La provision

I) Définition

La provision se définit comme la créance que détient le tireur de la lettre de change contre le tiré.

Schéma 1

Une fois créée, la lettre de change a vocation à circuler jusqu’à la survenance de son échéance.

La circulation de la traite se traduira par la transmission de la provision entre tous ses porteurs successifs.

Schéma 2

II) Enjeu de la provision

L’existence de la provision revêt un enjeu triple :

  • Pour le tiré
  • Pour le tireur
  • Pour le porteur

A) Enjeu pour le tiré

Pour que le porteur final soit réglé lors de la présentation au paiement de la lettre de change, il est nécessaire que le tireur soit créancier du tiré à l’échéance.

Cela signifie qu’il doit lui avoir fourni la prestation promise dans le cadre du rapport fondamental qui s’est noué entre eux.

À défaut, le tiré pourra refuser de payer, car la créance que l’effet incorpore est, soit éteinte, soit privée de cause. Dans tous les cas, le tiré n’est pas débiteur du tireur.

D’où le principe posé à l’article L. 511-7 alinéa 2 du Code de commerce qui dispose :

« Il y a provision si, à l’échéance de la lettre de change, celui sur qui elle est fournie est redevable au tireur, ou à celui pour compte de qui elle est tirée, d’une somme au moins égale au montant de la lettre de change. »

L’existence d’une provision à l’échéance est donc une absolue nécessité.

Sans cette provision, sauf à consentir un crédit au porteur, le tiré ne paiera pas la traite qui lui est présentée.

À plus forte raison, il est peu probable qu’il consente à l’accepter.

B) Enjeu pour le tireur

Le tireur est directement intéressé par la fourniture de la provision.

  1. Dans ses rapports avec le tiré :
  • Si le tireur est demeuré porteur de la lettre de change et que le tiré a accepté la traite, ce dernier pourra valablement lui opposer le défaut de provision puisqu’il s’agit d’une exception issue de leur rapport personnel.
    • Pour mémoire, l’article L. 511-12 du Code de commerce prévoit que :
      • « Les personnes actionnées en vertu de la lettre de change ne peuvent pas opposer au porteur les exceptions fondées sur leurs rapports personnels avec le tireur ou avec les porteurs antérieurs, à moins que le porteur, en acquérant la lettre, n’ait agi sciemment au détriment du débiteur»
    • Ainsi, quand bien même le tireur est créancier cambiaire du tiré, il pourra se voir opposer le défaut de cause de son obligation.

2. Dans ses rapports avec le porteur :

  • En cas de défaut de paiement du tiré, si le porteur a manqué à son obligation de faire dresser protêt, le tireur n’est fondé à lui opposer sa négligence qu’à la condition qu’il ait fourni provision au tiré
  • Dans le cas contraire, le porteur négligent pourra, malgré tout, exercer son recours cambiaire contre le tireur.
  • Cette règle se justifie par le souci d’empêcher que le tireur ne s’enrichisse injustement.

 C) Enjeu pour le porteur

Le porteur est intéressé par la fourniture de la provision pour deux raisons :

  • Lorsqu’il est diligent, cela renforcera considérablement sa situation à doubles titres :
    • En cas de défaut d’acceptation de la traite, il disposera d’un recours extra-cambiaire contre le tiré sur le fondement de la provision
    • En cas de procédure collective ouverte à l’encontre du tireur, étant donné que la transmission de la traite opère, concomitamment, transmission de la provision, il pourra revendiquer, si elle est constituée, un droit de propriété sur la provision
      • Pour mémoire, l’article L. 511-7, alinéa 3 du Code de commerce prévoit que « la propriété de la provision est transmise de droit aux porteurs successifs de la lettre de change. »
  • Lorsqu’il est négligent, l’absence de fourniture de provision offre au porteur la possibilité d’exercer le recours cambiaire dont il est, en principe déchu, contre le tireur.

III) La constitution de la provision

La provision doit être réelle. Elle ne doit pas être fictive

A) La réalité de la provision

Trois questions se posent s’agissant de la réalité de la provision :

  • Qui doit fournir la provision ?
  • Quand doit-on fournir la provision ?
  • Quelles sont les créances susceptibles de constituer la provision ?
  1. Qui doit fournir la provision ?

L’article L. 511-7, alinéa 1er, du Code de commerce dispose que :

« la provision doit être faite par le tireur ou par celui pour le compte de qui la lettre de change sera tirée, sans que le tireur pour compte d’autrui cesse d’être personnellement obligé envers les endosseurs et le porteur seulement. »

Trois enseignements peuvent être tirés de cette disposition :

  • C’est, en principe, au tireur qu’il appartient de fournir la provision
    • La créance incorporée dans le titre étant celle que détient le tireur contre le tiré, il est normal qu’il soit concerné au premier chef par la fourniture de la provision.
    • Pour être créancier du tiré, encore faut-il que le tireur satisfasse à son engagement pris à l’égard de ce dernier, ce qui ne peut se traduire que par la fourniture de la provision
  • La provision peut néanmoins être fournie par un tiers pour le compte du tireur
    • soit parce qu’il est son débiteur
    • soit parce qu’il veut réaliser une libéralité
  • les endosseurs ne sont pas tenus de fournir provision.
    • La cause de l’obligation de l’endosseur réside, non pas dans la fourniture de la provision, mais dans la constitution de la valeur fournie

2. Quand doit-on fournir la provision ?

L’article L. 511-7, alinéa 2 du Code de commerce prévoit que :

« Il y a provision si, à l’échéance de la lettre de change, celui sur qui elle est fournie est redevable au tireur, ou à celui pour compte de qui elle est tirée, d’une somme au moins égale au montant de la lettre de change. »

Il en résulte qu’il n’est pas nécessaire que le tireur ait fourni provision au tiré lors de l’émission de la lettre de change. Ce qui importe c’est qu’il soit créancier du tiré à l’échéance portée sur la traite.

La fourniture de la provision par le tireur n’est donc pas une condition de validité de la lettre de change.

Si l’on admettait le contraire, cela reviendrait à vider la lettre de change de sa fonction de crédit.

3. Quelles sont les créances susceptibles de constituer la provision ?

La provision est toujours constituée par une créance de somme d’argent que le tireur détient contre le tiré.

Cette créance de somme d’argent peut résulter de plusieurs opérations :

a) La fourniture de marchandises

La lettre de change est le plus souvent émise dans le cadre d’un contrat de fourniture de marchandises.

Le fournisseur des marchandises tire une lettre de change sur l’acquéreur, à qui il reviendra en sa qualité de tiré, de régler le prix des marchandises au porteur de l’effet.

Schéma 3

La provision est réputée exister dès lors que les marchandises ont été livrées et qu’elles sont conformes à ce qui avait été prévenu contractuellement entre les parties à l’opération.

b) L’octroi d’un prêt

La provision peut également consister en la créance qui résulte de la conclusion d’un contrat de prêt consenti par le tireur au tiré.

L’opération consiste pour le prêteur à tirer une lettre de change sur l’emprunteur.

L’exécution du contrat de prêt se traduira, le plus souvent, par le tirage de plusieurs lettres de changes dont la date de paiement correspond aux différentes échéances de remboursement du prêt.

La conclusion du contrat de prêt sera néanmoins conditionnée, en pratique, par l’acceptation de la traite par l’emprunteur, afin que celui-ci soit engagé cambiairement à l’égard du prêteur.

Schéma 4

c) La souscription d’un cautionnement

La provision de la lettre de change peut encore trouver sa source dans un cautionnement consenti par le tiré à la faveur du tireur.

Dans cette hypothèse, le tiré s’apparente à un garant qui sera actionné par le tireur-prêteur  en cas de défaut de remboursement de l’emprunteur à l’échéance de la lettre de change.

La provision réside dans le cautionnement consenti. En apposant sa signature sur l’effet, le tiré a bien l’intention de payer si le titre lui est présenté au paiement.

Lorsqu’elle est créée à cette fin, on qualifie la lettre de change d’« effet de cautionnement ».

Schéma 5

Les effets de cautionnements sont considérés comme licites par la jurisprudence (V. en ce sens Com. 16 oct. 1968, Bull. civ. IV, no 271 ; RTD com. 1969. 547, obs. M. Cabrillac et Rives-Lange. – Com. 23 juin 1971, D. 1972. 175, note M. Cabrillac ; JCP 1972. II. 17185, note Groslière).

B) La fictivité de la provision

Quel sort réserver à la lettre de change qui incorpore une créance fictive ?

On qualifie cette traite d’effet de « complaisance ».

Dans cette hypothèse, non seulement le tireur (complu) n’a pas vocation à être créancier du tiré à l’échéance de la lettre de change, mais encore, réciproquement, le tiré (complaisant) n’a nullement l’intention de régler la traite lors de sa présentation au paiement par le porteur.

La cause de l’engagement du tiré fait, ici, totalement défaut.

En réalité, la traite a été émise dans une seule finalité : tromper les tiers sur la solvabilité du tireur et/ou du tiré.

En effet, afin de se procurer des fonds auprès d’un banquier, un commerçant peut être tenté de tirer une lettre de change sur une personne avec laquelle il est en collusion, afin de l’escompter.

