Le conseil juridique ébranlé par la nouvelle économie ?

Le conseil juridique est-il ébranlé ou non par la nouvelle économie ?* Telle est la question. Ou, pour le dire autrement : To be or not to be shaken that is the question ? Pour quelle raison ces quelques mots anglais ? Pour signifier que le conseil juridique 2.0, qui est en prise avec la nouvelle économie, celle du numérique, parle anglais. Il ne fait pas un rapport de synthèse à son client ou à son patron, il fait un reporting. Il ne passe pas un coup de téléphone, il a un call… Ces quelques emprunts à la langue de Shakespeare disent plus qu’il n’y paraît. C’est que cette langue est l’instrument de communication de larges domaines spécialisés des sciences et des techniques, de l’économie et des finances. Et puisque le colloque s’intéresse précisément aux défis du numérique (1), se demander pour quelle raison le conseil juridique serait ébranlé, c’est prononcer à un moment ou à un autre les mots « legaltech », « legal start-up », « legal process outsourcing », « machine learning », « e.lawyering » (entre autres inventions)… En bref ou last but not least (pour rester dans le ton), « business and disruption » – affaires et perturbations ou ébranlement.

La disruption est un anglicisme qui désigne le bouleversement d’un marché sur lequel les positions sont établies avec une stratégie inédite. C’est ce qu’il est courant de désigner par innovation de rupture. Cette innovation-là modifie un marché non pas avec un meilleur produit – c’est le rôle de l’innovation pure, écrit-on volontiers – mais en l’ouvrant au plus grand nombre. C’est cette histoire qu’ont commencé à écrire quelques ingénieux opérateurs économiques qui se sont positionnés sur le marché du droit (2). Et c’est une histoire qui intéresse au premier chef les conseils juridiques, les avocats en particulier. Pour cause : il a été prédit que « l’effet disruptif de l’intelligence artificielle [engendrerait] la fin du monopole des avocats » (3). C’est somme toute aller un peu vite en besogne. La fin du monde réglementé du conseil juridique par le feu de l’innovation tous azimuts n’a pas encore sonné. Ce n’est toutefois pas à dire qu’il ne sonnera pas. Car des mesures d’allégement réglementaire ont été prises ces dernières années (4).

Le service rendu par les hommes et les femmes de l’art, peu important leur titre ou leur qualité dans le cas particulier, est considéré par trop onéreux. Le montant des honoraires facturés est montré du doigt. On dit qu’il participe d’une augmentation des prix, de l’obtention de revenus élevés, de la réalisation de surprofits. On crie haro sur la réglementation professionnelle. La normalisation de l’activité de conseil juridique créerait des barrières à l’entrée du marché. L’obligation de recourir à un auxiliaire de justice ou bien de requérir le ministère d’un officier public ministériel augmenterait artificiellement la demande (5). En bref, les conseils juridiques ont ressenti un grand trouble dans la Force. Et la guerre des étoiles montantes du numérique de faire rage. C’est que les nouvelles technologies, qui sont des facilitateurs et des accélérateurs, ont ouvert la porte à tous les possibles (6) ! Les juristes, à tout le moins celles et ceux qui en doutaient encore, sont assurément entrés dans l’ère du dumping.

Dumping. Dans la nouvelle économie numérique, celle de la start-up nation (7), le droit n’est plus l’apanage des juristes. L’exercice du conseil juridique est désormais l’affaire d’une multitude de firmes (bandes ?) organisées (8) dont le capital social n’est du reste pas nécessairement détenu par des professionnels du droit. Un pareil changement de paradigme est proprement renversant. On ne saurait donc mieux dire que le conseil juridique est ébranlé par la nouvelle économie.

Mais, une fois encore, il serait aventureux de jouer les Cassandre. Autant le dire tout de suite, l’« ubérisation » du marché du conseil juridique ne sera pas (9). Le droit est un objet du commerce juridique par trop complexe pour être tout entier ramassé en un système binaire « si alors ». Le système juridique n’a pas vocation à être absolument gouverné par les nombres (10). Cela étant, les entreprises innovantes ont apporté la preuve que la production du droit pouvait être notablement améliorée sous certaines conditions.

Amélioration. Les professionnels du droit, qui ont été saisis par la nouvelle économie, n’ont pas manqué d’apporter leur pierre à la transformation numérique. Dans le même temps, l’investissement dans l’économie de la connaissance sur le sujet a été entamé : organisation d’un forum du numérique par l’école des avocats du nord-ouest, financement d’un programme d’incubation dédiée aux legalstarts par le barreau de Paris(11), création du site de mise en relations www.avocats.fr, constitution d’une association d’avocats legal startupers (Avotech), habilitation de formations universitaires (par ex., Paris 2 : DU Transformation numérique du droit et legaltech. Caen, Reims : M2 Droit du numérique).

Pour le dire autrement, le conseil juridique a certes été questionné par la nouvelle économie (I). Ce qui était inévitable. Mais l’important au fond c’est que le conseil juridique a été repensé par la nouvelle économie (II). C’était prévisible.

