Le financement de la sécurité sociale par les marchés financiers et la loi spéciale

Résumé.

Après que l’Assemblée nationale a voté la censure du Gouvernement, il est affirmé que les pouvoirs publics peuvent tout à fait se passer d’une loi de financement de la sécurité sociale. C’était mal connaître les modalités de financement de notre système de sécurité sociale et le rôle décisif des banques centrales et des marchés financiers.

Article.

Après que la responsabilité du Gouvernement sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2025 a été engagée le 04 décembre 2024 et que la motion de censure a été adoptée, nous avons renoué, pour la troisième fois depuis 1958, avec un government shutdown à la française, qui signale sinon un arrêt des activités gouvernementales à tout le moins un ralentissement net à la suite d’un désaccord sur le budget à l’exception des services dits essentiels à savoir, pour ce qui nous concerne, la sécurité sociale.

Pour prévenir l’aggravation de la crise politique et rassurer tout un chacun, les pouvoirs publics affirment qu’il n’y a pas lieu de s’alarmer, que les engagements contractés par les administrations de sécurité sociale seraient tenus, que les professionnels de santé seraient payés de leurs diligences, que les usagers seraient remboursés. Et d’ajouter que l’absence de LFSS n’est pas si problématique qu’on l’imagine dans la mesure où il s’agit techniquement moins de voter les recettes et les dépenses que leur hauteur probable et souhaitable. La précision est certes vraie. Seulement voilà les prestations de sécurité sociale ne peuvent être servies avec le produit des seules cotisations, impôts et taxes affectés ni les dépenses de fonctionnement assumées malgré l’ingénierie tout à fait remarquable qui a été inventée pour garantir au quotidien l’alimentation en trésorerie des organismes (art. D. 225-1 et s. css). Pour le dire autrement, le modèle de protection sociale que nous avons choisi ne peut se passer de tiers financeurs, à savoir les banques centrales et les opérateurs de marchés financiers (ni des organismes complémentaires d’assurance maladie qui seront mis à plus forte contribution encore sur la période). Or l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS), qui pilote la trésorerie des caisses (art. L. 225-1 css), ne peut se fournir en argent sur les marchés (au moyen de l’émission de dettes à terme) qu’avec l’autorisation du Parlement (art. LO 111-3-4, e et L. 139-3 css). Où l’on constate que prester ou payer à crédit complique passablement l’affaire dans le contexte.

Après qu’il a fallu s’assurer qu’un Gouvernement démissionnaire avait la capacité juridique de procéder (CE, avis, 9 déc. 2024, n° 409081, points 5 et 6)., une loi spéciale aux fins de continuation de la vie nationale et du fonctionnement régulier des services publics est adoptée en urgence (Ass. natio., 12 déc. 2024, rapport de Courson, n° 719). Pareille loi ne remplace certes pas le budget mais elle autorise la perception des impôts et des ressources publiques nécessaires au financement des dépenses publiques essentielles. En application de l’articles 47, alinéa 4 de la Constitution du 4 octobre 1958 et de l’article 45 de la LOLF, des organismes de sécurité sociale sont autorisés à « recourir à des ressources non permanentes dans la seule mesure nécessaire à la couverture de leurs besoins de trésorerie » (loi n° 2024-1188 du 20 déc. 2024 spéciale prévue par l’article 45 de la loi organique du 1er aout 2001 rel. aux lois de finances, art. 4. Loi faite à Mamoudzou où quand une crise chasse l’autre). Pour l’année 2025, et pour ce qui concerne l’ACOSS, le projet de loi de financement de la sécurité sociale fixe le plafond d’emprunts à 65 milliards d’euros (art. 13). A titre de comparaison, la loi de financement de la sécurité sociale pour 2024 avait plafonné l’encourt à 45 milliards d’euros (art. 35 de la loi n° 2023-1250 du 26 déc. 2023).

La « financiarisation » est le troisième levier d’abondement en argent des organismes, institutions et opérateurs de sécurité sociale avec le prélèvement de cotisations sociales et l’imposition. Ce n’est pas toujours bien su mais la France est l’un des premiers émetteurs mondiaux de titres financiers. C’est la raison pour laquelle il importe de rassurer les bailleurs de fonds, qui sont sensibles aux évaluations qui sont faites des risques contractés par la France (Moody’s, Standard and poor’s, Fitch) et à la volonté politique de contenir la dette publique dans laquelle la dette des administrations de sécurité pèse près de 10 %. Bailleurs tout à fait avisés du patrimoine économique national, qui se monte tout de même à plus de 18 600 milliards d’euros (https://www.insee.fr/fr/statistiques/8305990).

L’abondement en argent des organismes de sécurité sociale et des organismes partenaires (900 en tout) est quotidien car la thésaurisation des caisses prestataires est proscrite (art. D. 225-1 et D. 225-2-1, al. 2 c. sécu. soc.). C’est par voie de conséquence une préoccupation qui oblige. S’il arrivait que la résilience de l’assureur public des risques et charges de l’existence était prise en défaut, que la garantie des travailleurs et de leurs familles, souscrite le 04 octobre 1945 par l’Etat, devait être défaillante, que les employeurs n’étaient plus accompagnés dans leurs efforts de développement économique, la confiance serait rompue et la paix sociale vacillante. Il importe donc aux femmes et hommes en responsabilité de trouver les fonds en toute circonstance (aux meilleures conditions) peu important que l’environnement soit incertain, que les risques pleuvent tous azimuts : risques géopolitiques du fait de l’augmentation des conflits ; risques économiques du fait de l’inflation ; risques financiers du fait de la variation des taux d’intérêt et du stress des opérateurs et des marchés.

Il faut se rendre compte que l’ACOSS a la responsabilité de plus de 2.500 milliards d’euros de flux annuels, de 750 millions d’opérations réalisés par un pool bancaires constitué de 20 partenaires. Charge pour chacun des partenaires concernés d’assurer la couverture des risques : prévention du défaut de liquidités et de la défaillance des systèmes d’information financiers. Un enjeu : sécuriser la trésorerie quelques semaines durant. Où l’on comprend alors combien le transfert du gros de la dette, qui a été accumulée, vers la CADES est également pensé pour améliorer ladite trésorerie.

L’on pense assez souvent que la Caisse d’amortissement de la caisse sociale fonctionnerait à la manière d’un compte en banque sur lequel les éléments d’actif et de passif enregistrés se compenseraient simplement. Seulement voilà le produit de la contribution au remboursement de la dette sociale, qui est affecté à la caisse nationale est très insuffisant pour couvrir l’encours de dette. Aux instruments de financement de la dette (que sont notamment les obligations), il faut alors ajouter les instruments de placements financiers dont les rendements ont précisément pour objet l’extinction de la dette sociale. Au résultat, La CADES a désormais amorti 258 milliards d’euros sur les 396 milliards d’euros repris depuis sa création en 1996, soit les deux tiers de la dette sociale qui lui a été transférée.

En résumé, aussi importante que soit la dette sociale, qui a été accumulée (276,6 milliards d’euros / 2024T1), elle n’est structurellement pas un empêchement rédhibitoire car elle tient pour une bonne part à des considérations très conjoncturelles et qu’en tout état de cause les pouvoirs publics ont les moyens de l’amortir, à tout les moins les ont-ils encore.

(Article publié in l’Argus de l’assurance, janv. 2025)

Civ. 2, 27 févr. 2025, n° 22-21.800 et n° 22-17.970 : Protection universelle maladie, cotisations subsidiaires et contrôle de constitutionnalité/conventionnalité

Résumé.

La protection universelle maladie a déconnecté le rapport fondamental qui a été fait en 1945 entre le paiement de cotisations et le droit à prestations. Dit autrement : l’usager du système de santé a droit depuis le 1er janvier 2016 aux prestations en nature quand bien même aucune cotisation de sécurité sociale n’a été payée : solidarité nationale oblige. Quant à ceux qui n’ont certes aucun revenu du travail mais qui touchent des revenus du patrimoine, il leur est demandé de fournir un effort notable. La Cour de cassation est précisément saisie de la conformité de ce dernier aux droits et libertés que la Constitution et la Convention de sauvegarde des droits de l’homme garantissent.

Commentaire.

En l’espèce (pourvoi n° 22-21.800), une Urssaf adresse à un cotisant un appel à cotisations subsidiaires au titre de la protection universelle maladie. Une demande en annulation de l’appel de cotisations et de restitution de l’indu est formulée. Le cotisant conteste devant le juge de la sécurité sociale les modalités de fixation de ladite cotisation en ce que les textes appliqués dans le cas particulier ne seraient pas conforment aux droits et libertés que la Constitution et la Convention de sauvegarde des droits de l’homme garantissent.

Successivement saisies, la cour d’appel d’Orléans et la Cour de cassation ne suivent pas le requérant dans ses conclusions.

Depuis que la protection universelle maladie a été inventée (loi n° 2015-1702 du 21 déc. 2015), toutes les personnes résidant sur le territoire de manière stable et régulière (notion définie à l’article D. 160-2 css), et peu important qu’elles travaillent ou non, ont droit à la prise en charge des frais de santé (art. L. 160-1, al. 1 css ensemble L. 111-1, al. 2 css). Qu’on comprenne bien : l’usager du système de santé est titulaire de droits à prestations en nature (tandis qu’il n’est pas ayants droit du tout) quand bien même aucune cotisation de sécurité sociale n’aura été payée faute d’emploi ou bien faute de rémunérations significatives. C’est là une illustration parmi les plus remarquables du principe de solidarité nationale, qui est proclamé à la toute première ligne du Code de la sécurité sociale (art. L. 111-1, al. 1er).

Cela étant, et pour palier tout effet d’aubaine, le législateur dispose que les personnes éligibles à la protection universelle maladie sont néanmoins redevables d’une cotisation annuelle pour le cas où, nonobstant l’absence de rémunération, l’usager tire des revenus du patrimoine au sens de l’article L. 380-2 du code de la sécurité sociale (revenus fonciers, de capitaux mobiliers, de plus-values et bénéfices divers et éléments de train de vie). De ce point de vue, et la Cour de cassation le dit franchement (point n° 25), la cotisation constitue, pour les personnes qui en sont redevables, des versements obligatoires constituant la contrepartie légale du bénéfice des prestations en nature qui leur sont servies conformément à l’article L. 160-1 du code de la sécurité sociale.

Le requérant reproche aux pouvoirs publics de ne pas avoir plafonné le montant de la cotisation, qui est assise sur les revenus du patrimoine et, partant, d’avoir porté une atteinte disproportionnée à sa situation financière. Au soutien de thèse, sont convoqués le droit constitutionnel et le droit conventionnel…en vain. La critique méritait pourtant bien d’être formulée tant est bien floue la définition du rapport raisonnable de proportionnalité entre les droits et obligations respectifs des usagers du systèmes de santé concernés par le paiement de la cotisation subsidiaire.

Aux termes des textes applicables à la cause, en l’occurrence les articles L. 380-2 et D. 380-1 du code de la sécurité sociale, les personnes qui sont dépourvues de tout revenu du travail ou bien qui ont un revenu d’activité inférieur au seuil fixé règlementairement sont redevables d’une cotisation qui est assise sur l’ensemble de leurs revenus du patrimoine, laquelle n’a été plafonnée que bien après l’invention de la protection universelle maladie et la cotisation subsidiaire (1er janvier 2019) tandis que les cotisations de sécurité sociale prélevées aux fins de financement de la branche maladie de tous les autres cotisants sont nécessairement limitées par le montant des revenus professionnels. Où l’on constate que l’assiette de la cotisation subsidiaire (c’est-à-dire les valeurs qui sont prises en compte pour réaliser le calcul) des premiers était autrement plus large que celle de droit commun des seconds. Il y avait donc bien une différence de traitement ou pour le dire autrement une discrimination (la problématique est semblable dans le second arrêt recensé – pourvoi n° 22-17.970, 6ème moyen de cassation, points nos 26 et s.).

Le Conseil constitutionnel, auquel a été déféré l’article L. 380-1 du code de la sécurité sociale, a déclaré conforme la disposition litigieuse aux droits et libertés que la Constitution garantit sous réserve que les taux et modalités fixés par voie réglementaire ne soient pas constitutifs d’une rupture caractérisée d’égalité mais sans plus ample précision (décision n° 2018-735 QPC du 27 septembre 2018, cons. n° 19). En bref : aussi fâcheuse que puisse être la rupture d’égalité, il faut encore qu’elle soit caractérisée pour espérer que le dispositif critiqué soit mis à l’écart. Dans ces conditions, le contentieux devant un juge a quo était inévitable.

La thèse du requérant est intéressante, qui soutient que dans la mesure où il aura fallu plusieurs mois aux pouvoirs publics pour se conformer à la décision du Conseil constitutionnel, plafonner la cotisation subsidiaire et contenir par voie de conséquence la rupture d’égalité, il n’est dès lors redevable d’aucune cotisation entre la date de l’entrée en vigueur de loi de financement de la sécurité sociale pour 2016 et celle de l’article D. 380-1 du code de la sécurité sociale, à savoir le 1er janvier 2019 (en application de la loi n° 2018-1203 du 22 déc. 2018).

L’argument ne convainc pourtant pas. La Cour de cassation et le Conseil d’Etat considèrent (avec la Cour d’appel d’Orléans et l’Urssaf Centre val de Loire) qu’il était suffisant pour le pouvoir réglementaire de définir les modalités de calcul de la cotisation dans des conditions qui n’entrainent pas de rupture caractérisée d’égalité devant les charges publiques (CE, 10 juill. 2019, n° 417919 – 29 juill. 2020, n° 430326) ; que c’est précisément l’objet des mécanismes d’abattement d’assiette et de limitation de l’assiette aux revenus du patrimoine dépassant un plafond fixé à 25 % du plafond annuel de la sécurité sociale qui atténuent la différence de traitement entre les assurés sociaux.

Dans le cas particulier, la Cour de cassation considère que la discrimination qui subsiste poursuit un but légitime et qu’au vu de ce dernier les moyens employés sont raisonnables (au sens du droit conventionnel – not. en ce sens : CEDH, 13 nov. 2007, Dh et autres c. République tchèque, n° 57325/00, § 175). Et la deuxième chambre civile dans un second arrêt rendu le même jour de considérer à propos de la cotisation subsidiaire que si elle prive le cotisant d’un élément de sa propriété, à savoir les sommes qui doivent être versées et qui sont recouvrées par les Urssaf, l’ingérence est pleinement justifiée au regard du second alinéa de l’article 1er du protocole additionnel n° 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (qui garantit le droit à la propriété) en ce que l’Etat est fondé à réglementer l’usage des biens pour assurer le paiement des impôts et d’autres contributions (pourvoi n° 22-17.907, points nos 17 et 18. A noter que cette dernière décision doit encore retenir l’attention en raison du doute du requérant quant à la légalité de la transmission par l’administration fiscale de données à caractère personnel aux organismes chargés du recouvrement. V. les points nos 5 et s. spécialement analysés par Vincent Roulet).

Qu’on soit convaincu ou non par les décisions rendues en l’espèce, c’est égal ; il faut bien voir que le débat sur la signification de la réserve du Conseil constitutionnel peut se poursuivre à l’infini (M. Troper, Dictionnaire de la culture juridique, v° Interprétation ; J. Bourdoiseau, L’interprétation, https://aurelienbamde.com/2019/05/06/linterpretation). La Cour de cassation en a d’ailleurs pleinement conscience, qui s’applique à justifier le rejet du pourvoi tout en laissant subsister deux régimes juridiques distincts (2016-2019 / 2019-…). A-t-elle réussi à convaincre, rien n’est moins certain. On reconnaîtra toutefois qu’il aurait été bien décevant qu’elle se contentât de viser l’article L. 111-2-1, I, al. 2 du code de la sécurité sociale qui dispose en substance que si chacun profite selon ses besoins, chacun contribue aussi selon ses moyens au financement de la protection contre le risque maladie.

(Article publié in Dalloz actualité mars 2025)

Civ. 2, 27 févr. 2025, n° 23-18.038 : Contentieux de la sécurité sociale – jonction d’instance et indépendance rapports caisse-employeur-victime

Résumé.

Le principe directeur d’indépendance des rapports caisse-employeur-victime et les principes directeurs du procès supposent de bien séparer les chefs de critique. Il est acquis en jurisprudence que l’employeur qui se défend d’avoir commis une faute inexcusable (rapport employeur-salarié) n’est pas recevable à exciper le caractère inopposable de la décision de prise en charge par la caisse de l’accident, de la maladie ou de la rechute au titre de la législation professionnelle (rapport caisse-employeur). La jonction des demandes formulées par l’employeur puis par le salarié (substitué par le FIVA) n’y change rien.

Commentaire.

En l’espèce, une caisse primaire d’assurance maladie prend en charge une affection au titre de la législation professionnelle. L’employeur conteste le caractère professionnel de la maladie contractée par le salarié. La saisine de la commission de recours amiable est vaine ; l’analyse de la caisse est confirmée. Une juridiction de sécurité sociale est saisie afin que la décision de prise en charge de la maladie par la branche AT/MP soit jugée inopposable. En parallèle, le Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante, qui est subrogé dans les droits du salarié-victime qui a été indemnisé, saisit à son tour le juge de la sécurité sociale aux fins de reconnaissance du caractère inexcusable de la faute commise par l’employeur. La caisse intervient à l’instance (art. 331 cpc ensemble art. L. 376-1 et L. 455-2, al. 3 css).