Il recevra ainsi les fonds du banquier escompteur, alors qu’il ne détient aucune créance sur le tiré.

Schéma 6

Une question alors se pose : pourquoi le tiré accepte-t-il de s’engager cambiairement à la faveur du porteur alors qu’il sait pertinemment que la provision est fictive ?

Deux montages peuvent être envisagés par le tireur de concert avec le tiré :

  • Le tirage en cavalerie: afin de procurer des fonds au tiré à l’échéance, le tireur va escompter une nouvelle lettre de change d’un montant supérieur à la précédente afin de couvrir les frais bancaires. Chaque traite a, de la sorte, vocation à assurer le paiement de l’effet auquel elle succède.

Schéma 7

  • Le tirage croisé: le tireur peut convenir avec le tiré que, pour se procurer des fonds, celui-ci tire une lettre de change dans le sens inverse et l’escompte auprès d’un banquier

Schéma 8

Quid de la sanction du tirage d’un effet de complaisance ?

Sur le plan pénal, le tirage d’un effet de complaisance peut être qualifié d’escroquerie s’il est assorti de manœuvres frauduleuses (V. en ce sens Crim. 4 avr. 2012, n°11-81332).

Sur le plan civil, la sanction de l’effet de complaisance a fait l’objet d’âpres discussions en doctrine.

Très vite, la nullité de l’engagement cambiaire du tiré s’est imposée en jurisprudence (V. en ce sens Cass. Req., 31 janv. 1849, S. 1849. 1. 161 ; Civ. 16 juill. 1928, S. 1929. 1. 57, note Lescot ; Cass. com., 28 oct. 1964 : Bull. civ. 1964, III, n° 453).

Toutefois, restait à déterminer sur quel fondement asseoir cette nullité.

Trois fondements ont été débattus par les auteurs :

  • L’absence provision:
    • la provision n’est pas une condition de validité de la lettre de change. La raison en est qu’il n’est pas besoin que le tireur soit créancier du tiré lors de l’émission de la traite. Il lui suffit de le devenir lors de l’échéance.
    • D’emblée, le fondement de la provision doit donc être écarté.
  • Le défaut de cause:
    • Le fondement est séduisant : lors de l’engagement du tiré à la faveur du porteur, aucune contrepartie ne lui a été fournie par le tireur de la traite. Et il n’en attend aucune.
    • Qui plus est, le droit français n’a pas une vision totalement abstraite de l’engagement cambiaire, à la différence du droit allemand.
    • La cause de l’engagement cambiaire des signataires de la lettre de change doit résider dans le rapport fondamental au titre duquel il a apposé sa signature sur la traite. Á défaut, l’engagement cambiaire est nul
    • Est-ce à dire que, tant l’engament du tiré-complaisant, que l’engagement du tireur-complu sont nuls pour défaut de cause ?
      • S’agissant de l’engagement du tiré-complaisant, il n’est pas dépourvu de cause. Celle-ci réside dans sa volonté de prêter son concours au tireur, voire d’en retirer un avantage en procédant à un tirage croisé.
      • Quant à l’engagement du tireur-complu, son engagement n’est pas non plus privé de cause dans la mesure où la traite est émise en vue d’obtenir des fonds auprès, notamment, d’un banquier escompteur.
  • L’illicéité de la cause:
    • C’est dans l’illicéité de la cause que la doctrine et la jurisprudence ont trouvé le fondement de la nullité de l’engagement des parties à l’effet de complaisance (V. en ce sens com., 28 oct. 1964 : Bull. civ. 1964, III, n° 453)

Quid des effets de la nullité ?

Dans les rapports complu-complaisant, l’engagement cambiaire du tiré est frappé de nullité absolue.

  • Cette nullité n’est, cependant, pas opposable au porteur de bonne foi.
  • Il en résulte que le tiré complu ne sera pas fondé à refuser de payer la traite qui lui est présentée au paiement, nonobstant la nullité de son obligation.
  • Quid du recours du tiré-complaisant contre le tireur-complu une fois la lettre de change réglée au porteur de bonne foi?
  • Dans un premier temps, la Cour de cassation a estimé que le tiré-complaisant ne disposait d’aucun recours en répétition de l’indu contre le tireur-complu (V. en ce sens req., 8 juin 1891)
    • La solution se justifiait par l’adage Nemo auditur propriam turpitudinem allegans
  • Dans un second temps, la Cour de cassation est revenue sur sa position (V. en ce sens 21 juin 1977, Bull. civ. IV, no 177)

Dans les rapports avec le porteur, il convient de distinguer selon que celui-ci est de bonne ou mauvaise foi :

  • Le porteur de bonne foi :
    • La nullité de l’engagement cambiaire du tiré lui est inopposable
    • Il est donc fondé à réclamer le paiement de la traite
  • Le porteur de mauvaise foi:
    • La nullité de l’engagement cambiaire du tiré lui est, à l’inverse, opposable
    • Le vice qui affecte la lettre de change étant apparent, il est parfaitement normal d’écarter l’application du principe d’inopposabilité des exceptions
    • Le porteur de mauvaise foi dispose-t-il d’un recours extra-cambiaire contre le tireur ?
      • La Cour de cassation estime que dans la mesure où la convention d’escompte est frappée de nullité, « les parties doivent être remises en l’état antérieur» ( 21 juin 1977, Bull. civ. IV, no 177).
      • Aussi, cela qui revient-il à admettre le recours en répétition de l’indu exercé par le porteur de mauvaise foi contre le tireur-complu.

IV) Les droits du porteur sur la provision

A) La propriété de la provision

  1. L’apparente contradiction entre les alinéas 2 et 3 de l’article L. 511-7 du Code de commerce

L’article L. 511-7, alinéa 3 du Code de commerce dispose que :

« La propriété de la provision est transmise de droit aux porteurs successifs de la lettre de change. »

Cela signifie que la remise de la lettre de change au porteur opère un transfert immédiat de la provision, accessoires compris.

En toute logique, il devrait en résulter que le tireur perd sa qualité de créancier du tiré à la faveur du bénéficiaire de la traite.

Une contradiction apparaît néanmoins si l’on compare cette disposition avec l’alinéa 2 de l’article L. 511-7 du Code de commerce.

Cet alinéa prévoit, en effet, que :

« Il y a provision si, à l’échéance de la lettre de change, celui sur qui elle est fournie est redevable au tireur ».

On peut en déduire qu’il n’est nullement nécessaire que le tireur soit créancier du tireur lors de l’émission de la lettre de change, ni même qu’il le soit au moment de sa remise au porteur.

Ce qui importe, c’est qu’il le devienne à l’échéance portée sur la traite.

C’est là que la contradiction apparaît : comment admettre que la provision soit transmise dès l’émission de la traite, alors qu’elle n’est nécessaire qu’à son échéance ?

En d’autres termes, comment la remise de la lettre de change peut-elle opérer un transfert immédiat de la provision à la faveur du porteur, alors que le tireur peut, ne pas être créancier du tiré ?

Selon l’adage Nemo plus juris ad alium transferre potest quam ipse habet, nul ne peut transférer à autrui plus de droits qu’il n’en a.

Dans cette perspective, comment le tireur de la lettre de change pourrait-il transmettre au porteur la titularité d’une créance qu’il ne détient pas encore sur le tiré ?

Au vrai, l’apparente contradiction entre les alinéas 2 et 3 de l’article L. 511-7 du Code de commerce peut être résolue si l’on considère que le tireur est titulaire, non pas d’un droit de propriété sur la provision, mais d’un droit personnel contre le tiré.

2. La résolution de la contradiction entre les alinéas 2 et 3 de l’article L. 511-7 du Code de commerce

L’apparente contradiction susceptible de ressortir de l’interprétation de l’article L. 511-7 du Code de commerce vient de l’emploi à l’alinéa 2 de la formule « la propriété de la provision ».

En réalité, la provision ne constitue nullement l’objet d’un droit de propriété. Elle est tout au contraire un droit de créance.

Par définition, un droit de créance échappe au domaine des droits réels.

Ce qui dès lors est transmis au porteur de la lettre de change, ce n’est pas un droit réel sur la provision, mais un droit personnel contre le tiré.

Or ce droit, contrairement à un droit réel, peut parfaitement être dépourvu d’objet lors de son transfert.

Ainsi, comme le suggèrent les auteurs, lors de la remise de la traite au porteur, celui-ci « acquiert un droit exclusif sur la créance qui appartiendra au tireur contre le tiré à l’échéance » (Ph. Delebecque et M. Germain, Traité de droit commerciale, éd. LGDJ, 2000, t. 2, n°1979, p. 166).

La conséquence en est que le droit de créance dont devient titulaire le porteur de la lettre de change contre le tiré demeure extrêmement fragile.

3. La fragilité du droit du porteur sur la provision

Tant que le tireur n’a pas fourni provision au tiré ou que celui-ci n’a pas accepté la traite, le porteur est titulaire d’un droit de créance éventuelle.

La Cour de cassation estime en ce sens que « la provision s’analyse dans la créance éventuelle du tireur contre le tiré, susceptible d’exister à l’échéance de la lettre de change, et, qu’avant cette échéance, le tiré non accepteur peut valablement payer le tireur tant que le porteur n’a pas consolidé son droit sur ladite créance en lui adressant une défense de s’acquitter entre les mains du tireur » (Com. 29 janv. 1974, Bull. civ. IV, no 37).

