur a entendu inclure dans le champ de la protection conférée par la loi informatique et libertés, l’identité humaine, les droits de l’Homme ainsi que les libertés publiques ou individuelles, c’est qu’il a estimé que le droit à la vie privé, fusse-t-il inséré dans le Code civil, était trop étroit.

Dès 1978, les parlementaires avaient bien conscience que les atteintes aux personnes engendrées par le traitement automatisé des données dépassaient le simple cadre de la vie privée.

De surcroît, le droit à la vie privée n’est reconnu par aucun texte à valeur constitutionnelle.

A) L’étroitesse du droit à la vie privée

Il est particulièrement frappant de constater que les normes constitutionnelles qui protègent les droits et libertés fondamentaux des individus ne mentionnent nulle part le droit de chacun au respect de sa vie privée et à la protection de ses données personnelles.

Ces droits ne sont inscrits, ni dans la Constitution du 4 octobre 1958, ni dans son préambule.

Ces droits sont seulement protégés par des dispositions de nature législative.

  • L’article 9 du Code civil énonce le droit au respect de la vie privée
  • Certaines dispositions pénales répriment les violations de l’intimité de la vie privée, notamment les articles 226-1, 226-2, 226-3, 226-4-1 ou 226-22 du code pénal.

C’est seulement par effet de la jurisprudence développée par le Conseil constitutionnel que ces droits ont été progressivement et partiellement reconnus.

Le Conseil constitutionnel a jugé, dans une décision du 23 juillet 1999 que la liberté proclamée par l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 « implique le respect de la vie privée », principe qui figure au nombre des droits et libertés constitutionnellement garantis dont la mise en œuvre incombe à la fois au juge judiciaire et au juge administratif.

Le Conseil constitutionnel n’a, toutefois, tiré que très récemment les conséquences de ce droit en matière de protection des données personnelles, en jugeant à partir de 2012 que « la collecte, l’enregistrement, la conservation, la consultation et la communication de données à caractère personnel doivent être justifiés par un motif d’intérêt général et mis en œuvre de manière adéquate et proportionnée à cet objectif » (Décisions nos 2012-652 DC du 22 mars 2012).

Cette situation, qui démontre la relative obsolescence et l’inadaptation de notre corpus constitutionnel aux réalités de la société numérique, tranche également avec la reconnaissance dont ces droits ont fait l’objet en droit international.

Le principe du respect de la vie privée est explicitement affirmé et protégé par plusieurs instruments internationaux, parmi lesquels :

  • La Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948
  • Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 novembre 1966 (3), entré en vigueur le 23 mars 1976 et ratifié par la France le 4 novembre 1966
  • La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CESDH) du 4 novembre 1950 (4), ratifiée par la France le 3 mai 1974.

Quant au droit à la protection des données à caractère personnel, il a notamment été consacré par la Convention du Conseil de l’Europe du 28 janvier 1981 pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel (6), dite « 108 ».

Fait notable, il est, depuis 2007, un droit fondamental dans l’ordre juridique de l’Union européenne, distinct du droit au respect de la vie privée.

L’article 8 de la Charte européenne des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000, à laquelle le traité de Lisbonne du 13 décembre 2007 a conféré valeur juridique contraignante, prévoit ainsi, distinctement de son article 7 relatif au respect de la vie privée, que :

  • Les données à caractère personnel doivent être traitées loyalement, à des fins déterminées et sur la base du consentement de la personne concernée ou en vertu d’un autre fondement légitime prévu par la loi
  • Toute personne a le droit d’accéder aux données collectées la concernant et d’en obtenir la rectification »
  • Le respect de ces règles est soumis au contrôle d’une autorité indépendante

Enfin, si la CESDH ne comporte pas d’article spécifiquement consacré à la protection des données personnelles, la CEDH protège expressément ce droit sur le fondement du droit au respect de la vie privée mentionné par l’article 8 de la Convention en jugeant que « la protection des données à caractère personnel joue un rôle fondamental pour l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale »[1].

Pour l’heure, la constitutionnalisation des droits au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel n’est toujours pas intervenue.

Pourtant, il a été proposé par Commission de réflexion et de propositions sur le droit et les libertés à l’âge numérique de consacrer explicitement et séparément dans la Constitution du 4 octobre 1958 les droits, d’une part, au respect de la vie privée, et, d’autre part, à la protection des données à caractère personnel.

Selon cette commission, la définition du droit au respect de la vie privée pourrait s’inspirer de la conception qu’en a développée jusqu’à ce jour le Conseil constitutionnel et la définition qu’en ont donné les normes et les juridictions communautaires et européennes.

Une telle consécration permettrait, pour ce qui concerne son volet numérique, de mieux protéger notamment le droit au secret des correspondances numériques et le droit à l’inviolabilité du domicile numérique face à certaines technologies intrusives.

La définition du droit à la protection des données personnelles pourrait pour sa part reprendre celle qu’en a donnée l’article 8 de la Charte européenne des droits fondamentaux de l’Union européenne, en parfaite cohérence avec les exigences posées par le droit communautaire dans ce domaine.

Sa consécration permettrait d’élever les conditions d’exploitation des données personnelles à l’ère numérique en soumettant leur traitement à l’exigence de loyauté et à l’existence de fins déterminées ainsi que d’un fondement légitime ou du consentement de l’intéressé.

