La notion de conducteur : pratique, technique, théorie (ou l’art législatif)

A priori, tout a été écrit sur la notion de conducteur. Que dire par voie de conséquence à ce sujet qui ne l’ait déjà été et mieux qu’on ne pourrait le faire ? Eh bien : rien du tout, sauf à parler pour ne rien dire (Raymond Devos, https://www.youtube.com/watch?v=hz5xWgjSUlk) et de faire perdre son temps au lecteur.  On a connu accroche un tantinet meilleure.

Il faut bien convenir que la consultation conjointe des dictionnaires de langue française et du Vocabulaire juridique de l’Association Henri Capitant (des amis de la culture juridique) atteste que tout a été dit. Le Littré renseigne que le conducteur est celui qui conduit. Et le Cornu de préciser que c’est la personne qui est aux commandes d’un véhicule terrestre à moteur. C’est l’évidence.  L’accident éditorial menace…

Ceci étant : que peut bien signifier « être aux commandes » ?

Songeons à l’accident d’un véhicule auto-école conduit, le temps de la leçon, par un élève : on peut hésiter sur qui de l’élève ou du moniteur est conducteur en raison précisément de l’existence d’un dispositif de double commande. Comprenons bien : dans l’instant qui a précédé l’accident, le moniteur a dû tenter de prendre le contrôle du véhicule, tournant le volant ou le guidon – c’est selon –, freinant ou accélérant – c’est fonction. – Et voilà qu’on ne sait plus trop qui de l’élève ou du moniteur était aux commandes. Décidément :  « rien ne prouve a priori qu’il existe (au sens logique) des propositions jouissant du caractère d’évidence » (A. Lalande). La définition de la notion sous étude l’atteste. Il y a donc bien matière à disserter sur la notion de conducteur en droit français des accidents de la circulation. Cela est d’autant moins incongru que la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 tendant à l’amélioration de la situation des victimes d’accidents de la circulation et à l’accélération des procédures d’indemnisation est proprement taisante (1). Quant à la jurisprudence, qui a dû palier le silence confondant du législateur, elle est pour sa part  hésitante (2).

1.- Le silence du législateur est confondant. La loi ne prend pas soin de définir une notion-clef du dispositif. Une série de considérations, d’inégale valeur, atteste pourtant l’importance de la notion.

Matériellement, elle est employée à sept reprises, en l’espace de quatre articles rapprochés (en l’occurrence les articles 2 à 5) dans une section première intitulée « Dispositions relatives au droit à indemnisation » (c’est nous qui soulignons). Exaltation des droits subjectifs : alors que la jurisprudence avait utilisé la responsabilité du fait des choses pour réparer les accidents de la circulation (art. 1384, al. 1 anc. c.civ.), le législateur a préféré assurer cette réparation en posant en exergue un « droit à » [1]. Un linguiste repérerait dans la répétition du mot “conducteur” une figure de rhétorique, qui consiste à employer plusieurs fois le même terme pour mettre en relief une idée. Quant au juriste-linguiste, il ne manquerait pas de relever l’insistance.

Juridiquement, c’est çà l’idée, le conducteur désigne le débiteur de l’indemnisation. La notion discrimine les victimes d’accidents de la circulation. Considérant que les conducteurs concourent (au premier chef) au risque de la circulation routière, parce qu’ils sont les créateurs d’une énergie cinétique possiblement mortifère [2] déployée par le véhicule terrestre à moteur, le législateur les a sacrifiés sur l’autel de l’indemnisation des piétons, des cyclistes et des passagers du véhicule impliqué. La représentation nationale était en effet soucieuse de ne pas alourdir à l’excès le poids des indemnités dues par les assureurs et, par contrecoup, le montant des primes d’assurance [3]. Pour le dire autrement, le conducteur-victime a été privé du droit subjectif à l’indemnisation des dommages soufferts consécutivement à l’accident. En ce sens, l’article 3 de la loi dispose expressis verbis : « Les victimes, hormis les conducteurs de véhicules terrestres à moteur, sont indemnisées des dommages résultant des atteintes à leur personne qu’elles ont subis, sans que puisse leur être opposée leur propre faute à l’exception de leur faute inexcusable si elle a été la cause exclusive de l’accident. »

Il est décidément pour le moins étonnant que le législateur français se soit gardé de définir la notion de conducteur alors pourtant que la sanction de ce dernier peut être présentée, avec la protection de la victime, comme l’une des causes adéquates de la loi précitée du 5 juillet 1985.

L’absence de définition de la notion de conducteur est fâcheuse, car elle rend bien peu praticable le droit des accidents de la circulation. Le législateur en a pleinement conscience. Dans son rapport d’information sur la responsabilité civile, la commission des lois du Sénat fait état des hésitations de la jurisprudence [4]. On sait pourtant qu’un droit insuffisamment défini donne immanquablement lieu à des hésitations et des controverses, qui sont autant de sources d’insécurité juridique. Si la définition de cette seule notion de conducteur était sujette à débat, il n’y aurait pas lieu de redouter outre mesure que la loi soit bien peu praticable. Mais voilà, les notions de circulation, d’accident de la circulation et d’implication n’ont pas été définies non plus. Malgré la glose des premiers articles de la loi, qui a donné lieu à une littérature juridique abondante, la jurisprudence a eu grand peine à se passer d’un appareil conceptuel suffisant. Au reste, s’agissant plus spécialement de la notion de conducteur, les incertitudes sont encore de mise.

Une question vient alors à l’esprit. Pour quelle raison le législateur français ne s’est-il pas appliqué à définir les notions contenues dans la loi du 5 juillet 1985, en l’occurrence le conducteur, alors que l’on sait depuis Aristote que la définition est la formule qui exprime l’essence d’une chose ? On pourrait répondre, avec les jurisconsultes romains, que toute définition en droit civil est dangereuse (Digeste : omni definitio in jure civili periculosa est) parce qu’elles figent les concepts évolutifs et finissent par les dénaturer [5]. Mais l’antienne convainc peu : « de bonnes définitions peuvent résister longtemps à l’évolution sociale » [6]. Pour preuve, « Nous avons, dans nos lois, un trésor de définitions : (…) plus d’une centaine dans le Code civil (…) et une trentaine dans le [Code de procédure civile] à ne compter que les définitions qui, en la forme, se donne évidemment pour telles. Il en existe d’innombrables dans les autres codes et les textes spéciaux » [7]. En droit comparé, le procédé est également connu. Les législations étrangères, plus spécifiquement celles de type anglo-saxon, comme la plupart des conventions internationales du reste, font un emploi systématique, en tête de chaque loi, de définitions générales [8]. Fort de ce constat, il a semblé de bonne méthode de rechercher dans quelques droits étrangers une définition de la notion de conducteur. Le résultat s’est révélé pour ainsi dire nul. Les droits interrogés n’ont rien appris. Silence de la convention de la Haye du 4 mai 1971 sur la loi applicable en matière d’accidents de la circulation routière, silence du droit anglais[9]. Silence de la loi belge relative à l’assurance obligatoire de responsabilité en matière de véhicule automoteurs, qui prend pourtant le soin de définir, au titre des dispositions préliminaires, ce qu’elle entend par véhicule automoteur, cyclomoteur, assuré et personne lésée (loi du 21 nov. 1989, art. 1er). Silence du Code des assurances annexé au « Traité instituant une organisation intégrée de l’industrie des assurances dans les États africains »[10], auquel sont parties quatorze états. Last but not least, silence du Code des assurances tunisien (art. 110 et s.).

L’oxymore est tentant (nous cédons à la tentation) : c’est un silence assourdissant. Voilà un droit qui entend discriminer le conducteur-victime en le privant, ainsi que ses ayant-cause au passage (loi 5 juill. 1985, art. 6), en tout ou partie du droit à indemnisation des dommages dont il est le siège (loi 5 juill. 1985, art. 4), mais qui n’estime pas impérieux de dire au juge ce qu’est un conducteur. Que la terminologie juridique soit un art subtil et chronophage, un luxe que le législateur moderne ne se paie que rarement ou que les justiciables ne savent pas lui accorder : très bien. Mais tout de même, l’office du juge est avant toute chose de dire le droit ; c’est-à-dire de trancher le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables, non pas, en première intention, de les inventer au gré des circonstances de l’espèce. Car, à ce compte, ni le principe de la sécurité juridique, ni celui de l’égalité des justiciables devant la loi ne sont observés. Quant aux espoirs placés dans l’œuvre unificatrice de la Cour de cassation, ils sont vains : la définition de la notion de conducteur se fait toujours désirer, plus de trente cinq années après le vote de la loi Badinter. Il importe de circonscrire, autant que faire se peut, l’aléa judiciaire. Quand bien même la définition de ladite notion se révèlerait-elle un exercice par trop hasardeux, il aurait été hautement souhaitable que le législateur ne se déchargeât pas complètement sur le juge. Employant une jolie formule, le Doyen Cornu a montré qu’une distinction majeure s’impose « entre les définitions qui portent sur le grain des choses et celles qui portent sur la paille des mots ; ou, si l’on préfère, entre la définition directe des choses et celle des mots »[11]. À défaut de parvenir à arrêter une définition directe (si tant est que cela fût possible et souhaitable), qui aurait consisté en une détermination substantielle des éléments et attributs spécifiques de la notion « conducteur », pour ce qui nous intéresse ; en somme, à défaut de parvenir à constituer une règle de droit, le législateur aurait pu valablement tenter une définition du mot, autrement dit, une définition terminologique. En cette seconde occurrence, la définition de la notion de conducteur n’aurait été qu’une indication de son sens déterminé. Certes, c’eût été moins ambitieux, mais ce fût déjà beaucoup. Le juge aurait ainsi eu à sa disposition des directives d’interprétation, un « guide-âne » aurait écrit le Doyen Carbonnier. Partant, il n’aurait pas eu à s’aventurer ex nihilo dans la définition de la notion.

Sur le plan de la méthode, il n’est pas saugrenu pour le législateur d’encadrer le travail du juge, moins en définitive en précisant au fond ce qu’est un conducteur, qu’en lui indiquant les éléments dont il doit tenir compte au cas par cas pour décider [12]. Cette manière de procéder est directement inspiré du « bewegliches system »  (système mobile, ou, selon une traduction moins littérale mais peut-être plus exacte, du « système flexible » développée à partir des années 1940 par plusieurs juristes autrichiens spécialistes du droit de la responsabilité civile). C’est très précisément le système qui a été retenu dans les projets d’harmonisation du droit de la responsabilité en Europe (projet du groupe de Vienne et de Tilburg – Draft common frame of reference – et le projet du Study groupPrinciples of european tort law). Si le législateur français de 1985 avait procédé de la sorte, il aurait pu disposer, par exemple, que « la qualité de conducteur doit être écartée en raison de l’âge de la victime conductrice, d’un handicap ou lorsqu’en raison de circonstances extraordinaires, il n’est pas équitable de la priver de son droit à indemnisation ». Ce faisant, les enfants, les infirmes, les vieillards et les ayants-cause n’auraient pas été privés, en tout ou partie, de l’indemnisation de leurs préjudices, directs ou réfléchis, comme c’est malheureusement le cas en droit positif français (notamment) pour la seule raison qu’ils ont commis une faute de conduite dommageable.

Cette méthodologie gagnerait à l’avenir à être préférée. Les propositions de réforme de la responsabilité civile faites par l’Académie des sciences morales et politiques sont en ce sens [13]. C’est que confronté au silence du législateur, le juge est plein d’hésitations.

2.- Les hésitations du juge interdisent de dégager une définition de la notion de conducteur. Malgré l’exhortation de l’article 4 du Code civil, qui fonde le juge à définir la notion sous étude, le dernier état de la jurisprudence atteste que la notion de conducteur est rétive à la définition. Ceci étant, et si l’on raisonne de lege ferenda, il se peut fort bien que la notion de conducteur soit en définitive dispensée de définition…

La notion de conducteur est rétive à une définition réelle, c’est-à-dire à une définition générale et abstraite, susceptible d’embrasser tous les champs du possible. À l’expérience, les efforts de conceptualisation sont vains. Ceci étant, il n’est pas complètement satisfaisant d’affirmer, par exemple, que la qualité de conducteur se déduit de la présence aux commandes du véhicule. C’est certes nécessaire, mais pas suffisant. Il n’est que de songer à un cas ordinaire : une voiture est stationnée, bien mal au demeurant, en double file par exemple, moteur éteint ou non c’est égal, son conducteur en est sorti quelques instants, l’enfant passager s’assoit sur le siège du conducteur, un accident survient, le véhicule est impliqué. Matériellement, l’enfant est aux commandes (encore qu’il s’agirait de vérifier que notre jeune conducteur avait les moyens d’actionner les pédales). Raisonnablement, on ne devrait pas lui reconnaître la qualité de conducteur. C’est pourtant la solution arrêtée en jurisprudence. La raison tient à ceci que la désignation d’un « responsable » est la condition sine qua non de la mise en cause de l’assureur de responsabilité. Et voilà comment une victime de moins de seize ans, qu’on qualifie volontiers de « super-privilégiée », c’est-à-dire contre laquelle la loi interdit qu’on oppose ordinairement une faute (loi 5 juill. 1985, art. 3, al. 2), à l’exception de la faute intentionnelle (al. 3), se voit privée en tout ou partie de son droit à indemnisation pour la seule raison qu’elle était, en apparence, aux commandes du véhicule terrestre à moteur.

Arrêter une définition opératoire du conducteur est des plus hasardeux. Il existe toutefois une technique éprouvée de contournement de la difficulté. Elle consiste à sérier, par opposition, les non-conducteurs. Au nombre de ceux-ci, on compte, primus inter partes, les piétons, mais aussi les cyclistes, les skieurs, et les passagers du véhicule. Pour éclairante qu’elle soit, l’appréhension négative de la notion ne donne toutefois pas entière satisfaction. Il n’est absolument pas certain que le piéton ou le passager soit nécessairement un non-conducteur. L’évidence est une nouvelle fois trompeuse. La jurisprudence de la Cour de cassation l’atteste. Il est des circonstances où la Haute juridiction estime que la personne aux commandes n’est pas le conducteur. Il en est d’autres où elle considère la personne qui n’est pas ou plus aux commandes est le conducteur. Jean Giraudoux a raison : « Le droit est [décidément] la plus puissante des écoles de l’imagination (…)» [14]. En atteste le droit appliqué respectivement au piéton et au  passager.

Le piéton. Littéralement, le piéton est la personne qui circule à pied. Victime en puissance de l’énergie cinétique propre aux véhicules terrestres à moteurs en mouvement, le législateur a désiré le protéger. Mais, il n’a pas vu que l’on pouvait se déplacer à pied de bien des manières, en l’occurrence parfois contraint et forcé, en courant, en marchant voire en glissant.

C’est ainsi qu’une cour d’appel avait cru, à tort, pouvoir considérer que la victime qui courait sur la chaussée en poussant son cyclomoteur pour tenter de provoquer l’allumage du moteur était un conducteur qui, un doigt sur la manette des gaz et les mains sur le guidon, pilotait l’engin. Il eût fallu pour la Cour de cassation qu’elle ait pris place sur le cyclomoteur [15]. Pareil critère, géographique en quelque sorte, qui définit le conducteur comme la personne qui est installée dans le véhicule ou sur le véhicule, n’emporte pas pleinement la conviction.

On peut aussi prendre place sur ledit véhicule et, pourtant, marcher (oxymore). C’est la situation rencontrée par de très nombreux motocyclistes, assis sur la selle de leur machine en panne, qui la font avancer sur le bord de la chaussée à l’aide de leurs jambes. Et bien, la Cour de cassation les qualifie de conducteurs [16]. Et pour cause, pourrait-on dire avec la Cour régulatrice : les intéressés sont installés sur le véhicule, ils sont aux commandes et, de surcroît, ils sont occupés à une activité de conduite. C’est l’évidence : ils sont conducteurs. Mais une fois encore, la pertinence de la qualification juridique est douteuse. À la réflexion, ces conducteurs sont certes juchés sur leur machine, mais ils sont aux commandes et occupés à « conduire » des motocyclettes…à pédales. Ils sont en somme les pilotes d’un bien encombrant vélo, qui ne dit pas son nom.