Ainsi, pour Cour de cassation, tant que l’échéance de la lettre de change n’est pas survenue, le paiement du tiré entre les mains du tireur est libératoire.

Réciproquement, on peut en déduire que, jusqu’à l’échéance, le tireur peut librement disposer de la provision – pourtant transmise au porteur – celui-ci ne détenant contre le tiré qu’un droit de créance éventuelle.

Bien que conforme à la lettre de l’article L. 511-7, alinéa 3 du Code de commerce, cette jurisprudence n’en est pas moins source de nombreuses difficultés.

En effet, dans la mesure où le droit de créance dont est titulaire le porteur n’a pas définitivement intégré son patrimoine, d’autres créanciers sont susceptibles d’entrer en concours quant à la titularité de la créance que détient le tireur contre le tiré :

Pour plus de détails, voir la fiche dédiée aux conflits de mobilisation de créances.

4. La consolidation du droit du porteur sur la provision

Le droit du porteur sur la provision devient irrévocable dans plusieurs circonstances :

  • La survenance de l’échéance portée sur la lettre de change : elle a pour effet de rendre le droit du porteur définitif et irrévocable (V. en ce sens com., 4 juin 1991 : Bull. civ. 1991, IV, n° 208)
    • Il en résulte trois conséquences :
      • Le porteur est fondé présenter au paiement la lettre de change au tiré. S’il refuse, le bénéficiaire de la traite pourra exercer un recours extra-cambiaire contre le tiré sur le fondement de la provision
      • Le paiement du tiré entre les mains de toute autre personne que le porteur n’est pas libératoire (Cass. com., 3 mai 1976 : Bull. civ. 1976, IV, n° 143 ; JCP G 1977, II, 18767, note G.-L. Pierre-François ; RTD civ. 1977, 125, n° 1, obs. M. Cabrillac et J.-L. Rives-Lange ; D. 1976, inf. rap. p. 229).
      • Inversement, le tireur ne peut plus librement disposer de la provision. Il ne détient plus aucun droit sur elle.
  • L’acceptation : par l’acceptation le tiré de la lettre de change a s’engage cambiairement.
    • Plusieurs effets :
      • Le tiré se reconnaît débiteur du tireur, de sorte que la créance de provision est irrévocablement affectée au paiement de l’effet.
      • Le tiré devient le débiteur principal de la traite. Il ne disposera, en conséquence, de recours contre personne dans l’hypothèse où le tireur ne lui aurait pas fourni provision
      • La provision sort définitivement du patrimoine du tireur. Elle devient indisponible. Elle ne pourra donc pas faire l’objet d’une revendication émanant d’un créancier concurrent du tireur ou du tiré.
      • Le paiement du tiré effectué entre les mains du tireur n’est pas libératoire.
  • La défense de payer: le porteur peut interdire au tiré de régler la traite entre les mains d’une autre personne que lui, et notamment entre les mains du tireur (V. en ce sens com., 19 nov. 1973 : Bull. civ. 1973, IV, n° 332)
    • Cette défense de payer peut être adressée au tiré par le biais d’une simple missive.

B) La preuve de la provision

Deux situations doivent être distinguées :

  • La traite non-acceptée
  • La traite acceptée
  1. La traite non-acceptée

L’article L. 511-7 al. 4 dispose que « l’acceptation suppose la provision. Elle en établit la preuve à l’égard des endosseurs ».

A contrario, cela signifie qu’en cas d’absence d’acceptation, la constitution de la provision n’est pas présumée.

Conformément à l’article 1315 al. 1er du Code civil – selon lequel la charge de la preuve repose sur celui qui revendique l’exécution d’une obligation – il appartiendra au porteur de la traite impayée de prouver l’existence de la créance de provision dont il a acquis la titularité (Cass. com., 19 janv. 1983 : D. 1983, inf. rap. p. 248, obs. M. Cabrillac).

2. La traite acceptée

L’article L. 511-7 al. 4 prévoit que l’acceptation de la lettre de change fait présumer la constitution de la provision.

Autrement dit, il appartiendra au tiré de prouver que le tireur n’a pas exécuté l’obligation qui lui échoit au titre de la provision.

Lorsqu’il exercera son recours contre le tiré, le porteur sera, en conséquence, dispensé de rapporter la preuve de la provision.

Deux questions se sont alors posées :

  • Quel est le domaine d’application de la présomption ?
  • Quelle est la nature de la présomption ?

a) Le domaine d’application de la présomption

L’article L. 511-7 alinéa 5 du Code de commerce dispose que l’acceptation « établit la preuve à l’égard des endosseurs. »

Est-ce à dire que seuls les endosseurs seraient fondés à se prévaloir de la présomption posée à l’alinéa 4 de l’article L. 511-7 du Code de commerce ?

En d’autres termes, le tireur et le porteur de la traite seraient-ils exclus du bénéfice de la présomption ?

Très tôt, la Cour de cassation a répondu par l’affirmative à cette interrogation (Cass. civ., 30 nov. 1897 : DP 1898, 1, p. 158 ; Cass. civ., 15 juill. 1975 : Bull. civ. 1975, IV, n° 201).

b) La nature de la présomption

La question qui se pose est de savoir si la présomption posée à l’article L. 511-7 alinéa 4 du Code de commerce est simple.

Le tiré est-il fondé à rapporter la preuve contraire ?

Deux catégories de rapports doivent être envisagées :

  • Les rapports tireur-tiré accepteur
  • Les rapports porteur/endosseur-tiré accepteur

 Dans les rapports tireur-tiré accepteur

Dans cette configuration, la présomption est simple.

Elle ne souffre donc pas de la preuve contraire (Cass. com., 22 mai 1991 : Bull. civ.1991, IV, n° 170 ; D. 1992, somm. p. 339, obs. M. Cabrillac)

Cette solution s’explique par le fait que l’engagement cambiaire du tiré n’est pas totalement abstrait

L’acceptation par le tiré de la traite a pour cause le rapport fondamental qui le lie au tireur.

Il est donc légitime qu’il lui soit permis d’établir que le tireur n’a pas satisfait à son obligation, laquelle obligation constitue la cause de l’engagement cambiaire du tiré

 En outre, dans le cadre des rapports tireur-tiré accepteur, le tiré, même accepteur, est toujours fondé à opposer au tireur les exceptions issues de leurs rapports personnels.

 Or le défaut de provision en est une. D’où la permission qui lui est faite de prouver que la provision ne lui a pas été valablement fournie.

 Dans les rapports porteur/endosseur-tiré accepteur

 Deux hypothèses doivent être envisagées :

  • Le porteur/endosseur est de bonne foi: la présomption est irréfragable ( req., 23 déc. 1903 : DP 1905, 1, p. 358)
    • Cette position de la Cour de cassation résulte de l’application du principe d’inopposabilité des exceptions
    • Que la provision ait ou non été constituée à la faveur du tiré, celui-ci est engagé cambiairement, de sorte qu’il a l’obligation de payer l’effet lors de sa présentation à l’échéance.
  • Le porteur/endosseur est de mauvaise foi : la présomption est simple ( com., 12 juill. 1971 : Gaz. Pal. 1971, 2, jurispr. p. 759)
    • Cette solution se justifie pleinement puisque le porteur de mauvaise foi est déchu du bénéfice de l’inopposabilité des exceptions
    • Le tiré accepteur, bien qu’il soit engagé cambiairement, est, en conséquence, fondé à invoquer le défaut de provision
    • Or pour ce faire, il lui faudra prouver que le tireur ne lui a pas fourni ladite provision

La distinction entre rapport fondamental et rapport cambiaire

Le droit des effets de commerce tout entier s’articule autour de la distinction entre rapport fondamental et rapport cambiaire.

Les droits et obligations qui échoient au porteur d’un effet de commerce prennent, en effet, leur source nécessairement dans l’un et/ou l’autre de ces rapports.

Aussi, en simplifiant à l’extrême, on pourrait être tenté de soutenir que le droit des effets de commerce a pour fonction de régler la création, l’exécution et l’extinction des rapports fondamentaux et cambiaires.

Dans cette perspective, afin de mieux cerner la logique sur laquelle repose cette branche du droit, il convient de s’interroger, dans un premier temps, sur les notions de rapport fondamental et de rapport cambiaire (I), puis, dans un second temps, de nous intéresser aux relations que ces deux catégories de rapports entretiennent (II).

I) NOTIONS

A) Le rapport fondamental

Classiquement, le rapport fondamental se définit comme le rapport préexistant et extérieur au titre qui constitue la cause de l’engagement de chaque signataire de la traite.

Aussi, cela recoupe-t-il deux hypothèses bien distinctes :

  • Tantôt, le rapport fondamental constitue la cause de l’émission du titre : on parle de provision
  • Tantôt, le rapport fondamental constitue la cause de la transmission du titre : on parle de valeur fournie
  1. Le rapport fondamental comme cause de l’émission du titre

 Dans cette hypothèse, on qualifie le rapport fondamental de provision.

Qu’est-ce que, concrètement, la provision ?

Il s’agit de la créance que détient celui qui émet la lettre de change (TIREUR) contre son débiteur (TIRÉ).

