L’identification des acteurs soumis au devoir de conseil en assurance révèle l’ampleur de la transformation opérée par l’ordonnance du 16 mai 2018. Cette réforme, transcrivant fidèlement la directive européenne du 20 janvier 2016, a considérablement élargi le cercle des débiteurs de l’obligation tout en précisant les contours de sa mise en œuvre. Au-delà des intermédiaires traditionnels, ce sont désormais l’ensemble des acteurs de la chaîne de distribution qui se trouvent potentiellement assujettis à cette exigence, témoignant d’une volonté résolue d’harmoniser la protection offerte aux consommateurs d’assurance.
Cet élargissement soulève des interrogations inédites quant à sa délimitation pratique. Comment articuler les obligations respectives des multiples intervenants dans les circuits de distribution contemporains ? Dans quelle mesure les nouveaux acteurs issus de la révolution numérique peuvent-ils échapper à cette qualification ? Symétriquement, l’identification des créanciers de l’obligation révèle une complexité particulière dans les montages contractuels modernes, notamment en matière d’assurance collective ou pour compte d’autrui.
Cette analyse des débiteurs et créanciers du devoir de conseil invite à repenser les catégories traditionnelles de la distribution d’assurance, révélant les tensions entre innovation technologique et impératifs de protection, entre spécialisation et responsabilité solidaire des acteurs du marché.
Nous nous focaliserons ici sur le créancier du devoir de conseil.
I. Règles générales
Le créancier du devoir de conseil est, par principe, le « souscripteur éventuel » ou « l’adhérent éventuel », selon la terminologie constante des articles L. 521-4 et L. 522-5 du Code des assurances. Cette formulation met l’accent sur le caractère précontractuel de l’obligation, conformément à l’économie générale de la directive du 20 janvier 2016 sur la distribution d’assurances.
L’emploi du terme « éventuel » traduit la finalité préventive du dispositif : il s’agit d’éclairer la décision contractuelle avant qu’elle ne soit définitivement arrêtée. Cette approche s’inscrit dans la logique consumériste qui sous-tend la réglementation européenne, visant à permettre au consommateur de « prendre une décision en connaissance de cause ».
La distinction opérée par le législateur entre « souscripteur » et « adhérent » reflète la diversité des schémas contractuels en assurance. Le souscripteur désigne celui qui contracte directement avec l’assureur dans le cadre d’une assurance individuelle, tandis que l’adhérent vise celui qui rejoint un contrat de groupe préalablement souscrit par une personne morale ou un chef d’entreprise, conformément à la définition de l’article L. 141-1 du Code des assurances³.
II. Les situations particulières
==>L’assurance de groupe
- Le souscripteur du contrat groupe
- En matière d’assurance de groupe, l’analyse du devoir de conseil se heurte à une complexité supplémentaire, liée à la structure duale du mécanisme contractuel. En effet, ce type d’assurance repose sur deux niveaux de relation juridique distincts mais articulés :
- d’une part, un contrat d’assurance collectif conclu entre un souscripteur (généralement une personne morale, une entreprise ou une association) et l’assureur ;
- d’autre part, des adhésions individuelles au contrat-cadre de la part des membres du groupe concerné (salariés, adhérents, emprunteurs, etc.), qui bénéficient des garanties prévues par le contrat collectif.
- Cette dualité contractuelle engendre une dissociation entre celui qui négocie et souscrit le contrat (le souscripteur) et ceux qui en bénéficient (les adhérents), ce qui redéfinit en profondeur le périmètre et les modalités du devoir de conseil.
- Dans ce contexte, le souscripteur – personne morale ou employeur – est seul en relation directe avec le distributeur, et peut légitimement exiger de ce dernier les informations et recommandations nécessaires avant la conclusion du contrat collectif.
- Il lui revient en effet d’apprécier l’adéquation du contrat-cadre aux besoins du groupe qu’il entend couvrir, ce qui suppose une analyse approfondie des risques collectifs, du profil des adhérents potentiels, ainsi que des garanties et exclusions contenues dans le contrat proposé.