On peut encore avoir pris place dans un véhicule, en avoir été éjecté dans l’accident (cas de l’automobiliste projeté hors de son véhicule ou du motocycliste ayant chuté à la suite d’une collision), puis renversé. La victime glissant sur la route, la question de sa qualité juridique interroge. Considérant qu’elle est en dehors du véhicule, la solution paraît s’imposer : c’est un piéton. Un raisonnement par analogie corrobore l’affirmation. La Cour de cassation estime que ne sont pas conducteurs les personnes heurtées alors qu’elles étaient à l’extérieur du véhicule, qu’elles étaient occupées à y prendre place ou en train d’en sortir au moment de l’accident, pour quelque motif que ce soit, pour effectuer une réparation ou porter secours, par exemple [17]. Au vu de cette jurisprudence, on peut se demander avec d’autres si la victime heurtée par un second choc, alors qu’elle gît sur le sol ou qu’elle est en train de se relever, ne pourrait pas aspirer au statut de victime non conductrice [18]. Intuitivement, on peut le penser. Elle n’est plus installés dans ou sur le véhicule, elle n’est plus aux commandes, elle n’est plus du tout occupée par une activité de conduite. Pour le dire autrement : l’intéressée n’a plus la maîtrise effective du véhicule. La solution aurait pour elle le mérite de la simplicité. On a cru un temps la deuxième Chambre civile de la Cour de cassation séduite[19], mais la chose était sûrement trop simple (ou simpliste). Pour l’essentiel, il résulte des solutions arrêtées par la Cour de cassation que le conducteur éjecté conserve cette qualité dès lors qu’il continuait, au moment du second choc, de subir les effets de l’énergie dégagée par le premier [20]. Et une fois l’énergie cinétique épuisée, en bref, une fois le « roulé-boulé » terminé (pour reprendre l’expression imagée de la Cour de cassation [21]), la victime est considérée comme un non-conducteur au moment du second choc. Il ressort de tout ceci que la jurisprudence prive la victime éjectée du véhicule d’un droit subjectif à l’indemnisation pour la seule raison qu’elle subit les lois de la physique, alors pourtant qu’elle a perdu la maîtrise de l’engin. En définitive, le conducteur éjecté est dans une situation pire que le piéton accidenté par un automobiliste à qui le juge ne reproche aucune faute inexcusable alors pourtant “qu’il se trouvait en complet état d’ivresse, chancelant et continuant à boire du pastis directement à la bouteille, accroupi sur la chaussée d’un chemin départemental, hors agglomération, de nuit par temps de brouillard réduisant la visibilité à 30 mètres, au milieu du couloir de marche de l’automobile” [22] ! Et la Cour de cassation d’augmenter la sévérité de sa jurisprudence en cas précisément d’accidents complexes, c’est-à-dire d’accidents formés de « carambolages et de collisions en chaînes dans lesquels plusieurs véhicules interviennent, à titres divers »[23], en considérant que « la qualité de conducteur ou piéton de la victime ne pouvait changer au cours d’un accident de la circulation reconnu comme un accident unique et indivisible »[24]. Pourtant, en l’espèce la victime mortellement blessée était sortie de son véhicule accidenté et se trouvait debout contre la portière arrière [25]. À l’évidence, la victime était un piéton. Si, sur le plan de la logique, on peut saluer l’effort fourni par la cour régulatrice pour uniformiser le droit des accidents complexes [26], c’est, de notre point de vue, en contradiction avec la ratio legis du dispositif voté par le Parlement.

Ces illustrations montrent combien le juge est hésitant quant à la définition de la notion de conducteur. Il y a vingt cinq ans déjà, un auteur regrettait les contradictions, repentir et revirements de la Cour de cassation [27]. Le sort réservé au passager prête tout autant le flan à la critique.

Le passager. Littéralement, le passager est la personne transportée à bord du véhicule terrestre à moteur. C’est autrement dit, celui qui ne conduit pas et qui, tel le piéton, est la victime potentielle d’une énergie cinétique qu’il ne participe pas à créer. C’est la raison pour laquelle, il est titulaire (créancier) d’un droit à indemnisation. Et bien jamais poète n’aura interprété la nature aussi librement que le juge la réalité. La Cour de cassation considère que l’élève d’une auto-école (v. la conduite accompagnée), dont il a été quelques mots en introduction, n’est pas le conducteur du véhicule. Il s’agit, par voie de conséquence, d’un drôle de passager qui se trouvait au volant (ou au guidon, mais dans ce cas l’explication donnée ne tient plus) [28] lorsque l’accident s’est produit, qui était aux commandes du véhicule et qui se trouvait occupé par une activité de conduite. En son temps, Esmein disait ceci de la faute : « Les juristes, pour satisfaire certaines aspirations sans rompre les cadres du droit établi, ont détourné de leur sens les mots ou les institutions, ou créé des fictions. [Et] quand on vide les mots de leur sens usuel, on n’est pas compris et on n’est plus soi-même maître de sa pensée » [29]. On doit pouvoir dire la même chose du conducteur. Au gré des circonstances de l’espèce, des mérites de la victime, le juge instrumentalise la notion. Comme l’a relevé un auteur : « lorsque la victime ne mérite pas la même sollicitude à raison du comportement malencontreux qu’elle a adopté, le juge n’éprouve aucun scrupule à lui attribuer promptement la qualité de conducteur : acquiert par exemple [cette qualité] le passager qui, dans le but de détecter une anomalie mécanique présumée, provoque une accélération en appuyant sur la jambe droite du conducteur et donne simultanément une impulsion au volant »[30].

L’état du droit positif a de quoi laisser interdit. C’est en toute vraisemblance la rançon du choix politique fait en 1985. Plutôt que de conditionner le paiement de la dette d’indemnité à la désignation d’un responsable – le fameux conducteur (ou gardien) –, il eût mieux fallu reporter la dette d’indemnisation vers la solidarité nationale ou la collectivité des détenteurs d’un véhicule terrestre à moteur. Dans les faits, c’est précisément ce qui se passe. De plus en plus de conducteurs souscrivent une assurance facultative de personne. Les assureurs ne manquent pas d’exécuter là leur obligation de conseil. Par voie de conséquence, le conducteur-victime est pratiquement assuré. En définitive, la dette d’indemnisation des accidents de la circulation est supportée par la communauté des conducteurs. Encore que pour être tout à fait précis, il s’agirait plutôt de dire que la dette est supportée par une communauté de conducteurs, car cette assurance complémentaire n’étant pas imposée par la loi, certains ne la souscrivent pas. Sous cette réserve, on pourrait s’en contenter et laisser libre cours au juge. Il y a pourtant un moyen qui dispenserait que l’on s’interrogeât sur la notion de conducteur.

La notion de conducteur peut être dispensée de définition. Alors que l’on venait tout juste de célébrer les vingt années de la loi tendant à l’amélioration de la situation des victimes d’accidents de la circulation et à l’accélération des procédures d’indemnisation, et que des voix dissidentes et autorisées se faisaient entendre sur la disparité de traitement injuste [31], de savants collègues remettaient au garde des Sceaux, quelques semaines plus tard, un avant-projet de réforme du droit des obligations (22 sept. 2005). Au nombre des modifications proposées, les auteurs assimilent le conducteur aux autres victimes (avant-projet, art. 1385). En réponse, la Cour de cassation publie un rapport (15 juin 2007). Ses propositions de réforme sont identiques (cons. 84). Elle s’était par ailleurs prononcée en ce sens dans son rapport d’information pour 2005 [32]. Dans la foulée, un rapport d’information du sénat recommande d’assimiler le conducteur aux autres victimes d’accidents de la circulation [33]. L’année qui suit, une proposition de loi portant réforme de la responsabilité civile est enregistrée à la présidence du Sénat (proposition de loi n° 657 du 9 juillet 2010). La responsabilité du fait des accidents de la circulation est intégrée dans le Code civil. La discrimination d’antan est abrogée (art. 1386-56 et s.). Quant aux dernières propositions de réforme formulées par l’Académie des Sciences morales et politique, elles sont égales : la faute de la victime est sans incidence sur le droit à réparation à moins qu’il ne s’agisse une faute inexcusable ayant été la cause exclusive de l’accident (art. 26) [34]. Le débat paraît clos. Les victimes, tout spécialement celles qui sont atteintes dans leur intégrité corporelle, ont vocation à être indemnisées. L’histoire du droit de la responsabilité est en ce sens. Si le législateur devait se ranger à l’avis unanime des rapporteurs, et qu’il décidait d’abroger l’article 4 de la loi du 5 juillet 1985, siège de la discrimination entre les victimes des accidents de la circulation, il n’y aurait plus lieu de regretter les hésitations de la jurisprudence. Mais voilà, rien n’est moins certain que, dans la foulée de ces doctes travaux, le parlement soit désireux de légiférer. Pour preuve : le législateur a réussi le tour de force de réformer le droit commun des contrats, le régime général et la preuve des obligations en laissant de côté un pan antier de la théorie générale des obligations, à savoir le droit de la responsabilité extracontractuelle et quelques régimes spéciaux. Quant à la Cour de cassation, qui a su faire preuve d’audace par le passé, il semble, contre toute attente, que ses hésitations aient l’heur de lui plaire. Qu’est-ce à dire ? Et bien, qu’il est fort regrettable que notre cour régulatrice n’ait pas saisi l’opportunité de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de savoir si l’article 4 de la loi précitée ne serait pas contraire à notre Charte fondamentale. Cela étant, c’était peut-être prendre le risque que les sages de la rue Montpensier, juges de la constitutionnalité de nos lois, ne considèrent, que, que pour des motifs d’intérêt général, notamment de sécurité routière, seule la propre faute de la victime conductrice est de nature, sous le contrôle du juge, à limiter ou à exclure son droit à indemnisation [35]. Partant, c’était prendre le risque de confirmer le législateur dans son inertie.

Conclusion. Un auteur qui s’interrogeait sur quel droit civil enseigner écrivit qu’« Il peut être très formateur pour un jeune juriste qui étudie la loi du 5 juillet 1985 relative aux accidents de la circulation, d’apprendre – et de comprendre – les différences entre la causalité et l’implication, c’est lui pervertir le sens, en revanche, que de lui exposer par le menu (…) les plaisantes divagations de la Cour de cassation à propos de la notion de conducteur. Dans le premier cas, on l’aura initié à la logique juridique abstraite, dans le second, on l’aura méthodiquement assommé, sans profit aucun, d’une suite de décisions qui, de correctifs en précisions, ont abouti à une succession de solutions dont le seul intérêt est qu’elles ont, pour l’instant, la faveur des juges » [36]. À l’analyse, la sentence est sévère. Ce sujet, peu exotique ni prometteur de prime abord a, en vérité, partie liée avec l’art législatif.

[1] J. Carbonnier, Droit et passion du droit sous la Ve République, Flammarion, 1996, p. 123.

[2] L’énergie cinétique est l’énergie que possède un corps du fait de son mouvement réel. Au vu de cette définition, un contradicteur ne manquerait pas de faire remarquer que les lois de la physique sont têtues : le piéton et le cycliste sont créateurs d’énergie cinétique. C’est la raison pour laquelle, le qualificatif « mortifère » a été employé s’agissant de l’énergie déployée par les véhicules terrestres à moteur, qui sont, ex eo quod plerumque fit, sans aucune mesure.

[3] Flour, Aubert, É. Savaux, Le fait juridique, 11ème éd., Sirey, 2005, n° 341.

[4] A. Anziani et L. Béteille, Responsabilité civile : des évolutions nécessaires, rapp. inf. n° 558, 15 juill. 2009, p. 49.

[5] J.-L. Bergel, Théorie générale du droit, 4ème éd., Dalloz, 2003, n° 186.

[6] Ibid.

[7] G. Cornu, Les définitions dans la loi in mél. Vincent, Dalloz, 1981, p. 77, n° 1. L’auteur indique que le Digeste en a regroupé 246 in De verborum significacione, Livre L, Titre XVI).

[8] Ibid.

[9] J.-A. Jolowicz, L’indemnisation des victimes d’accident de la circulation en droit anglais, RIDC 2-1985, pp. 275 et s.

[10] Traité signé à Yaoudé, 10 juill. 1992.

[11] G. Cornu, Les définitions dans la loi, op. cit., n° 8.

[12] Cmp P. Ancel, Rôle respectif de la loi et du juge dans les projets européens in GRERCA, journées chambériennes, mars 2009, p. 23.

[13] V. not. l’article 26, al. 2 : « En cas d’atteinte à l’intégrité physique ou psychique de la personne, ou de dommage causé à des fournitures ou appareils délivrés sur prescription médicale, la faute de la victime, autre que le conducteur ou une personne dont cette victime doit répondre, est sans incidence sur le droit à réparation, à moins qu’il ne s’agisse d’une faute inexcusable ayant été la cause exclusive de l’accident. Dans l’appréciation de la faute inexcusable, le juge aura égard à l’âge et à l’état physique ou psychique de la victime. Dans tous les autres cas, la faute de la victime ou d’une personne dont la victime doit répondre est partiellement exonératoire lorsqu’elle a contribué à la réalisation du dommage. »

[14] Jean Giraudoux, La guerre de Troie n’aura pas lieu, 1935. p. 111.

[15] Cass. 2ème civ., 7 oct. 2004, Bull. civ. II, n° 437.

[16] Cass. crim., 10 janv. 2001, n° 00-82.422, Bull. crim. n° 1.

[17] V. not. sur cette jurisprudence abondante, P. Jourdain et G. Viney, Les conditions de la responsabilité, 3ème éd., L.G.D.J., 2006, n° 1025.

[18] F. Leduc, Le cœur et la raison en droit des accidents de la circulation Resp. civ. et assur. mars 2009, dossier n° 4, spéc.n° 10.

[19] Cass. 2ème civ., 11 déc. 1991, Resp. civ. et assur. 1992, comm. 95 et chron. 10, H. Groutel.

[20] Ph. le Tourneau, Droit de la responsabilité et des contrats, Dalloz-Action, 2010-11, n° 8135.

[21] Cass. 2ème civ., 8 oct. 2009, n° 08-16.915 et 08.16-943, BICC 15 mars 2010, n° 322 ; Resp. civ. et assur. 2009, comm. n° 351, obs. H. Groutel : « conducteur ou non conducteur ? »

[22] Cass. 2ème civ., 6 nov. 1996, n° 95-12.428, Bull. civ. II, n° 240.

[23] Flour, Aubert et É. Savaux, Le fait juridique, op. cit., n° 337.

[24] Cass. 2ème civ., 1er juill. 2010, n° 09-67.627 ; Bull. civ. II, n° 127 ; D. 2011, p. 35, spéc. p. , note Ph. Brun et p. 632, note H. Adida-Canac et S. Grignon Dumoulin (conseillers référendaires à la Cour de cassation) ; RTD civ. 2010, p. 792, obs. P. Jourdain. À noter que les moyens annexés sont publiés.

[25] Note : arrêts cités censurés sont ceux de la CA Rennes !

[26] V. sur ce droit en mal de logique, F. Leduc, Le cœur et la raison en droit des accidents de la circulation op. cit., n° 11.

[27] F. Chabas, Les accidents de la circulation, Dalloz, 1995, p. 91.

[28] Cass. 2ème civ., 29 juin 2000, n° 98-18847, Bull. civ. II, n° 105 : « Mais attendu que l’arrêt retient que, d’une part, l’équipement du véhicule par un dispositif de double commande permettait au moniteur d’intervenir à tout moment pour l’immobiliser ou pour agir sur le volant tenu par l’élève soumis à ses directives, dont il lui appartenait de surveiller les gestes, de prévoir les maladresses, de les éviter et d’y remédier en tant que de besoin, d’autre part, que la marche du véhicule ne se faisait que sous le contrôle de ce moniteur, seul titulaire du permis de conduire, qui pouvait à tout moment retirer à l’élève la maîtrise du véhicule en intervenant directement et personnellement dans la conduite. »

[29] P. Esmein, La faute et sa place dans la responsabilité civile, RTD civ. 1949, p. 481, spéc. n° 1.

[30] F. Leduc, art. préc., spéc. n° 16.

[31] V. not. G. Viney, Conclusion prospective in La loi Badinter, le bilan de 20 ans d’application, ss. dir. Ph. Brun et P. Jourdain, bibl. A. Tunc, t. 10, L.G.D.J., 2006, p. 137.

[32] L’innovation technologique, La documentation française, 2006, pp. 15, 16.

[33]A. Anziani et L. Béteille, Responsabilité civile : des évolutions nécessaires, op. cit., recommandation n° 12, p. 48.

[34] Proposition de textes pour une réforme du droit de la responsabilité civile transmise au ministre de la justice et des libertés le 09 juill. 2010, art. 26, al. 2 (v. supra).

[35] Cass., qpc, 10 novembre 2010,  n° 10-30.175 – 16 déc. 2010, n° 10-17.096.

[36] Ph. Conte, Quel droit civil enseigner ?, RTD civ. 1998, p. 292.

La réparation des risques psychosociaux

Le droit n’appréhende pas spécifiquement les risques psychosociaux (1). Aussi, l’atteinte soufferte par le travailleur, en cas de réalisation du risque, n’est pas spécialement réparée (ou compensée).