L’enjeu est important pour chacune des parties à la cause. L’employeur entend vraisemblablement échapper à la majoration de son taux brut de cotisations. L’arrêt ne renseigne certes pas formellement cet aspect de l’affaire. Disons toutefois que si l’employeur avait relevé d’une tarification collective du risque, qui le dispense de ladite majoration, le coût environné de l’action en justice aurait pu le dissuader d’introduire une action en justice. L’intéressé entend également (peut-être surtout) échapper au remboursement de toutes les prestations sociales servies en contemplation de la faute inexcusable qu’il aurait prétendument commise (art. L. 452-2, al. 6 css). Il faut bien voir que si l’employeur n’est pas assuré, le poids de la dette de remboursement des tiers payeurs est de nature à le mettre en grande difficulté financière. La caisse cherche pour sa part à être remboursée de ses débours (art. L. 376-1 css). Quant au FIVA, qui conteste devoir être le débiteur final de la réparation, l’action en justice a précisément pour objet son remboursement à due concurrence des sommes versées (art. 53, VI de la loi n° 2000-1257 du 23 déc. 2000)

L’affaire de ce point de vue est plutôt banale. Elle prend un tour autrement plus intéressant après que, dans un souci de bonne administration de justice (ou pas dans le cas particulier), le tribunal ordonne la jonction des deux affaires (art. 367 cpc). La question est alors posée de savoir si ladite jonction est de nature à faire disparaître le caractère distinct des procédures.

De concert, les juges du fond répondent par l’affirmative et décident que « si en défense à une action en reconnaissance de la faute inexcusable l’employeur peut soutenir que le caractère professionnel de la maladie professionnelle ou de l’accident du travail n’est pas établi, il n’est pas recevable à contester, aux fins d’inopposabilité, la prise en charge par la caisse, au titre de la législation professionnelle. Et la Cour d’appel d’Amiens de considérer qu’ « il convient dès lors de confirmer le jugement déféré par substitution de motifs, et de débouter l’employeur de la demande d’inopposabilité de la décision de prise en charge du sinistre par la caisse primaire d’assurance maladie, cependant que la société exposante justifiait que cette contestation avait été introduite par voie d’action ».

L’arrêt rendu par la Cour d’appel d’Amiens est cassé au visa des articles L. 452-1, R. 142-1 et R. 441-14 du code de la sécurité sociale et 4 du code de procédure civile.

La question a partie liée avec ce qu’on appelle le principe directeur d’indépendance des rapports caisse-employeur-victime (v. not. J. Bourdoiseau, AT/MP : relations triangulaires, indépendances des rapports, imputation des coûts et tarification, Bulletin Joly travail, déc. 2024). Aux termes dudit principe, les rapports entretenus par la caisse avec la victime sont exclusifs de ceux noués avec l’employeur (Cass. soc., 31 mai 1989, n° 87-17.499 – Cass. 2e civ., 7 nov. 2019, n° 18-19.764, JCP S 2019.1364, note M. Courtois d’Arcollières et M.-A. Godefroy). En bref, ce n’est pas parce que la caisse a conclu au caractère professionnel de l’accident qui a été déclaré que le compte employeur sera nécessairement majoré (pour le cas où naturellement il aurait vocation à l’être). Pour le dire d’une autre manière, il n’y a aucune identité de sort. En résumé, un accident peut être professionnel au stade de sa reconnaissance mais pas à celui de sa réparation (M. Keim-Bagot, Voyage au pays de l’absurde : des conséquences de l’indépendance des rapports employeur-caisse-salarié, Bull. Joly travail, janv. 23, p. 41). Et inversement, pourrait-on ajouter. On considère que le principe sous étude est la traduction en droit substantiel de la protection sociale d’un principe fondamental tiré du droit de la procédure civile, à savoir qu’une décision de justice ne pouvant lier que ceux qui y ont été partie (art. 1351 c.civ.), le salarié ne saurait souffrir les suites du combat qu’a décidé de mener l’employeur avec la caisse et/ou le juge de la sécurité sociale.

Il se pourrait que cette dernière considération ait convaincu les juges de fond d’interdire à l’employeur de contester le caractère opposable de la décision administrative prise par la caisse.

Seulement voilà : jamais le salarié-victime n’aurait été préjudicié si d’aventure les juges avaient conclu au caractère inopposable de la décision de la caisse. Le droit de la sécurité sociale est en ce sens. Qu’on comprenne bien : la décision du juge déclarant inopposable à l’employeur la décision de prise en charge de la caisse n’aurait pas nécessairement eu pour effet de paralyser la reconnaissance du caractère possiblement inexcusable de la faute commise. C’est que le rapport caisse-employeur (premier chef de critique) est indépendant du rapport employeur-victime (second chef de critique).

C’est ce que dit la Cour de cassation de manière aussi explicite que pédagogique : « La décision prise par la caisse (…) est sans incidence sur l’action en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur » (point n° 4). Et la deuxième Chambre civile d’ajouter : « réciproquement, l’exercice par la victime de l’action en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur est sans incidence sur la recevabilité du recours aux fins d’inopposabilité de la décision de prise en charge, au titre de la législation professionnelle, de l’accident, de la maladie ou de la rechute » (point n° 5). Où l’on constate au passage que la Cour de cassation entend que la règle s’applique non seulement pour le cas où la prise en charge d’une maladie fait débat (ce qui était le cas en l’espèce) mais également pour le cas où il se serait agi d’un accident ou bien d’une rechute.

Au résultat, si l’employeur a gain de cause relativement premier chef de critique (inopposabilité de la décision de prise en charge du risque au titre du livre IV du code de la sécurité sociale), il ne souffre aucune conséquence pécuniaire. Quant à la victime, elle reste lotie tandis que la caisse n’est pas remboursée de ses débours. Si en revanche l’employeur échoue à convaincre le juge, alors son taux de cotisation a vocation à être majoré. Relativement au second chef de critique, de deux choses l’une : soit le caractère inexcusable de la faute commise est déclaré et l’employeur est tenu de rembourser les prestations sociales majorées qui ont été servies, soit les conditions de l’article L. 452-1 du code de la sécurité sociale ne sont pas remplies et l’affaire en reste là.

L’erreur des juges du fond a consisté à étendre le domaine d’application d’une jurisprudence bien connue au cas particulier né de la jonction d’instances. Car il existe bien une règle qui interdit à l’employeur, qui se défend d’avoir commis une faute inexcusable, de contester, aux fins d’inopposabilité, la prise en charge par la caisse d’un accident, d’une maladie ou d’une rechute au titre de la législation sur les risques professionnelles. Mais cette dernière règle a été dégagée pour interdire à l’employeur qui est en procès avec son salarié de débattre d’une question qui ne regarde que l’intéressé et la caisse de sécurité sociale (Civ. 2, 09 juill. 2020, n° 18-26.782, F-P+B+I).

Le principe directeur de l’indépendance des rapports protège le salarié victime en ce qu’il lui garantit le paiement de revenus de remplacement peu important qu’au terme d’un recours il soit décidé réflexion faite que la prise en charge par la branche AT/MP n’était pas dû. C’est ce que les juges du fond semblent ne pas avoir saisis.

(Article publié in Responsabilité civile et assurance mars 2025)

Civ. 2, 30 janv. 2025, n° 22-18.333 : Assiette des cotisations de sécurité sociale et exclusion des sommes à caractère indemnitaire liées à la rupture du contrat de travail

Résumé.

La Cour de cassation complète le régime légal des indemnités de rupture du contrat de travail et renoue avec une jurisprudence favorable au salarié qui reçoit une somme d’argent en réparation des préjudices subis. Toutes les fois que l’indemnité versée en exécution de la transaction ayant mis fin au litige ne constitue pas un élément de rémunération dû à l’occasion du licenciement du salarié, il est fait interdiction à l’employeur de l’inclure dans l’assiette des cotisations de sécurité sociale quand bien même le législateur fiscal ne l’aurait pas expressément visé au nombre des indemnités exonérées d’impôt partant de cotisation.

Commentaire.

En l’espèce, après qu’il a été mis fin à la relation de travail, une transaction est conclue aux termes de laquelle l’employeur s’engage à verser au salarié une certaine somme à titre d’indemnité compensatoire. L’entièreté de la dette n’est pas payée comme convenu. L’employeur considère qu’il lui importe de retenir une fraction de l’indemnité transactionnelle au titre des cotisations de sécurité sociale. Le salarié fait délivrer un commandement aux fins de saisie-vente pour obtenir paiement de la somme retenue par son employeur. Ce dernier saisit un juge de l’exécution afin d’obtenir la mainlevée de la mesure.

Le salarié reproche à l’employeur d’avoir inclus une fraction des sommes dues au nombre des valeurs de référence qui servent au calcul des cotisations de sécurité sociale et, partant, d’avoir réduit à due proportion la somme convenue alors qu’elle était de nature indemnitaire.

Le contentieux trouve sa source dans l’intrication des règles fiscales et sociales qui définissent l’assiette des cotisations et, plus particulièrement, dans l’article L. 242-1, II du code de la sécurité sociale, qui liste une série d’exclusions… Le 7° de l’article dispose en ce sens : « par dérogation au I, sont exclus de l’assiette des cotisations de sécurité sociale (…), dans la limite de deux fois le montant annuel du plafond défini à l’article L. 241-3 du présent code, les indemnités versées à l’occasion de la rupture du contrat de travail (…) mentionnées à l’article 80 ter du code général des impôts qui ne sont pas imposables en application de l’article 80 duodecies du même code » (…) (v. égal. pour le régime agricole le renvoi à cette disposition de l’article L. 741-10 c. rur.).

La lecture de cette dernière disposition fiscale déplace d’un cran le problème social et invite l’employeur à vérifier si l’indemnité transactionnelle accordée dans le cas particulier entre ou non dans la catégorie juridique des rémunérations qui ne sont pas imposables. On rappellera que l’article 80 duodecies CGI dispose dans son premier alinéa que « toute indemnité versée à l’occasion de la rupture du contrat de travail constitue une rémunération imposable » ; que c’est par exception qu’une série d’indemnités est exclue de l’assiette fiscale et, par voie de conséquence, de l’assiette sociale. Dit autrement : si l’indemnité litigieuse n’est pas listée aucune exonération fiscale n’est accordée. L’employeur est donc tenu d’inclure le montant représentatif dans l’assiette des cotisations de sécurité sociale dans la limite définie par l’article L. 242-1 c. sécu. soc. Le texte directeur de l’article L. 242-1 c. sécu. soc., qui renvoie aux marqueurs d’extension de l’article L. 136-1-1 c. sécu. soc., dirige l’interprétation de la loi : au vu de la quantité de prestations sociales à servir, l’assiette des cotisations de sécurité sociale doit être la plus large qui soit. Les exonérations, qui sapent l’assiette, ne sauraient être que d’interprétation stricte. C’est très précisément la conclusion à laquelle l’employeur est arrivé. Et c’est très étonnamment que la Cour de cassation censure son analyse, à tout le moins de prime abord.

Dans cette affaire, la Cour de cassation, après la cour d’appel de Rennes, renoue avec une jurisprudence qui avait été déjouée par le législateur en 1999. Dans un arrêt rendu le 28 oct. 1987 (n° 84-13.704), la chambre sociale de la Cour de cassation décide en substance que l’indemnité transactionnelle versée au salarié à l’occasion de la rupture de son contrat de travail est exclue de l’assiette des cotisations de sécurité sociale toutes les fois qu’elle a le caractère de dommages-intérêts. Et la Cour régulatrice de laisser aux juges du fond un pouvoir souverain d’appréciation relativement à la qualification de l’indemnité litigieuse et, par voie de conséquence, relativement à la définition des valeurs de référence qui servent au calcul des cotisations de sécurité sociale (Civ. 2, 21 juin 2018, n° 17-19.773, publié au bulletin), peu important donc la qualification donnée par les parties à la transaction (Soc., 11 juill. 1991, n° 89-11.440 ; Civ. 2, 16 nov. 2004, n° 03-30.364).

Et puis le législateur a introduit un régime social (loi n° 99-1140 du 29 déc. 1999 de financement de la sécurité sociale pour 2000) et un régime fiscal (loi n° 99-1172 du 30 déc. 1999 de finances pour 2000) spécifiques, qui « calque », pour reprendre l’expression d’un auteur, l’assiette sociale sur l’assiette fiscale (P. Morvan, Droit de la protection sociale, 11e éd., LexisNexis, 2023, n° 574). Ces régimes sont sous étude. L’indemnité litigieuse n’étant pas de celles expressément visées par la loi fiscale au nombre de celles éligibles à une exonération (v. égal. en ce sens : BOI-RSA-CHAMP-20-40-10-20, 28 juill. 2020. www.bofip.impots.gouv.fr), il n’importait désormais plus que l’indemnité litigieuse compense une perte de rémunération ou bien qu’elle répare un préjudice d’une autre nature (CE, 14 juin, n° 365253, rec. Lebon).

Après que cette réforme est entrée en vigueur, l’occasion a été donnée à la Cour de cassation de prolonger la jurisprudence précitée. Dans deux arrêts rendus le même jour, la deuxième chambre civile considère que les sommes versées au salarié lors de la rupture du contrat autres que les indemnités exonérées en vertu de l’article L. 242-1, II, 7° c. sécu. soc. sont comprises dans l’assiette des rémunérations « à moins que l’employeur rapporte la preuve qu’elles concourent, pour tout ou partie de leur montant, à l’indemnisation d’un préjudice » (Civ. 2, 15 mars 2018, n° 17-10.325 et n° 17-11.336 publiés au bulletin). Ce faisant, le texte de loi était grossi d’une nouvelle cause d’exonération.

En l’espèce, la Cour de cassation continue sa construction prétorienne et complète le régime fiscal et social des indemnités de rupture prescrit par le législateur en ces termes : « n’entrent pas dans le champ d’application de l’article L. 242-1, II, 7°, précité, les sommes qui, bien qu’allouées à l’occasion de la rupture du contrat de travail, ont pour objet d’indemniser un préjudice, même si ces sommes ne sont pas au nombre de celles limitativement énumérées à l’article 80 duodecies du code général des impôts ».

Dans le cas particulier, la Cour de cassation, qui reprend à son compte l’arrêt de la cour d’appel de Rennes, note qu’il ressort du protocole transactionnel que la somme allouée au salarié avait pour objet de réparer notamment des chefs de préjudices moraux et professionnels. La nature indemnitaire étant attestée en ce sens que le salarié n’a touché aucune contrepartie du travail accompli (Civ. 2, 12 nov. 2020, n° 18-12.816) mais a reçu une somme en compensation des dommages subis, il n’appartenait pas à l’employeur de faire application de l’article L. 242-1, II, 7° c. sécu. soc. La demande de mainlevée du commandement aux fins de saisie-vente formulée par l’employeur ne pouvait aboutir par voie de conséquence.

La solution pourrait donner à penser que la Cour de cassation aurait pris quelques libertés avec l’économie générale des dispositions applicables au litige. Il pourrait être répliqué que la restauration par équivalent du salarié victime dans la situation dans laquelle il se serait retrouvé si le dommage n’avait pas eu lieu n’est en principe pas soumise à l’impôt sur le revenu. La règle est bien établie depuis 1986 à tout le moins pour ce qui concerne les dommages et intérêts attribués à un particulier par une décision judiciaire en réparation d’un préjudice corporel (Réponse écrite du ministre de l’économie, des finances et du budget à une question posée par un député datée du 25 nov. 1985, JOAN, 17 févr. 1986, p. 616). Partant, et parce que l’assiette sociale est calquée sur l’assiette fiscale, on pourrait tirer argument que cette indemnité compensatoire n’étant pas soumise à l’impôt sur le revenu, elle n’a pas à donner lieu au versement de cotisation de sécurité sociale. Reste que, dans le cas particulier, l’indemnité transactionnelle ne répare pas à proprement parler un chef de préjudice corporel. On restera donc pour le moins dubitatif relativement à l’augmentation par le juge de la liste des cas légaux d’exonération.

Il importera donc aux parties à la transaction de bien expliciter l’objet des sommes allouées à titre indemnitaire (de grossir éventuellement la somme convenue du montant des cotisations de sécurité sociale afférentes) sans quoi le pouvoir sera donné aux autorités de contrôle et juridictionnelles de procéder.

(Article publié in Dalloz actualité févr. 2025)

Civ. 2, 30 janv. 2025, n° 22-19.660 : Expatriation et couverture de la faute inexcusable de l’employeur

Résumé

La Caisse des Français de l’étranger n’est pas une caisse de sécurité sociale comme les autres. Pour preuve, si un salarié expatrié est victime de la faute inexcusable de son employeur, qui a participé à la maladie dont il est atteint, alors la CFE n’a pas à faire l’avance des indemnités majorée. En bref, le salarié privé de toute solidarité de métier se retrouve à devoir supporter seul les dépenses afférentes aux suites de la maladies professionnelles et possiblement à la sauvegarde de sa dignité. Il aura fallu deux décisions rendues par la Cour de cassation dans la même affaire pour imposer la solution à la Cour d’appel de Rennes entrée en opposition frontale avec la cour régulatrice.

Commentaire.

En l’espèce, un salarié déclare une maladie qui renseigne une exposition à l’amiante dont le caractère professionnel est reconnu par la caisse de sécurité sociale. Il introduit dans la foulée une action en reconnaissance du caractère inexcusable de la faute commise par son employeur. Dans le cas particulier, la victime est un salarié expatrié, qui a souscrit une assurance volontaire (au sens de l’article L. 762-8 c. sécu. soc.) « accident du travail et maladies professionnelles » auprès de la Caisse des Français de l’étranger (CFE). C’est la variable de complication de l’affaire.

Comprenons bien : le salarié concerné n’étant plus soumis à la législation française de sécurité sociale (en application du principe de territorialité de l’article L. 111-2-2 c. sécu. soc.), l’intéressé était tout à fait libre de contracter avec l’assureur privé ou public de son choix pour autant qu’il satisfasse naturellement les conditions fixées au contrat projeté ou bien les dispositions légales édictées par le pays d’accueil aux fins de couverture du risque professionnel. Dans le cas particulier, le salarié préfère exercer la faculté qui lui est offerte de s’assurer volontairement contre les risques professionnels auprès de la CFE (art. L. 762-2 c. sécu. soc.). I

Le différend, qui a nécessité que la Cour de cassation se prononce à deux reprises dans cette affaire, est né du refus de la CFE de faire l’avance des indemnités majorées en raison de la faute inexcusable de l’employeur, ce qui est pourtant une obligation qui pèse sur les caisses primaires d’assurance maladie ( L. 452-2, al. 6 c. sécu. soc.) et les mutualités sociales agricoles (art. L. 452-2, al. 6 c. sécu. soc. sur renvoi de l’art. L. 751-7 c. rur.).