Schéma 7

Afin de mobiliser sa créance, la plupart du temps auprès d’un banquier escompteur, le créancier va tirer une lettre de change sur son débiteur, ce qui aura pour effet d’incorporer ladite créance dans un titre négociable. Ce titre peut alors circuler librement et être endossé par les différents porteurs successifs.

Ainsi, la créance que la lettre de change incorpore n’est autre que la provision.

Cette créance de provision, que détient le tireur contre le tiré de la lettre de change, s’apparente à la contrepartie de la prestation fournie par le tireur au tiré (fourniture de marchandises, prestation de service, octroi d’un prêt etc…).

Schéma 8

Fort naturellement, le tiré sera toujours plus enclin à payer la lettre de change qui lui sera présentée à l’échéance par le porteur lorsque le tireur aura exécuté la prestation convenue entre eux.

Dans le cas contraire, le tiré sera fondé, s’il n’a pas accepté la traite en la signant, à refuser de payer la lettre de change, quand bien le porteur est de bonne foi.

Ce dernier pourra néanmoins se retourner contre le tireur, lequel est, à défaut d’acceptation du tiré, le débiteur principal de la lettre de change.

2. Le rapport fondamental comme cause de la transmission du titre

Dans cette hypothèse, on qualifie le rapport fondamental de valeur fournie.

La valeur fournie constitue la cause de la transmission de la lettre de change.

À la différence de la provision, la valeur fournie ne fait pas l’objet d’une incorporation dans le titre.

Et pour cause, l’incorporation d’une créance dans un titre est commandée par la volonté de son titulaire de mobiliser ladite créance, soit de la faire circuler.

Dès lors, la valeur fournie représente simplement la créance fondamentale que détient le porteur contre le tireur, soit la contrepartie en vertu de laquelle ce dernier décide de lui remettre la traite.

Cette créance fondamentale que constitue la valeur fournie, peut avoir des causes diverses et variées :

  • Elle peut consister en la contrepartie d’une remise de fonds consentie par le banquier escompteur au tireur en vue de lui permettre de mobiliser la créance qu’il détient contre un client
  • Elle peut encore consister en la contrepartie d’une prestation exécutée par le porteur au profit du tireur

Ainsi, la lettre de change est-elle toujours transmise au porteur en règlement d’une créance que ce dernier détient contre le tireur.

C’est ce rapport fondamental, extérieur au titre, que l’on qualifie de valeur fournie.

Une fois la lettre de change transmise au porteur, celui-ci peut, à son tour, transmettre la traite en règlement de la créance fondamentale que détient sur lui le bénéficiaire à qui il la remet.

Le rapport fondamental qui se crée entre les deux porteurs successifs est également qualifié de valeur fournie.

Il en existera autant qu’il est de créances fondamentales servant de cause à la transmission de la lettre de change.

Schéma 1

Ainsi, la valeur fournie n’intéresse que les rapports entre :

  • Tireur-porteur
  • Endosseur-endossataire

Dans les deux cas, le bénéficiaire de la traite est en position de créancier par rapport au tireur ou à l’endosseur.

Quid du rapport qui se noue entre le porteur de l’effet de commerce et le tiré ?

Lorsque le porteur de la lettre de change acquiert la lettre de change, conformément à l’article L. 511-7 du Code de commerce, la créance de provision que détenait initialement le tireur sur le tiré lui est immédiatement transmise.

Ainsi, le tiré n’est-il plus le débiteur du tireur. Il devient, par l’effet de la transmission de la traite, débiteur du porteur.

Schéma 2

Est-ce à dire que le rapport qui se crée entre le porteur de la lettre de change et le tiré peut être qualifié de rapport fondamental ?

Bien que le rapport qui se noue entre eux par l’effet de la transmission du titre ne soit pas de nature cambiaire, il ne peut pas non plus être qualifié de rapport fondamental.

La raison en est que ce rapport ne préexiste pas à l’émission du titre. Il est seulement la conséquence de sa transmission.

Partant, le rapport juridique qui se noue entre le tiré et le porteur n’est qu’indirect.

Qui plus est, ce rapport est frappé d’une grande fragilité : tant que la traite n’a pas été acceptée ou que son échéance n’est pas survenue, le porteur n’est titulaire que d’un droit de créance éventuel sur le tiré.

En effet, l’article L. 511-7 du Code civil n’interdit nullement au tireur de disposer du droit de créance dont il est titulaire sur le tiré avant l’échéance, ce quand bien même la traite a été transmise au porteur.

Prévoir le contraire, serait revenu à vider de sa substance la fonction de la lettre de change qui est un instrument de crédit

 B) Le rapport cambiaire

Le rapport cambiaire se définit très simplement comme le rapport qui se crée lors de l’émission d’un effet de commerce.

Ce rapport cambiaire engage celui qui appose sa signature sur le titre envers le porteur, soit celui à qui il transmet la traite.

Ainsi, le rapport cambiaire vient-il se superposer au rapport fondamental préexistant qui s’est noué entre le tireur et le porteur de la lettre de change.

Schéma 3

Par ailleurs, le signataire de la traite s’engage cambiairement envers tous les porteurs subséquents.

Schéma 4

Chaque souscripteur de l’effet de commerce est donc engagé cambiairement autant de fois qu’il est de porteurs subséquents. L’endosseur ne sera, en ce sens, jamais engagé cambiairement envers le tireur.

Il peut être observé que le tireur et les endosseurs ne sont pas les seuls à pouvoir s’engager cambiairement.

L’engagement cambiaire est ouvert à deux autres personnes :

  • Le tiré
  • L’avaliste

L’engagement cambiaire du tiré

L’engagement cambiaire du tiré est subordonné à ce que l’on appelle l’acceptation.

L’acceptation se définit comme la faculté pour le tiré de souscrire à la traite qui lui sera présentée « pour acceptation ».

Par cette acceptation ­? qui se traduira par l’apposition de la signature du tiré sur le titre, assortie de la mention « bon pour acceptation » ? le tiré s’engage cambiairement, d’une part, envers le porteur de la traite, d’autre part envers le tireur.

Il s’ensuit que le tiré devient le débiteur principal de l’effet de commerce.

Cela signifie qu’il n’aura de recours contre personne une fois le paiement de la traite effectué (à l’exception du tireur qui n’a pas fourni provision). Et pour cause, dans la mesure où la créance incorporée dans le titre le désigne comme débiteur !

Schéma 5

L’engagement cambiaire de l’avaliste

Lorsque le tireur, le tiré ou un endosseur souscrit à la lettre de change, il peut assortir son engagement d’une garantie, qui sera consentie, soit par un tiers, soit par un signataire de la traite.

Cette garantie porte le nom d’« aval ». Le garant est, quant à lui, qualifié d’avaliste, d’avaliseur ou bien encore de donneur d’aval.

Ainsi, l’aval constitue-t-il une « garantie personnelle de paiement du titre, donné en la forme cambiaire, par un donneur d’aval qui garantit que la lettre sera payée, en tout ou partie, à l’échéance » (R. Bonhomme, Instruments de crédit et de paiement, LGDL, 11e éd., 2015, coll. « manuel », n°193, p. 156-157.)

L’aval s’apparente, dans cette perspective, à un cautionnement consenti au bénéfice d’un ou plusieurs signataires de la traite, de sorte que l’avaliste est engagé ? cambiairement ? dans les mêmes termes que celui dont il garantit l’engagement (art. L. 511-21 C. com).

Schéma 6

En quoi le rapport cambiaire se distingue-t-il du rapport fondamental ?

Il s’en distingue en tous points :

  • L’obligation cambiaire est toujours commerciale
    • Compétence des juridictions consulaires
  • L’obligation cambiaire est solidaire
    • Le bénéficiaire de la traite est fondé à poursuivre en paiement de la traite n’importe lequel de ses signataires
  • La validité et la vigueur de l’obligation cambiaire sont subordonnées au respect des conditions de forme du titre.
    • Les signataires successifs de la traite se portent acquéreurs de la créance qu’elle incorpore en considération de l’apparence du titre; d’où la rigueur du formalisme.
  • L’obligation cambiaire est autonome, en ce sens que l’engagement cambiaire de chaque souscripteur est apprécié séparément, indépendamment de la validité de l’engagement des autres signataires.
    • C’est ce qu’on appelle le principe d’indépendance des signatures
  • L’obligation cambiaire est abstraite ce qui signifie qu’elle est détachée du rapport fondamental qui en constitue la cause.
    • Autrement dit, le vice (nullité ou extinction de l’obligation) dont est entaché le rapport fondamental n’affecte pas la validité du rapport cambiaire; d’où le principe d’inopposabilité des exceptions.

II) LES RELATIONS ENTRE LE RAPPORT FONDAMENTAL ET LE RAPPORT CAMBIAIRE

A) L’influence du rapport cambiaire sur le rapport fondamental

Depuis la moitié du XIXe siècle, il est admis par la jurisprudence, non sans de tumultueux débats, que l’émission ou l’endossement d’une lettre de change n’entraîne pas novation de l’obligation préexistante (Cass. civ. 1850, D. 1850. 1. 158).

La raison en est que, conformément à l’article 1273 du Code civil, « la novation ne se présume point ; il faut que la volonté de l’opérer résulte clairement de l’acte. ».