Ce n’est pas à dire que le droit est indifférent à la souffrance au travail*, mais figure plutôt que les risques psychosociaux sont une espèce de risques professionnels*. Partant, la réparation de l’altération de la santé du travailleur est censée obéir aux règles prescrites par le droit de la sécurité sociale.
Or la législation dédiée à la réparation des risques professionnels laisse à croire qu’elle n’est pas taillée pour garantir au salarié, victime de la survenance d’un risque psychosocial, une compensation.
Pour ce faire, il importerait que la réalisation du risque soit qualifiée d’accident du travail* ou de maladie professionnelle*. Or, en l’état du droit positif, l’une et l’autre qualification juridique sont a priori douteuses.
Dans le premier cas, l’interprétation du juge l’empêche. Dans le second, la lettre de la loi l’interdit.
Pour être qualifiée d’accident du travail, la réalisation du risque dommageable doit nécessairement être un événement survenu à une date certaine par le fait ou à l’occasion du travail, dont il est résulté une lésion corporelle. Et la Cour de cassation, après avoir progressivement épuré la définition de la notion, d’exiger que l’accident soit survenu de manière soudaine. Ceci posé, des risques psychosociaux ne sauraient être pris en compte, car la date de leur apparition n’est pas toujours certaine et/ou ces risques sont le fruit d’une évolution lente ou progressive d’événements. Dans ce second cas de figure, la lésion corporelle soufferte s’apparenterait plus volontiers à une maladie professionnelle. Seulement, elle est inconnue du législateur. Pour l’heure, les maladies associées à la survenance d’un risque psychosocial ne sont pas présumées d’origine professionnelle. Quant à leur reconnaissance sur expertise individuelle par un comité régional, l’issue est hypothétique. Il importerait que la victime fasse établir que la maladie soufferte est essentiellement et directement causée par son travail habituel et qu’elle a entraîné une incapacité permanente majeure. La preuve peut se révéler en pratique diabolique. La victime n’est toutefois pas abandonnée à son sort.

L’assurance maladie a vocation à servir à l’assuré social toute une série de prestations pour peu qu’il satisfasse aux conditions posées par la loi. Les unes permettent à la victime d’une lésion, non susceptible d’être imputée au travail, de faire face à une partie des frais engendrés par la maladie (prestations en nature). Les autres sont un revenu de remplacement, qui vise à compenser la perte de salaire subie par l’assuré dont l’état de santé exige un arrêt de travail (prestations en espèce). La vocation subsidiaire de la branche maladie du régime général de sécurité sociale n’est toutefois pas une panacée pour le travailleur victime, car les prestations servies sont, en toutes hypothèses, moindres au regard de celles qui auraient été allouées par la branche accident du travail
et maladies professionnelles – lesquelles sont au reste forfaitaires, à tout le moins en principe. Puisse alors la victime avoir su et/ou pu être prévoyante. Dans l’affirmative, la souscription d’une assurance de personnes, en l’occurrence une assurance contre les accidents corporels ou une assurance maladie complémentaire, lui fournira un surplus d’indemnisation en cas de réalisation du risque garanti.

D’aucuns estimeront que le système de réparation des risques psychosociaux est satisfaisant en l’état. On ne peut nier que la sécurité sociale garantit effectivement les travailleurs et leur famille contre les risques de toute nature susceptible de réduire ou de supprimer leur capacité de gain. On peut également saluer un dispositif qui suscite les efforts desdits travailleurs en les associant étroitement à la gestion de leurs intérêts.
D’autres voueront pourtant un pareil système aux gémonies. Il pourrait être soutenu que la législation sociale est par trop insuffisante et que, de la même manière que le législateur s’est résolu à la fin du XIXe siècle à garantir aux ouvriers une compensation de l’atteinte à l’intégrité physique dont nombreux étaient le siège (loi du 9 avril 1898), le législateur du XXIe siècle se doit d’assurer spécifiquement les salariés contre le risque d’atteinte à leur intégrité psychique. Pour cause : l’activité professionnelle des travailleurs ne se répercute plus seulement sur leur santé physique, il est acquis à présent qu’elle a également des répercussions sur la santé mentale*. Des rapports et des études l’attestent. Forte de ces enseignements, la représentation nationale a cherché à améliorer l’indemnisation des victimes d’accidents du travail et de maladies professionnelles. Une proposition de loi a été déposée en ce sens dans le courant de l’année 2011. Mais l’essai n’a pas été transformé. Il ne s’agirait pas de conclure pour autant que la partie est perdue. Le Code de la sécurité sociale est plein de virtualités potentielles. Au reste, la jurisprudence ne saurait jamais être figée.

En définissant l’accident du travail, le législateur a été désireux d’embrasser le plus largement les champs du possible. Pour ce faire, la notion d’accident est définie de la façon suivante : « est considéré comme un accident du travail, quelle qu’en soit la cause, l’accident survenu par le fait ou à l’occasion du travail à toute personne salariée ou travaillant, à quelque titre que ce soit ou en quelque lieu que ce soit […] ». L’article L. 411-1 du Code de la sécurité sociale abonde de signes et marqueurs d’extension. Sur l’invite de la loi, le juge pourrait, sans doute avec un brin d’audace, ordonner la réparation plus systématique de la lésion soufferte par le salarié victime de la réalisation d’un risque psychosocial. C’est que la distinction qui est proposée, en droit, entre l’accident du travail et la maladie professionnelle est, en fait, ténue à maints égards. Ce faisant, il serait tiré, en droit de la sécurité sociale, tous les enseignements de l’obligation
qui est faite, en droit du travail, à « l’employeur [de prendre] les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs » (art. L. 4121-1 du Code du travail).

(1) Article paru in Ph. Zawieja et F. Guarnieri, Dictionnaire des risques psychosociaux, v° Réparation – (compensation), éd. le Seuil, 2014 (JB)

N.b. Les mots assortis d’un astérisque sont autant d’entrées du Dictionnaires des risques psychosociaux précité lequel a été distingué par l’Académie des sciences morales et politiques (prix René-Joseph Laufer).

L’extension du préjudice d’anxiété

L’extension du préjudice d’anxiété ou les affres de la réparation des risques professionnels*

L’extension technique du préjudice d’anxiété, qui est des plus justes (1), est l’illustration typique d’une forme d’écriture du droit chaotique et déceptive, qui est donc des moins bonnes (2). Plus fondamentalement, elle donne à voir combien le droit est devenu par trop incertain, tant dans ses sources que dans ses idées ; partant, et relativement à la question posée, que le droit a sa part dans l’angoisse contemporaine (J.Carbonnier, Flexible droit. Pour une sociologie du droit sans rigueur, 8e éd., LGDJ, 1995, p. 181 s.).

1.- Il est à présent bien su par toutes les personnes intéressées que le régime de la compensation du préjudice d’anxiété a été réécrit par le juge. Dans sa formation la plus solennelle, la Cour de cassation décide d’admettre, « en application des règles de droit commun régissant l’obligation de sécurité de l’employeur, que le salarié qui justifie d’une exposition à l’amiante, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, peut agir contre son employeur, pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité, quand bien même il n’aurait pas travaillé dans l’un des établissements mentionnés à l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998 » (Cass., ass. plén., 5 avr. 2019, n° 1817.442, préc.). Et la chambre sociale d’étendre le domaine d’application de la règle nouvelle à tous les salariés à condition qu’ils justifient notamment d’une exposition à une substance nocive ou toxique quelle qu’elle soit (Cass. soc. 11 sept. 2019, n° 17-24.879, préc.).

De l’avis unanime des commentateurs, le droit positif est autrement mieux dit que par le passé. Cela étant, les quelques dommages-intérêts compensatoires qu’un salarié exposé pourra espérer obtenir à raison du préjudice d’anxiété ne sauraient jamais lui garantir la réparation intégrale des chefs de préjudice subis. Le marquage doctrinal de ces arrêts veut signifier au lecteur le revirement de jurisprudence. Il reste que le dispositif de couverture du risque inventé par le législateur et complété par le juge souffre toujours critique.

Exhorté à légiférer dans l’urgence en raison de la réalisation d’un risque de mort défiant les tables de la mortalité et la loi des grands nombres, tandis que pour mémoire cette crise de santé publique s’inscrivait dans une série de scandales sanitaires du même acabit, le législateur a cru pouvoir se contenter de répondre à une demande impérieuse de droit par une offre de quelques règles conjoncturelles paramétriques (où les affres de la législation en pointillés). Ce faisant, on ne vérifiait pas (ou pas assez) si l’article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 ne malmenait pas quelques principes juridiques systémiques ou droits et libertés fondamentaux, en l’occurrence le principe d’égalité devant la loi. Mais il eut été manifestement trop long de sacrifier à l’exercice : rétablissement de la paix sociale oblige. Or les règles assurant l’indemnisation des victimes de l’amiante et celles organisant la compensation du préjudice d’anxiété prouvent trop que le droit n’est pas bien dit lorsque théorie (la science juridique), technique (la règle de droit) et pratique (le fait) juridiques ne sont pas correctement articulées. Pour preuve : il aura fallu dans le cas particulier près de trente années à l’université, au palais et au cabinet pour parvenir à écrire un droit autrement plus pertinent à tous égards (qui n’est toutefois pas exempt de critiques).

Il faut bien voir que le législateur a créé un dispositif proprement exorbitant non seulement du droit social mais également du droit civil. C’est suffisamment rare pour être souligné. C’est dire combien la saisine du juge a été rendue hasardeuse. Aux termes de la loi, non seulement la victime tombée malade est fondée à obtenir des dommages-intérêts au-delà de ce que pourrait espérer un accidenté du travail, mais également au-delà de ce que serait fondé à demander un accidenté de droit commun (peu important les circonstances de l’accident).

L’article 53, I, de la loi n° 2000-1257 du 23 décembre 2000 dispose que les prestations indemnitaires servies par le fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante ont pour objet de réparer intégralement les préjudices subis. La victime ne saurait donc être mieux lotie à peine de méconnaître le principe. Le IV dudit article 53 autorise pourtant la majoration des indemnités aux fins de réparation des conséquences dommageables de la faute inexcusable commise par l’employeur. C’est dire, par prétérition, qu’il y a des réparations intégrales… plus intégrales que les autres. Et ce n’est là que la description d’un aspect du dispositif, celui qui se donne à contempler sans trop de difficulté. En affinant l’analyse, que constate-t-on ? Eh bien que législateur et juge ont contribué à laisser perdurer des années durant des discriminations en cascade et des indemnisations de façade. D’abord, le quantum de la réparation dite « intégrale » est déterminé par les administrateurs du fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante. L’expérience montre que lorsque l’ordonnateur de la dépense est le payeur, qu’il est juge et partie, les dommages et intérêts compensatoires sont comptés… Ensuite, il faut encore avoir à l’esprit que, tant que la maladie mortifère ne s’est pas déclarée, les travailleurs de l’amiante sont certes fondés à prendre leur retraite plus tôt mais en se voyant opposer une décote de leurs droits à pension.

Comment s’étonner dans ces conditions que les travailleurs exposés à l’amiante aient recherché un levier aux fins de majoration des dommages et intérêts compensatoires ? Et le juge social d’être alors des plus embarrassés par la demande des victimes en raison précisément du caractère proprement dérogatoire du régime légal d’indemnisation des victimes de l’amiante. En d’autres termes se sont entrechoqués cœur et raison, ou plutôt ordre et justice.

2.- Déférence gardée pour le législateur et l’ordre de la loi, la Cour de cassation s’est d’abord appliquée à canaliser très strictement les demandes en indemnisation du préjudice d’anxiété (qualifié alors de spécifique pour bien signifier son particularisme). Peu important que le cœur ait commandé la plus grande miséricorde, que la conscience collective ait demandé la consécration pour tout un chacun d’un droit subjectif à la réparation, la raison a consisté à prévenir la processivité dont on a craint qu’elle soit par trop débordante et des plus onéreuses. En bref, seuls les salariés de l’amiante ont été fondés à introduire une pareille action devant le juge du travail et encore à des conditions si strictes que seule une catégorie d’entre eux a été indemnisée. Les uns ont pu exciper la violation d’un droit subjectif opposable à la compensation de leur préjudice d’anxiété. Les autres ont été purement et simplement privés du droit d’agir. Les juges ont interdit à celles et ceux qui ont travaillé une vie durant au contact de l’amiante mais dans un établissement qui n’avait pas fait l’objet d’une inscription sur la fameuse liste établie par arrêté ministériel visée à l’article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 de rapporter la preuve du préjudice subi (exemple typique des sous-traitants). C’est pour ainsi dire inédit. Alors que, du point de vue du juge civil, toutes les victimes ont un droit égal à la réparation, que les règles du droit civil de la responsabilité n’autorisent aucune hiérarchisation des intérêts protégés (à la différence du droit allemand ou du droit italien par exemple), le juge social a estimé qu’une catégorie de travailleurs exposés à l’amiante n’avait aucun droit légitime juridiquement protégé. C’est dire combien la correction du droit positif est des plus remarquables. Il n’existe plus qu’un seul cas en droit français : celui qui interdit de se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance (CASF, art. L. 114-5, al. 1). En définitive, l’histoire de la compensation du préjudice d’anxiété n’aura été qu’un lent desserrement de l’étau normatif édicté par la loi et protégé un temps par le juge. L’extension de la réparation du préjudice d’anxiété à tous les travailleurs exposés à une substance nocive ou toxique en est la manifestation la plus récente.

Fallait-il qu’il en soit autrement ? Était-il légitime, dans le cas particulier, de demander qu’on sacrifiât l’ordre juridique sur l’autel de la justice ? Le doute est permis. Dans un État de droit, celui dans lequel le pouvoir est l’objet de séparations, il n’appartient pas au juge d’écrire la norme ex nihilo. Que ce dernier soit amené à l’interpréter pour arrêter la règle idoine dans un cas particulier est une chose. Mais qu’il soit fondé à réécrire purement et simplement la loi en est une autre. Or c’était bien le sens de l’exhortation décrite plus haut. D’aucuns soutiendront que c’est là une approche exagérément légicentriste et certainement révolue, que les faits sont têtus : il reste que la Cour de cassation a fait trop peu des années durant pour améliorer l’existant. Soit. Mais alors résistons le moment venu à la tentation de regretter que la cour régulatrice ait beaucoup trop fait ailleurs. Il n’est ni juste ni bon de soutenir tantôt que le juge s’est reconnu un pouvoir qui n’était pas le sien, tantôt de s’étonner qu’il ne se le soit pas accordé. L’injonction est par trop contradictoire. Certes, le droit prétorien est écrit collectivement par des hommes et des femmes rompus à l’exercice et pénétrés de l’esprit général des lois. Mais convenons que les règles qui sont réinterrogées par les chambres de la Cour de cassation ne sauraient jamais être confondues avec les normes qui sont édictées par les chambres parlementaires. Comment un juge pourrait-il valablement (sans aucune hésitation) contrarier la volonté de la représentation nationale et ordonner le paiement de dommages et intérêts compensatoires de telle sorte qu’une réparation intégrale soit garantie à toutes les victimes d’un risque professionnel ? Le législateur s’y refuse depuis plus de cent vingt ans (loi du 9 avr. 1898). Saisi de la conformité de la réparation forfaitaire dudit risque aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel ne s’est même pas cru autorisé à s’opposer frontalement au pouvoir législatif…

Il est bien su que ce sont les digues de la réparation forfaitaire des accidents du travail et des maladies professionnels que les salariés victimes et leurs conseils cherchent en définitive (et à juste raison) à faire céder. Les demandes itératives faites au juge de réparer le préjudice d’anxiété ne sont qu’un moyen parmi d’autres d’y parvenir, faute pour le législateur d’autoriser qu’on rehaussât la compensation du dommage corporel subi par les salariés victimes à la hauteur des dommages et intérêts que n’importe quel autre accidenté est fondé à demander.

Ne serait-ce pas en fin de compte des séparations du pouvoir dont il est question dans cette affaire ? Pour le dire autrement, ne serait-ce pas les sources du droit qu’il importerait de réinterroger à l’heure de se demander ce qu’il convient de penser de l’extension du préjudice d’anxiété ?

* Article paru à la revue de droit du travail Dalloz, 2019 (JB)

Le conseil juridique ébranlé par la nouvelle économie ?

Le conseil juridique est-il ébranlé ou non par la nouvelle économie ?* Telle est la question. Ou, pour le dire autrement : To be or not to be shaken that is the question ? Pour quelle raison ces quelques mots anglais ? Pour signifier que le conseil juridique 2.0, qui est en prise avec la nouvelle économie, celle du numérique, parle anglais. Il ne fait pas un rapport de synthèse à son client ou à son patron, il fait un reporting. Il ne passe pas un coup de téléphone, il a un call… Ces quelques emprunts à la langue de Shakespeare disent plus qu’il n’y paraît. C’est que cette langue est l’instrument de communication de larges domaines spécialisés des sciences et des techniques, de l’économie et des finances. Et puisque le colloque s’intéresse précisément aux défis du numérique (1), se demander pour quelle raison le conseil juridique serait ébranlé, c’est prononcer à un moment ou à un autre les mots « legaltech », « legal start-up », « legal process outsourcing », « machine learning », « e.lawyering » (entre autres inventions)… En bref ou last but not least (pour rester dans le ton), « business and disruption » – affaires et perturbations ou ébranlement.

La disruption est un anglicisme qui désigne le bouleversement d’un marché sur lequel les positions sont établies avec une stratégie inédite. C’est ce qu’il est courant de désigner par innovation de rupture. Cette innovation-là modifie un marché non pas avec un meilleur produit – c’est le rôle de l’innovation pure, écrit-on volontiers – mais en l’ouvrant au plus grand nombre. C’est cette histoire qu’ont commencé à écrire quelques ingénieux opérateurs économiques qui se sont positionnés sur le marché du droit (2). Et c’est une histoire qui intéresse au premier chef les conseils juridiques, les avocats en particulier. Pour cause : il a été prédit que « l’effet disruptif de l’intelligence artificielle [engendrerait] la fin du monopole des avocats » (3). C’est somme toute aller un peu vite en besogne. La fin du monde réglementé du conseil juridique par le feu de l’innovation tous azimuts n’a pas encore sonné. Ce n’est toutefois pas à dire qu’il ne sonnera pas. Car des mesures d’allégement réglementaire ont été prises ces dernières années (4).