Une telle consécration présenterait plusieurs avantages :

  • Tout d’abord, ainsi consacrés, ces droits se verraient érigés en exigences constitutionnelles de valeur équivalente à d’autres, comme la liberté d’entreprendre ou la liberté d’expression respectivement protégées par les articles 4 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, rendant plus aisée leur conciliation.
  • Par ailleurs, une telle consécration permettrait, comme suggéré par Isabelle Falque-Pierrotin, « d’afficher une protection du plus haut niveau dans ce domaine, ce qui serait très utile lors des négociations internationales» engagées au niveau de l’Union européenne et avec d’autres pays comme les États-Unis.
  • Enfin, elle rapprocherait la France des treize autres pays européens qui ont également procédé à la constitutionnalisation spécifique du droit à la protection des données à caractère personnel, en particulier l’Allemagne, l’Autriche, l’Espagne, la Grèce, la Hongrie, les Pays-Bas, le Portugal ou la Suède.

B) Une protection qui déborde le droit à la vie privée

En désignant comme objet de la protection assurée par la loi informatique et libertés, l’identité humaine, les droits de l’homme ainsi que les libertés individuelles ou publiques, le législateur a, sans nul doute, souhaité garantir le respect de la personne humaine dans toutes ses composantes.

L’étendue de cette protection se retrouve notamment à l’article 1er de la Convention 108 du Conseil de l’Europe aux termes duquel :

« le but de la présente Convention est de garantir, sur le territoire de chaque Partie, à toute personne physique, quelles que soient sa nationalité ou sa résidence, le respect de ses droits et de ses libertés fondamentales, et notamment de son droit à la vie privée, à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel la concernant ».

La Directive du 24 octobre 1995 abondait dans le même sens en prévoyant à son article 1er que :

« Les États membres assurent, conformément à la présente directive, la protection des libertés et droits fondamentaux des personnes physiques, notamment de leur vie privée, à l’égard du traitement des données à caractère personnel. »

Quant au Règlement général sur la protection des données, son article 2 dispose, sensiblement dans les mêmes termes, que :

« Le présent règlement protège les libertés et droits fondamentaux des personnes physiques, et en particulier leur droit à la protection des données à caractère personnel. »

Ainsi, la protection de la personne humaine contre le traitement des données à caractère personnel doit être envisagée à l’aune des droits et libertés qui lui sont conférées.

En écho à l’article 1er de la loi informatique et libertés, le considérant 2 du RGPD prévient que « le traitement des données à caractère personnel devrait être conçu pour servir l’humanité », raison pour laquelle « les principes et les règles régissant la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel les concernant devraient, quelle que soit la nationalité ou la résidence de ces personnes physiques, respecter leurs libertés et droits fondamentaux »

Au nombre des textes qui énoncent, en droit interne, ces droits et libertés figurent la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, complétée par le préambule de la Constitution de 1946, le tout étant visé par le préambule de la Constitution du 4 octobre 1958.

L’article 1er de la loi informatique et libertés doit, en sus, être interprétée à la lumière de la jurisprudence du Conseil constitutionnel et des juridictions de l’ordre judiciaire et administratif.

Au bilan, il apparaît que la protection de la personne humaine contre les atteintes susceptibles d’être engendrées par le traitement des données à caractère personnel est bien plus étendue que celle garantie par le droit à la vie privée.

§2 : Le droit à l’autodétermination informationnelle

L’alinéa 2 de l’article 1er de la loi informatique et liberté dispose que « toute personne dispose du droit de décider et de contrôler les usages qui sont faits des données à caractère personnel la concernant, dans les conditions fixées par la présente loi. »

Cet alinéa, qui ne figurait pas dans le texte initial, est issu de la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique.

Pourquoi cette précision ? Son ajout procède d’une réflexion sur le rapport que les sujets de droit entretiennent avec leurs données à caractère personnel.

Comme relevé par la Commission de réflexion et de propositions sur le droit et les libertés à l’âge numérique la monétisation économique croissante dont font aujourd’hui l’objet les données personnelles a pu conduire certains à considérer que la protection de la vie privée à l’ère numérique serait mieux assurée par la reconnaissance d’un droit de propriété de l’individu sur ses données permettant de mieux concilier l’exigence de protection avec le souhait de nombreuses personnes de valoriser leurs informations personnelles, en échange d’une rémunération ou d’un service.

Cette position est, cependant, loin d’être partagée par tous. Comme l’a indiqué Isabelle Falque-Pierrotin une telle logique ferait perdre « des leviers d’action considérables sur lesdites données : étant propriétaire de ses données, l’individu pourrait les vendre, notamment à des acteurs étrangers. Or la grande supériorité intellectuelle du droit à la protection des données personnelles réside dans le fait qu’il reconnaît le droit d’un individu même si les données sont traitées par d’autres ».

Certes la reconnaissance d’un droit de propriété de l’individu sur ses données ne conduirait pas à une privatisation irréversible de ses informations personnelles et à la perte de tout contrôle sur leur devenir. Le droit de la propriété intellectuelle enseigne, dans d’autres domaines, qu’il est possible de ménager des outils d’inaliénabilité limitant la portée du droit de cession, ouvrant des possibilités de licence et, en définitive, modulant cette patrimonialisation.

Mais, ainsi que l’a souligné Maryvonne de Saint-Pulgent, présidente de la section du rapport et des études du Conseil d’État, il est incontestable qu’elle fragiliserait considérablement le cadre juridique qui régit aujourd’hui les conditions d’utilisation des données personnelles.

Elle se heurterait encore aux limites territoriales de la reconnaissance du droit de propriété, à l’heure où les grands responsables de traitements de données sont implantés à l’étranger.

Et « la reconnaissance de ce droit de propriété rendrait plus difficile l’action de l’État pour protéger les individus confrontés à de multiples pièges car toutes ses interventions pourraient alors être regardées comme portant atteinte à un droit de valeur constitutionnelle ».

Par ailleurs, il est défendu, à juste titre, que les principes actuels de la loi informatique et libertés permettent déjà une valorisation économique des données, en autorisant, sous certaines conditions, leur recueil, leur exploitation et leur conservation en échange de la délivrance de services ou de facilités.