- Le souscripteur occupe ainsi une position particulière : intermédiaire entre l’assureur et les bénéficiaires potentiels, il porte la responsabilité de choisir une offre adaptée aux intérêts de la collectivité.
- Cette responsabilité implique, en contrepartie, que le distributeur lui délivre un conseil éclairé et personnalisé, portant non pas sur des besoins individuels, mais sur les caractéristiques générales du groupe à assurer.
- En matière d’assurance de groupe, l’analyse du devoir de conseil se heurte à une complexité supplémentaire, liée à la structure duale du mécanisme contractuel. En effet, ce type d’assurance repose sur deux niveaux de relation juridique distincts mais articulés :
- Les adhérents individuels : créanciers de second rang
- Les adhérents au contrat collectif ne sont pas parties à la négociation initiale, mais ils deviennent bénéficiaires des garanties dès leur adhésion individuelle au dispositif.
- À ce titre, ils peuvent également être considérés comme créanciers du devoir de conseil, mais dans une mesure différente de celle du souscripteur initial. Cette qualité de créancier de second rang découle de leur besoin légitime d’être informés et conseillés sur les conditions de leur adhésion :
- pour en comprendre la portée,
- pour évaluer son intérêt au regard de leur situation personnelle,
- et pour pouvoir prendre une décision éclairée, notamment lorsque l’adhésion est facultative, comme en matière d’assurance emprunteur ou de prévoyance individuelle.
- Contrairement à la tendance générale en matière de contrats d’assurance individuels, la reconnaissance d’un devoir de conseil au profit des adhérents d’un contrat d’assurance de groupe ne constitue pas un principe général.
- Elle demeure strictement circonscrite à certaines hypothèses, dans lesquelles un professionnel assume expressément un rôle de distributeur vis-à-vis des adhérents individuels.
- A cet égard, La jurisprudence de la Cour de cassation a reconnu de manière nette la qualité de créancier du conseil à certains adhérents, notamment les emprunteurs adhérant à une assurance de groupe souscrite par leur banque.
- L’arrêt de principe rendu par la chambre commerciale le 18 avril 2019 affirme que « l‘obligation d’éclairer l’adhérent sur l’adéquation des risques couverts à sa situation personnelle d’emprunteur […] incombe au seul établissement de crédit souscripteur du contrat d’assurance »[47].
- Cette solution ne repose pas sur une reconnaissance abstraite et générale de la qualité de créancier des adhérents, mais sur une qualification fonctionnelle du souscripteur-emprunteur comme distributeur effectif de l’assurance.
- C’est en raison de ce rôle actif dans la commercialisation du produit que la banque est tenue d’un devoir de conseil à l’égard de l’adhérent.
- L’article L. 141-4 du Code des assurances impose au souscripteur de remettre à chaque adhérent une notice d’information, décrivant notamment les garanties offertes et les modalités de mise en œuvre du contrat.
- Cette obligation traduit un droit à l’information à la charge du souscripteur, mais ne fonde pas à elle seule un véritable devoir de conseil au sens de l’article L. 521-4.
- Le devoir de conseil suppose en effet :
- une relation directe entre un professionnel et l’adhérent ;
- un recueil d’informations personnelles ;
- une recommandation individualisée.
- Or, dans la plupart des régimes collectifs, l’adhésion se fait sans contact personnalisé avec un distributeur, par simple acceptation des conditions du contrat-cadre.
- En l’absence de ce lien personnel, l’adhérent n’est pas considéré comme créancier du conseil, sauf circonstances particulières.
- La reconnaissance de la qualité de créancier du conseil pour l’adhérent dépend donc étroitement des modalités de son adhésion :
- En cas d’adhésion facultative (assurance emprunteur, prévoyance complémentaire), l’adhérent dispose d’un pouvoir de choix. Il doit être en mesure de comparer les options disponibles et d’évaluer l’intérêt de son adhésion au regard de sa situation personnelle. Dans ce cas, si un professionnel agit comme distributeur à son égard, un devoir de conseil peut s’appliquer.