Le service rendu par les hommes et les femmes de l’art, peu important leur titre ou leur qualité dans le cas particulier, est considéré par trop onéreux. Le montant des honoraires facturés est montré du doigt. On dit qu’il participe d’une augmentation des prix, de l’obtention de revenus élevés, de la réalisation de surprofits. On crie haro sur la réglementation professionnelle. La normalisation de l’activité de conseil juridique créerait des barrières à l’entrée du marché. L’obligation de recourir à un auxiliaire de justice ou bien de requérir le ministère d’un officier public ministériel augmenterait artificiellement la demande (5). En bref, les conseils juridiques ont ressenti un grand trouble dans la Force. Et la guerre des étoiles montantes du numérique de faire rage. C’est que les nouvelles technologies, qui sont des facilitateurs et des accélérateurs, ont ouvert la porte à tous les possibles (6) ! Les juristes, à tout le moins celles et ceux qui en doutaient encore, sont assurément entrés dans l’ère du dumping.

Dumping. Dans la nouvelle économie numérique, celle de la start-up nation (7), le droit n’est plus l’apanage des juristes. L’exercice du conseil juridique est désormais l’affaire d’une multitude de firmes (bandes ?) organisées (8) dont le capital social n’est du reste pas nécessairement détenu par des professionnels du droit. Un pareil changement de paradigme est proprement renversant. On ne saurait donc mieux dire que le conseil juridique est ébranlé par la nouvelle économie.

Mais, une fois encore, il serait aventureux de jouer les Cassandre. Autant le dire tout de suite, l’« ubérisation » du marché du conseil juridique ne sera pas (9). Le droit est un objet du commerce juridique par trop complexe pour être tout entier ramassé en un système binaire « si alors ». Le système juridique n’a pas vocation à être absolument gouverné par les nombres (10). Cela étant, les entreprises innovantes ont apporté la preuve que la production du droit pouvait être notablement améliorée sous certaines conditions.

Amélioration. Les professionnels du droit, qui ont été saisis par la nouvelle économie, n’ont pas manqué d’apporter leur pierre à la transformation numérique. Dans le même temps, l’investissement dans l’économie de la connaissance sur le sujet a été entamé : organisation d’un forum du numérique par l’école des avocats du nord-ouest, financement d’un programme d’incubation dédiée aux legalstarts par le barreau de Paris(11), création du site de mise en relations www.avocats.fr, constitution d’une association d’avocats legal startupers (Avotech), habilitation de formations universitaires (par ex., Paris 2 : DU Transformation numérique du droit et legaltech. Caen, Reims : M2 Droit du numérique).

Pour le dire autrement, le conseil juridique a certes été questionné par la nouvelle économie (I). Ce qui était inévitable. Mais l’important au fond c’est que le conseil juridique a été repensé par la nouvelle économie (II). C’était prévisible.

I – Le conseil juridique questionné par la nouvelle économie

Efficience ? En première intention, l’observateur est saisi par ce questionnement soudain du conseil juridique par la nouvelle économie. La lecture des quelques études publiées sur le droit à l’ère du numérique objective la surprise des opérateurs positionnés de longue date sur le marché, par une suite d’héritages sans discontinuité ni perdition. L’aptitude du conseil juridique à fournir le meilleur rendement est pourtant attestée. La capacité des juristes à maximiser l’allocation des ressources n’est pas douteuse. Et voilà que l’Ordre des avocats et le Conseil national des barreaux (CNB) en sont réduits à intenter des actions en concurrence parasitaire contre quelques legal start-up qui ont le vent en poupe (12). En bref, les hommes de l’art n’ont pas été en mesure de prévenir (correctement) le risque… algorithmique et toutes ses incidences(13) ! Non seulement l’homme de droit a été saisi par le marché (A), mais l’art de faire du droit a été troublé par la science (B).

A – L’homme (de droit) saisi par le marché

Réglementation du conseil juridique (14) a fait croire à l’homme et à la femme de droit que leur positionnement sur le marché ne serait pas discuté, à tout le moins pas plus que d’ordinaire. Mauvaise inspiration s’il en est. La puissance du web, dont on a fêté les trente ans en mars 2019, a autorisé les consommateurs et les concurrents à les détromper.

1 – Les consommateurs

Barrières. L’accès aux règles juridiques ne s’impose pas avec évidence. Des barrières empêchent nombre de clients de « consommer » simplement du droit. Les empêchements sont de plusieurs ordres. Un premier obstacle est d’ordre matériel. Il a trait au prix. Ce n’est toutefois pas à dire qu’aucun effort n’ait été fait à l’intention de nos concitoyens les moins bien lotis : aide juridictionnelle, maison de la justice et du droit, cliniques juridiques… L’empêchement est aussi de nature intellectuelle. Il faut bien voir que nos concitoyens sont très souvent dans l’incapacité de formuler leur(s) besoin(s) de droit(s). Ce n’est pas à dire non plus qu’ils n’ont pas l’intuition de l’existence de telle ou telle règle ou le sentiment de la violation de tel ou tel droit subjectif. Il reste que, dans l’ensemble, très peu sont en situation de prendre aussitôt attache avec un avocat-conseil. Or, à mesure que le temps passe, les difficultés rencontrées peuvent aller crescendo. L’homme et la femme de l’art sont alors priés de démêler des situations parfois inextricables. Les honoraires de diligence étant déterminés en conséquence, ils sont un frein à la consultation.

L’empêchement est en outre psychologique. La sophistication d’un cabinet, la langue qu’on y parle, les tenues qu’on y porte, le tout peut, à tort ou à raison, faire écran. Enfin, la nécessité qu’il faille réclamer à son employeur un jour de congé pour se rendre chez un avocat complique un peu plus encore les démarches à entreprendre et les rend vaines lorsque le problème rencontré prête a priori à peu de conséquences. Que reste-t-il au consommateur-justiciable en demande ? Eh bien Internet.

Internet. Quelques mots tapés dans l’un des plus puissants moteurs de recherche jamais inventés et du droit est dit. C’est très commode. Une question demeure pourtant. Est-ce bien dit ? On peut en douter. Soit la généralité de l’information rend vaine l’application de la règle de droit au cas particulier. Soit l’information juridique est absconse et le consommateur 2.0 ne comprend rien du tout. Le constat n’est pas nouveau. Preuve est rapportée, dira-t-on, qu’on ne saurait faire l’économie d’un conseil juridique. Il existe pourtant un facteur qui impose, nous semble-t-il, djusue réécrire pour partie l’histoire du marché du conseil juridique. Il a trait au désir de consommer.

Consommation. Alors que tout est à peu près dans le commerce juridique, qu’on peut presque tout acheter en ligne, le droit ne peut l’être ou bien alors de façon bien moins satisfaisante. Il ne s’agit pas de disserter sur les heurts et malheurs d’une pareille offre mais de prendre la mesure de ce qui est en train de se passer. La demande de droit(s) va crescendo. Pour preuve, quelques commerçants bien inspirés ont commencé à satisfaire ce besoin exprimé par les consommateurs-justiciables. Depuis, les concurrents se sont positionnés.

2 – Les concurrents

Les sites Internet d’information et d’intermédiation dédiés se développent(15). Rien ne devrait empêcher ces opérateurs économiques concurrents de continuer sur leur lancée. C’est que l’esprit comme la nature a horreur du vide.

Vide. C’est très précisément ce qui a été comblé par de jeunes entreprises innovantes, les fameuses legaltech. La concurrence a su tirer le meilleur profit de la transformation numérique. Les nouveaux entrants sur le marché du conseil juridique, ceux qu’on qualifie parfois de disruptifs, se sont d’abord concentrés sur les segments du marché négligés par les firmes d’ores et déjà positionnées. On peut raisonnablement s’attendre à ce que les segments de marché occupés soient visés. Cèderont-ils ? Je n’en sais rien. Tout dépendra du niveau auquel le législateur aura placé le curseur de la (dé)réglementation de l’activité.

Ce qu’on peut dire, en revanche, c’est que les concurrents se sont positionnés à la manière de médias, d’intermédiaires, à tout le moins pour l’instant, et qu’ils sont tout à fait rompus à l’expérience client (c’est-à-dire la problématique des interactions entre une personne et un objet).

La lumière a été donnée au consommateur-justiciable : non seulement le droit a été révélé mais le conseil juridique a été montré pendant que l’accès au juge a été facilité. Le tout à titre gratuit ou presque, en quelques clics au pire et avec une facilité déconcertante. Et la Cour de cassation de donner tout récemment son onction au procédé.

Onction. À la question posée par l’Ordre des avocats et le CNB de savoir si l’activité de la société commerciale demanderjustice.com ne constituait pas une forme d’exercice illicite de la profession d’avocat, la Chambre criminelle a répondu par la négative (16) pendant que le juge de première instance estimait pour sa part qu’il y avait là une aide automatisée offerte aux justiciables pour l’accomplissement des actes de procédure (17).

C’est cela l’innovation de rupture. Jamais une telle impression sur le marché du droit n’avait été constatée par les hommes et les femmes de droit. Indiscutablement, la science a troublé l’art de faire du droit.

B – L’art (de faire du droit) troublé par la science

En quoi la science, particulièrement les nouvelles technologies de l’information et de la communication ont-elles troublé l’art de faire du droit ? Eh bien en donnant la possibilité d’industrialiser le conseil juridique (1) et, par voie de conséquence, en offrant celle de monétiser tout conseil juridique (2).

1 – L’industrialisation

Production. Le conseil juridique est une création de l’esprit empreinte d’une certaine originalité. Sa nature complique voire interdit tout remploi. Le système de production est par voie de conséquence artisanal. La standardisation du conseil et des procédures n’est pas absolument empêchée. Simplement, les hausses de productivité qui peuvent être espérées (en temps comme en argent) sont sans commune mesure avec une production de type industriel. Or, c’est très précisément la promesse qui est faite par les legal start-up : industrialisation des processus, facilitation des conseils, optimisation des coûts, augmentation des marges et, par voie de conséquence, extension de la zone de chalandise.

Facilitation. Les facilités proposées par les algorithmes sont de tous ordres(18). Si l’on devait les catégoriser, on pourrait dire que les premiers renseignent les demandes de conseils en droit, que les deuxièmes discriminent les professionnels du droit(19), que les troisièmes arbitrent les moyens de droit. Et tous de satisfaire le consommateur de conseils juridiques à des degrés divers. À titre d’exemple, la technologie la plus avancée permettrait à tout un chacun de prédire les chances de succès d’un procès. En revanche, il n’est pas encore question de généraliser la « justice algorithmique » (20), c’est-à-dire une justice qui serait rendue par des robots (21). Une fois encore, ce n’est pas dire qu’elle n’existe pas. Le traitement automatisé des infractions de la route l’atteste. Ce dernier cas mis à part, pour l’heure, c’est au mieux de justice, de défense et de conseil assistés par ordinateur (22) dont il est question et non de droit dit par un ordinateur (23). C’est déjà beaucoup car les algorithmes d’aide à la décision (24) ont donné l’occasion à tous les opérateurs de monétiser n’importe quel conseil juridique.

2 – La monétisation

Prospect. Il y a peu de temps encore, le conseil était matériellement empêché de satisfaire n’importe quelle demande de droit à peine de mettre possiblement en péril sa structure d’exercice professionnelle. L’explosion quantitative de la donnée numérique a permis l’apparition de nouvelles offres de service susceptibles de contenter n’importe quelle demande de droit et de monétiser n’importe quel conseil. En bref, les legal start-up sont de nature à apporter aux avocats (entre autres prestataires de conseils juridiques) une clientèle qui leur échappe (25).

Désormais, les professionnels du droit rivalisent de stratégies digitales (comme on dit) pour apprivoiser la machine et les problématiques dont ils ont été saisis. Et c’est parce que le conseil juridique a été questionné par la nouvelle économie, qu’il a été depuis lors repensé.

II – Le conseil juridique repensé par la nouvelle économie

Mutation anthropologique. Annoncer que le conseil juridique a été repensé par la nouvelle économie, c’est signifier que la donne a été notablement changée, qu’il se pourrait même qu’on ait assisté à une mutation anthropologique des opérateurs (26). Non seulement les façons de faire du droit ont été modifiées, mais les hommes et les femmes de droit se sont réinventés. Pour le dire autrement, l’histoire de l’art de faire du droit a été réécrite (A) tandis que l’homme de l’art a été augmenté (B).

A – L’histoire de l’art réécrite

Psychologie de l’exemple. La réorganisation remarquable du marché du conseil juridique et des structures d’exercice professionnel a entraîné une réécriture remarquable de l’histoire (de faire) du droit. En bref, le droit n’a plus vocation à être révélé tout à fait de la même manière. Les pratiques qui ont cours dans quelques firmes pointues seulement devraient vraisemblablement faire tache d’huile et se rencontrer plus volontiers, à savoir la discrimination des questions de droit (1) et l’externalisation des réponses juridiques (2).

1 – La discrimination des questions de droit

Repositionnement. Le juriste d’entreprise du XXIe siècle ou le cabinet 2.0 est très vivement incité à discriminer les questions de droit dont il est saisi : économie de la firme et digitalisation de l’entreprise obligent. D’aucuns objecteront, à raison, que c’est monnaie courante. Il faut bien voir toutefois que les raisons de procéder ont changé. La différenciation ne trouve plus (ou plus seulement) sa cause dans la formation des apprentis juristes et des élèves avocats auxquels il importe de confier des questions dont la difficulté va crescendo à mesure que l’expérience métier augmente. Elle trouve sa raison d’être dans le repositionnement de la firme sur les questions complexes à plus forte valeur ajoutée. Au fond, à tort ou à raison, c’est de modèle de développement dont il s’agit.

Modèle de développement. Si l’on en croit l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), la recherche d’une segmentation poussée des activités serait l’un des piliers de l’innovation. Quelle est l’idée ? Celle qu’en découpant la production d’une prestation en un maximum d’éléments distincts, on permet de réaliser chaque élément de la manière la moins coûteuse et donc de faire jouer la concurrence par les prix (27). C’est une façon de voir les choses… qui consiste à externaliser par voie de conséquence nombre de réponses juridiques.

2 – L’externalisation des réponses juridiques

Source. L’externalisation des réponses juridiques, qui tend à se développer en France, est un procédé bien connu des pays angloaméricains qui consiste tantôt à sous-traiter la prestation tantôt à sous-traiter le service. Et ce toutes les fois que la prestation juridique est à faible valeur ajoutée (qu’il s’agisse de prestations élémentaires, récurrentes, volumineuses). Un mot désigne le procédé : legal process outsourcing (28).

Legal process outsourcing. Pour résumer, l’outsourcing se décline en deux propositions principales : l’offshoring et le onshoring. L’offshoring consiste à interroger une firme implantée à l’étranger dans un pays où le coût du travail est faible (ex. cabinet Kalexius) (29). Le onshoring consiste à interroger une firme implantée en France dans une ville où les coûts de production sont moindres. C’est un dispositif qui donne à penser (30). Ce n’est pas le seul du reste (31).

Le marché des services juridiques alternatifs. Ce marché propose à toute entreprise intéressée la collaboration à temps plein d’un avocat dans ses propres locaux. Aucun mystère sur le sujet, c’est purement et simplement du détachement…d’avocats. Quant à l’inspiration, elle est toute trouvée. On la doit aux cabinets d’audit et de conseils aux entreprises. Business model que s’est contenté de dupliquer avec beaucoup d’ingéniosité un ancien cadre de chez CapGemini (32), leader dans l’outsourcing numérique.

Que penser définitivement de cette réécriture de l’histoire de l’art juridique que je viens de dépeindre à grands traits ? Je ne doute pas que l’auditoire saura m’aider à y voir plus clair. Ce qui paraît plus certain en revanche, c’est qu’en répondant aux défis du numérique, l’homme de l’art est ressorti augmenté.

B – L’homme de l’art augmenté

Exosquelette. La profusion des legal start-up et l’amplification de l’outsourcing ont très certainement contribué à augmenter l’homme et la femme de l’art. Cela étant, l’expertise d’un conseil juridique n’est absolument pas substituable. À titre personnel, je pense que le professionnel du droit formé dans une faculté de droit plusieurs années durant ne sera pas remplacé. Car le droit n’est pas une collection de règles éparses qu’il suffirait de transformer en 0 et en 1 pour, chose faite, se contenter d’ordonner à une machine de révéler, conseiller, voire juger. Il y a un travail de façon de la matière juridique et une part de mystère dans la réalisation du droit que seul l’homme de l’art rompu à l’exercice peut approcher justement et utilement. Cela étant, les blocs de règles juridiques sont désormais si nombreux et intriqués pendant que la masse de demandes de droit est devenue tellement importante et pressante que l’homme et la femme de l’art gagneront sans aucun doute à maîtriser les nouvelles machines et à pratiquer leurs puissants algorithmes. C’est en d’autres termes accepter de se doter d’un exosquelette.

