Projet de réforme de la responsabilité civile et droit de la réparation du dommage corporel

Avis sur le projet de loi portant réforme de la responsabilité civile (13 mars 2017)

IV. – Règles particulières à la réparation des préjudices résultant d’un dommage corporel

Les travaux engagés par les rapporteurs de la mission d’information sur la responsabilité civile visent principalement à répondre à trois questions.

Les voici rappelées.

Quelles sont les innovations les plus positives ou, au contraire, les plus contestables apportées à ce projet ?

Prend-il correctement en compte l’évolution de la jurisprudence et de la doctrine ?

Comporte-t-il des dispositions qui méritent d’être améliorées ou corrigées, ou qui appellent une clarification pour éviter les difficultés d’application et d’interprétation ? Souffre-t-il de manques particuliers ?

 

A l’une des questions posées, et pour ce qui concerne spécialement les règles particulières sous étude, une réponse affirmative s’impose d’emblée. Le projet de réforme a certainement pris en compte l’évolution de la jurisprudence. Quant à la doctrine, ses travaux ont assurément inspiré les rédacteurs. En bref, le gros des dispositions est susceptible de recueillir l’assentiment de l’université, du palais et des cabinets.

Le projet, dont la mission d’information s’est pleinement saisie, compte de nombreuses innovations. C’est ce qui sera présenté d’abord.Quant aux corrections qui pourraient être apportées, elles retiendront l’attention ensuite.

1.- Les innovations du projet de réforme

Le projet de réforme de la responsabilité civile, relativement aux règles particulières à la réparation du dommage corporel, est des plus intéressants. Dans le cas particulier, et à l’exception d’une innovation plus contestable (b), il est fait d’innovations positives (a).

a.- Les innovations positives ont toutes été pensées dans un seul et même but, à savoir : garantir, autant que faire se peut, une égalité de traitement des victimes devant la loi. C’est tout à fait remarquable car, en l’état du droit positif, à atteinte en tout point semblable en fait, les intéressées ne sont pas du tout traitées de la même manière en droit. Quelles sont ces innovations ?

Ordre.- Les règles particulières à la réparation des préjudices résultant d’un dommage corporel auront vocation à s’appliquer – sans distinction aucune – aux juges, aux assureurs, aux fonds d’indemnisation (qui paient en première intention) et aux fonds de garantie (qui paient en désespoir de cause). Le principe est énoncé à l’article 1267. Il importera donc à tout un chacun de déférer au seul ordre de la loi civile. La solution a le mérite de mettre un terme aux désordres du droit, qui sont notamment provoqués par l’existence de deux ordres de juridiction et l’invention de systèmes de solutions arrêtés respectivement par le juge administrative et le juge judiciaire qui tantôt ne convergent pas tout à fait, tantôt divergent franchement.

Nomenclature.- Le projet doit encore être salué, car il transforme un essai manqué à plusieurs reprises en législation, à savoir la consécration d’une nomenclature (non limitative) des préjudices corporels (art. 1269). En vérité, la voie de l’uniformisation a d’ores et déjà été prise en pratique. On pourrait donc craindre qu’on légiférât sans grand intérêt sur le sujet. Dans la mesure toutefois où il est encore quelques désaccords sur la question, notamment entre le Conseil d’État et la Cour de cassation, la loi fera gagner en certitude.

Barémisation.- Autre motif de satisfaction : l’élaboration d’un barème médical unique et indicatif (art. 1270) en lieu et place de la myriade de référentiels qui changent du tout au tout l’évaluation qui est faite par les professionnels de santé du dommage subi. Il restera bien entendu à s’entendre sur la définition, d’une part, des atteintes organiques et fonctionnelles et, d’autre part, sur leur quantification respective. Mais, à hauteur de principe, l’article 1270 participe de l’égalité de traitement des victimes.

Référentiel.- L’élaboration d’un référentiel indicatif d’indemnisation des chefs de préjudices extra-patrimoniaux (voy par ex. le déficit fonctionnel, les souffrances endurées, le préjudice esthétique, le préjudice sexuel, etc.) doit retenir l’attention. C’est que le projet de loi, aussi innovant qu’il soit sur la question, est clivant plus sûrement encore. Ni les associations de victimes, ni les avocats de ces dernières n’y sont favorables. Et pourtant, il y a des raisons d’opiner.

Il est bien su que la monétisation de ces derniers est des plus contingentes. Dans la mesure où il n’y a aucune espèce d’équivalent envisageable, la réparation des préjudices non économiques est nécessairement arbitraire.

Le référentiel permettrait de rendre la demande en justice et/ou l’offre d’indemnisation moins fantaisiste et la décision du juge moins discrétionnaire. En outre, s’il était décidé de minorer ou majorer ce qui est ordinairement accordé dans un cas approchant, il appartiendrait aux intéressés de s’en expliquer. Enfin, et c’est plus volontiers d’économie du droit dont il est question, le dispositif devrait participer à réduire la variance du risque de responsabilité et, partant, à diminuer (au moins théoriquement) les primes et cotisations appelées par les organismes d’assurance.

Indexation.- L’indexation de la rente indemnitaire (art. 1272, al. 1er) et l’actualisation du barème de capitalisation (art. 1272, al. 2) sont de graves questions. Il importait que le législateur s’en saisissent. C’est du reste une réforme qui est appelée des vœux de toutes les personnes intéressées par la compensation du dommage corporel. C’est que, en l’état du droit positif, le juge est purement et simplement abandonné à prendre une décision parmi les plus importantes qui soit en la matière (v. infra).

Remboursement.- Pour terminer sur ces innovations positives, il faut dire un mot de la réforme du recours des tiers payeurs (art. 1273-1277). Les dispositions sont parmi les plus techniques qui soient. Il importe de retenir – c’est l’essentiel – qu’à la faveur du projet, les caisses de sécurité sociale seront mieux loties qu’elles ne le sont aujourd’hui tandis que la solidarité nationale sera moins sollicitée.

Il importe également de signaler à la mission d’information que l’article 1276 devrait faire l’objet d’une vive opposition de la part des associations de victimes et des avocats défenseurs des intérêts de ces dernières. La raison tient à ceci que la correction opérée par le projet aura nécessairement pour effet de réduire quelque peu les dommages et intérêts compensatoires.

En l’état du droit positif, lorsque les caisses poursuivent le tiers responsable du dommage causé à un assuré social pour obtenir le remboursement de leurs débours, elles entrent possiblement en concours avec la victime qui, de son côté, a engagé une action aux fins d’indemnisation complémentaire. Le concours d’actions (action en remboursement vs action en indemnisation) est source d’un conflit que le droit résout au profit exclusif de la victime, qui est systématiquement préférée aux tiers payeurs alors pourtant qu’elle a pu (pour prendre un exemple typique) commettre une faute à l’origine de son dommage.

Le législateur gagnerait donc à maintenir l’article 1276, car la victime est équitablement lotie et la caisse justement remboursée.

b.- Aux nombres des règles particulières à la réparation du préjudice résultant d’un dommage corporel, le projet renferme une innovation plus contestable.

L’article 1233-1 dispose que la victime, qui est le siège d’une atteinte à son intégrité physique, est fondée à obtenir réparation sur le fondement des seules règles de la responsabilité extracontractuelle, alors même que le dommage serait causé à l’occasion de l’exécution d’un contrat.

Intention.- Techniquement, la règle paralyse, d’une part, le jeu d’une clause qui aurait pour objet ou pour effet de minorer voire d’exclure la réparation (garantie de la réparation). La règle interdit, d’autre part, la découverte d’une obligation (par ex. d’information ou de sécurité) dont l’inexécution consommée assurerait un fondement commode à la condamnation du débiteur au paiement de dommages et intérêts (sécurité juridique). Fondamentalement, la règle se réclame d’une sentence prononcée par un éminent auteur, à savoir que ce serait « artifice que de faire entrer [dans le contrat] des bras cassés et des morts d’homme ; les tragédies sont de la compétence des articles 1382 et suivants » (Jean Carbonnier). En outre, c’est une proposition qui a été faite en son temps par le projet Terré.

Raison(s).- Aussi fructueuse qu’elle puisse paraître de prime abord, cette disposition préliminaire doit être écartée. Il y a deux raisons à cela. Elles sont d’inégale valeur.

D’abord, elle porte peu à conséquence, car la réparation ne peut être limitée ou exclue par contrat en cas de dommage corporel (art. 1281, al. 2). Ensuite, et surtout, il existe toute une série de situations dans lesquelles le contractant encourt un risque spécifique du fait du contrat, notamment en cas de prestations de transport, de prestations sportives, de prestations ludiques impliquant un dynamisme propre ou encore de prestations médicales. Or, la volonté d’interdire au juge qu’il ne force le contrat (au point de le gauchir purement et simplement) priverait les personnes concernées de la liberté d’aménager les modalités de la réparation.

C’est la raison pour laquelle il sera recommandé que cette disposition soit supprimée.

C’est le seul point d’achoppement qui a été relevé. Le reste des dispositions projetées est de bonne facture. Ce n’est pas à dire toutefois qu’il ne faille pas ici ou là apporter quelques corrections au projet de réforme de la responsabilité civile.

2.- Les corrections du projet de réforme

La considération du législateur et du juge pour la nature corporelle du dommage est en définitive assez récente. Il faut bien voir que jusqu’à l’insertion des articles 16 et suivants dans le Code civil en 1994 (qui renferment les règles relatives au respect du corps humain), l’homme n’est que pur esprit. Et le Code civil de 1804 de repousser toute hiérarchisation des intérêts protégés. Pour le dire autrement, tous les dommages se valent ; ils ont une égale vocation à la réparation.

Le temps a depuis fait son œuvre. La réparation du dommage corporel a été érigée en impératif catégorique.

Le projet de réforme de la responsabilité civile en porte distinctement la marque. Relativement aux règles particulières à la réparation des préjudices résultant d’un dommage corporel, et sous réserve des quelques corrections qui pourraient être faites, le projet est de la belle ouvrage.

Art. 1254.- L’alinéa 2 de l’article mériterait d’être modifié. Il est prévu que seule une faute lourde (une négligence d’une extrême gravité, « rare sottise » a pu dire en son temps la Cour de cassation) de la victime d’un dommage corporel pourrait entraîner l’exonération partielle du responsable. C’est une faveur trop grande. Il apparaît pour le moins sévère de faire supporter au défendeur à l’action en réparation, et à son assureur de responsabilité civile, les conséquences de la faute de la victime alors pourtant que cette dernière a contribué de façon patente à la réalisation du dommage. Il y a plus.