On ne saurait déduire, en effet, que, en acquérant la traite, le porteur a entendu renoncer aux droits attachés à la créance préexistante dont il est titulaire et, notamment, aux sûretés réelles et personnelles dont ladite créance est susceptible d’être assortie (V. en ce sens Chr. Juillet, Les accessoires de la créance, Defrénois, 2009).

Il s’ensuit que, par principe, le rapport fondamental survit à la création du rapport cambiaire pour se superposer à lui.

L’intérêt pour le créancier cambiaire est double :

  • Il conserve le bénéfice des sûretés attachées au rapport fondamental préexistant
  • En cas de négligence ou de prescription de l’action cambiaire, il se ménage un recours de droit commun contre son débiteur cambiaire
    • Soit, s’il est tiré sur le fondement de la provision
    • Soit s’il est tireur ou endosseur sur le fondement de la valeur fournie

B) L’influence du rapport fondamental sur le rapport cambiaire

Par principe, les rapports cambiaires et fondamentaux demeurent indépendants l’un de l’autre.

Cette indépendance souffre, néanmoins, de nombreuses exceptions en raison de la double influence que le rapport fondamental exerce sur le rapport cambiaire :

  • Tantôt, il renforce le rapport cambiaire auquel il se superpose
  • Tantôt, il fragilise ce même rapport cambiaire dont il menace l’existence
  1. L’influence positive du rapport fondamental sur le rapport cambiaire

Le rapport fondamental exerce une influence positive sur le rapport cambiaire auquel il se superpose pour trois raisons :

  • Tout d’abord, il confère au détenteur du titre une action fondamentale qui repose sur le droit commun, de sorte que s’il est négligent ou que l’action cambiaire est prescrite, il dispose d’une action subsidiaire lui permettant, malgré tout, d’actionner en paiement le débiteur de la traite.
  • Ensuite, la transmission de la traite à un tiers emporte, par principe, transfert de la propriété de la provision, sans qu’il soit besoin d’accomplir les formalités propres à la cession de créance
  • Enfin, le transfert de la provision opéré par la transmission de la traite a pour conséquence de transmettre, corrélativement, aux différents porteurs successifs toutes les garanties que les parties ont entendu attacher à la possession de l’effet

2. L’influence négative du rapport fondamental sur le rapport cambiaire

Bien que l’on présente le rapport fondamental comme abstrait, à la vérité, il ne l’est pas complètement comme c’est le cas en droit allemand.

En effet, dans la mesure où l’on exige, en droit français, que l’obligation cambiaire, à laquelle souscrivent les signataires successifs de la traite, soit causée, on ne saurait faire fi totalement des vices susceptibles d’affecter le rapport fondamental.

Ainsi, lorsque l’engagement cambiaire du souscripteur de la traite est sans cause ou repose sur une cause illicite, il est frappé de nullité

Il en résulte, en outre, que le principe d’inopposabilité des exceptions qui, normalement, bénéficie au porteur de l’effet voit son application écartée lorsque les exceptions invoquées sont issues des relations personnelles entretenues entre le porteur de la traite et son débiteur.

Il en va notamment ainsi des exceptions tirées de la nullité et de l’extinction du rapport fondamental qui les unit l’un à l’autre.

Notions et fonctions de la lettre de change

DÉFINITION

Classiquement, on définit la lettre de change comme l’écrit par lequel une personne appelée tireur, donne l’ordre à une deuxième personne, appelée tiré, de payer à une troisième personne, appelée porteur ou bénéficiaire, de payer à une certaine échéance une somme déterminée.

Schéma 2

La lettre de change est également qualifiée de traite. Elle appartient à la catégorie des effets de commerce.

Qu’est-ce qu’un effet de commerce ?

Il s’agit d’un titre négociable qui constate, au profit du porteur, une créance de somme d’argent dont le paiement est fixé à une échéance déterminée (le plus souvent à court terme).

Il peut être observé que le titre c’est un droit de créance (droit personnel d’un créancier contre un débiteur), de sorte que qui détient, matériellement, le titre (exerce un droit réel sur le support papier) détient le droit de créance.

Il en résulte que les effets de commerce ne se cantonnent pas à constater une créance : ils l’incorporent.

Autrement dit, tout autant que l’effet de commerce remplit la fonction d’instrumentum (l’acte qui constate une opération juridique), il contient le négocium (l’opération en laquelle consiste l’acte juridique).

L’incorporation de la créance dans le titre permet alors à celui-ci de circuler très facilement de main et main, soit par tradition, soit par endossement.

En quoi la transmission d’une créance par l’entremise de l’émission d’un effet de commerce se distingue-t-elle de la cession de créance ?

  • Tout d’abord, la circulation d’un effet de commerce, soit de la créance qu’il incorpore, n’est nullement subordonnée au respect du formalisme de la cession de créance prescrit à l’article 1690 du Code civil à savoir
    • Soit la signification de la cession au débiteur cédé
    • Soit l’acceptation par acte authentique de l’opération par le débiteur
  • Ensuite, les signataires de l’effet de commerce ? qui s’apparentent à des cédants ? ne garantissent pas seulement l’existence de la créance constatée par le titre, ils garantissent également son paiement.
  • Enfin, le porteur de l’effet de commerce devient titulaire de la créance telle qu’elle résulte de l’apparence du titre.
    • Les exceptions qui, par conséquent, pourraient, en application du droit commun, lui être opposées par le débiteur ou par les signataires antérieurs de la traite, lui sont, par principe, inopposables (défaut de livraison des marchandises, extinction du rapport d’obligation, vice du consentement etc)
      • Tel, n’est pas le cas en matière de cession de créance : le débiteur cédé est toujours fondé à opposer au cessionnaire de la créance toutes les exceptions issues de son rapport personnel avec le cédant.

Cette particularité de l’effet de commerce s’explique par la création, entre les parties, d’un nouveau rapport juridique que l’on qualifie de cambiaire.

Aussi, ce rapport cambiaire vient-il se superposer au rapport initial (appelé également rapport fondamental ou extra-cambiaire), qui constitue la cause de l’émission ou de la transmission de l’effet de commerce.

Schéma 1

Le rapport cambiaire qui résulte de l’émission et la transmission du titre n’obéit pas au droit commun des obligations.

Il est régi par un régime spécifique qui constitue l’un des principaux objets du droit des instruments de paiement et de crédit.

Pour une analyse plus approfondie de la distinction entre le rapport fondamental et le rapport cambiaire, voir la fiche pratique consacrée à cette question.

En quoi l’obligation cambiaire se distingue-t-elle de l’obligation régie par le droit commun?

  • L’obligation cambiaire est toujours commerciale
  • La validité et la vigueur de l’obligation cambiaire sont subordonnées au respect des conditions de forme du titre. Les signataires successifs de la traite s’engagent en considération de l’apparence du titre ; d’où la rigueur du formalisme.
  • L’obligation cambiaire est autonome, en ce sens que l’engagement cambiaire de chaque souscripteur doit être apprécié séparément, indépendamment de la validité de l’engagement des autres signataires. C’est ce qu’on appelle le principe d’indépendance des signatures
  • L’obligation cambiaire est abstraite ce qui signifie qu’elle est détachée du rapport fondamental qui en constitue la cause. Autrement dit, le vice affectant le rapport fondamental, ne saurait, porter atteinte à sa validité ; d’où le principe d’inopposabilité des exceptions.

FONCTIONS DE LA LETTRE DE CHANGE

Si, comme s’accordent à le dire les auteurs, l’histoire des effets de commerce commence avec la création de la lettre de change, on a assisté, en l’espace de plusieurs siècles, à une évolution notable de ses fonctions.

Initialement créée afin d’assurer la sécurité du transport de fonds, elle est dorénavant utilisée tout à la fois comme un instrument de paiement et de crédit.

La lettre de change peut également être émise en vue de garantir une dette ou de consentir un prêt.

Envisageons une à une les fonctions remplies, au fil des siècles, par la lettre de change.

  • La lettre de change comme instrument de transport de fonds

Les commercialistes datent l’apparition de la lettre de change au Moyen Âge. À cette époque, qui voit se développer les échanges commerciaux de façon significative, les routes sont infestées de brigands et autres bandits de grands chemins.

L’insécurité qui règne sur les routes rend, dans ces conditions, le transport de fonds dangereux. Or les marchands doivent, pour les besoins de leur activité commerciale, se rendre dans les foires afin de se fournir en marchandises.

Aussi, très vite la question s’est posée pour ces derniers de savoir comment disposer de fonds dans la ville où il se rendait sans avoir à se déplacer avec une grande quantité d’argent.

La réponse à cette problématique a consisté en la création d’un contrat de change selon le schéma suivant :

Le marchand qui avait besoin de disposer de fonds à l’endroit où il se rendait en vue d’acquérir des marchandises, confiait une certaine somme d’argent à son banquier.

En contrepartie, celui-ci lui remettait une lettre ? de change ?, adressée à son correspondant sur place.

Par cette lettre, le banquier du marchand donnait l’ordre au banquier distant de payer au porteur de la lettre un certain montant.