- En cas d’adhésion obligatoire (ex. : assurance collective d’entreprise à caractère obligatoire), le besoin de conseil est atténué : l’adhérent n’a pas à choisir, il subit une affiliation imposée. Le droit à l’information subsiste, mais le devoir de conseil n’a pas lieu de s’exercer de la même manière.
- Lorsque les conditions sont réunies, la situation conduit à une configuration à créanciers multiples du devoir de conseil :
- Le souscripteur reste créancier du conseil vis-à-vis du distributeur pour ce qui concerne l’adéquation du contrat-cadre aux besoins du groupe ;
- L’adhérent, quant à lui, peut devenir créancier d’un conseil individualisé dans la seule mesure où un professionnel assume un rôle actif de distribution à son égard.
- C’est cette condition – l’existence d’un acte de distribution au profit de l’adhérent – qui fonde ou exclut l’application du devoir de conseil.
- À défaut, aucun distributeur ne peut être tenu d’une obligation qu’il n’a pas eu l’occasion d’exercer.
- La prudence de la jurisprudence et de la doctrine s’explique ainsi : la qualité de créancier du devoir de conseil n’est jamais présumée en matière d’assurance de groupe, mais doit être analysée au cas par cas, selon les circonstances concrètes de l’adhésion et l’identité du professionnel impliqué.
==>L’assurance pour compte
L’assurance pour compte constitue un mécanisme particulier où une personne souscrit une assurance non pas pour elle-même, mais pour le compte d’autrui, qu’il soit déterminé ou déterminable au moment du sinistre. Cette configuration soulève des questions spécifiques quant à l’identification des créanciers du devoir de conseil.
- Principe
- La jurisprudence admet désormais que le bénéficiaire de l’assurance pour compte peut se prévaloir d’un défaut de conseil, même en l’absence de lien contractuel direct avec l’assureur ou le distributeur. Cette solution s’écarte du principe traditionnel de l’effet relatif des contrats pour privilégier une approche fonctionnelle centrée sur la finalité protectrice de l’assurance.
- Un arrêt de la première chambre civile du 18 janvier 2018 illustre cette évolution (Cass. 1re civ., 18 janv. 2018, n°16-29.062 et 17-10.189).
- En l’espèce, une SCI, propriétaire de murs loués à un exploitant de discothèque, se trouvait dans une situation d’assurance pour compte particulièrement révélatrice.
- La SCI, représentée par son gérant, louait des murs à un exploitant qui y exploitait une discothèque.
- Par l’intermédiaire d’un cabinet de courtage en assurances, l’exploitant avait conclu « tant pour son propre compte que pour celui de la SCI, un contrat d’assurance », sur la base d’un questionnaire « renseigné et signé par lui ainsi que par [le gérant de la SCI] ».
- Lors de la destruction de la discothèque par incendie, l’assureur a pu opposer à la SCI la faute intentionnelle de l’exploitant-souscripteur et refuser sa garantie.
- La SCI et son gérant ont alors assigné l’assureur du courtier, estimant que ce dernier « avait engagé sa responsabilité pour ne pas les avoir utilement conseillés, ni correctement informés sur la nature, les spécificités et l’étendue de la police d’assurance souscrite pour le compte de la SCI ».
- La cour d’appel avait initialement adopté une position restrictive, considérant que « le contrat d’assurance pour compte est une stipulation pour autrui et que, dès lors, seul le souscripteur, qui a contracté l’assurance par l’intermédiaire de son courtier, peut revendiquer de celui-ci le respect de son obligation de loyauté et d’information ».
- Elle avait également retenu que « le seul fait que [le gérant de la SCI] ait pu suivre de près la négociation du contrat d’assurance en présence du préposé [du courtier] n’est pas de nature à lui conférer la qualité de futur souscripteur et de rendre le courtier débiteur d’obligations à son égard ou à l’égard de la société qu’il représentait ».
- La Cour de cassation censure cette analyse au visa de l’article L. 520-1, II, du Code des assurances (devenu L. 521-4).
- Elle reproche à la cour d’appel d’avoir retenu des « motifs impropres à établir» l’absence d’obligation du courtier.