Il faut bien voir que l’assureur de responsabilité civile sur qui, par hypothèse, le poids de la réparation va être déplacé ne s’est engagé qu’à une chose : protéger le patrimoine du responsable contre une aggravation du passif (constituée par la dette de dommages et intérêts). Ce serait un tort de penser qu’il est censé couvrir le sinistre tel un assureur de personnes. C’est pourtant à une cette conséquence qu’on parvient de proche en proche. En empêchant la victime d’une faute lourde d’être complètement indemnisée du tort subi, le législateur pourrait passer pour sévère.

Cela étant, que le droit considère plus volontiers l’affliction de toute personne atteinte dans son intégrité corporelle est une chose ; elle est acquise. Que le droit exonère en revanche la victime de toute responsabilité en est une autre ; c’est plus douteux. Il ne s’agirait pas que les règles particulières sous étude dispensent tout un chacun de sa responsabilité individuelle, qui consiste : i.- à prévenir autant que faire se peut la survenance du dommage corporel ; ii.- à souscrire autant que de besoin une assurance de personnes (voy. par ex. la garantie accident de la vie) pour le cas où ce dernier dommage se réaliserait.

Art. 1268.- L’incidence de l’état antérieur de la victime (c’est-à-dire la situation dans laquelle elle se trouvait avant que l’événement dommageable ne lui préjudicie) est réglementée. Ce faisant, le projet conforte une jurisprudence qui considère que le droit à réparation ne saurait être réduit par des prédispositions pathologiques lorsque l’affection qui en résulte n’a été révélée ou provoquée que par le fait de l’accident ou de l’infraction.

Il est regrettable toutefois que l’article 1268 n’ait pas réglementé un cas particulier, qui est source d’une grande confusion en pratique : celui du fait dommage qui transforme radicalement (ou sans commune mesure) l’invalidité préexistante et qui impose, par voie de conséquence, en équité, l’indemnisation de l’entier dommage subi.

C’est pourtant un cas de figure qui n’est pas exceptionnel en pratique et qui est très mal connu et/ou compris par les professionnels de santé nommés aux fins d’expertise (amiable ou judiciaire).

On proposera donc les modifications suivantes : al. 1 : « Les préjudices doivent être appréciés sans qu’il soit tenu compte d’éventuelles prédispositions de la victime lorsque l’affection qui en est issue n’a été provoquée ou révélée que par le fait dommageable  » ; al. 2 : « Il en va de même lorsque lesdits préjudices ont transformé radicalement la nature de l’invalidité ».

Art. 1270.- L’élaboration d’un barème médical unique et indicatif est une nécessité en la matière. Une fois encore, ce dispositif participe de l’égalité de traitement des victimes. À l’expérience, les médecins et chirurgiens experts se représentent plus volontiers la « barémisation » tel un dispositif impératif. Ce qui est une erreur en droit ; c’est purement indicatif. Prescrire qu’il importe de déterminer les modalités d’élaboration, de révision et de publication apparaît donc tout aussi nécessaire.

Ceci étant dit, une difficulté n’est pas réglée par le texte. Elle a trait au déficit fonctionnel, qui ne reçoit aucune définition. De prime abord, la chose est entendue. Et pourtant, la victime peut tout à fait être le siège d’une atteinte organique et ne subir aucun retentissement fonctionnel.

Un exemple concret permettra de s’en convaincre. Une personne ingère un médicament des années durant. À l’analyse, le principe actif se révèle valvulotoxique. Les examens échographiques attestent que l’intéressée est victime d’une valvulopathie médicamenteuse. Par chance, elle n’a aucun déficit fonctionnel. Le risque que sa situation ne s’aggrave est certes plus grand. En droit, son angoisse peut assurément être indemnisée. Mais, sauf ce dernier chef de préjudice, la victime subit un dommage (c’est à dire une atteinte contemporaine de la prise de médicament) sans aucune espèce de conséquence (c’est à dire sans préjudice juridiquement réparable). Si la distinction dommage corporel / préjudices est volontiers reçue par les juristes, il n’en va nécessairement de même des professionnels de santé dont l’expertise est requise auxquels le texte s’adresse plus volontiers. On proposera donc de compléter le texte à leur attention, en précisant que le déficit fonctionnel mesure le retentissement préjudiciable subi .

Article 1270 : Sauf disposition particulière, le déficit fonctionnel, qui mesure le retentissement physiologique et situationnel préjudiciable d’une atteinte organique, est évalué selon un barème médical unique, indicatif, dont les modalités d’élaboration, de révision et de publication sont déterminées par voie réglementaire.

Article 1271. – L’élaboration d’un référentiel indicatif d’indemnisation aux fins d’évaluation des chefs de préjudices extrapatrimoniaux est une bonne chose. Cette disposition participe tout aussi certainement que les articles 1269 et 1270 de l’égalité de traitement des victimes. Ce n’est pas le seul avantage qui pourrait être retiré du texte. On peut augurer une minoration de la variance du risque de responsabilité et, partant, une réduction théorique des primes et cotisations. Au reste, et cela emporte tout autant sinon plus, la demande en justice et l’offre d’indemnisation pourront passer pour moins fantaisistes tandis que la décision du juge pourra sembler moins discrétionnaire (encore qu’il soit tenu par le principe dispositif). C’est qu’un tel référentiel supposera expliquée la raison pour laquelle la victime se verra allouer plus ou moins de dommages et intérêts en comparaison avec ce qui est ordinairement accordé.

On regrettera toutefois que la base de donnée ne rassemble que les décisions définitives rendues par les cours d’appel en matière d’indemnisation du dommage corporel des victimes d’un accident de la circulation. On gagnerait à recenser toutes les décisions rendues par les juges judiciaires et administratifs, comme du reste toutes les offres d’indemnisation adressées aux victimes par les fonds de garantie et d’indemnisation.

On proposera donc de corriger l’article 1271 en supprimant a minima les mots « victimes d’un accident de la circulation ».

Article 1272. – C’est de l’indexation de la rente (art. 1272, al. 1er) et de table de capitalisation (art. 1272, al. 2) dont il est question.

L’indexation de la rente indemnitaire est une nécessité, particulièrement en période d’inflation. L’article 1272 a donc le mérite de garantir un service utile des prestations (de survie) à terme. Il y a plus. Il généralise un dispositif pratiqué jusqu’à présent dans le seul droit des accidents de la circulation. Un cadre serait ainsi donné. C’est au passage une réforme qui est appelée des vœux de toutes les personnes intéressées par la compensation du dommage corporel.

Une remarque critique sera toutefois faite quant au choix de l’indice de référence. Sur la forme, le projet de réforme prescrit d’avoir égard à l’évolution du salaire minimum. Une précision s’impose. S’agit-il d’indexer la rente indemnitaire sur le salaire minimum interprofessionnel de croissance ou bien le calcul doit-il être fait sur la base des revenus professionnels (nets de cotisations sociales) du crédirentier ? Dans la mesure où l’indice est fixé par voie réglementaire, la première branche de l’option s’impose manifestement. L’article 1272 gagnerait toutefois à être complété en conséquence.

Quant à la table de capitalisation, il faut saluer que le législateur se saisisse de la question et n’abandonne plus le juge à une si lourde responsabilité (v. supra). Des arrêts récents rendus dans le courant de l’année par la Cour de cassation attestent l’acuité de la problématique. Et déjà en 2002, le rapport de la commission du Conseil national d’aide aux victimes concluait à la nécessité impérative de publier un barème de capitalisation actualisé. Plus concrètement, la question se pose de savoir s’il importe de prendre en compte l’inflation future dans la base de calcul. Il importe d’avoir à l’esprit que les assureurs sont hostiles. On peut leur accorder qu’une estimation à long terme de ladite inflation est pour le moins divinatoire. Ceci étant dit, l’absence de toute prise en compte serait susceptible de conduire à des résultats plus fâcheux encore, les fluctuations de la monnaie pouvant empêcher la victime de remployer utilement les dommages et intérêts compensatoires alloués. Aussi, et parce que la loi doit être féconde en conséquences, il ne semble pas déraisonnable d’inviter le législateur à se prononcer sur ce point.

Synthèse des propositions de corrections

Art. 1254 : « Le manquement de la victime à ses obligations contractuelles, sa faute ou celle d’une personne dont elle doit répondre sont partiellement exonératoires lorsqu’ils ont contribué à la réalisation du dommage. En cas de dommage corporel, seule une faute lourde peut entraîner l’exonération partielle. »

Art. 1268, al. 1 : « Les préjudices doivent être appréciés sans qu’il soit tenu compte d’éventuelles prédispositions de la victime lorsque l’affection qui en est issue n’a été provoquée ou révélée que par le fait dommageable. » Al. 2 : « Il en va de même lorsque lesdits préjudices ont transformé radicalement la nature de l’invalidité. »

Article 1270 : « Sauf disposition particulière, le déficit fonctionnel après consolidation, qui mesure le retentissement physiologique et situationnel préjudiciable d’une atteinte organique, est mesuré selon un barème médical unique, indicatif, dont les modalités d’élaboration, de révision et de publication sont déterminées par voie réglementaire. »

Article 1271 : « Un décret en Conseil d’État fixe les postes de préjudices extra-patrimoniaux qui peuvent être évalués selon un référentiel indicatif d’indemnisation, dont il détermine les modalités d’élaboration et de publication. Ce référentiel est réévalué tous les trois ans en fonction de l’évolution de la moyenne des indemnités accordées par les juridictions. A cette fin, une base de données rassemble sous le contrôle de l’État et dans des conditions définies par décret en Conseil d’État, les décisions définitives rendues par les cours d’appel en matière d’indemnisation du dommage corporel des victimes d’un accident de la circulation. »

Article 1272 : «  L’indemnisation due au titre de la perte de gains professionnels, de la perte de revenus des proches ou de l’assistance d’une tierce personne a lieu en principe sous forme d’une rente. Celle-ci est indexée sur un indice fixé par voie réglementaire et lié à l’évolution du salaire minimum interprofessionnel de croissance. Avec l’accord des parties, ou sur décision spécialement motivée, la rente peut être convertie en capital selon une table déterminée par voie réglementaire fondée sur un taux d’intérêt prenant en compte l’inflation prévisible et actualisée tous les trois ans suivant les dernières évaluations statistiques de l’espérance de vie publiées par l’Institut national des statistiques et des études économiques. Lorsqu’une rente a été allouée conventionnellement ou judiciairement en réparation de préjudices futurs, le crédirentier peut, si sa situation personnelle le justifie, demander que les arrérages à échoir soient remplacés en tout ou partie par un capital, suivant la table de conversion visée à l’alinéa précédent. »

L’évolution de la responsabilité de l’entreprise dans la survenance du risque professionnel d’une dette d’argent de l’employeur à une créance de réparation du salarié ?

