Les classifications de l’assurance

Institution juridique au carrefour de la prévoyance et de l’économie du risque, l’assurance se distingue par la diversité de ses formes, la complexité de ses mécanismes et la variété des intérêts qu’elle protège. Cette richesse explique qu’elle ait, très tôt, suscité l’élaboration de multiples classifications, chacune révélatrice d’un aspect fonctionnel, normatif ou économique du phénomène assurantiel.

Ainsi que le soulignait René Savatier, l’assurance peut être définie comme « le mécanisme juridique par lequel une personne se fait promettre, moyennant rémunération, une prestation pour le cas où un risque se réalise »[1]. Mais derrière cette formulation apparemment limpide, se dissimule une réalité protéiforme, que la doctrine s’accorde à reconnaître comme irréductible à une approche unique. À la suite du doyen Besson, qui voyait dans l’assurance « une opération à facettes multiples », il est désormais admis que l’intelligibilité de la matière suppose une pluralité de grilles de lecture, chacune révélant une dimension spécifique du contrat d’assurance.

Ces classifications ne relèvent pas d’une simple entreprise taxinomique ou descriptive. Elles structurent l’ensemble du droit des assurances contemporain : elles conditionnent l’application des règles substantielles, gouvernent la régulation administrative du secteur (via le régime d’agrément), fondent les modalités de gestion technique et financière des risques, et contribuent, enfin, à l’identification des intérêts – patrimoniaux ou existentiels – protégés par la garantie.

Trois grandes classifications dominent traditionnellement l’étude du droit des assurances :

  • la classification juridique, qui distingue les contrats selon la nature du risque garanti et la finalité de la prestation (réparation ou versement forfaitaire) ;
  • la classification technique, qui repose sur les modalités de financement et de gestion des engagements (répartition ou capitalisation) ;
  • la classification administrative, enfin, issue du droit positif européen, qui organise la spécialisation des opérateurs par le biais d’une nomenclature en branches, conditionnant l’exercice de leur activité.

À travers ces trois classifications, c’est l’architecture même du droit des assurances qui se dessine : un droit en tension constante entre mutualisation solidaire et logique de marché, entre engagement aléatoire et gestion patrimoniale, entre finalité protectrice et exigences prudentielles.

I) Les classifications juridiques

La richesse du droit des assurances ne se mesure pas uniquement à la diversité des risques qu’il appréhende, mais également à la finesse des outils de classification qu’il mobilise. Ces derniers permettent d’organiser, de rationaliser et, partant, de gouverner les multiples situations que l’assurance est appelée à régir. Parmi ces classifications, les classifications juridiques occupent une place prééminente, en ce qu’elles fondent les régimes applicables, structurent les obligations réciproques des parties au contrat et conditionnent l’exercice des recours et garanties postérieurs au sinistre.

Le droit positif, enrichi par les apports doctrinaux et consolidé par la jurisprudence, a retenu deux critères. Le premier repose sur l’objet du risque couvert : il distingue les assurances de dommages, qui protègent le patrimoine de l’assuré, des assurances de personnes, qui intéressent sa vie, sa santé ou son intégrité physique. Le second critère, plus fonctionnel, concerne la nature de la prestation de l’assureur : indemnitaire ou forfaitaire, selon qu’elle dépend ou non de l’existence d’un préjudice réel.

Loin d’être de simples constructions intellectuelles, ces distinctions irriguent l’ensemble de la matière assurantielle. Elles permettent de délimiter le champ d’application de principes cardinaux tels que le principe indemnitaire, de déterminer la possibilité ou non d’un recours subrogatoire, et d’encadrer la réglementation des assurances cumulatives. Leur articulation est d’autant plus essentielle que les contrats d’assurance modernes tendent à mêler des prestations de nature hybride, brouillant parfois les frontières doctrinales et jurisprudentielles.

Le Code des assurances, après avoir posé les règles générales du contrat (Livre I, Titre I), organise les régimes particuliers autour de cette dichotomie, en distinguant les assurances de dommages (Titre II) et les assurances de personnes (Titre III). Quant à la Cour de cassation, elle veille à ce que ces catégories ne soient pas confondues, interdisant notamment de statuer sur le fondement des règles afférentes à l’assurance de responsabilité dans un litige concernant une assurance de personnes (Cass. 1re civ., 13 mai 1997, n° 95-14.843).

C’est donc à la lumière de cette dualité structurante que doivent être envisagées les classifications juridiques des assurances. Il convient d’en examiner successivement le contenu, puis d’en souligner les implications pratiques et les enjeux juridiques.

A) Le contenu des classifications juridiques

1. La distinction entre assurances de dommages et assurances de personnes

La distinction entre assurances de dommages et assurances de personnes constitue l’un des fondements traditionnels de la classification juridique des opérations d’assurance. Longtemps consacrée par la loi du 13 juillet 1930, elle est désormais reprise dans la structuration même du Code des assurances, qui consacre respectivement son Titre II aux contrats d’assurance de dommages et son Titre III aux contrats d’assurance de personnes. Ce clivage n’est pas uniquement formel : il répond à une logique fonctionnelle qui permet de différencier les régimes applicables aux obligations de l’assureur selon la nature du risque garanti.

a. Le critère fondé sur l’objet du risque

La distinction entre les assurances de dommages et les assurances de personnes repose, en premier lieu, sur l’objet du risque garanti. Il s’agit là d’un critère substantiel, qui permet de fonder une classification juridique pérenne et d’en tirer des conséquences normatives précises. Selon une formule devenue classique, les assurances de dommages protègent le patrimoine de l’assuré, tandis que les assurances de personnes ont pour objet la personne même de l’assuré, dans ses dimensions physiques, vitales et existentielles.

i. Les assurances de dommages

Les assurances de dommages ont pour finalité de garantir l’assuré contre les conséquences économiques d’un événement affectant son environnement patrimonial. L’objet du risque assuré est ici un intérêt pécuniaire, dont la disparition ou la diminution constitue le sinistre ouvrant droit à indemnisation. Comme le souligne la jurisprudence, il peut s’agir d’un intérêt direct, mais aussi d’un intérêt plus large, tel qu’un intérêt économique légitime, sans qu’il soit nécessaire de démontrer un droit réel (Cass. 1ère civ., 25 avr. 1990, n° 88-17.699).

Deux grandes catégories se dégagent traditionnellement :

  • Les assurances de choses, ou assurances de biens, couvrent les atteintes matérielles à un bien déterminé. En cas de perte, destruction ou dégradation de ce bien, l’assureur verse une indemnité destinée à compenser la diminution d’actif subie par l’assuré. Ces assurances recouvrent des risques fréquents, tels que l’incendie, le vol, les dégâts des eaux, le branchement illégal d’électricité, ou encore la perte d’exploitation. Le régime juridique est fondé sur l’article L. 121-1 du Code des assurances, qui énonce le principe indemnitaire selon lequel l’indemnité ne peut excéder la valeur du bien au moment du sinistre.
  • Les assurances de responsabilité, également appelées assurances de dettes, visent à prémunir l’assuré contre une augmentation de passif, résultant de la mise en cause de sa responsabilité civile. Dans cette hypothèse, le sinistre n’est pas un dommage affectant directement le patrimoine de l’assuré, mais le fait générateur d’une obligation à réparation à l’égard d’un tiers. L’assureur garantit le paiement de l’indemnité due à la victime, laquelle dispose d’un droit propre contre l’assureur, par le biais de l’action directe prévue à l’article L. 124-3 du Code des assurances. Ce mécanisme, à la structure tripartite, justifie un traitement juridique distinct, notamment en ce qui concerne les modalités de déclaration du sinistre, l’opposabilité des exceptions et le droit à indemnité de la victime.

ii. Les assurances de personnes

À l’inverse, les assurances de personnes ont pour objet la protection de la personne physique de l’assuré contre les conséquences d’événements liés à sa vie, sa santé ou son intégrité corporelle. Elles ne visent donc pas la préservation d’un bien ou l’indemnisation d’une dette, mais la prise en charge d’un aléa vital, dont la survenance déclenche le versement d’une prestation à caractère personnel ou familial.

L’intérêt garanti n’est pas un intérêt économique extérieur au sujet de droit, mais un intérêt existentiel intrinsèque. Pour autant, la prestation de l’assureur — souvent une somme d’argent — peut présenter un caractère patrimonial apparent. Il n’en demeure pas moins que la finalité de l’assurance est non indemnitaire, car elle ne vise pas à réparer une perte, mais à fournir une aide ou un revenu dans une situation donnée.

Ces assurances donnent lieu, en cas de réalisation du risque, au versement d’un capital ou d’une rente, soit à l’assuré, soit à ses ayants droit. Elles incluent notamment :

  • Les assurances sur la vie (branche 20 de l’article R. 321-1 C. assur.), qui prévoient le versement d’un capital en cas de survie à une certaine date (assurance en cas de vie) ou, au contraire, en cas de décès (assurance en cas de décès). Ces assurances peuvent être utilisées dans une optique d’épargne, de prévoyance successorale ou de constitution de capital différé.
  • Les assurances contre les accidents corporels (branche 1) et les assurances maladie (branche 2), qui prévoient la prise en charge de frais médicaux, l’indemnisation d’une incapacité temporaire, ou encore le versement d’une rente en cas d’invalidité. Ces garanties peuvent être individuelles ou collectives, souscrites à titre facultatif ou dans le cadre de régimes de prévoyance professionnelle.
  • Les assurances de prévoyance collective (branche 26), introduites par renvoi au titre IV du livre IV du Code des assurances, notamment sous l’influence de la loi Evin du 31 décembre 1989, qui organise les régimes complémentaires d’entreprise (décès, incapacité, invalidité, dépendance) au profit des salariés. Ces assurances, bien qu’attachées à la personne, présentent une dimension sociale accrue, en lien avec la solidarité professionnelle.

b. Les limites de la distinction

Si la distinction entre assurances de dommages et assurances de personnes est traditionnellement présentée comme structurante, sa mise en œuvre concrète révèle une subtilité conceptuelle et une plasticité pratique qu’il convient de souligner. Loin d’être purement binaire, cette opposition laisse place à de nombreuses zones grises, alimentées tant par l’évolution des produits d’assurance que par la diversité des garanties qu’ils mobilisent. Elle constitue, pour reprendre une formule chère à la doctrine, une « dichotomie fondatrice à l’application nuancée ».

L’incertitude tient d’abord au caractère hybride de certaines prestations, notamment dans le domaine de la prévoyance. Les indemnités journalières en cas d’arrêt de travail ou les rentes d’invalidité, bien que relevant formellement d’assurances de personnes, visent souvent à compenser une perte de revenus, c’est-à-dire un préjudice patrimonial consécutif à un événement personnel. À cet égard, elles brouillent la frontière entre prise en charge d’un aléa de la vie et réparation économique, rendant difficile une qualification juridique univoque.

C’est pourquoi, comme l’analysent les auteurs, il convient d’adopter une approche fonctionnelle et négative : les assurances de dommages sont celles qui ne relèvent pas des assurances de personnes, c’est-à-dire celles qui ne garantissent pas la vie, la santé ou l’intégrité corporelle de l’assuré. Leur finalité est la protection d’un intérêt économique, qu’il soit direct (comme dans l’assurance incendie) ou indirect (comme dans l’assurance de responsabilité). Cette dernière, bien qu’elle puisse être activée à la suite d’un dommage corporel causé à un tiers, n’indemnise pas la victime en tant que personne, mais garantit à l’assuré le coût de l’indemnisation qu’il doit verser.

Inversement, les assurances de personnes, même lorsqu’elles donnent lieu à des prestations pécuniaires, ne visent pas à indemniser une perte économique, mais à répondre à un aléa vital, qu’il s’agisse d’un accident, d’une maladie, d’un décès ou d’un événement de la vie comme la naissance ou le mariage. Elles relèvent donc d’une logique de prévoyance ou d’épargne, et non d’indemnisation.

Face à ces incertitudes doctrinales et aux chevauchements fonctionnels, la jurisprudence s’est efforcée de maintenir une frontière claire entre les deux catégories, notamment afin d’éviter les erreurs de qualification qui pourraient conduire à l’application inappropriée d’un régime juridique.

Dans un arrêt fondamental du 13 mai 1997 (Cass. 1re civ., 13 mai 1997, n° 95-14.843), la Cour de cassation a expressément refusé d’appliquer les règles relatives à l’assurance de responsabilité dans un litige portant sur une assurance de personnes. Par cette décision, la Haute juridiction a réaffirmé le principe d’étanchéité des régimes juridiques : une assurance de personnes ne saurait être jugée selon les règles propres à l’indemnisation du dommage, même en présence d’un sinistre corporel. La cohérence systémique l’emporte sur les rapprochements d’apparence.

De même, le législateur a entériné cette logique de séparation à l’occasion de la loi du 17 mars 2014, en consacrant l’existence des assurances affinitaires (C. assur., art. L. 112-10). Celles-ci, souvent proposées lors de l’achat d’un bien ou d’un service (ex. : téléphone, billet d’avion), sont expressément qualifiées d’assurances de dommages, même lorsque le bien protégé est de faible valeur pécuniaire. Ce choix n’est pas neutre : il permet de les soumettre au régime de l’indemnité, et non à celui des prestations forfaitaires, ce qui renforce la protection contre le risque de cumul spéculatif.

En définitive, si la distinction entre assurances de dommages et assurances de personnes repose sur des principes directeurs, elle demeure poreuse en pratique, notamment en raison de la sophistication croissante des produits d’assurance et de l’émergence de garanties composites. Cette complexité n’invalide pas la distinction, mais en appelle à une lecture nuancée, fondée sur l’analyse concrète du contrat, de ses finalités et de ses mécanismes.

La doctrine, à l’instar de Jean Bigot ou encore Hubert Groutel, plaide pour une reconnaissance de cette complexité sans renoncer à la valeur normative des catégories. Car la distinction n’est pas qu’un outil de classement : elle conditionne l’application du principe indemnitaire, la licéité de la subrogation, le régime du cumul d’assurances, et plus généralement, le statut juridique de l’assureur et de l’assuré.

En somme, la distinction, bien qu’évolutive et parfois difficile à manier, demeure une boussole pour le juriste, à condition qu’elle soit mobilisée avec discernement, à la lumière des textes, des intentions contractuelles, et de la jurisprudence constante.

2. La distinction entre les assurances indemnitaires et les assurances forfaitaires

Si la distinction entre assurances de dommages et assurances de personnes repose sur l’objet du risque garanti, elle peut être utilement complétée par une seconde dichotomie, fondée sur la nature de la prestation due par l’assureur. À cet égard, la doctrine comme la jurisprudence opposent classiquement les assurances indemnitaires, qui tendent à compenser un préjudice effectivement subi, et les assurances forfaitaires, dont la prestation est déterminée contractuellement, indépendamment de l’existence ou de l’étendue d’un dommage. Cette classification, de nature fonctionnelle, transcende la précédente, dans la mesure où elle irrigue tant le domaine des assurances de dommages que celui des assurances de personnes.

a. Le critère de distinction : le lien avec le dommage subi

La distinction entre assurances indemnitaires et forfaitaires repose sur un critère fonctionnel, tiré de la finalité de la prestation d’assurance. Elle ne s’attache pas à la nature du risque garanti, mais à la relation que la prestation entretient avec l’existence d’un dommage. Elle permet ainsi de différencier les assurances dans lesquelles l’assureur indemnise un préjudice, de celles dans lesquelles il exécute une obligation contractuellement définie, indépendante de toute atteinte à un intérêt patrimonial.

i. L’assurance indemnitaire

L’assurance indemnitaire se caractérise par le fait que la prestation due par l’assureur a vocation à réparer un dommage réellement subi par l’assuré. Elle s’inscrit dans une logique de restitution économique, fondée sur le principe de la réparation intégrale, lequel interdit tout enrichissement sans cause de l’assuré.

Ce principe est expressément affirmé à l’article L. 121-1 du Code des assurances, applicable aux assurances de dommages : « l’assurance relative aux biens est un contrat d’indemnité ; l’indemnité due par l’assureur à l’assuré ne peut pas dépasser la valeur de la chose assurée au moment du sinistre. »

Ce texte consacre la limitation du montant de la garantie à l’évaluation objective de la perte subie. En pratique, la prestation de l’assureur est donc proportionnelle au dommage, qu’il s’agisse d’une atteinte matérielle (destruction, détérioration), d’une perte de revenus, ou d’un coût supporté par l’assuré dans le cadre de la mise en jeu de sa responsabilité.

Le corollaire naturel de cette logique est la subrogation de l’assureur dans les droits de l’assuré contre le tiers responsable, dès lors que ce dernier est à l’origine du dommage. Cette subrogation, de droit en matière d’assurance de dommages, est prévue à l’article L. 121-12 du Code des assurances, et répond à une exigence d’équité : l’assureur, en indemnisant l’assuré, éteint la dette du tiers responsable, et doit pouvoir exercer un recours contre celui-ci afin que la charge définitive de la réparation ne repose pas indûment sur lui.

La notion d’assurance indemnitaire excède toutefois le champ des seules assurances de dommages. Certaines assurances de personnes peuvent également revêtir un caractère indemnitaire, notamment lorsqu’elles prévoient des prestations destinées à couvrir une perte pécuniaire réelle, telle que :

  • le remboursement de frais médicaux,
  • l’indemnisation d’une incapacité de travail,
  • ou le versement d’indemnités journalières compensant une perte de revenus.

Dans ces cas, la logique indemnitaire s’applique pleinement, malgré l’apparente nature personnelle du risque garanti. La prestation vise ici non à prendre en charge un événement de la vie en tant que tel, mais à compenser ses conséquences économiques.

ii. L’assurance forfaitaire

Par opposition, l’assurance forfaitaire est celle dans laquelle l’assureur s’engage, en contrepartie du paiement de primes, à verser une somme déterminée à l’avance, sans que l’existence ni l’étendue d’un dommage ne conditionnent le versement de la prestation.

Cette logique repose sur une autonomie contractuelle forte : la prestation est fixée dans le contrat, et sa réalisation est subordonnée uniquement à la survenance d’un événement convenu, sans lien nécessaire avec un préjudice. L’article L. 131-1 du Code des assurances le consacre en ces termes : « l’assurance sur la vie est une opération par laquelle l’assureur s’engage, en contrepartie du paiement de primes, à verser une prestation déterminée en cas de réalisation de l’événement assuré. »

Cette règle trouve son application privilégiée en matière d’assurance sur la vie, d’assurance décès, ou encore d’assurance dépendance, dans lesquelles la prestation — capital ou rente — est due dès lors que l’événement assuré (décès, survie à une certaine date, dépendance constatée) survient, quelle que soit la situation patrimoniale du bénéficiaire.

Les assurances forfaitaires sont également courantes dans le domaine de la prévoyance collective, notamment dans les contrats souscrits dans un cadre professionnel, qui garantissent des prestations prédéfinies en cas d’invalidité, d’incapacité ou de décès du salarié.

Ce caractère forfaitaire permet de cumuler les prestations sans limitation, favorisant ainsi des logiques de capitalisation patrimoniale, de prévoyance familiale ou de transmission successorale, à l’inverse des assurances indemnitaires soumises au plafonnement lié au principe indemnitaire.

b. Une distinction transversale à la classification dommages/personnes

La distinction entre assurances indemnitaires et assurances forfaitaires ne se superpose pas mécaniquement à celle entre assurances de dommages et assurances de personnes. Elle obéit à une logique propre, centrée sur la nature de la prestation d’assurance et son lien — ou son absence de lien — avec l’existence d’un dommage. Dès lors, cette typologie traverse la classification juridique traditionnelle et invite à une lecture croisée et nuancée des contrats d’assurance.

i. Une dissociation des régimes assurantiels traditionnels

De manière générale, les assurances de dommages se rattachent très largement à une logique indemnitaire. Cela tient à leur objet même : la couverture d’un intérêt patrimonial menacé par un sinistre. Qu’il s’agisse d’un bien corporel (incendie, dégât des eaux, vol) ou d’une dette de responsabilité (indemnisation d’un tiers victime), la prestation de l’assureur est strictement limitée à la valeur du préjudice subi. L’assurance ne répare que ce qui est perdu. Cette approche exclut tout enrichissement et repose sur l’application rigoureuse du principe indemnitaire (C. assur., art. L. 121-1), qui constitue la pierre angulaire du régime juridique de ces contrats.

Inversement, les assurances de personnes relèvent généralement de la logique forfaitaire. Le risque garanti — décès, invalidité, survie, dépendance — donne lieu à une prestation prédéterminée, le plus souvent un capital ou une rente, versée à un bénéficiaire désigné. Cette prestation n’est pas calculée en fonction d’un dommage subi par l’assuré ou ses ayants droit : elle est autonome, fixée d’avance, et indépendante de toute logique de réparation. L’assurance sur la vie, telle que définie par l’article L. 131-1 du Code des assurances, en constitue l’archétype : le capital est versé au terme du contrat ou au décès de l’assuré, sans qu’aucune justification d’un préjudice ne soit requise.

ii. L’existence d’assurances de personnes à caractère indemnitaire

Ce panorama doit néanmoins être nuancé. Certaines assurances de personnes, bien qu’ayant pour objet la couverture d’un aléa vital, peuvent donner lieu à des prestations de nature indemnitaire. C’est notamment le cas :

  • des remboursements de frais médicaux, dans les assurances maladie ou frais de santé ;
  • des indemnités journalières versées en cas d’arrêt de travail ou d’incapacité temporaire ;
  • des rentes d’invalidité, calculées en fonction d’une perte de capacité professionnelle.

Dans toutes ces hypothèses, la prestation vise à compenser une perte de revenus ou une dépense engagée : elle est donc liée à un dommage réel. Il ne s’agit plus d’une prestation abstraite ou automatique, mais d’une indemnisation fonctionnelle, soumise aux règles du droit commun de la responsabilité ou du préjudice. Le contrat, bien que qualifié d’assurance de personnes, participe d’une logique indemnitaire, ce qui emporte des conséquences majeures en matière de subrogation ou de cumul d’indemnités.

iii. Consécration jurisprudentielle

La jurisprudence de la Cour de cassation a joué un rôle décisif dans l’élaboration du critère fonctionnel distinguant les prestations indemnitaires des prestations forfaitaires. Cette distinction a notamment été consacrée par l’arrêt d’Assemblée plénière du 19 décembre 2003 (Ass. plen. 19 déc. 2003, n° 01-10.670), qui constitue une décision de principe en matière d’assurance de personnes et de subrogation.

L’affaire concernait le régime de prévoyance collective souscrit par un employeur au profit de ses salariés cadres. L’assureur, la société La Mondiale, avait versé à l’un des salariés victimes d’un accident de la circulation diverses prestations en exécution du contrat (au titre de l’incapacité temporaire totale puis de l’incapacité permanente partielle). Elle entendait exercer un recours subrogatoire contre l’assureur du responsable de l’accident, en soutenant que les prestations servies revêtaient un caractère indemnitaire, car elles étaient calculées en référence au salaire brut de l’assuré.

La cour d’appel avait rejeté cette demande en retenant que la prédétermination contractuelle des prestations leur conférait un caractère forfaitaire, interdisant toute subrogation en vertu de l’article L. 131-2 alinéa 1er du Code des assurances. La Mondiale avait formé un pourvoi en cassation, critiquant l’approche formelle de la cour d’appel et arguant que la seule existence d’éléments prédéterminés ne saurait exclure le caractère indemnitaire de la prestation, dès lors qu’elle vise à réparer une perte de revenus liée à l’incapacité de travail.

La Cour de cassation, siégeant en Assemblée plénière, rejette le pourvoi, tout en opérant un revirement méthodologique important. Elle affirme : « si le mode de calcul des prestations versées à la victime en fonction d’éléments prédéterminés n’est pas à lui seul de nature à empêcher ces prestations de revêtir un caractère indemnitaire, il ressort des motifs […] que les prestations servies […] sont indépendantes dans leurs modalités de calcul et d’attribution de celles de la réparation du préjudice selon le droit commun. »

Par cette formule, la Cour substitue au critère formel du montant prédéterminé une analyse fonctionnelle, fondée sur deux éléments cumulatifs :

  • Les modalités de calcul et d’attribution de la prestation doivent être conformes au droit commun de la réparation du préjudice ;
  • Une clause de subrogation doit être expressément stipulée au profit de l’assureur (cf. art. L. 131-2, al. 2).

Dès lors que ces conditions ne sont pas remplies — en l’espèce, le contrat ne comportait aucune disposition spécifique pour le cas d’un tiers responsable, et les prestations étaient indépendantes des règles de l’évaluation du préjudice —, la prestation versée par l’assureur est réputée forfaitaire, et la subrogation est exclue de plein droit.

Ainsi, la Cour consacre une lecture téléologique du contrat d’assurance : la nature indemnitaire ou forfaitaire d’une prestation ne saurait être déduite de la seule fixation contractuelle de son montant, mais doit s’apprécier à la lumière de sa finalité juridique. Si la prestation vise la réparation d’un dommage déterminé selon les règles de la responsabilité civile, elle est indemnitaire ; dans le cas contraire, lorsqu’elle constitue l’exécution d’une obligation autonome née du contrat, elle est forfaitaire.

Cette décision a permis de clarifier une incertitude doctrinale et jurisprudentielle persistante, en établissant un cadre d’analyse fonctionnel et rigoureux. Elle a également été confirmée par plusieurs arrêts ultérieurs de la deuxième chambre civile (V. notamment Cass. 2e civ., 17 avr. 2008, n°06-20.417), qui ont précisé les conditions dans lesquelles une prestation versée au titre d’une assurance de personnes peut être qualifiée d’indemnitaire et donner lieu à subrogation.

c. Les conséquences pratiques de la distinction

La distinction entre prestations indemnitaires et prestations forfaitaires, bien qu’elle repose sur un critère fonctionnel lié à la finalité de la prestation, n’est pas sans effets concrets. Elle emporte, au contraire, des conséquences juridiques majeures qui se manifestent tant sur le terrain du cumul des indemnités que sur celui de la subrogation de l’assureur, sans oublier des implications indirectes en matière de fiscalité et de régime successoral.

i. Le régime du cumul des prestations d’assurance

Le premier effet pratique de la distinction entre assurances indemnitaires et assurances forfaitaires se manifeste de façon particulièrement nette dans le régime applicable au cumul des prestations issues de plusieurs contrats. Cette question, d’apparence technique, révèle une opposition de fond entre deux logiques assurantielles : celle, rigoureusement compensatoire, des assurances indemnitaires, et celle, plus libérale et patrimoniale, des assurances forfaitaires.