Qui plus est, un droit de propriété individuel sur les données ne permettrait pas de rééquilibrer la relation asymétrique qui existe aujourd’hui entre les éditeurs de services numériques et les internautes, marquée par la très faible valeur accordée aux données d’un seul individu.

Il serait donc pour le moins paradoxal d’accorder un droit de propriété à des individus pris isolément alors que c’est la masse des données de plusieurs centaines d’individus qui constitue une valeur économique aux yeux des responsables de traitements.

Enfin, cette reconnaissance romprait avec l’approche généraliste et personnaliste de notre législation, qui considère la donnée personnelle comme le support indirect d’un droit fondamental et inaliénable reconnu à l’individu dont elle émane et non comme un objet économique.

En lieu et place d’une privatisation de ses données personnelles, le législateur a don décidé de procéder à une plus grande autonomisation de l’individu dans l’univers numérique, en lui permettant non plus seulement de bénéficier de droits à la protection mais aussi d’être maître de son épanouissement dans l’univers numérique.

Jusqu’alors, l’approche par l’autonomisation individuelle était relativement absente de la législation française, à la différence d’autres pays européens comme l’Allemagne dont la Cour constitutionnelle fédérale a dégagé, dès 1983, des principes de dignité de l’homme et de droit au libre développement de sa personnalité un droit à l’autodétermination informationnelle de l’individu.

Pour la Cour de Karlsruhe qui s’est exprimée dans un arrêt du 15 décembre 1983, « la Constitution [allemande] garantit en principe la capacité de l’individu à décider de la communication et de l’utilisation de ses données à caractère personnel » car s’il « ne sait pas prévoir avec suffisamment de certitude quelles informations le concernant sont connues du milieu social et à qui celles-ci pourraient être communiquées, sa liberté de faire des projets ou de décider sans être soumis à aucune pression est fortement limitée ». Pour elle, « l’autodétermination est une condition élémentaire fonctionnelle dans une société démocratique libre, basée sur la capacité des citoyens d’agir et de coopérer ».

Séduit par cette approche, le législateur français a manifestement estimé, en complétant l’article 1er de la loi informatique et libertés que l’individu devait pouvoir disposer de moyens plus importants pour assurer sa protection face aux risques soulevés par le numérique.

Pratiquement, cette consécration du droit à l’autodétermination informationnelle présente quatre avantages parfaitement résumés par le Conseil d’État :

  • elle donne sens à tous les autres droits relatifs à la protection des données à caractère personnel qui ne constitue pas un but en soi ;
  • alors que le droit à la protection des données peut être perçu comme un concept défensif, le droit à l’autodétermination lui donne un contenu positif à la fois plus efficace et plus conforme à la logique personnaliste et non patrimoniale qui a toujours prévalu en Europe en matière de protection des données ;
  • elle souligne que la législation relative à la protection des données protège non seulement l’individu mais aussi les intérêts collectivement défendus par la société tout entière ;
  • elle apparaît d’une grande ambition, au regard de la perte générale de maîtrise par les individus de leurs données dans un contexte où la donnée personnelle est de plus en plus traitée comme une marchandise.

§3 : L’exigence de coopération internationale

L’article 1er de la loi informatique et libertés prévoit que le développement de l’informatique « doit s’opérer dans le cadre de la coopération internationale ».

Cette précision fait écho au développement des flux transfrontaliers de données à caractère personnel.

La mondialisation, l’essor de l’Internet et l’effondrement des coûts des télécommunications augmentent, en effet, considérablement le volume des informations de caractère personnel qui franchissent les frontières.

Cet accroissement de la circulation transfrontière de l’information a des retombées positives tant pour les organisations que pour les personnes en abaissant les coûts, en induisant des gains d’efficience et en améliorant le service au client.

Dans le même temps, ces flux d’informations de caractère personnel accentuent les préoccupations pour la vie privée, en soulevant de nouveaux problèmes de protection des informations de caractère personnel des individus.

Lorsque des données de caractère personnel partent à l’étranger, le risque que les personnes perdent leur capacité d’exercer leurs droits à la vie privée, ou de se protéger contre l’utilisation ou la divulgation illicite de cette information, augmente. Dans le même temps, les autorités chargées de faire appliquer les lois sur la vie privée peuvent constater qu’elles sont dans l’incapacité de donner suite aux plaintes ou de procéder à des investigations en relation avec les activités d’organisations implantées à l’étranger.

Les efforts qu’elles déploient pour œuvrer ensemble dans un contexte transfrontière pourraient également être entravés par des pouvoirs insuffisants en matière de mesures préventives ou correctives, par des disparités dans les régimes juridiques et par des obstacles pratiques comme des contraintes de ressources.

Dans ce contexte, un consensus s’est dessiné sur la nécessité de promouvoir une coopération plus étroite entre les autorités chargées de faire appliquer la législation sur la vie privée, afin de les aider à échanger des informations et procéder à des enquêtes avec leurs homologues à l’étranger.

L’importance de la coopération dans l’application des lois relatives à la protection de la vie privée est reconnue non seulement au sein de l’OCDE, mais aussi dans d’autres enceintes, notamment la Conférence internationale des commissaires à la protection des données et à la vie privée, le Conseil de l’Europe, la Coopération économique AsiePacifique (APEC), ainsi que l’Union européenne et son groupe de protection des personnes à l’égard du traitement des données de caractère personnel (Groupe de travail « Article 29 »).

De fait, les instruments régionaux et autres mécanismes moins formels destinés à faciliter la coopération transfrontière se multiplient. Cependant, aucun de ces instruments n’a de portée mondiale.