1. Position dogmatique. En comparaison avec le droit civil de la réparation du dommage corporel, qui a été façonné tout au long du XXe siècle pour garantir aux victimes une réparation intégrale des atteintes subies – que le professeur Lambert Faivre a présenté dans des termes choisis : « L’évolution de la responsabilité civile d’une dette de responsabilité à une créance de réparation »[1] -, le droit social de la réparation forfaitaire des risques professionnels n’aura pour ainsi dire pas varié sur la période. Exception faite de quelques corrections techniques, l’exorbitance de ce dernier régime aura résisté à tous les vents progressistes. Il aura été dit que la réparation des atteintes souffertes par le corps laborieux ne saurait jamais être intégrale tandis que, et par comparaison, il n’est pour ainsi dire aucune autre victime dont la réparation des atteintes à l’intégrité physique n’est pas guidée par le principe directeur de l’équivalence entre le dommage subi et les chefs de préjudices indemnisés[2].

2. Corrections paramétriques. Depuis que le Conseil constitutionnel a autorisé que tous les dommages corporels subis consécutivement à une faute inexcusable de l’employeur soient réparés intégralement par le truchement de l’action en indemnisation complémentaire de l’article L. 452-3 du Code de la sécurité sociale, à la condition qu’ils n’aient pas été couverts par le livre 4[3], le champ des possibles a semblé s’ouvrir. L’applicabilité des règles de droit civil favorables aux victimes a paru facilitée, la réforme du régime juridique sous étude par capillarité sérieusement envisageable et l’évolution de la responsabilité de l’entreprise dans la survenance du risque professionnel d’une dette d’argent de l’employeur à une créance de réparation du salarié en passe d’être acquise. Un arrêt d’assemblée plénière rendu en janvier 2023 par la Cour de cassation a donné à penser que l’hypothèse de travail était des plus sérieuses[4]. Autorisant la victime à demander l’indemnisation du déficit fonctionnel permanent nonobstant le service d’une rente AT, la Cour augmentait un peu plus encore la liste des chefs de préjudices indemnisables.

Après que deux juridictions du fond sont entrées en voie de dissidence[5], la rente d’accident du travail a fini par être regardée par la cour régulatrice comme ayant pour objet exclusif de compenser, sur une base forfaitaire, les préjudices subis par la victime dans sa vie professionnelle en conséquence de l’accident, c’est-à-dire ses pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité[6]. Pour le dire autrement, la rente, qui répare chef de préjudice patrimonial, ne répare pas (ou plus) l’incapacité physiologique, les souffrances endurées post consolidation ni les troubles dans les conditions d’existence, qui sont des composantes du déficit fonctionnel[7].

Au final, la restriction du droit subjectif à réparation des salariés victimes d’une faute qualifiée de l’employeur est de moindre intensité[8]. La solution nouvelle s’inscrit dans le sillage de la décision du Conseil constitutionnel précitée. Elle est parfaitement conforme aux règles qui organisent le recours des tiers payeurs dont la Cour de cassation faisait litière jusqu’alors. Depuis, et en toute logique, sont affectées pareillement : les pensions d’invalidité des salariés[9] comme celles des travailleurs indépendants[10], les pensions de retraite[11], les rentes viagères d’invalidité[12] et plus généralement toutes les prestations dont les modalités de calcul ne prennent en compte aucun facteur personnel[13].

Où l’on peut faire remarquer que, sous couvert d’une correction plutôt paramétrique de la matière (sans préjudice de son importance pour les personnes concernées naturellement), c’est possiblement tout le système de couverture des risques professionnels dont l’économie générale serait sur le point de basculer.

3. Incidences systémiques. L’extension par le Conseil constitutionnel de la liste des chefs de préjudices intégralement réparables et la réduction de l’assiette du recours des organismes de sécurité sociale ont pour effet d’augmenter le coût moyen des sinistres supportés par le ou les assureurs du risque professionnel, à savoir : la caisse ou la mutualité sociale agricole (prise en qualité d’assureur public de première intention) et l’organisme d’assurance privé (pris en qualité de débiteur final de la réparation) auprès duquel l’employeur aura possiblement cherché à couvrir en tout ou partie les conséquences financières d’une faute inexcusable[14].

Pour le dire autrement, et parce que le droit et l’économie de l’assurance commandent que des provisions techniques prudentielles soient établies[15], la réparation intégrale de tous les chefs de préjudices contraint (à tout le moins en théorie) les assureurs à majorer les cotisations des employeurs aux fins de financement de la couverture du risque aggravé.

Tandis qu’on imaginait assez la réaction farouche des souscripteurs employeurs et inversement l’approbation appuyée des salariés assurés, ces derniers joignirent leurs voix aux premiers pour critiquer l’amélioration continuée de leur propre sort par la Cour de cassation. Aux termes de l’accord national interprofessionnel du 15 mai 2023 relatif aux accidents du travail et des maladies professionnelles, les partenaires sociaux appellent le législateur à prendre toutes les mesures nécessaires pour revenir en arrière et garantir que la nature duale de la rente AT/ MP ne soit pas (ou plus) remise en cause. Comprenons bien : l’exhortation est le fait des organisations d’employeurs et des organisations syndicales de salariés.

Pour l’heure, la jurisprudence de la Cour de cassation est toujours de droit positif. Les travaux préparatoires des lois de financement de la sécurité sociale pour 2024 et 2025 renfermaient pourtant des amendements abrogatifs. Qu’il ne s’agisse pas du bon véhicule législatif ou bien encore que la séquence politique n’ait pas été la plus propice à la correction, la question reviendra sur le devant de la scène lorsque le temps de la transposition de l’accord sera venu.

4. Plan. Cette résistance farouche des parties prenantes signale un trouble manifeste dans les esprits. Il se pourrait fort que les partenaires sociaux aient craint qu’en succombant à la tentation de la réparation intégrale de tous les risques professionnels, ce qui est une expérience de pensée des plus stimulantes (1), c’est tout le régime de compensation qui encourait un risque à son tour : celui de la commutation ou, pour le dire autrement, de la substitution par le droit commun. A l’analyse, et à l’aune d’un principe de réalité (2), la résistance ne surprend pas outre mesure. Simplement celle qui a été choisie par les partenaires sociaux aurait pour effet (réflexe en quelque sorte) de dégrader la prise en charge actuelle des victimes d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle[16]. Tandis que la Cour de cassation a avancé d’une case le dispositif sur le grand échiquier de la réparation intégrale, le législateur est prié de reculer de deux. Une position à mi-chemin pourrait être esquissée, qui serait de nature, à l’aune des lignes de force qui ont été dessinées en droit civil de la réparation, à satisfaire les intérêts légitimes mais contradictoires des employeurs et des salariés tout en préservant l’économie générale de la branche et du système d’indemnisation des risques professionnels.

I.- Expérience de pensée

Une expérience de pensée est une hypothèse conçue pour explorer des idées, des concepts ou des principes. La question est posée dans le cas particulier de savoir si l’on peut succomber à la tentation de la réparation intégrale (A) sans nécessairement provoquer la commutation du système d’indemnisation des risques professionnels (B).

A.- Succomber à la tentation de la réparation intégrale ?

5. Comparaison. Les règles qui prescrivent les modalités de la réparation des risques professionnels n’autorisent pas la victime à exiger ni de l’assureur public ni de l’employeur la restitutio in integrum. Les exceptions sont suffisamment rares pour renseigner la solidité du principe[17]. Et les défenseurs de la réparation intégrale du dommage corporel de dénoncer en conséquence la rupture franche d’égalité des victimes devant la loi. Si l’on se place à la toute fin du XXe siècle, la différence de traitement est nette. Cent années de pratique du droit civil ou administratif de la responsabilité attestent la levée de la quasi-totalité des obstacles à la réparation (intégrale) du dommage corporel[18] tandis que, et sur la même période, le régime exorbitant de droit social n’a pas varié. Si l’on déplace à présent de quelques degrés le point d’observation et qu’on observe les régimes sous étude à la toute fin du XIXe siècle, la rupture d’égalité affecte cette fois-ci les victimes de droit commun, qui sont tenues de rapporter la preuve d’une faute objectivement anormale et subjectivement imputable au défendeur. A ce jour, et nonobstant l’objectivation remarquable de la faute, la charge de la preuve supportées par ces dernières constitue encore un obstacle à l’action en responsabilité civile. En bref, le droit interne comparé renseigne que le singulier sied plutôt mal à la rupture d’égalité. Mais il y a bien plus troublant dans le cas particulier, qui prête autrement plus le flanc à la critique : la constance.

6. Constance. Tandis que l’atteinte à l’intégrité corporelle était élevée en summa injuria mettant en question la paix sociale[19], qu’elle commandait d’audacieuses corrections du droit civil aux fins d’implication d’un débiteur de dommages-intérêts solvable puis l’invention d’un service public de la réparation des dommages corporels de masse[20], les victimes d’un risque professionnel, meurtries à leur corps défendant, ont été priées de se contenter de quelques revenus de remplacement forfaitaires[21] et chefs de préjudices limitativement énumérés.

Au résultat, le droit de la réparation du dommage corporel est devenu une sorte de Janus bifront : levée du gros des obstacles à la réparation intégrale des chefs de préjudices corporels dans un cas (droit civil) ; échafaudage de maints empêchements dans l’autre (droit social).

Rien n’y fait : aucun rapport, aucune proposition de loi, aucun article de doctrine défendant la nécessité de réparer intégralement les risques professionnels ne trouve grâce aux yeux du législateur. Aussi bien l’extrême pusillanimité des juges en charge du contentieux des accidents du travail et des maladies professionnelles est-elle entendable. C’est que, pour paraphraser une formule usitée par le Conseil constitutionnel, la Cour de cassation ne dispose (très vraisemblablement) pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement. Preuve en est sa résistance farouche à l’extension du domaine d’application du principe de la réparation intégrale du dommage corporel en la matière.