La question est donc posée de savoir au fond si la CFE est une caisse de sécurité sociale comme les autres ou pas ?

Saisie, la Cour d’appel de Rennes répond dans un premier arrêt par l’affirmative (9e ch., 26 sept. 2018). Et de conclure par voie de conséquence à l’obligation faite à la CFE de payer la majoration due tout en privant en revanche cette dernière de son droit à récupérer le capital représentatif auprès de l’employeur. Qu’on ne se méprenne pas : la Cour d’appel de Rennes ne prive pas discrétionnairement la CFE d’un droit subjectif au remboursement. L’infraction à l’article L. 452-2, al. 6 c. sécu. soc. aurait été bien trop frontale. Non, il s’avère simplement (ou pas) que les règles qui fixent l’organisation et le fonctionnement de la CFE, qui sont renfermées dans un titre IV du Livre VII « Régime divers – dispositions diverses » du Code de la sécurité sociale, n’accorde aucune subrogation légale à la caisse. Dans la mesure où, il ne saurait y avoir de paiement par subrogation sans texte (art. 1346 c.civ.), et que manifestement aucune subrogation conventionnelle n’a été stipulée, la Cour d’appel de Rennes semble articuler convenablement le régime d’indemnisation des risques professionnels, les règles spéciales de couverture des salariés expatriés victimes d’une maladie et les principes directeurs du droit civil des obligations.

Dans un arrêt rendu le 16 juillet 2000 (n° 18-24.942), la Cour de cassation n’est pourtant pas de cet avis, qui casse une première fois l’arrêt au visa de l’article au visa des articles L. 762-1 et L. 762-8 c. sécu. soc. en ce que si l’assurance volontaire qui a été souscrite donne droit à l’ensemble des prestations prévues par le livre IV, c’est à l’exclusion de l’indemnisation des conséquences de la faute inexcusable de l’employeur. Et la deuxième Chambre civile de se réunir en formation de section et d’ordonner qu’une large diffusion soit donnée à sa décision (FS-P+B+I). Désignée en qualité de cour de renvoi, la Cour d’appel de Rennes s’obstine pourtant dans son analyse et entre en voie de résistance manifeste (CA Rennes (9e ch., 1er juin 2022).

C’est la raison pour laquelle – fait suffisamment rare pour être souligné – la Cour de cassation tranche définitivement le litige et ne renvoie pas une seconde fois l’affaire pour qu’il soit jugé au fond. Au vu de la situation particulière, la deuxième Chambre civile aurait peut-être gagné à enrichir sa décision et ne pas se contenter ou presque de reproduire mot à mot le chapeau intérieur. L’exercice tenant trop sûrement de la gageure, l’arrêt est promis au rapport annuel. L’occasion sera donc donnée de revenir sur le cas particulier.

C’est que le raisonnement de la victime tiré d’une application par analogie des textes applicables aux caisses primaires d’assurance maladie et mutualités sociales agricoles, qui a convaincu la Cour d’appel de Rennes, était assez séduisant. Un article D. 461-24 c. sécu. soc. dispose en effet : « conformément aux dispositions du deuxième alinéa de l’article L. 431-1 et des articles L. 432-1 et L. 461-1, la charge des prestations, indemnités et rentes incombe à la caisse d’assurance maladie ou à l’organisation spéciale de sécurité sociale à laquelle la victime est affiliée (…) » tandis qu’un second texte – l’article L. 762-8, alinéa 2 du code de la sécurité sociale – dispose que « l’assurance volontaire accidents du travail et maladies professionnelles donne droit à l’ensemble des prestations prévues par le livre IV ». L’application cumulée semblait fonder la condamnation de la CFE à faire l’avance des indemnités majorée (pendant que les textes relevés plus haut semblaient bien la priver de toute subrogation).

Mais c’est une autre combinaison qui a été choisie, qui tient compte de l’économie générale de la Caisse des Français de l’étranger, qui a été possiblement omise au nombre des variables qu’il s’agissait d’articuler, ou dont la considération a été jugée moins déterminante que le triste sort réservé au salarié concerné en l’espèce.

A la différence d’une caisse primaire d’assurance maladie ou bien d’une mutualité sociale agricole, la CFE est gestionnaire d’une assurance volontairement contractée par le salarié expatrié, qui est seul tenu au paiement de la dette de cotisation à l’exclusion de l’employeur par voie de conséquence. Que ce dernier décide spontanément de payer la dette du salarié (Soc., 27 nov. 2013, n° 12-23.603, inédit) ou bien qu’une convention collective l’y contraigne (Soc., 19 sept. 2007, n° 05-41.156, inédit – 26 juin 2013, n° 12-13.046, inédit), cela n’a pas pour effet de lier juridiquement la CFE et l’employeur. La solution serait du reste la même si le salarié ne disposait pas de la totalité des ressources nécessaires pour acquitter sa cotisation et que la CFE décidait de prendre en charge le reliquat sur son budget de l’action sanitaire et sociale (art. L. 762-6-5, al. 1 c. sécu. soc.. V. par ex. arr. du 21 déc. 2018 fixant le niveau de prise en charge des cotisations par le budget de l’action sanitaire et sociale de la Caisse des Français de l’étranger pour la troisième catégorie de cotisants : soit 1/3 de la cotisation).

En bref, il n’appartient donc pas à la caisse de couvrir le risque accident ou maladie aggravé par la faute inexcusable de l’employeur, risque qui n’est pas entré dans le champ contractuel. Et si aucune subrogation légale n’a été accordée à la CFE, c’est très précisément parce que cette dernière ne paie pas la dette de l’employeur mais la sienne propre née de la conclusion du contrat d’assurance.

Ceci étant dit, et le commentaire ne devrait pas plus convaincre la Cour d’appel de Rennes que la décision sous étude : le caractère sui generis de la CFE tourne au préjudice du salarié, qui est la partie faible au contrat qu’il s’agit pourtant de protéger. En pratique, c’est bien le salarié qui va supporter le risque d’opposition de son employeur voire le risque d’insolvabilité. La Cour de cassation, qui complète ici sa décision au regard du premier arrêt, indique que le salarié « dispose (…) du droit d’agir à l’encontre de son employeur, sur le fondement du droit commun de la responsabilité civile contractuelle, pour obtenir la réparation des préjudices causés par le manquement de ce dernier à son obligation de sécurité » (point n° 9). Pour le dire autrement : c’est donc sur ses derniers propres qu’un salarié victime d’une exposition à l’amiante devra supporter les suites de la faute inexcusable de son employeur tant qu’un accord n’aura pas été trouvé ou bien une décision passée en force de chose jugée n’aura pas été rendue.

Cette situation n’est pas du tout conforme au droit des risques professionnels. Non seulement, le salarié victime d’une maladie professionnelle, en situation de fragilité relative du fait de l’expatriation, n’est pas traité à l’identique de ses collègues relativement aux risques professionnels, qui doit faire l’avance des fonds nécessaires à la sauvegarde de sa dignité, mais il peut en outre se retrouver en situation de transiger tandis qu’il n’est pas dans une position égale en termes de puissance avec son co-contractant, le tout en violation de l’article. L. 482-4, al. 1 c. sécu. soc. qui dispose que « toute convention contraire au présent livre (IV) est nulle de plein droit ».

La CFE est en capacité de garantir le salarié contre sa propre difficulté financière au stade de la conclusion du contrat. Pour quelle raison ne serait-elle pas en capacité de le garantir contre l’insolvabilité du tiers responsable au jour de l’exécution du contrat d’assurance ? A ces questions, il sera répondu que la CFE n’en a tout simplement pas les moyens car le régime, qui doit être équilibré en recettes et dépenses (art. R. 766-57 c. sécu. soc.) est abondé en argent grâce aux seules cotisations payées par les adhérents salariés (art. R. 766-58 c. sécu. soc.), exception faite d’une subvention annuelle qui contribue au financement du budget de l’action sanitaire et sociale art. R. 766-58-1 c. sécu. soc. Admettons. Au fond, s’il est une raison à cette solution sévère pour le salarié, elle n’est pas exclusivement d’ordre technique. Pour paraphraser une formule usitée par le Conseil constitutionnel, il s’avère que la Cour de cassation ne dispose (très vraisemblablement) pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement (J. Bourdoiseau, L’évolution de la responsabilité de l’entreprise dans la survenance du risque professionnel d’une dette d’argent de l’employeur à une créance de réparation du salarié ? Dr. social févr. 2025.178). Charge revient donc au législateur tout à fait informé à présent de remettre ou pas l’ouvrage sur le métier.

(Article publié in Dalloz actualité févr. 2025)

L’évolution de la responsabilité de l’entreprise dans la survenance du risque professionnel d’une dette d’argent de l’employeur à une créance de réparation du salarié ?

1. Position dogmatique. En comparaison avec le droit civil de la réparation du dommage corporel, qui a été façonné tout au long du XXe siècle pour garantir aux victimes une réparation intégrale des atteintes subies – que le professeur Lambert Faivre a présenté dans des termes choisis : « L’évolution de la responsabilité civile d’une dette de responsabilité à une créance de réparation »[1] -, le droit social de la réparation forfaitaire des risques professionnels n’aura pour ainsi dire pas varié sur la période. Exception faite de quelques corrections techniques, l’exorbitance de ce dernier régime aura résisté à tous les vents progressistes. Il aura été dit que la réparation des atteintes souffertes par le corps laborieux ne saurait jamais être intégrale tandis que, et par comparaison, il n’est pour ainsi dire aucune autre victime dont la réparation des atteintes à l’intégrité physique n’est pas guidée par le principe directeur de l’équivalence entre le dommage subi et les chefs de préjudices indemnisés[2].

2. Corrections paramétriques. Depuis que le Conseil constitutionnel a autorisé que tous les dommages corporels subis consécutivement à une faute inexcusable de l’employeur soient réparés intégralement par le truchement de l’action en indemnisation complémentaire de l’article L. 452-3 du Code de la sécurité sociale, à la condition qu’ils n’aient pas été couverts par le livre 4[3], le champ des possibles a semblé s’ouvrir. L’applicabilité des règles de droit civil favorables aux victimes a paru facilitée, la réforme du régime juridique sous étude par capillarité sérieusement envisageable et l’évolution de la responsabilité de l’entreprise dans la survenance du risque professionnel d’une dette d’argent de l’employeur à une créance de réparation du salarié en passe d’être acquise. Un arrêt d’assemblée plénière rendu en janvier 2023 par la Cour de cassation a donné à penser que l’hypothèse de travail était des plus sérieuses[4]. Autorisant la victime à demander l’indemnisation du déficit fonctionnel permanent nonobstant le service d’une rente AT, la Cour augmentait un peu plus encore la liste des chefs de préjudices indemnisables.

Après que deux juridictions du fond sont entrées en voie de dissidence[5], la rente d’accident du travail a fini par être regardée par la cour régulatrice comme ayant pour objet exclusif de compenser, sur une base forfaitaire, les préjudices subis par la victime dans sa vie professionnelle en conséquence de l’accident, c’est-à-dire ses pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité[6]. Pour le dire autrement, la rente, qui répare chef de préjudice patrimonial, ne répare pas (ou plus) l’incapacité physiologique, les souffrances endurées post consolidation ni les troubles dans les conditions d’existence, qui sont des composantes du déficit fonctionnel[7].

Au final, la restriction du droit subjectif à réparation des salariés victimes d’une faute qualifiée de l’employeur est de moindre intensité[8]. La solution nouvelle s’inscrit dans le sillage de la décision du Conseil constitutionnel précitée. Elle est parfaitement conforme aux règles qui organisent le recours des tiers payeurs dont la Cour de cassation faisait litière jusqu’alors. Depuis, et en toute logique, sont affectées pareillement : les pensions d’invalidité des salariés[9] comme celles des travailleurs indépendants[10], les pensions de retraite[11], les rentes viagères d’invalidité[12] et plus généralement toutes les prestations dont les modalités de calcul ne prennent en compte aucun facteur personnel[13].

Où l’on peut faire remarquer que, sous couvert d’une correction plutôt paramétrique de la matière (sans préjudice de son importance pour les personnes concernées naturellement), c’est possiblement tout le système de couverture des risques professionnels dont l’économie générale serait sur le point de basculer.

3. Incidences systémiques. L’extension par le Conseil constitutionnel de la liste des chefs de préjudices intégralement réparables et la réduction de l’assiette du recours des organismes de sécurité sociale ont pour effet d’augmenter le coût moyen des sinistres supportés par le ou les assureurs du risque professionnel, à savoir : la caisse ou la mutualité sociale agricole (prise en qualité d’assureur public de première intention) et l’organisme d’assurance privé (pris en qualité de débiteur final de la réparation) auprès duquel l’employeur aura possiblement cherché à couvrir en tout ou partie les conséquences financières d’une faute inexcusable[14].

Pour le dire autrement, et parce que le droit et l’économie de l’assurance commandent que des provisions techniques prudentielles soient établies[15], la réparation intégrale de tous les chefs de préjudices contraint (à tout le moins en théorie) les assureurs à majorer les cotisations des employeurs aux fins de financement de la couverture du risque aggravé.

Tandis qu’on imaginait assez la réaction farouche des souscripteurs employeurs et inversement l’approbation appuyée des salariés assurés, ces derniers joignirent leurs voix aux premiers pour critiquer l’amélioration continuée de leur propre sort par la Cour de cassation. Aux termes de l’accord national interprofessionnel du 15 mai 2023 relatif aux accidents du travail et des maladies professionnelles, les partenaires sociaux appellent le législateur à prendre toutes les mesures nécessaires pour revenir en arrière et garantir que la nature duale de la rente AT/ MP ne soit pas (ou plus) remise en cause. Comprenons bien : l’exhortation est le fait des organisations d’employeurs et des organisations syndicales de salariés.

Pour l’heure, la jurisprudence de la Cour de cassation est toujours de droit positif. Les travaux préparatoires des lois de financement de la sécurité sociale pour 2024 et 2025 renfermaient pourtant des amendements abrogatifs. Qu’il ne s’agisse pas du bon véhicule législatif ou bien encore que la séquence politique n’ait pas été la plus propice à la correction, la question reviendra sur le devant de la scène lorsque le temps de la transposition de l’accord sera venu.

4. Plan. Cette résistance farouche des parties prenantes signale un trouble manifeste dans les esprits. Il se pourrait fort que les partenaires sociaux aient craint qu’en succombant à la tentation de la réparation intégrale de tous les risques professionnels, ce qui est une expérience de pensée des plus stimulantes (1), c’est tout le régime de compensation qui encourait un risque à son tour : celui de la commutation ou, pour le dire autrement, de la substitution par le droit commun. A l’analyse, et à l’aune d’un principe de réalité (2), la résistance ne surprend pas outre mesure. Simplement celle qui a été choisie par les partenaires sociaux aurait pour effet (réflexe en quelque sorte) de dégrader la prise en charge actuelle des victimes d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle[16]. Tandis que la Cour de cassation a avancé d’une case le dispositif sur le grand échiquier de la réparation intégrale, le législateur est prié de reculer de deux. Une position à mi-chemin pourrait être esquissée, qui serait de nature, à l’aune des lignes de force qui ont été dessinées en droit civil de la réparation, à satisfaire les intérêts légitimes mais contradictoires des employeurs et des salariés tout en préservant l’économie générale de la branche et du système d’indemnisation des risques professionnels.

I.- Expérience de pensée

Une expérience de pensée est une hypothèse conçue pour explorer des idées, des concepts ou des principes. La question est posée dans le cas particulier de savoir si l’on peut succomber à la tentation de la réparation intégrale (A) sans nécessairement provoquer la commutation du système d’indemnisation des risques professionnels (B).

A.- Succomber à la tentation de la réparation intégrale ?

5. Comparaison. Les règles qui prescrivent les modalités de la réparation des risques professionnels n’autorisent pas la victime à exiger ni de l’assureur public ni de l’employeur la restitutio in integrum. Les exceptions sont suffisamment rares pour renseigner la solidité du principe[17]. Et les défenseurs de la réparation intégrale du dommage corporel de dénoncer en conséquence la rupture franche d’égalité des victimes devant la loi. Si l’on se place à la toute fin du XXe siècle, la différence de traitement est nette. Cent années de pratique du droit civil ou administratif de la responsabilité attestent la levée de la quasi-totalité des obstacles à la réparation (intégrale) du dommage corporel[18] tandis que, et sur la même période, le régime exorbitant de droit social n’a pas varié. Si l’on déplace à présent de quelques degrés le point d’observation et qu’on observe les régimes sous étude à la toute fin du XIXe siècle, la rupture d’égalité affecte cette fois-ci les victimes de droit commun, qui sont tenues de rapporter la preuve d’une faute objectivement anormale et subjectivement imputable au défendeur. A ce jour, et nonobstant l’objectivation remarquable de la faute, la charge de la preuve supportées par ces dernières constitue encore un obstacle à l’action en responsabilité civile. En bref, le droit interne comparé renseigne que le singulier sied plutôt mal à la rupture d’égalité. Mais il y a bien plus troublant dans le cas particulier, qui prête autrement plus le flanc à la critique : la constance.

6. Constance. Tandis que l’atteinte à l’intégrité corporelle était élevée en summa injuria mettant en question la paix sociale[19], qu’elle commandait d’audacieuses corrections du droit civil aux fins d’implication d’un débiteur de dommages-intérêts solvable puis l’invention d’un service public de la réparation des dommages corporels de masse[20], les victimes d’un risque professionnel, meurtries à leur corps défendant, ont été priées de se contenter de quelques revenus de remplacement forfaitaires[21] et chefs de préjudices limitativement énumérés.

Au résultat, le droit de la réparation du dommage corporel est devenu une sorte de Janus bifront : levée du gros des obstacles à la réparation intégrale des chefs de préjudices corporels dans un cas (droit civil) ; échafaudage de maints empêchements dans l’autre (droit social).

Rien n’y fait : aucun rapport, aucune proposition de loi, aucun article de doctrine défendant la nécessité de réparer intégralement les risques professionnels ne trouve grâce aux yeux du législateur. Aussi bien l’extrême pusillanimité des juges en charge du contentieux des accidents du travail et des maladies professionnelles est-elle entendable. C’est que, pour paraphraser une formule usitée par le Conseil constitutionnel, la Cour de cassation ne dispose (très vraisemblablement) pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement. Preuve en est sa résistance farouche à l’extension du domaine d’application du principe de la réparation intégrale du dommage corporel en la matière.