Il a été rappelé qu’il existe deux formes d’innovation : « celle de continuité ou incrémentale, qui vise à améliorer un produit existant ou satisfaire sa clientèle, et celle de rupture dont l’objet est d’inventer un nouveau produit. C’est au fond la différence entre l’évolution et la révolution ; certaines entreprises (les traditionnelles) cherchent à faire mieux tandis que d’autres (les numériques) ambitionnent de faire différemment » (33). C’est au fond de destruction créatrice dont il est question (Shumpeter)… Une question demeure : To be or not to be a start-up nation : that is the question (34) ?

Notes :

* Article paru à la revue Dalloz IP/IT 2019.655 (JB)

(1) Voy, aussi, J.-B. Auby, Le droit administratif face aux défis du numérique, AJDA 2018. 835.

(2) Sur la marchéisation de la justice, L. Cadiet, L’accès à la justice, D. 2017. 522, n° 15 ; Ordre concurrentiel et justice, in L’ordre concurrentiel, Mélanges Antoine Pirovano, éd. Frison-Roche, 2004, p. 109.

(3) J. McGinnis & R. Pearce, The Great Disruption, The disruptive effect of machine intelligence will trigger the end of lawyer’s monopoly, Fordham Law Review, vol. 82, 2014, p. 3065, cités par F. G’Sell, Professions juridiques et judiciaires – impact des innovations de rupture sur le marché des services juridiques : l’OCDE s’interroge, JCP 2016. 445.

(4) B. Deffains, Loi Macron : faut-il opposer modèle professionnel et modèle concurrentiel ?, JCP N 2015. 150.

(5) J. Deffains, op. cit., n° 11.

(6) F. Douet, Fiscalité 2.0. – Fiscalité du numérique, 2e éd., LexisNexis, 2018, p. 1.

(7) N. Collin, Qu’est-ce qu’une « start-up nation » ?, L’Obs, chron., 2018.

(8) M. Blanchard, La révolution du marché du droit. Les nouveaux acteurs du droit, Cah. dr. entr. 5/2018, dossier 15.

(9) S. Smatt et L. Blanc, Les avocats doivent-ils craindre l’« ubérisation » du droit ?, JCP 2015. 1017. R. Amaro, L’ubérisation desprofessions du droit face à l’essor des legaltech, in Dossier L’ubérisation : l’appréhension par le droit d’un phénomène numérique, Dalloz IP/IT 2017. 161.

(10) A. Supiot, La Gouvernance par les nombres, Fayard, 2015.

(11) https://bit.ly/379kk9V.

(12) www.saisirprud’hommes.com et www.demanderjustice.com. Sur la notion, L. Vogel, Traité de droit économique, Droit de la concurrence, Droit français, t. 1, 2e éd., Bruylant, 2018, nos 538 s.

(13) L. Godefroy, Le code algorithmique au service du droit, D. 2018. 734.

(14) Loi n° 71-1130 du 31 déc. 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques, art. 54.

(15) Voy., par ex., www.litiges.fr ou www.demanderjustice.com.

(16) Cass. crim., 21 mars 2017, n° 16-82.437, inédit, D. 2018. 87, obs. T. Wickers ; D. avocats 2017. 148, obs. M. Bénichou ; Légipresse 2017. 175 et les obs. (confirmation Paris, ch. 5-12, 21 mars 2016).

(17) TGI Paris, 13 mars 2014, n° 13248000496, D. 2015. 35, obs. T. Wickers ; JCP 2014. 578, note C. Bléry et J.-P. Teboul.

(18) Dossier, Le droit saisi par les algorithmes, Dalloz IP/IT 2017. 494.

(19) Une discrimination passive consisterait à orienter le consommateur-justiciable vers un conseil juridique au vu du problème de droit formulé. C’est l’objet de quelques sites Internet, notamment de www.avocats.fr. Une discrimination active consisterait à proposer au consommateur-justiciable un comparateur de conseils juridiques au vu des expériences clients renseignées. V. sur cette dernière tentative, F. G’Sell, Les comparateurs d’avocats sont-ils illicites. De l’application de la déontologie de la profession d’avocat au-delà de la profession, JCP 2016. 4. Cmp. Les comparateurs d’avocats en ligne licites à condition de respecter le droit des consommateurs, JCP 2018. 1399, veille.

(20) B. Barraud, Avocats et magistrats à l’ère des algorithmes : modernisation ou gadgétisation de la justice ?, Revue pratique de laprospective et de l’innovation, oct. 2017, dossier 11, n° 4.

(21) F. Rouvière, Le raisonnement par algorithmes : le fantasme du juge-robot, RTD civ. 2018. 530.

(22) F. Barraud, préc.

(23) S. Chassagnard-Pinet, Les usages des algorithmes en droit : prédire ou dire le droit ?, Dalloz IP/IT 2017. 495. Y. Gaudemet, La justice à l’heure des algorithmes, RD publ. 2018. 651. A. Garapon, La legaltech : une chance ou une menace pour les professions du droit ?, LPA 18 sept. 2017, p. 4 (entretien).

(24) S.-M. Ferrié, Les algorithmes à l’épreuve du droit au procès équitable, Procédures 2018. Étude 4.

(25) L. Neuer, Avocatus numericus, modes d’emploi. Enquête. JCP 2017. 1079.

(26) N. Fricero, Plaidoyer pour un procès civil disruptif et pour une mutation anthropologique des acteurs judiciaires. À propos du rapportde l’Institut Montaigne « Justice : faites entrer le numérique », JCP 2017. 1305.

(27) OCDE, Protecting and promoting competition in response to disruptive innovations in legal services, DAF/COMP/WP2(2016)1, 9 mars 2016, § 13. Rapp. cité par M. Blanchard in La révolution du marché du droit. Les nouveaux acteurs du droit, préc. note 8.

(28) Sur la défense de la localisation de l’activité juridique dans le Grand Paris, H. Bouthinon-Dumas et B. Deffains, La place juridique deParis, D. 2019. 29.

(29) Le nearshoring est une variante qui consiste à délocaliser le traitement de la question dans un pays certes étranger mais qui est facilement accessible et qui entretient une proximité culturelle avec le donneur d’ordres.

(30) L. Carnerie, Legaltechs : les professions réglementées mettent en avant leurs avantages concurrentiels, Gaz. Pal. 10 juill. 2017, p. 5.

(31) A. Coignac, Externalisation des prestations juridiques et services juridiques alternatifs. Une réorganisation du marché. Enquête, JCP2017. 335.

(32) A. Coignac, préc. V., plus particulièrement, le témoignage de S. Lefer, fondateur d’Oxygen+.

(33) F. Luzzu, Le notaire 2.0 ou comment éviter l’ubérisation du notariat, JCP N 2015. 1195, spéc. n° 35).

(34) E. Macron, Salon VivaTech 2017, discours, https://bit.ly/356oQnP) !

Les troubles de voisinage: régime juridique

==> Éléments de contexte

Aux côtés de la théorie de l’abus de droit, la jurisprudence a construit la théorie de l’excès de droit de propriété aux fins d’appréhender ce que l’on appelle les troubles de voisinage.

La situation de voisinage comporte généralement des inconvénients. Certains comportements peuvent excéder ces inconvénients normaux, sans toutefois être constitutifs d’une faute au sens de l’article 1240 du Code civil.

Aussi, Geneviève Viney et Patrice Jourdain ont-ils pu écrire que « les inconvénients liés au voisinage doivent être supportés jusqu’à une certaine limite, parce qu’ils sont inhérents à la vie en société ; au-delà de ce seuil, la responsabilité sera engagée, même en l’absence de faute de l’auteur, parce que la gêne devient intolérable et ne peut plus être justifiée par des relations de voisinage ».

Au nombre de ces troubles qui sont de nature à menacer la paix sociale entre voisins, on compte les bruits, les odeurs malsaines, les fumées délétères d’usine, les aboiements de chien, le plancher qui craque, les ébranlements, les poussières de chantier, la réduction de l’ensoleillement etc.

La difficulté ici est donc d’appréhender des troubles de voisinage susceptibles de causer un dommage à autrui sans pour autant que l’on puisse reprocher une quelconque faute à leur auteur.

==> Fondements

Plusieurs fondements ont été envisagés par la jurisprudence et la doctrine pour reconnaître à la victime de troubles de voisinage un droit à réparation du préjudice subi.

  • La théorie de l’abus de droit
    • Dans un premier temps, la jurisprudence s’est saisie de la question des troubles de voisinage en recourant à la théorie d’abus de droit.
    • C’est ainsi que dans l’arrêt Clément-Bayard, la Cour de cassation a été en mesure de valider la condamnation d’un propriétaire qui avait érigé des tiges en fer à la lisière de son terrain dans l’unique but de nuire à son voisin en ce que cela compliquait considérablement les manœuvres qu’il devait effectuer pour entreposer son ballon dirigeable dans son hangar ( req. 3 août 1915).
    • Bien que novatrice, l’inconvénient de la solution dégagée par la Cour de cassation, est que pour sanctionner les troubles de voisinage, cela suppose, pour la victime, d’établir la volonté de nuire du propriétaire.
    • Or cette intention de nuire n’existe pas toujours.
    • Bien au contraire, le plus souvent les troubles sont causés sans volonté du propriétaire de porter atteinte à la quiétude de son voisin.
    • Les limites de la théorie de l’abus de droit se sont ainsi très vite révélées à la jurisprudence qui a été contrainte d’envisager un autre fondement.

Clément-Bayard
(Cass. req. 3 août 1915)
Sur le moyen de pourvoi pris de la violation des articles 544 et suivants, 552 et suivants du code civil, des règles du droit de propriété et plus spécialement du droit de clore, violation par fausse application des articles 1388 et suivants du code civil, violation de l'article 7 de la loi du 20 avril 1810, défaut de motifs et de base légale.

Attendu qu'il ressort de l'arrêt attaqué que Coquerel a installé sur son terrain attenant à celui de Clément-Bayard, des carcasses en bois de seize mètres de hauteur surmontées de tiges de fer pointues ; que le dispositif ne présentait pour l'exploitation du terrain de Coquerel aucune utilité et n'avait été érigée que dans l'unique but de nuire à Clément-Bayard, sans d'ailleurs, à la hauteur à laquelle il avait été élevé, constituer au sens de l'article 647 du code civil, la clôture que le propriétaire est autorisé à construire pour la protection de ses intérêts légitimes ; que, dans cette situation des faits, l'arrêt a pu apprécier qu'il y avait eu par Coquerel abus de son droit et, d'une part, le condamner à la réparation du dommage causé à un ballon dirigeable de Clément-Bayard, d'autre part, ordonner l'enlèvement des tiges de fer surmontant les carcasses en bois.

Attendu que, sans contradiction, l'arrêt a pu refuser la destruction du surplus du dispositif dont la suppression était également réclamée, par le motif qu'il n'était pas démontré que ce dispositif eût jusqu'à présent causé du dommage à Clément-Bayard et dût nécessairement lui en causer dans l'avenir.

Attendu que l'arrêt trouve une base légale dans ces constatations ; que, dûment motivé, il n'a point, en statuant ainsi qu'il l'a fait, violé ou faussement appliqué les règles de droit ou les textes visés au moyen.

Par ces motifs, rejette la requête, condamne le demandeur à l'amende.

  • Responsabilité civile
    • Afin de fonder la théorie des troubles du voisinage, la jurisprudence a cherché à la rattacher à la responsabilité civile et plus précisément sur l’article 1382 du Code civil (nouvellement 1240).
    • C’est ainsi que, dans un arrêt du 27 novembre 1844, elle a été amenée à se prononcer sur un inconvénient résultant de la fumée, qui, de l’établissement du demandeur, de la cheminée de la forge d’ajustement et de la cheminée à vapeur, se répandait sur les propriétés des défendeurs ( civ. 27 nov. 1844).
    • À cet égard, elle considère dans cette décision, au visa des articles 544 et 1382 du Code civil, que « si d’un côté, on ne peut méconnaître que le bruit causé par une usine, lorsqu’il est porté à un degré insupportable pour les propriétés voisines, ne soit une cause légitime d’indemnité; d’un autre côté, on ne peut considérer toute espèce de bruit causé par l’exercice d’une industrie comme constituant le dommage qui peut donner lieu à une indemnité».
    • Elle nuance néanmoins son propos en fin d’arrêt, en précisant que, au cas particulier, la Cour d’appel avait « exagéré l’application de l’article 1382 du Code civil».
    • Ainsi la Cour de cassation déconnecte ici la faute du trouble qui se suffit à lui seul pour donner droit à indemnisation.

Cass. civ. 27 nov. 1844
En ce qui concerne la partie du dispositif de l’arrêt attaqué, relative à l’inconvénient résultant de la fumée, qui, de l’établissement du demandeur, de la cheminée de la forge d’ajustement et de la cheminée à vapeur, se répand sur les propriétés des défendeurs;

Attendu que cet arrêt, en déclarant qu’il était possible, sans nuire aux droits légitimes de Derosne, d’éviter cette espèce de dommage, moyennant certaines précautions, et en condamnant Derosne à des dommages-intérêts pour ne les avoir pas prises, n’a violé ni faussement appliqué les lois de la matière, et en a fait, au contraire, une juste application;

Rejette le pourvoi quant à ce; Mais, en ce qui concerne le surplus de l’arrêt :

Vu les articles 544 et 1382 du Code civil;

Attendu que, si d’un côté, on ne peut méconnaître que le bruit causé par une usine, lorsqu’il est porté à un degré insupportable pour les propriétés voisines, ne soit une cause légitime d’indemnité; d’un autre côté, on ne peut considérer toute espèce de bruit causé par l’exercice d’une industrie comme constituant le dommage qui peut donner lieu à une indemnité;

Attendu que l’arrêt attaqué s’est, il est vrai, expliqué sur les causes et l’intensité du bruit provenant de l’usine du demandeur; mais que, tout en déclarant que ce bruit était préjudiciable aux propriétés voisines, il n’a point déclaré qu’il fut, d’une manière continue, porté à un degré qui excédât la mesure des obligations ordinaires du voisinage;

Que même, l’arrêt attaqué, en réglant à l’avance une indemnité pour les préjudices futurs, a prévu les cas où les dommages éprouvés seront aggravés ou atténués par l’exploitation future; ce qui ne peut s’entendre, quant à ce, que de l’augmentation ou de la diminution du bruit causé par ladite exploitation, et qu’il n’a considéré l’indemnité comme devant entièrement cesser, que si tout dommage venait à disparaître, sans indiquer à quelle limite l’incommodité, résultant du bruit, cesse d’avoir la gravité suffisante pour constituer le dommage dont la loi autorise la réparation : d’où il suit qu’il a exagéré l’application de l’article 1382 du Code civil, et a, par suite, violé cet article et l’article 544 du même code;

Casse en cette partie.

  • Dépassement des inconvénients normaux du voisinage
    • Dans les décisions qui suivirent, la Cour de cassation précisa sa position, en se détachant de l’article 1382 du Code civil, en jugeant que l’auteur du trouble qui a causé un dommage dépasse les inconvénients normaux du voisinage, soit les limites ordinaires de son droit (V. en en ce sens req., 3 janv. 1887)
    • Dans un arrêt du 24 mars 1966, la deuxième chambre civile a jugé en ce sens que « l’exercice même légitime du droit de propriété devient générateur de responsabilité quand le trouble qui en résulte pour autrui dépasse la mesure des obligations ordinaires du voisinage» ( 2e civ. 24 mars 1966, n°64-10737).
    • Dans un arrêt du 3 janvier 1969 la troisième Chambre civile a, quant à elle, estimé que « le droit pour [un propriétaire] de jouir de sa chose de la manière la plus absolue, sauf usage prohibé par la loi ou les règlements, est limité par l’obligation qu’il a de ne causer aucun dommage à la propriété d’autrui, dépassant les inconvénients normaux du voisinage» ( 3e civ. 3 janv. 1969)
    • Il ressort des décisions ainsi rendues par la Cour de cassation que la notion de faute cède sous la caractérisation du « dépassement des inconvénients normaux de voisinage».
    • À l’analyse, ces décisions annoncent un glissement du fondement de la responsabilité civile vers une théorie autonome des troubles de voisinage
    • Certains auteurs ont justifié cette position adoptée par la jurisprudence en convoquant la théorie du risque selon laquelle celui qui crée un risque qui est susceptible de causer un préjudice à autrui, engage sa responsabilité si ce risque se réalise.
    • L’approche est néanmoins ici excessive, car elle suggère que le propriétaire serait tenu de réparer tous les dommages causés par les troubles ce sans considération d’anormalité
  • L’autonomisation de la théorie des troubles de voisinage
    • Animée par la volonté de reconnaître un droit à l’indemnisation aux victimes de troubles de voisinage en s’affranchissant de l’exigence de caractérisation de la faute, la jurisprudence en a tiré toutes les conséquences en faisant de la théorie des troubles de voisinage un régime de responsabilité autonome.
    • Cet affranchissement de la théorie des troubles de voisinage par rapport à la responsabilité civile, fondée sur la faute, s’est traduit par la consécration d’un principe général dégagé par la jurisprudence selon lequel « nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage».
    • Tandis que deux arrêts rendus en date du 14 février 1971 étaient annonciateurs de cette consécration ( 3e civ., 4 févr. 1971, n°69-14.964), c’est dans un arrêt du 19 novembre 1986 que le principe général a formellement été énoncé pour la première fois (Cass. 2e civ. 19 nov. 1986, n°84-16379).
    • Il était question dans cet arrêt d’indemniser la victime de bruits et d’odeurs d’un compresseur installé dans la cave d’une boulangerie.