I – Le conseil juridique questionné par la nouvelle économie

Efficience ? En première intention, l’observateur est saisi par ce questionnement soudain du conseil juridique par la nouvelle économie. La lecture des quelques études publiées sur le droit à l’ère du numérique objective la surprise des opérateurs positionnés de longue date sur le marché, par une suite d’héritages sans discontinuité ni perdition. L’aptitude du conseil juridique à fournir le meilleur rendement est pourtant attestée. La capacité des juristes à maximiser l’allocation des ressources n’est pas douteuse. Et voilà que l’Ordre des avocats et le Conseil national des barreaux (CNB) en sont réduits à intenter des actions en concurrence parasitaire contre quelques legal start-up qui ont le vent en poupe (12). En bref, les hommes de l’art n’ont pas été en mesure de prévenir (correctement) le risque… algorithmique et toutes ses incidences(13) ! Non seulement l’homme de droit a été saisi par le marché (A), mais l’art de faire du droit a été troublé par la science (B).

A – L’homme (de droit) saisi par le marché

Réglementation du conseil juridique (14) a fait croire à l’homme et à la femme de droit que leur positionnement sur le marché ne serait pas discuté, à tout le moins pas plus que d’ordinaire. Mauvaise inspiration s’il en est. La puissance du web, dont on a fêté les trente ans en mars 2019, a autorisé les consommateurs et les concurrents à les détromper.

1 – Les consommateurs

Barrières. L’accès aux règles juridiques ne s’impose pas avec évidence. Des barrières empêchent nombre de clients de « consommer » simplement du droit. Les empêchements sont de plusieurs ordres. Un premier obstacle est d’ordre matériel. Il a trait au prix. Ce n’est toutefois pas à dire qu’aucun effort n’ait été fait à l’intention de nos concitoyens les moins bien lotis : aide juridictionnelle, maison de la justice et du droit, cliniques juridiques… L’empêchement est aussi de nature intellectuelle. Il faut bien voir que nos concitoyens sont très souvent dans l’incapacité de formuler leur(s) besoin(s) de droit(s). Ce n’est pas à dire non plus qu’ils n’ont pas l’intuition de l’existence de telle ou telle règle ou le sentiment de la violation de tel ou tel droit subjectif. Il reste que, dans l’ensemble, très peu sont en situation de prendre aussitôt attache avec un avocat-conseil. Or, à mesure que le temps passe, les difficultés rencontrées peuvent aller crescendo. L’homme et la femme de l’art sont alors priés de démêler des situations parfois inextricables. Les honoraires de diligence étant déterminés en conséquence, ils sont un frein à la consultation.

L’empêchement est en outre psychologique. La sophistication d’un cabinet, la langue qu’on y parle, les tenues qu’on y porte, le tout peut, à tort ou à raison, faire écran. Enfin, la nécessité qu’il faille réclamer à son employeur un jour de congé pour se rendre chez un avocat complique un peu plus encore les démarches à entreprendre et les rend vaines lorsque le problème rencontré prête a priori à peu de conséquences. Que reste-t-il au consommateur-justiciable en demande ? Eh bien Internet.

Internet. Quelques mots tapés dans l’un des plus puissants moteurs de recherche jamais inventés et du droit est dit. C’est très commode. Une question demeure pourtant. Est-ce bien dit ? On peut en douter. Soit la généralité de l’information rend vaine l’application de la règle de droit au cas particulier. Soit l’information juridique est absconse et le consommateur 2.0 ne comprend rien du tout. Le constat n’est pas nouveau. Preuve est rapportée, dira-t-on, qu’on ne saurait faire l’économie d’un conseil juridique. Il existe pourtant un facteur qui impose, nous semble-t-il, djusue réécrire pour partie l’histoire du marché du conseil juridique. Il a trait au désir de consommer.

Consommation. Alors que tout est à peu près dans le commerce juridique, qu’on peut presque tout acheter en ligne, le droit ne peut l’être ou bien alors de façon bien moins satisfaisante. Il ne s’agit pas de disserter sur les heurts et malheurs d’une pareille offre mais de prendre la mesure de ce qui est en train de se passer. La demande de droit(s) va crescendo. Pour preuve, quelques commerçants bien inspirés ont commencé à satisfaire ce besoin exprimé par les consommateurs-justiciables. Depuis, les concurrents se sont positionnés.

2 – Les concurrents

Les sites Internet d’information et d’intermédiation dédiés se développent(15). Rien ne devrait empêcher ces opérateurs économiques concurrents de continuer sur leur lancée. C’est que l’esprit comme la nature a horreur du vide.

Vide. C’est très précisément ce qui a été comblé par de jeunes entreprises innovantes, les fameuses legaltech. La concurrence a su tirer le meilleur profit de la transformation numérique. Les nouveaux entrants sur le marché du conseil juridique, ceux qu’on qualifie parfois de disruptifs, se sont d’abord concentrés sur les segments du marché négligés par les firmes d’ores et déjà positionnées. On peut raisonnablement s’attendre à ce que les segments de marché occupés soient visés. Cèderont-ils ? Je n’en sais rien. Tout dépendra du niveau auquel le législateur aura placé le curseur de la (dé)réglementation de l’activité.

Ce qu’on peut dire, en revanche, c’est que les concurrents se sont positionnés à la manière de médias, d’intermédiaires, à tout le moins pour l’instant, et qu’ils sont tout à fait rompus à l’expérience client (c’est-à-dire la problématique des interactions entre une personne et un objet).

La lumière a été donnée au consommateur-justiciable : non seulement le droit a été révélé mais le conseil juridique a été montré pendant que l’accès au juge a été facilité. Le tout à titre gratuit ou presque, en quelques clics au pire et avec une facilité déconcertante. Et la Cour de cassation de donner tout récemment son onction au procédé.