De fait, la nécessité d’un renforcement de la coopération dans l’application des lois est apparue pour la première fois dans les Lignes directrices de l’OCDE de 1980 régissant la protection de la vie privée et les flux transfrontières de données de caractère personnel (« Lignes directrices sur la vie privée »), rappelé dans la Déclaration ministérielle d’Ottawa de 1998 et souligné plus récemment en 2003 dans le rapport « Protection de la vie privée en ligne : orientations politiques et pratiques de l’OCDE ».

Bien que les Lignes directrices sur la vie privée servent de point de départ à l’initiative actuelle, l’environnement a changé.

Lorsque les Lignes directrices sur la vie privée ont été adoptées, environ un tiers seulement des pays Membres disposaient d’une législation sur la protection de la vie privée.

Aujourd’hui, la quasi-totalité des pays Membres de l’OCDE se sont dotés de lois protégeant la vie privée et ont mis en place des autorités ayant des pouvoirs pour les faire appliquer – signe que la protection de la vie privée et de la sécurité des informations personnelles est essentielle dans les sociétés démocratiques et concourt à la confiance des consommateurs sur les marchés tant intérieurs que mondiaux.

Pour toutes ces raisons, il est absolument nécessaire de satisfaire à cette exigence de coopération internationale, gravée dans le marbre de la loi informatique et libertés.

Pratiquement, afin d’élaborer des mécanismes de coopération internationale destinés à faciliter et à mettre en place une assistance mutuelle internationale pour faire appliquer les législations relatives à la protection des données à caractère personnel, il est un impératif que les autorités nationales puissent échanger des informations et coopérer dans le cadre d’activités liées à l’exercice de leurs compétences avec les autorités compétentes dans les pays tiers, sur une base réciproque.

Cette base réciproque est constituée notamment :

  • Des lignes directrices de l’OCDE
  • Des principes directeurs de l’ONU
  • De la convention STE 108
  • De la Convention européenne des droits de l’homme

[1] CEDH, 4 décembre 2008, S. et Marper c. Royaume-Uni, n° 30562/04 et 305566/04

Focus sur l’affaire Perruche

?Première étape : l’arrêt Perruche du 17 novembre 2000

Vu les articles 1165 et 1382 du Code civil ;

Attendu qu’un arrêt rendu le 17 décembre 1993 par la cour d’appel de Paris a jugé, de première part, que M. Y…, médecin, et le Laboratoire de biologie médicale de Yerres, aux droits duquel est M. A…, avaient commis des fautes contractuelles à l’occasion de recherches d’anticorps de la rubéole chez Mme X… alors qu’elle était enceinte, de deuxième part, que le préjudice de cette dernière, dont l’enfant avait développé de graves séquelles consécutives à une atteinte in utero par la rubéole, devait être réparé dès lors qu’elle avait décidé de recourir à une interruption volontaire de grossesse en cas d’atteinte rubéolique et que les fautes commises lui avaient fait croire à tort qu’elle était immunisée contre cette maladie, de troisième part, que le préjudice de l’enfant n’était pas en relation de causalité avec ces fautes ; que cet arrêt ayant été cassé en sa seule disposition relative au préjudice de l’enfant, l’arrêt attaqué de la Cour de renvoi dit que ” l’enfant Nicolas X… ne subit pas un préjudice indemnisable en relation de causalité avec les fautes commises ” par des motifs tirés de la circonstance que les séquelles dont il était atteint avaient pour seule cause la rubéole transmise par sa mère et non ces fautes et qu’il ne pouvait se prévaloir de la décision de ses parents quant à une interruption de grossesse ;

Attendu, cependant, que dès lors que les fautes commises par le médecin et le laboratoire dans l’exécution des contrats formés avec Mme X… avaient empêché celle-ci d’exercer son choix d’interrompre sa grossesse afin d’éviter la naissance d’un enfant atteint d’un handicap, ce dernier peut demander la réparation du préjudice résultant de ce handicap et causé par les fautes retenues ;

PAR CES MOTIFS, et sans qu’il soit nécessaire de statuer sur les autres griefs de l’un et l’autre des pourvois:

CASSE ET ANNULE, en son entier, l’arrêt rendu le 5 février 1999, entre les parties, par la cour d’appel d’Orléans ; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d’appel de Paris, autrement composée que lors de l’audience du 17 décembre 1993

Faits :

Un enfant naît lourdement handicapé à la suite d’une erreur médicale commise par un médecin. Aussi, cette erreur a-t-elle privé la mère de la possibilité de recourir à une interruption volontaire de grossesse.

Demande :

Les parents introduisent une action en justice pour obtenir réparation :

  • D’une part, du préjudice occasionné par l’erreur de diagnostic du médecin, cette erreur les ayant privés de la possibilité de recourir à une IVG
  • D’autre part, du préjudice de leur enfant, né handicapé

Procédure :

  • Dispositif de la Cour d’appel :
    • Par un arrêt du 17 décembre 1993, la Cour d’appel de Paris déboute partiellement les parents de leur demande de réparation
  • Motivation de la Cour d’appel :
    • Les juges du fond estiment, en effet, que les parents étaient parfaitement fondés à obtenir réparation du préjudice personnellement subi par eux du fait de l’erreur de diagnostic commise par le médecin.
    • Les juges du fond estiment, néanmoins, que le préjudice subi par leur enfant du fait de son handicap ne saurait faire l’objet d’une réparation dans la mesure où il n’existerait aucun lien de causalité entre la faute du médecin et le handicap de l’enfant.

Problème de droit :

La question qui se posait en l’espèce était de savoir si un enfant né handicapé à la suite d’une erreur de diagnostic d’un médecin pouvait obtenir réparation du fait de sa naissance ?