7. Résistance. Une fois encore, le positionnement de la cour régulatrice force le respect. Résister à l’observance d’un principe d’application générale tant du droit civil que du droit administratif de la responsabilité, pratiqué par la quasi-totalité de tous les droits européens[22] renseigne la volonté ferme de ne pas déjouer les prescriptions du législateur ni affecter, en cédant à la tentation de renouer avec le principe de la réparation intégrale du dommage corporel, l’économie générale du régime d’indemnisation des risques professionnels.

Cela étant, à défaut de droit idéalement juste, du moins faut-il que le droit imparfait dont on dispose soit le même pour tous (Ph. Jestaz). Or, en la matière, le droit de la réparation des risques professionnels est loin de tout à fait satisfaire le principe d’égalité de traitement entre les salariés concernés par une atteinte à l’intégrité physique.

8. Cohérence ? Le scandale de l’amiante a contraint le législateur à écrire dans l’urgence un régime de réparation idoine. Aux termes des règles applicables, non seulement les salariés qui ont inhalés des poussières mortifères sont mieux loties que toutes les victimes d’un risque professionnel mais l’indemnisation susceptible d’être allouée est exorbitante du droit civil de la réparation. En ce sens, il a été inventé une catégorie de travailleurs victimes dont le dommage corporel est réparé plus qu’intégralement que toutes les autres[23]. Pour sa part, la Cour de cassation a refusé des années durant aux travailleurs de l’amiante, ayant eu l’infortune de ne pas être employés dans l’un des établissements de l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998[24], tout droit subjectif à la réparation tandis que les « élus » jouissaient en revanche d’une présomption irréfragable de préjudice[25]. Comprenons bien : niant tout intérêt juridiquement protégé aux salariés en situation concrète de sous-traitance, la Cour n’accorda pas le droit à ces derniers de rapporter la preuve du caractère anxiogène et préjudiciable de l’exposition[26]. Et lorsqu’elle finit par être convaincue qu’une telle discrimination ne pouvait raisonnablement prospérer plus longtemps, il fut alors posé des conditions des plus strictes à l’action en réparation[27].

Où l’on constate que le droit des accidents du travail et des maladies professionnels (et la remarque vaut pour tout système juridique) est un ensemble de règles techniques intriquées, qui forment un tout cohérent tant en droit qu’en économie, inventé pour résoudre des problématiques complexes et arbitrer des intérêts divergents. Ceci pour dire qu’une institution juridique n’est certainement pas une vulgaire collection de règles disparates[28]. Succomber à la tentation et écarter au profit de tout un chacun la réparation forfaitaire ne saurait donc se résumer à une banale modification de type paramétrique : c’est bien plutôt de nature à entraîner la commutation de tout le système d’indemnisation des risques professionnels.

B.- Commuter le système d’indemnisation des risques professionnels

9. Risque. La commutation du système est un risque qu’il faut avoir à l’esprit. Les régimes juridiques, qui consacrent une équivalence quantitative entre le préjudice subi et la réparation octroyée, exigent de la victime qu’elle rapporte les faits nécessaires au succès de ses prétentions, à savoir un fait causal préjudiciable à tout le moins. Le régime d’indemnisation des victimes de l’amiante n’échappe pas à la règle[29]. Non seulement, le fait du défendeur doit être prouvé mais il importe encore que, nonobstant le tort qui a été causé, la victime rapporte au surplus la preuve de quelques conséquences patrimoniales et/ou extrapatrimoniales. Pour le dire autrement et à hauteur de principe : pas de présomption de fait générateur ni de présomption de préjudice. Quant au défendeur, une fois sa responsabilité déclarée, il est autorisé à exciper la faute exonératoire de la victime pour échapper à la dette de dommages-intérêts.

Il n’y a rien de tout cela en droit de la sécurité sociale, qui ne renoue avec une logique de type responsabiliste et accusatoire que très accessoirement, à tout le moins est-ce l’économie générale du livre 4, qui fait des concessions réciproquement consenties par l’employeur et la victime la clef de voûte.

Dans ces conditions, la question peut être posée de savoir si la restitutio in integrum en droit social de la réparation peut être substituée sans entraîner aucune perturbation dans un système juridique de couverture des risques professionnels vieux de 127 années[30].

10. Perturbation(s) ? Etendre le domaine d’application de la réparation intégrale, sans aucune autre modification des règles sous étude, singulariserait de façon tout à fait remarquable le régime d’indemnisation des victimes d’accidents du travail et des maladies professionnelles. Tandis qu’à ce jour, le rétablissement aussi exact que possible de l’équilibre détruit par le dommage fait figure en quelque sorte de signifiant, que le principe guide le salarié victime dans sa demande de justice (augmentée) – le contentieux de la faute inexcusable qui majore notablement le contingent de dommages-intérêts l’atteste –, voilà que, à front renversé, cette correction remarquable du droit social de la réparation pourrait inspirer les victimes de droit commun dans leur quête d’assouplissement des règles du droit civil de la responsabilité. Le nombre de systèmes de résolution des différends n’est pas indéfini. Quant à ceux qui sont de droit positif, ils ne sauraient être absolument étanches. L’hypothèse de travail n’est donc pas incongrue, qui supposerait naturellement de longues années de dispute entre toutes les parties intéressées dans les prétoires et les assemblées car substituer le simple fait causal à la faute n’est pas une mince affaire[31].

Mais il est une autre hypothèse de perturbation plus saisissable à court terme. Elle réside dans un risque de rigidification du système d’indemnisation des AT/MP. La réparation des affections psychiques au travail pourrait se révéler être à cet égard un terrain d’observation instructif.

11. Expérimentation. L’Assurance maladie – risques professionnels renseigne depuis plusieurs années à présent une croissance tout à fait significative de la prise en charge par la branche des affections psychiques liées au travail[32]. Un rapport daté d’une dizaine d’années déjà révélait que les troubles psychosociaux pris en charge au titre des accidents du travail étaient vingt fois plus élevés[33] que les maladies dont l’origine professionnelle a été reconnue sur le fondement de l’article L. 452-3, alinéa 7 du code de la sécurité sociale. L’indemnisation de ces troubles, qui ne cessent de croître[34], objective le caractère pathogène de la relation de travail. Elle interroge aussi les modalités de leur constatation.

L’assurance maladie relève que les revenus de remplacement sont accordés sur la seule foi du certificat médical initial rédigé par un médecin (traitant, spécialiste ou urgentiste). Au vu des conditions d’exercice des professionnels de santé, qui se sont nettement dégradées, il est douteux qu’une consultation médicale standard, qui dure une quinzaine de minutes en moyenne selon un rapport de la Dress[35], soit de nature à autoriser le praticien à se prononcer sur l’imputabilité des troubles renseignés au travail et à juger de l’intrication des prédispositions éventuelles de la victime et/ou d’un état antérieur. Le glissement notionnel en droit est alors subreptice. Une dépression, un trouble anxieux ou un état de stress fait aussitôt présumer l’existence de chefs de préjudices corporels imputables à l’entreprise, déclenche le paiement de revenus de remplacement par la caisse et rend justiciable l’employeur par voie de conséquence d’une action en reconnaissance du caractère inexcusable de sa faute aux fins de majoration de la couverture assurantielle.

12. Perception. L’observance des règles juridiques est aussi affaire de perception. Il suffit que l’une des parties concernées par la survenance du risque professionnel ne soit plus convaincue du caractère réciproque des concessions pour que le système se raidisse et que le combat soit entamé ou plutôt aggravé pour être plus précis. Dans un tel cas de figure, les contestations n’auront alors de cesse de croître non plus seulement dans le chef du salarié victime, dont la demande d’amélioration de sa condition est entendable, mais également dans celui de l’employeur possiblement mal assuré, qui cherchera à échapper en toute ou partie à la dette. Quant aux coûts environnés de la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles, il est à craindre qu’ils ne se démultiplient. Aussi est-on vite rattrapé par un principe de réalité.

II.- Principe de réalité

Le principe de réalité fait dire que les conditions d’une réparation intégrale ne sont pas encore réunies, qu’il est plus raisonnable pour l’heure de résister à la tentation (A). Il ne s’agit toutefois pas de se résigner à un constat d’impuissance. Le droit est fait d’outils techniques qui sont de nature à corriger le système d’indemnisation des risques professionnels (B).

A.- Résister à la tentation de la réparation intégrale

13. Système. Les règles qui forment le droit de la sécurité sociale sont ordonnées de telle sorte que le règlement amiable des suites du risques professionnel soit préféré au contentieux. Dans un tel système juridique, les concessions réciproques consenties par les parties sont la clef de voûte. Et ce n’est que lorsqu’il est jugé par le salarié pour l’essentiel (ou le législateur)[36] que le risque est nécessairement survenu par la faute qualifiée de l’employeur qu’il est alors substitué une logique de type responsabiliste mais sui generis. La réparation forfaitaire est justement améliorée dans le chef de la victime tandis que la contribution tarifaire est utilement majorée dans le chef de l’employeur (à tout le moins théoriquement)[37] : remboursement des prestations services par la caisse ou par la mutualité sociale agricole, abondement de la branche en cotisations supplémentaires du fait de la réalisation du risque[38], incitation à la mise en place de mesure préventive aux fins de ristournes (entre autres contreparties). Où l’on constate que ces dernières utilités, censés prêter à autrement plus de conséquences pour la communauté que les quelques chefs de préjudices corporels surnuméraires indemnisés, attestent l’attention fixée du législateur bien plutôt sur la dette de l’employeur que sur la créance du salarié.

C’est une attention qui s’est inscrite des années durant en opposition radicale avec les évolutions que le droit civil de la responsabilité a connues, qui ont consisté pour la Cour de cassation à corriger chacun des régimes particuliers pour garantir à la victime d’un dommage corporel une créance de réparation et pour le législateur à inventer des dispositifs spéciaux d’indemnisation des victimes de dommages corporels de masse. Depuis que le Conseil constitutionnel a conditionné la conformité de l’article L. 452-3 du Code de la sécurité sociale à la réparation intégrale de très nombreux chefs de préjudices corporels, il se pourrait que les facteurs soient en passe d’être inversés. Et le travail continué tout récemment par la Cour de cassation pour améliorer la créance de réparation de la victime y participe grandement.

Le conditionnel reste pourtant de mise. Aussitôt après que la Cour de cassation s’est employée à modifier la définition de la rente, augmentant par voie de conséquence le contingent de dommages-intérêts que la victime peut espérer obtenir, les organisations professionnelles d’employeurs et de salariés ont dit à l’unanimité leur franche opposition à la jurisprudence arrêtée en assemblée plénière[39] et leur volonté de maintenir un système spécifique qui répond à différentes exigences, qui dépassent largement les seuls intérêts de la victime, et participent de l’économie générale de la branche.

14. Branche. Le Conseil constitutionnel considère en ce sens que la réparation forfaitaire de la perte de salaire ou de l’incapacité, l’exclusion de certains préjudices et l’impossibilité, pour la victime ou ses ayants droit, d’agir contre l’employeur, n’instituent pas des restrictions disproportionnées par rapport aux objectifs d’intérêt général poursuivis, à savoir : l’automaticité, la rapidité et la sécurité de la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles[40] ; des qualités qui sont garanties par l’intervention de l’assureur public obligatoire pour le compte de qui il appartiendra, dont la capacité à couvrir le sinistre est exclusivement financée par les employeurs (art. L. 241-5 c. sécu. soc.).

Les tableaux d’équilibre, qui figurent en tête des lois de financement de la sécurité sociale, donnent à penser que la branche AT/MP est bénéficiaire et que, par voie de conséquence, il n’est pas déraisonnable de substituer la réparation intégrale des AT/MP à la compensation forfaitaire de principe. Et de soutenir au surplus (la nature assurantielle de la branche y invite volontiers) que la réalisation d’un sinistre obligeant l’employeur concerné à majorer sa contribution en raison des prestations sociales versées pour son compte, les empêchements échafaudés à ladite réparation sont douteux.

Il importe toutefois de faire remarquer, d’une part, qu’en raison du reversement forfaitaire à la branche maladie et de compensations diverses[41], les bénéfices de la branche AT/MP sont loin d’avoir l’ampleur qu’on imagine et, d’autre part, que la tarification des accidents du travail et des maladies professionnelles n’a pas la vertu qu’on lui prête[42]. « Les modalités de calcul du taux de cotisation mutualisent (en effet) trop fortement les sinistres entre les entreprises et annihilent en conséquence l’effet de prévention » [43]. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, et c’est un effet critiquable de la tarification collective, le risque professionnel survenu dans une entreprise de moins de 20 salariés n’entraîne pas mécaniquement une hausse des cotisations sociales patronales[44].

Dans un tel contexte, où la proportionnalité de la cotisation n’est pas appliquée nonobstant l’aggravation du risque (ce qui n’est pas conforme à la technique de l’assurance), la majoration de la couverture du risque est difficilement envisageable.

Dit autrement, la réparation intégrale de tous les chefs de préjudices corporels (sans distinction) subis par le travailleur victime devrait pouvoir être envisagée sous un autre jour, une fois le système d’indemnisation des accidents du travail et des maladies professionnelles corrigé.

B.- Corriger le système d’indemnisation des risques professionnels

15. Assurances. Depuis que système d’indemnisation des risques professionnels a été complété par le juge constitutionnel et qu’il a été amélioré dans la foulée par le juge de cassation, la condition du salarié victime a été très nettement améliorée. Pousser encore d’un cran l’étendue de la réparation pour satisfaire les aspirations légitimes des travailleurs et répondre à ce qui a été présenté comme une exigence fondamentale de justice[45] suppose de bien avoir à l’esprit que les assouplissements du droit civil de la responsabilité, qui ont été commandés par le principe de réparation intégrale du dommage corporel, n’ont été rendus possibles qu’avec le perfectionnement des techniques de l’assurance et de la réassurance ainsi que par l’extension du domaine d’application de l’obligation d’assurance de dommages[46]. Sans ce dernier amortissement, la règle aurait été un « enfer de sévérité » pour l’auteur du dommage[47] plus particulièrement encore lorsqu’une réparation intégrale est ordonnée en raison de la responsabilité de plein droit du défendeur.

Ceci rappelé, et par comparaison avec le droit civil de la réparation, qui sert de modèle de référence, l’économie générale du droit social de la réparation des risques professionnels est à présent bien plus aboutie qu’on ne pourrait le penser. Tandis que le législateur a décidé en 1898 que la réparation des dommages causés sans faute de l’employeur serait forfaitaire, les juges ont décidé plus de 110 années plus tard que la réparation des dommages causés par la faute inexcusable de ce dernier seraient réparés (presque) intégralement peu important du reste que le débiteur des dommages-intérêts compensatoires soit assuré ou non. Où l’on constate la sévérité, qui ne se donne pas à voir facilement, du droit social de la réparation des dommages corporels.

L’amélioration de l’existant tant dans le chef de la victime que dans celui de l’employeur, qui consiste à réduire au maximum voire à supprimer le reste à charge, est par voie de conséquence suspendue au caractère obligatoire de l’assurance complémentaire contre la survenance des risques professionnels. Une telle hypothèse est de nature à poser des questions en cascade. A quelle partie au contrat de travail il reviendrait de souscrire le contrat d’assurance ? La réponse n’est pas si évidence car le risque de l’emploi est également supporté par les travailleurs. Convient-il d’obliger la souscription d’une assurance de dommage en garantie de la dette de responsabilité ou bien serait-il plus judicieux de recommander qu’il soit souscrit une assurance de personnes ? Après tout, c’est d’intégrité physique voire de vie tout simplement dont il s’agit. La généralisation de la prévoyance d’entreprise est d’ailleurs opportunément à l’étude[48]. Enfin, et sans prétendre épuiser les questionnements, à partir du moment où le risque est complètement couvert, comment prévenir voire punir les comportements accidentogènes éventuels des employeurs ou bien encore le caractère possiblement pathogène de la relation de travail ?

16. Pénalisation. Une première réponse se trouve dans le droit commun des assurances, qui renferme de nombreuses techniques de pénalisation assurantielle, qui ont vocation à jouer consécutivement à la déclaration d’un sinistre. On peut citer pêle-mêle : les limitations et exclusions de garantie, la globalisation des sinistres sériels, le découvert obligatoire, la franchise, le plafond de garantie, l’augmentation des primes et cotisations ou bien encore la résiliation après sinistre. Il existe un autre levier qui participe à prévenir la réalisation du risque : la tarification comportementale, qui consiste à adapter la prime ou la cotisation d’assurance au regard de l’appréhension du risque par le preneur d’assurance. Si cette dernière charge devait être supportée par l’employeur, lequel ayant tout de même la haute responsabilité des conditions de travail[49], il lui importerait de renseigner les actions déployées aux fins de prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles pour déclencher une ristourne éventuelle en application du principe de proportionnalité de la prime ou cotisation au risque. Le dispositif est vertueux, qui a pour objet de limiter les coûts financiers et humains du risque de l’emploi, dispositif avec lequel l’assureur public gagnerait à renouer plus largement aux fins de prévention des risques professionnels.

17. Prévention. Qu’il faille améliorer la compensation des dommages survenus au temps et au lieu du travail est une chose mais ce sont hélas les suites regrettables d’un défaut de prévention des risques. Or, l’économie générale de la branche et les règles juridiques édictées en regard tendent bien plutôt à assurer la protection de la sécurité et de la santé des travailleurs[50]. « Les législations du travail sont venues en complément imposer aux entreprises des contraintes organisationnelles destinées à ancrer la logique de prévention dans leur fonctionnement même » [51]. La prévention est du reste un aspect essentiel de la mission de la Caisse nationale de l’assurance maladie et de la Caisse centrale de la mutualité sociale agricole[52]. Concrètement, les contrôleurs de sécurité et les ingénieurs-conseils disposent d’un droit d’entrée dans les entreprises et sur les chantiers[53]. Ils peuvent ainsi évaluer les situations de travail existantes, le niveau global de prévention et proposer des actions préventives ou correctives adaptées à ces situations. Chose faite, l’établissement doit en informer la caisse régionale et l’inspection du travail à peine en cas de non-respect de l’injonction d’être redevable d’une cotisation supplémentaire[54].