==>Le plafonnement des prestations en matière indemnitaire : l’expression du principe indemnitaire

En matière d’assurances indemnitaires, le principe de réparation intégrale gouverne la relation contractuelle. Il est solennellement énoncé par l’article L. 121-1 du Code des assurances, qui dispose que « l’assurance relative aux biens est un contrat d’indemnité; l’indemnité due par l’assureur à l’assuré ne peut pas dépasser la valeur de la chose assurée au moment du sinistre ».

Cette disposition consacre l’interdiction de tout enrichissement injustifié de l’assuré, même lorsque celui-ci a souscrit plusieurs polices couvrant un même risque. Le cumul des contrats est admis, mais le cumul des indemnités ne peut excéder le préjudice réellement subi. Les assureurs sont donc contraints, en cas de pluralité, de répartir entre eux la charge de l’indemnisation, dans les proportions prévues aux articles L. 121-4 à L. 121-7 du Code des assurances relatifs aux assurances cumulatives.

A cet égard, la jurisprudence rappelle régulièrement que le cumul des indemnisations est prohibé dès lors qu’il dépasse la valeur du dommage, affirmant la prééminence du principe indemnitaire. Cette jurisprudence se justifie pleinement par la nature du contrat indemnitaire, dont la seule finalité est de restaurer, sans excès ni défaut, l’équilibre patrimonial antérieur au sinistre.

==>La liberté de cumul dans les assurances forfaitaires : autonomie contractuelle et finalité patrimoniale

À l’inverse, en matière de prestations forfaitaires, la logique change radicalement. Le contrat ne vise plus la réparation d’un dommage, mais l’exécution d’une obligation contractuelle autonome, dont le montant est déterminé à l’avance, indépendamment de toute considération de perte subie. Dès lors, le cumul des prestations est libre : l’assuré peut parfaitement souscrire plusieurs contrats prévoyant chacun le versement d’un capital en cas de réalisation du risque assuré (notamment le décès), sans que l’on exige la démonstration d’un préjudice effectif.

Cette spécificité a été entérinée par la jurisprudence, notamment dans un arrêt du 14 mai 1991 aux termes duquel il a été jugé que le bénéficiaire d’une assurance décès pouvait percevoir les capitaux garantis par plusieurs contrats, sans que le montant global soit plafonné (Cass. 1ère civ., 14 mai 1991, n° 87-16.004). Cette solution a été confirmée à nouveau dans un arrêt du 13 octobre 2005 (Cass. 2e civ. 14 mai 1991, n° 04-15.888), qui valide la logique cumulative propre aux assurances à caractère forfaitaire.

Ce régime se justifie par la nature économique et sociale des assurances de personnes à caractère forfaitaire. Ces contrats répondent souvent à une finalité de prévoyance individuelle ou collective, voire d’optimisation successorale ou patrimoniale. Ils s’inscrivent dans une perspective d’organisation de la protection de l’assuré et de ses proches, sans rapport avec la réparation d’un dommage évalué objectivement.

Comme le souligne Jean Bigot, « le contrat d’assurance de personnes ne se rattache pas, par essence, au droit de la responsabilité civile, mais à celui de l’engagement contractuel ». Ce caractère extrapatrimonial dans l’origine du risque, mais patrimonial dans les effets, justifie pleinement que le cumul soit autorisé, sans que l’on redoute une atteinte au principe d’égalité ou à l’ordre public assurantiel.

ii. Le régime de la subrogation de l’assureur

La deuxième conséquence majeure touche au droit de subrogation de l’assureur, c’est-à-dire la possibilité pour celui-ci, après avoir indemnisé son assuré, de se retourner contre le tiers responsable du dommage afin d’obtenir remboursement.

Ce mécanisme de subrogation, qui s’analyse comme un transfert légal ou conventionnel de créance, trouve son fondement en droit commun (C. civ., art. 1346 s.) et une application particulière en droit des assurances. Il est reconnu :

  • de plein droit en matière d’assurance de dommages (art. L. 121-12 C. assur.) ;
  • de manière conventionnelle en matière d’assurance de personnes à caractère indemnitaire, conformément à l’article L. 131-2, al. 2 du même code.

Mais, inversement, en présence d’une prestation forfaitaire, la subrogation est formellement prohibée par l’article L. 131-2, alinéa 1er. L’assureur ne peut exercer de recours contre le tiers responsable, dès lors qu’il n’a pas indemnisé un dommage, mais exécuté une obligation autonome née du contrat, indépendante de toute logique réparatrice. Ce principe s’inscrit dans une cohérence systémique : la subrogation n’a de sens que si la prestation efface une dette du tiers.

Cette différence a été illustrée avec rigueur dans l’arrêt précité relatif à une rente “éducation” versée à un enfant après le décès accidentel de son père. La Cour a jugé que, faute pour la prestation d’être calculée selon les règles du droit commun de la responsabilité civile, et en l’absence de clause de subrogation, la prestation conservait un caractère forfaitaire, interdisant à l’assureur tout recours contre le tiers responsable (Cass. 2e civ., 17 avr. 2008, n°06-20.417).

La même logique est appliquée dans les arrêts du 5 avril 2007 (Cass. 2e civ. 5 avr. 2007, n° 06-10.638) et du 24 novembre 2011 (Cass. 2e civ., 24 nov. 2011, n° 10-13.458), où la Cour souligne que la subrogation suppose que la prestation ait effectivement pour objet de réparer un dommage, ce qui n’est pas le cas dans les assurances à caractère forfaitaire, fussent-elles versées à l’occasion d’un sinistre.

iii. Une influence indirecte en matière fiscale et successorale

Enfin, il convient de mentionner, quoique de manière incidente, que la qualification de la prestation comme indemnitaire ou forfaitaire peut influer sur son régime fiscal et successoral:

  • En matière d’assurance-vie, les prestations forfaitaires versées à un bénéficiaire désigné échappent, dans certaines limites, aux droits de succession (CGI, art. 990 I et 757 B), ce qui n’est pas le cas d’une prestation indemnitaire, assimilée à un actif de la succession ;
  • En matière sociale, la distinction peut également affecter la soumission à cotisations sociales (les prestations forfaitaires étant parfois exonérées ou soumises à des régimes plus favorables).

B) Les intérêts des classifications juridiques

Les distinctions opérées par le droit des assurances entre, d’une part, assurances de dommages et assurances de personnes, et, d’autre part, prestations indemnitaires et prestations forfaitaires, ne relèvent pas d’une pure taxinomie académique. Elles exercent, au contraire, une influence directe et structurante sur le régime juridique applicable aux contrats d’assurance, en ce qu’elles déterminent à la fois les modalités d’exécution des obligations de l’assureur, les droits de recours, ainsi que les effets économiques du contrat dans l’environnement juridique de l’assuré.

1. Le principe indemnitaire

Parmi les effets les plus structurants des classifications juridiques du droit des assurances, figure sans conteste l’application du principe indemnitaire, qui irrigue l’ensemble du régime applicable aux assurances de dommages. Ce principe, codifié à l’article L. 121-1 du Code des assurances, repose sur l’idée cardinale selon laquelle l’assurance ne doit jamais devenir source d’enrichissement pour l’assuré, mais uniquement instrument de réparation.

a. Le principe d’équivalence économique entre perte et indemnité

L’article L. 121-1 dispose en termes clairs que « l’assurance relative aux biens est un contrat d’indemnité ; l’indemnité due par l’assureur à l’assuré ne peut pas dépasser la valeur de la chose assurée au moment du sinistre ». Ce texte fonde une règle impérative : l’assureur ne peut s’engager à verser une somme supérieure au dommage réel subi. Toute clause contraire serait réputée non écrite.

Ce principe indemnitaire consacre une approche objectiviste et économique de la réparation. Il interdit expressément à l’assuré de tirer profit du sinistre, ce qui serait contraire à la finalité préventive et protectrice du contrat d’assurance. En cela, le droit des assurances se distingue du droit des libéralités ou des contrats aléatoires à visée spéculative. Il repose ici sur une conception neutralisante de l’opération d’assurance, qui tend exclusivement à replacer l’assuré dans l’état patrimonial antérieur au dommage (logique de restitutio in integrum).

Ce principe trouve son fondement théorique dans l’interdiction de l’enrichissement sans cause et dans la nécessaire maîtrise actuarielle des risques par l’assureur. Il vise à éviter les comportements opportunistes, les fraudes, mais aussi les dérives économiques du système assurantiel, en imposant une stricte corrélation entre la perte subie et l’indemnité versée.

b. Le champ d’application du principe indemnitaire

Le principe indemnitaire est spécifiquement applicable aux assurances de dommages, qu’il s’agisse :

  • des assurances de biens, qui indemnisent une perte ou une dégradation d’éléments d’actif du patrimoine (incendie, vol, dégâts des eaux…) ;
  • des assurances de responsabilité, qui visent à prendre en charge les dettes nées de la mise en cause de la responsabilité civile de l’assuré envers un tiers.

Dans ces deux hypothèses, le préjudice – qu’il soit matériel, économique, ou juridique – constitue la mesure de l’engagement de l’assureur. La détermination du montant de la prestation suppose donc, au cas par cas, une évaluation contradictoire du dommage, réalisée selon les règles du droit commun de la responsabilité ou les stipulations contractuelles qui les reprennent.

A cet égard, la jurisprudence rappelle régulièrement que l’assuré ne peut prétendre à une indemnisation supérieure à la valeur du bien détruit, même s’il a souscrit plusieurs contrats couvrant le même risque.

c. L’exclusion du principe indemnitaire dans les assurances de personnes à caractère forfaitaire

À l’opposé, le principe indemnitaire est inapplicable dans les hypothèses où la prestation de l’assureur n’est pas fondée sur un dommage, mais sur la réalisation d’un événement existentiel prédéterminé, souvent attaché à la personne de l’assuré (décès, incapacité, invalidité, dépendance, etc.).

Tel est le cas des assurances de personnes à caractère forfaitaire, dans lesquelles le montant de la prestation est déterminé contractuellement, sans référence nécessaire à une quelconque perte ou dommage. L’assureur s’oblige alors à verser un capital ou une rente convenus à l’avance, indépendamment du préjudice éventuellement subi par le bénéficiaire.

Ce modèle repose sur une logique distincte, que la doctrine qualifie d’engagement autonome : l’assureur ne répare pas, mais exécute une obligation née du contrat. Comme le rappelle Jacques Kullmann, ces prestations ne relèvent pas d’un régime indemnitaire, mais d’une logique d’anticipation d’un aléa de la vie, souvent dans un objectif de prévoyance ou d’organisation patrimoniale.

La jurisprudence a constamment affirmé cette différence de régime. Dans l’arrêt rendu le 14 mai 1991, la Cour de cassation a admis le cumul de plusieurs prestations forfaitaires versées à raison du même événement (le décès de l’assuré), en l’absence de tout préjudice prouvé, consacrant ainsi l’indépendance de ces prestations vis-à-vis du principe indemnitaire (Cass. 1ère civ., 14 mai 1991, n° 87-16.004).

2. Le droit à subrogation

Parmi les effets majeurs attachés à la nature juridique de la prestation d’assurance figure la possibilité pour l’assureur d’exercer un recours subrogatoire contre le tiers responsable du dommage. Ce droit, qui s’analyse comme une transmission de créance de l’assuré à son assureur, n’est admis que dans les hypothèses où la prestation versée revêt un caractère indemnitaire. Ainsi, les classifications juridiques en droit des assurances déterminent directement le régime applicable à ce mécanisme, essentiel pour préserver l’équilibre économique de la mutualisation du risque.

a. Fondement du droit à subrogation

En droit commun, la subrogation personnelle est définie aux articles 1346 et suivants du Code civil comme l’opération juridique par laquelle un tiers qui paie une dette à la place du débiteur se voit transférer les droits du créancier contre le débiteur. Ce mécanisme repose sur une logique de préservation des intérêts du solvens ayant payé une dette qui ne lui incombait pas directement.

En matière d’assurance, cette logique est transposée à la relation triangulaire entre :

  • l’assuré, victime d’un dommage causé par un tiers ;
  • le tiers responsable, débiteur de la réparation ;
  • l’assureur, qui indemnise son assuré au titre du contrat.

Dans ce schéma, l’assureur, en versant une indemnité à son assuré, éteint en réalité une créance dont l’assuré disposait contre le tiers responsable. Il est donc légitime qu’il puisse exercer le recours correspondant, à hauteur de la prestation servie. Cette subrogation permet d’éviter que le tiers fautif ne bénéficie indirectement du contrat d’assurance conclu par la victime.

b. Régime différencié de la subrogation selon la nature de l’assurance

Le Code des assurances organise une hiérarchisation précise des conditions de la subrogation, en fonction de la nature indemnitaire ou forfaitaire de la prestation versée par l’assureur.

  • Dans les assurances de dommages, la subrogation est de plein droit. L’article L. 121-12 C. assur. prévoit expressément que « l’assureur qui a payé l’indemnité est subrogé, jusqu’à concurrence de cette indemnité, dans les droits et actions de l’assuré contre les tiers qui, par leur fait, ont causé le dommage ayant donné lieu à la responsabilité de l’assureur ». Il s’agit d’un effet automatique du paiement, qui ne nécessite aucune stipulation particulière. La subrogation a ici une fonction réparatrice et contributive, permettant de faire supporter en définitive la charge du sinistre à son auteur.
  • Dans les assurances de personnes à caractère indemnitaire, la subrogation n’est pas automatique, mais peut être stipulée contractuellement. L’article L. 131-2, alinéa 2 C. assur. autorise cette subrogation à condition qu’elle soit prévue par une clause expresse. La justification repose sur le fait que la subrogation, dans ce cadre, ne découle pas du paiement d’une dette tierce mais d’une logique réparatrice indirecte, plus incertaine et variable selon les régimes de prévoyance.
  • Dans les assurances de personnes à caractère forfaitaire, la subrogation est en revanche formellement prohibée. L’article L. 131-2, alinéa 1er du même code dispose que « dans les assurances de personnes, la subrogation de l’assureur dans les droits de l’assuré n’est pas admise » lorsque la prestation n’est pas liée à un dommage, mais constitue l’exécution d’un engagement autonome. En ce cas, l’assureur ne vient pas éteindre la dette d’un tiers, mais remplit une obligation purement contractuelle à raison d’un événement garanti. Il ne saurait donc acquérir, par voie de subrogation, un droit dont son cocontractant n’était pas titulaire.

Cette différence de régime selon la nature de l’assurance a été confirmée par la Cour de cassation, notamment dans un arrêt du 17 avril 2008 (Cass. 2e civ., 17 avr. 2008, n°06-20.417). En l’espèce, une compagnie d’assurance avait versé à un enfant une rente “éducation” à la suite du décès accidentel de son père, survenu à l’occasion d’un accident de la circulation imputable à un tiers. L’assureur, estimant avoir indemnisé un dommage, entendait exercer un recours subrogatoire contre le tiers responsable.

La Cour de cassation rejette cette prétention, en retenant que la prestation servie, bien qu’indexée sur des paramètres objectivables (âge de l’enfant, durée de l’obligation d’entretien…), ne répondait pas aux exigences du droit commun de la responsabilité civile, et ne comportait pas de clause expresse de subrogation. Dès lors, la prestation conservait un caractère forfaitaire, excluant tout droit de recours de l’assureur contre le responsable du dommage.

La solution, fidèle à l’économie générale des articles L. 131-2 et L. 121-12, a été confirmée par plusieurs arrêts ultérieurs dans lesquels la Cour de cassation rappelle que le droit à subrogation suppose que la prestation versée ait effectivement réparé un dommage (Cass. 2e civ., 24 novembre 2011, n° 10-13.458).

3. Le cumul d’assurances

Le régime du cumul des assurances, entendu comme la possibilité pour un assuré de percevoir plusieurs prestations à raison d’un même événement dommageable ou existentiel, dépend étroitement de la qualification de la prestation assurantielle : indemnitaire ou forfaitaire. Cette distinction conditionne directement l’étendue des droits de l’assuré, ainsi que les obligations mises à la charge des assureurs multiples intervenant dans un même sinistre.

a. Le principe de non-cumul en matière de prestations indemnitaires

Dans le domaine des assurances de dommages, où la prestation versée par l’assureur a pour finalité de réparer un préjudice réel, le cumul est strictement encadré. L’article L. 121-1 du Code des assurances énonce cette interdiction : « l’indemnité due par l’assureur à l’assuré ne peut pas dépasser la valeur de la chose assurée au moment du sinistre ». Ce principe, corollaire du principe indemnitaire, proscrit toute possibilité d’enrichissement injustifié de l’assuré.

Ainsi, lorsque plusieurs contrats couvrent un même bien ou un même risque, l’assuré ne saurait cumuler les indemnités au-delà de la valeur réelle du préjudice. Le dépassement est considéré comme indu, et les assureurs sont fondés à réclamer le remboursement de la part excédentaire. Aussi, la pluralité de contrats ne saurait légitimer une double indemnisation excédant le préjudice subi.

Ce principe s’applique quel que soit le nombre d’assureurs en cause : dans ce cas, les prestations doivent être réparties entre eux au prorata de leur engagement, selon les stipulations des contrats ou à défaut selon les règles générales de la contribution à la dette.

Il s’agit ici encore de préserver l’économie du contrat d’indemnité, fondée sur une logique de réparation stricte, et d’éviter que le contrat d’assurance ne devienne un instrument de spéculation ou de profit pour l’assuré.

b. La liberté de cumul en matière de prestations forfaitaires

À l’inverse, lorsque la prestation assurantielle revêt un caractère forfaitaire, c’est-à-dire qu’elle est déterminée contractuellement sans considération du dommage subi, le cumul est pleinement licite. L’assuré peut alors bénéficier de plusieurs prestations issues de contrats distincts, sans qu’il soit tenu de justifier d’un quelconque préjudice.

Cette règle, aujourd’hui solidement établie tant par la doctrine que par la jurisprudence, repose sur une logique propre : la prestation d’assurance n’a pas pour objet de réparer une perte, mais de réaliser une promesse contractuelle adossée à la survenance d’un aléa, souvent existentiel (décès, invalidité, dépendance). Elle peut s’inscrire dans un projet de prévoyance familiale, d’épargne patrimoniale ou d’anticipation successorale, indépendamment de toute logique indemnitaire.

C’est en ce sens que la Cour de cassation, dans un arrêt de principe du 14 mai 1991, a validé le cumul de capitaux décès provenant de plusieurs contrats souscrits par le même assuré, sans qu’il soit nécessaire d’apporter la preuve d’un dommage économique (Cass. 1ère civ., 14 mai 1991, n° 87-16.004). Cette solution a été confirmée par l’arrêt du 13 octobre 2005 dans lequel la Cour rappelle que l’existence d’une pluralité de prestations forfaitaires ne contrevient à aucune règle d’ordre public, dès lors qu’elles procèdent chacune d’un engagement autonome (Cass. 2e civ., 13 oct. 2005, n° 04-15.888).

Cette position, conforme à la nature des assurances de personnes à prestation forfaitaire, est également admise par la doctrine. Ainsi, selon Hubert Groutel, le caractère forfaitaire ouvre la voie à un véritable cumul patrimonial licite, en raison de la déconnexion entre le montant versé et la réalité du dommage. Le contrat répond ici à une logique d’anticipation assurantielle, dans une perspective non réparatrice mais constructive du patrimoine.

II) Les classifications techniques

A) Le contenu des classifications techniques

À côté des distinctions juridiques classiques, le droit des assurances reconnaît également des classifications techniques, qui ne reposent plus sur l’objet du risque ou la nature de la prestation, mais sur les modalités de gestion économique et financière des engagements pris par l’assureur.

Ces classifications s’ancrent dans une réalité plus opérationnelle, en ce qu’elles traduisent la manière dont l’assureur constitue, affecte et mobilise les ressources nécessaires à l’exécution de ses obligations contractuelles. Elles reflètent ainsi des logiques de mutualisation différentes, parfois concurrentes, parfois complémentaires, et impliquent des régimes comptables et prudentiels distincts.

De manière générale, deux grands modèles techniques peuvent ainsi être distingués : la répartition, dans laquelle les primes collectées sur une période donnée servent à couvrir les sinistres survenus durant cette même période, et la capitalisation, dans laquelle les primes sont épargnées, valorisées dans le temps, puis mobilisées à échéance pour financer les engagements futurs. La première repose sur une logique de mutualisation immédiate du risque entre les membres d’un même groupe ; la seconde sur une logique d’accumulation progressive de droits individualisés.

Le choix entre ces méthodes n’est jamais neutre : il influe sur le niveau de provisionnement, sur la durée d’engagement de l’assureur, sur le régime des primes, et, plus fondamentalement, sur la nature des risques couverts. Il conditionne également la manière dont les engagements sont évalués, tant en comptabilité qu’en actuariat, et soulève des enjeux réglementaires spécifiques.

Il convient donc d’en exposer les principes, les implications, ainsi que les cas d’application, afin de mieux comprendre la logique technique à l’œuvre dans l’économie assurantielle contemporaine.

1. Les assurances gérées par répartition

Le mode de gestion par répartition constitue le fondement historique du modèle assurantiel. Il repose sur une logique simple, mais puissante : celle de la mutualisation immédiate des risques au sein d’un même exercice comptable. Ce modèle, qui s’inspire directement des principes fondateurs de la solidarité collective, consiste à faire financer les sinistres survenus pendant une période déterminée (souvent l’année civile) par l’ensemble des cotisations ou primes versées par les assurés au cours de cette même période.

a. Une gestion fondée sur la mutualisation annuelle des risques

Le principe de gestion en répartition repose sur une logique de mutualisation immédiate des risques dans le temps. L’assureur ne constitue pas, dans ce modèle, une épargne individualisée en vue de la couverture future d’un risque spécifique à chaque assuré. Il opère, au contraire, sur la base d’un mécanisme de mise en commun des ressources à court terme, dans lequel les primes collectées au cours d’un exercice donné servent à indemniser les sinistres survenus pendant cette même période.

Autrement dit, la solidarité entre les assurés ne s’étend pas dans le temps mais s’organise sur la base d’un équilibre annuel : chacun contribue à la constitution d’un fonds commun, dont la vocation est de couvrir les événements aléatoires affectant certains membres de la mutualité au cours de l’exercice. L’assureur se comporte ici comme un gestionnaire de flux, en équilibrant chaque année les recettes (primes encaissées) et les charges (prestations versées).

Ce schéma, qui correspond historiquement au modèle mutualiste originel, suppose l’existence d’un groupe d’assurés suffisamment vaste et homogène, de manière à permettre une prévision actuarielle fiable du risque. En effet, pour que l’équilibre technique soit assuré, il est nécessaire que la fréquence et l’intensité des sinistres soient statistiquement maîtrisables, sur la base de données historiques ou de lois de probabilité applicables à la population assurée.

En pratique, cette gestion par répartition requiert :

  • une stabilité des paramètres démographiques et économiques affectant le portefeuille (âge, profession, exposition au risque, etc.) ;
  • une absence de concentration excessive des sinistres, qui compromettrait l’équilibre du fonds ;
  • et un ajustement permanent des cotisations, notamment en cas de dégradation de la sinistralité.

Dans ce contexte, l’assureur n’a pas vocation à accumuler des provisions à long terme (contrairement au modèle en capitalisation), mais doit constituer des provisions techniques de court terme, telles que les provisions pour sinistres à payer ou pour risques en cours, afin de faire face aux engagements déjà nés mais non encore liquidés.

La répartition instaure ainsi une solidarité inter-assurés limitée dans le temps, mais efficace dans sa logique : les uns financent immédiatement les pertes des autres, dans un cadre fondé sur la réciprocité, la prévisibilité du risque, et l’ajustement permanent du tarif.

b. Domaine d’application de la gestion par répartition

Le mode de gestion par répartition se prête tout particulièrement aux opérations d’assurance caractérisées par un risque à survenance rapide et une logique indemnitaire, c’est-à-dire lorsque la prestation due par l’assureur est directement corrélée à un dommage effectivement subi. Ce modèle de financement, fondé sur l’équilibre des flux annuels, est en effet incompatible avec des engagements à long terme ou nécessitant une capitalisation progressive.

i. Les assurances de dommages

Les assurances de dommages constituent historiquement et techniquement le domaine d’élection de la gestion par répartition. Ces assurances ont pour finalité la protection du patrimoine de l’assuré contre les atteintes susceptibles de l’affecter, que ce soit sur le plan de l’actif (par la dégradation ou la perte d’un bien) ou du passif (par l’apparition d’une dette de responsabilité). Elles se subdivisent classiquement en deux sous-catégories :

  • Les assurances de choses, qui couvrent les atteintes portées à des biens déterminés : sinistres d’incendie, de vol, de dégât des eaux, bris de machines, etc. Dans ce cas, le dommage est immédiatement quantifiable, et l’indemnité versée est strictement proportionnée à la valeur de la chose détruite ou détériorée. L’article L. 121-1 du Code des assurances énonce expressément que l’assurance relative aux biens est un contrat d’indemnité, limitant la prestation au montant du préjudice.
  • Les assurances de responsabilité, visées aux articles L. 124-1 et suivants du Code des assurances, qui prennent en charge les conséquences pécuniaires de la mise en cause de la responsabilité civile de l’assuré à l’égard d’un tiers. Le sinistre ici réside dans le fait générateur du dommage causé à autrui, et la prestation consiste dans le règlement, par l’assureur, des sommes dues à la victime. Ce mécanisme, qui peut impliquer une action directe (C. assur., art. L. 124-3), requiert également une mutualisation immédiate, compte tenu de la variabilité des montants à indemniser.