7. Résistance. Une fois encore, le positionnement de la cour régulatrice force le respect. Résister à l’observance d’un principe d’application générale tant du droit civil que du droit administratif de la responsabilité, pratiqué par la quasi-totalité de tous les droits européens[22] renseigne la volonté ferme de ne pas déjouer les prescriptions du législateur ni affecter, en cédant à la tentation de renouer avec le principe de la réparation intégrale du dommage corporel, l’économie générale du régime d’indemnisation des risques professionnels.

Cela étant, à défaut de droit idéalement juste, du moins faut-il que le droit imparfait dont on dispose soit le même pour tous (Ph. Jestaz). Or, en la matière, le droit de la réparation des risques professionnels est loin de tout à fait satisfaire le principe d’égalité de traitement entre les salariés concernés par une atteinte à l’intégrité physique.

8. Cohérence ? Le scandale de l’amiante a contraint le législateur à écrire dans l’urgence un régime de réparation idoine. Aux termes des règles applicables, non seulement les salariés qui ont inhalés des poussières mortifères sont mieux loties que toutes les victimes d’un risque professionnel mais l’indemnisation susceptible d’être allouée est exorbitante du droit civil de la réparation. En ce sens, il a été inventé une catégorie de travailleurs victimes dont le dommage corporel est réparé plus qu’intégralement que toutes les autres[23]. Pour sa part, la Cour de cassation a refusé des années durant aux travailleurs de l’amiante, ayant eu l’infortune de ne pas être employés dans l’un des établissements de l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998[24], tout droit subjectif à la réparation tandis que les « élus » jouissaient en revanche d’une présomption irréfragable de préjudice[25]. Comprenons bien : niant tout intérêt juridiquement protégé aux salariés en situation concrète de sous-traitance, la Cour n’accorda pas le droit à ces derniers de rapporter la preuve du caractère anxiogène et préjudiciable de l’exposition[26]. Et lorsqu’elle finit par être convaincue qu’une telle discrimination ne pouvait raisonnablement prospérer plus longtemps, il fut alors posé des conditions des plus strictes à l’action en réparation[27].

Où l’on constate que le droit des accidents du travail et des maladies professionnels (et la remarque vaut pour tout système juridique) est un ensemble de règles techniques intriquées, qui forment un tout cohérent tant en droit qu’en économie, inventé pour résoudre des problématiques complexes et arbitrer des intérêts divergents. Ceci pour dire qu’une institution juridique n’est certainement pas une vulgaire collection de règles disparates[28]. Succomber à la tentation et écarter au profit de tout un chacun la réparation forfaitaire ne saurait donc se résumer à une banale modification de type paramétrique : c’est bien plutôt de nature à entraîner la commutation de tout le système d’indemnisation des risques professionnels.

B.- Commuter le système d’indemnisation des risques professionnels

9. Risque. La commutation du système est un risque qu’il faut avoir à l’esprit. Les régimes juridiques, qui consacrent une équivalence quantitative entre le préjudice subi et la réparation octroyée, exigent de la victime qu’elle rapporte les faits nécessaires au succès de ses prétentions, à savoir un fait causal préjudiciable à tout le moins. Le régime d’indemnisation des victimes de l’amiante n’échappe pas à la règle[29]. Non seulement, le fait du défendeur doit être prouvé mais il importe encore que, nonobstant le tort qui a été causé, la victime rapporte au surplus la preuve de quelques conséquences patrimoniales et/ou extrapatrimoniales. Pour le dire autrement et à hauteur de principe : pas de présomption de fait générateur ni de présomption de préjudice. Quant au défendeur, une fois sa responsabilité déclarée, il est autorisé à exciper la faute exonératoire de la victime pour échapper à la dette de dommages-intérêts.

Il n’y a rien de tout cela en droit de la sécurité sociale, qui ne renoue avec une logique de type responsabiliste et accusatoire que très accessoirement, à tout le moins est-ce l’économie générale du livre 4, qui fait des concessions réciproquement consenties par l’employeur et la victime la clef de voûte.

Dans ces conditions, la question peut être posée de savoir si la restitutio in integrum en droit social de la réparation peut être substituée sans entraîner aucune perturbation dans un système juridique de couverture des risques professionnels vieux de 127 années[30].

10. Perturbation(s) ? Etendre le domaine d’application de la réparation intégrale, sans aucune autre modification des règles sous étude, singulariserait de façon tout à fait remarquable le régime d’indemnisation des victimes d’accidents du travail et des maladies professionnelles. Tandis qu’à ce jour, le rétablissement aussi exact que possible de l’équilibre détruit par le dommage fait figure en quelque sorte de signifiant, que le principe guide le salarié victime dans sa demande de justice (augmentée) – le contentieux de la faute inexcusable qui majore notablement le contingent de dommages-intérêts l’atteste –, voilà que, à front renversé, cette correction remarquable du droit social de la réparation pourrait inspirer les victimes de droit commun dans leur quête d’assouplissement des règles du droit civil de la responsabilité. Le nombre de systèmes de résolution des différends n’est pas indéfini. Quant à ceux qui sont de droit positif, ils ne sauraient être absolument étanches. L’hypothèse de travail n’est donc pas incongrue, qui supposerait naturellement de longues années de dispute entre toutes les parties intéressées dans les prétoires et les assemblées car substituer le simple fait causal à la faute n’est pas une mince affaire[31].

Mais il est une autre hypothèse de perturbation plus saisissable à court terme. Elle réside dans un risque de rigidification du système d’indemnisation des AT/MP. La réparation des affections psychiques au travail pourrait se révéler être à cet égard un terrain d’observation instructif.

11. Expérimentation. L’Assurance maladie – risques professionnels renseigne depuis plusieurs années à présent une croissance tout à fait significative de la prise en charge par la branche des affections psychiques liées au travail[32]. Un rapport daté d’une dizaine d’années déjà révélait que les troubles psychosociaux pris en charge au titre des accidents du travail étaient vingt fois plus élevés[33] que les maladies dont l’origine professionnelle a été reconnue sur le fondement de l’article L. 452-3, alinéa 7 du code de la sécurité sociale. L’indemnisation de ces troubles, qui ne cessent de croître[34], objective le caractère pathogène de la relation de travail. Elle interroge aussi les modalités de leur constatation.

L’assurance maladie relève que les revenus de remplacement sont accordés sur la seule foi du certificat médical initial rédigé par un médecin (traitant, spécialiste ou urgentiste). Au vu des conditions d’exercice des professionnels de santé, qui se sont nettement dégradées, il est douteux qu’une consultation médicale standard, qui dure une quinzaine de minutes en moyenne selon un rapport de la Dress[35], soit de nature à autoriser le praticien à se prononcer sur l’imputabilité des troubles renseignés au travail et à juger de l’intrication des prédispositions éventuelles de la victime et/ou d’un état antérieur. Le glissement notionnel en droit est alors subreptice. Une dépression, un trouble anxieux ou un état de stress fait aussitôt présumer l’existence de chefs de préjudices corporels imputables à l’entreprise, déclenche le paiement de revenus de remplacement par la caisse et rend justiciable l’employeur par voie de conséquence d’une action en reconnaissance du caractère inexcusable de sa faute aux fins de majoration de la couverture assurantielle.

12. Perception. L’observance des règles juridiques est aussi affaire de perception. Il suffit que l’une des parties concernées par la survenance du risque professionnel ne soit plus convaincue du caractère réciproque des concessions pour que le système se raidisse et que le combat soit entamé ou plutôt aggravé pour être plus précis. Dans un tel cas de figure, les contestations n’auront alors de cesse de croître non plus seulement dans le chef du salarié victime, dont la demande d’amélioration de sa condition est entendable, mais également dans celui de l’employeur possiblement mal assuré, qui cherchera à échapper en toute ou partie à la dette. Quant aux coûts environnés de la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles, il est à craindre qu’ils ne se démultiplient. Aussi est-on vite rattrapé par un principe de réalité.

II.- Principe de réalité

Le principe de réalité fait dire que les conditions d’une réparation intégrale ne sont pas encore réunies, qu’il est plus raisonnable pour l’heure de résister à la tentation (A). Il ne s’agit toutefois pas de se résigner à un constat d’impuissance. Le droit est fait d’outils techniques qui sont de nature à corriger le système d’indemnisation des risques professionnels (B).

A.- Résister à la tentation de la réparation intégrale

13. Système. Les règles qui forment le droit de la sécurité sociale sont ordonnées de telle sorte que le règlement amiable des suites du risques professionnel soit préféré au contentieux. Dans un tel système juridique, les concessions réciproques consenties par les parties sont la clef de voûte. Et ce n’est que lorsqu’il est jugé par le salarié pour l’essentiel (ou le législateur)[36] que le risque est nécessairement survenu par la faute qualifiée de l’employeur qu’il est alors substitué une logique de type responsabiliste mais sui generis. La réparation forfaitaire est justement améliorée dans le chef de la victime tandis que la contribution tarifaire est utilement majorée dans le chef de l’employeur (à tout le moins théoriquement)[37] : remboursement des prestations services par la caisse ou par la mutualité sociale agricole, abondement de la branche en cotisations supplémentaires du fait de la réalisation du risque[38], incitation à la mise en place de mesure préventive aux fins de ristournes (entre autres contreparties). Où l’on constate que ces dernières utilités, censés prêter à autrement plus de conséquences pour la communauté que les quelques chefs de préjudices corporels surnuméraires indemnisés, attestent l’attention fixée du législateur bien plutôt sur la dette de l’employeur que sur la créance du salarié.

C’est une attention qui s’est inscrite des années durant en opposition radicale avec les évolutions que le droit civil de la responsabilité a connues, qui ont consisté pour la Cour de cassation à corriger chacun des régimes particuliers pour garantir à la victime d’un dommage corporel une créance de réparation et pour le législateur à inventer des dispositifs spéciaux d’indemnisation des victimes de dommages corporels de masse. Depuis que le Conseil constitutionnel a conditionné la conformité de l’article L. 452-3 du Code de la sécurité sociale à la réparation intégrale de très nombreux chefs de préjudices corporels, il se pourrait que les facteurs soient en passe d’être inversés. Et le travail continué tout récemment par la Cour de cassation pour améliorer la créance de réparation de la victime y participe grandement.

Le conditionnel reste pourtant de mise. Aussitôt après que la Cour de cassation s’est employée à modifier la définition de la rente, augmentant par voie de conséquence le contingent de dommages-intérêts que la victime peut espérer obtenir, les organisations professionnelles d’employeurs et de salariés ont dit à l’unanimité leur franche opposition à la jurisprudence arrêtée en assemblée plénière[39] et leur volonté de maintenir un système spécifique qui répond à différentes exigences, qui dépassent largement les seuls intérêts de la victime, et participent de l’économie générale de la branche.