- La Haute juridiction considère qu’en l’espèce, lorsque le gérant de la SCI avait « conjointement avec [l’exploitant], consulté [le courtier], remplissant et signant avec lui le questionnaire qu’elle leur avait remis pour pouvoir évaluer le risque à assurer, et manifesté ainsi sa volonté de voir la SCI assurée en toute circonstance contre le risque incendie », la SCI avait acquis « la qualité de souscripteur éventuel ».
- Cette qualification emporte des conséquences importantes : le courtier était dès lors « tenu d’une obligation d’information sur les conséquences, pour l’assuré pour compte, des causes de non garantie opposables au souscripteur et d’une obligation de conseil relative à l’adaptation du contrat aux risques que la SCI entendait voir garantir ».
- Fondement
- Cette solution s’inscrit dans la lignée de la jurisprudence développée en matière d’action directe.
- Comme l’a établi l’arrêt d’assemblée plénière du 6 octobre 2006, un tiers peut reprocher à un contractant l’inexécution de ses obligations contractuelles si cette inexécution lui cause un préjudice.
- L’arrêt “Boot Shop” ou “Myr’ho” (Cass. Ass. plén., 6 octobre 2006, n° 05-13.255) pose le principe que le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage.
- Cette solution, initialement développée en matière de responsabilité délictuelle, trouve ici une application particulière.
- L’assurance pour compte a précisément pour objet de protéger des personnes qui ne sont pas parties au contrat initial.
- Il serait paradoxal que ces bénéficiaires, pour la protection desquels l’assurance a été souscrite, ne puissent invoquer les manquements du distributeur qui les privent d’une couverture adéquate.
- Certains auteurs analysent cette situation à travers le prisme de la stipulation pour autrui.
- Le souscripteur stipulerait le bénéfice du conseil au profit du bénéficiaire final, créant ainsi un lien juridique direct entre ce dernier et le distributeur.
- Modalités d’application
- Les conditions de mise en œuvre
- Pour que le bénéficiaire puisse invoquer un défaut de conseil, plusieurs conditions doivent être réunies :
- L’existence d’une assurance pour compte : Il faut établir que l’assurance a bien été souscrite dans l’intérêt d’autrui
- Un préjudice direct : Le bénéficiaire doit démontrer qu’il subit personnellement un préjudice du fait du défaut de conseil
- Un lien de causalité : Le préjudice doit résulter directement du manquement aux obligations de conseil
- Pour que le bénéficiaire puisse invoquer un défaut de conseil, plusieurs conditions doivent être réunies :
- L’étendue du conseil dû
- Le conseil dû au bénéficiaire porte principalement sur :
- L’existence même de l’assurance et son périmètre de couverture
- L’adéquation des garanties aux risques effectivement encourus par le bénéficiaire
- Les modalités de mise en œuvre des garanties
- Les exclusions susceptibles d’affecter la couverture
- Le conseil dû au bénéficiaire porte principalement sur :
- Les conditions de mise en œuvre
- Portée
- L’arrêt du 18 janvier 2018 introduit une notion nouvelle : celle de «souscripteur éventuel » en matière d’assurance pour compte.
- Cette qualification ne procède pas d’un lien contractuel direct, mais de la participation effective du bénéficiaire au processus de souscription.
- L’arrêt dégage plusieurs critères pour reconnaître cette qualité :
- La consultation conjointe du distributeur par le souscripteur formel et le bénéficiaire
- La participation active au processus d’évaluation du risque (remplissage et signature du questionnaire)
- La manifestation de volonté de voir le bien assuré contre les risques identifiés
- Une fois cette qualité reconnue, le distributeur assume deux obligations spécifiques vis-à-vis du bénéficiaire :
- Une obligation d’information sur les conséquences des causes de non-garantie opposables au souscripteur formel
- Une obligation de conseil sur l’adaptation du contrat aux risques que le bénéficiaire entend voir garantir
- Aussi, la portée exacte de cette jurisprudence reste à préciser.
- Tous les bénéficiaires d’assurance pour compte n’acquièrent pas automatiquement la qualité de « souscripteur éventuel ».
- Cette qualification semble subordonnée à une participation effective au processus de souscription.