Les employeurs spontanément convaincus, qui ont accompli des efforts particuliers de prévention, sont récompensés par des ristournes, des avances et des subventions accordées par les CARSAT[55]. Quant aux autres, ils sont sanctionnés par une majoration du taux des cotisations AT/MP et une cotisation supplémentaire pour risque exceptionnel[56]. C’est à tout le moins le principe. Seulement voilà, les modalités de tarification collective du risque ne tiennent pas compte de la sinistralité de l’établissement concerné[57]. L’employeur n’est donc par voie de conséquence pas encouragé plus que cela à faire mieux. Et il importe alors au juge chargé du contentieux de la sécurité sociale de redresser les torts, ce qui fait perdre au système d’indemnisation des risques professionnels une bonne part de ses atouts.

Dans un système fondamentalement assurantiel comme l’est la branche AT/MP, il semblerait approprié de ne pas s’éloigner d’une règle de l’assurance aussi élémentaire que structurelle, à savoir : la proportionnalité de la cotisation au risque.

A charge pour l’employeur d’assurer la dette de remboursement des prestations sociales servies et la majoration de la cotisation en conséquence de la réalisation du risque, les techniques de pénalisation assurantielle et les politiques de ristourne (pratiquées par l’assureur public et l’assureur privé) devraient participer à une prévention renforcée des risques professionnels et autorisé la réparation intégrale des chefs de préjudices corporels pour le cas où une faute inexcusable a été commise.

C’est très vraisemblablement à ces conditions qu’il pourrait être dit, le moment venu, que la responsabilité de l’entreprise dans la survenance du risque professionnel a évolué d’une dette d’argent de l’employeur à une créance de réparation du salarié.


  1. RTD Civ. 1986.1. V. not. G. Wester, Les principes de la réparation confrontés au dommage corporel, Bibl. dr. pr., t. 631, LGDJ, 2023, nos 52 et s. ?
  2. G. Viney, P. Jourdain, S. Carval, Traité de droit civil, Les effets de la responsabilité, 4e éd. , LGDJ, 2017, nos 57 et s. ?
  3. Cons. const., décision n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010, cons. n° 18. ?
  4. Nos 21-23.947 et 20-23.673 : JCP S. 2023.1061, comm. X. Aumeran ; RDSS 2023.345, note F. Kessler ; Resp. civ. et assur. mars 2023, comm. 52, obs. L. Bloch ; RTD civ. 2023.382, obs. P. Jourdain. V. égal. E. Jeansen, Contribution à la détermination de l’objet de la rente AT-MP, Dr. soc. 2023, p. 88 ;S. Hocquet-Berg, LFSS sur les rentes AT-MP : retour sur une tragi-comédie en trois actes, Dr. soc. 2024, p. 251 ; M. Keim-Bagot, Ce que répare la rente AT-MP…, Dr. soc. 2024, p. 388 ; S. Porchy-Simon, Avis de gros temps sur l’indemnisation des victimes d’accident du travail, D. 2023.1803. ?
  5. CA Nancy, 07 sept. 2021 rendu sur renvoi après cassation, n° 21/00095 ; CA Metz, 24 janv. 2022, n° 2/00023. ?
  6. Pourvoi n° 21-23.947, cons. 10. V. déjà en ce sens, CE, section, avis, 8 mars 2013, n° 361273, publié au Recueil Lebon ; CE, 23 décembre 2015, n° 374628 ; CE, 18 octobre 2017, n° 404065. ?
  7. V. pour une définition constante : Civ. 2, 28 mai 2009, n° 08-16.829, D. 2010.49, obs. O. Gout ; RTD Civ. 2009.534, obs. P. Jourdain. ?
  8. V. sur l’expression de « victimes à droits restreints » : G. Lyon-Caen, Les victimes d’accident du travail, victimes aussi d’une discrimination, Dr. soc. 1990, p. 737. ?
  9. Civ. 2, 16 mai 2024, n° 22-22.029 – 19 sept. 2024, n° 23-11.424. ?
  10. Civ. 2, 06 juill. 2023, n° 21-24.283 – 10 oct. 2024, n° 22-22.642. ?
  11. Civ. 2, 16 mai 2024, n° 22-20.614. ?
  12. Civ.2, 10 oct. 2024, n° 22-23.393. ?
  13. V. égal. en ce sens, Ch. Quézel-Ambrunaz, Resp. civ. et assur. déc. 2024, comm. 269. ?
  14. Art. L. 452-4, al. 3 c. sécu. soc. ?
  15. Art. R. 343-7 C. assur. ?
  16. V. en ce sens, S. Porchy-Simon, art. préc. ?
  17. Art L. 452-5 (cas de la faute intentionnelle de l’employeur) et L. 455-1-1 c. sécu. soc. (cas de l’accident de la circulation au travail). ?
  18. V. not. en ce sens, Droit privé et public de la responsabilité extracontractuelle, étude comparée, ss. dir. N. Albert, F. Leduc, O. Sabard, LexisNexis, 2017. ?
  19. G. Ripert, Le régime démocratique et le droit civil moderne, 2e éd., LGDJ, 1948, p. 476. ?
  20. J. Bourdoiseau, L’influence perturbatrice du dommage corporel en droit des obligations, bibl. dr. pr., t. 513, LGDJ, 2010 ; La compensation des dommages corporels de masse ou la concurrence des services publics, mél. Leduc, LexisNexis, 2025, p. 57 (à paraître). ?
  21. Sans préjudice du maintien de salaire de l’article L. 1226-1 C. trav. et des prestations possiblement servies au titre de la prévoyance. ?
  22. La réparation intégrale en Europe, études comparatives des droits nationaux, ss. dir. Ph Pierre et F. Leduc, Larcier, 2012. ?
  23. Indemnisation du préjudice d’anxiété pour quelques-unes nonobstant l’irrecevabilité de toute action juridictionnelle future en réparation du même préjudice (loi n° 2000-1257 du 23 déc. 2000, art. 53, IV) et non déduction des prestations sociales versées pour quelques autres (loi n° 2015-1785 du 29 déc. 2015, art. 171). ?
  24. Art. 41, I, 1° de la loi n° 98-1194 du 23 déc. 1998 de financement de la sécurité sociale pour 1999 qui a créé l’ACAATA. ?
  25. Soc., 11 mai 2010, n° 09-42.241 – 3 mars 2015, n° 13-20.474. ?
  26. Soc., 26 avr. 2017, n° 15-19.037. ?
  27. Ass. plén.,5 avr. 2019, n° 18-17.442 : obligation de rapporter la preuve d’une exposition à l’amiante (condition 1) générant un risque élevé de développer une pathologie (condition 2) grave (condition 3). Extension de la solution aux victimes d’une substance nocive ou toxique (Soc., 11 sept. 2019, n° 17-25.300). Extension de cette jurisprudence au profit des tiers (Soc., 08 févr. 2023, n° 20-23.312). ?
  28. J.-L. Bergel, Théorie générale du droit, 4e éd., Dalloz, 2003, nos 164 et s. ?
  29. Loi n° 2000-1257 du 23 déc. 2000, art. 53, III. ?
  30. V. égal. en ce sens, S. Hocquet-Berg, art. préc. ?
  31. V. pour une première tentative en droit de la responsabilité parentale : Civ. 2, 10 mai 2001, n° 99-11.287 Levert. Et une proposition de rétablissement de la faute : art. 1240 ensemble 1244 du projet de réforme de la responsabilité civile (Sénat, proposition de loi n° 678 du 29 juill. 2020). ?
  32. Assurance maladie – risques professionnels, rapport annuel d’activité pour 2023, pp. 138 et s. On appelle « affections psychiques » certaines maladies relevant du chapitre V de la CIM 10 « Troubles mentaux et du comportement » ainsi que les classes Z55 à Z65 « Sujets dont la santé peut être menacée par des condi­tions socio-économiques et psychosociales » et les classes Z70 à Z76 « Sujets ayant recours aux services de santé pour d’autres motifs » du chapitre XXI « Facteurs influant sur l’état de santé et motifs de recours aux ser­vices de santé ». V. égal., Assurance maladie – risques professionnels, Les affections psychiques liées au travail, janv. 2018, https://www.assurance-maladie.ameli.fr/etudes-et-donnees/2018-sante-travail-affections-psychiques). A noter que l’assouplissement de la règlementation et l’invention de la notion d’incidence professionnelle prévisible ont facilité la saisine des C2RMP. ?
  33. Assurance maladie – risques professionnels, Les affections psychiques liées au travail, janv. 2018, p. 3. ?
  34. Rapport annuel préc., p. 147. ?
  35. Dress, La durée des séances des médecins généralistes, rapport, avr. 2006. La durée moyenne d’une consultation en cabinet est de 15 minutes. Elle est de 25 minutes lorsque sont abordés des problèmes psychologiques et psychiatriques. Rapport publié dans un contexte moins défavorable au regard de la dégradation des conditions de travail des professionnels de santé que nous connaissons depuis quelques années (v. not. sur le sujet les derniers rapports publiés par le Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie, https://www.securite-sociale.fr/hcaam). ?
  36. Article L. 4131-4 et L. 4154-3 c. trav. (cas de présomptions légales de faute inexcusable). ?
  37. Le risque est assurable : la peine n’est donc pas nécessairement ressentie ni la prévention encouragée. A noter encore que la majoration de la tarification ne concerne pas les établissements concernés par une tarification collective, ce qui représente le gros de l’affaire. ?
  38. Art. R. 242-6-1 c. sécu. soc. (v. aussi art. D. 242-6-1 c. sécu. soc.). ?
  39. ANI du 15 mai 2023 rel. aux accidents du travail et aux maladies professionnelles. Dans le cas particulier, les partenaires sociaux appellent le législateur à prendre toutes les mesures nécessaires afin de garantir que la nature duale de la rente AT/MP ne soit pas remise en cause. Et des amendements en ce sens d’être déposés au projet de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2024 (art. 39) puis, faute d’avoir emporté la conviction, au projet avorté de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2025 (art. 24). ?
  40. Cons. const., décision n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010,Epoux L., cons. n° 16. ?
  41. Assurance maladie – risques professionnels, rapport annuel d’activité pour 2023, p. 10. Transferts et compensations qui représentent plus de 2 086 milliards d’euros, soit 15,7 % des cotisations. ?
  42. V. not. sur le sujet, P. Morvan, Droit de la protection sociale, 11e éd., LexisNexis, 2023, nos 217 et s. La tarification collective, qui s’applique aux entreprises de moins de 20 salariés, ne tient aucun compte de la sinistralité de l’employeur ni de ses efforts pour prévenir les risques. Pour mémoire, 4,8 millions d’entreprises françaises composent les secteurs marchands non agricoles et non financiers et 96 % d’entre elles sont des entreprises occupant moins de 10 personnes (Insee, Les entreprises en France, déc. 2023, p. 56, https://www.insee.fr/fr/statistiques/7681078). ?
  43. P. Morvan, op. cit., n° 212. ?
  44. P. Morvan, op. cit., eod loc. V. égal. art. D 262-6-14 c. sécu. soc. Il a été décidé de ne pas pénaliser à outrance l’entreprise par la survenance d’un accident majeur mais isolé. ?
  45. Y. Saint-Jour, Les anomalies fondamentales de la législation des accidents du travail, RDSS 1985, p. 520. ?
  46. V. not. sur le sujet, G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, Traité de droit civil, Les régimes spéciaux et l’assurance de responsabilité, 4e éd., LGDJ, 2017, n° 396. G. Viney, Traité de droit civil, Introduction à la responsabilité, 4e éd., LGDJ, 2019, nos 20 et s. ?
  47. G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, Traité de droit civil préc., n° 58-1. Pour mémoire, la loi n° 46-2426 du 30 oct. 1946 sur la prévention et la réparation des AT-MP « interdit à l’employeurs de se garantir par une assurance contre les conséquences de la faute inexcusable » (art. 65, al. 2), laquelle interdiction ne sera pas indifférente à la conception très stricte de la faute inexcusable par la Cour de cassation. Il faudra attendre la réforme de 1987 (loi n° 87-39 du 27 janv. 1987 portant diverses mesures d’ordre social, art. 33, II, al. 2) et les arrêts amiantes (Cass. soc., 28 avr. 2002, n° 00-11.793 – MP – et 11 avr. 2002, n° 00-16.535 – AT) rendus plus tard pour que le régime de la réparation de la faute inexcusable soit assoupli. ?
  48. V. not. Assemblée natio., proposition de loi visant à instaurer une prévoyance collective obligatoire pour tous les salariés, n° 2663 du 28 mai 2024. ?
  49. Art. L. 4121-1 et s. c. trav. ?
  50. Loi n° 46-2426 du 30 oct. 1946 sur la prévention et la réparation des AT-MP. V. not. cette étude très empirique proposée par des ingénieurs conseils d’une caisse régionale (devenue CARSAT) : J. Pachod, C. Oillic-Tissier et A. Antoni, La prévention, priorité de la branche AT-MP, RDSS 2010.628. ?
  51. R. Lafore, Le régime des accidents du travail et des maladies professionnelles : questions récurrentes et enjeux contemporains, RDSS 2018.577. ?
  52. Art. L. 221-1, 2° c. sécu. soc. : « La caisse nationale a pour rôle (…) de définir et de mettre en œuvre les mesures de prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (…) ». Art. L. 723-11, 7° et 8° c. rur. V. égal. Cons. const., décision n° 93-332 DC du 13 janv. 1994, loi rel. à la santé publique et à la protection sociale. ?
  53. Art. L 243-11 c. sécu. soc. ?
  54. Art. L. 422-4 c. sécu. soc. En 2023, ce sont seulement 1055 injonctions qui ont été notifiées ?
  55. Art. L. 242-7 (ristournes) et L. 422-5 (avances et subventions) c. sécu. soc. ?
  56. Art. L. 242-7, al. 1 et 2, c. sécu. soc. V. aussi les articles L. 452-2, al. 6 et R. 452-2 c. sécu. soc. ?
  57. La majoration forfaitaire du taux net collectif pour les entreprises de moins de 10 salariés a été pratiquée quelques mois. Un décret n° 2023-1317 du 28 déc. 2023 a mis un terme à l’expérimentation (abrogation des articles D. 242-6-11 et D. 242-35 c. sécu. soc.). ?(Article publié in Droit social, févr. 2025)

AT/MP : Relations triangulaires, indépendance des rapports, imputation des coûts et tarification

1. Discrimination. Il est bien su que la réparation intégrale des préjudices corporels n’est pas un principe fondamental du droit social, dont les règles de compensation des accidents et maladies professionnels n’autorisent qu’une réparation forfaitaire. Exception n’est faite qu’au seul bénéfice des victimes de l’amiante (loi n° 2000-1257 du 23 déc. 2000 de financement de la sécurité sociale pour 2021, art. 53). C’est dire la force juridique de la règle qui n’a pas varié depuis que la loi du 09 avril 1898 a été adoptée. Que le salarié soit victime d’un mauvais concours de circonstances ou bien qu’il souffre les conséquences de la faute inexcusable de son employeur, rien n’y fait : la discrimination perdure en comparaison avec les victimes de droit commun tandis que les voies civiles de l’indemnisation restent en principe fermées.

La conformité du régime aux dispositions supra légales a bien été vérifiée en son temps. Ni le juge constitutionnel ni le juge européen n’a fondamentalement trouvé matière à redire (Cons. const., décision n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010, cons. n° 18. CEDH, 12 janv. 2017, n° 74734/14, Saunier c./ France : absence de violation de l’article 14 de la déclaration des droits). Quant à la direction de la sécurité sociale, elle est d’avis qu’une réparation intégrale comporterait des risques financiers importants pour l’équilibre de la branche (v. Cour de cassation, rapport annuel 2022, p. 52).

Ce sont là décrites à très grands traits les suites d’un arbitrage qui a été décidé à la toute fin du 19ème siècle, qui a eu pour objet de concilier les intérêts légitimes mais contradictoires des ouvriers et des patrons de l’époque. Créance de compensation garantie aux premiers mais immunité juridictionnelle accordée aux seconds. Financement exclusivement patronal de la branche (art. L. 241-5 du Code de la sécurité sociale) mais réparation forfaitaire des accidents du travail et des maladies professionnelles déclarés par les salariés (art. R. 433-1 du Code de la sécurité sociale). Le tout sur fond d’une opération d’assurance qu’aucun législateur ne s’est aventuré à réformer en profondeur depuis (sauf naturellement quelques corrections paramétriques de nature procédurale pour l’essentiel. V. S. le Fischer et X. Prétot, La procédure de reconnaissance des accidents du travail et des maladies professionnelles : apports et limites du décret n° 2019-356 du 23 avr. 2019). Et pour cause : c’est au premier chef la responsabilité des partenaires sociaux.

2. L’opération d’assurance, voilà une clef de voûte de l’affaire. La réparation forfaitaire qui est accordée à la victime d’un risque professionnel est un plafond de garantie. De la même manière que l’article L. 113-5 du Code des assurances dispose que l’assureur ne peut être tenu au-delà de la prestation déterminée par le contrat, les articles L. 431-1 et L. 452-2 du Code de la sécurité sociale limitent les droits à prestations du salarié-victime et de ses ayants droit, partant la dette de réparation de la communauté formée par les employeurs cotisants. Et il ne saurait en être autrement au vu des modalités de fonctionnement et de financement de la branche. C’est qu’il faut bien voir que la tarification AT-MP correspond à un système de répartition des capitaux de couverture. Le principe est le suivant. Chaque année, les cotisations sociales patronales afférentes sont fixées à titre conservatoire pour couvrir l’ensemble des charges liées aux risques professionnels susceptibles de survenir dans l’année. Le taux d’effort demandé à chacun des employeurs représente donc la contrepartie technique de l’engagement limité de la branche (v. sur le sujet H. Groutel, F. Leduc et Ph. Pierre, Le contrat d’assurance terrestre, n° 1773).