Onction. À la question posée par l’Ordre des avocats et le CNB de savoir si l’activité de la société commerciale demanderjustice.com ne constituait pas une forme d’exercice illicite de la profession d’avocat, la Chambre criminelle a répondu par la négative (16) pendant que le juge de première instance estimait pour sa part qu’il y avait là une aide automatisée offerte aux justiciables pour l’accomplissement des actes de procédure (17).

C’est cela l’innovation de rupture. Jamais une telle impression sur le marché du droit n’avait été constatée par les hommes et les femmes de droit. Indiscutablement, la science a troublé l’art de faire du droit.

B – L’art (de faire du droit) troublé par la science

En quoi la science, particulièrement les nouvelles technologies de l’information et de la communication ont-elles troublé l’art de faire du droit ? Eh bien en donnant la possibilité d’industrialiser le conseil juridique (1) et, par voie de conséquence, en offrant celle de monétiser tout conseil juridique (2).

1 – L’industrialisation

Production. Le conseil juridique est une création de l’esprit empreinte d’une certaine originalité. Sa nature complique voire interdit tout remploi. Le système de production est par voie de conséquence artisanal. La standardisation du conseil et des procédures n’est pas absolument empêchée. Simplement, les hausses de productivité qui peuvent être espérées (en temps comme en argent) sont sans commune mesure avec une production de type industriel. Or, c’est très précisément la promesse qui est faite par les legal start-up : industrialisation des processus, facilitation des conseils, optimisation des coûts, augmentation des marges et, par voie de conséquence, extension de la zone de chalandise.

Facilitation. Les facilités proposées par les algorithmes sont de tous ordres(18). Si l’on devait les catégoriser, on pourrait dire que les premiers renseignent les demandes de conseils en droit, que les deuxièmes discriminent les professionnels du droit(19), que les troisièmes arbitrent les moyens de droit. Et tous de satisfaire le consommateur de conseils juridiques à des degrés divers. À titre d’exemple, la technologie la plus avancée permettrait à tout un chacun de prédire les chances de succès d’un procès. En revanche, il n’est pas encore question de généraliser la « justice algorithmique » (20), c’est-à-dire une justice qui serait rendue par des robots (21). Une fois encore, ce n’est pas dire qu’elle n’existe pas. Le traitement automatisé des infractions de la route l’atteste. Ce dernier cas mis à part, pour l’heure, c’est au mieux de justice, de défense et de conseil assistés par ordinateur (22) dont il est question et non de droit dit par un ordinateur (23). C’est déjà beaucoup car les algorithmes d’aide à la décision (24) ont donné l’occasion à tous les opérateurs de monétiser n’importe quel conseil juridique.

2 – La monétisation

Prospect. Il y a peu de temps encore, le conseil était matériellement empêché de satisfaire n’importe quelle demande de droit à peine de mettre possiblement en péril sa structure d’exercice professionnelle. L’explosion quantitative de la donnée numérique a permis l’apparition de nouvelles offres de service susceptibles de contenter n’importe quelle demande de droit et de monétiser n’importe quel conseil. En bref, les legal start-up sont de nature à apporter aux avocats (entre autres prestataires de conseils juridiques) une clientèle qui leur échappe (25).

Désormais, les professionnels du droit rivalisent de stratégies digitales (comme on dit) pour apprivoiser la machine et les problématiques dont ils ont été saisis. Et c’est parce que le conseil juridique a été questionné par la nouvelle économie, qu’il a été depuis lors repensé.

II – Le conseil juridique repensé par la nouvelle économie

Mutation anthropologique. Annoncer que le conseil juridique a été repensé par la nouvelle économie, c’est signifier que la donne a été notablement changée, qu’il se pourrait même qu’on ait assisté à une mutation anthropologique des opérateurs (26). Non seulement les façons de faire du droit ont été modifiées, mais les hommes et les femmes de droit se sont réinventés. Pour le dire autrement, l’histoire de l’art de faire du droit a été réécrite (A) tandis que l’homme de l’art a été augmenté (B).

A – L’histoire de l’art réécrite

Psychologie de l’exemple. La réorganisation remarquable du marché du conseil juridique et des structures d’exercice professionnel a entraîné une réécriture remarquable de l’histoire (de faire) du droit. En bref, le droit n’a plus vocation à être révélé tout à fait de la même manière. Les pratiques qui ont cours dans quelques firmes pointues seulement devraient vraisemblablement faire tache d’huile et se rencontrer plus volontiers, à savoir la discrimination des questions de droit (1) et l’externalisation des réponses juridiques (2).

1 – La discrimination des questions de droit

Repositionnement. Le juriste d’entreprise du XXIe siècle ou le cabinet 2.0 est très vivement incité à discriminer les questions de droit dont il est saisi : économie de la firme et digitalisation de l’entreprise obligent. D’aucuns objecteront, à raison, que c’est monnaie courante. Il faut bien voir toutefois que les raisons de procéder ont changé. La différenciation ne trouve plus (ou plus seulement) sa cause dans la formation des apprentis juristes et des élèves avocats auxquels il importe de confier des questions dont la difficulté va crescendo à mesure que l’expérience métier augmente. Elle trouve sa raison d’être dans le repositionnement de la firme sur les questions complexes à plus forte valeur ajoutée. Au fond, à tort ou à raison, c’est de modèle de développement dont il s’agit.

Modèle de développement. Si l’on en croit l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), la recherche d’une segmentation poussée des activités serait l’un des piliers de l’innovation. Quelle est l’idée ? Celle qu’en découpant la production d’une prestation en un maximum d’éléments distincts, on permet de réaliser chaque élément de la manière la moins coûteuse et donc de faire jouer la concurrence par les prix (27). C’est une façon de voir les choses… qui consiste à externaliser par voie de conséquence nombre de réponses juridiques.