Cass. 2e civ. 19 nov. 1986
Sur le premier moyen, pris en sa première branche :

Vu le principe suivant lequel nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage ;

Attendu, selon l'arrêt attaqué, que les époux X... habitant dans l'immeuble contigu à la boulangerie exploitée par M. Y... se plaignant des bruits et odeurs en émanant ont assigné celui-ci en réparation du dommage qui leur aurait été ainsi causé par des troubles anormaux de voisinage ;

Attendu que l'arrêt ayant constaté que le bruit provenant d'un compresseur installé dans la cave était doux et régulier, a ordonné cependant l'isolation de ce compresseur et la pose d'un capot de protection au motif que M. Y... l'avait fait pour un autre compresseur ;

Qu'en se déterminant ainsi la cour d'appel, qui n'a pas déduit les conséquences de ses propres constatations, a violé le principe susvisé ;

Depuis lors, la jurisprudence est constante (V. en ce sens Cass. 3e civ., 13 avr. 2005, n° 03-20575). Aussi, c’est désormais au seul visa de ce principe qu’une cassation peut, le cas échéant, intervenir (V. en ce sens Cass. 2e civ. 28 juin 1995, n°93-12681).

À cet égard, il a été jugé que cette solution jurisprudentielle ne constituait pas une atteinte disproportionnée au droit de propriété tel que protégé par la Convention européenne des droits de l’homme (Cass. 2e Civ., 23 octobre 2003, n° 02-16303).

I) Les conditions de mise en œuvre de la responsabilité pour troubles anormaux de voisinage

A) Les conditions tenant à l’existence de troubles de voisinage

  1. Notion de trouble

Classiquement, le trouble est défini comme une atteinte aux conditions de jouissance du bien d’autrui. Il s’apparente, autrement dit, à une nuisance.

Les formes que peut prendre cette nuisance sont innombrables (bruit, odeurs, fumée, privation d’ensoleillement, vibration, poussières, émanations etc.)

Afin d’apprécier le trouble il convient de se placer du point de vue de la victime. Le trouble est, en effet, ce qui est ressenti par elle et non ce qui est produit.

Il en résulte que, ni l’intention de nuire, ni la faute ne sont des conditions ne conditionnent la caractérisation d’un trouble. Peu importe donc que l’activité de l’auteur du trouble soit licite ou illicite (V. en ce sens Cass. 2e civ., 17 févr. 1993).

Seule compte la gêne, la nuisance occasionnée à la victime qui est affectée dans la jouissance de son bien.

2. Caractérisation du trouble

Après avoir déterminé ce que l’on devait entendre par trouble, la question qui se pose de savoir à partir de quand peut-on considérer qu’une nuisance est constitutive d’un trouble ?

Un simple un désagrément causé à la victime suffit-elle à engager la responsabilité de l’auteur de ce désagrément ou faut-il que la nuisance présente une intensité particulière ? Où doit-on placer le curseur sur l’échelle de la nuisance ?

À l’examen, pour que le trouble engage la responsabilité de son auteur, encore faut-il, d’une part, qu’il cause un préjudice à la victime et, d’autre part, que ce préjudice soit réparable.

Bien qu’ils entretiennent une proximité pour le moins étroite, trouble et préjudice ne se confondent pas.

Le trouble correspond, en effet, au fait générateur de la responsabilité (bruit), tandis que le préjudice n’en est la conséquence (maux de tête).

Il en résulte que le trouble peut parfaitement exister, sans pour autant causer de préjudice à la victime, à tout le moins de préjudice réparable.

La caractérisation du trouble doit ainsi être envisagée indépendamment de la question du préjudice qui ne peut donc pas se déduire de la nuisance dont se plaint la victime.

3. Extension de la notion de trouble

À l’examen, la jurisprudence a progressivement adopté une approche extensive de la notion de trouble, en reconnaissant qu’il pouvait également consister, d’une part, en un risque, d’autre part en une gêne esthétique.

==> L’extension de la notion trouble au risque éventuel occasionnée

 Plusieurs arrêts rendus par la Cour de cassation ont retenu l’attention en ce qu’ils ont admis que le trouble puisque consister en le risque créé pour le voisinage

Dans un arrêt du 10 juin 2004, la deuxième chambre civile a, par exemple, jugé s’agissant d’une propriété située en bordure d’un golf que la contrainte pour le propriétaire de vivre sous la menace constante d’une projection de balles qui devait se produire d’une manière aléatoire et néanmoins inéluctable, et dont le lieu et la force d’impact, comme la gravité des conséquences potentielles, étaient totalement imprévisibles était constitutive d’un trouble, en ce sens que cette menace excédait dans de fortes proportions ceux que l’on pouvait normalement attendre du voisinage d’un parcours de golf (Cass. 2e civ. 10 juin 2004, n°03-10434).

Ainsi le trouble ne s’apparente pas seulement en une nuisance tangible qui doit nécessairement se produire, il peut également consister en une simple menace qui pèse sur le voisinage, telle la menace de recevoir à tout moment des balles de golf dans sa propriété.

Dans un arrêt du 24 février 2005, la Cour de cassation est allée plus loin en jugeant que « la présence d’un tas de paille à moins de 10 mètres de la maison des époux X… stockage qui, selon lui posait un problème au niveau de la sécurité incendie, ainsi qu’un dépôt de paille dans une grange située à proximité de l’immeuble des intimés ; que, le stockage de paille ou de foin, en meules à l’extérieur ou entreposé dans une grange est bien de nature à faire courir un risque, dès lors qu’il était effectué en limite de propriété et à proximité immédiate d’un immeuble d’habitation ; que si la paille est effectivement un produit inerte, il n’en demeure pas moins que son pouvoir de combustion est particulièrement rapide et important, et qu’une simple étincelle peut suffire à provoquer son embrasement ; que, compte-tenu du risque indéniable qu’elle faisait courir à l’immeuble des époux X…, la proximité immédiate du stockage de paille de Mme Y… constituait pour ceux-ci un trouble anormal de voisinage, auquel il devait être remédié » (Cass. 2e civ. 24 févr. 2005, n°04-10362).

Ainsi, pour la deuxième chambre civile le simple risque d’incendie, bien que, sa réalisation ne soit, par hypothèse, qu’éventuelle, peut être constitutif d’un trouble.

Il s’agit là d’une approche pour le moins extensive de la notion de trouble, en ce qu’il consiste ici en une gêne psychologique, soit non tangible.

==> L’extension de la notion de trouble à la gêne esthétique occasionné

Dans un arrêt du 9 mai 2001, la Cour de cassation jugé que « la dégradation du paysage et de l’environnement urbain » peut constituer « un trouble anormal et excessif de voisinage, peu important qu’une telle opération eût été réalisée conformément aux règles de l’urbanisme ».

La deuxième chambre civile admet ainsi que l’on puisse compter parmi les troubles de voisinage la gêne esthétique.

Cette décision, n’est pas sans avoir fait réagir la doctrine qui s’est demandé si la haute juridiction n’était pas allée trop loin dans l’extension de la notion de trouble.

Dans un arrêt du 8 juin 2004, la Cour de cassation a semblé revenir sur sa position en excluant l’existence d’un trouble excédant les inconvénients normaux du voisinage s’agissant de l’édification d’un immeuble qui privait le fonds voisin de la vue sur mer (Cass. 1ère civ. 8 juin 2004, n°02-20906).

Elle a néanmoins fait machine arrière, un an plus tard, dans l’arrêt du 24 février 2005 aux termes duquel elle admet que l’importance de dépôts de machines usagées, caravane, camion et autres matériels divers entreposés en limite de propriété ou stationnements prolongés de matériels hors d’usage ou usagés, à proximité immédiate du fonds voisin, était source d’une gêne esthétique anormale pour ceux-ci, d’autant plus injustifiée que, eu égard à la taille de sa propriété, l’auteur de la nuisance était en mesure de procéder sans difficulté au stockage de ces biens en un endroit plus éloigné de la limite des deux fonds, dans des conditions qui ne soient pas susceptibles de nuire à ses voisins (Cass. 2e civ. 24 févr. 2005, n°04-10362)

4. La préexistence du trouble

Très tôt la question s’est posée en jurisprudence de la recevabilité de l’action engagée à l’encontre du voisin qui se serait installé antérieurement à la victime des troubles.

Il ne s’agit pas ici de s’intéresser au contexte général dans lequel s’inscrit l’immeuble, mais à la prééxistence, apparente, du gêneur particulier duquel émane le trouble.

Doit-on admettre que l’antériorité d’installation confère à l’occupant une immunité contre les actions fondées sur les troubles de voisinage ou doit-on considérer que cette situation est sans incidence sur le droit à indemnisation de la victime du trouble ?

La réponse à cette question est réglée par la théorie dite de la « pré-occupation » laquelle a donné lieu à une évolution de la jurisprudence, sous l’impulsion du législateur.

==> Évolution

  • La position orthodoxe de la jurisprudence
    • Dans un premier temps la jurisprudence refusait catégoriquement d’écarter l’indemnisation de la victime de troubles de voisinage au seul nom de l’antériorité d’installation de l’auteur des nuisances (V. en ce sens civ., 18 févr. 1907).
    • Une certaine doctrine soutenait pourtant que lorsque le trouble préexistait de manière apparente à l’installation de la victime, cette dernière avait, en quelque sorte, accepté les risques.
    • Or pour mémoire, l’acceptation des risques constitue, en matière de responsabilité délictuelle, un fait justificatif susceptible d’exonérer l’auteur du dommage de sa responsabilité.
    • Bien que audacieuse, cette thèse n’a pas convaincu les juridictions qui, en substance, considéraient que l’antériorité d’occupation de l’auteur des troubles ne pouvait, en aucune manière, lui conférer une immunité civile.
    • L’admettre, serait revenu pour la jurisprudence à légaliser la création d’une servitude en dehors du cadre défini à l’article 691 du Code civil, lequel prévoit que « les servitudes continues non apparentes, et les servitudes discontinues apparentes ou non apparentes, ne peuvent s’établir que par titres».
    • Considérant que la position adoptée par la Cour de cassation manquait de souplesse, le législateur est intervenu en 1976.
  • L’assouplissement de la règle par le législateur
    • Le législateur est intervenu dès 1976 pour assouplir la position pour le moins orthodoxe de la jurisprudence.
    • Aussi, a-t-il introduit un article L. 421-9 dans le Code de l’urbanisme, que la loi du 4 juillet 1980 a, par suite, transféré à l’article L. 112-16 du Code de la construction et de l’habitation.
    • Cette disposition prévoit que « les dommages causés aux occupants d’un bâtiment par des nuisances dues à des activités agricoles, industrielles, artisanales, commerciales, touristiques, culturelles ou aéronautiques, n’entraînent pas droit à réparation lorsque le permis de construire afférent au bâtiment exposé à ces nuisances a été demandé ou l’acte authentique constatant l’aliénation ou la prise de bail établi postérieurement à l’existence des activités les occasionnant dès lors que ces activités s’exercent en conformité avec les dispositions législatives ou réglementaires en vigueur et qu’elles se sont poursuivies dans les mêmes conditions. »
    • À l’examen, ce texte prévoit un certain nombre de cas qui exonèrent, sous certaines conditions, l’auteur des dommages de toute responsabilité au titre des troubles anormaux du voisinage en raison de l’antériorité de son occupation.
    • Il s’agit là, en quelque sorte d’une servitude d’intérêt économique qui est consentie aux personnes qui exploitent des activités agricoles, industrielles, artisanales, commerciales, touristiques, culturelles ou aéronautiques.
    • La règle posée par la jurisprudence aux termes de laquelle l’antériorité de l’installation est sans incidence sur le droit à indemnisation d’une victime de troubles de voisinage est ainsi assortie d’exceptions.
  • L’intervention du Conseil constitutionnel
    • Dans le cadre d’un litige engagé par des propriétaires pour qu’il soit mis fin à des troubles anormaux du voisinage causés par les clients d’un relais routier dont le parking est contigu à leur habitation, la Cour de cassation a été saisie aux fins que soit portée devant le Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité ( 3e civ., 27 janv. 2011, n° 10-40.056).
    • La question posée était de savoir si l’article L. 112-16 du code de la construction et de l’habitation portait atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution en ses articles 1 à 4 de la Charte de l’environnement de 2004 intégrée au préambule de la Constitution de 1958 ?
    • À cette question, le Conseil constitutionnel a, dans une décision du 8 avril 2011, répondu par la négative, considérant que « l’article L. 112-16 du code de la construction et de l’habitation interdit à une personne s’estimant victime d’un trouble anormal de voisinage d’engager, sur ce fondement, la responsabilité de l’auteur des nuisances dues à une activité agricole, industrielle, artisanale, commerciale ou aéronautique lorsque cette activité, antérieure à sa propre installation, a été créée et se poursuit dans le respect des dispositions législatives ou réglementaires en vigueur et, en particulier, de celles qui tendent à la préservation et à la protection de l’environnement ; que cette même disposition ne fait pas obstacle à une action en responsabilité fondée sur la faute ; que, dans ces conditions, l’article L. 112-16 du code de la construction et de l’habitation ne méconnaît ni le principe de responsabilité ni les droits et obligations qui résultent des articles 1er à 4 de la Charte de l’environnement» ( const., 8 avr. 2011, n° 2011-116 QPC).

==> Conditions

L’application de l’article L. 112-16 du Code de la construction et de l’habitation est subordonnée à la réunion de plusieurs conditions :

  • L’exploitation d’une activité agricole, industrielle, artisanale, commerciale ou aéronautique
    • La prise en compte de l’antériorité de l’installation ne bénéficie qu’aux seules personnes qui exploitent des activités agricoles, industrielles, artisanales, commerciales, touristiques, culturelles ou aéronautiques.
    • À cet égard, la Cour de cassation se refuse à toute extension du champ d’application de l’article L. 112-16 qui fait l’objet d’une interprétation stricte.
    • Ainsi, a-t-elle refusé, par exemple, qu’il puisse être invoqué dans le cadre d’un litige opposant des copropriétaires (V. en ce sens ass. 3e civ., 23 janv. 1991).
  • L’exigence d’antériorité du trouble
    • L’article L. 112-16 du Code de la construction et de l’habitation prévoit que seules les activités qui « se sont poursuivies dans les mêmes conditions» que celles qui existaient au moment de l’installation de la victime du trouble.
    • Si, autrement dit, les conditions d’exercice de l’activité se sont transformées postérieurement à l’installation de la victime et que la survenance du trouble procède de cette transformation, alors l’auteur des nuisances ne pourra se prévaloir d’aucune immunité.
    • Dans un arrêt du 18 janvier 2005, la Cour de cassation a jugé en ce sens que bien que l’activité agricole des exploitants était antérieure à l’installation des victimes des nuisances, ces nuisances avaient pour origine l’accroissement d’un élevage qui est intervenu postérieurement à cette installation.
    • La troisième chambre civile en déduit que les requérants étaient parfaitement fondés à solliciter une indemnisation à raison de l’existence de troubles qui excédaient les inconvénients normaux du voisinage ( 3e civ. 18 janv. 2005, n°03-18914).
  • L’existence de conformité de l’activité aux lois et règlements
    • L’article L. 112-16 du Code de la construction et de l’habitation n’est applicable qu’à la condition que l’exercice de l’activité agricole, industrielle, artisanale, commerciale ou aéronautique soit conforme aux lois et règlements.
    • Dans le cas contraire, l’antériorité de l’activité sera inopposable à la victime des troubles de voisinage.
    • Dans un arrêt du 13 janvier 2005, la Cour de cassation a, par exemple, considéré qu’une activité antérieure à l’installation du voisin, mais dont la légalité n’est clairement établie que postérieurement à cette installation, est une activité postérieure à l’installation de l’article L. 112-16 du Code de la construction de l’habitation (V. en ce sens 2e civ. 13 janv. 2005, n°04-12.623).
    • Dans un autre arrêt du 10 juin 2004, la question s’est posée de savoir si, en l’absence de réglementation spécifique de l’activité, l’article L. 112-16 pouvait s’appliquer.
    • Dans cette décision, le voisin d’un golf se plaignait des balles qui atterrissaient régulièrement dans sa propriété, ce qui était de nature à troubler la jouissance de son bien.
    • Reste qu’il s’était installé postérieurement à l’exploitation de ce golf, si bien que l’on eût pu penser que l’article L. 112-16 était applicable au cas particulier.
    • C’est sans compter sur la Cour de cassation qui, dans cette affaire, a jugé « qu’en l’absence de texte définissant les règles d’exploitation d’un terrain de golf autre que le règlement du lotissement qu’elle n’a pas dénaturé, la société Massane loisirs ne pouvait utilement invoquer en l’espèce les dispositions de l’article L. 112-16 du Code de la construction et de l’Habitation qui ne prévoient une exonération de responsabilité que si l’activité génératrice du trouble s’exerce conformément aux dispositions législatives et réglementaires en vigueur, de sorte qu’il convenait de faire application du principe général selon lequel l’exercice même légitime du droit de propriété devient générateur de responsabilité lorsque le trouble qui en résulte pour autrui dépasse la mesure des obligations ordinaires du voisinage» ( 2e civ. 10 juin 2004, n°03-10434).