III. La modulation du conseil selon les compétences du créancier
==>Le principe de proportionnalité
- L’adaptation du devoir aux capacités du créancier
- Le devoir de conseil n’est pas figé : il s’adapte au profil du destinataire.
- L’un de ses traits essentiels est sa modulation en fonction des compétences du créancier, selon une logique de proportionnalité qui irrigue aussi bien le droit de la consommation que celui des relations professionnelles.
- La jurisprudence consacre expressément ce principe.
- Dans un arrêt du 17 janvier 2019, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation affirme que « l’étendue de l’obligation d’information et de conseil du courtier, dont la preuve du respect incombe à celui-ci, est ajustée selon les connaissances et les capacités du créancier » (Cass. 2e civ., 17 janv. 2019, n°17-31.408).
- En l’espèce, une société exploitant un domaine viticole avait, avec l’aide d’un courtier, remplacé un contrat multirisque agricole par un contrat multirisque industriel. À la suite d’un sinistre, elle reprochait au courtier un défaut de conseil, en invoquant des lacunes de couverture par rapport à l’ancien contrat.
- La Cour de cassation approuve les juges du fond d’avoir écarté la responsabilité du courtier. Elle relève que le dirigeant :
- s’était personnellement chargé de définir les montants à garantir ;
- avait souscrit le contrat en connaissance de cause ;
- et que les clauses litigieuses étaient suffisamment claires pour qu’un professionnel averti comprenne les différences de couverture.
- En particulier, les juges avaient noté que les limitations de garantie étaient expressément stipulées, telles que la couverture des pertes plafonnée à 150 000 € ou l’indemnisation calculée sur la base du prix de revient.
- Cet arrêt illustre parfaitement que l’implication du client dans la définition des garanties, jointe à la clarté des stipulations contractuelles, peut exonérer le courtier de sa responsabilité pour défaut de conseil lorsque le client est un professionnel expérimenté.
- Cette solution jurisprudentielle permet de dégager plusieurs principes structurants :
- L’évaluation concrète des compétences : Le juge doit apprécier, au cas par cas, si le souscripteur avait les capacités techniques ou juridiques de comprendre la portée du contrat.
- La valorisation de l’implication personnelle : Lorsque le client s’implique directement dans la définition du contrat, son autonomie réduit d’autant le devoir d’assistance du professionnel.
- La clarté des stipulations contractuelles : Un professionnel averti ne saurait invoquer un défaut de conseil sur des clauses claires, compréhensibles et librement négociées.
- L’obligation de conseil demeure une obligation de moyens renforcée, exigeant une démarche proactive du professionnel.
- Toutefois, cette obligation n’implique pas un devoir de vigilance uniforme et maximal dans tous les cas.
- Le droit impose une juste proportion entre l’intensité du devoir et le degré de compétence du cocontractant.
- Cette modulation permet de concilier deux exigences :
- la protection des souscripteurs profanes, en leur garantissant un accompagnement adapté à leur niveau de compréhension ;
- et la responsabilisation des professionnels avertis, qui ne peuvent se défausser de leur autonomie décisionnelle en invoquant systématiquement un défaut de conseil.
- Les critères d’appréciation de la compétence
- La détermination du niveau de compétence du créancier s’effectue selon plusieurs paramètres.
- L’expérience professionnelle constitue un critère déterminant, comme l’illustre un arrêt de la première chambre civile du 9 juillet 1991 (Cass. 1re civ., 28 oct. 1991, n° 90-15.029).
- En l’espèce, un artisan-couvreur reprochait à son assureur et à l’agent général un manquement au devoir de conseil, soutenant qu’ils auraient dû «l’éclairer sur l’érosion de sa garantie au fil de dix années d’assurances» et lui «conseiller une révision du taux de garantie».
- L’artisan estimait que l’agent général avait « manqué à son devoir de renseignement et de conseil » en ne l’alertant pas sur l’insuffisance progressive de sa couverture due à l’inflation.
- La Cour de cassation approuve les juges du fond d’avoir relevé qu’« en sa qualité d’artisan [l’assuré] était à même d’apprécier l’évolution des prix consécutive à l’érosion monétaire et de veiller à faire modifier, en conséquence, ses polices d’assurance ».