2 – L’externalisation des réponses juridiques

Source. L’externalisation des réponses juridiques, qui tend à se développer en France, est un procédé bien connu des pays angloaméricains qui consiste tantôt à sous-traiter la prestation tantôt à sous-traiter le service. Et ce toutes les fois que la prestation juridique est à faible valeur ajoutée (qu’il s’agisse de prestations élémentaires, récurrentes, volumineuses). Un mot désigne le procédé : legal process outsourcing (28).

Legal process outsourcing. Pour résumer, l’outsourcing se décline en deux propositions principales : l’offshoring et le onshoring. L’offshoring consiste à interroger une firme implantée à l’étranger dans un pays où le coût du travail est faible (ex. cabinet Kalexius) (29). Le onshoring consiste à interroger une firme implantée en France dans une ville où les coûts de production sont moindres. C’est un dispositif qui donne à penser (30). Ce n’est pas le seul du reste (31).

Le marché des services juridiques alternatifs. Ce marché propose à toute entreprise intéressée la collaboration à temps plein d’un avocat dans ses propres locaux. Aucun mystère sur le sujet, c’est purement et simplement du détachement…d’avocats. Quant à l’inspiration, elle est toute trouvée. On la doit aux cabinets d’audit et de conseils aux entreprises. Business model que s’est contenté de dupliquer avec beaucoup d’ingéniosité un ancien cadre de chez CapGemini (32), leader dans l’outsourcing numérique.

Que penser définitivement de cette réécriture de l’histoire de l’art juridique que je viens de dépeindre à grands traits ? Je ne doute pas que l’auditoire saura m’aider à y voir plus clair. Ce qui paraît plus certain en revanche, c’est qu’en répondant aux défis du numérique, l’homme de l’art est ressorti augmenté.

B – L’homme de l’art augmenté

Exosquelette. La profusion des legal start-up et l’amplification de l’outsourcing ont très certainement contribué à augmenter l’homme et la femme de l’art. Cela étant, l’expertise d’un conseil juridique n’est absolument pas substituable. À titre personnel, je pense que le professionnel du droit formé dans une faculté de droit plusieurs années durant ne sera pas remplacé. Car le droit n’est pas une collection de règles éparses qu’il suffirait de transformer en 0 et en 1 pour, chose faite, se contenter d’ordonner à une machine de révéler, conseiller, voire juger. Il y a un travail de façon de la matière juridique et une part de mystère dans la réalisation du droit que seul l’homme de l’art rompu à l’exercice peut approcher justement et utilement. Cela étant, les blocs de règles juridiques sont désormais si nombreux et intriqués pendant que la masse de demandes de droit est devenue tellement importante et pressante que l’homme et la femme de l’art gagneront sans aucun doute à maîtriser les nouvelles machines et à pratiquer leurs puissants algorithmes. C’est en d’autres termes accepter de se doter d’un exosquelette.

Il a été rappelé qu’il existe deux formes d’innovation : « celle de continuité ou incrémentale, qui vise à améliorer un produit existant ou satisfaire sa clientèle, et celle de rupture dont l’objet est d’inventer un nouveau produit. C’est au fond la différence entre l’évolution et la révolution ; certaines entreprises (les traditionnelles) cherchent à faire mieux tandis que d’autres (les numériques) ambitionnent de faire différemment » (33). C’est au fond de destruction créatrice dont il est question (Shumpeter)… Une question demeure : To be or not to be a start-up nation : that is the question (34) ?

Notes :

* Article paru à la revue Dalloz IP/IT 2019.655 (JB)

(1) Voy, aussi, J.-B. Auby, Le droit administratif face aux défis du numérique, AJDA 2018. 835.

(2) Sur la marchéisation de la justice, L. Cadiet, L’accès à la justice, D. 2017. 522, n° 15 ; Ordre concurrentiel et justice, in L’ordre concurrentiel, Mélanges Antoine Pirovano, éd. Frison-Roche, 2004, p. 109.

(3) J. McGinnis & R. Pearce, The Great Disruption, The disruptive effect of machine intelligence will trigger the end of lawyer’s monopoly, Fordham Law Review, vol. 82, 2014, p. 3065, cités par F. G’Sell, Professions juridiques et judiciaires – impact des innovations de rupture sur le marché des services juridiques : l’OCDE s’interroge, JCP 2016. 445.

(4) B. Deffains, Loi Macron : faut-il opposer modèle professionnel et modèle concurrentiel ?, JCP N 2015. 150.

(5) J. Deffains, op. cit., n° 11.

(6) F. Douet, Fiscalité 2.0. – Fiscalité du numérique, 2e éd., LexisNexis, 2018, p. 1.

(7) N. Collin, Qu’est-ce qu’une « start-up nation » ?, L’Obs, chron., 2018.

(8) M. Blanchard, La révolution du marché du droit. Les nouveaux acteurs du droit, Cah. dr. entr. 5/2018, dossier 15.

(9) S. Smatt et L. Blanc, Les avocats doivent-ils craindre l’« ubérisation » du droit ?, JCP 2015. 1017. R. Amaro, L’ubérisation desprofessions du droit face à l’essor des legaltech, in Dossier L’ubérisation : l’appréhension par le droit d’un phénomène numérique, Dalloz IP/IT 2017. 161.

(10) A. Supiot, La Gouvernance par les nombres, Fayard, 2015.