Solution de la Cour de cassation :

  • Dispositif de l’arrêt :
    • Par un arrêt du 17 novembre 2000, la Cour de cassation, réunie en assemblée plénière, casse et annule l’arrêt de la Cour d’appel
    • Visa : art. 1165 et 1382 du Code civil
    • Cas d’ouverture à cassation : violation de la loi

Sens de l’arrêt

La Cour de cassation reproche, en l’espèce, à la Cour d’appel d’avoir estimé qu’il n’y avait pas de lien de causalité entre l’erreur de diagnostic du médecin et le handicap de l’enfant.

Pour l’assemblée plénière, dès lors que les parents de l’enfant ont été « empêchés » de recourir à une IVG, il existe un lien de causalité entre la faute du médecin et le préjudice résultant pour l’enfant de son handicap.

Analyse de l’arrêt

La solution adoptée par la Cour de cassation interroge manifestement sur deux points :

  • L’existence d’un lien de causalité entre la faute du médecin et le préjudice de l’enfant
  • La réparation du préjudice de l’enfant résultant de son handicap
  • Sur le lien de causalité

Une lecture attentive de l’attendu de principe de l’arrêt Perruche nous révèle que l’Assemblée plénière ne s’est pas arrêtée aux constatations des juges du fond qui attribuaient les troubles dont souffrait l’enfant à la rubéole contractée pendant sa vie intra-utérine

Elle déduit la responsabilité des praticiens vis-à-vis de l’enfant de l’existence d’une faute à l’égard de la mère : « dès lors que la mère a été empêchée »

La causalité retenue est, par conséquent, indirecte et non directe, comme l’exige pourtant l’article 1382 du Code civil.

De toute évidence, les juges du fond ne se sont guère expliqués, en l’espèce, sur le lien causal, tant il leur a paru évident que les fautes constatées n’étaient pas en corrélation avec les malformations.

Ces malformations préexistaient à leur intervention. La naissance n’a fait que les révéler, comme le thermomètre révèle la température sans en être la cause.

En clair, les échographies n’ont pas suscité de malformations sur un enfant précédemment sain.

Dans ces conditions, comment est-il possible d’affirmer que le handicap dont souffrait Nicolas Perruche a été causé par une faute consistant précisément à ne pas déceler ce handicap ?

On a soutenu que les fautes étaient bien causales, dès lors que, sans leur commission, le dommage aurait pu être évité.

Toutefois s ces fautes ont eu pour seule conséquence de priver la mère de la possibilité de recourir à l’interruption de grossesse, laquelle n’aurait alors pu faire obstacle qu’à la naissance.

De même, on a pu invoquer l’inexécution fautive du contrat médical qui cause un préjudice à un tiers, en l’occurrence l’enfant, argument en trompe-l’œil, car il ne s’agit de rien d’autre que du manquement au devoir d’information envers la mère dont celle-ci est la seule victime.

D’évidence, seule la naissance de l’enfant est en lien directe avec le handicap.

Si l’on veut découvrir un préjudice causé à l’enfant, on est contraint d’en déduire que c’est la naissance car, même informée, la mère n’aurait pu empêcher le handicap.

Elle aurait seulement pu empêcher la naissance, ce qui, par l’absurde, aurait empêché le handicap.

Le handicap étant consubstantiel à la personne de l’enfant, la tentation était donc forte pour la Cour de cassation d’amalgamer naissance et handicap.

C’est, en réalité, le préjudice consécutif au fait d’être né handicapé que l’Assemblée plénière a accepté d’indemniser.

Mais, l’enfant, en l’absence de traitement connu, aurait pareillement été atteint de malformations sans les fautes médicales.

Dans cette hypothèse, l’enfant aurait peut-être été avorté et il serait mort avec son handicap.

De nombreuses voix se sont élevées pour critiquer la décision rendue par la Cour de cassation : la cause du handicap de l’enfant, ce n’est pas la faute du médecin, mais la maladie génétique contractée par l’enfant lui-même !

Plusieurs remarques toutefois s’imposent :

  • Il faut remarquer qu’en matière de causalité, les règles sont particulièrement souples.
    • Il est donc un peu hypocrite de relever dans l’arrêt en l’espèce un problème de causalité, alors que de façon générale la jurisprudence est peu regardante sur la question.
  • Surtout, s’il n’y a pas de causalité entre le dommage de l’enfant – son handicap – et la faute du médecin, il n’y en a pas plus entre le dommage des parents et la faute du médecin, car la véritable cause du dommage c’est la maladie génétique de l’enfant.
  • Si, dès lors, on refuse de voir un lien de causalité entre le dommage de l’enfant et la faute du médecin on doit également refuser de le voir entre le dommage des parents et l’erreur de diagnostic.
  • La causalité n’est donc sans doute pas la principale problématique dans l’arrêt en l’espèce.

On peut d’ailleurs tenir la même réflexion à propos d’un arrêt du 24 février 2005 rendu par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, dont la problématique interroge, une nouvelle fois sur la notion de préjudice (Cass. 2e civ., 24 févr. 2005 : n°02-11.999)

Cass. 2e civ., 24 févr. 2005

Vu l’article 1382 du Code civil ;

Attendu, selon l’arrêt confirmatif attaqué, que M. X… a été victime en 1974 d’un accident de la circulation dont M. Y…, assuré par la compagnie L’Alsacienne, aux droits de laquelle vient la société Azur assurances (Azur), a été reconnu responsable ; que M. X…, qui a conservé un handicap, a eu des enfants nés en 1977, 1985 et 1987 ; que ceux-ci ont estimé n’avoir jamais pu établir des relations ludiques et affectives normales avec leur père dont ils vivaient au quotidien la souffrance du fait de son handicap ; que Mme X…, en qualité d’administratrice légale de sa fille mineure, et les enfants majeurs, ont assigné l’assureur du responsable en réparation de leur préjudice moral ;