Dans ces deux hypothèses, le recours à la gestion par répartition s’impose naturellement : les risques couverts sont de courte durée, les sinistres sont généralement circonscrits à l’année d’assurance, et l’équilibre technique peut être assuré sans mobilisation de capitaux à long terme.

ii. L’extension de la gestion par répartition aux assurances de personnes à finalité indemnitaire

La gestion par répartition s’étend également à certaines assurances de personnes, dès lors qu’elles présentent un caractère indemnitaire. Bien qu’elles aient pour objet la personne de l’assuré et non son patrimoine, ces assurances donnent lieu à des prestations destinées à réparer un préjudice économique objectivable, et non à garantir un aléa existentiel ou à constituer une épargne. Il en va ainsi notamment :

  • des assurances maladie, qui couvrent les frais médicaux, chirurgicaux, ou d’hospitalisation exposés par l’assuré à raison d’une affection. La prestation versée — remboursement ou indemnité — dépend de la dépense réellement engagée et s’inscrit dans une logique de compensation ;
  • des assurances accidents corporels, qui indemnisent les pertes pécuniaires résultant d’un accident non professionnel, telles que la perte de revenus, les frais médicaux non remboursés, ou les coûts d’adaptation du logement. Là encore, la prestation est déterminée en fonction du dommage subi et peut donner lieu, si une clause le prévoit, à subrogation (C. assur., art. L. 131-2, al. 2).

Dans ces cas, bien que l’objet assuré soit la personne, la structure du contrat est conforme à la logique indemnitaire, ce qui justifie l’adoption du mode de gestion en répartition. Il serait en effet inapproprié, tant au plan économique que juridique, de recourir à la capitalisation pour des garanties de court terme, exposées à des variations imprévisibles et sans engagement différé dans le temps.

c. Une gestion fondée sur l’équilibre annuel entre primes et sinistres

La gestion en répartition repose sur une logique de flux comptables à court terme : les primes perçues au cours d’un exercice doivent permettre de couvrir l’intégralité des prestations dues au titre des sinistres survenus pendant cette même période. Il s’agit d’un système en équilibre dynamique, dans lequel l’assureur agit comme un organisateur d’une solidarité instantanée, sans mobilisation de capitaux affectés individuellement à chaque assuré.

Ce modèle suppose une tarification fondée sur une anticipation actuarielle précise : les cotisations doivent être calculées de telle sorte qu’elles permettent, globalement, de faire face aux engagements nés de la réalisation aléatoire des risques assurés. En cas de déséquilibre (par exemple, une sinistralité plus élevée que prévu), l’assureur ne dispose pas, dans ce cadre, d’une réserve durable susceptible d’être mobilisée. Le redressement de l’équilibre technique ne peut s’opérer que par une augmentation des primes pour les périodes ultérieures, ou par l’ajustement du portefeuille d’assurés.

Contrairement aux assurances gérées en capitalisation, les opérations en répartition n’impliquent pas la constitution de provisions mathématiques, c’est-à-dire de passifs financiers destinés à couvrir les engagements futurs individualisés de long terme. En revanche, elles nécessitent la mise en place de provisions techniques de court terme, telles que :

  • les provisions pour sinistres à payer, destinées à couvrir les engagements nés d’événements déjà survenus mais non encore liquidés à la date de clôture de l’exercice ;
  • les provisions pour risques en cours, couvrant les sinistres susceptibles de se produire entre la date de souscription du contrat et la fin de la période de couverture, lorsque la prime est réputée acquise en totalité à l’assureur.

Ce mode de gestion confère à l’assurance en répartition une souplesse opérationnelle, mais aussi une fragilité structurelle : en l’absence de réserve, l’équilibre du régime dépend de la fiabilité des hypothèses de sinistralité, du volume du portefeuille assuré, et de la capacité d’ajustement tarifaire. Il en résulte une forte sensibilité aux fluctuations conjoncturelles et aux dérives techniques, notamment en contexte d’incertitude accrue ou de changement des comportements assurantiels.

2. Les assurances gérées par capitalisation

À l’opposé de la logique de mutualisation immédiate propre à la répartition, le modèle de la capitalisation repose sur une gestion individualisée et différée du risque, dans une perspective de long terme. Il s’agit ici non pas de répartir collectivement les charges d’un aléa dans un laps de temps donné, mais de constituer une épargne affectée à un assuré déterminé, en vue du versement ultérieur d’une prestation, soit en capital, soit sous forme de rente.

a. Une gestion fondée sur l’individualisation des engagements et le financement anticipé du risque

Le modèle de gestion par capitalisation repose sur une logique fondamentalement distincte de celle de la répartition. Il ne s’agit plus de répartir collectivement les charges d’un risque sur une communauté d’assurés et un exercice donné, mais de constituer, au profit de chaque souscripteur, une épargne personnalisée, affectée à la couverture d’un événement futur dont la réalisation est incertaine, mais dont la date peut être anticipée ou déterminée contractuellement.

Dans ce schéma, les primes versées ne sont pas mutualisées, mais affectées à un compte individuel, qui se voit crédité, au fil du temps, des versements effectués, augmentés des produits financiers générés par la capitalisation des fonds (intérêts composés, participation aux bénéfices, etc.). Le rôle de l’assureur est alors moins celui d’un mutualiste que celui d’un gestionnaire d’actifs : il investit les primes, en garantit la rentabilité contractuelle (taux minimum garanti) ou espérée (fonds en unités de compte), et s’engage à restituer, à l’échéance du contrat, un capital ou une rente au profit de l’assuré ou de ses ayants droit.

Ce modèle est particulièrement adapté aux engagements de long terme, notamment ceux reposant sur la durée de la vie humaine (assurance en cas de vie ou de décès), ou sur la survenance d’événements familiaux prévisibles (naissance, mariage, dépendance, retraite). L’aléa existe, mais il n’affecte pas l’existence du droit à prestation, seulement la temporalité ou la forme de son exécution. Le risque principal assumé par l’assureur n’est donc plus de nature sinistrelle, mais essentiellement financière, démographique et économique : rendement des placements, évolution des taux d’intérêt, allongement de l’espérance de vie, inflation, etc.

Sur le plan comptable, cette logique impose à l’assureur de constituer des provisions mathématiques, c’est-à-dire des passifs techniques inscrits à son bilan et représentant, à tout moment, l’engagement financier qu’il détient envers l’ensemble de ses assurés. Ces provisions sont calculées de manière actuarielle, selon des paramètres précis : âge du souscripteur, échéance du contrat, montant de la prestation garantie, taux d’actualisation, tables de mortalité, etc.

À la différence de la répartition, où les engagements sont courts, collectifs et variables, la capitalisation implique un engagement ferme et durable, garantissant à chaque assuré un droit autonome à prestation, dont l’exécution n’est pas subordonnée à l’état général du portefeuille, mais à la constitution préalable et individualisée des réserves nécessaires.

Ainsi structurée, l’assurance en capitalisation s’apparente, dans bien des cas, à une opération d’épargne assurantielle, répondant à des logiques de prévoyance patrimoniale plus qu’à une logique d’indemnisation. Elle occupe une place centrale dans l’assurance-vie, la retraite complémentaire, la dépendance ou la prévoyance privée à long terme.

b. Les domaines d’application de la gestion par capitalisation

La gestion en capitalisation ne se prête pas à toutes les branches de l’assurance. Elle trouve une application privilégiée dans des contrats à dominante patrimoniale, où l’objectif poursuivi par le souscripteur ne réside pas dans la couverture immédiate d’un risque de sinistre, mais dans la constitution méthodique d’un capital, mobilisable à terme, au gré de la survenance d’un événement personnel ou familial.

Cette logique est propre à certaines assurances de personnes, identifiées comme telles par la nomenclature des branches établie à l’article R. 321-1 du Code des assurances. Trois catégories principales de contrats en relèvent :

  • Les assurances sur la vie (branche 20), qui représentent la forme la plus emblématique du recours à la capitalisation. Ces contrats consistent en un engagement de l’assureur à verser une prestation – en capital ou en rente – soit au décès de l’assuré (assurance en cas de décès), soit à l’échéance d’un terme fixé contractuellement si l’assuré est encore en vie (assurance en cas de vie). Ces garanties peuvent être assorties de couvertures complémentaires, telles que l’invalidité ou la dépendance, mais conservent une finalité première : l’épargne à long terme et la transmission de patrimoine, que ce soit dans un cadre familial (désignation d’un bénéficiaire) ou fiscal (dispositifs de capitalisation exonérés de droits de succession sous conditions).
  • Les assurances natalité-nuptialité (branche 21), plus marginales, prévoient le versement d’un capital ou d’une rente à l’occasion d’un événement personnel précis : la naissance d’un enfant, le mariage de l’assuré ou d’un bénéficiaire désigné. Ces contrats relèvent également d’une logique de capitalisation, puisque l’événement déclencheur de la prestation est déterminé à l’avance, et que les fonds sont accumulés au profit du bénéficiaire en anticipation de sa survenance.
  • Les opérations de capitalisation (branche 24), qui ne constituent pas des assurances stricto sensu, dès lors qu’elles sont dépourvues d’aléa au sens technique du droit des assurances. L’article L. 310-1-2 du Code des assurances les exclut du champ des opérations d’assurance proprement dites, tout en les soumettant au même régime prudentiel. Il s’agit de placements dans lesquels l’assureur s’engage à restituer à l’échéance un capital majoré des intérêts produits. L’assuré agit ici non comme un mutualiste, mais comme un investisseur institutionnel, bénéficiant de la sécurité offerte par le statut réglementé de l’entreprise d’assurance.

Dans toutes ces hypothèses, l’assuré ne participe pas à une communauté de risques, mais se constitue une réserve technique individualisée, valorisée au fil du temps et destinée à être restituée sous forme monétaire. Il ne sollicite pas l’intervention de la solidarité assurantielle, mais recherche une sécurité patrimoniale adossée à des garanties financières, qu’elles soient minimales (fonds en euros à taux garanti) ou aléatoires (unités de compte liées aux marchés).

Ainsi, les contrats gérés en capitalisation traduisent une évolution de l’assurance contemporaine vers des fonctions de gestion privée du risque, dans une perspective de prévoyance, de retraite ou de transmission, à la frontière du droit des assurances et de la gestion d’actifs.

c. Une gestion prudentielle adossée à des engagements de long terme

La spécificité des contrats gérés en capitalisation réside dans la nature même de l’engagement souscrit par l’assureur : il ne s’agit plus de couvrir un risque aléatoire sur une courte période, mais de garantir le versement futur d’un capital ou d’une rente, souvent plusieurs décennies après la souscription. Cette temporalité étendue impose une maîtrise technique, financière et actuarielle d’une grande exigence, afin d’assurer la pérennité des engagements souscrits.

Le cœur de cette gestion repose sur la constitution de provisions mathématiques – dettes techniques de l’assureur envers ses assurés – calculées sur la base d’hypothèses actuarielles prudentes : espérance de vie, rendement financier, taux d’actualisation, évolution de l’inflation, etc. Ces provisions, inscrites au passif du bilan, doivent être suffisamment provisionnées et constamment ajustées, pour faire face à la réalité des engagements, notamment en cas de baisse des taux d’intérêt ou d’allongement de la durée de vie des assurés.

Ce modèle implique également une politique d’investissement rigoureuse : l’assureur doit placer les primes collectées dans des actifs suffisamment liquides, diversifiés et solvables, pour générer les rendements attendus sans compromettre la sécurité des engagements pris. Il s’agit d’un arbitrage permanent entre performance et sécurité, sur fond de contraintes réglementaires de plus en plus exigeantes.

La directive européenne Solvabilité II, transposée en droit français depuis 2016, encadre strictement cette gestion. Elle impose notamment :

  • le respect d’un capital de solvabilité requis (SCR), calculé pour absorber des chocs économiques extrêmes et garantir la solidité financière de l’assureur sur le long terme ;
  • la mise en œuvre d’un pilier 2 (gouvernance et gestion des risques), qui exige une politique de souscription, de placement et de gestion prudentielle formalisée, adaptée à la nature et à la durée des engagements ;
  • une exigence de transparence accrue à l’égard des autorités de contrôle et du public (pilier 3), notamment par le biais du rapport sur la solvabilité et la situation financière (SFCR).

Dans ce cadre normatif exigeant, la gestion en capitalisation confère au contrat d’assurance une dimension patrimoniale assumée : l’assurance ne se limite plus à indemniser un sinistre, elle devient un instrument de planification financière et successorale, relevant presque de la gestion d’actifs. C’est précisément en raison de cette fonction économique élargie que le législateur a jugé nécessaire de maintenir ces opérations dans le périmètre du droit des assurances, malgré l’absence, parfois, d’aléa au sens classique du terme (notamment pour les contrats relevant de la branche 24).

En somme, la capitalisation impose une discipline prudentielle renforcée, où la confiance des assurés repose moins sur la mutualisation que sur la solidité technique et financière de l’assureur, à l’image d’un gestionnaire institutionnel garant de l’intégrité des réserves qui lui sont confiées.

B) Intérêts des classifications techniques

Si la distinction entre les techniques de gestion des opérations d’assurance – répartition ou capitalisation – s’enracine dans une logique économique et actuarielle, elle emporte également des conséquences juridiques et prudentielles majeures, qui justifient son articulation rigoureuse au sein du droit des assurances.

1. Une incidence directe sur le régime prudentiel applicable

La distinction entre gestion en répartition et gestion en capitalisation ne se limite pas à une approche technique ou comptable : elle conditionne la nature et l’intensité des exigences prudentielles imposées aux entreprises d’assurance. Ces exigences, qui trouvent leur fondement dans la directive européenne Solvabilité II (transposée en droit français notamment aux articles L. 310-1-1 et suivants du Code des assurances), visent à garantir la solvabilité à long terme des assureurs, en fonction des risques qu’ils assument effectivement.

a. Régime applicable aux contrats gérés par capitalisation

Dans les contrats gérés selon le mode de la capitalisation, l’assureur s’engage à verser, à une date future parfois lointaine, une prestation déterminée (capital ou rente), en contrepartie des cotisations versées par l’assuré. Cette promesse, fondée sur une logique d’épargne et non de mutualisation aléatoire, oblige l’entreprise d’assurance à constituer des provisions mathématiques reflétant avec précision la dette technique individualisée qu’elle détient à l’égard de chacun de ses assurés.

Ces provisions, qui figurent au passif du bilan de l’entreprise, doivent être calculées selon des règles actuarielles strictes, prenant en compte notamment :

  • l’âge et le sexe de l’assuré ;
  • la durée du contrat ;
  • le capital garanti ou les flux de rente ;
  • le taux d’actualisation retenu, en fonction de la courbe des taux sans risque ;
  • les hypothèses de mortalité ou de longévité (table TH, TGH, etc.).

Leur poids structurel dans le bilan des assureurs vie impose une gestion financière prudente et un contrôle renforcé, assuré en France par l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), notamment au travers des trois piliers de Solvabilité II (exigence de capital, gouvernance et transparence).

b. Régime applicable aux contrats gérés par répartition

À l’opposé, les contrats gérés en répartition relèvent d’une logique de mutualisation à court terme : les primes collectées au cours d’un exercice sont destinées à couvrir les sinistres survenus durant ce même exercice. Ce modèle, dominant en matière d’assurances de dommages, ne justifie pas la constitution de provisions mathématiques à long terme. En revanche, il exige l’enregistrement de provisions pour sinistres à payer, c’est-à-dire pour des engagements nés mais dont le règlement n’est pas encore intervenu.

Ce type de provision couvre :

  • les sinistres déclarés mais non réglés à la clôture de l’exercice ;
  • les sinistres survenus mais non encore déclarés (incurres but not reported, ou IBNR);
  • les frais de gestion associés à ces sinistres.

Ainsi, la gestion prudentielle en répartition repose davantage sur la prévision de flux à court terme et sur la maîtrise de la sinistralité annuelle, avec une forte dépendance à la qualité des statistiques techniques et des modèles de tarification. La volatilité y est plus immédiate, mais moins durable.

2. Une spécialisation fonctionnelle imposée par le régime des agréments administratifs

La distinction entre gestion en répartition et gestion en capitalisation ne se limite pas à une différenciation des mécanismes comptables ou financiers. Elle constitue également un critère structurant de l’organisation institutionnelle du marché de l’assurance, en conditionnant directement le régime d’agrément administratif applicable aux entreprises d’assurance.

a. Un principe de spécialisation encadré par le Code des assurances

L’exercice de l’activité d’assurance en France est subordonné à la délivrance d’un agrément par l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), conformément aux articles L. 321-1 et R. 321-1 du Code des assurances. Cet agrément est délivré par branche, c’est-à-dire par catégorie de risques couverts, en fonction non seulement de la nature des garanties souscrites (assurances de choses, de responsabilité, de personnes…), mais également du mode de gestion technique de ces garanties.

Ce système repose sur un principe de spécialisation, qui interdit en principe à une même entreprise d’exercer simultanément des activités fondées sur des logiques de gestion opposées — répartition et capitalisation — sans cloisonnement strict. Ce cloisonnement vise à préserver l’étanchéité entre les engagements techniques et à éviter tout déséquilibre structurel susceptible de compromettre la sécurité des assurés, qu’ils soient mutualistes ou épargnants.

b. Des exigences renforcées en cas de cumul d’activités

Lorsqu’une entreprise souhaite exercer de manière concomitante des activités relevant de la capitalisation et de la répartition, elle doit satisfaire à des exigences organisationnelles renforcées, tant sur le plan juridique que comptable et prudentiel. Parmi les conditions impératives figurent :

  • La séparation stricte des portefeuilles : chaque branche d’activité doit donner lieu à une comptabilité autonome, permettant de distinguer clairement les engagements relevant de la mutualisation immédiate de ceux reposant sur une épargne individualisée à long terme ;
  • L’adaptation des méthodes de provisionnement : les provisions mathématiques exigées en gestion capitalisée ne sauraient être confondues avec les provisions techniques nécessaires en gestion par répartition. Chacune obéit à des règles actuarielles et à des exigences de solvabilité spécifiques ;
  • La conformité à des ratios prudentiels différenciés : les fonds propres réglementaires, les exigences de couverture des engagements, la politique d’investissement ou encore la gouvernance interne doivent être ajustés à la nature des risques souscrits et à leur temporalité.

c. Une exigence dictée par la nature des risques assurés

Cette contrainte organisationnelle se justifie par l’hétérogénéité des risques pris en charge : les engagements issus de contrats d’assurance vie ou de capitalisation appellent une gestion financière de long terme, tandis que ceux relatifs aux assurances de dommages nécessitent une trésorerie réactive et une solvabilité instantanée.

L’objectif poursuivi par le législateur et les autorités de supervision est clair : éviter que les excédents d’une activité ne soient indûment affectés à la couverture de risques n’obéissant pas à la même logique économique, compromettant ainsi l’équilibre technique global de l’entreprise. Le respect de ce cloisonnement permet de garantir la transparence financière, la loyauté de gestion et la protection effective des assurés, quel que soit le régime auquel ils sont rattachés.

III) Les classifications administratives

À côté des distinctions juridiques et techniques, le droit positif opère une troisième classification des opérations d’assurance, de nature administrative, dont la finalité première est de structurer l’intervention des entreprises d’assurance sur le marché, en fonction des risques qu’elles souhaitent couvrir. Cette classification, d’inspiration européenne, est fixée par l’article R. 321-1 du Code des assurances, qui dresse une nomenclature en branches déterminant les modalités d’agrément des entreprises par l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR).

A) Une nomenclature sectorielle à finalité réglementaire

Le régime d’agrément administratif prévu aux articles L. 321-1 et R. 321-1 du Code des assurances repose sur un principe de spécialisation des opérateurs. Toute entreprise d’assurance souhaitant exercer en France doit obtenir un agrément préalable délivré par l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) pour une ou plusieurs des branches d’assurance prévues par la réglementation. Ces branches constituent autant de segments d’activités distincts, définis en fonction du type de risques couverts.

Issu du droit européen et harmonisé à l’échelle de l’Union, ce mécanisme de classification présente une vocation pragmatique et prudentielle : il permet de sectoriser l’activité assurantielle, d’en assurer une supervision technique ciblée, et de garantir la cohérence des engagements pris par les entreprises d’assurance au regard de leurs capacités financières et organisationnelles.

La nomenclature issue de l’article R. 321-1 distingue traditionnellement deux grandes catégories de branches, chacune englobant des risques de nature différente :

  • Les branches d’assurance de dommages (branches 1 à 18), qui couvrent des risques objectivables ou événementiels, parmi lesquels :
    • des dommages aux biens, comme les véhicules terrestres (branche 3), les navires maritimes (branche 6), ou les installations techniques ;
    • des risques de responsabilité civile, tel que la responsabilité des véhicules (branche 10) ou la responsabilité générale (branche 13) ;
    • des risques économiques ou techniques spécifiques, tels que le crédit (branche 14), la caution (branche 15) ou encore les pertes pécuniaires diverses (branche 16).
  • Les branches d’assurance de personnes (branches 19 à 26), qui regroupent :
    • les assurances sur la vie (branche 20), qu’il s’agisse d’assurances en cas de vie, de décès, ou mixtes ;
    • les assurances nuptialité-natalité (branche 21), qui prévoient une prestation à l’occasion de certains événements familiaux ;
    • les opérations de capitalisation (branche 24), qui, bien que ne constituant pas des contrats d’assurance au sens strict (C. assur., art. L. 310-1-2), sont soumises aux mêmes exigences prudentielles ;
    • et enfin, les assurances de groupe et de gestion collective (branche 26), souvent mobilisées dans les régimes de prévoyance d’entreprise.

Loin d’être une simple nomenclature descriptive, cette classification par branches joue un rôle structurant dans l’économie du droit des assurances. L’agrément délivré pour une branche donnée n’autorise l’entreprise à exercer que dans le périmètre exact de risques qu’elle couvre, sous peine de nullité des engagements contractés au-delà de ce périmètre.

Elle permet en outre à l’ACPR :

  • d’évaluer la compétence technique et la solidité financière des entreprises candidates à l’exercice de l’activité assurantielle ;
  • de contrôler l’adéquation des moyens humains, organisationnels et prudentiels à la nature des risques couverts ;
  • d’imposer des règles de gouvernance, de solvabilité et de gestion des risques spécifiques à chaque type de branche ;
  • et de faciliter la reconnaissance mutuelle des agréments au sein du marché européen, conformément au principe de libre prestation de services.

Il en résulte un cadre réglementaire à la fois protecteur pour les assurés et structurant pour les opérateurs, qui assure une meilleure lisibilité du marché et favorise la spécialisation des acteurs. Ce faisant, la classification administrative par branches constitue un pilier technique et juridique incontournable de la régulation assurantielle contemporaine.

B) Enjeux pratiques et limites de la classification administrative

Si la classification administrative issue de l’article R. 321-1 du Code des assurances participe d’une volonté de spécialisation et de transparence, elle n’échappe pas à certaines critiques doctrinales, tenant à la dispersion des critères de classement qui la fondent.

En effet, la classification repose sur des fondements méthodologiques disparates : certaines branches sont définies en fonction de l’événement garanti (par exemple, le décès pour la branche 20), d’autres par l’objet matériel de la couverture (comme les véhicules terrestres pour la branche 3), d’autres encore selon la fonction économique du contrat (telle la caution en branche 15 ou les pertes pécuniaires diverses en branche 16). Cette hétérogénéité a pu être critiquée, notamment par la doctrine autorisée[2], qui déplore une absence d’unité classificatoire susceptible de nuire à la clarté et à la cohérence du dispositif.

Ce défaut d’intelligibilité peut engendrer des difficultés de qualification juridique, notamment pour certains produits composites ou innovants, situés à la frontière de plusieurs branches. Il appelle parfois une relecture pragmatique, centrée davantage sur la finalité économique et technique du contrat que sur la lettre des textes.

Pour autant, cette nomenclature demeure un levier stratégique essentiel de la régulation assurantielle, tant au plan national qu’européen. Elle permet :

  • de fixer avec précision le périmètre d’intervention des entreprises d’assurance, en subordonnant l’exercice effectif de chaque activité à la détention préalable d’un agrément pour la ou les branches correspondantes ;
  • de garantir une spécialisation technique des opérateurs, dans une logique de protection des assurés, en imposant que les entreprises disposent des compétences organisationnelles, humaines et financières adaptées à la nature des risques souscrits ;
  • d’encadrer la commercialisation des produits, en interdisant aux entreprises de proposer des contrats relevant de branches non agréées, sous peine de nullité des engagements et de sanctions administratives prononcées par l’ACPR ;
  • de faciliter la reconnaissance mutuelle des agréments au sein de l’Espace économique européen, dans le cadre de la libre prestation de services et de la liberté d’établissement (directives dites “Solvabilité I” et “Solvabilité II”).

Si cette classification n’a pas vocation à structurer en profondeur le droit des contrats d’assurance – à la différence des distinctions entre assurances de dommages et de personnes, ou entre prestations indemnitaires et forfaitaires –, elle exerce néanmoins une fonction régulatoire de premier plan.

Elle constitue le socle d’un pilotage prudentiel sectorisé, indispensable à la sécurité financière du marché et à la transparence vis-à-vis des assurés. À ce titre, elle contribue à l’architecture institutionnelle du droit des assurances, en articulant les exigences d’agrément, de solvabilité, de gouvernance et de contrôle autour de catégories opérationnelles claires – sinon toujours rigoureusement homogènes.

 

 

  1. R. Savatier, Traité de la responsabilité civile, t. 3, 1951 ?
  2. V. J. Bigot, Droit des assurances, t. 1, n° 72 ?

Le financement de la sécurité sociale par les marchés financiers et la loi spéciale

Résumé.

Après que l’Assemblée nationale a voté la censure du Gouvernement, il est affirmé que les pouvoirs publics peuvent tout à fait se passer d’une loi de financement de la sécurité sociale. C’était mal connaître les modalités de financement de notre système de sécurité sociale et le rôle décisif des banques centrales et des marchés financiers.

Article.

Après que la responsabilité du Gouvernement sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2025 a été engagée le 04 décembre 2024 et que la motion de censure a été adoptée, nous avons renoué, pour la troisième fois depuis 1958, avec un government shutdown à la française, qui signale sinon un arrêt des activités gouvernementales à tout le moins un ralentissement net à la suite d’un désaccord sur le budget à l’exception des services dits essentiels à savoir, pour ce qui nous concerne, la sécurité sociale.