(11) https://bit.ly/379kk9V.

(12) www.saisirprud’hommes.com et www.demanderjustice.com. Sur la notion, L. Vogel, Traité de droit économique, Droit de la concurrence, Droit français, t. 1, 2e éd., Bruylant, 2018, nos 538 s.

(13) L. Godefroy, Le code algorithmique au service du droit, D. 2018. 734.

(14) Loi n° 71-1130 du 31 déc. 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques, art. 54.

(15) Voy., par ex., www.litiges.fr ou www.demanderjustice.com.

(16) Cass. crim., 21 mars 2017, n° 16-82.437, inédit, D. 2018. 87, obs. T. Wickers ; D. avocats 2017. 148, obs. M. Bénichou ; Légipresse 2017. 175 et les obs. (confirmation Paris, ch. 5-12, 21 mars 2016).

(17) TGI Paris, 13 mars 2014, n° 13248000496, D. 2015. 35, obs. T. Wickers ; JCP 2014. 578, note C. Bléry et J.-P. Teboul.

(18) Dossier, Le droit saisi par les algorithmes, Dalloz IP/IT 2017. 494.

(19) Une discrimination passive consisterait à orienter le consommateur-justiciable vers un conseil juridique au vu du problème de droit formulé. C’est l’objet de quelques sites Internet, notamment de www.avocats.fr. Une discrimination active consisterait à proposer au consommateur-justiciable un comparateur de conseils juridiques au vu des expériences clients renseignées. V. sur cette dernière tentative, F. G’Sell, Les comparateurs d’avocats sont-ils illicites. De l’application de la déontologie de la profession d’avocat au-delà de la profession, JCP 2016. 4. Cmp. Les comparateurs d’avocats en ligne licites à condition de respecter le droit des consommateurs, JCP 2018. 1399, veille.

(20) B. Barraud, Avocats et magistrats à l’ère des algorithmes : modernisation ou gadgétisation de la justice ?, Revue pratique de laprospective et de l’innovation, oct. 2017, dossier 11, n° 4.

(21) F. Rouvière, Le raisonnement par algorithmes : le fantasme du juge-robot, RTD civ. 2018. 530.

(22) F. Barraud, préc.

(23) S. Chassagnard-Pinet, Les usages des algorithmes en droit : prédire ou dire le droit ?, Dalloz IP/IT 2017. 495. Y. Gaudemet, La justice à l’heure des algorithmes, RD publ. 2018. 651. A. Garapon, La legaltech : une chance ou une menace pour les professions du droit ?, LPA 18 sept. 2017, p. 4 (entretien).

(24) S.-M. Ferrié, Les algorithmes à l’épreuve du droit au procès équitable, Procédures 2018. Étude 4.

(25) L. Neuer, Avocatus numericus, modes d’emploi. Enquête. JCP 2017. 1079.

(26) N. Fricero, Plaidoyer pour un procès civil disruptif et pour une mutation anthropologique des acteurs judiciaires. À propos du rapportde l’Institut Montaigne « Justice : faites entrer le numérique », JCP 2017. 1305.

(27) OCDE, Protecting and promoting competition in response to disruptive innovations in legal services, DAF/COMP/WP2(2016)1, 9 mars 2016, § 13. Rapp. cité par M. Blanchard in La révolution du marché du droit. Les nouveaux acteurs du droit, préc. note 8.

(28) Sur la défense de la localisation de l’activité juridique dans le Grand Paris, H. Bouthinon-Dumas et B. Deffains, La place juridique deParis, D. 2019. 29.

(29) Le nearshoring est une variante qui consiste à délocaliser le traitement de la question dans un pays certes étranger mais qui est facilement accessible et qui entretient une proximité culturelle avec le donneur d’ordres.

(30) L. Carnerie, Legaltechs : les professions réglementées mettent en avant leurs avantages concurrentiels, Gaz. Pal. 10 juill. 2017, p. 5.

(31) A. Coignac, Externalisation des prestations juridiques et services juridiques alternatifs. Une réorganisation du marché. Enquête, JCP2017. 335.

(32) A. Coignac, préc. V., plus particulièrement, le témoignage de S. Lefer, fondateur d’Oxygen+.

(33) F. Luzzu, Le notaire 2.0 ou comment éviter l’ubérisation du notariat, JCP N 2015. 1195, spéc. n° 35).

(34) E. Macron, Salon VivaTech 2017, discours, https://bit.ly/356oQnP) !

La vente – Les choses susceptibles d’être vendues

La vente peut porter sur des biens corporels, immeubles ou meubles, d’espèce ou de genre. Elle peut porter également sur des biens incorporels. En dépit des réserves auxquelles invite le droit des biens, les créances, les parts sociales, les fonds de commerce, les clientèles, les droits peuvent être l’objet d’un contrat de vente.

Il faut préciser les attributs naturels (section 1) et juridiques (section 2) de la chose objet du contrat de vente.

Section 1.- Les attributs naturels de la chose objet du contrat

La vente n’est possible qu’autant que la chose existe (1) et qu’elle est identifiée (2).

1.- L’existence de la chose

La (relative) difficulté en la matière réside dans la question de savoir quel sort réserver aux ventes portant sur une chose qui n’existe plus (a) ou qui n’existe pas encore (b) ?

a.- La vente d’une chose périe

Est ici visée la chose qui n’existe plus au moment de la vente (la disparition après la vente doit être appréhendée au regard du transfert des risques qu’emporte le contrat de vente).