- La Haute juridiction valide la déduction selon laquelle « en l’espèce l’agent n’était pas tenu à un devoir de renseignement et de conseil particulier sur ce point ».
- Cette solution illustre parfaitement la prise en compte de l’expérience professionnelle dans l’appréciation des compétences du créancier.
- L’artisan, par sa pratique quotidienne et sa connaissance du marché de la construction, était présumé capable d’appréhender les effets de l’inflation sur la valeur de ses biens et activités.
- Cette expertise professionnelle justifie l’allègement correspondant du devoir de conseil de l’intermédiaire.
- La formation et le parcours professionnel sont également pris en considération dans l’évaluation des compétences du créancier.
- Ainsi, une cour d’appel a pu débouter un souscripteur « diplômé de l’École normale, de l’institut d’études politiques et de l’ENA » de sa demande de dommages-intérêts pour défaut de conseil, considérant que son niveau de formation lui permettait d’appréhender les enjeux du contrat d’assurance-vie litigieux[48].
- Cette approche différenciée témoigne de la volonté jurisprudentielle d’adapter l’intensité du devoir de conseil aux capacités réelles du créancier, évitant ainsi une infantilisation excessive des professionnels et des personnes disposant d’une formation ou d’une expérience particulière.
==>La typologie des créanciers selon leurs compétences
- Les consommateurs profanes
- Les particuliers dépourvus d’expérience en matière d’assurance constituent la catégorie de créanciers bénéficiant de la protection la plus étendue.
- Cette situation s’enracine dans le déséquilibre informationnel caractérisant la relation entre le professionnel de l’assurance et le consommateur.
- L’arrêt fondateur de la première chambre civile du 10 novembre 1964 impose au courtier d’être « un guide sûr et expérimenté », formule qui a irrigué l’ensemble de la jurisprudence ultérieure (Cass. 1re civ., 10 nov. 1964, n°62-13.411).
- Cette exigence traduit la mission éducatrice dévolue aux professionnels de l’assurance vis-à-vis de leur clientèle non avertie.
- Les consommateurs avertis
- La pratique judiciaire a fait émerger une catégorie intermédiaire de consommateurs avertis, qui, sans être des professionnels de l’assurance, disposent d’une expérience ou de compétences particulières justifiant un allègement du devoir de conseil.
- Un arrêt de la deuxième chambre civile du 22 janvier 2004 qualifie ainsi un souscripteur de contrat d’assurance-vie chef d’entreprise, par ailleurs gestionnaire avisé d’un compte d’épargne en actions (PEA) ayant choisi dans un but spéculatif d’investir ses actifs sur des unités de compte (Cass. 2e civ., 22 janv. 2004).
- L’évaluation du caractère averti du consommateur s’effectue de manière casuistique.
- La jurisprudence examine les circonstances concrètes révélatrices de l’expérience du souscripteur, notamment ses investissements antérieurs et sa familiarité avec les produits financiers.
- Les professionnels avertis
- Le devoir de conseil, s’il constitue en principe une obligation de vigilance renforcée à la charge du distributeur, n’est pas exercé avec la même intensité envers tous les souscripteurs.
- La jurisprudence admet une modulation de son contenu en fonction des compétences professionnelles ou de l’expérience technique du créancier de l’obligation.
- Cette modulation repose sur l’idée que certains professionnels disposent d’un niveau de connaissance suffisant pour appréhender les enjeux juridiques et économiques d’un contrat d’assurance, de sorte qu’un conseil personnalisé ou insistant serait redondant, voire inutile.
- Deux arrêts de la deuxième chambre civile illustrent cette approche.
- Le cas du mandataire judiciaire (Cass. 2e civ., 16 mai 2013, n° 12-19.119)
- Dans cette affaire, la Cour de cassation rejette le pourvoi d’un professionnel qui reprochait à l’assureur de ne pas l’avoir informé de la brièveté du délai de prescription applicable à son action.