14. Branche. Le Conseil constitutionnel considère en ce sens que la réparation forfaitaire de la perte de salaire ou de l’incapacité, l’exclusion de certains préjudices et l’impossibilité, pour la victime ou ses ayants droit, d’agir contre l’employeur, n’instituent pas des restrictions disproportionnées par rapport aux objectifs d’intérêt général poursuivis, à savoir : l’automaticité, la rapidité et la sécurité de la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles[40] ; des qualités qui sont garanties par l’intervention de l’assureur public obligatoire pour le compte de qui il appartiendra, dont la capacité à couvrir le sinistre est exclusivement financée par les employeurs (art. L. 241-5 c. sécu. soc.).

Les tableaux d’équilibre, qui figurent en tête des lois de financement de la sécurité sociale, donnent à penser que la branche AT/MP est bénéficiaire et que, par voie de conséquence, il n’est pas déraisonnable de substituer la réparation intégrale des AT/MP à la compensation forfaitaire de principe. Et de soutenir au surplus (la nature assurantielle de la branche y invite volontiers) que la réalisation d’un sinistre obligeant l’employeur concerné à majorer sa contribution en raison des prestations sociales versées pour son compte, les empêchements échafaudés à ladite réparation sont douteux.

Il importe toutefois de faire remarquer, d’une part, qu’en raison du reversement forfaitaire à la branche maladie et de compensations diverses[41], les bénéfices de la branche AT/MP sont loin d’avoir l’ampleur qu’on imagine et, d’autre part, que la tarification des accidents du travail et des maladies professionnelles n’a pas la vertu qu’on lui prête[42]. « Les modalités de calcul du taux de cotisation mutualisent (en effet) trop fortement les sinistres entre les entreprises et annihilent en conséquence l’effet de prévention » [43]. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, et c’est un effet critiquable de la tarification collective, le risque professionnel survenu dans une entreprise de moins de 20 salariés n’entraîne pas mécaniquement une hausse des cotisations sociales patronales[44].

Dans un tel contexte, où la proportionnalité de la cotisation n’est pas appliquée nonobstant l’aggravation du risque (ce qui n’est pas conforme à la technique de l’assurance), la majoration de la couverture du risque est difficilement envisageable.

Dit autrement, la réparation intégrale de tous les chefs de préjudices corporels (sans distinction) subis par le travailleur victime devrait pouvoir être envisagée sous un autre jour, une fois le système d’indemnisation des accidents du travail et des maladies professionnelles corrigé.

B.- Corriger le système d’indemnisation des risques professionnels

15. Assurances. Depuis que système d’indemnisation des risques professionnels a été complété par le juge constitutionnel et qu’il a été amélioré dans la foulée par le juge de cassation, la condition du salarié victime a été très nettement améliorée. Pousser encore d’un cran l’étendue de la réparation pour satisfaire les aspirations légitimes des travailleurs et répondre à ce qui a été présenté comme une exigence fondamentale de justice[45] suppose de bien avoir à l’esprit que les assouplissements du droit civil de la responsabilité, qui ont été commandés par le principe de réparation intégrale du dommage corporel, n’ont été rendus possibles qu’avec le perfectionnement des techniques de l’assurance et de la réassurance ainsi que par l’extension du domaine d’application de l’obligation d’assurance de dommages[46]. Sans ce dernier amortissement, la règle aurait été un « enfer de sévérité » pour l’auteur du dommage[47] plus particulièrement encore lorsqu’une réparation intégrale est ordonnée en raison de la responsabilité de plein droit du défendeur.

Ceci rappelé, et par comparaison avec le droit civil de la réparation, qui sert de modèle de référence, l’économie générale du droit social de la réparation des risques professionnels est à présent bien plus aboutie qu’on ne pourrait le penser. Tandis que le législateur a décidé en 1898 que la réparation des dommages causés sans faute de l’employeur serait forfaitaire, les juges ont décidé plus de 110 années plus tard que la réparation des dommages causés par la faute inexcusable de ce dernier seraient réparés (presque) intégralement peu important du reste que le débiteur des dommages-intérêts compensatoires soit assuré ou non. Où l’on constate la sévérité, qui ne se donne pas à voir facilement, du droit social de la réparation des dommages corporels.

L’amélioration de l’existant tant dans le chef de la victime que dans celui de l’employeur, qui consiste à réduire au maximum voire à supprimer le reste à charge, est par voie de conséquence suspendue au caractère obligatoire de l’assurance complémentaire contre la survenance des risques professionnels. Une telle hypothèse est de nature à poser des questions en cascade. A quelle partie au contrat de travail il reviendrait de souscrire le contrat d’assurance ? La réponse n’est pas si évidence car le risque de l’emploi est également supporté par les travailleurs. Convient-il d’obliger la souscription d’une assurance de dommage en garantie de la dette de responsabilité ou bien serait-il plus judicieux de recommander qu’il soit souscrit une assurance de personnes ? Après tout, c’est d’intégrité physique voire de vie tout simplement dont il s’agit. La généralisation de la prévoyance d’entreprise est d’ailleurs opportunément à l’étude[48]. Enfin, et sans prétendre épuiser les questionnements, à partir du moment où le risque est complètement couvert, comment prévenir voire punir les comportements accidentogènes éventuels des employeurs ou bien encore le caractère possiblement pathogène de la relation de travail ?

16. Pénalisation. Une première réponse se trouve dans le droit commun des assurances, qui renferme de nombreuses techniques de pénalisation assurantielle, qui ont vocation à jouer consécutivement à la déclaration d’un sinistre. On peut citer pêle-mêle : les limitations et exclusions de garantie, la globalisation des sinistres sériels, le découvert obligatoire, la franchise, le plafond de garantie, l’augmentation des primes et cotisations ou bien encore la résiliation après sinistre. Il existe un autre levier qui participe à prévenir la réalisation du risque : la tarification comportementale, qui consiste à adapter la prime ou la cotisation d’assurance au regard de l’appréhension du risque par le preneur d’assurance. Si cette dernière charge devait être supportée par l’employeur, lequel ayant tout de même la haute responsabilité des conditions de travail[49], il lui importerait de renseigner les actions déployées aux fins de prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles pour déclencher une ristourne éventuelle en application du principe de proportionnalité de la prime ou cotisation au risque. Le dispositif est vertueux, qui a pour objet de limiter les coûts financiers et humains du risque de l’emploi, dispositif avec lequel l’assureur public gagnerait à renouer plus largement aux fins de prévention des risques professionnels.

17. Prévention. Qu’il faille améliorer la compensation des dommages survenus au temps et au lieu du travail est une chose mais ce sont hélas les suites regrettables d’un défaut de prévention des risques. Or, l’économie générale de la branche et les règles juridiques édictées en regard tendent bien plutôt à assurer la protection de la sécurité et de la santé des travailleurs[50]. « Les législations du travail sont venues en complément imposer aux entreprises des contraintes organisationnelles destinées à ancrer la logique de prévention dans leur fonctionnement même » [51]. La prévention est du reste un aspect essentiel de la mission de la Caisse nationale de l’assurance maladie et de la Caisse centrale de la mutualité sociale agricole[52]. Concrètement, les contrôleurs de sécurité et les ingénieurs-conseils disposent d’un droit d’entrée dans les entreprises et sur les chantiers[53]. Ils peuvent ainsi évaluer les situations de travail existantes, le niveau global de prévention et proposer des actions préventives ou correctives adaptées à ces situations. Chose faite, l’établissement doit en informer la caisse régionale et l’inspection du travail à peine en cas de non-respect de l’injonction d’être redevable d’une cotisation supplémentaire[54].

Les employeurs spontanément convaincus, qui ont accompli des efforts particuliers de prévention, sont récompensés par des ristournes, des avances et des subventions accordées par les CARSAT[55]. Quant aux autres, ils sont sanctionnés par une majoration du taux des cotisations AT/MP et une cotisation supplémentaire pour risque exceptionnel[56]. C’est à tout le moins le principe. Seulement voilà, les modalités de tarification collective du risque ne tiennent pas compte de la sinistralité de l’établissement concerné[57]. L’employeur n’est donc par voie de conséquence pas encouragé plus que cela à faire mieux. Et il importe alors au juge chargé du contentieux de la sécurité sociale de redresser les torts, ce qui fait perdre au système d’indemnisation des risques professionnels une bonne part de ses atouts.

Dans un système fondamentalement assurantiel comme l’est la branche AT/MP, il semblerait approprié de ne pas s’éloigner d’une règle de l’assurance aussi élémentaire que structurelle, à savoir : la proportionnalité de la cotisation au risque.

A charge pour l’employeur d’assurer la dette de remboursement des prestations sociales servies et la majoration de la cotisation en conséquence de la réalisation du risque, les techniques de pénalisation assurantielle et les politiques de ristourne (pratiquées par l’assureur public et l’assureur privé) devraient participer à une prévention renforcée des risques professionnels et autorisé la réparation intégrale des chefs de préjudices corporels pour le cas où une faute inexcusable a été commise.

C’est très vraisemblablement à ces conditions qu’il pourrait être dit, le moment venu, que la responsabilité de l’entreprise dans la survenance du risque professionnel a évolué d’une dette d’argent de l’employeur à une créance de réparation du salarié.