Pour prévenir l’aggravation de la crise politique et rassurer tout un chacun, les pouvoirs publics affirment qu’il n’y a pas lieu de s’alarmer, que les engagements contractés par les administrations de sécurité sociale seraient tenus, que les professionnels de santé seraient payés de leurs diligences, que les usagers seraient remboursés. Et d’ajouter que l’absence de LFSS n’est pas si problématique qu’on l’imagine dans la mesure où il s’agit techniquement moins de voter les recettes et les dépenses que leur hauteur probable et souhaitable. La précision est certes vraie. Seulement voilà les prestations de sécurité sociale ne peuvent être servies avec le produit des seules cotisations, impôts et taxes affectés ni les dépenses de fonctionnement assumées malgré l’ingénierie tout à fait remarquable qui a été inventée pour garantir au quotidien l’alimentation en trésorerie des organismes (art. D. 225-1 et s. css). Pour le dire autrement, le modèle de protection sociale que nous avons choisi ne peut se passer de tiers financeurs, à savoir les banques centrales et les opérateurs de marchés financiers (ni des organismes complémentaires d’assurance maladie qui seront mis à plus forte contribution encore sur la période). Or l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS), qui pilote la trésorerie des caisses (art. L. 225-1 css), ne peut se fournir en argent sur les marchés (au moyen de l’émission de dettes à terme) qu’avec l’autorisation du Parlement (art. LO 111-3-4, e et L. 139-3 css). Où l’on constate que prester ou payer à crédit complique passablement l’affaire dans le contexte.

Après qu’il a fallu s’assurer qu’un Gouvernement démissionnaire avait la capacité juridique de procéder (CE, avis, 9 déc. 2024, n° 409081, points 5 et 6)., une loi spéciale aux fins de continuation de la vie nationale et du fonctionnement régulier des services publics est adoptée en urgence (Ass. natio., 12 déc. 2024, rapport de Courson, n° 719). Pareille loi ne remplace certes pas le budget mais elle autorise la perception des impôts et des ressources publiques nécessaires au financement des dépenses publiques essentielles. En application de l’articles 47, alinéa 4 de la Constitution du 4 octobre 1958 et de l’article 45 de la LOLF, des organismes de sécurité sociale sont autorisés à « recourir à des ressources non permanentes dans la seule mesure nécessaire à la couverture de leurs besoins de trésorerie » (loi n° 2024-1188 du 20 déc. 2024 spéciale prévue par l’article 45 de la loi organique du 1er aout 2001 rel. aux lois de finances, art. 4. Loi faite à Mamoudzou où quand une crise chasse l’autre). Pour l’année 2025, et pour ce qui concerne l’ACOSS, le projet de loi de financement de la sécurité sociale fixe le plafond d’emprunts à 65 milliards d’euros (art. 13). A titre de comparaison, la loi de financement de la sécurité sociale pour 2024 avait plafonné l’encourt à 45 milliards d’euros (art. 35 de la loi n° 2023-1250 du 26 déc. 2023).

La « financiarisation » est le troisième levier d’abondement en argent des organismes, institutions et opérateurs de sécurité sociale avec le prélèvement de cotisations sociales et l’imposition. Ce n’est pas toujours bien su mais la France est l’un des premiers émetteurs mondiaux de titres financiers. C’est la raison pour laquelle il importe de rassurer les bailleurs de fonds, qui sont sensibles aux évaluations qui sont faites des risques contractés par la France (Moody’s, Standard and poor’s, Fitch) et à la volonté politique de contenir la dette publique dans laquelle la dette des administrations de sécurité pèse près de 10 %. Bailleurs tout à fait avisés du patrimoine économique national, qui se monte tout de même à plus de 18 600 milliards d’euros (https://www.insee.fr/fr/statistiques/8305990).

L’abondement en argent des organismes de sécurité sociale et des organismes partenaires (900 en tout) est quotidien car la thésaurisation des caisses prestataires est proscrite (art. D. 225-1 et D. 225-2-1, al. 2 c. sécu. soc.). C’est par voie de conséquence une préoccupation qui oblige. S’il arrivait que la résilience de l’assureur public des risques et charges de l’existence était prise en défaut, que la garantie des travailleurs et de leurs familles, souscrite le 04 octobre 1945 par l’Etat, devait être défaillante, que les employeurs n’étaient plus accompagnés dans leurs efforts de développement économique, la confiance serait rompue et la paix sociale vacillante. Il importe donc aux femmes et hommes en responsabilité de trouver les fonds en toute circonstance (aux meilleures conditions) peu important que l’environnement soit incertain, que les risques pleuvent tous azimuts : risques géopolitiques du fait de l’augmentation des conflits ; risques économiques du fait de l’inflation ; risques financiers du fait de la variation des taux d’intérêt et du stress des opérateurs et des marchés.

Il faut se rendre compte que l’ACOSS a la responsabilité de plus de 2.500 milliards d’euros de flux annuels, de 750 millions d’opérations réalisés par un pool bancaires constitué de 20 partenaires. Charge pour chacun des partenaires concernés d’assurer la couverture des risques : prévention du défaut de liquidités et de la défaillance des systèmes d’information financiers. Un enjeu : sécuriser la trésorerie quelques semaines durant. Où l’on comprend alors combien le transfert du gros de la dette, qui a été accumulée, vers la CADES est également pensé pour améliorer ladite trésorerie.

L’on pense assez souvent que la Caisse d’amortissement de la caisse sociale fonctionnerait à la manière d’un compte en banque sur lequel les éléments d’actif et de passif enregistrés se compenseraient simplement. Seulement voilà le produit de la contribution au remboursement de la dette sociale, qui est affecté à la caisse nationale est très insuffisant pour couvrir l’encours de dette. Aux instruments de financement de la dette (que sont notamment les obligations), il faut alors ajouter les instruments de placements financiers dont les rendements ont précisément pour objet l’extinction de la dette sociale. Au résultat, La CADES a désormais amorti 258 milliards d’euros sur les 396 milliards d’euros repris depuis sa création en 1996, soit les deux tiers de la dette sociale qui lui a été transférée.

En résumé, aussi importante que soit la dette sociale, qui a été accumulée (276,6 milliards d’euros / 2024T1), elle n’est structurellement pas un empêchement rédhibitoire car elle tient pour une bonne part à des considérations très conjoncturelles et qu’en tout état de cause les pouvoirs publics ont les moyens de l’amortir, à tout les moins les ont-ils encore.

(Article publié in l’Argus de l’assurance, janv. 2025)

L’évolution de la responsabilité de l’entreprise dans la survenance du risque professionnel d’une dette d’argent de l’employeur à une créance de réparation du salarié ?

1. Position dogmatique. En comparaison avec le droit civil de la réparation du dommage corporel, qui a été façonné tout au long du XXe siècle pour garantir aux victimes une réparation intégrale des atteintes subies – que le professeur Lambert Faivre a présenté dans des termes choisis : « L’évolution de la responsabilité civile d’une dette de responsabilité à une créance de réparation »[1] -, le droit social de la réparation forfaitaire des risques professionnels n’aura pour ainsi dire pas varié sur la période. Exception faite de quelques corrections techniques, l’exorbitance de ce dernier régime aura résisté à tous les vents progressistes. Il aura été dit que la réparation des atteintes souffertes par le corps laborieux ne saurait jamais être intégrale tandis que, et par comparaison, il n’est pour ainsi dire aucune autre victime dont la réparation des atteintes à l’intégrité physique n’est pas guidée par le principe directeur de l’équivalence entre le dommage subi et les chefs de préjudices indemnisés[2].

2. Corrections paramétriques. Depuis que le Conseil constitutionnel a autorisé que tous les dommages corporels subis consécutivement à une faute inexcusable de l’employeur soient réparés intégralement par le truchement de l’action en indemnisation complémentaire de l’article L. 452-3 du Code de la sécurité sociale, à la condition qu’ils n’aient pas été couverts par le livre 4[3], le champ des possibles a semblé s’ouvrir. L’applicabilité des règles de droit civil favorables aux victimes a paru facilitée, la réforme du régime juridique sous étude par capillarité sérieusement envisageable et l’évolution de la responsabilité de l’entreprise dans la survenance du risque professionnel d’une dette d’argent de l’employeur à une créance de réparation du salarié en passe d’être acquise. Un arrêt d’assemblée plénière rendu en janvier 2023 par la Cour de cassation a donné à penser que l’hypothèse de travail était des plus sérieuses[4]. Autorisant la victime à demander l’indemnisation du déficit fonctionnel permanent nonobstant le service d’une rente AT, la Cour augmentait un peu plus encore la liste des chefs de préjudices indemnisables.

Après que deux juridictions du fond sont entrées en voie de dissidence[5], la rente d’accident du travail a fini par être regardée par la cour régulatrice comme ayant pour objet exclusif de compenser, sur une base forfaitaire, les préjudices subis par la victime dans sa vie professionnelle en conséquence de l’accident, c’est-à-dire ses pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité[6]. Pour le dire autrement, la rente, qui répare chef de préjudice patrimonial, ne répare pas (ou plus) l’incapacité physiologique, les souffrances endurées post consolidation ni les troubles dans les conditions d’existence, qui sont des composantes du déficit fonctionnel[7].

Au final, la restriction du droit subjectif à réparation des salariés victimes d’une faute qualifiée de l’employeur est de moindre intensité[8]. La solution nouvelle s’inscrit dans le sillage de la décision du Conseil constitutionnel précitée. Elle est parfaitement conforme aux règles qui organisent le recours des tiers payeurs dont la Cour de cassation faisait litière jusqu’alors. Depuis, et en toute logique, sont affectées pareillement : les pensions d’invalidité des salariés[9] comme celles des travailleurs indépendants[10], les pensions de retraite[11], les rentes viagères d’invalidité[12] et plus généralement toutes les prestations dont les modalités de calcul ne prennent en compte aucun facteur personnel[13].

Où l’on peut faire remarquer que, sous couvert d’une correction plutôt paramétrique de la matière (sans préjudice de son importance pour les personnes concernées naturellement), c’est possiblement tout le système de couverture des risques professionnels dont l’économie générale serait sur le point de basculer.

3. Incidences systémiques. L’extension par le Conseil constitutionnel de la liste des chefs de préjudices intégralement réparables et la réduction de l’assiette du recours des organismes de sécurité sociale ont pour effet d’augmenter le coût moyen des sinistres supportés par le ou les assureurs du risque professionnel, à savoir : la caisse ou la mutualité sociale agricole (prise en qualité d’assureur public de première intention) et l’organisme d’assurance privé (pris en qualité de débiteur final de la réparation) auprès duquel l’employeur aura possiblement cherché à couvrir en tout ou partie les conséquences financières d’une faute inexcusable[14].

Pour le dire autrement, et parce que le droit et l’économie de l’assurance commandent que des provisions techniques prudentielles soient établies[15], la réparation intégrale de tous les chefs de préjudices contraint (à tout le moins en théorie) les assureurs à majorer les cotisations des employeurs aux fins de financement de la couverture du risque aggravé.

Tandis qu’on imaginait assez la réaction farouche des souscripteurs employeurs et inversement l’approbation appuyée des salariés assurés, ces derniers joignirent leurs voix aux premiers pour critiquer l’amélioration continuée de leur propre sort par la Cour de cassation. Aux termes de l’accord national interprofessionnel du 15 mai 2023 relatif aux accidents du travail et des maladies professionnelles, les partenaires sociaux appellent le législateur à prendre toutes les mesures nécessaires pour revenir en arrière et garantir que la nature duale de la rente AT/ MP ne soit pas (ou plus) remise en cause. Comprenons bien : l’exhortation est le fait des organisations d’employeurs et des organisations syndicales de salariés.

Pour l’heure, la jurisprudence de la Cour de cassation est toujours de droit positif. Les travaux préparatoires des lois de financement de la sécurité sociale pour 2024 et 2025 renfermaient pourtant des amendements abrogatifs. Qu’il ne s’agisse pas du bon véhicule législatif ou bien encore que la séquence politique n’ait pas été la plus propice à la correction, la question reviendra sur le devant de la scène lorsque le temps de la transposition de l’accord sera venu.

4. Plan. Cette résistance farouche des parties prenantes signale un trouble manifeste dans les esprits. Il se pourrait fort que les partenaires sociaux aient craint qu’en succombant à la tentation de la réparation intégrale de tous les risques professionnels, ce qui est une expérience de pensée des plus stimulantes (1), c’est tout le régime de compensation qui encourait un risque à son tour : celui de la commutation ou, pour le dire autrement, de la substitution par le droit commun. A l’analyse, et à l’aune d’un principe de réalité (2), la résistance ne surprend pas outre mesure. Simplement celle qui a été choisie par les partenaires sociaux aurait pour effet (réflexe en quelque sorte) de dégrader la prise en charge actuelle des victimes d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle[16]. Tandis que la Cour de cassation a avancé d’une case le dispositif sur le grand échiquier de la réparation intégrale, le législateur est prié de reculer de deux. Une position à mi-chemin pourrait être esquissée, qui serait de nature, à l’aune des lignes de force qui ont été dessinées en droit civil de la réparation, à satisfaire les intérêts légitimes mais contradictoires des employeurs et des salariés tout en préservant l’économie générale de la branche et du système d’indemnisation des risques professionnels.

I.- Expérience de pensée

Une expérience de pensée est une hypothèse conçue pour explorer des idées, des concepts ou des principes. La question est posée dans le cas particulier de savoir si l’on peut succomber à la tentation de la réparation intégrale (A) sans nécessairement provoquer la commutation du système d’indemnisation des risques professionnels (B).

A.- Succomber à la tentation de la réparation intégrale ?

5. Comparaison. Les règles qui prescrivent les modalités de la réparation des risques professionnels n’autorisent pas la victime à exiger ni de l’assureur public ni de l’employeur la restitutio in integrum. Les exceptions sont suffisamment rares pour renseigner la solidité du principe[17]. Et les défenseurs de la réparation intégrale du dommage corporel de dénoncer en conséquence la rupture franche d’égalité des victimes devant la loi. Si l’on se place à la toute fin du XXe siècle, la différence de traitement est nette. Cent années de pratique du droit civil ou administratif de la responsabilité attestent la levée de la quasi-totalité des obstacles à la réparation (intégrale) du dommage corporel[18] tandis que, et sur la même période, le régime exorbitant de droit social n’a pas varié. Si l’on déplace à présent de quelques degrés le point d’observation et qu’on observe les régimes sous étude à la toute fin du XIXe siècle, la rupture d’égalité affecte cette fois-ci les victimes de droit commun, qui sont tenues de rapporter la preuve d’une faute objectivement anormale et subjectivement imputable au défendeur. A ce jour, et nonobstant l’objectivation remarquable de la faute, la charge de la preuve supportées par ces dernières constitue encore un obstacle à l’action en responsabilité civile. En bref, le droit interne comparé renseigne que le singulier sied plutôt mal à la rupture d’égalité. Mais il y a bien plus troublant dans le cas particulier, qui prête autrement plus le flanc à la critique : la constance.

6. Constance. Tandis que l’atteinte à l’intégrité corporelle était élevée en summa injuria mettant en question la paix sociale[19], qu’elle commandait d’audacieuses corrections du droit civil aux fins d’implication d’un débiteur de dommages-intérêts solvable puis l’invention d’un service public de la réparation des dommages corporels de masse[20], les victimes d’un risque professionnel, meurtries à leur corps défendant, ont été priées de se contenter de quelques revenus de remplacement forfaitaires[21] et chefs de préjudices limitativement énumérés.

Au résultat, le droit de la réparation du dommage corporel est devenu une sorte de Janus bifront : levée du gros des obstacles à la réparation intégrale des chefs de préjudices corporels dans un cas (droit civil) ; échafaudage de maints empêchements dans l’autre (droit social).

Rien n’y fait : aucun rapport, aucune proposition de loi, aucun article de doctrine défendant la nécessité de réparer intégralement les risques professionnels ne trouve grâce aux yeux du législateur. Aussi bien l’extrême pusillanimité des juges en charge du contentieux des accidents du travail et des maladies professionnelles est-elle entendable. C’est que, pour paraphraser une formule usitée par le Conseil constitutionnel, la Cour de cassation ne dispose (très vraisemblablement) pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement. Preuve en est sa résistance farouche à l’extension du domaine d’application du principe de la réparation intégrale du dommage corporel en la matière.

7. Résistance. Une fois encore, le positionnement de la cour régulatrice force le respect. Résister à l’observance d’un principe d’application générale tant du droit civil que du droit administratif de la responsabilité, pratiqué par la quasi-totalité de tous les droits européens[22] renseigne la volonté ferme de ne pas déjouer les prescriptions du législateur ni affecter, en cédant à la tentation de renouer avec le principe de la réparation intégrale du dommage corporel, l’économie générale du régime d’indemnisation des risques professionnels.

Cela étant, à défaut de droit idéalement juste, du moins faut-il que le droit imparfait dont on dispose soit le même pour tous (Ph. Jestaz). Or, en la matière, le droit de la réparation des risques professionnels est loin de tout à fait satisfaire le principe d’égalité de traitement entre les salariés concernés par une atteinte à l’intégrité physique.

8. Cohérence ? Le scandale de l’amiante a contraint le législateur à écrire dans l’urgence un régime de réparation idoine. Aux termes des règles applicables, non seulement les salariés qui ont inhalés des poussières mortifères sont mieux loties que toutes les victimes d’un risque professionnel mais l’indemnisation susceptible d’être allouée est exorbitante du droit civil de la réparation. En ce sens, il a été inventé une catégorie de travailleurs victimes dont le dommage corporel est réparé plus qu’intégralement que toutes les autres[23]. Pour sa part, la Cour de cassation a refusé des années durant aux travailleurs de l’amiante, ayant eu l’infortune de ne pas être employés dans l’un des établissements de l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998[24], tout droit subjectif à la réparation tandis que les « élus » jouissaient en revanche d’une présomption irréfragable de préjudice[25]. Comprenons bien : niant tout intérêt juridiquement protégé aux salariés en situation concrète de sous-traitance, la Cour n’accorda pas le droit à ces derniers de rapporter la preuve du caractère anxiogène et préjudiciable de l’exposition[26]. Et lorsqu’elle finit par être convaincue qu’une telle discrimination ne pouvait raisonnablement prospérer plus longtemps, il fut alors posé des conditions des plus strictes à l’action en réparation[27].

Où l’on constate que le droit des accidents du travail et des maladies professionnels (et la remarque vaut pour tout système juridique) est un ensemble de règles techniques intriquées, qui forment un tout cohérent tant en droit qu’en économie, inventé pour résoudre des problématiques complexes et arbitrer des intérêts divergents. Ceci pour dire qu’une institution juridique n’est certainement pas une vulgaire collection de règles disparates[28]. Succomber à la tentation et écarter au profit de tout un chacun la réparation forfaitaire ne saurait donc se résumer à une banale modification de type paramétrique : c’est bien plutôt de nature à entraîner la commutation de tout le système d’indemnisation des risques professionnels.

B.- Commuter le système d’indemnisation des risques professionnels

9. Risque. La commutation du système est un risque qu’il faut avoir à l’esprit. Les régimes juridiques, qui consacrent une équivalence quantitative entre le préjudice subi et la réparation octroyée, exigent de la victime qu’elle rapporte les faits nécessaires au succès de ses prétentions, à savoir un fait causal préjudiciable à tout le moins. Le régime d’indemnisation des victimes de l’amiante n’échappe pas à la règle[29]. Non seulement, le fait du défendeur doit être prouvé mais il importe encore que, nonobstant le tort qui a été causé, la victime rapporte au surplus la preuve de quelques conséquences patrimoniales et/ou extrapatrimoniales. Pour le dire autrement et à hauteur de principe : pas de présomption de fait générateur ni de présomption de préjudice. Quant au défendeur, une fois sa responsabilité déclarée, il est autorisé à exciper la faute exonératoire de la victime pour échapper à la dette de dommages-intérêts.

Il n’y a rien de tout cela en droit de la sécurité sociale, qui ne renoue avec une logique de type responsabiliste et accusatoire que très accessoirement, à tout le moins est-ce l’économie générale du livre 4, qui fait des concessions réciproquement consenties par l’employeur et la victime la clef de voûte.

Dans ces conditions, la question peut être posée de savoir si la restitutio in integrum en droit social de la réparation peut être substituée sans entraîner aucune perturbation dans un système juridique de couverture des risques professionnels vieux de 127 années[30].

10. Perturbation(s) ? Etendre le domaine d’application de la réparation intégrale, sans aucune autre modification des règles sous étude, singulariserait de façon tout à fait remarquable le régime d’indemnisation des victimes d’accidents du travail et des maladies professionnelles. Tandis qu’à ce jour, le rétablissement aussi exact que possible de l’équilibre détruit par le dommage fait figure en quelque sorte de signifiant, que le principe guide le salarié victime dans sa demande de justice (augmentée) – le contentieux de la faute inexcusable qui majore notablement le contingent de dommages-intérêts l’atteste –, voilà que, à front renversé, cette correction remarquable du droit social de la réparation pourrait inspirer les victimes de droit commun dans leur quête d’assouplissement des règles du droit civil de la responsabilité. Le nombre de systèmes de résolution des différends n’est pas indéfini. Quant à ceux qui sont de droit positif, ils ne sauraient être absolument étanches. L’hypothèse de travail n’est donc pas incongrue, qui supposerait naturellement de longues années de dispute entre toutes les parties intéressées dans les prétoires et les assemblées car substituer le simple fait causal à la faute n’est pas une mince affaire[31].

Mais il est une autre hypothèse de perturbation plus saisissable à court terme. Elle réside dans un risque de rigidification du système d’indemnisation des AT/MP. La réparation des affections psychiques au travail pourrait se révéler être à cet égard un terrain d’observation instructif.

11. Expérimentation. L’Assurance maladie – risques professionnels renseigne depuis plusieurs années à présent une croissance tout à fait significative de la prise en charge par la branche des affections psychiques liées au travail[32]. Un rapport daté d’une dizaine d’années déjà révélait que les troubles psychosociaux pris en charge au titre des accidents du travail étaient vingt fois plus élevés[33] que les maladies dont l’origine professionnelle a été reconnue sur le fondement de l’article L. 452-3, alinéa 7 du code de la sécurité sociale. L’indemnisation de ces troubles, qui ne cessent de croître[34], objective le caractère pathogène de la relation de travail. Elle interroge aussi les modalités de leur constatation.

L’assurance maladie relève que les revenus de remplacement sont accordés sur la seule foi du certificat médical initial rédigé par un médecin (traitant, spécialiste ou urgentiste). Au vu des conditions d’exercice des professionnels de santé, qui se sont nettement dégradées, il est douteux qu’une consultation médicale standard, qui dure une quinzaine de minutes en moyenne selon un rapport de la Dress[35], soit de nature à autoriser le praticien à se prononcer sur l’imputabilité des troubles renseignés au travail et à juger de l’intrication des prédispositions éventuelles de la victime et/ou d’un état antérieur. Le glissement notionnel en droit est alors subreptice. Une dépression, un trouble anxieux ou un état de stress fait aussitôt présumer l’existence de chefs de préjudices corporels imputables à l’entreprise, déclenche le paiement de revenus de remplacement par la caisse et rend justiciable l’employeur par voie de conséquence d’une action en reconnaissance du caractère inexcusable de sa faute aux fins de majoration de la couverture assurantielle.

12. Perception. L’observance des règles juridiques est aussi affaire de perception. Il suffit que l’une des parties concernées par la survenance du risque professionnel ne soit plus convaincue du caractère réciproque des concessions pour que le système se raidisse et que le combat soit entamé ou plutôt aggravé pour être plus précis. Dans un tel cas de figure, les contestations n’auront alors de cesse de croître non plus seulement dans le chef du salarié victime, dont la demande d’amélioration de sa condition est entendable, mais également dans celui de l’employeur possiblement mal assuré, qui cherchera à échapper en toute ou partie à la dette. Quant aux coûts environnés de la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles, il est à craindre qu’ils ne se démultiplient. Aussi est-on vite rattrapé par un principe de réalité.

II.- Principe de réalité

Le principe de réalité fait dire que les conditions d’une réparation intégrale ne sont pas encore réunies, qu’il est plus raisonnable pour l’heure de résister à la tentation (A). Il ne s’agit toutefois pas de se résigner à un constat d’impuissance. Le droit est fait d’outils techniques qui sont de nature à corriger le système d’indemnisation des risques professionnels (B).

A.- Résister à la tentation de la réparation intégrale

13. Système. Les règles qui forment le droit de la sécurité sociale sont ordonnées de telle sorte que le règlement amiable des suites du risques professionnel soit préféré au contentieux. Dans un tel système juridique, les concessions réciproques consenties par les parties sont la clef de voûte. Et ce n’est que lorsqu’il est jugé par le salarié pour l’essentiel (ou le législateur)[36] que le risque est nécessairement survenu par la faute qualifiée de l’employeur qu’il est alors substitué une logique de type responsabiliste mais sui generis. La réparation forfaitaire est justement améliorée dans le chef de la victime tandis que la contribution tarifaire est utilement majorée dans le chef de l’employeur (à tout le moins théoriquement)[37] : remboursement des prestations services par la caisse ou par la mutualité sociale agricole, abondement de la branche en cotisations supplémentaires du fait de la réalisation du risque[38], incitation à la mise en place de mesure préventive aux fins de ristournes (entre autres contreparties). Où l’on constate que ces dernières utilités, censés prêter à autrement plus de conséquences pour la communauté que les quelques chefs de préjudices corporels surnuméraires indemnisés, attestent l’attention fixée du législateur bien plutôt sur la dette de l’employeur que sur la créance du salarié.

C’est une attention qui s’est inscrite des années durant en opposition radicale avec les évolutions que le droit civil de la responsabilité a connues, qui ont consisté pour la Cour de cassation à corriger chacun des régimes particuliers pour garantir à la victime d’un dommage corporel une créance de réparation et pour le législateur à inventer des dispositifs spéciaux d’indemnisation des victimes de dommages corporels de masse. Depuis que le Conseil constitutionnel a conditionné la conformité de l’article L. 452-3 du Code de la sécurité sociale à la réparation intégrale de très nombreux chefs de préjudices corporels, il se pourrait que les facteurs soient en passe d’être inversés. Et le travail continué tout récemment par la Cour de cassation pour améliorer la créance de réparation de la victime y participe grandement.