Attendu que, pour condamner la société Azur à indemniser le préjudice moral subi par les enfants de M. X…, l’arrêt retient, par motifs propres et adoptés, que le handicap de M. X… a empêché ses enfants de partager avec lui les joies normales de la vie quotidienne ;

Qu’en statuant ainsi, alors qu’il n’existait pas de lien de causalité entre l’accident et le préjudice allégué, la cour d’appel a violé le texte susvisé ;

PAR CES MOTIFS et sans qu’il y ait lieu de statuer sur les autres branches du moyen :

CASSE ET ANNULE,

Les faits étaient les suivants :

Les enfants d’un homme handicap agissent sur le fondement de l’article 1382 pour obtenir réparation de leur préjudice moral : ils estimaient n’avoir jamais pu établir des relations ludiques et affectives normales avec leur père dont ils vivaient au quotidien la souffrance du fait de son handicap.

Parce que ce handicap était consécutif à un accident de la circulation, ils demandent réparation à celui qui avait été considéré comme responsable de l’accident.

La Cour de cassation casse l’arrêt de la Cour d’appel qui avait décidé de les indemniser.

Selon la deuxième chambre civile, il n’y aurait pas de lien de causalité entre l’accident et le préjudice allégué, car, selon elle, les enfants sont nés après l’accident de leur père : le fait de leur naissance viendrait donc briser la chaîne des causalités.

Cette affirmation est cependant très contestable.

En effet, les privations des enfants consécutives au handicap de leur père sont bien une conséquence de l’accident.

On aurait donc pu trouver un lien de causalité, si l’on avait voulu. Mais on ne l’a pas fait.

Pourquoi ?

Très certainement parce que cela serait revenu à admettre qu’être élevé par un parent handicapé était un préjudice réparable, ce qui laissait entendre que les enfants estimaient qu’il eût été préférable pour eux d’être élevés par une personne valide…

C’est, en réalité ce type de question qui est au cœur de la controverse née de l’arrêt Perruche : peut-on considérer qu’être né, certes handicapé, constitue un préjudice en soi ?

  • Sur la question du préjudice

La véritable question que pose l’arrêt Perruche a trait à l’association de deux mots : « né handicapé ».

La Cour de cassation affirme dans cet arrêt que l’enfant peut obtenir réparation « du préjudice résultant de son handicap ».

Par cette formule habile, la Cour de cassation tente ici de nier qu’elle répare la naissance : comment peut-on dissocier le handicap de Nicolas Perruche et sa naissance ?

Le raisonnement tenu par la Cour de cassation est exact, mais fait l’impasse sur cette question de la réparation du préjudice que constitue la naissance !

En temps normal, pour savoir s’il y a préjudice, on se demande quelle serait la situation de la victime si le fait dommageable ne s’était pas produit.

On compare cette situation à la situation actuelle : la différence entre les deux constitue le préjudice.

  • Du point de vue de la mère, si aucune faute du médecin n’avait été commise, alors il y aurait probablement eu avortement.
    • Mais comme il y a eu une faute, la conséquence en est la naissance d’un enfant handicapé.
    • Le préjudice serait donc, non seulement le handicap, mais également la naissance de l’enfant !
  • Du point de vue de l’enfant, s’il n’y a pas eu de faute, la mère procède à l’IVG et donc il n’existe pas.
    • Il n’y aurait donc aucun préjudice pour lui : il ne saurait se plaindre d’exister.
    • Or s’il n’y a pas faute, il n’existe pas.

L’argument est ici extrêmement fort. On peut néanmoins se demander si la négation de l’existence d’un préjudice est opportune.

C’est donc là une question d’éthique qui se pose à la Cour de cassation.

Ne peut-on pas, en effet, se contenter de constater l’existence la charge financière et matérielle que représente la vie de l’enfant né handicapé ? L’enfant né handicapé ne vit pas comme les autres. Sa vie sera bien plus coûteuse que celle d’enfants valides.

Dans cette perspective, une définition du préjudice se fait sentir, ne serait-ce que pour pouvoir échapper à la question posée par l’arrêt Perruche à savoir : peut-on indemniser un enfant du fait d’être né handicapé ?

Au nom de la dignité de l’enfant, faut-il estimer qu’il est plus respectueux d’indemniser ou de ne pas indemniser ? Telle est la question qu’il faudrait se poser.

La solution à cette problématique résiderait peut-être dans la reconnaissance de dommages et intérêts punitifs.

De tels dommages et intérêt sont alloués à la victime en considération, non pas de l’existence d’un dommage, mais de la caractérisation d’une faute de l’auteur du fait dommageable.

Ces dommages et intérêts punitifs seraient donc une porte de sortie intéressante dans l’affaire Perruche.

Car en vérité, qu’est-ce que l’assemblée plénière a cherché à faire dans cette décision ?

La Cour de cassation a simplement souhaité indemniser Nicolas Perruche afin de permettre à ses parents de subvenir aux très lourdes dépenses auxquelles ils vont devoir faire face pour l’élever et l’assister dans son quotidien.

En consacrant les dommages et intérêts punitifs, il aurait été possible de retenir la responsabilité des médecins qui ont incontestablement commis une faute, sans pour autant être contraint de caractériser un préjudice qui, en l’espèce, est pour le moins difficilement caractérisable !

On échapperait ainsi au débat éthique !

?Deuxième étape : l’intervention du législateur.

Manifestement, telle n’est pas la voie qui a été empruntée par le législateur, lequel est intervenu à la suite de l’affaire Perruche, sous la pression des associations de personnes handicapées.