  1. RTD Civ. 1986.1. V. not. G. Wester, Les principes de la réparation confrontés au dommage corporel, Bibl. dr. pr., t. 631, LGDJ, 2023, nos 52 et s. ?
  2. G. Viney, P. Jourdain, S. Carval, Traité de droit civil, Les effets de la responsabilité, 4e éd. , LGDJ, 2017, nos 57 et s. ?
  3. Cons. const., décision n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010, cons. n° 18. ?
  4. Nos 21-23.947 et 20-23.673 : JCP S. 2023.1061, comm. X. Aumeran ; RDSS 2023.345, note F. Kessler ; Resp. civ. et assur. mars 2023, comm. 52, obs. L. Bloch ; RTD civ. 2023.382, obs. P. Jourdain. V. égal. E. Jeansen, Contribution à la détermination de l’objet de la rente AT-MP, Dr. soc. 2023, p. 88 ;S. Hocquet-Berg, LFSS sur les rentes AT-MP : retour sur une tragi-comédie en trois actes, Dr. soc. 2024, p. 251 ; M. Keim-Bagot, Ce que répare la rente AT-MP…, Dr. soc. 2024, p. 388 ; S. Porchy-Simon, Avis de gros temps sur l’indemnisation des victimes d’accident du travail, D. 2023.1803. ?
  5. CA Nancy, 07 sept. 2021 rendu sur renvoi après cassation, n° 21/00095 ; CA Metz, 24 janv. 2022, n° 2/00023. ?
  6. Pourvoi n° 21-23.947, cons. 10. V. déjà en ce sens, CE, section, avis, 8 mars 2013, n° 361273, publié au Recueil Lebon ; CE, 23 décembre 2015, n° 374628 ; CE, 18 octobre 2017, n° 404065. ?
  7. V. pour une définition constante : Civ. 2, 28 mai 2009, n° 08-16.829, D. 2010.49, obs. O. Gout ; RTD Civ. 2009.534, obs. P. Jourdain. ?
  8. V. sur l’expression de « victimes à droits restreints » : G. Lyon-Caen, Les victimes d’accident du travail, victimes aussi d’une discrimination, Dr. soc. 1990, p. 737. ?
  9. Civ. 2, 16 mai 2024, n° 22-22.029 – 19 sept. 2024, n° 23-11.424. ?
  10. Civ. 2, 06 juill. 2023, n° 21-24.283 – 10 oct. 2024, n° 22-22.642. ?
  11. Civ. 2, 16 mai 2024, n° 22-20.614. ?
  12. Civ.2, 10 oct. 2024, n° 22-23.393. ?
  13. V. égal. en ce sens, Ch. Quézel-Ambrunaz, Resp. civ. et assur. déc. 2024, comm. 269. ?
  14. Art. L. 452-4, al. 3 c. sécu. soc. ?
  15. Art. R. 343-7 C. assur. ?
  16. V. en ce sens, S. Porchy-Simon, art. préc. ?
  17. Art L. 452-5 (cas de la faute intentionnelle de l’employeur) et L. 455-1-1 c. sécu. soc. (cas de l’accident de la circulation au travail). ?
  18. V. not. en ce sens, Droit privé et public de la responsabilité extracontractuelle, étude comparée, ss. dir. N. Albert, F. Leduc, O. Sabard, LexisNexis, 2017. ?
  19. G. Ripert, Le régime démocratique et le droit civil moderne, 2e éd., LGDJ, 1948, p. 476. ?
  20. J. Bourdoiseau, L’influence perturbatrice du dommage corporel en droit des obligations, bibl. dr. pr., t. 513, LGDJ, 2010 ; La compensation des dommages corporels de masse ou la concurrence des services publics, mél. Leduc, LexisNexis, 2025, p. 57 (à paraître). ?
  21. Sans préjudice du maintien de salaire de l’article L. 1226-1 C. trav. et des prestations possiblement servies au titre de la prévoyance. ?
  22. La réparation intégrale en Europe, études comparatives des droits nationaux, ss. dir. Ph Pierre et F. Leduc, Larcier, 2012. ?
  23. Indemnisation du préjudice d’anxiété pour quelques-unes nonobstant l’irrecevabilité de toute action juridictionnelle future en réparation du même préjudice (loi n° 2000-1257 du 23 déc. 2000, art. 53, IV) et non déduction des prestations sociales versées pour quelques autres (loi n° 2015-1785 du 29 déc. 2015, art. 171). ?
  24. Art. 41, I, 1° de la loi n° 98-1194 du 23 déc. 1998 de financement de la sécurité sociale pour 1999 qui a créé l’ACAATA. ?
  25. Soc., 11 mai 2010, n° 09-42.241 – 3 mars 2015, n° 13-20.474. ?
  26. Soc., 26 avr. 2017, n° 15-19.037. ?
  27. Ass. plén.,5 avr. 2019, n° 18-17.442 : obligation de rapporter la preuve d’une exposition à l’amiante (condition 1) générant un risque élevé de développer une pathologie (condition 2) grave (condition 3). Extension de la solution aux victimes d’une substance nocive ou toxique (Soc., 11 sept. 2019, n° 17-25.300). Extension de cette jurisprudence au profit des tiers (Soc., 08 févr. 2023, n° 20-23.312). ?
  28. J.-L. Bergel, Théorie générale du droit, 4e éd., Dalloz, 2003, nos 164 et s. ?
  29. Loi n° 2000-1257 du 23 déc. 2000, art. 53, III. ?
  30. V. égal. en ce sens, S. Hocquet-Berg, art. préc. ?
  31. V. pour une première tentative en droit de la responsabilité parentale : Civ. 2, 10 mai 2001, n° 99-11.287 Levert. Et une proposition de rétablissement de la faute : art. 1240 ensemble 1244 du projet de réforme de la responsabilité civile (Sénat, proposition de loi n° 678 du 29 juill. 2020). ?
  32. Assurance maladie – risques professionnels, rapport annuel d’activité pour 2023, pp. 138 et s. On appelle « affections psychiques » certaines maladies relevant du chapitre V de la CIM 10 « Troubles mentaux et du comportement » ainsi que les classes Z55 à Z65 « Sujets dont la santé peut être menacée par des condi­tions socio-économiques et psychosociales » et les classes Z70 à Z76 « Sujets ayant recours aux services de santé pour d’autres motifs » du chapitre XXI « Facteurs influant sur l’état de santé et motifs de recours aux ser­vices de santé ». V. égal., Assurance maladie – risques professionnels, Les affections psychiques liées au travail, janv. 2018, https://www.assurance-maladie.ameli.fr/etudes-et-donnees/2018-sante-travail-affections-psychiques). A noter que l’assouplissement de la règlementation et l’invention de la notion d’incidence professionnelle prévisible ont facilité la saisine des C2RMP. ?
  33. Assurance maladie – risques professionnels, Les affections psychiques liées au travail, janv. 2018, p. 3. ?
  34. Rapport annuel préc., p. 147. ?
  35. Dress, La durée des séances des médecins généralistes, rapport, avr. 2006. La durée moyenne d’une consultation en cabinet est de 15 minutes. Elle est de 25 minutes lorsque sont abordés des problèmes psychologiques et psychiatriques. Rapport publié dans un contexte moins défavorable au regard de la dégradation des conditions de travail des professionnels de santé que nous connaissons depuis quelques années (v. not. sur le sujet les derniers rapports publiés par le Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie, https://www.securite-sociale.fr/hcaam). ?
  36. Article L. 4131-4 et L. 4154-3 c. trav. (cas de présomptions légales de faute inexcusable). ?
  37. Le risque est assurable : la peine n’est donc pas nécessairement ressentie ni la prévention encouragée. A noter encore que la majoration de la tarification ne concerne pas les établissements concernés par une tarification collective, ce qui représente le gros de l’affaire. ?
  38. Art. R. 242-6-1 c. sécu. soc. (v. aussi art. D. 242-6-1 c. sécu. soc.). ?
  39. ANI du 15 mai 2023 rel. aux accidents du travail et aux maladies professionnelles. Dans le cas particulier, les partenaires sociaux appellent le législateur à prendre toutes les mesures nécessaires afin de garantir que la nature duale de la rente AT/MP ne soit pas remise en cause. Et des amendements en ce sens d’être déposés au projet de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2024 (art. 39) puis, faute d’avoir emporté la conviction, au projet avorté de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2025 (art. 24). ?
  40. Cons. const., décision n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010,Epoux L., cons. n° 16. ?
  41. Assurance maladie – risques professionnels, rapport annuel d’activité pour 2023, p. 10. Transferts et compensations qui représentent plus de 2 086 milliards d’euros, soit 15,7 % des cotisations. ?
  42. V. not. sur le sujet, P. Morvan, Droit de la protection sociale, 11e éd., LexisNexis, 2023, nos 217 et s. La tarification collective, qui s’applique aux entreprises de moins de 20 salariés, ne tient aucun compte de la sinistralité de l’employeur ni de ses efforts pour prévenir les risques. Pour mémoire, 4,8 millions d’entreprises françaises composent les secteurs marchands non agricoles et non financiers et 96 % d’entre elles sont des entreprises occupant moins de 10 personnes (Insee, Les entreprises en France, déc. 2023, p. 56, https://www.insee.fr/fr/statistiques/7681078). ?
  43. P. Morvan, op. cit., n° 212. ?
  44. P. Morvan, op. cit., eod loc. V. égal. art. D 262-6-14 c. sécu. soc. Il a été décidé de ne pas pénaliser à outrance l’entreprise par la survenance d’un accident majeur mais isolé. ?
  45. Y. Saint-Jour, Les anomalies fondamentales de la législation des accidents du travail, RDSS 1985, p. 520. ?
  46. V. not. sur le sujet, G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, Traité de droit civil, Les régimes spéciaux et l’assurance de responsabilité, 4e éd., LGDJ, 2017, n° 396. G. Viney, Traité de droit civil, Introduction à la responsabilité, 4e éd., LGDJ, 2019, nos 20 et s. ?
  47. G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, Traité de droit civil préc., n° 58-1. Pour mémoire, la loi n° 46-2426 du 30 oct. 1946 sur la prévention et la réparation des AT-MP « interdit à l’employeurs de se garantir par une assurance contre les conséquences de la faute inexcusable » (art. 65, al. 2), laquelle interdiction ne sera pas indifférente à la conception très stricte de la faute inexcusable par la Cour de cassation. Il faudra attendre la réforme de 1987 (loi n° 87-39 du 27 janv. 1987 portant diverses mesures d’ordre social, art. 33, II, al. 2) et les arrêts amiantes (Cass. soc., 28 avr. 2002, n° 00-11.793 – MP – et 11 avr. 2002, n° 00-16.535 – AT) rendus plus tard pour que le régime de la réparation de la faute inexcusable soit assoupli. ?
  48. V. not. Assemblée natio., proposition de loi visant à instaurer une prévoyance collective obligatoire pour tous les salariés, n° 2663 du 28 mai 2024. ?
  49. Art. L. 4121-1 et s. c. trav. ?
  50. Loi n° 46-2426 du 30 oct. 1946 sur la prévention et la réparation des AT-MP. V. not. cette étude très empirique proposée par des ingénieurs conseils d’une caisse régionale (devenue CARSAT) : J. Pachod, C. Oillic-Tissier et A. Antoni, La prévention, priorité de la branche AT-MP, RDSS 2010.628. ?
  51. R. Lafore, Le régime des accidents du travail et des maladies professionnelles : questions récurrentes et enjeux contemporains, RDSS 2018.577. ?
  52. Art. L. 221-1, 2° c. sécu. soc. : « La caisse nationale a pour rôle (…) de définir et de mettre en œuvre les mesures de prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (…) ». Art. L. 723-11, 7° et 8° c. rur. V. égal. Cons. const., décision n° 93-332 DC du 13 janv. 1994, loi rel. à la santé publique et à la protection sociale. ?
  53. Art. L 243-11 c. sécu. soc. ?
  54. Art. L. 422-4 c. sécu. soc. En 2023, ce sont seulement 1055 injonctions qui ont été notifiées ?
  55. Art. L. 242-7 (ristournes) et L. 422-5 (avances et subventions) c. sécu. soc. ?
  56. Art. L. 242-7, al. 1 et 2, c. sécu. soc. V. aussi les articles L. 452-2, al. 6 et R. 452-2 c. sécu. soc. ?
  57. La majoration forfaitaire du taux net collectif pour les entreprises de moins de 10 salariés a été pratiquée quelques mois. Un décret n° 2023-1317 du 28 déc. 2023 a mis un terme à l’expérimentation (abrogation des articles D. 242-6-11 et D. 242-35 c. sécu. soc.). ?(Article publié in Droit social, févr. 2025)