Depuis une dizaine d’années, la branche sous étude présente des excédents, ce qui est remarquable par comparaison avec les autres branches du régime général. Encore que l’excédent n’ait pas tout à fait l’ampleur qu’une lecture rapide de la loi de financement de la sécurité sociale pourrait donner à penser (voyez en ce sens, l’article L. 176-1 css et le transfert de 1,2 milliards d’euros à la branche maladie ordonné par l’article 107, III de la loi n° 2023-1250 du 26 déc. 2023 de financement de la sécurité sociale pour 2024). Mais laissons. L’important me semble de faire remarquer que tandis que la branche est à l’équilibre, un nombre croissant de pathologies ont été reconnues au titre des maladies professionnelles par le truchement du régime complémentaire de reconnaissance (art. L. 461-1, al. 7 css), un fonds d’indemnisation des victimes de pesticides a été créé (art. L. 491-1 css ensemble art. L. 723-13-3 c. rur.), un nouveau tableau a été instauré, qui détermine les conditions d’indemnisation des salariés victimes du sars-cov2. Où l’on constate en résumé que fonctionnant à la manière d’un opérateur d’assurance de droit commun, la branche AT-MP satisfait les exigences prescrites par la directive solvabilité 2, à avoir une évaluation des risques, un niveau de capital adéquat et une réserve de provision techniques (dir. n° 2009/138/CE du 25 nov. 2009).

Pourquoi soulignez ce point ? Eh bien pour attirer l’attention sur le tableau d’équilibre d’ensemble.

3. Équilibre. Le droit de la réparation des risques professionnels, aussi perfectible qu’il soit, est le fruit d’un équilibre subtil, qui a été recherché par le patronat et la classe ouvrière, d’un compromis que nombre des règles qui le composent portent en germe. Il ne s’agit pas moins en législation de veiller à la préservation des droits respectifs à réparation du salarié-victime, à cotisations majorées de la caisse et à exonération de l’employeur. Ceci posé, l’intrication des intérêts et des règles est une source presque inévitable de contentieux. Le salarié est légitime à rechercher la meilleure compensation possible du dommage. La caisse n’est pas moins fondée à rechercher le remboursement de ses débours. Quant à l’employeur, qui participe au financement du tout en ce sens que son taux de cotisation est fonction du risque inhérent à l’entreprise, la recherche d’une cause d’inopposabilité de la décision de prise en charge ou bien encore la recherche d’une réduction du taux d’incapacité retenu par la caisse dans le calcul de la rente est dans son intérêt bien compris. Où l’on commence à percevoir dans ces conditions la finalité du principe directeur d’indépendance des rapports caisse-employeur-victime.

4. Indépendance. Aux termes dudit principe, les rapports entretenus par la caisse avec la victime sont exclusifs de ceux noués avec l’employeur. En bref, ce n’est pas parce que la caisse a conclu au caractère professionnel de l’accident qui a été déclaré que le compte employeur sera nécessairement majoré et inversement (pour le cas où naturellement il aurait vocation à l’être). Pour le dire d’une autre manière, il n’y a aucune identité de sort.

La règle est posée en jurisprudence depuis les années 1960 (Cass. soc., 17 nov. 1960, Bull. civ. IV, n° 1045). La Cour de cassation ne manque pas de la rappeler. Une circulaire du 21 août 2009 relative à la procédure d’instruction des déclarations AT-MP (DSS/2C/2009/267), qui a accentué l’indépendance des rapports, précisait pour sa part que dans l’hypothèse où l’employeur exerce un recours contre une décision de prise en charge, la position de l’organisme de sécurité sociale issue de ce recours n’a aucun effet sur la décision de reconnaissance prise à l’égard de l’assuré, qui n’est pas appelé en la cause dans ce contentieux, la décision initiale lui restant acquise en vertu du principe sous étude (voir à présent l’article R. 441-18 css et art. D. 242-6-4 css. V. plus généralement sur le sujet, G. Chastagnol et M.-A. Godefroy, fasc. 313-10, Régime général. Accidents du travail et maladies professionnelles. Action en contestation de la reconnaissance d’un AT/MP, Juris-cl. Protection sociale, févr. 23).

La chose à tout de même de quoi laisser un profane un tantinet interdit. Rares sont les approches juridiques d’un seul et même fait en pareil silo et de façon si étanche. Une illustration permettra de mieux s’en rendre compte.

5. Illustration. Premier cas de figure : Voilà un salarié qui déclare un accident survenu au temps et au lieu du travail, qui n’est pas pris en charge par la branche AT-MP faute de satisfaire les conditions de la garantie légale mais qui parvient à la fin du parcours contentieux à faire condamner son employeur au remboursement de toutes les prestations sociales servies par la caisse à raison d’une faute inexcusable qui aura été découverte par le juge de la sécurité sociale.

Second cas de figure : l’accident subi par le salarié est pris en charge par la branche AT-MP mais l’employeur, dont la faute inexcusable est recherchée, conteste utilement le caractère professionnel de l’accident (Cass. 2ème civ., 20 mars 2008, n° 06-20.348 – 26 nov. 2015, n° 14-26.240.

En résumé, un accident peut être professionnel au stade de sa reconnaissance mais pas à celui de sa réparation (M. Keim-Bagot, Voyage au pays de l’absurde : des conséquences de l’indépendance des rapports employeur-caisse-salarié, Bull. Joly travail, janv. 23, p. 41). Et inversement, pourrait-on ajouter. Il faut bien se représenter la situation du salarié dans le procès qu’il a engagé en reconnaissance du caractère inexcusable de la faute dommageable prétendument commise par l’employeur. Alors pourtant qu’il perçoit une rente AT, il peut se faire retorquer par le juge de la sécurité sociale qu’il n’a subi aucun accident du travail.

Le sentiment d’étrangeté que ces solutions peuvent spontanément inspirer doit pourtant être combattu car elles sont commandées par quelques principes fondamentaux.

6. Étrangeté ? Comme cela a déjà été relevé, la loi d’équilibre technique (à visée transactionnelle) a commandé de ne sacrifier aucune des parties à la cause. Pour mémoire, lorsque le dispositif assurantiel est confié aux organismes de sécurité sociale en 1946 (Loi n° 46-2426 du 30 oct. 1946 sur la prévention et la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles), l’employeur est la portion congrue de l’affaire. En un mot : il n’a pas du tout voix au chapitre (En ce sens, O. Godard, L’indépendance des rapports employeur-salarié dans le régime accidents du travail, JCP G. avr. 1990, doctr. 3442. V. égal. G. Hénon, L’indépendance des rapports salarié-caisse-employeur au révélateur de la faute inexcusable, Dr. soc. 2023.604). Quant au salarié, une fois sa situation déclarée à l’organisme de sécurité sociale, on ne peut pas dire que son sort fût meilleur. Le régime était purement et simplement laissé à la main de la caisse, qui instruisait la demande de prise en charge de l’accident au titre de la législation professionnelle sans que l’employeur ne soit invité à présenter ses conclusions, ce dernier souffrant alors la notification de son taux de cotisation pour le cas où la branche aurait vocation à couvrir le sinistre.

Des voix se sont élevées pour dire que la procédure faisait bien trop peu de cas de la légitimité de l’employeur à contester la décision de prise en charge du salarié victime au titre de la branche AT-MP, décision portant possiblement majoration de son taux de cotisation. Convaincue, la Cour de cassation sanctionna le droit de ce dernier de recourir contre la caisse (Cass. soc., 22 avr. 1955, Bull. civ. V, n° 335).

C’est un droit de contestation que les employeurs ont alors exercé plus volontiers à mesure, d’une part, qu’ils ont été intégrés dans le processus d’élaboration des décisions prises par la caisse et leur notification et, d’autre part, de la modernisation des outils de production et de développement de la prévention des accidents.

7. Contestation. Il faut bien avoir à l’esprit que les cotisations sociales patronales n’ont pas seulement pour but d’assurer le financement des prestations versées par la branche, elles jouent surtout un rôle de politique de santé au travail : leur mode de calcul constitue un levier d’incitation à la réduction des risques professionnels. La cotisation étant modulée en fonction du nombre et du coût des sinistres (v. en ce sens le rapport d’évaluation des politiques de sécurité sociale, annexe AT-MP, 2023, p. 9), les employeurs n’entendent donc pas qu’il soit fait litière des efforts fournis en termes de prévention (qui sont coûteux) et contestent plus volontiers les décisions des caisses. Et c’est très précisément lorsqu’ils obtiennent gain de cause (pour des raisons strictement procédurales ou bien de fond) que les problèmes surgissent et que le principe directeur d’indépendance des rapports se révèle être des plus juste et utile encore qu’il prête à discussion.

Que les critiques formulées par l’employeur aient vocation à prospérer, cela va de soi. La décision prise par la caisse ayant pour effet de lui faire grief, il est tout à fait normal (à hauteur de principe) qu’il puisse la critiquer. Mais que le salarié-victime s’en trouvât aussitôt affecté, c’eût été une autre affaire. Pour se représenter la chose, on recommandera de se livrer à une expérience de pensée : si le sort de l’employeur et celui du salarié avaient été indéfectiblement liés, si donc le principe d’indépendance n’avait pas été inventé, le succès des actions en contestation du premier aurait obligé alors le second à restituer l’indu, car la couverture du risque par la branche AT-MP est notablement plus enviable que celle proposée par la branche maladie (comp. les art. R. 433-1 et R. 323-4 css). Ce sans compter que le salarié pris en charge sur le fondement du livre IV du Code de la sécurité sociale est alors justiciable de toute une série de règles légales et conventionnelles qui ont pour objet de compléter les prestations servies par la caisse ou par la mutualité sociale agricole. Restituer l’indu consisterait techniquement à corriger un enrichissement injustifié du salarié-victime et l’appauvrissement corrélatif de l’employeur qui aura accordé un complément de salaire, possiblement couvert le délai de carence et souffert une majoration de son taux de cotisation.

8. Restitution ? En droit, la chose est faisable. Les modalités de rétablissement des patrimoines corrélatifs des parties intéressées sont bien connues (art. 1302 c.civ.). Mais en équité, la solution n’est pas entendable, à tout le moins pas dans le chef du salarié-victime. Jamais la caisse ne saurait demander la restitution de l’indu à la victime tandis qu’elle est à l’origine d’une erreur d’appréciation rectifiée au terme des diligences de l’employeur. Et quand bien même la législation autoriserait-elle formellement l’action en restitution qu’il faudrait encore que l’accipiens soit solvable. Or, et par hypothèse, les indemnités journalières ne compensant pas intégralement les revenus perdus du fait de l’accident ou de la maladie professionnelle, lesquels restent peu élevés pour nombre de nos concitoyens (pour mémoire, le salaire médian en 2023 se monte à 2100 euros net), il y aurait bien peu à recouvrer peut-être même rien du tout. Où l’on finirait en bout de course par exhorter l’organisme de sécurité sociale d’abonner le recouvrement de sa créance en laissant quitte le salarié victime du trop-perçu.

En bref, le principe d’indépendance des rapports caisse-employeur-victime, qui est la manifestation d’un remarquable pragmatisme, dispense toutes les parties intéressées d’une ingénierie juridique et comptable aussi consommatrice de temps que d’argent. Où l’on peut s’accorder pour dire qu’à raison de la correction de l’incidence du recours en contestation sur les droits de l’autre partie, ledit principe est plutôt intéressant : l’une reste lotie et l’autre n’est pas si préjudiciée.

Il importe de dire au surplus, et l’argument semble prêter à plus de conséquences encore, que le principe est la traduction en droit substantiel de la protection sociale d’un principe fondamental tiré du droit de la procédure civile, à savoir qu’une décision de justice ne pouvant lier que ceux qui y ont été partie (art. 1351 c.civ.), le salarié ne saurait souffrir les suites du combat qu’a décidé de mener l’employeur avec la caisse et/ou le juge de la sécurité sociale. Ce qui fait pertinemment dire à ce dernier juge que « les rapports de l’assuré avec la caisse sont indépendants de ceux qui existent entre cet organisme et l’employeur » (Cass. soc., 31 mai 1989, n° 87-17.499 – Cass. 2e civ., 7 nov. 2019, n° 18-19.764, JCP S 2019.1364, note M. Courtois d’Arcollières et M.-A. Godefroy).

9. Critique. Comme cela a été rappelé, la compensation du dommage corporel subi au temps et au lieu du travail est notablement plus fruste en comparaison toujours avec les dommages et intérêts qu’une victime de droit commun peut espérer de son défendeur. Le principe de l’indépendance des rapports, qui protège le salarié victime en ce qu’il lui garantit le paiement de revenus de remplacement peu important qu’au terme d’un recours il soit décidé, réflexion faite, que la prise en charge par la branche AT n’était pas due, intéresse plus volontiers l’employeur ou bien la communauté des employeurs dont l’effort en termes de cotisations sociales patronales est nécessairement affecté. C’est ce sur quoi il semble fructueux d’insister.

Penser la compensation du dommage corporel, c’est invariablement identifier un débiteur d’indemnité. Où l’on voit que l’assurance du risque professionnel souffre la comparaison. Au fond, il est question de tarification et donc de capacité de la branche à couvrir le risque. Une réparation intégrale des accidents et maladies professionnelles est possible en droit. Elle est même réclamée depuis des années par la Cour de cassation entre autres autorités. C’est en économie que la chose est débattue. Non pas qu’on ne puisse pas dans l’absolu majorer les cotisations des employeurs mais que ce serait prendre alors le risque de renchérir le coût du travail et possiblement affecter la compétitivité des organisations concernées (notamment sur le terrain du commerce extérieur). Ceci étant dit, nous ne sommes tout de même pas encore condamnés à une sorte d’immobilisme. L’hypothèse d’une correction du système à la marge par une redéfinition du périmètre du principe sous étude peut être posée.

10. Réforme. En l’état, le principe d’indépendance profite semblablement au salarié et à l’employeur. Or la complète déconnexion entre le contentieux de la prise en charge d’un accident ou d’une maladie (dans le rapport caisse-victime ou le rapport caisse-employeur) et le contentieux de la faute inexcusable (dans le rapport victime-employeur) est douteux en ce sens que le financement de la branche est fragilisé. Par voie de conséquence, la politique de prévention des risques professionnels est ébranlée.

L’application du principe d’indépendance des rapports est de nature à faire échapper l’employeur en toute ou partie de la majoration de son taux brut de cotisations. Les raisons ont été présentées : manque de diligence de la caisse ou tort redressé par un juge. Dans le premier cas, aucune majoration ne sera notifiée à raison de l’inopposabilité de la décision de prise en charge. Dans le second, l’employeur ne sera tenu au remboursement que des seuls chefs de préjudices majorés à raison de la reconnaissance d’une faute inexcusable exclusion faite de toutes les prestations services par la caisse entre temps (complément de rente et chefs de préjudice supplémentaires auxquels il est tenu par la loi art. L. 452-3-1 css – création de la loi 2012-1404 du 17 déc. 2012).

La mutualisation du risque est fragilisée dans ces conditions. Comme cela a été rappelé, les modalités de calcul du taux brut de cotisation des employeurs sont définies de telle sorte qu’il est plus vertueux de prévenir la réalisation du risque professionnel que de le couvrir (art. D. 242-6-1 et s. css). Encore qu’il faut bien convenir que ce n’est pas vrai pour toutes les entreprise (v. toutefois l’invention d’un régime spécial pour les entreprises entre 10 et 19 qui est entré en vigueur au 1er janvier 2024. P. Morvan, Droit de la protection sociale, 11ème éd., LexisNexis, 2023, n° 212 p. 232).

Sans contestation de l’employeur, le système est construit de telle sorte que la facturation des diligences de la caisse primaire est automatiquement incrémentée sur le compte employeur. Et lorsque le système laisse l’employeur quitte de toute majoration, c’est alors la collectivité des employeurs qui se retrouve affectée par défaut. Dans ces conditions, on peut se demander si la mutualisation du risque est bien équitable, ce sans compter que la mutualisation ne s’opère pas de manière uniforme (Ph. Coursier et S. Leplaideur, les risques professionnels et la santé au travail en question, LexisNexis, 2013, pp. 139 et s.).

D’aucun soutiendront que ce n’est pas très grave tant que le salarié victime est sauf dans l’affaire. Force est pourtant de le redire : la prévention des risques professionnels importe autrement plus que la couverture des sinistres, à tout le moins en première intention. Si donc l’employeur échappe à sa juste contribution, il n’est pas incité à travailler mieux encore à la réduction de la sinistralité de son établissement. Partant, et en termes de prévention des accidents du travail et des maladies professionnels, dit autrement des dommages corporels, le compte n’y est peut-être pas complétement. Les 20 millions de salariés du secteur privé, qui sont couverts par la branche AT/MP (Direction de la sécurité sociale, les chiffres clés 2022, éd. 2023, p. 15), ne mériteraient-ils pas un peu mieux ?

(Article publié in Bulletin Joly travail, déc. 2024)

 

Civ. 1, 21 avr. 2022, n° 20-17.185 : Transaction et sanction du défaut de participation de la caisse de sécurité sociale

Solution.

Si la victime transige avec le tiers responsable sans avoir invité la caisse de sécurité sociale à participer à l’accord, le règlement amiable ne peut lui être opposé pas plus que la prescription de son action en remboursement. La Cour de cassation d’ajouter qu’il incombe aux juges du fond saisis du recours subrogatoire de la caisse d’enjoindre aux parties de produire la transaction pour s’assurer de son contenu et déterminer les sommes dues au tiers payeur.

Impact.

Précisant les modalités de l’action en paiement de la créance subrogatoire de la caisse et l’office du juge, la Cour de cassation dit, par prétérition, qu’il n’appartient pas au tiers payeur de rapporter la preuve des conditions de la responsabilité du tiers responsable, ce qu’avaient pourtant considéré à tort les juges du fond successivement saisis (CA Versailles 30 avr. 2020, n° 19/00574).

Note.