B) Les conditions tenant à l’anormalité de troubles de voisinage

Pour que le trouble de voisinage soit de nature à engager la responsabilité de son auteur, encore faut-il qu’il soit anormal.

Dans la mesure où, en matière de responsabilité fondée sur les troubles de voisinage, il est indifférent qu’une faute puisse être reprochée à l’auteur des nuisances, l’anormalité ne se confond pas avec l’illicéité.

En effet, un trouble peut parfaitement n’être en contravention avec aucun texte et pourtant être anormal et, par voie de conséquence, ouvrir droit à réparation pour la victime.

À l’analyse, il ressort de la jurisprudence que l’anormalité du trouble est caractérisée lorsque deux conditions cumulatives sont réunies :

  • Le trouble présente un certain degré de gravité
  • Le trouble est persistant et récurrent

==> Sur la gravité du trouble

Seul le trouble de voisinage qui présente une gravité suffisante engage la responsabilité de son auteur. Les désagréments mineurs et qui, au fond, sont inhérents aux rapports de voisinage et plus généralement à la vie en société ne sont pas sanctionnés.

Seul l’excès ouvre droit à réparation, soit lorsque le trouble atteint un certain niveau de désagrément.

La jurisprudence retient ainsi la responsabilité de l’auteur d’un trouble lorsqu’il « excède les inconvénients normaux de voisinage » (Cass. 2e civ. 16 juill. 1969).

À l’évidence, la notion d’« anormalité » est une notion relative qui ne peut pas s’apprécier intrinsèquement.

Elle requiert, en effet, une appréciation in concreto en tenant compte des circonstances de temps (nuit et jour) et de lieu (milieu rural ou citadin, zone résidentielle ou industrielle), mais également en prenant en considération la perception des personnes qui se plaignent (V. en ce sens Cass. 3e civ., 14 janvier 2004, n°01-17.687).

Aussi, convient qu’il faut désigner seulement par trouble « anormal » celui que les voisins n’ont pas l’habitude de subir dans telle région et à telle époque. Car au fond, ce qu’on doit supporter de ses voisins, et ce que, pour leur être supportable, on doit éviter, est affaire de convenance et d’usage, donc de temps et de lieu.

C’est la raison pour laquelle le caractère excessif du trouble doit s’apprécier compte tenu de toutes les circonstances du cas et notamment de sa permanence . À cet égard, ce trouble dommageable est caractérisé par l’aggravation des embarras inhérents au voisinage se traduisant notamment par toutes dégradations de vie.

Dans ce cadre, les juges du fond apprécient souverainement le caractère anormal du trouble (Cass. 2e  civ., 27 mai 1999, n° 97-20488) ainsi que les mesures propres à le faire cesser (Cass. 2e civ., 9 octobre 1996, n° 94-16616).

Dans un arrêt du 13 juillet 2004, la Cour de cassation a ainsi opposé à l’auteur d’un pourvoi contestant la caractérisation d’un trouble par la Cour d’appel que « d’une part, que sous le couvert du grief non fondé de manque de base légale au regard de l’article 1382 du Code civil, la première branche du moyen ne tend qu’à remettre en discussion le pouvoir souverain des juges du fond en ce qui concerne l’existence de troubles anormaux du voisinage » (Cass. 1ère civ. 13 juill. 2004, n°02-15176).

Cela n’empêche pas la Cour de cassation d’exercer un contrôle étroit sur la motivation de la Cour d’appel quant à la caractérisation du trouble.

==> Sur la persistance et la récurrence du trouble

L’anormalité du trouble ne procède pas seulement de sa gravité : la nuisance doit encore être persistance et récurrente.

Dans un arrêt du 5 février 2004, la deuxième chambre civile a, par exemple, jugé que « procédant d’une appréciation souveraine des éléments de preuve et desquels il ressort que les troubles, qui, en raison de leur durée, ne résultaient plus d’un cas de force majeure, excédaient les inconvénients normaux du voisinage, la cour d’appel a légalement justifié sa décision » (Cass. 2e civ. 5 févr. 2004, n°02-15206).

Ainsi, pour ouvrir droit à indemnisation le trouble doit être continu, à tout le moins répétitif. S’il n’est que très ponctuel, il ne saurait présenter un caractère anormal.

II) Les conditions d’exercice de l’action en responsabilité pour troubles anormaux de voisinage

Pour que la responsabilité fondée sur les troubles anormaux de voisinage soit mise en œuvre, encore faut-il qu’il soit établi que la victime entretient une relation de voisinage avec l’auteur des troubles.

La question qui alors se pose est de savoir ce que l’on doit entendre par relation de voisinage. Communément, cette notion renvoie à la situation d’une personne qui réside à faible distance d’une autre personne.

Quant au Code civil, il est silencieux sur ce point. Il n’aborde les relations de voisinage que sous l’angle des problématiques de mitoyenneté.

Aussi, est-ce à la jurisprudence qu’est revenue la tâche :

  • D’une part, de définir la notion de voisin, afin de déterminer quelles étaient les personnes fondées à agir
  • D’autre part, d’identifier les personnes susceptibles d’engager leur responsabilité au titre d’un trouble anormal de voisinage

A) Le demandeur à l’action en responsabilité fondée sur les troubles de voisinage

Parce que seules les personnes qui ont intérêt et qualité à agir peuvent engager une action en responsabilité fondée sur la théorie des troubles de voisinage, la jurisprudence s’est employée à déterminer des critères permettant de délimiter la notion de voisin.

  • Proximité de la source du trouble
    • Le premier critère permettant de caractériser l’existence d’une relation de voisinage est la proximité.
    • Le voisin est nécessairement celui qui occupe un immeuble à proximité de la source du trouble.
    • Il est toutefois indifférent que le voisin occupe un fonds contigu
    • Par hypothèse, le trouble est susceptible de se communiquer d’un lieu à un autre, sans considération de bornage, de clôture ou de mitoyenneté.
    • Ainsi, la fumée ou le bruit qui émanent d’une usine peuvent affecter la jouissance de fonds voisins se situant dans un périmètre plus ou moins large selon l’intensité et la teneur du trouble
    • Il suffit donc d’être touché par le trouble pour endosser la qualification de voisin
  • Indifférence de la qualité de propriétaire
    • Il est de jurisprudence constante que la qualité de propriétaire est sans incidence sur la qualification de voisin.
    • Dans un arrêt du 17 mars 2005, la Cour de cassation a jugé en ce sens que « le principe selon lequel nul ne doit causer à autrui un trouble de voisinage s’applique à tous les occupants d’un immeuble en copropriété quel que soit le titre de leur occupation» ( 2e civ. 17 mars 2005, n°04-11279)
    • À cet égard, il peut être observé que, si l’article 544 du Code civil ne peut pas servir de fondement à la théorie des troubles de voisinage, c’est, en particulier, parce qu’il est indifférent que le voisin ait la qualité de propriétaire.
    • Pour endosser la qualification de voisin, il emporte donc peu que la victime des troubles soit propriétaire, locataire ou encore usufruitier
    • Dans un arrêt du
  • Indifférence de l’occupation du fonds
    • Dans un arrêt du 28 juin 1995, la Cour de cassation a précisé « qu’un propriétaire, même s’il ne réside pas sur son fonds, est recevable à demander qu’il soit mis fin aux troubles anormaux de voisinage provenant d’un fonds voisin» ( 2e civ. 28 juin 1995, n°93-12681).
    • Dans son rapport annuel de 1995, la Cour de cassation commente cette décision en relevant qu’elle « règle une question qui n’avait pas encore été jugée : l’action pour trouble de voisinage peut-elle être intentée uniquement par les victimes directes, celles qui subissent le trouble quotidiennement, ou bien peut-elle être mise en mouvement par les propriétaires du bien où le trouble est subi, indépendamment du fait qu’ils ne résident plus dans les lieux ? Par la présente décision, la cour s’est orientée vers une solution qui permet au propriétaire d’agir même si l’immeuble est inoccupé et quand bien même la victime directe, locataire ou occupant à titre gratuit, s’abstiendrait de le faire. »
    • Ainsi il indifférait que le fonds soit occupé par le propriétaire, son intérêt à agir résidant, en définitive, dans la nécessité de protéger son bien.

B) Le défendeur à l’action en responsabilité fondée sur les troubles de voisinage

Il est admis en jurisprudence que le défendeur n’est pas nécessairement la personne qui a causé le trouble, il peut également s’agir du propriétaire du fonds dont émane le trouble, alors même qu’il n’en est pas à l’origine.

1. L’auteur du trouble

La personne qui est à l’origine du trouble engage sa responsabilité, sans qu’il soit besoin d’établir qu’elle a commis une faute. La seule constatation du trouble anormal suffit à engager sa responsabilité.

À cet égard, il est indifférent que l’auteur du trouble soit propriétaire, locataire ou usufruitier. Ce qui importe c’est qu’il occupe le fonds dont émane le trouble.

La question s’est néanmoins posée en jurisprudence de la responsabilité des entrepreneurs et des maîtres d’ouvrage dont l’intervention sur un fonds est à l’origine d’un trouble affectant la jouissance des fonds voisins.

Dans un arrêt du 30 juin 1998, la Cour de cassation a ainsi retenu, sur le fondement de la théorie des troubles anormaux de voisinage, la responsabilité d’un entrepreneur qui avait injecté du béton dans le sol avec une intensité telle que « ce matériau avait pénétré dans les locaux occupés par les [occupants] du fonds situés au-delà des limites du terrain de la construction ».

Relevant que la preuve était rapportée d’un lien de cause à effet entre ces travaux et les dommages constatés chez les voisins la troisième chambre civile valide la décision de la Cour d’appel « qui n’était pas tenue de caractériser la faute du constructeur » et qui a pu légitimement en déduire que l’entrepreneur « était responsable du trouble excédant les inconvénients normaux du voisinage » subi par les occupants du fonds voisin (Cass. 3e civ. 30 juin 1998, n°96-13039).

Il ressort de cet arrêt que la Cour de cassation n’hésite pas à retenir la responsabilité de l’entrepreneur à l’origine du trouble, alors même que son intervention n’était que ponctuelle et, surtout qu’il n’entretenait aucune relation de voisinage, au sens commun du terme, avec la victime du trouble.

La Cour de cassation justifie néanmoins sa position dans son rapport annuel en arguant que « bien que celui-ci ne soit pas, normalement, le voisin de la victime, on peut retenir que c’est en travaillant chez un voisin qu’il a commis le trouble anormal et cet arrêt montre la volonté de la troisième chambre d’unifier la jurisprudence dans deux des côtés du triangle unissant entre eux les trois acteurs de l’opération de construction litigieuse ».

Dans un arrêt du 22 juin 2005, la Cour de cassation a précisé sa position en se référant à la notion de « voisins occasionnels ».

Elle a, en effet, confirmé l’arrêt d’une Cour d’appel qui a retenu « à bon droit que le propriétaire de l’immeuble auteur des nuisances, et les constructeurs à l’origine de celles-ci sont responsables de plein droit vis-à-vis des voisins victimes, sur le fondement de la prohibition du trouble anormal de voisinage, ces constructeurs étant, pendant le chantier, les voisins occasionnels des propriétaires lésés » (Cass. 3e civ. 22 juin 2005, n°03-20068).

Pour que la responsabilité du voisin occasionnel soit engagée sur le fondement des troubles de voisinage, encore faut-il, ajoute la Cour de cassation :

  • D’une part, que l’entrepreneur contre qui l’action est dirigée soit l’auteur du trouble, ce qui implique qu’en cas de sous-traitance, le sous-traitant engage seul sa responsabilité (V. en ce sens 3e civ. 21 mai 2008, n°07-13769)
  • D’une part, que les troubles subis soient en relation de cause directe avec la réalisation des missions confiées à l’auteur des troubles (V. en ce sens 3e civ. 9 févr. 2011, n°09-71.570 et 09-72.494)

2. Le propriétaire du fonds dont émane le trouble

Alors même qu’il n’est pas l’auteur du trouble, la jurisprudence a admis que le propriétaire du terrain dont ce trouble émane engage sa responsabilité.

Il s’agit là d’un cas spécifique de responsabilité du fait d’autrui qui ne repose, ni sur l’article 1240 du Code civil, ni sur l’article 1242, al. 1er, mais sur le fondement de la théorie des troubles anormaux de voisinage.

Ainsi que le résument Philippe Malaurie et Laurent Aynès « la victime peut agir directement contre l’auteur du trouble, même s’il n’est pas propriétaire : locataire ou entrepreneur ; ou contre le propriétaire, même s’il n’est pas l’auteur du trouble, car il répond du locataire ou de l’entrepreneur. Le propriétaire, le locataire et l’entrepreneur sont solidairement responsables ».

L’objectif ici visé par la jurisprudence est de faciliter l’exercice du droit à réparation en multipliant les débiteurs d’indemnisation.

Ainsi, le propriétaire du fonds engage sa responsabilité de plein droit à raison du trouble anormal causé par son locataire ou par l’entrepreneur de travaux qu’il a commis .

i) S’agissant de la responsabilité du propriétaire-bailleur du fait du locataire

Deux recours doivent ici être distingués :

  • Le recours de la victime des troubles de voisinage contre le propriétaire-bailleur
  • Le recours du propriétaire-bailleur contre le locataire

==> Le recours de la victime du trouble contre le propriétaire-bailleur

Dans un arrêt du 17 avril 1996, la Cour de cassation a jugé que « la victime d’un trouble de voisinage trouvant son origine dans l’immeuble donné en location, peut en demander réparation au propriétaire » (Cass. 3e civ., 17 avril 1996, n° 94-15.876)

Elle précise, en outre, que le bailleur ne pouvait pas, au cas particulier, se réfugier derrière l’envoi de mises en demeure à l’auteur du trouble, ce qui était insuffisant pour l’exonérer de sa responsabilité.

À cet égard, dans un arrêt du 31 mai 2000, la Cour de cassation ajoute que le seul fait de mentionner dans le contrat de bail que le propriétaire demandait la suppression des micros et musique était insuffisant pour démontrer qu’il avait mis en demeure son locataire de respecter la réglementation sur le bruit et qu’il ne justifiait pas de vérifications particulières pour s’assurer que son locataire respectait les obligations souscrites (Cass. 2e civ. 31 mai 2000, n°98-17532)

La deuxième chambre civile en déduit que l’existence de troubles anormaux du voisinage émanant de l’immeuble donné en location par le propriétaire justifiait que, indépendamment de toute faute de la part du bailleur, le propriétaire était tenu d’en réparer les conséquences dommageables subies par un tiers

Il en résulte que, pour pouvoir s’exonérer de sa responsabilité en cas de trouble causé par son locataire, le bailleur doit, non seulement le mettre en demeure de cesser les troubles dont il est l’origine, mais encore il est tenu d’obtenir la cessation définitive de ces troubles par tous moyens fût-il obligé de menacer le locataire de la résiliation du bail

==> Le recours du propriétaire-bailleur contre le locataire

S’il ne parvient pas à faire cesser le trouble et qu’il est condamné consécutivement à une action engagée contre lui par la victime des troubles de voisinage, tout n’est pas perdu pour le propriétaire.

En effet, lorsque le propriétaire a été condamné à indemniser la victime du trouble, alors même qu’il n’en était pas à l’origine, la jurisprudence admet qu’il dispose d’un recours contre son locataire.

Dans un arrêt du 8 juillet 1987, la Cour de cassation a considéré en ce sens que « lorsque le trouble de voisinage émane d’un immeuble donné en location, la victime de ce trouble peut en demander réparation au propriétaire, qui dispose d’un recours contre son locataire lorsque les nuisances résultent d’un abus de jouissance ou d’un manquement aux obligations nées du bail »

Pour que le bailleur soit fondé à exercer un recours contre son locataire il lui incombe ainsi de démontrer, soit un manquement au contrat de bail, soit un abus de jouissance du local loué.

ii) S’agissant de la responsabilité du propriétaire-maître d’ouvrage du fait de l’entrepreneur de travaux

Plusieurs actions doivent être envisagées :

  • L’action de la victime des troubles contre le maître d’ouvrage
  • Le recours du maître d’ouvrage contre les entrepreneurs de travaux
  • Les recours des entrepreneurs de travaux entre eux

==> L’action de la victime des troubles contre le maître d’ouvrage

À l’instar de la responsabilité du propriétaire du fait de son locataire, lorsqu’il endosse la qualité de maître d’ouvrage il est pareillement responsable du fait de l’intervention de l’entrepreneur de travaux qu’il a commis.

Cette solution a d’abord été consacrée par la Cour de cassation dans un arrêt du 4 février 1971.