- La Haute juridiction valide l’appréciation des juges du fond ayant retenu que le demandeur, en sa qualité de mandataire judiciaire, était présumé connaître la règle de droit invoquée.
- Cette décision marque une ligne claire : lorsque le créancier est un professionnel du droit ou de la procédure, la jurisprudence ne fait pas peser sur l’assureur ou son intermédiaire une obligation d’alerte sur des éléments juridiques accessibles au professionnel concerné, dès lors qu’ils relèvent de sa sphère de compétence habituelle.
- Le cas du professionnel de l’immobilier (Cass. 2e civ., 22 nov. 2018, n° 17-19.454)
- Dans cette seconde espèce, un professionnel de l’immobilier, qui avait procédé de lui-même à une renégociation de ses garanties, reprochait à l’assureur de ne pas avoir proposé une couverture sur un bien spécifique ultérieurement sinistré.
- La Cour de cassation rejette sa demande, en considérant qu’il avait sciemment exclu ledit bien du périmètre d’assurance et qu’en sa qualité de professionnel, il devait être en mesure d’apprécier les conséquences de ses propres choix contractuels.
- Il en ressort que la responsabilité du professionnel averti est pleinement engagée lorsqu’il prend seul l’initiative de définir le périmètre des garanties, sans solliciter d’éclaircissements ou sans faire état d’une incertitude particulière.
- Le cas du mandataire judiciaire (Cass. 2e civ., 16 mai 2013, n° 12-19.119)
- Ces deux décisions permettent de dégager une grille d’analyse de l’intensité du devoir de conseil envers les professionnels avertis :
- L’expérience technique ou juridique du souscripteur justifie une atténuation du devoir de conseil, en particulier lorsqu’il dispose, de par sa profession, d’une connaissance suffisante du domaine considéré.
- L’autonomie décisionnelle du professionnel est prise en compte : lorsqu’il élabore seul le projet de couverture ou renégocie les garanties sans demande d’assistance, il est tenu pour pleinement informé.
- La clarté des stipulations contractuelles joue un rôle déterminant : un professionnel ne peut invoquer un manquement au devoir de conseil s’il était à même de comprendre les termes du contrat, à défaut d’ambiguïté ou de complexité manifeste.
- L’obligation de conseil n’est pas purement évincée à l’égard des professionnels avertis. Elle demeure, mais son contenu s’adapte à la qualité du souscripteur.
- Ainsi, le distributeur n’est pas dispensé de toute vigilance, mais il n’est tenu de faire porter son conseil que sur les points objectivement ambigus ou manifestement omis, sans devoir alerter sur des évidences juridiques ou des conséquences manifestes pour un professionnel expérimenté.
- Cette solution assure un équilibre entre protection du client et reconnaissance de sa compétence, en évitant une infantilisation du souscripteur averti tout en préservant l’exigence de rigueur à l’égard du distributeur.
- D. Langé, « Le devoir de conseil de l’intermédiaire en assurance après la loi du 15 décembre 2005 », Mélanges Bigot, p. 259 ?
- J. Bigot, « L’obligation de conseil des intermédiaires », RGDA 2018, p. 445 ?
- L. Mayaux, « Les assurances de personnes », Traité, t. IV, n° 435 ?
- H. Groutel, Traité du contrat d’assurance terrestre, Litec, 2008, n° 298 ?
- P.-G. Marly, « Le mythe du devoir de conseil (à propos du conseil en investissement assurantiel) », Mél. Daigre, Lextenso, 2017, p. 561 ?
- A. Pélissier, « Devoir de conseil de l’assureur et de la banque », RGDA 2019, n° 1169, p. 7 ?
- I. Monin-Lafin, « Le nouveau régime du conseil en assurance », Trib. ass. 2018, p. 45 ?
- J. Kullmann, « L’interprétation systémique en droit des assurances », RGDA 2019, p. 234 ?
- J. Bigot, « Les niveaux de conseil : clarification ou complexification ? », RGDA 2018, p. 445 ?
- L. Mayaux, « Les assurances de personnes », Traité, t. IV, n° 435 ?
- H. Groutel, Traité du contrat d’assurance terrestre, Litec, 2008, n° 298 ?