Schéma 3

Immédiatement, la question se pose de savoir pourquoi le tiré (le banquier distant) va-t-il accepter de verser des fonds au porteur de la lettre de change (le marchand) sur ordre du tireur.

Deux raisons justifient le paiement de la lettre de change par le banquier distant.

Le tiré paie :

  • soit parce qu’il appartient à la même firme que le tireur
  • soit parce qu’il est son correspondant habituel (relations commerciales)

Ainsi, dans cette configuration-là, la lettre de change a pour fonction le transfert de fonds.

À partir du XVIe, la lettre de change devient également un instrument de paiement.

  • La lettre de change comme instrument de paiement

Très vite, les marchands ont vu dans la lettre de change une valeur intrinsèque susceptible de satisfaire leurs propres créanciers.

Ainsi, à partir du XVIe siècle, l’émission de la lettre de change n’est plus le monopole des seuls banquiers. Les tireurs sont également des commerçants. La lettre de change devient un instrument de paiement.

Afin de parfaire ce nouvel usage de la lettre de change, la clause à ordre et la technique de l’endossement sont mises au point. De cette manière, la lettre de change peut librement et très facilement circuler.

En parallèle, se forgent progressivement les règles relatives à l’acceptation et au principe d’inopposabilité.

Ces deux perfectionnements ont vocation à faire de la lettre de change un instrument de paiement aussi sûr que la monnaie.

Là ne s’arrête pas l’évolution de ses fonctions.

  • La lettre de change comme instrument de crédit

À la fin du XVIIe siècle, le banquier anglais William Paterson invente l’escompte.

Qu’est-ce que l’escompte ?

Il s’agit d’une opération de crédit consistant à avancer à un commerçant le montant de la créance qu’il détient à l’encontre de l’un de ses clients.

Pour ce faire, le commerçant tire une lettre de change sur son débiteur, qu’il remet ensuite à son banquier ? pour escompte ? lequel lui paie, en contrepartie, le montant de la lettre de change, déduction faite des intérêts et autres frais bancaires.

La lettre de change accède à la fonction d’instrument de crédit.

Schéma 4

Si la lettre de change a, désormais, pour principale fonction d’être un instrument de crédit, l’imagination des commerçants et des banquiers ne s’est pas arrêtée là.

À la marge, il est, en effet, recouru à la lettre de change, notamment, pour garantir un crédit.

  • La lettre de change comme effet de cautionnement

Parfois, la lettre de change est utilisée par un commerçant dont le banquier réclame, en contrepartie de l’octroi d’un prêt, l’engagement d’un garant.

L’opération consiste alors à tirer une lettre de change sur le garant, lequel est invité par le à accepter la lettre de change.

Dans cette configuration-là, le banquier est tout à la fois le tireur et bénéficiaire de la lettre de change.

Ainsi, dans l’hypothèse où l’emprunteur ne satisferait pas à ses obligations, le banquier peut présenter au paiement la lettre de change au garant.

La garantie de paiement consentie au banquier prêteur est extrêmement sûre dans la mesure où le garant est engagé cambiairement, en raison de son acceptation.

 Schéma 5

De la distinction entre l’obligation à la dette et la contribution aux pertes

Bien que subtile en apparence, la distinction entre l’obligation à la dette et la contribution aux pertes constitue la principale ligne de démarcation entre les les sociétés à risque illimité (SNC, Société civile) et les sociétés à risque limité (SARL, SA, SAS).

Tandis que dans les premières, les associés sont tenus à l’obligation à la dette, sans possibilités pour eux de s’y soustraire ? à tout le moins à l’égard des tiers ? dans les secondes cette obligation n’échoit pas aux associés. Ces derniers sont seulement tenus de contribuer aux pertes.

Ainsi, pour résumer :

  • Dans les sociétés à risque illimité les associés sont tenus à l’obligation à la dette
  • Dans les sociétés à risque limité, les associés ne sont pas tenus à l’obligation à la dette
  • Dans les deux formes de sociétés, les associés sont tenus de contribuer aux pertes

Afin de mieux cerner cette distinction entre l’obligation à la dette et la contribution aux pertes, envisageons chacune de ces obligations prises séparément.

I) L’obligation à la dette

A) Contenu du principe

L’obligation à la dette détermine l’étendue du droit de poursuite des créanciers sociaux, au cours de la vie sociale, quant aux créances qu’ils détiennent à l’encontre de la société.

L’obligation à la dette sociale fait donc naître une créance au profit des tiers contre la société.

Les règles relatives à l’obligation à la dette régissent les rapports entre les créanciers de la société et les associés.

La mise en œuvre du droit de poursuite des créanciers est néanmoins conditionnée par le respect du principe de subsidiarité.

Autrement dit, les créanciers sociaux doivent, d’abord, solliciter le paiement de leur créance auprès de la société, après quoi seulement, en cas d’échec de leurs poursuites, ils sont fondés à diligenter une action en recouvrement contre les associés.

Oblig dette

Ainsi, l’obligation aux dettes sociales ne joue que dans les sociétés à responsabilité illimitée.

Et pour cause, dans les sociétés à risque limité, la société forme un écran parfaitement étanche entre les associés et les créanciers sociaux.

Tel n’est pas le cas pour les sociétés à risque illimité dans lesquelles les associés sont tenus à l’obligation à la dette.

Une distinction doit néanmoins être opérée entre les sociétés civiles et les sociétés commerciales :

  • Dans les sociétés civiles, conformément à l’article 1856 du Code civil, l’obligation à la dette est indéfinie. Il en résulte que les créanciers sociaux doivent diviser leurs poursuites en autant d’actions qu’il y a d’associés.
    • Cela signifie qu’ils sont tenus de réclamer à chaque associé le paiement de sa part dans la dette sociale à proportion de son apport; étant précisé que la contribution de chaque associé peut aller au-delà de son apport initial.
  • Dans les sociétés commerciales, l’obligation à la dette est indéfinie et solidaire (art. L. 221-1 pour les SNC).
    • En d’autres termes, un créancier peut poursuivre un associé en paiement de la dette sociale pour le tout, à charge pour lui d’exercer un recours subrogatoire contre la société ? qui la plupart du temps sera vain ? ou de se retourner contre ses co-associés.
    • Comme dans les sociétés civiles, l’obligation à la dette à laquelle sont tenus les associés est susceptible d’excéder le montant de leur apport initial.

B) Champ d’application

Deux questions se posent :

  • Quels sont les créanciers poursuivants ?
  • Quels sont les associés poursuivis ?

1) Les créanciers poursuivants

Tous les créanciers sociaux sont-ils susceptibles d’exercer des poursuites à l’encontre des associés de la société au titre de l’obligation à la dette ?

La question s’est notamment posée de savoir si l’associé qui a consenti une avance en compte courant à la société était fondé à agir en paiement contre ses co-associés sur le fondement de l’obligation à la dette.

À cette question, la chambre commerciale de la Cour de cassation a répondu par la négative dans un arrêt du 3 mai 2012 (Cass. Com. 3 mai 2012, n° 11-14.844, D. 2012. 1264, obs. A. Lienhard ; RTD com. 2012. 575, obs. M.-H. Monsèrié-BonDocument InterRevues ; Dr. sociétés juill. 2012, n° 119 ; JCP E 2012. 1437, note A. Couret et B. Dondero.)

Le doute était pourtant permis, dans la mesure où l’associé, apporteur en compte courant, est considéré, d’ordinaire, comme un créancier de la société (Cass. req., 21 juill. 1879; Cass. com., 18 nov. 1986, n° 84-13.750).

Partant, si l’associé qui consent des avances en compte courant à la société s’apparente à un créancier de la société, on pouvait légitimement s’attendre à ce qu’il soit fondé à agir, au même titre que les autres créanciers sociaux, contre ses co-associés sur le fondement de l’obligation à la dette.

Tel n’est pas ce qui a été décidé par la Cour de cassation.

Sur quel fondement juridique la Cour de cassation s’appuie-t-elle pour retenir cette solution ?

Manifestement, le Code civil ne semble opérer aucune distinction entre les créanciers sociaux :

  • L’article 1858 prévoit que :
    • « Les créanciers ne peuvent poursuivre le paiement des dettes sociales contre un associé qu’après avoir préalablement et vainement poursuivi la personne morale»
    • Ce texte vise « les créanciers » sans autre précision
  • Quant à l’article 1857, il fait référence, non pas « aux créanciers» de la société, mais aux tiers :
    • « À l’égard des tiers, les associés répondent indéfiniment des dettes sociales à proportion de leur part dans le capital social à la date de l’exigibilité ou au jour de la cessation des paiements.»

À la vérité, ce n’est donc qu’en combinant les 1857 et 1858 du Code civil qu’il semble falloir interpréter la position de la Cour de cassation.

Pour la Cour de cassation

  • Les tiers visés à l’article 1857 peuvent tous être qualifié de créancier
  • Les créanciers de l’article 1858 ne seraient pas tous des tiers

La Cour pose ainsi, par une interprétation combinée des textes en présence, une double condition quant à la mise en œuvre de l’obligation aux dettes sociales des associés.

Pour être fondé à agir contre les associés d’une société sur le fondement de l’obligation à la dette il faut :

  • Être créancier de la société
  • Être tiers de la société

Il en résulte que, l’associé, qui cumule sur une seule tête cette qualité avec celle de prêteur, l’empêche de recevoir la qualification de tiers au sens de l’article 1857 du Code civil.