L’article 1601 c.civ. opère une distinction :

  • si la chose « était périe en totalité » avant même la vente, celle-ci est nulle. La règle doit être étendue à la disparition des qualités essentielles de la chose (voy. à propos de betteraves pourries par le gel : Cass. Req., 5 févr. 1906, DP 1907, I, 468). Plus que la vente de biens corporels, cette disposition est susceptible de toucher les créances cédées lorsque celles-ci sont éteintes ;
  • « si une partie seulement de la chose est périe, il est au choix de l’acquéreur d’abandonner la vente, ou de demander la partie conservée en faisant déterminer le prix par ventilation » (art. 1601, al. 2, c.civ.).

Ces dispositions ne semblent pas faire obstacle à un contrat de vente aléatoire dans lequel les parties, connaissant toutes deux l’aléa pesant sur la chose, ignorent néanmoins si celle-ci existe encore.

b.- La vente d’une chose future

« Les choses futures peuvent faire l’objet d’une obligation » disposait l’ancien article 1130 c.civ. tandis que l’article 1163 nouv. c.civ. dispose : « L’obligation a pour objet une prestation présente ou future ». Ce cas particulier est également bien connu en droit de la vente. On vend bien sans difficulté des immeubles à construire (art. 1601-1 c.civ). Ce n’est pas à dire que la loi ne prohibe pas ponctuellement de tels contrats. « La cession globale des œuvres futures est nulle » par exemple (art. L. 131-1, C. propr. intell. in Livre 1 – Le droit d’auteur). Et la loi d’aménager les conséquences de la vente si la chose devait ne jamais exister.

En ce dernier cas, il faut distinguer :

  • selon que le vendeur a garanti l’existence du bien : la vente est résolue et le vendeur engage sa responsabilité ;
  • selon que le contrat a été passé aux risques et périls de l’acheteur : ce dernier est alors tenu au paiement du prix.

2.- L’identification de la chose

« Il faut que l’obligation ait pour objet une chose au moins déterminée quant à son espèce. La quotité de la chose peut être incertaine, pourvu qu’elle puisse être déterminée » (art. 1129 anc. c.civ.). L’article 1163 nouv. c.civ. dispose désormais : La prestation, qui est l’objet de l’obligation, doit être possible et déterminée.

La vente d’un corps certain ne soulève pas de difficulté. La vente de choses de genre n’est possible que si celles-ci sont déterminées ou déterminables. La détermination, antérieure ou postérieure à la vente, peut avoir lieu « au poids, au compte, ou à la mesure » (art. 1585 c.civ.). La vente peut également avoir lieu « en bloc » (art. 1586 c.civ.). Le caractère déterminé ou déterminable des choses de genre ne restreint pas le domaine de la vente, mais joue un rôle essentiel quant à l’effet principal de celle-ci : le transfert de propriété (v. infra).

Section 2.- Les attributs juridiques de la chose objet du contrat

Les qualités juridiques que revêt la chose tiennent à elle-même (1) et à son lien avec celui qui la vend (2). Ces deux conditions sont posées successivement aux articles 1698 et 1699 du Code civil.

1.- Une chose « dans le commerce »

« Tout ce qui est dans le commerce, peut être vendu » (art. 1598 c.civ. ; comp. art. 1128 anc. c.civ. : Il n’y a que les choses qui sont dans le commerce qui puissent être l’objet des conventions).

Il sera fait remarquer que la commercialité de la chose est une condition de validité des contrats en général qui a été supprimée par la loi n° 2016-131 du 10 février 2016 qui a réformé le droit commun des contrats, le régime général et la preuve des obligations. Une raison a été avancée au soutien de cette suppression : le repli de l’extrapatrimonialité. En bref, il semblerait que le juge n’ait plus besoin d’un outil de mise hors jeu des conventions portant sur une chose hors patrimoine. L’argument donne à penser. Ce n’est pas parce que la pratique d’une règle est de moindre intensité que ladite règle a forcément perdu toute densité normative. Il n’est pas exclu du tout que, le moment venu, le champ de l’extrapatrimonialité ne croisse à nouveau. Auquel cas, l’ancien article 1128 c.civ. aurait été des plus utiles au juge soucieux de la police du contrat (ou à tout le moins d’une certaine police du contrat). Reste l’article 1598 c.civ. dont il faudra alors étendre le domaine d’application au prix d’une compréhension du participe « vendu » des moins strictes… Ou bien alors prier le législateur de déclarer par un texte spécial telle ou telle chose inaliénable, ce qui est des moins praticables et bien hypothétique. Pour mémoire : « L’office de la loi est de fixer, par de grandes vues, les maximes générales du droit : d’établir des principes féconds en conséquences, et non de descendre dans le détail des questions qui peuvent naître sur chaque matière. » Pourquoi cela ? Eh bien parce que « c’est au magistrat et au jurisconsulte, pénétrés de l’esprit général des lois, à en diriger l’application » (Portalis, Discours préliminaire, 21 janv. 1801).

Le plus souvent, l’inaliénabilité d’une chose est prévue par la loi (a), plus rarement par un contrat (b).

a.- L’inaliénabilité légale

L’inaliénabilité de certaines choses est motivée par la proctection de la personne et des droits personnels (a1), de l’ordre public (a2) et des droits patrimoniaux des tiers (a3). S’y ajoute l’inaliénabilité des biens relevant du droit public (a4).

a.1.- La protection de la personne et des droits personnels

Il s’agit de protéger le corps et les droits de la personne : la nullité découlant de l’inaliénabilité de la chose est absolue.