Le conditionnel reste pourtant de mise. Aussitôt après que la Cour de cassation s’est employée à modifier la définition de la rente, augmentant par voie de conséquence le contingent de dommages-intérêts que la victime peut espérer obtenir, les organisations professionnelles d’employeurs et de salariés ont dit à l’unanimité leur franche opposition à la jurisprudence arrêtée en assemblée plénière[39] et leur volonté de maintenir un système spécifique qui répond à différentes exigences, qui dépassent largement les seuls intérêts de la victime, et participent de l’économie générale de la branche.

14. Branche. Le Conseil constitutionnel considère en ce sens que la réparation forfaitaire de la perte de salaire ou de l’incapacité, l’exclusion de certains préjudices et l’impossibilité, pour la victime ou ses ayants droit, d’agir contre l’employeur, n’instituent pas des restrictions disproportionnées par rapport aux objectifs d’intérêt général poursuivis, à savoir : l’automaticité, la rapidité et la sécurité de la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles[40] ; des qualités qui sont garanties par l’intervention de l’assureur public obligatoire pour le compte de qui il appartiendra, dont la capacité à couvrir le sinistre est exclusivement financée par les employeurs (art. L. 241-5 c. sécu. soc.).

Les tableaux d’équilibre, qui figurent en tête des lois de financement de la sécurité sociale, donnent à penser que la branche AT/MP est bénéficiaire et que, par voie de conséquence, il n’est pas déraisonnable de substituer la réparation intégrale des AT/MP à la compensation forfaitaire de principe. Et de soutenir au surplus (la nature assurantielle de la branche y invite volontiers) que la réalisation d’un sinistre obligeant l’employeur concerné à majorer sa contribution en raison des prestations sociales versées pour son compte, les empêchements échafaudés à ladite réparation sont douteux.

Il importe toutefois de faire remarquer, d’une part, qu’en raison du reversement forfaitaire à la branche maladie et de compensations diverses[41], les bénéfices de la branche AT/MP sont loin d’avoir l’ampleur qu’on imagine et, d’autre part, que la tarification des accidents du travail et des maladies professionnelles n’a pas la vertu qu’on lui prête[42]. « Les modalités de calcul du taux de cotisation mutualisent (en effet) trop fortement les sinistres entre les entreprises et annihilent en conséquence l’effet de prévention » [43]. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, et c’est un effet critiquable de la tarification collective, le risque professionnel survenu dans une entreprise de moins de 20 salariés n’entraîne pas mécaniquement une hausse des cotisations sociales patronales[44].

Dans un tel contexte, où la proportionnalité de la cotisation n’est pas appliquée nonobstant l’aggravation du risque (ce qui n’est pas conforme à la technique de l’assurance), la majoration de la couverture du risque est difficilement envisageable.

Dit autrement, la réparation intégrale de tous les chefs de préjudices corporels (sans distinction) subis par le travailleur victime devrait pouvoir être envisagée sous un autre jour, une fois le système d’indemnisation des accidents du travail et des maladies professionnelles corrigé.

B.- Corriger le système d’indemnisation des risques professionnels

15. Assurances. Depuis que système d’indemnisation des risques professionnels a été complété par le juge constitutionnel et qu’il a été amélioré dans la foulée par le juge de cassation, la condition du salarié victime a été très nettement améliorée. Pousser encore d’un cran l’étendue de la réparation pour satisfaire les aspirations légitimes des travailleurs et répondre à ce qui a été présenté comme une exigence fondamentale de justice[45] suppose de bien avoir à l’esprit que les assouplissements du droit civil de la responsabilité, qui ont été commandés par le principe de réparation intégrale du dommage corporel, n’ont été rendus possibles qu’avec le perfectionnement des techniques de l’assurance et de la réassurance ainsi que par l’extension du domaine d’application de l’obligation d’assurance de dommages[46]. Sans ce dernier amortissement, la règle aurait été un « enfer de sévérité » pour l’auteur du dommage[47] plus particulièrement encore lorsqu’une réparation intégrale est ordonnée en raison de la responsabilité de plein droit du défendeur.

Ceci rappelé, et par comparaison avec le droit civil de la réparation, qui sert de modèle de référence, l’économie générale du droit social de la réparation des risques professionnels est à présent bien plus aboutie qu’on ne pourrait le penser. Tandis que le législateur a décidé en 1898 que la réparation des dommages causés sans faute de l’employeur serait forfaitaire, les juges ont décidé plus de 110 années plus tard que la réparation des dommages causés par la faute inexcusable de ce dernier seraient réparés (presque) intégralement peu important du reste que le débiteur des dommages-intérêts compensatoires soit assuré ou non. Où l’on constate la sévérité, qui ne se donne pas à voir facilement, du droit social de la réparation des dommages corporels.

L’amélioration de l’existant tant dans le chef de la victime que dans celui de l’employeur, qui consiste à réduire au maximum voire à supprimer le reste à charge, est par voie de conséquence suspendue au caractère obligatoire de l’assurance complémentaire contre la survenance des risques professionnels. Une telle hypothèse est de nature à poser des questions en cascade. A quelle partie au contrat de travail il reviendrait de souscrire le contrat d’assurance ? La réponse n’est pas si évidence car le risque de l’emploi est également supporté par les travailleurs. Convient-il d’obliger la souscription d’une assurance de dommage en garantie de la dette de responsabilité ou bien serait-il plus judicieux de recommander qu’il soit souscrit une assurance de personnes ? Après tout, c’est d’intégrité physique voire de vie tout simplement dont il s’agit. La généralisation de la prévoyance d’entreprise est d’ailleurs opportunément à l’étude[48]. Enfin, et sans prétendre épuiser les questionnements, à partir du moment où le risque est complètement couvert, comment prévenir voire punir les comportements accidentogènes éventuels des employeurs ou bien encore le caractère possiblement pathogène de la relation de travail ?

16. Pénalisation. Une première réponse se trouve dans le droit commun des assurances, qui renferme de nombreuses techniques de pénalisation assurantielle, qui ont vocation à jouer consécutivement à la déclaration d’un sinistre. On peut citer pêle-mêle : les limitations et exclusions de garantie, la globalisation des sinistres sériels, le découvert obligatoire, la franchise, le plafond de garantie, l’augmentation des primes et cotisations ou bien encore la résiliation après sinistre. Il existe un autre levier qui participe à prévenir la réalisation du risque : la tarification comportementale, qui consiste à adapter la prime ou la cotisation d’assurance au regard de l’appréhension du risque par le preneur d’assurance. Si cette dernière charge devait être supportée par l’employeur, lequel ayant tout de même la haute responsabilité des conditions de travail[49], il lui importerait de renseigner les actions déployées aux fins de prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles pour déclencher une ristourne éventuelle en application du principe de proportionnalité de la prime ou cotisation au risque. Le dispositif est vertueux, qui a pour objet de limiter les coûts financiers et humains du risque de l’emploi, dispositif avec lequel l’assureur public gagnerait à renouer plus largement aux fins de prévention des risques professionnels.

17. Prévention. Qu’il faille améliorer la compensation des dommages survenus au temps et au lieu du travail est une chose mais ce sont hélas les suites regrettables d’un défaut de prévention des risques. Or, l’économie générale de la branche et les règles juridiques édictées en regard tendent bien plutôt à assurer la protection de la sécurité et de la santé des travailleurs[50]. « Les législations du travail sont venues en complément imposer aux entreprises des contraintes organisationnelles destinées à ancrer la logique de prévention dans leur fonctionnement même » [51]. La prévention est du reste un aspect essentiel de la mission de la Caisse nationale de l’assurance maladie et de la Caisse centrale de la mutualité sociale agricole[52]. Concrètement, les contrôleurs de sécurité et les ingénieurs-conseils disposent d’un droit d’entrée dans les entreprises et sur les chantiers[53]. Ils peuvent ainsi évaluer les situations de travail existantes, le niveau global de prévention et proposer des actions préventives ou correctives adaptées à ces situations. Chose faite, l’établissement doit en informer la caisse régionale et l’inspection du travail à peine en cas de non-respect de l’injonction d’être redevable d’une cotisation supplémentaire[54].

Les employeurs spontanément convaincus, qui ont accompli des efforts particuliers de prévention, sont récompensés par des ristournes, des avances et des subventions accordées par les CARSAT[55]. Quant aux autres, ils sont sanctionnés par une majoration du taux des cotisations AT/MP et une cotisation supplémentaire pour risque exceptionnel[56]. C’est à tout le moins le principe. Seulement voilà, les modalités de tarification collective du risque ne tiennent pas compte de la sinistralité de l’établissement concerné[57]. L’employeur n’est donc par voie de conséquence pas encouragé plus que cela à faire mieux. Et il importe alors au juge chargé du contentieux de la sécurité sociale de redresser les torts, ce qui fait perdre au système d’indemnisation des risques professionnels une bonne part de ses atouts.

Dans un système fondamentalement assurantiel comme l’est la branche AT/MP, il semblerait approprié de ne pas s’éloigner d’une règle de l’assurance aussi élémentaire que structurelle, à savoir : la proportionnalité de la cotisation au risque.

A charge pour l’employeur d’assurer la dette de remboursement des prestations sociales servies et la majoration de la cotisation en conséquence de la réalisation du risque, les techniques de pénalisation assurantielle et les politiques de ristourne (pratiquées par l’assureur public et l’assureur privé) devraient participer à une prévention renforcée des risques professionnels et autorisé la réparation intégrale des chefs de préjudices corporels pour le cas où une faute inexcusable a été commise.

C’est très vraisemblablement à ces conditions qu’il pourrait être dit, le moment venu, que la responsabilité de l’entreprise dans la survenance du risque professionnel a évolué d’une dette d’argent de l’employeur à une créance de réparation du salarié.


  1. RTD Civ. 1986.1. V. not. G. Wester, Les principes de la réparation confrontés au dommage corporel, Bibl. dr. pr., t. 631, LGDJ, 2023, nos 52 et s. ?
  2. G. Viney, P. Jourdain, S. Carval, Traité de droit civil, Les effets de la responsabilité, 4e éd. , LGDJ, 2017, nos 57 et s. ?
  3. Cons. const., décision n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010, cons. n° 18. ?
  4. Nos 21-23.947 et 20-23.673 : JCP S. 2023.1061, comm. X. Aumeran ; RDSS 2023.345, note F. Kessler ; Resp. civ. et assur. mars 2023, comm. 52, obs. L. Bloch ; RTD civ. 2023.382, obs. P. Jourdain. V. égal. E. Jeansen, Contribution à la détermination de l’objet de la rente AT-MP, Dr. soc. 2023, p. 88 ;S. Hocquet-Berg, LFSS sur les rentes AT-MP : retour sur une tragi-comédie en trois actes, Dr. soc. 2024, p. 251 ; M. Keim-Bagot, Ce que répare la rente AT-MP…, Dr. soc. 2024, p. 388 ; S. Porchy-Simon, Avis de gros temps sur l’indemnisation des victimes d’accident du travail, D. 2023.1803. ?
  5. CA Nancy, 07 sept. 2021 rendu sur renvoi après cassation, n° 21/00095 ; CA Metz, 24 janv. 2022, n° 2/00023. ?
  6. Pourvoi n° 21-23.947, cons. 10. V. déjà en ce sens, CE, section, avis, 8 mars 2013, n° 361273, publié au Recueil Lebon ; CE, 23 décembre 2015, n° 374628 ; CE, 18 octobre 2017, n° 404065. ?
  7. V. pour une définition constante : Civ. 2, 28 mai 2009, n° 08-16.829, D. 2010.49, obs. O. Gout ; RTD Civ. 2009.534, obs. P. Jourdain. ?
  8. V. sur l’expression de « victimes à droits restreints » : G. Lyon-Caen, Les victimes d’accident du travail, victimes aussi d’une discrimination, Dr. soc. 1990, p. 737. ?
  9. Civ. 2, 16 mai 2024, n° 22-22.029 – 19 sept. 2024, n° 23-11.424. ?
  10. Civ. 2, 06 juill. 2023, n° 21-24.283 – 10 oct. 2024, n° 22-22.642. ?
  11. Civ. 2, 16 mai 2024, n° 22-20.614. ?
  12. Civ.2, 10 oct. 2024, n° 22-23.393. ?
  13. V. égal. en ce sens, Ch. Quézel-Ambrunaz, Resp. civ. et assur. déc. 2024, comm. 269. ?
  14. Art. L. 452-4, al. 3 c. sécu. soc. ?
  15. Art. R. 343-7 C. assur. ?
  16. V. en ce sens, S. Porchy-Simon, art. préc. ?
  17. Art L. 452-5 (cas de la faute intentionnelle de l’employeur) et L. 455-1-1 c. sécu. soc. (cas de l’accident de la circulation au travail). ?
  18. V. not. en ce sens, Droit privé et public de la responsabilité extracontractuelle, étude comparée, ss. dir. N. Albert, F. Leduc, O. Sabard, LexisNexis, 2017. ?
  19. G. Ripert, Le régime démocratique et le droit civil moderne, 2e éd., LGDJ, 1948, p. 476. ?
  20. J. Bourdoiseau, L’influence perturbatrice du dommage corporel en droit des obligations, bibl. dr. pr., t. 513, LGDJ, 2010 ; La compensation des dommages corporels de masse ou la concurrence des services publics, mél. Leduc, LexisNexis, 2025, p. 57 (à paraître). ?
  21. Sans préjudice du maintien de salaire de l’article L. 1226-1 C. trav. et des prestations possiblement servies au titre de la prévoyance. ?
  22. La réparation intégrale en Europe, études comparatives des droits nationaux, ss. dir. Ph Pierre et F. Leduc, Larcier, 2012. ?
  23. Indemnisation du préjudice d’anxiété pour quelques-unes nonobstant l’irrecevabilité de toute action juridictionnelle future en réparation du même préjudice (loi n° 2000-1257 du 23 déc. 2000, art. 53, IV) et non déduction des prestations sociales versées pour quelques autres (loi n° 2015-1785 du 29 déc. 2015, art. 171). ?
  24. Art. 41, I, 1° de la loi n° 98-1194 du 23 déc. 1998 de financement de la sécurité sociale pour 1999 qui a créé l’ACAATA. ?
  25. Soc., 11 mai 2010, n° 09-42.241 – 3 mars 2015, n° 13-20.474. ?
  26. Soc., 26 avr. 2017, n° 15-19.037. ?
  27. Ass. plén.,5 avr. 2019, n° 18-17.442 : obligation de rapporter la preuve d’une exposition à l’amiante (condition 1) générant un risque élevé de développer une pathologie (condition 2) grave (condition 3). Extension de la solution aux victimes d’une substance nocive ou toxique (Soc., 11 sept. 2019, n° 17-25.300). Extension de cette jurisprudence au profit des tiers (Soc., 08 févr. 2023, n° 20-23.312). ?
  28. J.-L. Bergel, Théorie générale du droit, 4e éd., Dalloz, 2003, nos 164 et s. ?
  29. Loi n° 2000-1257 du 23 déc. 2000, art. 53, III. ?
  30. V. égal. en ce sens, S. Hocquet-Berg, art. préc. ?
  31. V. pour une première tentative en droit de la responsabilité parentale : Civ. 2, 10 mai 2001, n° 99-11.287 Levert. Et une proposition de rétablissement de la faute : art. 1240 ensemble 1244 du projet de réforme de la responsabilité civile (Sénat, proposition de loi n° 678 du 29 juill. 2020). ?
  32. Assurance maladie – risques professionnels, rapport annuel d’activité pour 2023, pp. 138 et s. On appelle « affections psychiques » certaines maladies relevant du chapitre V de la CIM 10 « Troubles mentaux et du comportement » ainsi que les classes Z55 à Z65 « Sujets dont la santé peut être menacée par des condi­tions socio-économiques et psychosociales » et les classes Z70 à Z76 « Sujets ayant recours aux services de santé pour d’autres motifs » du chapitre XXI « Facteurs influant sur l’état de santé et motifs de recours aux ser­vices de santé ». V. égal., Assurance maladie – risques professionnels, Les affections psychiques liées au travail, janv. 2018, https://www.assurance-maladie.ameli.fr/etudes-et-donnees/2018-sante-travail-affections-psychiques). A noter que l’assouplissement de la règlementation et l’invention de la notion d’incidence professionnelle prévisible ont facilité la saisine des C2RMP. ?
  33. Assurance maladie – risques professionnels, Les affections psychiques liées au travail, janv. 2018, p. 3. ?
  34. Rapport annuel préc., p. 147. ?
  35. Dress, La durée des séances des médecins généralistes, rapport, avr. 2006. La durée moyenne d’une consultation en cabinet est de 15 minutes. Elle est de 25 minutes lorsque sont abordés des problèmes psychologiques et psychiatriques. Rapport publié dans un contexte moins défavorable au regard de la dégradation des conditions de travail des professionnels de santé que nous connaissons depuis quelques années (v. not. sur le sujet les derniers rapports publiés par le Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie, https://www.securite-sociale.fr/hcaam). ?
  36. Article L. 4131-4 et L. 4154-3 c. trav. (cas de présomptions légales de faute inexcusable). ?
  37. Le risque est assurable : la peine n’est donc pas nécessairement ressentie ni la prévention encouragée. A noter encore que la majoration de la tarification ne concerne pas les établissements concernés par une tarification collective, ce qui représente le gros de l’affaire. ?
  38. Art. R. 242-6-1 c. sécu. soc. (v. aussi art. D. 242-6-1 c. sécu. soc.). ?
  39. ANI du 15 mai 2023 rel. aux accidents du travail et aux maladies professionnelles. Dans le cas particulier, les partenaires sociaux appellent le législateur à prendre toutes les mesures nécessaires afin de garantir que la nature duale de la rente AT/MP ne soit pas remise en cause. Et des amendements en ce sens d’être déposés au projet de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2024 (art. 39) puis, faute d’avoir emporté la conviction, au projet avorté de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2025 (art. 24). ?
  40. Cons. const., décision n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010,Epoux L., cons. n° 16. ?
  41. Assurance maladie – risques professionnels, rapport annuel d’activité pour 2023, p. 10. Transferts et compensations qui représentent plus de 2 086 milliards d’euros, soit 15,7 % des cotisations. ?
  42. V. not. sur le sujet, P. Morvan, Droit de la protection sociale, 11e éd., LexisNexis, 2023, nos 217 et s. La tarification collective, qui s’applique aux entreprises de moins de 20 salariés, ne tient aucun compte de la sinistralité de l’employeur ni de ses efforts pour prévenir les risques. Pour mémoire, 4,8 millions d’entreprises françaises composent les secteurs marchands non agricoles et non financiers et 96 % d’entre elles sont des entreprises occupant moins de 10 personnes (Insee, Les entreprises en France, déc. 2023, p. 56, https://www.insee.fr/fr/statistiques/7681078). ?
  43. P. Morvan, op. cit., n° 212. ?
  44. P. Morvan, op. cit., eod loc. V. égal. art. D 262-6-14 c. sécu. soc. Il a été décidé de ne pas pénaliser à outrance l’entreprise par la survenance d’un accident majeur mais isolé. ?
  45. Y. Saint-Jour, Les anomalies fondamentales de la législation des accidents du travail, RDSS 1985, p. 520. ?
  46. V. not. sur le sujet, G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, Traité de droit civil, Les régimes spéciaux et l’assurance de responsabilité, 4e éd., LGDJ, 2017, n° 396. G. Viney, Traité de droit civil, Introduction à la responsabilité, 4e éd., LGDJ, 2019, nos 20 et s. ?
  47. G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, Traité de droit civil préc., n° 58-1. Pour mémoire, la loi n° 46-2426 du 30 oct. 1946 sur la prévention et la réparation des AT-MP « interdit à l’employeurs de se garantir par une assurance contre les conséquences de la faute inexcusable » (art. 65, al. 2), laquelle interdiction ne sera pas indifférente à la conception très stricte de la faute inexcusable par la Cour de cassation. Il faudra attendre la réforme de 1987 (loi n° 87-39 du 27 janv. 1987 portant diverses mesures d’ordre social, art. 33, II, al. 2) et les arrêts amiantes (Cass. soc., 28 avr. 2002, n° 00-11.793 – MP – et 11 avr. 2002, n° 00-16.535 – AT) rendus plus tard pour que le régime de la réparation de la faute inexcusable soit assoupli. ?
  48. V. not. Assemblée natio., proposition de loi visant à instaurer une prévoyance collective obligatoire pour tous les salariés, n° 2663 du 28 mai 2024. ?
  49. Art. L. 4121-1 et s. c. trav. ?
  50. Loi n° 46-2426 du 30 oct. 1946 sur la prévention et la réparation des AT-MP. V. not. cette étude très empirique proposée par des ingénieurs conseils d’une caisse régionale (devenue CARSAT) : J. Pachod, C. Oillic-Tissier et A. Antoni, La prévention, priorité de la branche AT-MP, RDSS 2010.628. ?
  51. R. Lafore, Le régime des accidents du travail et des maladies professionnelles : questions récurrentes et enjeux contemporains, RDSS 2018.577. ?
  52. Art. L. 221-1, 2° c. sécu. soc. : « La caisse nationale a pour rôle (…) de définir et de mettre en œuvre les mesures de prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (…) ». Art. L. 723-11, 7° et 8° c. rur. V. égal. Cons. const., décision n° 93-332 DC du 13 janv. 1994, loi rel. à la santé publique et à la protection sociale. ?
  53. Art. L 243-11 c. sécu. soc. ?
  54. Art. L. 422-4 c. sécu. soc. En 2023, ce sont seulement 1055 injonctions qui ont été notifiées ?
  55. Art. L. 242-7 (ristournes) et L. 422-5 (avances et subventions) c. sécu. soc. ?
  56. Art. L. 242-7, al. 1 et 2, c. sécu. soc. V. aussi les articles L. 452-2, al. 6 et R. 452-2 c. sécu. soc. ?
  57. La majoration forfaitaire du taux net collectif pour les entreprises de moins de 10 salariés a été pratiquée quelques mois. Un décret n° 2023-1317 du 28 déc. 2023 a mis un terme à l’expérimentation (abrogation des articles D. 242-6-11 et D. 242-35 c. sécu. soc.). ?(Article publié in Droit social, févr. 2025)

Le mythe de la responsabilisation des assurés sociaux et le risque de renoncement aux soins

Il est courant de défendre que le déficit des comptes sociaux est causé, entre autres raisons, par des assurés sociaux qui se comporteraient comme des consommateurs de biens et de produits de santé insatiables, passagers insouciants du bateau assurance maladie qui à la manière du tristement célèbre Titanic finiront par faire naufrage. Et pour préserver le navire, tandis qu’on sauvegarderait par la même occasion le système de protection sociale dans son ensemble, il a été convenu de les responsabiliser.

La responsabilisation a plein de visages : ticket modérateur, participation forfaitaire, délai de carence, taxe « lapin »… Les lois de financement de la sécurité sociale, qui se suivent et se ressemblent assez à cet égard, renferment nombre de dispositifs de cet acabit. Le ministère de la santé et de l’accès aux soins n’est pas en reste, qui est désireux de baisser le taux de remboursement des consultations médicales par les organismes de sécurité sociale.

A l’analyse, ces techniques ne servent pas à refréner la consommation de soins et de biens médicaux mais bien plus sûrement à externaliser une fraction des dépenses de santé en les faisant supporter par l’assurance maladie complémentaire aux lieu et place de l’assurance maladie obligatoire (dont le déficit compte significativement dans la dette publique) en faisant croire au patient-cotisant-consommateur qu’il ne s’agirait que d’un banal jeu d’écritures comptables sans aucune conséquence sur son pouvoir d’achat. Quant à laisser penser que les complémentaires santé ne sauraient répercuter les effets des politiques de réduction des coûts, c’est faire peu de cas de l’impérieuse nécessité pour les organismes d’assurance de procéder ni de l’intelligence fine de nos concitoyens pour autant qu’ils soient couverts…ce qui n’est pas vrai pour une frange croissante de la population qui n’est pas éligible à la complémentaire santé solidaire.

Il n’est pas de bonne méthode de continuer sur cette pente de la responsabilisation tous azimuts. Et il y a une bonne raison à cela : les usagers du système de santé ne sont pas les ordonnateurs de la dépense. La responsabilisation est donc douteuse.

Il y a pire. La mesure est indifférente pour les plus riches, qui ne souffrent pas ou bien peu les conséquences du reste à charge, mais handicapante pour les plus pauvres qui vont devoir reporter le recours aux soins (pourtant rendus plus nécessaires encore en raison de leur état de santé plus fragile que pour les classes aisées de la population), aggraver possiblement leurs pathologies et ordonner des dépenses de santé plus onéreuses le moment venu.

Tandis donc qu’il existe un droit fondamental à la sécurité sociale et à la santé, que l’organisation de la sécurité sociale est fondée sur le principe de la solidarité nationale, que près d’un quart de la rémunération brute d’un travailleur est affecté au financement de la branche maladie, la discrimination des plus pauvres de nos concitoyens et bientôt des classes moyennes ferait office de soupape de sécurité du système ?

Si responsabilisation il doit y avoir, c’est plus sûrement du côté des professionnels de santé qu’il faut se tourner dont les modalités d’exercice d’un certain nombre renchérissent les coûts pour la collectivité et les organismes d’assurance. C’est aussi encore du côté des femmes et des hommes en responsabilité politique qui sont manifestement mal informés de tous les tenants et aboutissants des réformes paramétriques qu’ils commandent.

La pratique du stop and go observée ces 15 dernières années par les ministères sociaux en termes de ressources humaines a interdit de penser la baisse de la démographie des professionnels de santé. Un rapport sénatorial publié en novembre 2022 renseigne que la France a perdu 5 000 médecins généralistes entre 2010 et 2021, quand parallèlement elle gagnait 2,5 millions d’habitants. Au résultat, l’accès à la santé en 2024 est devenu désormais une source de très grande préoccupation. Un rapport du Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie est en ce sens. On accordera certes que le renfort des médecins venus de l’étranger est appréciable mais c’est alors et inévitablement priver de leurs professionnels de santé les populations délaissées.