Aussi, cette qualité d’associé est-elle de nature à faire obstacle à l’exercice d’un recours contre ses coassociés au titre de l’obligation aux dettes.

2) Les associés poursuivis

En principe, l’obligation à la dette est attachée de plein droit à la qualité d’associé.

Ainsi, lorsque les formalités de publicité auront régulièrement été effectuées, un associé ne sera jamais tenu à l’obligation à la dette pour le passif social contracté postérieurement à son retrait de la société, sauf à ce qu’il ait consenti, dans le contrat de cession, une clause de garantie de passif au cessionnaire.

S’agissant, en revanche, des dettes contractées avant le retrait d’un associé, il faut distinguer selon qu’il s’agit d’un associé en nom collectif ou de l’associé d’une société civile

En matière de société en nom collectif, l’associé qui se retire est tenu du passif contracté antérieurement à son départ.

Quant au nouvel associé, l’obligation à la dette à laquelle il est tenu s’étend à toutes les dettes contractées par la société, qu’elles soient nées antérieurement ou postérieurement à son arrivée.

En matière de société civile, l’article 1857 du Code civil prévoit que :

« À l’égard des tiers, les associés répondent indéfiniment des dettes sociales à proportion de leur part dans le capital social à la date de l’exigibilité ou au jour de la cessation des paiements. »

Dans l’hypothèse où l’arrivée d’un associé dans une société civile interviendrait entre la date de cession des paiements et la date d’exigibilité, la Cour de cassation prend en compte la date d’exigibilité de la dette (Cass. com., 13 avr. 2010, n° 07-17.912: JurisData n° 2010-003929 ; Dr. sociétés 2010, comm. 136, note H. Hovasse)

C) Nature de l’obligation à la dette

 La question de la nature de l’obligation à la dette revient à s’interroger sur la qualité des associés dans les sociétés à risque illimité.

Doivent-ils être considérés comme des garants ? Comme des coobligés ? Ou plus simplement comme des débiteurs subsidiaires ?

1) L’associé d’une société à risque illimité peut-il être qualifié de garant ?

Dans un arrêt du 17 janvier 2006, la Cour de cassation rejette la qualification de garant pour l’associé d’une SNC (Cass. 1re civ., 17 janv. 2006, n° 02-16595 : Bull. civ. 2006, I, n° 15, p. 15 ; D. 2007, p. 273, obs. J.-C. Hallouin et E. Lamazerolles ; Dr. soc. 2006, comm. 37, obs. F.-X. Lucas ; RLDC 2006/25, n° 1029, 1re esp., obs. G. Marraud des Grottes ; Banque et Droit mars-avr. 2006, p. 63, 1re esp., obs. F. Jacob ; JCP G 2006, I, 131, n° 2, obs. Ph. Simler).

Dans l’arrêt en l’espèce, l’enjeu portait sur la question de savoir si l’associé d’une SNC pouvait opposer aux créanciers sociaux l’application de l’article 1415 du Code civil.

Pour mémoire, cette disposition relève du régime juridique applicable aux époux mariés sous le régime de la communauté réduite aux acquêts :

Elle prévoit que :

« Chacun des époux ne peut engager que ses biens propres et ses revenus, par un cautionnement ou un emprunt, à moins que ceux-ci n’aient été contractés avec le consentement exprès de l’autre conjoint qui, dans ce cas, n’engage pas ses biens propres. »

L’article 1415 du Code civil pose ainsi une exception au principe.

L’article 1413 du code civil dispose en effet que :

« Le paiement des dettes dont chaque époux est tenu, pour quelque cause que ce soit, pendant la communauté, peut toujours être poursuivi sur les biens communs, à moins qu’il n’y ait eu fraude de l’époux débiteur et mauvaise foi du créancier, sauf la récompense due à la communauté s’il y a lieu. »

Dans l’arrêt du 17 janvier 2006, il ressort des faits que les biens que le créancier social envisageait de saisir étaient des biens communs.

Si, dès lors, on considérait, comme le soutenait le pourvoi, que l’obligation à la dette à laquelle est tenu l’époux en sa qualité d’associé d’une société à risque illimité s’apparentait à la souscription d’une garantie, alors l’application de l’article 1415 du Code civil devait conduire à exclure les biens, objet de la saisie, du gage des créanciers sociaux.

Pour la Cour de cassation, l’article 1415 du Code civil n’était pas applicable en l’espèce, dans la mesure où l’associé de la SNC ne pouvait pas se prévaloir de la qualité de garant.

Un auteur justifie cette solution en arguant que « s’il est vrai que le contrat de société à risque illimité a en commun avec le cautionnement de donner, éventuellement, naissance à une obligation de payer la dette d’autrui, en revanche, il s’en distingue fondamentalement par son effet spéculatif résultant d’une recherche directe, par la mise en commun de biens ou d’industrie, d’un bénéfice ou d’une économie qui profitera à la communauté et qui justifie que cette dernière en supporte les risques » (F. Bicheron, « L’obligation aux dettes sociales de l’associé d’une société à risque illimité et l’article 1415 du code civil », D., 2006, 2660).

Aussi, cette différence fondamentale qui existe entre le contrat de société et le contrat de cautionnement expliquerait-elle pourquoi dans le premier la communauté doive répondre des dettes nées de ce contrat et que, pour le second, elle échappe au droit de gage général du créancier bénéficiaire de la garantie.

2) L’associé d’une société à risque illimité peut-il être qualifié de coobligé ?

 À cette question, la Cour de cassation répond, là encore, par la négative dans un arrêt du 20 mars 2012 (Cass. com., 20 mars 2012, n° 10-27.340 : JurisData n° 2012-005051 ; Dr. sociétés 2012, comm. 102, note M. Roussille ; Bull. civ. 2012, IV, n° 61 ; D. 2012, p. 874, obs. Lienhard ; Rev. sociétés 2012, p. 577, note Dexant-de Bailliencourt ; Bull. Joly 2012, p. 388, note J.-F. Barbièri).

Il était question dans cet arrêt de savoir si le créancier muni d’un titre exécutoire contre une société à risque illimité était fondé à agir, en cas d’échec de son action, contre les associés au titre de l’obligation à la dette.

La chambre commerciale condamne le raisonnement tenu par les juges du fond qui avait jugé recevable les poursuites diligentées par le créancier social contre les associés sur le fondement du titre exécutoire qu’il détenait contre la société.

Pour la Cour de cassation la solution retenue par les juges du fond revenait à inverser la charge de la preuve.

Pour rappel, l’article 1315 al. 1 du Code civil prévoit que c’est à celui qui réclame l’exécution d’une obligation de la prouver.

Autrement dit, il appartenait au prétendu créancier de la société d’établir l’existence de la dette sociale.

Or, faute de preuve de celle-ci, les associés en nom collectif ne sauraient être tenus en vertu de l’article L. 221-1 du code de commerce.

Pour la Cour de cassation la preuve du caractère social de la créance invoquée ne saurait résulter « du seul titre exécutoire obtenu contre la société », du moment que ce dernier ne vise que la personne morale, non ses associés.

Ainsi, pour la Cour de cassation, dès lors que le titre exécutoire n’est émis que contre la société, il ne vaut pas contre les associés.

Cela s’explique par le fait que les associés ne sont pas les coobligés de la société.

Le principe de subsidiarité qui s’impose aux créanciers sociaux fait obstacle à cette qualification.

Il découle, en effet, de ce principe que les associés et la société ne sont pas tenus à la dette sociale sur le même plan.

S’ils étaient coobligés, alors le titre exécutoire détenu par un créancier social lui permettrait d’agir indistinctement contre la société et les associés.

Tel n’est pas le cas nous dit la Cour de cassation. Pour que le titre exécutoire puisse fonder une exécution forcée contre les associés, cela suppose pour le créancier de prouver le caractère sociale de la créance qu’il invoque.

Or en l’espèce, la Cour d’appel a déduit le caractère social de la créance du seul titre exécutoire.

D’où l’affirmation de la Cour de cassation selon laquelle les juges du fond ont inversé la charge de la preuve.

Au total, il apparaît que l’associé d’une société à risque illimité, n’est ni garant de la société, ni coobligé, il est ce que l’on appelle un débiteur subsidiaire.

3) L’associé d’une société à risque illimité s’apparente à un débiteur subsidiaire

Pour poursuivre les associés d’une société à risque illimité au titre de leur obligation à la dette, les créanciers sociaux doivent respecter le principe de subsidiarité.

Ainsi, l’article L. 221-1 al. 2 du Code de commerce prévoit que :

« les créanciers de la société ne peuvent poursuivre le paiement des dettes sociales contre un associé, qu’après avoir vainement mis en demeure la société par acte extrajudiciaire. »

Pour les sociétés civiles, le principe est énoncé à l’article 1858 du Code civil qui dispose que :

« les créanciers ne peuvent poursuivre le paiement des dettes sociales contre un associé qu’après avoir préalablement et vainement poursuivi la personne morale ».