  • La protection du corps

Au premier rang des choses inaliénables figure « le corps humain, ses éléments et ses produits [qui] ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial » (art. 16-1, al. 3, c.civ.) ; « les conventions ayant pour effet de conférer une valeur patrimoniale au corps humain, à ses éléments ou ses produits sont nulles » (art. 16-5, c.civ.). À ce titre – et au titre également de l’article 16 c.civ. –, sont interdites les ventes d’enfants ainsi que les conventions de mère porteuse. Est nulle également la convention ayant pour objet la cession à titre onéreux d’un bout de peau tatoué (TGI Paris, 3 juin 1969, D. 1970, 136), comme le serait la vente d’un cadavre (Cass. 1ère civ., 16 oct. 2010, n° 09-67.456, Bull. civ. I, 174). Ces dispositions ne font pas obstacle au « don gratuit » d’éléments ou de produits du corps humain, dans des conditions variant selon les conséquences qui en résultent pour le donneur.

  • La protection des droits

Sont inaliénables les droits politiques (Cass. 1ère civ., 27 févr. 2013, n° 10-19.133) comme les attributs de la personne humaine, tel le nom patronymique lorsque le cessionnaire est une personne physique (Cass. com., 12 mars 1985, n° 84-17.163, Bull. civ. IV, 95). À la différence des clientèles commerciales – comprises dans le fonds de commerce qui, lui, peut être cédé –, les clientèles civiles furent longtemps exclues du commerce au prétexte qu’elles sont attachées à la personne même du praticien (médecin, avocat not.). La jurisprudence admettait en revanche la licéité des clauses de présentation par lesquelles le prédécesseur présentait la clientèle à son successeur. La jurisprudence a évolué et, quoiqu’une telle vente sans propriété paraisse curieuse, elle admet que « la cession de la clientèle médicale […] n’est pas illicite […], à la condition que soit sauvegardée la liberté de choix du patient » (Cass. 1ère civ., 7 nov. 2000, n° 98-17.731, Bull. civ. I, 283).

a.2.- La protection de l’ordre public

Les cessions de certaines choses dangereuses – de tous ordres – sont également nulles, sauf à être strictement réglementées (armes, drogues, explosifs, agents pathogènes…). Lorsqu’elle n’est pas spécialement prévue par la loi ou le règlement à raison de la nature même de ces choses, la mise hors commerce résulte d’une disposition générale du Code de la consommation (art. L. 423-4, al. 1er nouv. c.consom. / art. L. 221-1-4 anc.) ou d’une intervention du juge : « la vente est dépourvue d’objet lorsqu’elle porte sur des choses hors du commerce telles que des produits périmés » (Cass. com., 16 mai 2006, n° 04-19.785).

a.3.- La protection des droits des tiers

La nullité de la vente est parfois un moyen indirect de lutte contre des pratiques réprimées pénalement ; ainsi, « la marchandise contrefaite ne peut faire l’objet d’une vente » (Cass. com., 24 sept. 2003, n° 01-11.504, Bull. civ. IV, 147).

a.4.- Les biens relevant du droit public

Les biens relevant du domaine public sont naturellement placés hors commerce. En revanche, la question de savoir si le titulaire d’une autorisation octroyée par l’État est libre ou non de la céder à un tiers est plus délicate. Tout dépend en effet des raisons qui ont conduit l’autorité publique à délivrer l’autorisation :

  • si l’autorisation a été délivrée en fonction de la chose (un établissement de restauration, une voiture, une chaîne de télévision…), cette autorisation est transmissible à titre d’accessoire de la chose cédée ;
  • si l’autorisation a été délivrée en fonction de la personne qui la demandait, elle est incessible.

b.- L’inaliénabilité conventionnelle

L’inaliénabilité conventionnelle prive le propriétaire d’un attribut du droit de propriété (l’abusus) et caractérise, à ce titre, une atteinte à un droit fondamental. L’article 900-1 c.civ., qui régit les clauses d’inaliénabilité contenues dans les libéralités, ne peut être plus explicite : ces clauses « ne sont valables que si elles sont temporaires et justifiées par un intérêt sérieux et légitime ». Il y a vraisemblablement lieu d’élargir le principe, quelle que soit la nature de l’acte en cause (Cass. 1ère civ., 31 oct. 2007, n° 05-14.238, Bull. civ. I, 337). Lorsque la loi envisage de telles clauses, elle envisage également leur caractère temporaire (art. L. 227-13, c.com. : Les statuts de la société peuvent prévoir l’inaliénabilité des actions pour une durée n’excédant pas dix ans).

2.- Une chose appartenant au vendeur

Une personne ne peut transférer à autrui plus de droits qu’elle n’en a elle-même (Nemo plus juris ad alium transferre potest quam ipse habe).

Des difficultés émergent à raison du droit du vendeur sur la chose : sa propriété est parfois “partielle” (a) et parfois inexistante (b).

a.- La propriété “partielle” du vendeur

Le vendeur peut n’être que “partiellement” propriétaire de la chose, soit parce que des tiers disposent de droits concurrents de même nature sur la chose – c’est le cas de l’indivision (1) –, soit parce que le vendeur ne dispose sur elle que d’un démembrement de la propriété (2).

a.1.- L’indivision

Plusieurs personnes en indivision sont propriétaires d’un même bien. Les conditions dans lesquelles ce bien peut être cédé et celles dans lesquelles l’un des propriétaires indivis peut céder sa quote-part dans l’indivision sont différentes.