AT/MP : Relations triangulaires, indépendance des rapports, imputation des coûts et tarification

1. Discrimination. Il est bien su que la réparation intégrale des préjudices corporels n’est pas un principe fondamental du droit social, dont les règles de compensation des accidents et maladies professionnels n’autorisent qu’une réparation forfaitaire. Exception n’est faite qu’au seul bénéfice des victimes de l’amiante (loi n° 2000-1257 du 23 déc. 2000 de financement de la sécurité sociale pour 2021, art. 53). C’est dire la force juridique de la règle qui n’a pas varié depuis que la loi du 09 avril 1898 a été adoptée. Que le salarié soit victime d’un mauvais concours de circonstances ou bien qu’il souffre les conséquences de la faute inexcusable de son employeur, rien n’y fait : la discrimination perdure en comparaison avec les victimes de droit commun tandis que les voies civiles de l’indemnisation restent en principe fermées.

La conformité du régime aux dispositions supra légales a bien été vérifiée en son temps. Ni le juge constitutionnel ni le juge européen n’a fondamentalement trouvé matière à redire (Cons. const., décision n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010, cons. n° 18. CEDH, 12 janv. 2017, n° 74734/14, Saunier c./ France : absence de violation de l’article 14 de la déclaration des droits). Quant à la direction de la sécurité sociale, elle est d’avis qu’une réparation intégrale comporterait des risques financiers importants pour l’équilibre de la branche (v. Cour de cassation, rapport annuel 2022, p. 52).

Ce sont là décrites à très grands traits les suites d’un arbitrage qui a été décidé à la toute fin du 19ème siècle, qui a eu pour objet de concilier les intérêts légitimes mais contradictoires des ouvriers et des patrons de l’époque. Créance de compensation garantie aux premiers mais immunité juridictionnelle accordée aux seconds. Financement exclusivement patronal de la branche (art. L. 241-5 du Code de la sécurité sociale) mais réparation forfaitaire des accidents du travail et des maladies professionnelles déclarés par les salariés (art. R. 433-1 du Code de la sécurité sociale). Le tout sur fond d’une opération d’assurance qu’aucun législateur ne s’est aventuré à réformer en profondeur depuis (sauf naturellement quelques corrections paramétriques de nature procédurale pour l’essentiel. V. S. le Fischer et X. Prétot, La procédure de reconnaissance des accidents du travail et des maladies professionnelles : apports et limites du décret n° 2019-356 du 23 avr. 2019). Et pour cause : c’est au premier chef la responsabilité des partenaires sociaux.

2. L’opération d’assurance, voilà une clef de voûte de l’affaire. La réparation forfaitaire qui est accordée à la victime d’un risque professionnel est un plafond de garantie. De la même manière que l’article L. 113-5 du Code des assurances dispose que l’assureur ne peut être tenu au-delà de la prestation déterminée par le contrat, les articles L. 431-1 et L. 452-2 du Code de la sécurité sociale limitent les droits à prestations du salarié-victime et de ses ayants droit, partant la dette de réparation de la communauté formée par les employeurs cotisants. Et il ne saurait en être autrement au vu des modalités de fonctionnement et de financement de la branche. C’est qu’il faut bien voir que la tarification AT-MP correspond à un système de répartition des capitaux de couverture. Le principe est le suivant. Chaque année, les cotisations sociales patronales afférentes sont fixées à titre conservatoire pour couvrir l’ensemble des charges liées aux risques professionnels susceptibles de survenir dans l’année. Le taux d’effort demandé à chacun des employeurs représente donc la contrepartie technique de l’engagement limité de la branche (v. sur le sujet H. Groutel, F. Leduc et Ph. Pierre, Le contrat d’assurance terrestre, n° 1773).

Depuis une dizaine d’années, la branche sous étude présente des excédents, ce qui est remarquable par comparaison avec les autres branches du régime général. Encore que l’excédent n’ait pas tout à fait l’ampleur qu’une lecture rapide de la loi de financement de la sécurité sociale pourrait donner à penser (voyez en ce sens, l’article L. 176-1 css et le transfert de 1,2 milliards d’euros à la branche maladie ordonné par l’article 107, III de la loi n° 2023-1250 du 26 déc. 2023 de financement de la sécurité sociale pour 2024). Mais laissons. L’important me semble de faire remarquer que tandis que la branche est à l’équilibre, un nombre croissant de pathologies ont été reconnues au titre des maladies professionnelles par le truchement du régime complémentaire de reconnaissance (art. L. 461-1, al. 7 css), un fonds d’indemnisation des victimes de pesticides a été créé (art. L. 491-1 css ensemble art. L. 723-13-3 c. rur.), un nouveau tableau a été instauré, qui détermine les conditions d’indemnisation des salariés victimes du sars-cov2. Où l’on constate en résumé que fonctionnant à la manière d’un opérateur d’assurance de droit commun, la branche AT-MP satisfait les exigences prescrites par la directive solvabilité 2, à avoir une évaluation des risques, un niveau de capital adéquat et une réserve de provision techniques (dir. n° 2009/138/CE du 25 nov. 2009).

Pourquoi soulignez ce point ? Eh bien pour attirer l’attention sur le tableau d’équilibre d’ensemble.

3. Équilibre. Le droit de la réparation des risques professionnels, aussi perfectible qu’il soit, est le fruit d’un équilibre subtil, qui a été recherché par le patronat et la classe ouvrière, d’un compromis que nombre des règles qui le composent portent en germe. Il ne s’agit pas moins en législation de veiller à la préservation des droits respectifs à réparation du salarié-victime, à cotisations majorées de la caisse et à exonération de l’employeur. Ceci posé, l’intrication des intérêts et des règles est une source presque inévitable de contentieux. Le salarié est légitime à rechercher la meilleure compensation possible du dommage. La caisse n’est pas moins fondée à rechercher le remboursement de ses débours. Quant à l’employeur, qui participe au financement du tout en ce sens que son taux de cotisation est fonction du risque inhérent à l’entreprise, la recherche d’une cause d’inopposabilité de la décision de prise en charge ou bien encore la recherche d’une réduction du taux d’incapacité retenu par la caisse dans le calcul de la rente est dans son intérêt bien compris. Où l’on commence à percevoir dans ces conditions la finalité du principe directeur d’indépendance des rapports caisse-employeur-victime.

4. Indépendance. Aux termes dudit principe, les rapports entretenus par la caisse avec la victime sont exclusifs de ceux noués avec l’employeur. En bref, ce n’est pas parce que la caisse a conclu au caractère professionnel de l’accident qui a été déclaré que le compte employeur sera nécessairement majoré et inversement (pour le cas où naturellement il aurait vocation à l’être). Pour le dire d’une autre manière, il n’y a aucune identité de sort.

La règle est posée en jurisprudence depuis les années 1960 (Cass. soc., 17 nov. 1960, Bull. civ. IV, n° 1045). La Cour de cassation ne manque pas de la rappeler. Une circulaire du 21 août 2009 relative à la procédure d’instruction des déclarations AT-MP (DSS/2C/2009/267), qui a accentué l’indépendance des rapports, précisait pour sa part que dans l’hypothèse où l’employeur exerce un recours contre une décision de prise en charge, la position de l’organisme de sécurité sociale issue de ce recours n’a aucun effet sur la décision de reconnaissance prise à l’égard de l’assuré, qui n’est pas appelé en la cause dans ce contentieux, la décision initiale lui restant acquise en vertu du principe sous étude (voir à présent l’article R. 441-18 css et art. D. 242-6-4 css. V. plus généralement sur le sujet, G. Chastagnol et M.-A. Godefroy, fasc. 313-10, Régime général. Accidents du travail et maladies professionnelles. Action en contestation de la reconnaissance d’un AT/MP, Juris-cl. Protection sociale, févr. 23).

La chose à tout de même de quoi laisser un profane un tantinet interdit. Rares sont les approches juridiques d’un seul et même fait en pareil silo et de façon si étanche. Une illustration permettra de mieux s’en rendre compte.

5. Illustration. Premier cas de figure : Voilà un salarié qui déclare un accident survenu au temps et au lieu du travail, qui n’est pas pris en charge par la branche AT-MP faute de satisfaire les conditions de la garantie légale mais qui parvient à la fin du parcours contentieux à faire condamner son employeur au remboursement de toutes les prestations sociales servies par la caisse à raison d’une faute inexcusable qui aura été découverte par le juge de la sécurité sociale.

Second cas de figure : l’accident subi par le salarié est pris en charge par la branche AT-MP mais l’employeur, dont la faute inexcusable est recherchée, conteste utilement le caractère professionnel de l’accident (Cass. 2ème civ., 20 mars 2008, n° 06-20.348 – 26 nov. 2015, n° 14-26.240.

En résumé, un accident peut être professionnel au stade de sa reconnaissance mais pas à celui de sa réparation (M. Keim-Bagot, Voyage au pays de l’absurde : des conséquences de l’indépendance des rapports employeur-caisse-salarié, Bull. Joly travail, janv. 23, p. 41). Et inversement, pourrait-on ajouter. Il faut bien se représenter la situation du salarié dans le procès qu’il a engagé en reconnaissance du caractère inexcusable de la faute dommageable prétendument commise par l’employeur. Alors pourtant qu’il perçoit une rente AT, il peut se faire retorquer par le juge de la sécurité sociale qu’il n’a subi aucun accident du travail.