C’est dans ce contexte que la loi du 4 mars 2002 a été adoptée. Elle prévoit en son article 1er que « nul ne peut se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance ».

Ainsi, le législateur a-t-il choisi d’exclure l’indemnisation de l’enfant ainsi que celle des parents pour leur préjudice autre que moral. Il s’agit là, indéniablement, d’une double sanction : et pour les parents et pour l’enfant !

A cet égard, le 3e paragraphe du I de l’article 1er de la loi du 4 mars 2002 prévoyait que « les dispositions du présent I sont applicables aux instances en cours, à l’exception de celles où il a été irrévocablement statué sur le principe de l’indemnisation. »

Ce paragraphe a par suite été repris par la loi n°2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.

Le texte prévoit que « Les dispositions de l’article L. 114-5 du code de l’action sociale et des familles tel qu’il résulte du 1 du présent II sont applicables aux instances en cours à la date d’entrée en vigueur de la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 précitée, à l’exception de celles où il a été irrévocablement statué sur le principe de l’indemnisation. »

?Troisième étape : condamnation de la France par la CEDH.

La loi du 4 mars 2002 était applicable aux litiges en cours, de sorte que l’on était en présence d’une loi rétroactive.

Cette application rétroactive de la loi a, cependant, été censurée par la CEDH dans deux arrêts relatifs à des demandes d’indemnisation à l’encontre d’hôpitaux et donc formée devant le juge administratif français (CEDH, 21 juin 2006, Maurice c/ France et CEDH, 6 octobre 2005, Draon c/ France et Maurice c/ France)

La CEDH a construit son raisonnement sur l’existence d’un bien, en l’occurrence une créance de réparation d’un préjudice.

Car pour les juges strasbourgeois, les requérants ont été privés de ce bien (la créance de réparation) par l’intervention du législateur français.

Pour la CEDH il y a, en effet, eu atteinte par le législateur français au droit au respect de ses biens.

Or cette atteinte est, selon la CEDH, disproportionnée, bien qu’elle poursuive un but d’intérêt général.

?Quatrième étape : application par le juge français de la décision rendue par la CEDH

Ce raisonnement soutenu par la CEDH va être repris par la Cour de cassation dans trois arrêts du 24 janvier 2006 (Cass. 1re civ., 24 janv. 2006, n° 02-13.775 ; 01-16.684 et 02-12.260) et par le Conseil d’État dans un arrêt du 24 février 2006 (CE, 24 févr. 2006, n° 250704, CHU Brest).

Ainsi, la solution de la Cour de cassation dégagée dans l’affaire Perruche s’impose-t-elle, désormais, au législateur interne.

?Cinquième étape : reconduite de la position de la Cour de cassation pour des affaires portant sur des naissances antérieures à la loi du 4 mars 2002

La Cour de cassation a eu à connaître, par suite, d’affaires portant sur des naissances antérieures à l’entrée en vigueur de loi du 4 mars 2002 mais avec des instances introduites ultérieurement.

Dans un arrêt rendu le 30 octobre 2007, la Cour de cassation a appliqué sa jurisprudence antérieure à la loi du 4 mars 2002 au dommage dont la « révélation (…) était nécessairement antérieure à l’entrée en vigueur de la loi » du 4 mars 2002 (Cass. 1ère civ. 30 oct. 2007, n°06-17.325).

Cette même solution a été reprise par un arrêt de la première chambre civile du 8 juillet 2008. La Cour de cassation a jugé dans cette décision que « les intéressés pouvaient, en l’état de la jurisprudence applicable avant l’entrée en vigueur de cette loi, légitimement espérer que leur préjudice inclurait toutes les charges particulières invoquées, s’agissant d’un dommage survenu antérieurement à l’entrée en vigueur de la loi […], indépendamment de la date d’introduction de la demande en justice. » (Cass. 1ère civ. 8 juill. 2008, n°07-12.159).

La Cour de cassation a suivi ici les vœux de certains civilistes, qui faisaient remarquer que « l’atteinte au droit de créance semble caractérisée de façon parfaitement égale qu’une action en justice ait été ou non formée avant l’adoption de la loi »[5] et non pas ceux qui estimaient que le raisonnement de la CEDH n’était pas fondé sur les règles du droit civil français.

La jurisprudence antérieure à la loi du 4 mars 2002 a donc été maintenue pour tous les dommages antérieurs au 7 mars 2002, sous la seule réserve des décisions ayant force de chose jugée.

?Sixième étape : censure par le Conseil constitutionnel de l’article 1er de la loi du 4 mars 2002

Par suite, le Conseil constitutionnel le 14 avril 2010 d’une question prioritaire de constitutionnalité posée par le Conseil d’État à l’occasion d’un pourvoi en cassation formé devant lui a, à son tour, écarté la rétroactivité de l’article 1er de la loi du 4 mars 2002, en abrogeant la disposition de la loi du 11 février 2005 qui la prévoyait, en jugeant notamment que « si les motifs d’intérêt général précités pouvaient justifier que les nouvelles règles fussent rendues applicables aux instances à venir relatives aux situations juridiques nées antérieurement, ils ne pouvaient justifier des modifications aussi importantes aux droits des personnes qui avaient, antérieurement à cette date, engagé une procédure en vue d’obtenir la réparation de leur préjudice » (Décision n° 2010-2 QPC du 11 juin 2010).

Comme l’écrit un auteur « l’article 1er de la loi du 4 mars 2002 a été vaincu par l’union des juges » !

Restait toutefois à déterminer quel sort réserver aux actions concernant des enfants nés avant l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002 mais engagées postérieurement.