Cet arrêt s’inscrit dans la liste des décisions rendues en droit du recours des tiers payeurs. Formellement, le lecteur est accompagné dans la compréhension des règles renfermées aux articles L. 376-1, L. 376-3 et L. 376-4 du code la sécurité sociale par le nouveau mode de rédaction des décisions de la Cour de cassation et la motivation en forme développée. C’est à tout le moins l’intention.

Tandis que les faits sont des plus simples à comprendre, le problème de droit a été compliqué à l’envie. Au résultat, l’accès au droit n’est pas plus précis ni informé que par le passé. Mais il était sûrement bien peu aisé de motiver une telle décision en raison de l’enchevêtrement dans le cas particulier de règles techniques. Quant aux moyens annexés, dans la mesure où la cassation (partielle) n’est prononcée qu’au vu du seul second moyen, le lecteur peine spontanément à comprendre pour quelle raison le premier moyen de cassation de la caisse, qui conclut à la responsabilité du tiers responsable, dont rien n’est dit franchement dans la décision, est reproduit in extenso.

Reprenons. En l’espèce, un laboratoire est assigné en responsabilité civile à raison de la valvulotoxicité du principe actif du médicament mis en circulation ; la caisse de sécurité sociale est appelée en déclaration de jugement commun. Une transaction est conclue entre la victime et le tiers responsable. La caisse n’ayant pas été invitée à y participer et le règlement amiable lui étant inopposable par voie de conséquence (art. L. 376-3 css), l’instance se poursuit.

La caisse demande le remboursement des prestations versées (art. L. 371-1 css) et le paiement d’une indemnité forfaitaire en raison des frais qu’elle a dû engager pour être remplie de ses droits (art. L. 376-1, al. 9 css). Le tribunal et la cour d’appel la déboutent de ses prétentions faute d’avoir démontré que les conditions de la responsabilité du laboratoire étaient réunies.

La solution a quelque chose de singulier. C’est que la caisse n’intente pas une action en responsabilité mais une action en paiement. Elle ne réclame pas des dommages et intérêts compensatoires. La caisse demande au tiers responsable le remboursement des prestations sociales servies à titre conservatoire (1er motif de remboursement : compensation de l’appauvrissement non justifié de la solidarité nationale) qui auront du reste et nécessairement été soustraites de l’indemnisation accordée à la victime (2nd motif de remboursement : prévention d’un enrichissement injustifié du tiers responsable) (voy. déjà en ce sens, Civ.2, 07 juill. 2011, n° 09-16.616, publié au bulletin, Resp. civ. et assur. nov. 2011, comm. 355 par H. Groutel). Le tout sur autorisation de la loi. Libre alors au débiteur putatif d’opposer les exceptions de nature à paralyser en toute ou partie l’action en paiement. Comment cela ? Eh bien par le truchement de l’opposabilité à la caisse du règlement amiable. C’est que la caisse subrogée n’a pas plus de droits que la victime subrogeante (art. 1346-4 du code civil). En bref, les juges du fond nous paraissent avoir inversé l’ordre des facteurs.

Le redressement par la Cour de cassation s’imposait. Le modus operandi se veut pédagogique tant le sujet est des moins évidents en pratique. L’occasion est du reste saisie par la deuxième Chambre civile de rappeler les modalités de détermination de l’assiette du recours, à savoir qu’« il incombe aux juges du fond, saisis d’un recours subrogatoire de la caisse qui n’a pas été invitée à participer à la transaction, d’enjoindre aux parties de la produire ». Charge ensuite au tribunal de « s’assurer du contenu et, le cas échéant, déterminer les sommes dues à la caisse, en évaluant les préjudices de la victime, en précisant quels postes de préjudice ont été pris en charge par les prestations servies et en procédant aux imputations correspondantes » (voy. déjà en ce sens, Civ.2, 11 juin 2009, n° 08-11.510 publié au bulletin, JCP S. 24 nov. 2009, D. Asquinazi-Bailleux).

Une hésitation perdure toutefois au vu d’un arrêt (certes inédit) rendu il y a quelques mois aux termes duquel la Cour de cassation semblait dire que les juges du fond n’avaient pas à tenir compte du règlement amiable intervenu dans un cas approchant (Civ.2, 26 nov. 2020, n° 19-19.950, inédit, Dr. rural n° 491, mars 2021, comm. 64 par Th. Tauran). En l’espèce, la Cour semblait recommander au juge de ne tenir aucun compte de la transaction, la caisse pouvant alors recouvrer l’intégralité des sommes versées à son assuré social dans la limite naturellement de la dette de responsabilité du tiers responsable et de la part du préjudice soumise à recours (Civ. 2, 14 mars 1989, n° 88-81.210 publié au bulletin – 07 juill. 2011, n° 09-16.616, publié au bulletin). Solution plus sévère s’il en est. C’est que, en transigeant, et ce sans que la caisse n’ait été invitée à y participer, la victime a possiblement réduit les droits au remboursement de la solidarité nationale (comp. art. L. 124-2 du code des assurances).

Dans l’arrêt sous étude, les juges du fond sont invités à s’assurer du contenu de la transaction. Il semble bien qu’il faille par voie de conséquence tenir compte de la transaction sans que l’on sache très bien si l’intérêt manifeste pour la caisse a été complétement écarté.

(Article publié in Responsabilité civile et assurance juin 2022)

La fiscalité comportementale et Red bull

L’Association nationale de défense des consommateurs et usagers prévient à nouveau les consommateurs (mars 2021). Les boissons dites énergisantes, qui contiennent beaucoup de sucre, de caféine et de taurine, pourraient être dangereuses pour la santé (https://www.clcv.org/nutrition-sante/boissons-energisantes-consommer-avec-moderation).

Le législateur avait bien tenté de refréner les velléités des fabricants…en pure perte !

Cons. const., 19 sept. 2014, QPC, n° 2014-417 [Société Red Bull On Premise et autre [Contribution prévue par l’article 1613 bis A du code général des impôts]

L’article 1613 bis A CGI institue une contribution perçue sur les boissons dites énergisantes (BDE) fortement dosées en caféines destinées à la consommation humaine. Le produit de la contribution est affecté à la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés (CGI, art. 1613 bis 1, VI). Pour cause, dans sa plus récente évaluation des risques liés à la consommation de pareilles boissons, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, et de l’environnement et du travail donne à penser que le mal est à venir et le service de prestations sociales à craindre (ANSES, avis, 6 sept. 2013, saisine n° 2012-SA-0212).

Red Bull, qui domine le marché des BDE, contre les tentatives répétées du législateur de soumettre l’entreprise à la fiscalité comportementale qui à cours en droit de l’assurance maladie (v. par ex. C. sécu. soc., art. L. 245-7). C’est en effet la deuxième fois que le Conseil constitutionnel est saisi de la conformité de cette contribution de santé publique aux droits et libertés que la Constitution garantit. La firme, qui a su échapper au premier assaut législatif (1), n’est pas parvenue à repousser complétement le législateur (2).

1.- Red bull 1 – Parlement 0

Saisi a priori de la loi n° 2012-1404 du 17 décembre 2012 de financement de la sécurité sociale pour 2013, le Conseil constitutionnel considère que l’imposition, qui est censée limiter la consommation d’alcool des jeunes associée aux BDE en taxant des boissons ne contenant précisément pas d’alcool, n’est pas fondée sur des critères objectifs et rationnels en rapport avec l’objectif poursuivi par la loi (décision DC n° 2012-659 du 13 déc. 2012, cons. 26). Le législateur remet aussitôt l’ouvrage sur le métier. La taxe dite Red bull sera. La loi n° 2013-1203 du 23 décembre 2013 de financement de la sécurité sociale pour 2014 est ainsi grossie d’une contribution dont l’objet est cette fois-ci de prévenir autant que faire se peut les effets pathogènes de la caféine consommée à outrance (art. 18). La manœuvre ne trompe pas.

Par voie d’exception, le requérant excipe le moyen tiré de la méconnaissance par le législateur de l’autorité de la chose jugée attachée aux décisions du Conseil constitutionnel. Red bull soutient ensuite que la disposition critiquée méconnaît le principe d’égalité devant l’impôt et les charges publiques, enfin qu’elle porte atteinte à la liberté d’entreprendre.

La saisine du Conseil constitutionnel est couronnée d’un relatif succès. Si l’article 1613 bis A CGI est censuré, ce n’est que partiellement. Le Conseil constitutionnel considère que les mots « dites énergisantes », qui figurent au premier alinéa du paragraphe I dudit article, sont contraires à la Constitution (cons. 14). Pour le surplus, le texte est conforme.

2.- Red bull 1 – Parlement 1

En l’espèce, le Conseil constitutionnel considère que le législateur n’a pas méconnu l’autorité qui s’attache à ses décisions. L’objet de la disposition contestée par voie d’exception – lutte contre la caféine – serait différent de celui de la disposition critiquée par voie d’action et censurée – lutte contre l’alcool – (cons. 8). Formellement, il faut bien en convenir. Matériellement, il importait de le dire pour échapper au grief du requérant. La réponse du Conseil à la question posée convainc peu malgré tout.

Le Conseil constitutionnel assimile l’autorité de ses décisions à l’autorité de la chose jugée au sens de l’article 1351 C. civ. Aussi bien, la triple identité d’objet, de cause et de partie est exigée pour que la chose jugée s’impose (M. Guillaume, L’autorité des décisions du Conseil constitutionnel : vers de nouveaux équilibres ? in L’autorité des décisions du Conseil constitutionnel, Nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, n° 30, L.G.D.J., 2011). Le procès constitutionnel cadre pourtant mal avec les éléments objectifs de l’instance engagée devant le juge a quo. La détermination de la matière litigieuse est en l’occurrence source de bien des hésitations. Pour preuve, le Conseil ne fait pas grand cas de la cause du litige. Bien qu’on accorde volontiers que la notion soit aussi complexe en droit processuel qu’elle l’est en droit substantiel, le législateur entendait pourtant, dans l’une et l’autre lois de financement de la sécurité sociale critiquées, augmenter le prix de vente des BDE, et spécialement celles commercialisées par Red bull, pour en rendre l’achat plus difficile pour les jeunes consommateurs (cause proche)…qui les associent avec de l’alcool (cause lointaine).

Ceci étant dit, le requérant avait plus de chances d’emporter la conviction du juge constitutionnel en excipant la rupture d’égalité devant l’impôt et les charges publiques.

Il sera fait remarquer toutefois que le moyen tiré de la discrimination relativement au principe de la contribution ne pouvait utilement prospérer (seuil d’imposition retenu par la loi : 220 mg de caféine pour 1000 ml). Le Conseil constitutionnel admet en effet que l’instauration d’un seuil dans la composition d’un produit puisse déclencher l’entrée dans le champ d’application d’un impôt en matière de contribution de santé publique. Il en est ainsi des boissons à haute teneur en alcool en raison des risques que comporte l’usage immodéré de ces produits pour la santé, en particulier pour les jeunes consommateurs (Décision n° 2002-463 DC du 12 décembre 2002, Loi de financement de la sécurité sociale pour 2003, cons. 13.). Et le Conseil constitutionnel de considérer au reste que le critère tiré de la teneur en alcool n’introduit aucune distorsion entre les divers redevables puisque tout consommateur achetant le même produit est taxé dans les mêmes conditions (Décision n° 82-152 DC du 14 janvier 1983, Loi portant diverses mesures relatives à la sécurité sociale, cons. 10).

En revanche, l’assiette de la contribution est discriminante parce que seules les BDE sont taxées alors que de nombreuses autres boissons présentent des taux de caféine tout aussi élevés. Le Conseil constitutionnel censure une seconde fois le législateur. C’est que « la différence ainsi instituée entre les boissons destinées à la vente au détail et contenant une teneur en caféine identique selon qu’elles sont ou non qualifiées de boissons « dites énergisantes » entraîne une différence de traitement qui est sans rapport avec l’objet de l’imposition et, par suite, contraire au principe d’égalité devant l’impôt » (cons. 12).

Il ressort de cette décision que l’opiniâtreté du législateur conjuguée à la constance du juge aura eu pour effet d’étendre, dans des proportions vraisemblablement impensables au jour de son invention, l’assiette de cette nouvelle contribution de santé publique (v. Sénat, rapp. inf. n° 399, Fiscalité et santé publique : état des lieux des taxes comportementales, févr. 2014). C’est précisément pour cette dernière raison, et parce que le Conseil constitutionnel ne dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation de même nature que celui du Parlement, que les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité ont été reportés au 1er janvier 2015 (cons. 16). Invitation à la réécriture du texte que le législateur n’a manifestement pas jugée utile d’accepter au vu du projet de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2015, qui est taisant.

Les « communiquants » ont décidément toujours raison : « Red bull donne des ailes »…ou l’art et la manière de taxer.

N.B. : Observations publiées à la Gazette du palais 13 janv. 2015, p. 38 in Chronique de jurisprudence en droit du travail et de la protection sociale

La sécurité sociale : le financement

Mission impossible ?- Le financement de la protection sociale et plus particulièrement des régimes obligatoires de base de la sécurité sociale est un défi ! Très longtemps assuré par le recouvrement essentiellement de cotisations, il est désormais assuré par le prélèvement de l’impôt et le recours à la finance. Les difficultés financières sont bien connues.

Il faut dire que le spectre des prestations servies est très large. En 2019, les dépenses de sécurité sociale se chiffrent à 470 milliards d’euros (tandis que, par comparaison, le budget de l’État se monte à 350 milliards), soit 25 % de la richesse nationale. Comme on l’imagine volontiers, c’est la branche maladie qui pèse le plus lourdement dans les dépenses du régime général (51,9 %). Un rapide focus sur les dépenses de santé permettra de se rendre un peu mieux compte de ce qui se joue en général. Chose faite, les leviers qui sont actionnés pour assurer le financement de la sécurité sociale devraient être plus faciles à comprendre.

Dépenses de santé.- Le rythme de croissance des dépenses de santé n’a cessé de croître depuis 1950. La part de la consommation de soins et de biens médicaux (CSBM) dans le PIB a plus que triplé, passant de 2,6% en 1950 à 8,9 % en 2014. Ce rythme n’a pas été continu. La Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), dont le job est de fournir aux décideurs publics, aux citoyens, et aux responsables économiques et sociaux des informations fiables et des analyses sur les populations et les politiques sanitaires et sociales, distingue deux périodes.

1950-1985 : développement de l’offre de soins et élargissement du financement des dépenses de santé dans le contexte économique très favorable des Trente glorieuses. Le financement public joue un rôle central dans le développement du système de santé. La couverture maladie se généralise. Les composantes de la CSBM sont dynamiques, comme on dit dans les ministères. La dépense hospitalière connaît un fort taux de croissance : on construit des hôpitaux, le nombre de médecins augmente, le recours aux spécialistes est plus important, les innovations technologiques sont nombreuses. La demande est mieux solvabilisée grâce au développement des assurances complémentaires. Les volumes de consommation des médicaments font un bond (10,4 % en moyenne annuelle).

1986-2014 : recherche d’une meilleure maîtrise du système et de son financement dans un contexte de croissance économique ralentie. Années 1970, c’est le retournement de la conjoncture. Les pays exportateurs de pétrole prennent conscience de leur position de force. Le prix du baril s’envole. À la fin de l’année 1973, au lendemain de la guerre du Kippour entre Israël et les états voisins, les pays du Golf réduisent leur production en guise de rétorsion. En quelques semaines, le baril de pétrole passera de 4 à 16 dollars. Les économies occidentales ne parviennent pas à compenser une telle augmentation. C’est le 1er choc pétrolier. La croissance s’effondre et le chômage de masse fait son apparition. Les recettes sont moindres tandis que, dans le même temps, les patients sont mieux pris en charge notamment en affection de longue durée (ALD) pendant que le vieillissement de la population pèse sur les dépenses. L’effet de ciseau est imparable. Les comptes de l’assurance maladie se retrouvent régulièrement en déficit. Années 1980, les plans de redressement se succèdent. Les cotisations augmentent. Des mesures de régulation de la dépense sont prises. L’évolution de la CSBM alterne des périodes de croissance et de stabilisation. Entre 1985 et 1995, la croissance de la CSBM est soutenue : le secteur 2 se développe pour les médecins spécialistes (et les dépassements d’honoraires par la même occasion), le nombre de patients en ALD augmente. La tendance est notablement haussière. En 1996 (ordonnances dites Juppé), on invente l’objectif national des dépenses d’assurance maladie (ONDAM) qui cape l’augmentation de la dépense. 2004, mise en place de la tarification à l’activité pour les soins hospitaliers (T2A – les ressources allouées par le ministère à chaque établissement de santé sont calculées à partir d’une mesure de l’activité produite conduisant à une estimation de recettes), instauration de participations forfaitaires et de franchises pour les soins de ville, déremboursement de médicaments, renforcement de la maîtrise médicalisée. En 2019, la CSBM s’élevait à 208 milliards d’euros (dépense hospitalière 47 % soit 91 milliards. Soins de ville 56,5 milliards d’euros. Médicaments prescrits en ambulatoire 32,6 milliards). Ceci étant, le taux de croissance de la consommation de soins et de biens médicaux se stabilise autour de 2%.

À noter que l’ONDAM n’est pas simplement qu’un vulgaire objectif de dépenses à ne pas dépasser en matière de soins de ville et d’hospitalisation (annexe 7 du projet de loi de financement de la sécurité sociale). Un comité d’alerte sur l’évolution des dépenses d’assurance maladie veille. Et il doit alerter le Parlement, le Gouvernement, les caisses nationales et l’union nationale des organismes d’assurance maladie complémentaire (UNOCAM) en cas d’évolution des dépenses incompatibles avec le respect de l’objectif voté par le Parlement (art. L. 114-4-1 css). L’affaire se complique si le comité considère qu’il existe un risque sérieux que les dépenses dépassent l’objectif assigné : les caisses d’assurance maladie doivent alors proposer aussitôt des mesures de redressement.