La troisième chambre civile a estimé, dans cette décision, au visa des articles 544 et 1382 (nouvellement 1240) du Code civil que :

  • D’une part, si « aux termes du premier de ces textes, la propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements, le propriétaire voisin de celui qui construit légitimement sur son terrain est néanmoins tenu de subir les inconvénients normaux du voisinage»
  • D’autre part, « qu’en revanche, il est en droit d’exiger une réparation dès lors que ces inconvénients excédent cette limite»

Il ressort ainsi de cet arrêt que le maître d’ouvrage est responsable du fait de son constructeur dont l’intervention est à l’origine du trouble.

La Cour de cassation a statué, dans le même sens, d’un arrêt du 22 juin 2005, aux termes duquel elle a estimé que « le propriétaire de l’immeuble auteur des nuisances, et les constructeurs à l’origine de celles-ci sont responsables de plein droit vis-à-vis des voisins victimes, sur le fondement de la prohibition du trouble anormal de voisinage, ces constructeurs étant, pendant le chantier, les voisins occasionnels des propriétaires lésés » (Cass. 3e civ., 22 juin 2005, n° 03-20.068 et 03-20.991).

Le propriétaire engage également sa responsabilité du fait de l’entrepreneur (Cass. 3e civ., 11 mai 2000, n°98-18249) ou encore du maître d’œuvre (Cass. 3e civ., 20 déc. 2006, n°05-10.855)

À cet égard, il convient d’observer que, à la différence du maître d’ouvrage qui engage sa responsabilité de plein droit dès lors que le trouble anormal est caractérisé, celle de l’entrepreneur de travaux ne peut l’être qu’à la condition qu’il soit démontré que le trouble est en relation directe avec la mission qui lui a été confiée (V. en ce sens Cass. 3e civ. 9 févr. 2011, n°09-71.570 et 09-72.494).

==> Le recours du maître d’ouvrage contre les entrepreneurs de travaux

Lorsque le propriétaire a été condamné à indemniser la victime du trouble, alors même qu’il n’en était pas à l’origine, la jurisprudence admet qu’il dispose d’un recours contre l’entrepreneur de travaux.

Dans un arrêt du 2 juin 2015, la Cour de cassation a, par exemple, jugé « qu’un maître de l’ouvrage condamné pour avoir réalisé des travaux ayant causé à autrui un trouble anormal de voisinage et contre lequel n’est établi ni immixtion fautive ni acceptation délibérée des risques est, subrogé, après paiement de l’indemnité, dans les droits de la victime et est bien fondé, avec son assureur, à recourir contre les constructeurs qui par leur action ont été seuls à l’origine des troubles invoqués et leurs assureurs, sans avoir à prouver leur faute, pour obtenir leur garantie intégrale » (Cass. 3e civ., 2 juin 2015, n° 14-11149)

Ainsi, en cas de condamnation consécutivement à l’action engagée par la victime de troubles anormaux de voisinage, le propriétaire du fonds dont émanent ces troubles dispose d’un recours contre l’entrepreneur de travaux qu’il a commis.

Selon que l’auteur des troubles sera l’entrepreneur principal ou un sous-traitant le fondement du recours sera, tantôt de nature contractuelle, tantôt de nature délictuelle.

Il importe encore de distinguer selon que le recours du maître d’ouvrage est exercé, avant l’indemnisation de la victime du trouble ou après.

  • Le recours intervient avant l’indemnisation de la victime du trouble
    • Dans cette hypothèse, le maître d’ouvrage ne disposera que d’un seul recours, fondé sur la responsabilité contractuelle.
    • Aussi, pour mener à bien son action contre l’auteur des troubles devra-t-il établir une inexécution contractuelle.
    • Cette exigence a été affirmée par la Cour de cassation notamment dans un arrêt du 28 novembre 2001.
    • Elle a, en effet, jugé dans cette décision que « la responsabilité de l’entrepreneur vis-à-vis du maître de l’ouvrage condamné à réparer les dommages causés à un tiers sur le fondement des troubles anormaux du voisinage est de nature contractuelle, et que le maître de l’ouvrage ne peut invoquer une présomption de responsabilité à l’encontre de l’entrepreneur gardien du chantier» ( 3e civ. 28 nov. 2001, n°00-13559 00-14450).
    • Manifestement, lorsque le maître d’ouvrage est contraint d’agir sur le fondement de la responsabilité contractuelle, sa situation n’est pas des plus confortables, dans la mesure où il est contraint de caractériser une faute.
    • Cette exigence a été rappelée dans un arrêt du 24 février 2003 aux termes duquel la 3e chambre civile a reproché à une Cour d’appel d’avoir condamné l’entrepreneur de travaux « sans caractériser les fautes éventuellement commises par la société Sade CGTH, sur le fondement de la responsabilité contractuelle régissant les rapports unissant le maître de l’ouvrage à l’entrepreneur ayant exécuté les travaux» ( 3e civ. 24 févr. 2003, n°01-18017).
    • Pour cette raison, le maître d’ouvrage a plutôt intérêt à indemniser la victime du trouble avant d’exercer son recours contre l’entrepreneur de travaux, ce afin de bénéficier du recours subrogatoire qui, en ce qu’il repose sur la théorie des troubles de voisinage, le dispense de rapporter la preuve de la faute.
  • Le recours intervient après l’indemnisation de la victime du trouble
    • Lorsque le recours exercé par le maître d’ouvrage intervient postérieurement à l’indemnisation de la victime du trouble, le maître d’ouvrage dispose de deux sortes de recours : un recours personnel et un recours personnel
      • S’agissant du recours personnel
        • Ce recours présente l’inconvénient d’exiger du maître d’ouvrage qu’il rapporte la preuve d’un manquement par l’entrepreneur de travaux à ses obligations contractuelles
        • Le succès de son action s’en trouve dès lors pour le moins incertain.
        • Il se retrouve, en effet, dans la même situation que si l’indemnisation de la victime du trouble était intervenue après l’exercice de son recours.
      • S’agissant du recours subrogatoire
        • Ce recours présente l’avantage de permettre au maître d’ouvrage de se subroger dans les droits de la victime du trouble et, par voie de conséquence, d’exercer son recours sur le fondement de la théorie des troubles de voisinage.
        • Dans ces conditions, il sera dispensé de rapporter la preuve d’une faute : la seule caractérisation du trouble suffit à obtenir gain de cause.
        • C’est ainsi que dans un arrêt du 21 juillet 1999, la Cour de cassation a censuré une Cour d’appel qui pour débouter un maître d’ouvrage et son assureur, de leur action récursoire, elle considère que « le maître de l’ouvrage, agissant contre l’entrepreneur général sur un fondement juridique qui n’est pas celui de l’article 1792 du Code civil doit démontrer l’existence d’une faute et que la preuve de cette faute n’est pas rapportée»
        • La troisième chambre civile juge néanmoins « qu’en statuant ainsi, alors qu’elle avait relevé, par un motif non critiqué, que l’association Institut Curie était subrogée dans les droits et actions de ses voisins, victimes de troubles anormaux du voisinage, la cour d’appel, qui n’a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, a violé le principe susvisé» ( 3e civ. 21 juill. 1999, n°96-22735).
        • Lorsque donc le maître d’ouvrage exerce un recours subrogatoire, il est dispensé de rapporter la preuve d’une faute.
        • La Cour de cassation a réitéré cette solution dans un arrêt du 24 septembre 2003 en jugeant « qu’ayant relevé qu’il était établi par les pièces produites que [le maître d’ouvrage] avait effectué des paiements au profit des voisins victimes des désordres, la cour d’appel a retenu à bon droit qu’étant subrogée dans les droits de ces derniers à hauteur de ces paiements, cette société était bien fondée à recourir contre les constructeurs et leurs assureurs sur le fondement du principe prohibant les troubles anormaux du voisinage, qui ne requiert pas la preuve d’une faute» ( 3e civ. 24 sept. 2003, n°02-12873).
        • Elle a encore précisé, dans un arrêt du 22 juin 2005, que le maître d’ouvrage était fondé à solliciter des entrepreneurs de travaux une indemnisation à hauteur de l’intégralité des sommes versées à l’auteur du trouble, nonobstant l’absence de faute commise par eux.
        • Ainsi, dans cet arrêt la troisième chambre civile juge « qu’ayant relevé que l’Hôtel George V avait exécuté le jugement et payé les dédommagements accordés aux voisins par le Tribunal, et retenu qu’il n’était pas démontré par les contrats, les correspondances échangées et le rapport des experts que le maître de l’ouvrage ait été pleinement informé des risques de troubles au voisinage, ait entendu décharger les entreprises de leurs responsabilités, et ait prescrit dans ces conditions la poursuite du chantier, la cour d’appel en a déduit à bon droit, sans dénaturation, que du fait de la subrogation dont elle était bénéficiaire dans les droits des victimes, la société George V était fondée à obtenir la garantie totale des locateurs d’ouvrage auteurs du trouble, dont la responsabilité vis-à-vis du maître de l’ouvrage n’exigeait pas la caractérisation d’une faute» ( 3e civ. 22 juin 2005, n°03-20068).
        • Il ressort de cet arrêt que si le maître d’ouvrage dispose d’un recours contre les sous-traitants, par exception, il peut être privé de ce recours dans l’hypothèse où pleinement informé des risques de troubles au voisinage, il aurait entendu décharger les entreprises de leurs responsabilités en leur prescrivant, nonobstant la situation, de poursuivre le chantier sans en tirer les conséquences qui s’imposent

==> Les recours des entrepreneurs de travaux entre eux

Le maître d’ouvrage n’est pas le seul à bénéficier d’une action récursoire en cas de condamnation à indemniser l’auteur des troubles, les entrepreneurs de travaux disposent également de recours entre eux.

À cet égard, dans un arrêt du 26 avril 2006, la Cour de cassation a précisé que « l’entrepreneur principal ne peut exercer de recours subrogatoire contre les sous-traitants que pour la fraction de la dette dont il ne doit pas assumer la charge définitive » (Cass. 3e civ. 26 avr. 2006, n°05-10100).

S’agissant, par ailleurs, de la contribution à la dette des entrepreneurs de travaux lorsqu’ils sont plusieurs à être intervenus sur le chantier, il y a lieu de distinguer deux situations

À cet égard, deux situations doivent être distinguées :

  • Des fautes peuvent être reprochées aux entrepreneurs de travaux
    • Dans cette hypothèse, la Cour de cassation a jugé dans l’arrêt du 26 avril 2006 que « dans les rapports entre le locateur d’ouvrage auteur du trouble anormal causé aux voisins et les autres professionnels dont la responsabilité peut être recherchée, la charge finale de la condamnation, formant contribution à la dette, se répartit en fonction de la gravité de leurs fautes respectives» ( 3e civ. 26 avr. 2006, n°05-10100).
    • Lorsque, de la sorte, le trouble de voisinage procède de fautes commises par les entrepreneurs de travaux, ils engagent leur responsabilité à concurrence de la gravité du manquement susceptible de leur être reproché
  • Aucune faute ne peut être reprochée aux entrepreneurs des travaux
    • Dans un arrêt du 20 décembre 2006, la Cour de cassation a considéré que « dans l’exercice du recours du maître de l’ouvrage ou de son assureur au titre d’un trouble excédant les inconvénients normaux du voisinage, la contribution à la dette, en l’absence de faute, se répartit à parts égales entre les co-obligés» ( 3e civ. 20 déc. 2006, n°05-10855).
    • Dans cette situation, si plusieurs entrepreneurs de travaux ont concouru à la production du préjudice subi par la victime des troubles de voisinage, aucune faute ne peut leur être reproché.
    • C’est la raison pour laquelle la Cour de cassation décide qu’il s’agit là d’un cas de partage de responsabilité.

III) La réparation du préjudice causé par des troubles de voisinage

L’action en responsabilité fondée sur les troubles anormaux de voisinage peut avoir pour objet

  • L’octroi de dommages et intérêts en réparation du préjudice causé
  • La cessation du trouble causant un préjudice au demandeur

==> S’agissant de l’octroi de dommages et intérêts

L’octroi de dommages et intérêts est subordonné à l’établissement, par la victime des nuisances, d’un préjudice qui a pour cause les troubles anormaux de voisinage.

Les préjudices dont est susceptible de se prévaloir le demandeur peuvent être de différentes natures.

Il peut s’agit de compenser la perte de valeur du bien atteint par les troubles de voisinage. Il peut encore s’agir de compenser un préjudice corporel, qui résulterait d’un bruit intensif, de poussières corrosives ou encore un préjudice psychologique en raison de l’état d’anxiété de la victime provoqué par les troubles.

La charge de la preuve du préjudice pèse ici sur le demandeur, étant précisé qu’il est dispensé de démontrer la faute de l’auteur des troubles.

==> S’agissant de la cessation du trouble

L’action engagée par la victime des troubles de voisinage peut également tendre à faire cesser les nuisances.

Pour ce faire, le demandeur pourra notamment agir en référé sur le fondement de l’article 835 du Code de procédure civile.

Cette disposition prévoit, en effet, que « le président du tribunal judiciaire ou le juge du contentieux de la protection dans les limites de sa compétence peuvent toujours, même en présence d’une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite. »

À cet égard, il convient de noter que, en matière d’urbanisme, lorsque l’activité à l’origine des troubles est exploitée sur la base d’une autorisation administrative, le juge ne dispose pas du pouvoir d’en ordonner la cessation.

L’article L. 480-13 du Code de l’urbanisme prévoit en ce sens que « lorsqu’une construction a été édifiée conformément à un permis de construire […] Le propriétaire ne peut être condamné par un tribunal de l’ordre judiciaire à la démolir du fait de la méconnaissance des règles d’urbanisme ou des servitudes d’utilité publique que si, préalablement, le permis a été annulé pour excès de pouvoir par la juridiction administrative et, sauf si le tribunal est saisi par le représentant de l’État dans le département sur le fondement du second alinéa de l’article L. 600-6, si la construction est située dans l’une des zones suivantes »

Tout au plus, le juge peut prononcer la condamnation de l’exploitant au paiement de dommages et intérêts, voire à prendre des mesures aux fins de diminuer les troubles.

En dehors des règles d’urbanisme, le juge judiciaire est, en principe, habilité à ordonner la cessation de l’activité ou la démolition de l’ouvrage.

Dans un arrêt du 30 septembre 1998, la Cour de cassation a par exemple censuré une Cour d’appel qui avait refusé de prononcer la démolition d’un ouvrage édifié sur la base d’un permis de construire annulé (Cass. 3e civ. 30 sept. 1998, n°96-19771).

Après avoir rappelé au visa de l’ancien article 1143 du Code civil (1142 nouveau), que « le créancier a le droit de demander que ce qui aurait été fait par contravention à l’engagement du débiteur soit détruit », la troisième chambre civile considère, après avoir relevé que le demandeur subissait un préjudice tenant à des nuisances phoniques d’intensité importante, et à un défaut d’ensoleillement affectant sept pièces de la maison, et que ces nuisances étaient imputables partiellement à la violation de la règle d’urbanisme, qu’il n’y avait pas lieu de rejeter la demande de démolition de l’ouvrage.

Reste que, dans certains cas, la mesure est susceptible de se heurter à des intérêts économiques et sociaux qui priment l’intérêt individuel.

C’est la raison pour laquelle, la cessation de l’activité ou la démolition de l’ouvrage ne pourra pas, à tout le moins difficilement, être ordonnée lorsque la mesure apparaît disproportionnée avec les troubles de voisinage dénoncés par le demandeur, sauf à justifier de manquements d’une particulière gravité.

Cass. 3e civ. 30 sept. 1998
Sur le second moyen : (sans intérêt) ;
Mais sur le premier moyen :

Vu l'article 1143 du Code civil ;

Attendu que le créancier a le droit de demander que ce qui aurait été fait par contravention à l'engagement du débiteur soit détruit ;

Attendu, selon l'arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 23 avril 1996), qu'en 1981, M. Z... a édifié une construction sur un terrain jouxtant un fonds appartenant à M. Y..., à une distance de 5 mètres de la limite séparative, alors que la réglementation imposait une distance minimale de 13,5 mètres ; qu'invoquant des préjudices causés par la violation de la règle d'urbanisme, M. Y... a sollicité la démolition de la construction de M. Z... ;

Attendu que pour rejeter cette demande, l'arrêt retient que le préjudice causé à M. Y... du fait des nuisances phoniques et de la perte d'ensoleillement dues à l'édifice de M. Z... est dû essentiellement à l'existence même de cette construction, et que la démolition de cette dernière entraînerait des inconvénients sociaux ;

Qu'en statuant ainsi, alors qu'elle avait relevé que le permis de construire autorisant la construction avait été annulé pour illégalité, que M. Y... avait subi un préjudice tenant à des nuisances phoniques d'intensité importante, et à un défaut d'ensoleillement affectant sept pièces de la maison, et que ces nuisances étaient imputables partiellement à la violation de la règle d'urbanisme, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, a violé le texte susvisé ;

PAR CES MOTIFS :

CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il a débouté les consorts X... de leurs demandes, et en ce qu'il a rejeté la demande d'expertise portant sur l'écoulement des eaux, l'arrêt rendu le 23 avril 1996, entre les parties, par la cour d'appel d'Aix-en-Provence ; remet, en conséquence, quant à ce, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Nîmes.