  • La cession du bien indivis

La cession du bien indivis exige le consentement unanime des indivisaires, sauf si :

le bien est un meuble et sa vente a pour finalité de payer les dettes et les charges de l’indivision (art. 815-3, 3° c.civ.) ;

la vente a été autorisée par décision de justice (art. 815-5-1, al. 1, c.civ.).

Dans ces deux derniers cas, il faut que les deux tiers des indivisaires se soient prononcés en ce sens.

La cession d’un bien indivis hors ces conditions n’est pas nulle, mais seulement inopposable aux autres indivisaires. Son efficacité est subordonnée au résultat du partage : si le bien vendu revient entre les mains du vendeur, la vente est parfaite ; à défaut, elle est caduque (Cass. 1ère civ., 9 mai 1978, n° 76-12.646, Bull. civ. I, 183).

  • La cession de la quote-part dans l’indivision

Née du droit des successions, l’indivision est marquée d’un fort intuitu personae. Si « nul ne peut être contraint à demeurer dans l’indivision » (art. 815 c.civ.) il convient de ne pas imposer à ceux qui demeurent dans l’indivision la présence inopportune d’un étranger : un droit de préemption leur est donc reconnu (art. 815-14 c.civ.).

a.2.- Le démembrement de propriété

L’usufruitier ou le nu-propriétaire ne peut céder davantage de droits qu’il n’en possède. Il en résulte que :

  • la cession de l’usufruit est possible (art. 595, al. 1er, c.civ.) sans que cette cession altère en rien l’étendue du droit d’usufruit. S’il est viager sur la tête du premier usufruitier, le décès de celui-ci, et non celui du cessionnaire, emportera sa disparition ;
  • la cession de la nue-propriété est également possible. Si elle intervient sans l’accord de l’usufruitier, elle « ne modifie pas le droit de ce dernier, qui continue à jouir de son usufruit sur le bien, s’il n’y a pas expressément renoncé » (art. 621 c.civ.).
  • Lorsque le démembrement de propriété intervient dans un contexte familial, il s’accompagne fréquemment d’une clause d’inaliénabilité : l’intuitu personae qui caractérise l’opération en constitue le motif légitime et le caractère viager de l’usufruit grevé établit le caractère temporaire de la clause (comp. Cass. 1re, 8 janv. 1975, n° 73-11.648, Bull. civ. I, 8).

b.- La propriété inexistante du vendeur

« La vente de la chose d’autrui est nulle : elle peut donner lieu à dommages-intérêts lorsque l’acheteur a ignoré que la chose fut à autrui » (art. 1599 c.civ.). Davantage que les effets de la règle (2), ce sont ses conditions d’application (1) qui appellent des précisions.

b.1.- Les conditions de la vente

L’article 1599 du Code civil ne vise que les hypothèses dans lesquelles le vendeur ne dispose d’aucun droit sur la chose.

Échappent donc à ces dispositions les situations dans lesquelles le vendeur, sans être propriétaire au moment de la vente du bien, a vocation à le devenir. Tel sera le cas toutes les fois que le transfert de propriété aura été repoussé le temps qu’une condition soit réalisée (au sens de l’article 1304 nouv. c.civ.). Dans le cas particulier, « la vente de la chose sur laquelle le vendeur ne possède qu’un droit conditionnel n’est pas la vente de la chose d’autrui, et […] elle est seulement soumise à la même condition que le droit du vendeur » (Cass. 3ème civ., 20 juin 1973, n° 72-12.719, Bull. civ. III, 433).

Il n’y a guère que lorsque le vendeur demeure libre d’entrer ou non en propriété du bien qu’il s’engage à revendre que la nullité doit être retenue, non sur le fondement de l’article 1599 du Code civil, mais sur la potestativité de la condition affectant la vente (Cass. 3ème civ., 13 oct. 1993, n° 91-15.424, Bull. civ. III, 121 // art. 1304-2 nouv. c.civ.).

b.2.- Les effets de la vente

Il convient de distinguer les effets de l’annulation de la vente de la chose d’autrui de l’attribution définitive du bien.

  • Le sort de la vente

La nullité de l’article 1599 du Code civil ne peut être invoquée que par l’acheteur, à l’exclusion du véritable propriétaire, tiers au contrat de vente (Cass. 3ème civ., 9 mars 2005, n° 03-14.916, Bull. civ. III, 63). L’action se prescrit par 5 ans. La nullité peut être couverte, soit que le propriétaire ratifie la vente, soit que le vendeur devienne propriétaire.

La nullité ne fait pas obstacle à l’indemnisation de l’acheteur qui ignorait que la vente portait sur la chose d’autrui (Cass. 3ème civ., 22 mai 1997, n° 95-17.480, Bull. civ. II, 114 // art. 1599 c.civ.).

  • Le sort du bien

Le bien demeuré entre les mains de son propriétaire ne pose aucune difficulté. Lorsque l’acquéreur en est devenu détenteur, il faut concilier les droits de ce dernier avec ceux du propriétaire.

Le propriétaire dispose d’une action en revendication, dont l’exercice est indifférent au prononcé éventuel de la nullité prévue à l’article 1599 du Code civil (Cass. 3ème civ., 22 mai 1997, préc.). A noter toutefois qu’en fait d’immeuble, l’acquéreur de bonne foi se prévaudra peut-être de la théorie de l’apparence s’il établit que le vendeur était le propriétaire apparent du bien (Cass. 1ère civ., 12 janv. 1988, n° 86-12.218, Bull. civ. I, 7).