- D. Langé, « La gradation des obligations de conseil », RGDA 2019, p. 156 ?
- P. Mayaux, « L’économie du conseil en assurance », Rev. dr. bancaire et fin. 2019, p. 23 ?
- H. Groutel, “Le devoir de conseil en assurance”, Risques 1990, n° 2, p. 89 ?
- ACPR, Principes du conseil en assurance, juillet 2018 ?
- D. Lange, “Le devoir de conseil de l’intermédiaire en assurance après la loi du 15 décembre 2005”, Mélanges Bigot, p. 259. ?
- Y. Lequette, “L’obligation de renseignement et le droit commun du contrat”, in L’information en droit privé, LGDJ, 1978, p. 305 ?
- Directive 2004/39/CE du 21 avril 2004 concernant les marchés d’instruments financiers. ?
- Voir notamment A. Couret, H. Le Nabasque, “Valeurs mobilières”, Dalloz Action, 2020, n° 12.45 ?
- M. Cozian, A. Viandier, F. Deboissy, “Droit des sociétés”, Litec, 31e éd., 2018, n° 452 ?
- Art. L. 111-1 du Code de la consommation ?
- H. Groutel, “L’évolution du devoir de conseil en assurance”, RCA 2019, étude 4 ?
- N. Reich, “Protection of Consumers’ Economic Interests by the EC”, Sydney Law Review, 1992, vol. 14, p. 23 ?
- Directive (UE) 2016/97 du 20 janvier 2016 sur la distribution d’assurances, considérant 31 ?
- Cass. 1re civ., 10 nov. 1964, RGAT 1965, p. 175, note A. Besson ?
- J. Lasserre Capdeville, “Le conseil en investissement”, Rev. dr. bancaire et fin. 2018, dossier 15 ?
- Directive 2014/65/UE du 15 mai 2014 concernant les marchés d’instruments financiers ?
- ACPR, Principes du conseil en assurance, juillet 2018, p. 12 ?
- Ph. Storck, “La transformation de l’intermédiation financière”, Rev. économie financière 2017, n° 127, p. 45 ?
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- Malaurie Ph., Aynès L., Stoffel-Munck Ph., Droit des obligations, LGDJ ?
- J. Bigot, « Missions non traditionnelles : la responsabilité professionnelle du producteur d’assurances », L’Assureur Conseil, oct. 1987, p. 3 ?
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- H. Groutel, « Le devoir de conseil en assurance », Risques 1990, n° 2, p. 89. ?
- Cass. 1?? civ., 10 nov. 1964, JCP G 1965, II, 13981, note PP ?
- P.-G. Marly, « Le mythe du devoir de conseil », Mél. Daigre, Lextenso, 2017, p. 561 ?
- J.-C. Heydel, « L’agent général d’assurance », LGDJ, 2019, n° 156 ?
- Cass. 1?? civ., 28 oct. 1986, RGAT 1986, p. 610 ?
- L. Mayaux, Les assurances de personnes, Traité, t. IV, n° 835 ?
- D. Lange, « Les limites du devoir de conseil », RGDA 2019, p. 456 ?
- J. Kullmann, Le contrat d’assurance, Traité, t. 3, n° 1262 ?
- L. Mayaux, « Les grands risques et la protection du consommateur », RGDA 2018, p. 234 ?
- H. Groutel, « L’exclusion des grands risques », RCA 2019, comm. 156 ?
- J. Bigot, D. Langé, J. Moreau et J.-L. Respaud, La distribution d’assurance, éd. LGDJ, 2020, n°1257. ?
- P. Maystadt, « Les assurances affinitaires », Argus, 2020, p. 45 ?
- J. Bigot, « Les courtiers grossistes », in Traité de droit des assurances, t. 6, n° 234 ?
- Cass. com., 18 avr. 2019, n° 18-11108 ?
- CA Lyon, 18 févr. 2003, RGDA 2003, p. 371, obs. J. Kullmann ?
-
Cass. 1re civ., 31 mars 1981, Bull. civ. I, n° 108 ; D. 1982, IR, p. 97, note Berr et Groutel. ?