Le respect du principe de subsidiarité subordonne ainsi les poursuites diligentées contre les associés d’une société à risque illimité à l’engagement, au préalable de poursuites contre la société

Ce n’est pas parce qu’un exercice social fait apparaître des pertes que l’obligation à la dette à laquelle sont tenus les associés doive immédiatement être mise en œuvre.

L’admission de pareille solution reviendrait à augmenter les engagements des associés sans leur consentement. Or cela est prohibé à l’article 18.36 al. 2 du Code civil.

En réalité, l’obligation au passif social ne deviendra effective que lorsque la société ne pourra plus, par ses propres ressources, faire face à ses créanciers, soit, pratiquement, au moment de la liquidation.

S’agissant des modalités de mise en œuvre du principe de subsidiarité une distinction doit être opérée entre les sociétés en nom collectif et les sociétés civiles

Dans les sociétés en nom collectif les créanciers sociaux ne peuvent poursuivre les associés qu’après avoir mis en demeure la société elle-même de payer.

Cette mise en demeure doit s’effectuer par acte extrajudiciaire.

Un peu d’histoire :

Historiquement, toutes les mises en demeure devraient être effectuées par acte extrajudiciaire, quelle que soit la matière concernée

En cela, l’article L. 221-1 du Code de commerce ne constituait à l’époque qu’une répétition du droit commun.

Puis, adoption de la loi du 9 juillet 1991 portant réforme des procédures civiles d’exécution qui a assoupli le formalisme de la mise en demeure

On a décidé que, dorénavant, une mise en demeure pourrait être faite par une sommation de payer ou par tout autre acte équivalent, telle une « lettre missive »

On retrouve cette solution à l’article 1139 du Code civil :

« Le débiteur est constitué en demeure, soit par une sommation ou par autre acte équivalent, telle une lettre missive lorsqu’il ressort de ses termes une interpellation suffisante soit par l’effet de la convention, lorsqu’elle porte que, sans qu’il soit besoin d’acte et par la seule échéance du terme, le débiteur sera en demeure. »

Il s’agit ainsi du droit commun de la mise en demeure dans la mesure où il figure dans le Code civil et que c’est l’un des rares articles de la loi de 1991 à avoir été codifié.

Quid du sort de l’article L. 221-1 du Code de commerce qui exigeait une mise en demeure par acte extrajudiciaire ?

Il n’a pas été modifié et continue d’exiger un acte extrajudiciaire de sorte qu’il constitue une exception au droit commun.

Qu’est-ce, concrètement, qu’un acte extrajudiciaire ?

Dans le sens commun c’est un acte accompli en dehors d’une procédure ou d’une instance judiciaire. Toutefois, ce n’est pas sens juridique

Dans le sens juridique, c’est un acte accompli par un huissier assermenté. L’acte extrajudiciaire est signifié par exploit d’huissier. C’est-à-dire par remise en personne au débiteur par l’huissier à son domicile ou dans son étude

Pourquoi exiger un acte extrajudiciaire ?

Difficile à justifier.

On peut se demander si cela ne serait pas une compensation accordée aux huissiers en contrepartie de la réforme entreprise par la loi de 1991 qui a porté un coup à leur monopole en réduisant significativement le domaine des actes extrajudiciaire !

Dans les sociétés civiles la situation est plus délicate pour les créanciers sociaux

L’article 1858 prévoit que « les créanciers ne peuvent poursuivre le paiement des dettes sociales contre un associé qu’après avoir préalablement et vainement poursuivi la personne morale »

Ainsi, deux conditions doivent être remplies pour que les associés puissent être mis en cause

  • Le créancier doit avoir d’abord poursuivi la société
    • il faut entendre par là que le créancier, s’il n’a pu obtenir satisfaction par les moyens classiques de la mise en demeure, qui constituent un avertissement, doit avoir tenté une action judiciaire contre la société.
    • Cette démarche aura permis à celle-ci, le cas échéant, de contester le montant de la dette et son caractère social
    • Cela signifie également que l’inefficacité des poursuites contre la société doit, à peine d’irrecevabilité de l’action en paiement, être constatée préalablement à l’engagement des poursuites contre les associés
  • Le résultat de ces poursuites doit avoir été vain
    • Cela signifie qu’il faut que le caractère infructueux des diligences du créancier résulte “non de leur inefficacité ou de leur inutilité intrinsèque, mais de l’insuffisance, révélée par elles, du patrimoine social
    • Ainsi il ne suffit pas que les mesures d’exécutions soient infructueuses, il est nécessaire qu’elles révèlent l’insuffisance de l’actif social pour désintéresser le créancier poursuivant (V. en ce sens Civ. 3ème, 23 avr. 1992, JurisData n° 1992-001195 ; Rev. sociétés 1992, p. 763, note B. Saintourens ; RTD com. 1993, p. 332, obs. E. Alfandari et M. Jeantin ; Dr. sociétés 1992, n° 175, note Th. Bonneau.)

II) La contribution aux pertes

L’obligation de contribution aux pertes qui échoit à chaque associé est posée à l’article 1832 du Code civil qui prévoit que « la société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter ».

Le respect de cette exigence est une condition de validité de la société.

L’obligation de contribution aux pertes, pèse sur tous les associés quelle que soit la forme de la société.

À quel moment les associés sont-ils tenus de contribuer aux pertes de la société ?

Contrairement à l’obligation à la dette dont la mise en œuvre s’effectue au cours de la vie sociale, la contribution aux pertes n’apparaît, sauf stipulation contraire, qu’au moment de la liquidation de la société.

En effet, pendant l’exercice social, les associés ne sont jamais tenus de contribuer aux pertes de la société.

Ces pertes sont compensées par les revenus de la société.

Ce n’est que lorsque l’actif disponible de la société ne sera plus en mesure de couvrir son actif disponible (cession des paiements) que l’obligation de contribution aux pertes sera mise en œuvre.

Tant que la société n’est pas en liquidation, seule la société est tenue de supporter la charge de ces pertes.

Quelle est l’étendue de l’obligation de contribution aux pertes ?

  • Dans les sociétés à risque limité l’obligation de contribution aux pertes ne peut excéder le montant des apports
  • Dans les sociétés à risque illimité l’obligation de contribution aux pertes ne connaît aucune limite. La responsabilité des associés peut-être recherchée au-delà de ses apports

En toute hypothèse, chaque associé est tenu de contribuer aux pertes proportionnellement à la part du capital qu’il détient dans la société.

Toutefois, conformément à l’article 1844-1 du Code civil, une répartition inégalitaire est permise, à condition qu’elle ne présente pas de caractère léonin.

Pour mémoire, sont prohibées les clauses :

  • soit qui excluraient totalement du profit ou des pertes un associé
  • soit qui mettraient à la charge de l’un d’eux la totalité des pertes

Il résulte du principe posé à l’article 1832 du Code civil qu’un associé qui aurait payé plus que sa part, dispose d’un recours contre ses coassociés.

C’est la raison pour laquelle on enseigne traditionnellement que la contribution aux pertes intéresse les rapports entre associés.

Bien que cette affirmation ne souffre d’aucune contestation possible, elle est néanmoins incomplète.

Un arrêt rendu en date du 20 septembre 2011 par la chambre commerciale est, en effet, venu rappeler que la question de la contribution aux pertes intéressait également les rapports entre la société et les associés (Cass. com., 20 sept. 2011, n° 10-24.888 : JurisData n° 2011-019356 ; JCP E 2011, 1804, note. R. Mortier ; Dr. sociétés 2011, comm. 12, obs. H. Hovasse ; Bull. Joly Sociétés 2011, p. 902, obs. F.-X. Lucas ; D. 2011, p. 2970, obs. A. Lienhard ; LEDEN 2011-9 p. 5, obs. N. Borga).

La Cour de cassation reconnaît, dans cette décision, compétence au liquidateur d’une société pour exiger des associés leur contribution personnelle au comblement du passif social.

De prime abord, on pourrait être tenté d’approuver le raisonnement de la Cour d’appel qui avait estimé que « ‘article 1832 du Code civil ne vise que la contribution aux pertes, laquelle joue exclusivement dans les rapports internes à la société et est étrangère à l’obligation de payer les dettes et ne peut servir de fondement à l’action en recouvrement du passif social par le liquidateur judiciaire à l’encontre des associés ».

Toutefois, comme le relève très justement la Cour de cassation, afin de fixer la part de chaque associé dans la contribution aux pertes, cela suppose pour le liquidateur de prendre en compte « outre du montant de leurs apports, celui du passif social et du produit de la réalisation des actifs ».

Certes, en agissant contre les associés en comblement du passif social, l’action diligentée par le liquidateur sur le fondement de la contribution aux pertes se chevauche avec les poursuites exercées au titre de l’obligation à la dette.

Toutefois, le liquidateur agit en qualité, non pas de représentant des créanciers, mais d’organe de la société en liquidation.

Lorsque le passif social est supérieur à l’actif de la société, cette dernière est titulaire d’une créance qu’elle détient à l’encontre de chaque associé.

Aussi, la mise en œuvre de l’obligation de contribution aux pertes suppose que le liquidateur ait compétence pour agir contre les associés en comblement du passif social

Dans cette configuration-là, la contribution aux pertes ne concerne donc pas seulement les rapports entre associés, elle intéresse également les rapports entre les associés et la société.

Obliga dette 2