Les déserts médicaux sont un concept que l’expression ne renseigne pas bien. Aussi contre-intuitif que ce soit, il est un fait (et il n’est pas isolé) : Paris, ses arrondissements et sa grande banlieue sont concernés. Dire qu’il y a une désertification de l’offre, c’est indiquer qu’il n’y a plus assez de médecins (1er problème) mais davantage qui exercent en secteur 2 à honoraires libres (2nd problème). Non seulement, le nombre de professionnels de santé qui proposent leurs services en secteur 2 croit tous les mois mais certains médecins se déconventionnent purement et simplement. Au final, l’offre est raréfiée en raison des prix pratiqués – ce qui est bien su – mais également en raison de la diminution du temps de travail de certains professionnels de santé qui en ont désormais les moyens – ce qui est moins vu -. Au résultat, de plus en plus de d’usagers sont contraints de traverser (à leurs frais) plusieurs départements pour obtenir une consultation.

Pratiquer en secteur 2 est tentant. La complémentaire santé étant à présent bien distribuée, les dépassements d’honoraires sont solvabilisés. Ils ne le sont certes que dans la mesure où les contrats d’assurance le prévoient et pour les montants convenus. Seulement voilà cette digue, qui a été construite par le législateur et qui retient le flot des dépassements tous azimuts, se fragilise dans le contexte. C’est que la pénurie de professionnels, que le plein emploi et la difficulté de recrutement des collaborateurs pourraient changer la donne.

La loi n’interdit pas formellement aux organismes d’assurance de commercialiser des produits offrant une bien meilleure couverture des dépassements d’honoraires et un bien meilleur rendement que les contrats collectifs frais de soins de santé à adhésion obligatoire. Et s’il se trouve des employeurs disposés à compenser la majoration du prix de la mutuelle d’entreprise pour fidéliser et attirer à eux les talents, on aura alors fini par renouer avec la solvabilisation renforcée des dépassements d’honoraires et une dispensation facilitée des soins en secteur à honoraires libres.

Comment ne pas s’étonner que la trajectoire, qui affecte incontestablement les plus pauvres de nos concitoyens, et qui aggravera inévitablement les inégalités devant la maladie et l’accès aux soins, ne soit pas vue par celles et ceux en responsabilité ?

Article écrit avec le Dr. Pierre-Vladimir Enneza (Dalloz actualité, 18 déc. 2024)

 

De la complexité des rapports médecins libéraux / assurance maladie

Dette sociale[1]. À ce jour, la dette des administrations de sécurité sociale – ce qu’on appelle la dette sociale (qu’il ne faut pas confondre avec le déficit annuel des comptes sociaux, qui est familièrement appelé « trou de la sécu ») – se monte à près de 370 milliards d’euros. C’est une dette relativement importante en valeur qui est très difficile à juguler car les dépenses de santé (qui se chiffrent à plus de 200 milliards d’euros en 2020, soit 25 % de la richesse nationale)[2] ne peuvent être purement et simplement pas gelées. Les Français ne le toléreraient pas. Aucune personne en responsabilité politique (un tant soit peu sensée) ne s’aventurerait du reste. En même temps, il serait aventureux de ne pas chercher à les contenir, à en ralentir la progression. Sans quoi, ce seraient les marchés qui ne nous le pardonneraient pas. Pour mémoire, l’État français est l’un des plus gros émetteurs de titres financiers au monde. Même si, en vérité, la dette des organismes de sécurité sociale ne représente en valeur relative que 10 % de la dette publique (qui se monte au dernier trimestre 2021 à plus de 2800 milliards d’euros)[3], la confiance des investisseurs doit nécessairement être recherchée et continûment améliorée. Sans ce qu’on appelle la titrisation (qui est une technique financière de mobilisation des créances sur les marchés), les impositions et les cotisations ne suffiraient pas à assurer le financement de la consommation de soins et de biens médicaux. D’aucuns soutiendront qu’il est toujours loisible d’augmenter la cotisation sociale généralisée, la contribution au remboursement de la dette sociale, les cotisations sociales patronales ou les impôts et taxes affectés au financement de la sécurité sociale. Seulement, le consentement à l’impôt est bien trop émoussé[4]

En bref, ce n’est malheureusement pas assez de regarder du côté des produits. Il importe tout autant sinon plus de s’enquérir des charges.

Consommation de soins et de biens médicaux. Précisément, le deuxième poste de dépenses renseigné dans la consommation de soins et de biens médicaux est composé des soins de ville, à savoir des honoraires payés aux médecins libéraux, ce qui représente un peu plus de 21 milliards d’euros en 2020 en arrondissant. Vous m’accorderez que cela pourrait suffire à fonder l’attention de la caisse nationale d’assurance maladie et de la caisse centrale de la mutualité sociale agricole (CCMSA). Mais il y a plus. Il faut aussi bien avoir à l’esprit que les usagers du système de santé n’ont aucun droit de tirage sur le trésor de l’assurance maladie. Seuls les professionnels de santé sont les ordonnateurs de la dépense. Rien de très surprenant par voie de conséquence que des relations étroites soient nouées entre les dispensateurs de soins et le régleur des soins de santé : maîtrise des dépenses médicales oblige (L. 162-5, 6° c. sécu. soc.).

Conventions médicales. Ces relations ont fini par être couchées sur le papier. Après quelques expérimentations, le véhicule normatif a été trouvé. Les rapports entre les médecins libéraux et l’assurance maladie sont désormais régis par des conventions médicales nationales (collectives et pluriannuelles). La première fut signée le 28 octobre 1971. La dernière en date a été signée le 25 août 2016. Arrivée à son terme le 24 octobre dernier, elle devait faire l’objet d’une réécriture dans la foulée. Hélas pour les syndicats représentatifs des médecins libéraux, qui étaient désireux entre autres revendications que les tarifs soient révisés et les honoraires concrètement majorés, le législateur a décidé de prolonger les effets de la convention médicale conclue en 2016 de quelques mois[5]. Prolongation qui, comme on peut l’imaginer, a été fort mal accueillie par les professionnels de santé légitimement désireux de voir leur activité mieux valorisée. MG France, qui est l’une des organisations syndicales représentatives des médecins généralistes au sens de la loi (art. L. 162-5 c. sécu. soc.), demandait au printemps dernier un rehaussement de la consultation afin qu’elle soit portée à 30 euros et majorée à 60 euros à raison de la complexité de l’accueil et des soins prodigués aux patients polypathologiques. Voilà le juste prix à payer a-t-il été défendu de l’expertise des médecins, de l’accompagnement d’une population vieillissante, des virages ambulatoires et domiciliaires qui ont été pris ces dernières années[6].

Cette mauvaise valorisation participe très certainement des rapports compliqués qu’entretiennent les médecins libéraux et l’assurance maladie (entre autres sources de complication) et qui empêche d’une manière ou d’une autre toute réforme systémique des modalités de couverture du risque maladie en France. C’est ce qu’il importe de montrer.

Secteurs conventionnels. Le code de la sécurité sociale renferme toute une série de dispositions relatives aux relations contractuelles entre les médecins libéraux et l’assurance maladie (art. L. 162-5 et s.). La loi enjoint les partenaires conventionnels à déterminer (notamment) leurs rapports pécuniaires. Plus concrètement à déterminer les modes de rémunération et, bien plus sûrement, à fixer les droits à dépassement d’honoraires.

Disons tout de suite, pour ne plus y revenir, que le conventionnement n’est pas une obligation pour les médecins libéraux, qui sont libres de fixer les tarifs comme bon leur semble. Ceci étant, ils sont très peu nombreux à exercer en secteur 3. Il y a une bonne raison à cela : les patients sont très mal remboursés par l’assurance maladie, quelques euros tout au plus – pour ne pas dire quelques centimes – (70% du tarif d’autorité art. L. 162-5-10 c. sécu. soc.). La patientèle n’est donc pas grande du tout.

En bref, les médecins libéraux sont pour la quasi-totalité d’entre eux parties aux conventions médicales et à leurs avenants. Les uns relèvent du secteur à honoraires opposables (secteur 1). Les autres du secteur à honoraires libres (secteur 2). Les premiers n’ont pas le droit de pratiquer de dépassement d’honoraires (à tout le moins en principe)[7]. Les seconds peuvent procéder sauf à répondre de l’exercice abusif de leur liberté tarifaire (art. R. 4127-53 c. santé publ.). Les avantages accordés en contrepartie sont naturellement variables d’un secteur à l’autre, qui dépendent de toute une série de conditions qui forment un maillage juridique relativement complexe pour qui s’aventure et qui, par voie de conséquence, est de nature à rebuter les principaux intéressés. Fort heureusement, les agences régionales de santé se proposent d’accompagner les jeunes médecins dans leur installation ou bien encore dans leur remplacement. Le contrat de début d’exercice (CDE de 3 ans non renouvelable), qui a été inventé par la loi de financement de la sécurité sociale pour 2020[8] est ainsi l’occasion pour les ARS de prêter leur concours et d’accorder des rémunérations de complément aux honoraires à la condition que le médecin, qui exerce en libéral, s’engage à pratiquer les tarifs opposables (secteur 1) ou bien qu’il adhère en secteur 2 à l’option pratique tarifaire maîtrisée…le tout dans une zone fragile en matière d’offre de soins même à temps partiel… Alors un accompagnement c’est certain, mais qui n’est pas complétement désintéressé : désertification médicale oblige !

Dépassements d’honoraires. L’assurance maladie et, avec elle l’État, redoutent que les médecins optent systématiquement pour le secteur 2 et opposent leur droit à dépassement. Il y a plusieurs raisons à cela.

D’abord, les dépassements d’honoraires, qui ne sont pas complétement solvabilisés, sont de nature à empêcher des personnes d’avoir recours aux actes de diagnostic, de prévention et de soins, qui doivent supporter alors un reste à charge trop important et souffrir un choix restreint de professionnels de santé, choix qui s’avère parfois même inexistant.

Ensuite, et d’un point de vue plus macroéconomique, lesdits dépassements d’honoraires renchérissent en définitive le coût de l’assurance pour tout un chacun.

Un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales renseigne en ce sens (et sur la période concernée) que sur 18 milliards d’euros d’honoraires totaux, les dépassements d’honoraires représentaient 2 milliards d’euros, les deux tiers pesant sur les ménages après interventions des organismes d’assurance complémentaire[9]. Le corps d’inspection d’ajouter que le montant des dépassements dans le secteur à honoraires libres a doublé en moins de quinze ans en valeur réelle, qu’il est une pratique devenue majoritaire chez les spécialistes.

En bref, s’est insidieusement creusé un écart entre les bases de remboursement de la sécurité sociale (BRSS ou TRSS : tarifs de responsabilité de la sécurité sociale) et les tarifs de consultation des médecins libéraux rendant bien incertaines les politiques de couverture a maxima des frais de soins de santé et les tentatives de restes à charge zéro (notamment à l’attention des patients pris en charge au titre des affectations de longue durée).

Police de la tarification. Les leviers de canalisation de la dépense sont bien connus. À l’expérience, ils ne sont pas aussi fructueux qu’on pouvait l’espérer. En la matière, il appartient aux caisses de sécurité sociale ainsi qu’aux institutions ordinales de faire la police de la tarification. Dans le cas particulier, le travail de contrôle consiste à instruire les signalements des usagers du système de santé et à tirer toutes les conséquences des vérifications qui sont faites par les organismes de sécurité sociale.

Le droit permanent à dépassement que le praticien se soit déclaré. À défaut, et parce qu’il est présumé exercer en secteur 1, tout honoraire perçu au-delà des tarifs opposables est (en principe) indu. Le praticien indélicat peut donc être condamné (entre autres peines) à rembourser à l’assuré le trop-perçu (art. L. 145-2, 4° c. sécu. soc.). C’est l’objet du contentieux du contrôle technique (art. L. 145-1 c. sécu. soc.) et la responsabilité de la section des assurances sociales de la chambre disciplinaire de première instance (art. R. 145-4 c. sécu. soc.)[10]. Le tout sans préjudice d’éventuelles sanctions ordinales.

Ceci pour souligner qu’il existe tout un arsenal juridique dédié, à tout le moins en théorie. Car il semble à l’expérience que « les procédures destinées à réprimer les dépassements d’honoraires ne soient guère mises en œuvre jusqu’à leur terme »[11]. Et c’est sans compter, bien que l’affaire soit un peu technique, que les seuils de dépassement qui déclenchent contrôles et sanctions sont étroitement dépendants des pratiques constatées sur un territoire[12]. S’il est aussi courant que répandu ici ou là d’user du droit à dépassement, alors il y aura peu à redire. Je ne ferai pas plus de commentaire si ce n’est qu’il n’est pas très étonnant de constater une concentration de praticiens dans certaines localités dont il est difficile pour beaucoup d’usagers de prendre l’attache en raison des dépassements d’honoraires généralement pratiqués.

C’est dire combien il est douteux que toute l’ingénierie mise en place pour contenir les dépassements d’honoraires soit très satisfaisante. Voyons de quoi il retourne plus précisément.

Contrat d’accès et soins et option pratique tarifaire maîtrisée. Il y a tout juste une dizaine d’années, les partenaires conventionnels ont imaginé un contrat d’accès aux soins. Par un avenant n°8 à la convention médicale du 26 juillet 2011, il est convenu que les médecins du secteur 2 s’engagent à développer une offre de soins à tarifs opposables ainsi qu’à plafonner pour le reste de leur activité le montant de leurs dépassements. Et l’avenant de renfermer en outre des critères permettant pour ceux qui n’adhéreraient pas de déterminer le caractère excessif des honoraires pratiqués[13]. On pourrait s’étonner que des partenaires conventionnels, particulièrement ceux représentant les intérêts catégoriels des médecins libéraux, aient consenti à se lier dans ces termes à l’Union nationale des caisses d’assurance maladie. Ce faisant, les intéressés ont toutefois évité que le législateur ne reprenne à son compte le sujet pour les raisons sus-évoquées. Ils ont en outre obtenu en contrepartie quelques compensations : à savoir (une fois l’accessoire mis de côté) l’augmentation du montant des actes à tarifs opposables et la promesse d’une revalorisation.

Les enjeux, il faut les redire tant l’exercice tient de la gageure : limitation des dépassements d’honoraires, augmentation de l’offre de soins spécialisés à tarifs opposables et lutte contre la désertification médicale. Parce que l’art est bien difficile et que le taux d’adhésion des médecins spécialistes de secteur 2 n’est pas jugé suffisant, les partenaires conventionnels remettent l’ouvrage sur le métier. La convention médicale du 25 août 2016 remplace le contrat d’accès par l’option pratique tarifaire maîtrisée (OPTAM) dont une déclinaison est réservée aux médecins spécialistes en chirurgie et en gynécologie-obstétrique (OPTAM-CO)[14]. Si les obligations des adhérents sont semblables, la nature des compensations conventionnelles accordées est modifiée (v. aussi art. L. 162-5-19 c. sécu. soc.). L’effort est notable, qui consiste toutes techniques confondues, à majorer la rémunération des médecins libéraux qui ont opté notamment sur objectifs de santé publique. Ceci étant, il n’est pas sûr du tout que le nouveau dispositif, qui est laissé à la discrétion des médecins et chirurgiens, ait pu produire les fruits escomptés.

Il se pourrait même qu’on doive bien plutôt la stabilisation des dépassements à l’économie du contrat d’assurance maladie complémentaire responsable.

Contrats responsables. Les dépassements d’honoraires ont pu se pratiquer sans trop cri d’orfraie tant que les patients ont pu les payer. Dans un passé récent, le paiement a été facilité par les remboursements des organismes d’assurance complémentaire auprès desquels de nombreuses personnes avaient souscrit. À mesure que les complémentaires santé se sont généralisées, les contrats d’assurance (qui sont assortis d’aides fiscales et sociales qui ont participé à leur commercialisation) ont été capés par le législateur notamment par le haut. Les opérateurs d’assurance ont ainsi été interdits de rembourser la franchise et le dépassement d’honoraire dus pour le cas où le patient aurait consulté un médecin spécialiste sans l’avis préalable du médecin traitant (L. 871-1, al. 3 c. sécu. soc. ensemble L. 162-5, 18° c. sécu. soc.). Quant aux dépassements d’honoraires en général (L. 871-1, al. 4 et R. 871-2 c. sécu. soc.), lesdits opérateurs ont été priés de discriminer les médecins ayant adhéré aux dispositifs de pratique tarifaire maîtrisée prévus par la convention nationale et les autres.

Les rapports entretenus entre les médecins libéraux et l’assurance maladie sont d’autant moins simples que cette dernière assurance est une sorte de Janus bifront, un dispositif à deux visages bien complexes à savoir l’assurance maladie obligatoire et l’assurance maladie complémentaire. Autrement dit, la couverture du risque maladie est garantie par deux assureurs : un assureur public et un assureur privé.

Ticket modérateur et tiers payant. Historiquement, et ce bien avant l’ordonnance n° 45-2250 du 04 novembre 1945 portant organisation de la sécurité sociale, on doit aux seconds et aux sociétés de secours mutuel d’avoir participé à réduire le non recours aux soins des travailleurs. En inventant la sécurité sociale, le Gouvernement provisoire de la République française n’a pour ainsi dire rien supprimé de l’existant. Une aubaine en définitive et à l’expérience. De proche en proche, une partie des frais de soins de santé s’est ainsi retrouvée externalisée (dispensant les pouvoirs publics d’augmenter les cotisations de sécurité sociale et les impôts affectés au financement de la sécurité sociale). L’externalisation a un autre nom : le ticket modérateur. C’est un dispositif technique qui sert à répartir les coûts engendrés par la consommation de soins et biens médicaux entre les caisses de sécurité sociale, les organismes d’assurance complémentaire et les patients. Aussi ingénieux soit le dispositif, il complique très sérieusement les choses. Rares sont les usagers du système de santé qui savent combien ils seront remboursés et par qui. C’est l’une des causes au renoncement aux soins contre laquelle lutte les pouvoirs publics. Rares sont encore les jeunes médecins qui ont été initiés au droit à l’économie de l’assurance maladie.

C’est pour faciliter la tâche des usagers du système de santé que le tiers payant généralisé a été inventé, invention contre laquelle les médecins libéraux pestent, qui réussirent à faire reculer la ministre Marisol Touraine et hésiter les ministres qui se sont suivis avenue de Ségur.

De loin, et du point de vue des personnes qui consultent, la résistance n’est pas frappée au coin du bon sens. Après tout, et par comparaison, on ne règle pour ainsi jamais le prix des médicaments qui sont délivrés en officine. Le tiers payant a fait ici ses preuves. De plus près, et du point de vue des médecins libéraux, il y a quelques raisons d’hésiter. D’abord, et la source de complication est de nature technique, il faut rappeler que le patient type n’est jamais remboursé à 100%. Sur une consultation à 25 euros, le patient n’est pris en charge qu’à hauteur de 24. Une participation de l’assuré social est attendue à la prise en charge des frais de santé (L. 160-13 et R. 160-19 c. sécu. soc.). En bref, la franchise d’un euro n’étant remboursée par aucun des assureurs qu’il soit public ou privé, il a été bien vu qu’il appartiendrait alors au médecin de prendre la pièce (si vous me passez l’expression) pour le compte de l’assurance maladie. Voilà qu’on aurait transformé les médecins en collecteurs d’impôt ! Encore qu’on nous dira que le problème n’est pas trop compliqué à régler… Il y a plus en vérité.

Articulation entre les assurances maladies. Le Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie a publié il y a quelques jours un rapport remarquable sur l’articulation entre l’assurance maladie obligatoire et l’assurance maladie complémentaire. Force est de constater (et de regretter) qu’il n’intéresse pas beaucoup. La nationalisation des organismes privés d’assurance complémentaire entre autres scenarii est tout de même proposée[15]. Mais laissons. Il y est surtout question, quel que soit le scenario sur lequel on s’arrête, de la solvabilisation des frais des santé en général et, en filigranes, des dépassements d’honoraires.

Classification commune des actes médicaux. En bref, et peu important l’angle de vue qu’on choisit, la pratique des dépassements d’honoraires est l’une des sources de complication majeure qui, si elle est mal canalisée, participe invariablement du non recours aux soins de très nombreux usagers du système de santé. Remonter aux origines du mal, dont on s’est pour l’instant limité à montrer quelques manifestations, c’est d’une façon ou d’une autre braquer le projecteur sur la classification commune des actes médicaux (anciennement la nomenclature générale des actes professionnels) (art. L. 162-1-7 c. sécu. soc.). Cette classification est la liste des actes médicaux techniques, codée, et admis au remboursement. Commune aux secteurs privé et public, elle est arrêtée par l’Union nationale des caisses d’assurance maladie[16]. Son utilisation n’est pas commode. C’est peu de le dire. Les lignes de codes et les zones de codage sont très nombreuses. Il se peut fort que la cotation des actes ne soit pas optimale et que la rémunération ne soit par voie de conséquence pas optimisée. Il faut bien voir aussi que le travail de codage est ancien (25 févr. 2005). Ce n’est pas à dire que ces quinze dernières années, les partenaires conventionnels ne se soient pas appliqués à améliorer l’existant. Le dernier avenant en date à la convention médicale de 2016 est typique de ce point de vue qui renferme (entre autres) la valorisation des activités psychiatrique, pédiatrique, de gynécologie médicale, de prise en charge sans délai des patients en général ou bien encore celle des personnes âgées à domicile (arr. 22 sept. 2021). Il reste qu’aucune refonte de la cotation n’ayant été faite, les dépassements d’honoraires sont, à la manière d’un palliatif, la meilleure manière qui a été trouvée par de très nombreux médecins libéraux pour mieux rémunérer leurs diligences.

En conclusion, tant que la cotation des actes médicaux n’aura pas été substantiellement révisée, les dépassements seront bien difficiles à refreiner sauf alors à imposer le tiers payant généralisé. Cette dernière mesure (qui a fait couler beaucoup d’encre tandis que Madame Touraine était en responsabilité) pourrait passer pour aussi paramétrique qu’anecdotique. En vérité, et plus fondamentalement, elle consisterait à supprimer l’un des piliers de la charte de la médecine libérale, à savoir le paiement direct des honoraires par le malade (art. L. 162-2 c. sécu. soc.). Rédigée en 1927 par le fondateur de la confédération des syndicats médicaux français (CSMF) – le Dr. Cibrié -, cette charte a jeté les bases de la collaboration des médecins aux assurances sociales. Si une telle réforme devait aboutir – ce qui n’est pas déraisonnable d’imaginer quand on songe aux dispenses de plus en plus nombreuses d’avance des frais de santé –, alors serait une fois encore vérifiée une loi immuable de l’économie de marché : à savoir que c’est celui qui paie qui est le patron ! Il resterait bien peu par voie de conséquence du caractère libéral de la médecine de ville…


[1] Colloque Université de Tours. Sos médecine libérale “Soigner les maux de la médecine libérale pour soulager notre système de santé”. Le style oral de la communication a été conservée.

[2] Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, 2021

[3] Insee, 17 déc. 2021.

[4] Voy. not. F. Douet, Antimanuel de psychologie fiscale, Enrick éd., 2020.

[5] Loi n° 2021-1754 du 23 déc. 2021 de financement de la sécurité sociale pour 2022, art. 37, VII : 31 mars 2022.

[6] MG France, conférence de presse, 18 mars 2021.

[7] Quelques médecins conventionnés en secteur 1 sont autorisés – sous certaines conditions (notoriété, titres, travaux) – à pratiquer de façon permanente des dépassements d’honoraires (DP). Tous les autres (i.e. quel que soit le secteur d’exercice) sont fondés – sous d’autres conditions (exigences du patient) – à pratiquer un dépassement exceptionnel (DE).

[8][8] Loi n° 2019-1446 du 24 déc. 2019 ; art. L. 1435-4-2 csp, D. n° 2020-1666 du 22 déc. 2020 ; art. R. 1435-9-1 et s. c. santé publ. ; arr. du 2 février 2021 relatif au contrat type du contrat de début d’exercice.

[9] IGAS, Les dépassements d’honoraires médicaux, avr. 2007, p. 3.

[10] Voy. not. R. Marié, Le dédale du contentieux des dépassements tarifaires des médecins libéraux, Rdss 2016.107.

[11] R. Marié, op. cit. Voy. encore Th. Tauran, L’assurance maladie et les anomalies de tarification, Rdss 2013.1086.

[12] Voy. égal. en ce sens, R. Marié, Dépassements d’honoraires et augmentation de l’offre à tarifs opposables : entre renoncements et timides avancées, Rdss 2013.101.

[13] Convention médicale organisant les rapports entre les médecins libéraux et l’assurance maladie, 25 août 2016, art. 85.

[14] J. Bourdoiseau et V. Roulet, Loi de financement de la sécurité sociale pour 2017 : aspects concernant les entreprises, Gaz. pal. 7 mars 2017.

[15] Voy. not. J. Bourdoiseau, La Grande sécu : une utopie constructive ?, Jcp G. 2022.50.

[16] https://www.ameli.fr/accueil-de-la-ccam/index.php

La sécurité sociale / Approche de la matière

Du système français de sécurité sociale

Définition.- Les règles qui forment ce qu’on appelle la sécurité sociale sont originales et complexes. Il y a une bonne raison à cela : elles sont le reflet de la réalité qu’elles ont pour objet d’appréhender. Le droit n’est pas compliqué et mouvant par nature. Il le devient par la force des choses. Et il faut bien reconnaître que dans ce droit-ci, les sources de complication sont parmi les plus nombreuses qui soient.

Le risque de s’y perdre est grand. Il faut donc quelques jalons pour commencer l’approche de la matière.

Le marcheur a la carte pour s’orienter. Le juriste a les définitions pour se repérer (ainsi que le plan d’exposition systématique du code de la sécurité sociale et les quelques articles programmatiques qui se situent en tête du code – v. tout particulièrement les art. L. 111-1 et L. 111-2-1 c. sécu. soc).

À la question, qu’est-ce que la sécurité sociale ?, un auteur écrit que « c’est (tout à la fois) une technique, une institution et un principe politique » (Pr. Xavier Prétot, Droit de la sécurité sociale, 14ème éd., Dalloz, 2015).