On imagine sans peine la hauteur des ressources qu’il faut trouver chaque année pour couvrir les dépenses de sécurité sociales. Le financement du système français de sécurité sociale est traditionnellement fondé sur des cotisations. Il fait désormais appel, pour une part qui va crescendo, à l’impôt. C’est que le régime général est confronté à de grandes difficultés financières. La Cour des comptes, dans le cadre de sa mission constitutionnelle d’assistance du Parlement et du Gouvernement, s’en inquiète chaque année à l’occasion de la publication de son rapport annuel sur l’application des lois de financement de la sécurité sociale (Code des juridictions fin., art. L.O. 132-3 ; C. sécu. soc., art. L.O. 111-3, al. 8). La fiscalité affectée au financement des organismes de sécurité sociale est demeurée longtemps marginale. Elle atteint une dimension significative à partir des années 2000, lesquelles années ont été marquées par l’impact croissant des allègements et exonérations de cotisations et/ou de contributions sociales sur les recettes de la sécurité sociale. Dans ce cas de figure, la loi oblige l’État à compenser intégralement les réductions de charges sociales et patronales qu’il a consenties (art. L. 131-7 css in mesure visant à garantir les ressources de la sécurité sociale). Seulement voilà : il s’est abstenu….

Depuis 2006, on constate une constante progression des impôts et taxes affectés au financement de la sécurité sociale (ITAF). Ceci étant, le prélèvement social prime encore le prélèvement fiscal. Dit autrement, les cotisations sociales occupent toujours une place prépondérante dans le financement de la protection sociale (61,4 % soit près de 400 milliards d’euros).

1.- Les cotisations

L’assiette des cotisations (1.1). La charge des cotisations (1.2).

1.1.- L’assiette des cotisations

Inclusion.- Traditionnellement, les cotisations ont pour assiette (c’est-à-dire les valeurs de référence qui servent au calcul des cotisations de sécurité sociale) les salaires ou rémunérations.

Le siège de la matière est le très prolixe article L. 242-1 css. : « pour le calcul des cotisations des assurances sociales, des accidents du travail, et des allocations familiales, sont considérées comme rémunérations toutes les sommes versées aux travailleurs en contrepartie ou à l’occasion du travail ». Et l’article de viser une liste non exhaustive de rémunérations. C’est ce texte – qui fait office de clef de voute en quelque sorte – qui fonde le fameux contrôle comptable d’assiette des inspecteurs chargés du recouvrement (Urssaf).

Largement formulé, le texte atteste la volonté du législateur d’étendre autant que possible les bases du financement de la sécurité sociale. Les marqueurs d’extension que renferme ce texte ne sont pas sans rappeler la rédaction de l’article L. 311-2 css (voy. l’article « Les assurés sociaux et les régimes de protection sociale »). Il faut y voir le rappel sans équivoque de la volonté globalisante du système de sécurité sociale.

La notion de rémunération a donné lieu à un abondant contentieux. Soucieuse de respecter l’esprit de la loi, la Cour de cassation a interprété largement la notion. Aux termes d’un arrêt rendu en Assemblée plénière, la Cour régulatrice considère qu’« est considérée comme une rémunération (…) toute somme allouée aux travailleurs d’une entreprise, même à titre bénévole ou à l’occasion de circonstance totalement étrangères au travail, dans la mesure où le versement est effectué en raison de la seule qualité de salarié des intéressés » (Ass. Plén., 31 mai 1989, Bull. n° 1). Les cotisations frappent donc le salaire proprement dit, mais aussi tous les avantages en espèce, à savoir toutes les primes ou gratifications qui sont liées aux conditions de travail ou d’emploi ou à l’appartenance du salarié à l’entreprise.

L’assiette est comprise le plus largement possible. L’interprétation constante de l’article L. 242-1 css ne limite pas les prélèvements sociaux à l’hypothèse ordinaire où c’est l’employeur qui verse les rémunérations. Toutes les primes versées par un tiers sont réintégrées dans l’assiette des cotisations…à la condition bien entendu qu’elles constituent pour les salariés un complément de rémunération. Ainsi, les avantages en espèce servis par un comité social et économique, qui le sont à raison de l’appartenance du salarié à l’entreprise et qui sont servis à l’occasion du travail relèvent en principe des cotisations. Les avantages en nature – à tout le moins ceux accordés par l’employeur (mise à disposition d’un bien ou d’un service à titre gratuit ou moyennant une participation du salarié inférieure à la sa valeur réelle) – n’échappent pas à la règle. Ils sont soumis à cotisation. La difficulté en la matière consiste à les évaluer. Leur traduction pécuniaire est un préalable au calcul des cotisations. Un ensemble de circulaires règle le sort de ces avantages[1]. Tantôt, la cotisation est réelle. Elle consiste alors à évaluer l’avantage en nature au plus près de valeur réelle (Arr. 10 déc. 2002). Tantôt, elle est forfaitaire (ex. : mise à disposition d’un logement ou d’un véhicule, fourniture de nourriture par ex.).

Exclusion.- Des sommes sont toutefois exclues de l’assiette des cotisations. C’est le cas des indemnisations à condition qu’elles aient pour objet de compenser un préjudice : indemnité de licenciement (sous certaines conditions) et indemnités allouées à l’occasion de la réduction du temps de travail notamment. On compte aussi les frais professionnels, les contributions des employeurs destinées au financement des prestations complémentaires de retraite et de prévoyance. L’article L. 242-1 css est en ce sens. Sont encore exclues de l’assiette des cotisations les sommes allouées au titre de l’intéressement ou de la participation (art. L. 3312-4 c. trav.).

1.2. La charge des cotisations

Les cotisations assises sur les revenus professionnels et de remplacement ont historiquement été supportées par les travailleurs et les employeurs. Désormais, les cotisations ne sont plus partagées mais sont exclusivement supportées par les uns ou les autres. Subsiste une exception à la règle : les cotisations d’assurance vieillesse. Faisons un premier tour d’horizon des cotisations de sécurité sociale.

Cotisations des assurances sociales. – La charge partagée était la règle pour le paiement des cotisations d’assurance maladie, maternité, invalidité et décès (art. D. 242-3 css) – c’est la règle qui a été décidée lorsque le législateur a organisé la généralisation de la complémentaire santé en 2013 (loi n° 2013-504 de sécurisation de l’emploi 14 juin 2013) – . C’est que, à l’origine, les assurances sociales étaient réservées aux travailleurs les plus modestes, qui étaient dans l’incapacité matérielle d’assumer seuls la charge des cotisations. Un partage était alors fait, qui était à parts égales. Pour le dire autrement, le taux des cotisations patronales et salariales était identique (4 %). Avant que le partage ne soit supprimé et qu’il soit décidé que cette charge serait supportée par les seuls employeurs (loi n° 2017-1836 du 30 déc. 2017 de financement de la sécurité sociale pour 2018, art. 8), le partage était pour le moins inégal. L’article D. 242-3, al. 1er css disposait que « le taux de cotisation des assurances sociales (…) est fixé à 13,55 %, soit 12,80 à la charge de l’employeur et 0,75 % à la charge du salarié ou assimilé, sur la totalité des rémunérations ou gains de l’intéressé ». Le taux de cotisation des assurances sociales affectée aux risques maladie, maternité, invalidité et décès est désormais fixé à 13%. Il est de 7% au titre des rémunérations annuelles ne dépassant pas 2,5 smic.

À noter que des individus, qui se retrouvent dans une situation particulière, restent très exceptionnellement tenus au paiement de cette cotisation (taux aux alentours de 5,5 %). Ils sont visés à l’article D. 242-3, al. 2 css. Ce sont notamment les personnes qui, sans être sans droit ni titre sur le territoire (qui relèveraient alors de l’AME. Voy. l’article « Les assurés sociaux »), ne remplissent pas les conditions de résidence de l’article L. 136-1 et qui bénéficient pourtant, à titre obligatoire, de la PUMa. C’est le cas des personnes non domiciliés fiscalement en France et des « salariés non résidents actifs ».

Une autre catégorie de personnes reste tenue au paiement des cotisations des assurances sociales. Ce sont les salariés qui résident dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle. Le régime local de couverture des risques et charges de l’existence y est particulier (2020 : part salariale : 1,5% / part patronale : 13%). C’est en quelque sorte la survivance du régime bismarkien. Pour mémoire, ces territoires ont été rattachés à l’empire Allemand de 1871 à 1918. La population a donc bénéficié des lois de Bismarck (voy. l’article « La sécurité sociale : tour d’horizon »). Le décret n° 46-1428 du 12 juin 1946 a maintenu ce régime à titre provisoire. La loi n° 91-1406 du 31 décembre 1991 l’a pérennisé (voy. not. F. Kesler, L’assurance maladie en Alsace-Moselle : des origines à nos jours, 2ème éd., IRJS éd., 2013).

Cotisations d’accidents du travail et maladies professionnelles. – Les employeurs supportent seuls la charge des cotisations dues au titre des AT-MP (art. L. 241-5, al. 1er css). Des raisons historiques et logiques imposent ce sort. Les accidents du travail (AT) et les maladies professionnelles (MP) sont un risque créé par l’entreprise. À ce titre, il ne paraît pas incongru d’en faire supporter le poids aux employeurs.

La loi réserve toutefois à ce dernier nombre de facilités pour alléger sa lourde charge. La prévention de la survenance du risque de dommage est récompensée par une diminution du coût des cotisations, par un bonus. Il s’agit plus précisément d’une ristourne sur la cotisation qui peut être accordée par les caisses d’assurance retraite et de santé au travail  (CARSAT), qui a pour effet de minorer les cotisations patronales de sécurité sociale. L’exercice n’est pas toujours des plus évidents. Les employeurs peuvent se faire assister parce qu’on appelle des préventeurs. Une fédération des acteurs de la prévention existe par ailleurs.

Le taux de cotisation est fixé annuellement par établissement par les Carsat (www.carsat-région.fr / art. D. 242-6 css) et la caisse régionale d’assurance maladie d’île de France (CRAMIF). La tarification des AT-MP correspond à un système dit « de répartition des capitaux de couverture ». Le principe est le suivant : les cotisations sont fixées à titre conservatoire pour couvrir l’ensemble des charges liées aux accidents susceptibles de survenir dans l’année. Chaque établissement est classé par le service de tarification de la caisse compétente par branche d’activité et par risque professionnel. Le taux de cotisation est ensuite calculé par l’organisme privé chargé d’une mission de service public en considération de l’effectif de l’entreprise. Il existe, plus précisément trois modes de tarification selon la taille de l’entreprise (art. D. 242-6-2 css) : une tarification individuelle (pour les entreprises de 150 salariés et plus), une tarification collective (pour les entreprises de moins de 20 salariés) une tarification mixte (pour les entreprises de 20 à 150 salariés).

Le mode de tarification et la fixation du taux de cotisation sont une préoccupation majeure pour les employeurs, qui recherchent à minimiser les charges en générale et les cotisations de sécurité sociale plus particulièrement. Ils y sont aidés par des opérateurs pointus qui sont tantôt des avocats tantôt des juristes très expérimentés (voy. par ex. https://www.prevantis.fr).

Il reste une cotisation supplémentaire à payer au gré des circonstances. La notion de bonus va de paire avec celle de malus. Il est des circonstances qui fondent la Carsat à infliger à l’employeur la cotisation supplémentaire pour risques exceptionnels de l’art. L. 242-7 css (v. aussi art. 452-5, al. 4 css). Il en va ainsi lorsque l’employeur ou un copréposé s’est rendu coupable d’une faute intentionnelle qui a occasionné l’accident de travail ou qui est à l’origine de la maladie professionnelle (voy. l’article : « Les accidents du travail »).

Cotisations d’allocations familiales. – Les employeurs supportent également seuls la charge des cotisations d’allocations familiales (art. L. 241-6, 1 css) dont le taux est fixé à 5,25 % pour les rémunérations supérieures à 3,5 smic (2020). Le paiement d’un supplément familial de salaire à raison de charges de famille date du second empire (1860). Quelques initiatives (aussi remarquables que peu répandues) seront prises un peu plus tard notamment par Léon Hamel. Des caisses de compensation apparaîtront dans les années 20 tandis que les années 30 le paiement de ce qu’on appelle plus volontiers désormais un revenu de complément (accordé à ce jour par les caisses d’allocations familiales) sera généralisé. Ce sont ces cotisations dont les employeurs réclament régulièrement l’allégement voire l’exonération.

Les cotisations – il y en a bien d’autres (…) – sont nécessaires au financement de notre système de protection sociale, mais elles sont insuffisantes. Il faut compter sur la fiscalisation autrement dit les impôts.

2.- Les impôts

Les impositions de toutes natures sont pléthoriques – il fallait bien çà. Pêle-mêle, dans le désordre : droit de consommation sur les tabacs. Droit de consommation sur les alcools (Tva et régimes sectoriels). Contribution de solidarité sur les sociétés (C3S). Prélèvement social sur les produits de placements. Prélèvement social sur les revenus du patrimoine. Contribution sociale sur les bénéfices. Forfait social. Taxe sur les véhicules de société. Contribution sur les contrats d’assurance en matière de circulation de véhicules terrestres à moteur. Taxe de solidarité additionnelle afférente aux garanties de protection complémentaire en matière de frais de soins de santé (TSA). Taxe spéciale sur les conventions d’assurance (TSCA). Taxe exceptionnelle sur la réserve de capitalisation. Etc. La lecture de la table d’exposition du code de la sécurité sociale révèle l’étendue desdites impositions (art. L. 136-1 et s. css).

CSG.- L’expression la plus symbolique de la fiscalisation est la contribution sociale généralisée. Créée, sous le gouvernement Rocard pour diversifier le financement de la sécurité sociale (loi de finances pour 1991 n° 90-1168 du 29 déc. 1990, art. 127-135), la CSG fait partie des impositions de toutes natures (à tout le moins en droit interne – cons. constit. décisions n°90-285 DC du 28 décembre 1990, n° 96-384 DC du 19 décembre 1996, n° 96-384 DC du 19 décembre 1996 – , car en droit de l’Union européenne la CSG est assimilée à une cotisation sociale en raison de son affectation au financement de la sécurité sociale). Cet impôt participe au financement de la sécurité sociale. Il contribue plus précisément à financer les branches maladie, famille, retraite ; son taux est fixé à 9,20 % (art. L. 136-8 css). La contribution sociale généralisée se compose de quatre prélèvements distincts. Elle frappe 1° les revenus d’activités comme ceux de remplacement ; 2° les revenus du patrimoine et revenus assimilés ; 3° les produits de placement ainsi que 4° les produits réalisés à l’occasion de jeux (art. L. 136-1 à L. 136-9 css). À l’origine, le taux de la CSG était de 1,1%… Il fallait bien vendre l’impôt aux contribuables !

CRDS.- On doit la Contribution au remboursement de la dette sociale à une ordonnance adoptée sous le gouvernement Juppé n° 96-50 du 24 janvier 1996 relative au remboursement de la dette sociale. L’idée qui a présidé à son invention est simple : apurer la dette sociale accumulée pour un impôt spécifique et temporaire (prière de ne pas sourire) dont le produit est l’occasion pour l’établissement public en responsabilité de s’employer à la titrisation (vente de titres obligataires émis sur les marchés financiers). Pour ce faire, le gouvernement habilité par le législateur crée un établissement public national à caractère administratif : la Caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES). Le produit des contributions au remboursement de la dette sociale lui est affecté (et quelques points de CSG pour faire bonne mesure). C’est que l’ordonnance frappe les revenus de l’activité, les revenus du patrimoine, les produits de placement, les ventes de métaux et objets précieux, les gains de jeu. Le taux de chaque prélèvement est plus modéré que celui pratiqué sur le fondement de la CSG. Il est de 0,5 %. Une imposition temporaire promettait le législateur… L’article 1er de l’ordonnance n° 96-50 disposait que la CADES devait disparaître 13 ans et un mois à compter de son entrée en vigueur (1er janv. 1996 – effet rétroactif de la loi – sans commentaire…), soit en février 2009. Mais la loi n° 2004-810 du 13 août 2004 relative à l’assurance maladie a substitué à ce terme extinctif certain un terme à échéance incertaine. La loi dispose depuis que la durée de vie de la CADES est prolongée « jusqu’à extinction de des missions mentionnées à l’article 4 » (art. 76, II)…à savoir l’apurement de la dette sociale…autrement dit (il faut le craindre) ad vitam aeternam !

TVA sociale.- Techniquement, il s’agit d’affecter une part du produit de la TVA au financement de la protection sociale. Économiquement, cela consiste à faire supporter une part du financement de la protections sociale par le consommateur dans le dessein de réduire, à due proportion, le coût du travail et, par voie de conséquence, d’améliorer la compétitivité des entreprises (à raison de la baisse théorique du prix hors taxe des produits et des services). En bref, c’est un dispositif commode qui permet de compenser les allègements de cotisations. Tout est bien décrit dans le code général des impôts (Partie 1 – Impôts d’État. Titre 2 – Taxe sur le chiffre d’affaires et taxes assimilées. Chap. 1 – TVA, art. 256-0 et s. Section 5 – Calcul de la taxe. I – Taux. A – Taux normal). En son temps, le gouvernement Fillon avait dans l’idée d’alléger, à compter du 1er oct. 2012, les charges patronales d’allocations familiales sur les bas salaires. Pour pallier la perte mécanique de recettes de la Caisse nationale des allocations familiales, la loi n° 2012-354 du 14 mars 2012 de finances rectificative pour 2012 majorait le taux normal de la TVA, en le portant à 21,20 % (art. 2, V, A). La hausse du point aurait été affecté à la CNAF. Mais cette réforme ne vit pas le jour. Quelques jours après l’élection de François Hollande à la présidence de la République, une loi de finances rectificative n° 2012-958 du 16 août 2012 était votée : la TVA était ramenée au taux normal (de l’époque) de 19,60 % (art. 1, IV, B) ! C’est que les cotisations n’avaient pas été allégées ou pas encore…


[1](Arr. 20 déc. 2002 rel. frais professionnels déductibles pour le calcul des cotisations de sécurité sociale ; Circ. min. 7 janv. 2003 ; Arr. 25 juill. 2005 modif. Arr. 20 déc. 2002 ; Lettre circ. Agence Centrale des Organismes de Sécurité Sociale 25 août 2005 ; Circ. intermin. 28 janv. 2009 rel. Aux frais de transport entre la résidence habituelle et le lieu de travail des salariés).