?Septième étape : réception de la décision du Conseil constitutionnel par le Conseil d’État et la Cour de cassation

Par un arrêt du 13 mai 2011, le Conseil d’État a jugé que l’effet rétroactif de la loi du 4 mars 2002 ne pouvait être neutralisé que pour les seules instances en cours à la date d’entrée en vigueur de cette loi.

Pour celles introduites postérieurement, la juridiction administrative estime qu’il y a lieu de faire rétroagir les effets de la loi (CE, ass., 13 mai 2011, n°329290).

La Cour de cassation, saisie la même année, a retenu une solution radicalement opposée à celle adoptée par le Conseil d’État.

Par un arrêt du 15 décembre 2011, elle a jugé que la loi du 4 mars 2002 n’avait pas vocation à s’appliquer aux dommages survenus antérieurement à son entrée en vigueur, soit aux naissances survenues avant le 7 mars 2002, quand bien même la demande en justice était postérieure (Cass. 1ère civ., 15 déc. 2011, n° 10-27.473).

Trois ans plus tard, la Conseil d’État confirmera malgré tout sa position dans un arrêt du 31 mars 2014.

Au soutien de sa décision il affirme que les requérants, parents d’un enfant né handicapé, faute d’avoir engagé une instance avant l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002 « n’étaient pas titulaires à cette date d’un droit de créance indemnitaire qui aurait été lui-même constitutif d’un bien au sens de ces stipulations conventionnelles » et que, à ce titre, « le moyen tiré de ce que l’application de l’article L. 114-5 du code de l’action sociale et des familles aux instances engagées après le 7 mars 2002 à des situations nées avant cette date porterait une atteinte disproportionnée aux droits qui leur sont garantis par ces stipulations doit être écarté » (CE, 31 mars 2014, n°345812).

Contestant la décision rendue par le Conseil d’État, les requérants forment un recours auprès de la CEDH.

?Huitième étape : nouvelle condamnation de la France par la CEDH

Saisie pour violation de l’article 1 du protocole additionnel (droit aux biens) et des articles 6-1 (droit au procès équitable), 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) et 14 (interdiction de non-discrimination) de la Convention Européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme, par un arrêt du 3 février 2022, la CEDH condamne une nouvelle fois la France pour violation de l’article 1er du protocole additionnel (CEDH, 3 févr. 2022, n° 66328/14, N. M. et a. c/ France).

Contrairement à ce qui avait été décidé par le Conseil d’État, les juges strasbourgeois considèrent que, à la date de l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002, les requérants détenaient bien une créance qu’ils pouvaient légitimement espérer voir se concrétiser, conformément au droit commun de la responsabilité pour faute, s’agissant d’un dommage survenu antérieurement à l’intervention de la loi litigieuse.

Pour fonder sa décision, la CEDH relève que, au cas particulier, les juridictions nationales avaient établi sans ambiguïté, dans le cadre des décisions rendues, et à tous les stades de ces procédures, l’existence d’une faute ainsi que d’un lien de causalité directe entre la faute commise et le préjudice subi.

Les juridictions ont en effet considéré qu’en l’espèce la faute du centre hospitalier a conduit les requérants à croire que l’enfant conçu n’était pas atteint d’anomalie et que la grossesse pouvait être normalement menée à son terme, alors que les requérants avaient clairement manifesté leur volonté d’éviter le risque d’un accident génétique.

La faute ainsi commise a dissuadé la requérante de pratiquer tout examen complémentaire qu’elle aurait pu faire dans la perspective d’une interruption de grossesse pour motif thérapeutique.

Les conditions d’engagement de la responsabilité du Centre hospitalier étaient donc bien réunies, et les requérants disposaient par conséquent d’une créance correspondant au droit à l’indemnisation des frais liés à la prise en charge d’un enfant né handicapé après une erreur de diagnostic prénatal s’analysant en une « valeur patrimoniale ».

Quant à la date à laquelle cette créance aurait été constituée en droit interne sans l’application contestée des dispositions de l’article L. 114-5 du CASF, la CEDH relève que les jurisprudences administratives et judiciaires sont concordantes : le droit à réparation d’un dommage, quelle que soit sa nature, s’ouvre à la date à laquelle se produit le fait qui en est directement la cause, et ce, indépendamment de la date d’introduction d’une demande en justice tendant à la réparation de ce dommage (voir paragraphe 19 ci-dessus).

Elle en déduit que, compte tenu des principes de droit commun français et de la jurisprudence constante en matière de responsabilité selon lesquels la créance en réparation prend naissance dès la survenance du dommage qui en constitue le fait générateur, les requérants pouvaient légitimement espérer pouvoir obtenir réparation de leur préjudice correspondant aux frais de prise en charge de leur enfant handicapé dès la survenance du dommage, à savoir la naissance de cet enfant.

Or cette espérance est née antérieurement à l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002 ; d’où la naissance avant cette date de leur créance d’indemnisation. Ils étaient donc titulaires d’un “bien” au sens de la première phrase de l’article 1 du Protocole n° 1, lequel s’applique dès lors en l’espèce.

 

  1. J. Flour et J.-L. Aubert, E. Savaux, Droit civil, Les obligations, t. 2, Le fait juridique : Sirey, 12e éd. 2007 ?
  2. Ph. Brun, Responsabilité civile extracontractuelle, éd. Lexisnexis, 2005, n°253, p. 131 ?
  3. J. Traullé, « Les dommages réparables », Responsabilité civile et assurances, janv. 2016, Dr 4 ?
  4. B. Farges, Droit des obligations, LGDJ, 6e éd., 2016, n°371, p. 320 ?
  5. Cass., Ass. pl., 8 juillet 2008, n° 07-12159 ; D. 2008, p. 2765, note Porchy-Simon, JCP 2008, II, 10166, avis Mellottée et note Sargos. ?