1° Une technique de couverture des risques et charges de l’existence. A tout le moins d’un certain nombre d’entre eux, qui sont répartis en branches (art. L. 111-1 ensemble art. L. 200-2 c. sécu. soc.) : 1° maladie, maternité, invalidité, décès ; 2° accidents du travail et maladies professionnelles ; 3° vieillesse et veuvage ; 4° famille. La dépendance, qui est un risque qui menace tout un chacun, ne constitue pas (à tout le moins pas encore) une branche à proprement parler. Quant au chômage, qui est un risque parmi les plus redoutés, c’est dans le code du travail que sont regroupées les règles qui organisent son indemnisation (art. L. 5421-1 et s. ensemble art R. 5421-2 et s. c. trav.).

2° Une institution qui exprime, au plus haut degré, les exigences du principe de solidarité entre les membres d’une même collectivité face aux risques et aléas susceptibles d’affecter chacun d’eux. Tout est dit à l’article 1er du Code de la sécurité sociale : « la sécurité sociale est fondé sur le principe de solidarité nationale » (art. L. 111-1, al. 1).

3° Un principe politique, qui range la garantie contre les risques et aléas de l’existence au nombre des libertés et droits fondamentaux. Pour cette raison, l’État a une responsabilité éminente dans son aménagement.

Domaine.- Étroitement liée au droit du travail salarié – on disait plutôt droit ouvrier selon la formule en usage avant la Seconde guerre mondiale – la sécurité sociale s’est développée dans son ombre. Pour cette raison, les spécialistes de ce dernier droit sont très souvent des travaillistes. Des prestations de sécurité sociale sont servies à de très nombreuses personnes. Le domaine d’application ratione personae ne saurait donc être plus grand. C’est particulièrement vrai depuis l’invention de la protection universelle maladie – PUMA – et la prise en charge généralisée des frais de santé (art. L. 160-1 css) (voy. l’article sur la « Protection universelle maladie »). Beaucoup de personnes créancières desdites prestations sont des travailleurs qui sont garantis contre les risques de toute nature susceptibles de réduire ou de supprimer leurs revenus (art. L. 111-1, al. 3 css).

Le droit de la sécurité sociale a certes des spécificités. Cela étant, on ne saurait pour autant le considérer comme autonome. Est autonome la matière qui a atteint un degré de perfectionnement tel qu’elle est irréductible à nulle autre. Le droit fiscal, qui est un droit de superposition à nul autre pareil, est fait de ce bois-là. Dans le cas particulier, le droit de la sécurité sociale emprunte les notions élaborées dans les autres disciplines. Les points de contact avec le droit du travail ou le droit des assurances par exemple sont très nombreux. Il ne faut donc pas être totalement ignorant de l’économie générale des règles qui gouvernent ces derniers droits pour saisir les tenants et aboutissants de telle ou telle disposition législative ou règlementaire.

Un exemple. L. 411-1 css dispose « est considéré comme un accident du travail, quelle qu’en soit la cause, l’accident survenu par le fait ou à l’occasion du travail à toute personne salariée ou travaillant (…) ». Que suggère la loi ? Eh bien qu’il existe des liens entre le droit du travail (définition du salarié) et le droit de la sécurité sociale (définition du travailleur dépendant). Les liens sont si forts qu’on réunit traditionnellement en droit français l’une (le droit du travail) et l’autre (le droit de la sécurité sociale) discipline sous la même appellation de droit social. La Revue de droit social (RDS) ou la Semaine juridique – social (JCP S) couvrent le droit du travail et le droit de la sécurité sociale. Il y a bien entendu d’autres revues qui traitent la matière comme la Revue de droit sanitaire et sociale (RDSS). A noter que le champ de cette dernière mêle plus volontiers le droit de la santé et le droit protection sociale.

Nature.- Comme cela vient d’être écrit, le droit de la sécurité sociale est relativement complexe. Les chefs de complexité sont nombreux. En voici quelques-uns parmi les plus notables.

En premier lieu, le champ de la matière n’est pas facile à délimiter. C’est que, en France, il est assez courant de replacer la « sécurité sociale » dans l’ensemble plus vaste de la « protection sociale ». De nombreux manuels sont d’ailleurs intitulés « Droit de la protection sociale » [Biblio. indicative : F. Kessler, Droit de la protection sociale, Dalloz ; P. Morvan, Droit de la protection sociale, LexisNexis ; F. Petit, Droit de la protection sociale, Gualino ; Ph. Coursier, TD Droit de la protection sociale, LexisNexis not.]. Mais qu’est-ce que la protection sociale ? Le professeur Morvan écrit que « La protection sociale recouvre la plupart des efforts qui concourent à la couverture des risques et aléas de l’existence : assistance, épargne, assurance, mutualité, prévoyance collective ». Et la sécurité sociale dans tout ça alors ? Eh bien, pour simplifier les choses, on peut dire sans trop forcer le trait que la protection sociale a pour cœur battant la sécurité sociale. Qu’il faut encore ajouter les nombreux régimes de couverture complémentaires qui servent des prestations sociales qui s’ajoutent à celles accordées par les organismes de sécurité sociale. Qu’il faut aussi compter l’aide sociale, l’assurance chômage. Peut-être même l’assurance voire l’épargne. Où l’on constate la matière est décidément éparse, faite d’institutions juridiques qui ont parfois peu de choses en commun, ce qui ne facilite pas sa complète appréhension, sa parfaite compréhension. Un auteur écrit en ce sens : « la notion de protection sociale procède pour une part d’un rapprochement factice entre des dispositifs qu’au fond tout sépare » (X. Prétot, Droit de la sécurité sociale).

En second lieu, il n’est pas plus aisé d’embrasser les sources de la matière. Le droit de la sécurité sociale est, tout à la fois, un droit privé et un droit public, qui est enseigné par des privatistes et des publicistes. [Biblio. indicative : J.-P. Chauchard, J.-Y. Kerbourc’h et Ch. Wilmann, Droit de la sécurité sociale ; J.-J. Dupéroux, M. Borgetto et R. Lafore, Droit de la sécurité sociale, Dalloz ; J.-P. Laborde, Droit de la sécurité sociale, PUF]. Peu de droits sont l’apanage des uns et des autres (ex. droit fiscal).

Sources internes.- À l’image de très nombreux droits, le droit de la sécurité sociale est fait de sources multiples. Dans le cas particulier, il emprunte à des droits tous azimuts : droit civil (not. droit des personnes, droit de la famille, droit des obligations – restitution de l’indu, subrogation par ex. -), droit du travail, droit des assurances, droit de la mutualité not. La matière est pour partie codifiée. Il est également fait de très nombreuses règles de droit administratif. C’est que le personnel de l’administration est aussi couvert contre les risques et charges de l’existence (voy. not. loi n° 83-634 du 13 juill. 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, art. 21, 21 bis, 22 bis, 23). A noter encore qu’un certain nombre d’organismes de sécurité sociale ont été érigés par le législateur en établissement public à caractère administratif et placés sous le contrôle de l’État (v. art. L. 221-1 et s. css. Par ex. : Caisse nationale de l’assurance maladie, Caisse nationale des allocations familiales, Agence centrale des organismes de sécurité sociale).

Le droit de la sécurité social est aussi constitutionnel. On doit au Conseil constitutionnel d’avoir découvert dans les articles 10 et 11 du Préambule de la Constitution du 27 oct. 1946 (entre autres textes) un droit à la sécurité sociale (10. « La Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement » 11. « Elle garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence »). Cette invention d’un « droit à » n’est pas propre à la matière. Le droit du louage de chose, pour prendre un autre exemple, renferme un droit au logement (art. 1 loi n° 89-462 du 06 juill. 1989 tendant à améliorer les rapports locatifs). On retiendra que cette subjectivisation ou fondamentalisation des droits n’est pas indifférente. Le droit de la sécurité sociale, qui est formé par toutes les règles qui organisent la couverture des risques et charges de l’existence, en porte la marque.

La sécurité sociale fait partie des branches du droit que le constituant de 1958 a ventilées entre le législateur et l’exécutif. L’article 34 de la Constitution du 4 oct. 1958 est explicite : « la loi détermine les principes fondamentaux du droit du travail, du droit syndical et de la sécurité sociale ». Au reste, une loi organique (i.e. qui fixe les règles rel. aux pouvoirs publics), transposée dans le Code de la sécurité sociale, réserve au législateur le soin de voter la loi de financement de la sécurité sociale (LO 111-3 et s.). Techniquement, il s’agit moins de voter les dépenses et les recettes que de prévoir la hauteur probable et souhaitable des dépenses et des recettes (C. sécu. soc., art. LO 111-4). C’est pour cette raison que la loi de financement de la sécurité sociale votée par le Parlement l’année suivante commence par faire état de l’écart constaté entre l’état des vœux (dépenses et recettes prévisionnelles) et l’état des lieux (dépenses et recettes réelles) !

Le tableau de répartition des compétences ne dit pas tout à fait qui est à l’initiative en la matière. En pratique, cette ventilation tourne au profit du pouvoir réglementaire. La consultation des parties R. (décret pris en Conseil d’État), D. (décret simple) et A. (arrêtés ministériels) du Code de la sécurité sociale l’atteste.  Ce n’est pas tout. Il importe de dire encore un mot des mesures unilatérales qui sont prises par quelques opérateurs que sont notamment la Direction de la sécurité sociale, l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale, l’Union nationale des caisses d’assurance maladie, l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution. Situées théoriquement tout en bas de la hiérarchie des normes, de telle sorte que leur puissance normative est censée être des plus faibles – si tant est qu’elles en soit assortie – elles sont en pratique attentivement réceptionnées. Pour le dire autrement, lesdites mesures sont très souvent des petites sources du droit qui ne disent pas leur nom en ce sens qu’elles influencent le comportent des acteurs juridiques. Le Conseil d’État, qui en a pleinement conscience, considère désormais que « Les documents de portée générale émanant d’autorités publiques, matérialisés ou non, tels que les circulaires, instructions, recommandations, notes, présentations ou interprétations du droit positif peuvent être déférés au juge de l’excès de pouvoir lorsqu’ils sont susceptibles d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation d’autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en œuvre. Ont notamment de tels effets ceux de ces documents qui ont un caractère impératif ou présentent le caractère de lignes directrices. » (CE, section, 12 juin 2020, n° 418142, Gisti, publié au recueil) !

En bref, le droit de la protection sociale est un droit pour la maîtrise duquel il faut manipuler de nombreux textes légaux et règlementaires et notamment quelques codes dédiés : code de la sécurité sociale, code de la mutualité, code de l’action sociale et des familles, code de la santé publique, code du travail, code rural et de la pêche maritime, code des pensions civiles et militaires de retraite, code général des impôts, livre des procédures fiscales… Lesquels codes ne sont, pour mémoire, que la face émergée de l’iceberg juridique. Iceberg qui est aussi fait des milles et uns arrêts de la Cour de cassation et décisions du Conseil d’état mais encore des nombreuses règles de droit international régional et mondial.

Sources internationales.- Il existe un droit européen de la sécurité sociale. Il y aurait beaucoup à dire naturellement. On retiendra qu’en vertu du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, en l’occurrence du principe de la libre circulation des travailleurs, il existe un ensemble de règles de coordination des systèmes de sécurité sociale des États membres de l’Union (règlement n° 883/2004/CE du 29 avr. 2004). Il faut également bien avoir en vue que si lesdits États membres conservent la maîtrise de leur système, ils doivent se garder, dans l’aménagement de la gestion dudit système, de méconnaître les principes économiques du traité. C’est à tout le moins la pétition de principe (voy. ci-dessous ce qu’il en est concrètement).

S’agissant du droit européen, stricto sensu, il faut savoir que les (47) états membres du Conseil de l’Europe (à ne pas confondre avec le Conseil de l’Union européenne) ont, dans le dessein de favoriser le progrès social et avec la collaboration du BIT, adopté un Code européen de la sécurité sociale (Strasbourg, 16 avr. 1964). Ils ont également édicté une Charte sociale européenne (Strasbourg, 3 mai 1996). Les parties ont reconnu comme objectif d’une politique qu’elles poursuivront par tous les moyens utiles la réalisation de conditions propres à assurer l’exercice effectif du droit à la sécurité sociale pour tous les travailleurs et leurs ayant droit (Partie 1, droit subjectif n° 11). Quant à l’Organisation internationale du travail, vous voudrez bien noter que la Convention 102 (de 1952) fixe une norme minimale en matière de sécurité sociale (v. par ex. égalité de traitement des résidents non nationaux d’un état membre de la convention (183 pays), art. 68).

Bref, le droit de la sécurité sociale est passablement complexe. À l’expérience, cela suffit à rebuter. Encore que pour dire vrai, c’est un constat qu’on pourrait faire à propos d’une autre branche du droit. Le droit fiscal est typique. Ce qui distingue plus nettement la matière sous étude, c’est son économie. Et elle laisse assurément perplexe.

Économie.- Les ministres qui se suivent au 14 avenue Duquesnes à Paris se ressemblent : tous annoncent que le déficit des comptes sociaux est abyssal, mais aucun ne parvient à le juguler. Rien n’y fait. La ministre des affaires sociales, de la santé et des droits des femmes sous le Gouvernement Cazeneuve (Marisol Touraine) annonçait à la radio dans le courant de l’année 2016 que « l’horizon du rétablissement complet de l’équilibre des comptes de la sécurité sociale n’était plus une utopie. Qu’il était à porté de main » (RTL, Dimanche 06 sept. 2016). Son successeur ne dira pas autre chose. Des indicateurs donnaient en effet à penser que nous étions sur le point de combler le « trou (annuel) de la sécurité sociale », lequel était encore évalué à 5 milliards d’euros. Pour mémoire, les prévisions de recettes sur la période se chiffraient à quelques 496 milliards d’euros (loi de financement de la sécurité sociale pour 2018, art. 31). Alors un petit « découvert » de 5,1 milliards (1 %)…

Ceci étant, probablement soucieux d’économiser nos concitoyens (…), les hommes et les femmes politiques qui se suivent au ministère omettent respectivement de tout dire. Au solde négatif du régime général de la sécurité sociale et du fonds de solidarité vieillesse, il faut ajouter les efforts faits chaque année par la Nation pour compenser le déficit du régime des retraites des fonctionnaires ou bien encore celui des agriculteurs (entre autres régimes déficitaires). En bref, la dette sociale cumulée (ou, pour le dire autrement, la dette des administrations de sécurité sociale) se montait en 2018 (alors que, pour mémoire, on annonçait le remplissage du fameux trou (annuel)), à 204 milliards d’euros, soit en pourcentage du PIB : 8,6 %. Il y a de quoi s’inquiéter.

Inquiétude et demi toutefois. Car, au total, la dette publique, qui est composée de la dette des administrations publiques centrales, de la dette des administrations publiques locales et de la dette des administrations de sécurité sociale, se montait en 2018 à 2 314,9 milliards d’euros (2019 : 2 380, 1 milliards) soit en pourcentage du PIB : 98,3 % (source : https://www.insee.fr/fr/statistiques/2830192). Pour mémoire, l’article 126 Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE,Titre VIII.- La politique économique et monétaire, Chap. 1.- La politique économique) exige que les états membres de l’Union européenne se plient à une stricte discipline budgétaire. En clair, la dette publique ne doit pas dépasser 60 % du PIB… À la fin du mois de mars 2020, en raison de la baisse de l’activité au premier trimestre et des mesures de soutien aux entreprises et aux ménages, la dette s’est établie à 2 438,5 milliards d’euros soit 102 % du PIB tandis que la dette sociale a pesé plus lourd encore que d’ordinaire.

La situation absolument inédite que nous connaissons depuis le début de l’année 2020, qui a notablement accru le déficit des comptes sociaux, ne saurait interdire toutefois qu’on souligne les efforts qui ont été faits tous azimuts depuis plusieurs années pour contenir l’augmentation des dépenses de sécurité sociale et réduire le déficit du régime général de sécurité sociale. Depuis la loi n° 2015-702 du 21 décembre 2015 de financement de la sécurité sociale pour 2016, les lois de financement de la sécurité sociale qui se suivent renseignent un déficit du régime général qui va descrendo et qui se situe aux alentours de quelques 5/6 milliard d’euros par an (art. 40). C’est des plus remarquables en comparaison avec les déficits présentés les années précédentes.

À noter au passage qu’on se satisfait volontiers de l’équilibre de la branche AT/MP (accident du travail / maladies professionnelles), et ce depuis l’exercice 2012. C’est ce que donne à penser une lecture (trop) rapide des lois de financement de la sécurité sociale. Attention : chaque année, le législateur ordonne des transferts entre les différentes branches de la sécurité sociale et, plus précisément, de la branche AT/MP au profit de la branche maladie (C. sécu. soc., art. L. 176-1). Pourquoi cela ? Eh bien en raison de la sous-déclaration des accidents du travail et des maladies professionnelles et, par voie de conséquence, et du défaut de couverture du risque par la branche AT-MP. Pour le dire autrement, il s’avère que la branche maladie sert des prestations qu’elle ne devrait pas et supporte des dépenses qu’elle n’avait pas à prendre en charge. Aussi le législateur corrige-t-il le tir en quelque sorte. Ledit transfert est forfaitaire. Le montant de la contribution a longtemps été chiffré à 790 millions d’euros. Il est à présent de 1 milliard d’euros (voy. par ex. Lfss 2017, art. 57, III ; Lfss 2018, art. 45, III ; Lfss 2019, art. 83, III).

Économie toujours.- Chaque année, le législateur cherche à freiner l’augmentation des dépenses de l’assurance maladie qui se sont montées à 404,5 milliards d’euros en 2019 (https://www.securite-sociale.fr/files/live/sites/SSFR/files/medias/CCSS/2020/RAPPORT%20CCSS%20JUIN%202020.pdf) – à titre de comparaison, le total des dépenses nettes du budget général de l’État voisinait « seulement » sur la période les 344 milliards -. Comprenons bien : le législateur ne réduit pas la dépense ; il ralentit l’augmentation de la dépense… Ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Réduire les dépenses de santé impliquerait de cesser les remboursements à un moment donné. C’est une hypothèse à laquelle on ne s’est jamais rallié. Il existe un outil de pilotage. Il a été inventé en 1996 aux termes d’une série d’ordonnances décidées par Alain Juppé, alors 1er ministre (création des lois de financement de la sécurité sociale, création de la caisse d’amortissement de la dette sociale, création des agences régionales de santé, création des conventions d’objectifs et de gestion not.). Son nom de code : ONDAM (objectif national de dépenses d’assurance maladie). Pour 2020, la loi de financement de la sécurité sociale a arrêté comme objectif national, une dépense d’assurance maladie à hauteur de 200,3 milliards d’euros (Lfss 22 déc. 2018, art. 82) soit 2,3% d’augmentation par rapport à l’année précédente. Et fort de cet indicateur, toutes les administrations de sécurité sociale s’appliquent à réduire la dépense pour ne pas dépasser l’ONDAM (sans quoi le comité d’alerte (qui veille au respect de l’objectif depuis sa création par la loi n° 2004-810 du 13 août 2004 rel. à l’assurance maladie – art. 40 / art. L. 251-4 css) doit notifier le dépassement de l’ONDAM au Parlement, au gouvernement, aux caisses nationales concernées et à l’Union nationale des organismes d’assurance maladie complémentaire en vue de susciter des propositions de mesures de redressement). Il faut bien se représenter que l’effort d’économie qui est demandé est très grand. C’est de plusieurs milliards d’euros dont il est question. L’exercice tient de la gageure. Car, dans le même temps, on ne saurait ni accroître le reste à charge du patient (c’est-à-dire la participation de l’assuré à l’effort de la collectivité) ni dégrader la qualité des soins. On imagine combien la tâche des directeurs des organismes de sécurité sociale est grande. À noter que ces derniers sont formés à l’École nationale supérieure de la sécurité sociale (https://en3s.fr) à laquelle on accède au terme d’un concours des plus sélectifs.

Les leviers consistent 1.- à renforcer l’efficacité de la dépense hospitalière, qui passe notamment par des mutualisations qui pourront s’appuyer sur les nouveaux groupements hospitaliers territoriaux et des économies sur les achats hospitaliers, où des marges très importantes demeurent ; 2.- à optimiser le parcours de soin hospitalier. C’est ce qu’on appelle le virage ambulatoire : accélération de la diffusion de la chirurgie ambulatoire, développement de l’hospitalisation à domicile, amélioration de la prise en charge en sortie d’établissement, optimisation du parcours pour certaines pathologie ou populations ; 3.- à baisser le prix des produits de santé par le développement des médicaments génériques afin de lever les derniers freins à une diffusion plus large, génératrice d’économies importantes (sous la responsabilité du Comité économique des produits de santé) ; 4.- à améliorer la pertinence du recours à notre système de soins dans toutes ses composantes : réduction des actes inutiles ou redondants que ce soit en ville ou en établissements de santé, maîtrise du volume de prescription des médicaments et lutte contre la iatrogénie, optimisation des transports de patients. Pour ce faire, le dossier médical partagé est un instrument de première intention qui s’annonce de plus prometteurs (DMP).

Externalisation de la dette.- Il a été écrit en doctrine, relativement à la réparation des préjudices, que la Nation ne disposait que d’une enveloppe (qui est une fraction du produit national), laquelle, par définition, ne pouvait pas être dépassée à peine de voir se réaliser un risque d’implosion du système (F. Chabas. M.-E. Roujou de Boubée). On se représente aisément l’idée. Il reste que, et jusqu’à preuve du contraire, jamais un débiteur de prestations indemnitaires et/ou sociales n’a été constitué en défaut de paiement (à tout le moins en France). Et ce n’est pas l’exhortation de l’article L. 111-2-1, I, al. 5 du code de la sécurité sociale, à savoir que « chacun contribue, pour sa part, au bon usage des ressources consacrées par la Nation à l’assurance maladie », qui y est pour grand-chose. Pour mémoire, les fraudes aux prestations sociales se comptent en milliards d’euros. Les rapports et les commissions d’enquête se suivent et se ressemblent malheureusement (http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/comptes-rendus/cefrausoc/l15cefrausoc1920002_compte-rendu#). Une commission d’enquête parlementaire a été l’occasion de (re)dire en résumé que le nombre d’assurés sociaux dépassait largement le nombre de citoyens français. Et le directeur de la sécurité sociale d’affirmer sous serment dans le courant de l’été 2020 devant la Représentation nationale que près de 2,4 millions de personnes percevaient des prestations indues (A.N., commission d’enquête rel. à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales, 30 juill. 2020), que 73,7 millions d’individus percevaient des prestations sociales et avaient ouverts des droits tandis que la France ne compte, pour mémoire, que 67 millions d’habitants (F. Douet et Ch. Prats, La lutte contre la fraude sociale et aussi nécessaire que la lutte contre la fraude fiscale : un jeu de dupes ?, Le Figaro, Figarovox, tribune, 17 août 2020) ! C’est dire…

Le déficit des comptes sociaux représente plus de 8 points dans la dette publique. Et cette dernière est très importante à telle enseigne que la France est en infraction avec ses engagements internationaux. Réduire la part de la dette des administrations de sécurité sociale c’est aussitôt attester les efforts très grands qui sont faits et peser possiblement plus lourd dans le concert des nations de l’Union européenne.

Pour ce faire, le développement de la protection sociale complémentaire (Psc) est un puissant levier. Concrètement, cette dernière technique de couverture des risques de l’existence consiste à déplacer le poids d’une partie des frais de soin de santé des organismes de sécurité sociale (solidarisation du risque) sur les organismes d’assurance lato sensu (mutualisation du risque). À ce jour, l’assurance maladie complémentaire contribue à hauteur de 14,5 % aux dépenses de soins. À titre de comparaison, elle ne contribuait qu’à hauteur de 8,5 % en 2014, ce qui représentait tout de même une participation au remboursement des frais de soins de santé d’un montant de 29 milliards d’euros (ticket modérateur, franchises et participations forfaitaires, dépassement d’honoraires, prothèses dentaires, optique etc.).

La Psc a donc le vent en poupe.

Protection sociale complémentaire.- Auparavant, et pour bien comprendre, il faut bien avoir à l’esprit que de la même façon qu’il existe des lois de la nature (que des démarches scientifiques s’efforcent de révéler et de décrire comme la gravitation), il existe une loi en droit de la protection sociale (que la recherche des juristes à mise en évidence), à savoir la limitation. On peut dire qu’il existe en droit de la sécurité sociale « une loi de limitation », si j’ose dire.

La voici : les prestations servies par les organismes de sécurité sociale ne correspondent pour ainsi dire jamais aux préjudices subis ni au charges supportées. En bref, les prestations servies (not. les remboursements des frais de santé) sont invariablement forfaitaires ! En conséquence, la protection assurée par les régimes légaux de base est insuffisante : les revenus de remplacement sont plafonnés ; la couverture des dépenses de santé est limitée.

Il y a une explication à ce décalage. On considère, d’une part, qu’il serait excessif et dangereux que la couverture accordée par la Nation prenne en charge toutes les conséquences des éventualités qui se sont réalisées, sans ne plus tenir aucun compte de la responsabilité de tout un chacun (dialectique solidarité vs responsabilité). Il faut avoir en vue, d’autre part, que le financement de ces prestations représente une lourde charge pour les organismes de sécurité sociale. On ne saurait donc délaisser la maîtrise des dépenses publiques.

Le législateur a toutefois œuvré des années durant pour améliorer le sort de tout un chacun et réduire le reste à charge des assurés, c’est-à-dire la partie des dépenses de santé qui n’est pas remboursée par l’assurance maladie. Il continue du reste en ne manquant jamais d’actionner le puissant levier de la protection sociale complémentaire.

La protection complémentaire proposée par toute une série d’employeurs (ou imposée à ces derniers) a été améliorée (loi Évin n° 1989-1009 du 31 déc. 1989 renforçant les garanties offertes aux personnes assurées c./ certains risques). L’incitation au développement des garanties accordées a été codifiée (C. sécu. soc., art. L. 242-1 et CGI, art 82). L’obligation de couverture des frais de soins de santé a fini par être imposée (ANI 11 janv. 2013 ; Loi n° 2013-504 du 14 juin 2013 de sécurisation de l’emploi ; C. sécu. soc., art. L. 911-7 (principe) et L. 871-1 (modalités)). Depuis lors, l’État n’a de cesse de règlementer tous azimuts le marché de l’assurance complémentaire. C’est pour le moins inédit : des opérateurs privés sont pour ainsi dire contraints de couvrir le risque frais de soins de santé à des conditions strictes et pour un certain prix. On a vu des libertés de contracter et d’entreprendre plus grandes… (Pour aller plus loin, voyez par ex. : Colloque “Les complémentaire santé – un tour d’horizon, Revue de droit sanitaire et social, Dalloz). Et il y a mieux (ou pire) : le coût supporté en fin de compte pour les preneurs d’assurance est plus important que si l’État s’était « contenté » d’augmenter les remboursements. C’est qu’il faut bien avoir en tête que ces contrats d’assurance génèrent des frais généraux notamment en raison de la nécessité de les commercialiser (frais de publicité par ex.).

Prestations (fondement).- Les prestations accordées par le droit de la sécurité sociale ont historiquement eu pour objet de « débarrasser les travailleurs de l’incertitude du lendemain, qui [se trouvait être] la base réelle et profonde de l’inégalité entre les classes sociales » (Alexandre Parodi, ministre du travail, 31 juill. 1945). J.-P. Laborde écrit « c’est bien en effet cette sécurité de l’avenir, qui fonde aussi celle du présent, qu’est le cœur battant de la sécurité sociale » (Droit de la sécurité sociale, PUF, n° 1).

Fondamentalement, la sécurité sociale est la conscience et la couverture des risques et des charges qui pèsent sur les épaules de tout un chacun à raison de la vie en société. L’article L. 111-1 anc. C. sécu. soc. le dit : « l’organisation de la sécurité sociale garantit les travailleurs et leur famille contre les risques de toute nature susceptibles de réduire ou de supprimer leur capacité de gain. Elle couvre également les charges de maternité, de paternité et les charges de famille ». (Art. L. 111-1 nouv CSS post loi 2015-1702 du 21 déc. 2015 : “ Elle garantit les travailleurs contre les risques de toute nature susceptibles de réduire ou de supprimer leurs revenus. Cette garantie s’exerce par l’affiliation des intéressés à un ou plusieurs régimes obligatoires (al. 1). “ Elle assure la prise en charge des frais de santé, le service des prestations d’assurance sociale, notamment des allocations vieillesse, le service des prestations d’accidents du travail et de maladies professionnelles ainsi que le service des prestations familiales dans le cadre du présent code, sous réserve des stipulations des conventions internationales et des dispositions des règlements européens “(al. 2)).

En résumé, les événements considérés par la couverture sociale sont ou bien des risques (qui réduisent la capacité de gain et de travail) et/ou bien des charges (qui augmentent les dépenses de l’assuré ou de sa famille).

La prise en charge des uns et des autres est fondée sur la solidarité nationale (L. 111-1, al. 1 CSS). Les mots font sens : il a été souhaité que l’administration du système de couverture sociale soit distraite du marché de l’échange des biens et des services. L’assurance ou la mutualité du risque sont pourtant des mécanismes performants.

La mutualité, par exemple, détermine les taux des cotisations de façon uniforme et proportionnellement aux revenus. De prime abord, ce dispositif semble intéressant. À la réflexion, il n’est pas certain qu’on ait pu le choisir pour tout un chacun. Il y aurait maintes raisons à exposer. Pour l’essentiel, il faut bien avoir en vue, primo, que la protection de la mutualité contraint invariablement à sélectionner les risques ; secundo, qu’une grande partie de la population est incapable de faire l’effort de prévoyance personnelle qu’on attend d’elle. Nous aurions beau jeu de graver sur mille et un frontispices notre devise de la République (Constitution 4 oct. 1958, art. 2), si nous devions abandonner à leur sort nombre de nos concitoyens. Tertio, il importe de se souvenir qu’il a fallu retirer aux compagnies d’assurance la gestion de la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles, pour la transférer à la sécurité sociale, et ce pour moraliser et d’améliorer l’indemnisation promise (loi du 30 octobre 1946).

Ne tirons toutefois pas de conséquences hâtives. La sécurité sociale ne forme pas antithèse avec la responsabilité et l’assurance individuelles. Le Droit suscite les efforts des travailleurs en les associant à la gestion de leurs intérêts. Nous l’avons vu : il y a bien un espace pour la protection sociale complémentaire (de prévoyance) ou surcomplémentaires (de retraite), qui sert des prestations qui s’ajoutent à celles accordées par les régimes légaux ou de base.

À titre de comparaison, l’assurance obligatoire mais individuelle est l’alpha et l’omega de la couverture du risque maladie en Suisse. La question a été posée aux citoyens suisses de savoir s’ils ne préféreraient pas épouser le modèle français de protection sociale. Réponse négative (Référendum, 28 septembre 2014). Ceci s’expliquerait par la représentation que se font nos voisins de la maladie, à savoir une chose personnelle. Partant, l’intervention de l’État est ressentie comme une ingérence.

Ces quelques considérations de droit comparé sont l’occasion de dire quelques mots sur les deux grands systèmes de sécurité sociale qui sont pratiqués en Europe et dans le monde. La révolution industrielle est un point de repère remarquable en la matière : les conditions de travail des ouvriers notamment des femmes et des enfants sont exécrables, les accidents sont innombrables, les solidarités familiales et paroissiales sont autrement moindres que par le passé, les salaires sont de misère, les juges cherchent des responsabilités pour palier la pauvreté extrême dans laquelle se trouvent nombre de victimes, la Cour de cassation accompagne le mouvement (Civ. 2, 16 juin 1896, Teffaine et découverte à l’article 1384, al. 1 d’un principe de responsabilité du fait des choses). Cocktail détonnant : la loi du 09 avril 1898 est votée. Un régime de responsabilité du fait des accidents industriels est inventé. La faute du patron n’est plus recherchée. Une réparation forfaitaire est accordée aux salariés victimes d’accidents du travail.

La France n’est pas isolée. « Cette époque voit naître et se développer des législations destinées à émousser la rigueur de la condition ouvrière. Apparaissent des systèmes de réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles, des systèmes d’assurance sociale ainsi que des systèmes d’indemnisation des charges familiales. » (J.-J. Dupeyroux et alii, Droit de la sécurité sociale, Précis Dalloz in Partie 1 – Théorie générale du droit de la sécurité sociale).

Deux systèmes de protection sociale ont cours. Le système bismarckien (allemand) et le système beveridgien (anglais).

Le chancelier allemand Bismarck est soucieux de contrecarrer l’influence grandissante de la pensée socialiste. Dans un message au Reichtag (17 nov. 1881), l’État se voit reconnaître la mission de promouvoir positivement, par des institutions appropriées et en utilisant les moyens de la collectivité dont il dispose, le bien-être de tous ses membres et notamment des faibles et des nécessiteux ». Il promulgue alors une série de lois instituant au profit des ouvriers de l’industrie (premiers bénéficiaires) des assurances maladie (1883), accidents du travail (1884), invalidité et vieillesse (1889). L’affiliation des travailleurs est obligatoire. Les cotisations sont proportionnelles aux salaires et partagées entre salariés et employeurs. Le système fait florès dans toute l’Europe et le monde.

On doit à lord William Beveridge d’avoir publié un rapport en 1942. Son intention : éradiquer la pauvreté et mettre l’homme à l’abri du besoin. Pour ce faire, il défend la création d’une assurance nationale bénéficiant à toute la population (régime universel) et offrant des prestations pour tous (régime uniforme) sans condition de ressources mais forfaitaires. Le tout financé par l’impôt. Il pose les prémices du National heath service.

De type bismarckien à son origine, le système de protection sociale français – l’assurance maladie dans le cas particulier – n’aura de cesse de glisser vers un modèle plus volontiers beveridgien. La protection universelle maladie de l’article L. 160-1 CSS l’atteste.

Prestations (étendue).- L’usage des ressources que la Nation consacre à son système solidarité de prise en charge de la protection sociale est pluriel. Le système français de sécurité sociale couvre en effet quatre catégories de risques ou charges sociaux (C. sécu. soc., art. L. 311-1), qu’on répartit ordinairement en 4 branches (C. sécu. soc., art. L. 200-2 : « Le régime général comprend 4 branches) en suivant le plan d’exposition systématique du Code de la sécurité sociale et que retrace la loi de financement de la sécurité sociale:

1° Branche santé : assurance maladie (L. 321-1 s.), assurance maternité et congé de paternité (L. 330-1 s.), assurance invalidité (L. 341-1), assurance décès (L. 361-1 s.) ;

2° Branche retraite : assurance vieillesse (L. 351-1 s.) ;

3° Branche accident du travail : le risque accident du travail (L. 411-1 s.), maladies professionnelle (L. 461-1 s.) ;

4° Branche famille : les charges de famille (L. 511-1).

Il se pourrait que dans quelques mois ou années une nouvelle branche fasse son apparition, celle qui serait consacrée à la prise en charge de la dépendance… Elle a été inventée par le législateur (loi n° 2020-992 du 07 août 2020 rel. à la dette sociale et à l’autonomie). Mais son financement n’est pas encore assuré.

Pour l’heure, il est fréquent de compter une 5ème branche à savoir la branche recouvrement (qui collecte les cotisations et contributions sociales pour le compte des 4 autres – soit pour l’année 2019 près de 535 milliards d’euros) !

En bref, le spectre de la couverture sociale ne saurait être plus large.

Ressources.- Les ressources de la sécurité sociale sont inévitablement limitées. Mais, quelles sont-elles au juste ? Le financement du système français de sécurité sociale est traditionnellement fondé sur des cotisations. Il fait désormais appel, pour une part qui va crescendo, à l’impôt. C’est que le régime général est confronté à de grandes difficultés financières.

La Cour des comptes, dans le cadre de sa mission constitutionnelle d’assistance du Parlement et du Gouvernement, s’en inquiète chaque année à l’occasion de la publication de son rapport annuel sur l’application des lois de financement de la sécurité sociale (Code des juridictions fin., art. L.O. 132-3 ; C. sécu. soc., art. L.O. 111-3, al. 8).

La fiscalité affectée au financement des organismes de sécurité sociale est demeurée longtemps marginale. Elle atteint une dimension significative à partir des années 2000, lesquelles années ont été marquées par l’impact croissant des allègements de cotisations sociales sur les recettes de la sécurité sociale. Depuis 2006, on constate une constante progression des impôts et taxes affectés (ITAF) au financement de la sécurité sociale.

À ce jour, le prélèvement social prime encore le prélèvement fiscal. Dit autrement, les cotisations sociales occupent toujours une place prépondérante dans le financement de la protection sociale (61,4 % soit près de 400 milliards d’euros). Ceci étant, la fiscalité est devenue, au coté des cotisations et de la contribution sociale généralisée, un troisième pilier du financement de notre système de protection sociale (Cour des comptes, rapport, p. 136).

La réparation des risques psychosociaux

Le droit n’appréhende pas spécifiquement les risques psychosociaux (1). Aussi, l’atteinte soufferte par le travailleur, en cas de réalisation du risque, n’est pas spécialement réparée (ou compensée).

Ce n’est pas à dire que le droit est indifférent à la souffrance au travail*, mais figure plutôt que les risques psychosociaux sont une espèce de risques professionnels*. Partant, la réparation de l’altération de la santé du travailleur est censée obéir aux règles prescrites par le droit de la sécurité sociale.
Or la législation dédiée à la réparation des risques professionnels laisse à croire qu’elle n’est pas taillée pour garantir au salarié, victime de la survenance d’un risque psychosocial, une compensation.
Pour ce faire, il importerait que la réalisation du risque soit qualifiée d’accident du travail* ou de maladie professionnelle*. Or, en l’état du droit positif, l’une et l’autre qualification juridique sont a priori douteuses.
Dans le premier cas, l’interprétation du juge l’empêche. Dans le second, la lettre de la loi l’interdit.
Pour être qualifiée d’accident du travail, la réalisation du risque dommageable doit nécessairement être un événement survenu à une date certaine par le fait ou à l’occasion du travail, dont il est résulté une lésion corporelle. Et la Cour de cassation, après avoir progressivement épuré la définition de la notion, d’exiger que l’accident soit survenu de manière soudaine. Ceci posé, des risques psychosociaux ne sauraient être pris en compte, car la date de leur apparition n’est pas toujours certaine et/ou ces risques sont le fruit d’une évolution lente ou progressive d’événements. Dans ce second cas de figure, la lésion corporelle soufferte s’apparenterait plus volontiers à une maladie professionnelle. Seulement, elle est inconnue du législateur. Pour l’heure, les maladies associées à la survenance d’un risque psychosocial ne sont pas présumées d’origine professionnelle. Quant à leur reconnaissance sur expertise individuelle par un comité régional, l’issue est hypothétique. Il importerait que la victime fasse établir que la maladie soufferte est essentiellement et directement causée par son travail habituel et qu’elle a entraîné une incapacité permanente majeure. La preuve peut se révéler en pratique diabolique. La victime n’est toutefois pas abandonnée à son sort.

L’assurance maladie a vocation à servir à l’assuré social toute une série de prestations pour peu qu’il satisfasse aux conditions posées par la loi. Les unes permettent à la victime d’une lésion, non susceptible d’être imputée au travail, de faire face à une partie des frais engendrés par la maladie (prestations en nature). Les autres sont un revenu de remplacement, qui vise à compenser la perte de salaire subie par l’assuré dont l’état de santé exige un arrêt de travail (prestations en espèce). La vocation subsidiaire de la branche maladie du régime général de sécurité sociale n’est toutefois pas une panacée pour le travailleur victime, car les prestations servies sont, en toutes hypothèses, moindres au regard de celles qui auraient été allouées par la branche accident du travail
et maladies professionnelles – lesquelles sont au reste forfaitaires, à tout le moins en principe. Puisse alors la victime avoir su et/ou pu être prévoyante. Dans l’affirmative, la souscription d’une assurance de personnes, en l’occurrence une assurance contre les accidents corporels ou une assurance maladie complémentaire, lui fournira un surplus d’indemnisation en cas de réalisation du risque garanti.

D’aucuns estimeront que le système de réparation des risques psychosociaux est satisfaisant en l’état. On ne peut nier que la sécurité sociale garantit effectivement les travailleurs et leur famille contre les risques de toute nature susceptible de réduire ou de supprimer leur capacité de gain. On peut également saluer un dispositif qui suscite les efforts desdits travailleurs en les associant étroitement à la gestion de leurs intérêts.
D’autres voueront pourtant un pareil système aux gémonies. Il pourrait être soutenu que la législation sociale est par trop insuffisante et que, de la même manière que le législateur s’est résolu à la fin du XIXe siècle à garantir aux ouvriers une compensation de l’atteinte à l’intégrité physique dont nombreux étaient le siège (loi du 9 avril 1898), le législateur du XXIe siècle se doit d’assurer spécifiquement les salariés contre le risque d’atteinte à leur intégrité psychique. Pour cause : l’activité professionnelle des travailleurs ne se répercute plus seulement sur leur santé physique, il est acquis à présent qu’elle a également des répercussions sur la santé mentale*. Des rapports et des études l’attestent. Forte de ces enseignements, la représentation nationale a cherché à améliorer l’indemnisation des victimes d’accidents du travail et de maladies professionnelles. Une proposition de loi a été déposée en ce sens dans le courant de l’année 2011. Mais l’essai n’a pas été transformé. Il ne s’agirait pas de conclure pour autant que la partie est perdue. Le Code de la sécurité sociale est plein de virtualités potentielles. Au reste, la jurisprudence ne saurait jamais être figée.

En définissant l’accident du travail, le législateur a été désireux d’embrasser le plus largement les champs du possible. Pour ce faire, la notion d’accident est définie de la façon suivante : « est considéré comme un accident du travail, quelle qu’en soit la cause, l’accident survenu par le fait ou à l’occasion du travail à toute personne salariée ou travaillant, à quelque titre que ce soit ou en quelque lieu que ce soit […] ». L’article L. 411-1 du Code de la sécurité sociale abonde de signes et marqueurs d’extension. Sur l’invite de la loi, le juge pourrait, sans doute avec un brin d’audace, ordonner la réparation plus systématique de la lésion soufferte par le salarié victime de la réalisation d’un risque psychosocial. C’est que la distinction qui est proposée, en droit, entre l’accident du travail et la maladie professionnelle est, en fait, ténue à maints égards. Ce faisant, il serait tiré, en droit de la sécurité sociale, tous les enseignements de l’obligation
qui est faite, en droit du travail, à « l’employeur [de prendre] les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs » (art. L. 4121-1 du Code du travail).

(1) Article paru in Ph. Zawieja et F. Guarnieri, Dictionnaire des risques psychosociaux, v° Réparation – (compensation), éd. le Seuil, 2014 (JB)

N.b. Les mots assortis d’un astérisque sont autant d’entrées du Dictionnaires des risques psychosociaux précité lequel a été distingué par l’Académie des sciences morales et politiques (prix René-Joseph Laufer).

Civ. 2, 2 juill. 2015, n° 14-19.977 : Rente AT, déficit fonctionnel permanent et recours des tiers payeurs

Résumé

Alors qu’il a été réécrit il y a bientôt dix ans (loi n° 2006-1640 du 21 décembre 2006 de financement de la sécurité sociale pour 2007, art. 25), qu’il a fait l’objet d’arrêts remarqués – et répétés – du Conseil d’État et de la Cour de cassation, qu’il est le sujet de quelques articles de doctrine, le « nouveau » droit du recours des tiers payeurs est encore mal compris. Pour preuve, la Cour de cassation est contrainte de rappeler, une fois encore, qu’en présence de pertes de gains professionnels ou d’incidence professionnelle de l’incapacité, la rente versée à la victime d’un risque professionnel s’impute prioritairement sur ces deux postes de préjudice patrimoniaux, tandis que le reliquat éventuel s’impute sur le poste de préjudice extrapatrimonial du déficit fonctionnel permanent, s’il existe.

Commentaire

1. Le service de prestations indemnitaires est l’affaire d’une foule de débiteurs : (i) La caisse d’assurance maladie ; (ii) l’employeur privé ou public tenu de maintenir, tout le temps de la période d’inactivité professionnelle consécutive à l’accident, salaires et accessoires en vertu du contrat de travail, d’une convention collective, d’un statut ; (iii) l’auteur du dommage et son assureur de responsabilité civile. Partant, il existe un risque que la victime, cumulant les prestations, finisse par s’enrichir indûment. Le principe indemnitaire commande dès lors l’imputation des prestations servies.

Aux termes de la loi, l’imputation des chefs de préjudices patrimoniaux est de principe, tandis que l’imputation des chefs de préjudices extrapatrimoniaux est d’exception (L. n° 85-677, 5 juill. 1985, art. 31). C’est droit pour toute une série de raisons. Seulement, dans la mesure où il n’existe pas de table de concordance entre les prestations versées par les débiteurs de prestations sociales et les chefs de préjudice indemnisés, l’exercice de l’action subrogatoire des tiers payeurs risque, sous couvert d’imputation, d’amputer purement et simplement l’indemnisation à laquelle la victime peut légitimement prétendre en raison des chefs de préjudices professionnels subis. C’est précisément ce dont il est question en l’espèce.

2. Alors qu’elle circule à moto, une personne est victime d’un accident de trajet pour la réparation duquel une caisse primaire d’assurance maladie verse une rente. Assignés en indemnisation des préjudices subis, le conducteur du véhicule impliqué et son assureur sont condamnés. Dans le dessein d’empêcher, d’une part, un enrichissement de la victime et de pallier, d’autre part, l’appauvrissement du tiers payeur, la cour d’appel déduit des sommes accordées à la victime, au titre de la compensation du déficit fonctionnel permanent souffert, le capital de rente. Ce faisant, elle prive la victime de l’indemnisation des douleurs permanentes qu’elle ressent, de la perte de sa qualité de vie et des troubles dans les conditions de l’existence.

Au visa des articles 29 et 31 de la loi du 5 juillet 1985, L. 434-1 et L. 434-2 du Code de la sécurité sociale, ensemble le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime, la Cour de cassation dit à nouveau « qu’il résulte des deux derniers textes que le capital ou la rente versé à la victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle indemnise, d’une part, les pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité, d’autre part, le déficit fonctionnel permanent ; qu’en présence de pertes de gains professionnels ou d’incidence professionnelle de l’incapacité, la rente s’impute prioritairement sur ces deux postes de préjudice patrimoniaux, tandis que le reliquat éventuel s’impute sur le poste de préjudice extrapatrimonial du déficit fonctionnel permanent, s’il existe ». Ceci rappelé, la cassation ne surprend guère. Ce n’est pas à dire qu’elle doive emporter la conviction. En bref, la cour d’appel d’Angers n’aurait pas dû se borner à déduire du seul déficit fonctionnel permanent un capital rente AT.

3. La doctrine de la Cour de cassation est fermement établie. On la doit à une salve de six arrêts tirée respectivement par la chambre criminelle en mai 2009 (1) puis par la deuxième chambre civile en juin 2009 (2). Comprenne qui pourra. Le 10 septembre dernier, la Cour de cassation était pourtant contrainte de rappeler sa jurisprudence relative au droit de la compensation du dommage corporel en général (3). Ceci pour souligner que la règle d’imputation n’étant manifestement pas encore bien sue, il n’eut pas été inutile de publier l’arrêt commenté. Encore qu’il ne s’agit possiblement pas de (défaut de) connaissance en l’occurrence, mais bien plutôt de (mauvaise) volonté…

4. À la question de savoir ce que compense concrètement la rente AT (ou de service), l’hésitation est permise. Si l’on considère qu’elle a vocation à compenser un préjudice personnel de la victime, alors la rente doit être imputée sur les chefs de préjudices extrapatrimoniaux, précisément sur le déficit fonctionnel. La question se pose avec acuité lorsque la rente servie excède le préjudice professionnel. Elle se pose dans les mêmes termes lorsqu’elle est accordée alors que la victime ne subit aucune perte de rémunération. La tentation est grande de penser, dans l’un et l’autre cas, que l’accipiens a été indemnisé en violation du principe de la réparation intégrale, qui interdit qu’il résulte pour la victime une quelconque perte ou un profit.

5. Il est pourtant douteux qu’une prestation corrélée au salaire puisse réparer des préjudices personnels (4). Soutenir que la rente compense (en tout ou partie) la perte de qualité de vie est contestable. C’est pourtant la conséquence de l’imputation faite par les juges du fond en l’espèce. À défaut de compenser une perte des rémunérations, ces prestations participent de l’indemnisation de l’incidence professionnelle. Il faut bien avoir à l’esprit que la rente ne saurait jamais compenser tous les aspects du retentissement professionnel. La jurisprudence qui impute par défaut sur le déficit fonctionnel permanent est des plus strictes à l’endroit des victimes. Un temps, le Conseil d’État s’est d’ailleurs inscrit en faux par rapport à son homologue judiciaire (5). Depuis, la haute juridiction administrative a reviré. Elle estime qu’en cas d’insuffisance ou d’absence des préjudices professionnels, la pension militaire d’invalidité s’impute nécessairement sur le déficit fonctionnel (6).

Sans partager cette analyse (7), il faut bien admettre qu’il aurait été des plus fâcheux que la Cour de cassation et le Conseil continuent de diverger. Il reste – et c’est l’objet de la critique – que cette jurisprudence est topique d’un renversement de facteurs.

Pour mémoire, le recours sur les préjudices à caractère personnel est en principe exclu. Ce n’est pas à dire que le tiers payeur ne saurait jamais imputer les prestations servies sur le déficit fonctionnel permanent. Simplement, la loi exige qu’il rapporte la preuve qu’il a effectivement et préalablement versé à la victime une prestation indemnisant de manière incontestable un poste de préjudice personnel. C’est l’article 31 de la loi n° 85-667 du 5 juillet 1985, qui constitue en la matière le droit commun du recours des tiers payeurs, qui le dit. C’est une solution qui n’est pourtant appliquée ni par la cour d’appel ni pas la Cour régulatrice. En l’espèce, alors que la caisse primaire n’atteste nullement avoir participé à l’indemnisation du déficit fonctionnel permanent de l’assuré-victime, ce qui, au regard du texte, aurait dû justifier la cassation pour violation de la loi, la Cour de cassation casse l’arrêt, faute pour les juges du fond de n’avoir pas imputé au premier chef les dommages-intérêts alloués sur la rente, le tout au visa de l’article 31 et d’un audacieux renversement de la charge de la preuve. Comprenne qui pourra ?


V. Dans le même sens, Cass. 2e civ., 10 sept. 2015, n° 14-21936, qui apporte une réponse identique, mais en dehors du droit des risques professionnels.

1.- Cass. crim., 19 mai 2009, nos°08-82666, 08-86050 et 08-86.485

2.- Cass. 2civ., 11 juin 2009, nos°08-16089, 07-21768 et 08-11853 : RTD civ. 2009, p. 545, obs. P. Jourdain ; v. not. H. Groutel, « Recours des tiers payeurs : enfin des règles sur l’imputation des rentes d’accident du travail (et prestations analogues) » : Resp. civ. et assur. 2009, étude 10.

3. Cass. 2e civ., 10 sept. 2015, n° 14-21936, D.

4. S. Porchy-Simon, « Imputation de la rente accident du travail : le divorce entre le Conseil d’État et la Cour de cassation est consommé » : D. 2013, p. 593 ; v. égal. en ce sens J. Bourdoiseau, « Les préjudices professionnels » : Gaz. Pal. 27 déc. 2014, p. 32, n° 203f0.

5. CE, 5 mars 2008, nos°272447 et 290962 : AJDA 2008, p. 941, concl. J.-P. Thiellay.

6. CE, 7 oct. 2013, n° 337851, Ministre de la Défense c/ H. : Resp. civ. et assur. 2014, comm. 10, obs H. Groutel ; Gaz. Pal. 25 févr. 2014, p. 31, n° 167×5, note C. Bernfeld – CAA Marseille, 30 janv. 2014, n° 11MA02435, D (consid. 16) – CAA Nancy, 30 janv. 2014, n° 13NC00593, D (consid. 4) – CAA Lyon, 26 juin 2014, n° 13LY00883, D (consid. 4).

7. Voir notre article précédent (« Les préjudices professionnels »), préc.
(Article publié in Gazette du palais 17 nov. 2015)