Le sentiment d’étrangeté que ces solutions peuvent spontanément inspirer doit pourtant être combattu car elles sont commandées par quelques principes fondamentaux.

6. Étrangeté ? Comme cela a déjà été relevé, la loi d’équilibre technique (à visée transactionnelle) a commandé de ne sacrifier aucune des parties à la cause. Pour mémoire, lorsque le dispositif assurantiel est confié aux organismes de sécurité sociale en 1946 (Loi n° 46-2426 du 30 oct. 1946 sur la prévention et la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles), l’employeur est la portion congrue de l’affaire. En un mot : il n’a pas du tout voix au chapitre (En ce sens, O. Godard, L’indépendance des rapports employeur-salarié dans le régime accidents du travail, JCP G. avr. 1990, doctr. 3442. V. égal. G. Hénon, L’indépendance des rapports salarié-caisse-employeur au révélateur de la faute inexcusable, Dr. soc. 2023.604). Quant au salarié, une fois sa situation déclarée à l’organisme de sécurité sociale, on ne peut pas dire que son sort fût meilleur. Le régime était purement et simplement laissé à la main de la caisse, qui instruisait la demande de prise en charge de l’accident au titre de la législation professionnelle sans que l’employeur ne soit invité à présenter ses conclusions, ce dernier souffrant alors la notification de son taux de cotisation pour le cas où la branche aurait vocation à couvrir le sinistre.

Des voix se sont élevées pour dire que la procédure faisait bien trop peu de cas de la légitimité de l’employeur à contester la décision de prise en charge du salarié victime au titre de la branche AT-MP, décision portant possiblement majoration de son taux de cotisation. Convaincue, la Cour de cassation sanctionna le droit de ce dernier de recourir contre la caisse (Cass. soc., 22 avr. 1955, Bull. civ. V, n° 335).

C’est un droit de contestation que les employeurs ont alors exercé plus volontiers à mesure, d’une part, qu’ils ont été intégrés dans le processus d’élaboration des décisions prises par la caisse et leur notification et, d’autre part, de la modernisation des outils de production et de développement de la prévention des accidents.

7. Contestation. Il faut bien avoir à l’esprit que les cotisations sociales patronales n’ont pas seulement pour but d’assurer le financement des prestations versées par la branche, elles jouent surtout un rôle de politique de santé au travail : leur mode de calcul constitue un levier d’incitation à la réduction des risques professionnels. La cotisation étant modulée en fonction du nombre et du coût des sinistres (v. en ce sens le rapport d’évaluation des politiques de sécurité sociale, annexe AT-MP, 2023, p. 9), les employeurs n’entendent donc pas qu’il soit fait litière des efforts fournis en termes de prévention (qui sont coûteux) et contestent plus volontiers les décisions des caisses. Et c’est très précisément lorsqu’ils obtiennent gain de cause (pour des raisons strictement procédurales ou bien de fond) que les problèmes surgissent et que le principe directeur d’indépendance des rapports se révèle être des plus juste et utile encore qu’il prête à discussion.

Que les critiques formulées par l’employeur aient vocation à prospérer, cela va de soi. La décision prise par la caisse ayant pour effet de lui faire grief, il est tout à fait normal (à hauteur de principe) qu’il puisse la critiquer. Mais que le salarié-victime s’en trouvât aussitôt affecté, c’eût été une autre affaire. Pour se représenter la chose, on recommandera de se livrer à une expérience de pensée : si le sort de l’employeur et celui du salarié avaient été indéfectiblement liés, si donc le principe d’indépendance n’avait pas été inventé, le succès des actions en contestation du premier aurait obligé alors le second à restituer l’indu, car la couverture du risque par la branche AT-MP est notablement plus enviable que celle proposée par la branche maladie (comp. les art. R. 433-1 et R. 323-4 css). Ce sans compter que le salarié pris en charge sur le fondement du livre IV du Code de la sécurité sociale est alors justiciable de toute une série de règles légales et conventionnelles qui ont pour objet de compléter les prestations servies par la caisse ou par la mutualité sociale agricole. Restituer l’indu consisterait techniquement à corriger un enrichissement injustifié du salarié-victime et l’appauvrissement corrélatif de l’employeur qui aura accordé un complément de salaire, possiblement couvert le délai de carence et souffert une majoration de son taux de cotisation.

8. Restitution ? En droit, la chose est faisable. Les modalités de rétablissement des patrimoines corrélatifs des parties intéressées sont bien connues (art. 1302 c.civ.). Mais en équité, la solution n’est pas entendable, à tout le moins pas dans le chef du salarié-victime. Jamais la caisse ne saurait demander la restitution de l’indu à la victime tandis qu’elle est à l’origine d’une erreur d’appréciation rectifiée au terme des diligences de l’employeur. Et quand bien même la législation autoriserait-elle formellement l’action en restitution qu’il faudrait encore que l’accipiens soit solvable. Or, et par hypothèse, les indemnités journalières ne compensant pas intégralement les revenus perdus du fait de l’accident ou de la maladie professionnelle, lesquels restent peu élevés pour nombre de nos concitoyens (pour mémoire, le salaire médian en 2023 se monte à 2100 euros net), il y aurait bien peu à recouvrer peut-être même rien du tout. Où l’on finirait en bout de course par exhorter l’organisme de sécurité sociale d’abonner le recouvrement de sa créance en laissant quitte le salarié victime du trop-perçu.

En bref, le principe d’indépendance des rapports caisse-employeur-victime, qui est la manifestation d’un remarquable pragmatisme, dispense toutes les parties intéressées d’une ingénierie juridique et comptable aussi consommatrice de temps que d’argent. Où l’on peut s’accorder pour dire qu’à raison de la correction de l’incidence du recours en contestation sur les droits de l’autre partie, ledit principe est plutôt intéressant : l’une reste lotie et l’autre n’est pas si préjudiciée.

Il importe de dire au surplus, et l’argument semble prêter à plus de conséquences encore, que le principe est la traduction en droit substantiel de la protection sociale d’un principe fondamental tiré du droit de la procédure civile, à savoir qu’une décision de justice ne pouvant lier que ceux qui y ont été partie (art. 1351 c.civ.), le salarié ne saurait souffrir les suites du combat qu’a décidé de mener l’employeur avec la caisse et/ou le juge de la sécurité sociale. Ce qui fait pertinemment dire à ce dernier juge que « les rapports de l’assuré avec la caisse sont indépendants de ceux qui existent entre cet organisme et l’employeur » (Cass. soc., 31 mai 1989, n° 87-17.499 – Cass. 2e civ., 7 nov. 2019, n° 18-19.764, JCP S 2019.1364, note M. Courtois d’Arcollières et M.-A. Godefroy).

9. Critique. Comme cela a été rappelé, la compensation du dommage corporel subi au temps et au lieu du travail est notablement plus fruste en comparaison toujours avec les dommages et intérêts qu’une victime de droit commun peut espérer de son défendeur. Le principe de l’indépendance des rapports, qui protège le salarié victime en ce qu’il lui garantit le paiement de revenus de remplacement peu important qu’au terme d’un recours il soit décidé, réflexion faite, que la prise en charge par la branche AT n’était pas due, intéresse plus volontiers l’employeur ou bien la communauté des employeurs dont l’effort en termes de cotisations sociales patronales est nécessairement affecté. C’est ce sur quoi il semble fructueux d’insister.

Penser la compensation du dommage corporel, c’est invariablement identifier un débiteur d’indemnité. Où l’on voit que l’assurance du risque professionnel souffre la comparaison. Au fond, il est question de tarification et donc de capacité de la branche à couvrir le risque. Une réparation intégrale des accidents et maladies professionnelles est possible en droit. Elle est même réclamée depuis des années par la Cour de cassation entre autres autorités. C’est en économie que la chose est débattue. Non pas qu’on ne puisse pas dans l’absolu majorer les cotisations des employeurs mais que ce serait prendre alors le risque de renchérir le coût du travail et possiblement affecter la compétitivité des organisations concernées (notamment sur le terrain du commerce extérieur). Ceci étant dit, nous ne sommes tout de même pas encore condamnés à une sorte d’immobilisme. L’hypothèse d’une correction du système à la marge par une redéfinition du périmètre du principe sous étude peut être posée.

10. Réforme. En l’état, le principe d’indépendance profite semblablement au salarié et à l’employeur. Or la complète déconnexion entre le contentieux de la prise en charge d’un accident ou d’une maladie (dans le rapport caisse-victime ou le rapport caisse-employeur) et le contentieux de la faute inexcusable (dans le rapport victime-employeur) est douteux en ce sens que le financement de la branche est fragilisé. Par voie de conséquence, la politique de prévention des risques professionnels est ébranlée.

L’application du principe d’indépendance des rapports est de nature à faire échapper l’employeur en toute ou partie de la majoration de son taux brut de cotisations. Les raisons ont été présentées : manque de diligence de la caisse ou tort redressé par un juge. Dans le premier cas, aucune majoration ne sera notifiée à raison de l’inopposabilité de la décision de prise en charge. Dans le second, l’employeur ne sera tenu au remboursement que des seuls chefs de préjudices majorés à raison de la reconnaissance d’une faute inexcusable exclusion faite de toutes les prestations services par la caisse entre temps (complément de rente et chefs de préjudice supplémentaires auxquels il est tenu par la loi art. L. 452-3-1 css – création de la loi 2012-1404 du 17 déc. 2012).

La mutualisation du risque est fragilisée dans ces conditions. Comme cela a été rappelé, les modalités de calcul du taux brut de cotisation des employeurs sont définies de telle sorte qu’il est plus vertueux de prévenir la réalisation du risque professionnel que de le couvrir (art. D. 242-6-1 et s. css). Encore qu’il faut bien convenir que ce n’est pas vrai pour toutes les entreprise (v. toutefois l’invention d’un régime spécial pour les entreprises entre 10 et 19 qui est entré en vigueur au 1er janvier 2024. P. Morvan, Droit de la protection sociale, 11ème éd., LexisNexis, 2023, n° 212 p. 232).

Sans contestation de l’employeur, le système est construit de telle sorte que la facturation des diligences de la caisse primaire est automatiquement incrémentée sur le compte employeur. Et lorsque le système laisse l’employeur quitte de toute majoration, c’est alors la collectivité des employeurs qui se retrouve affectée par défaut. Dans ces conditions, on peut se demander si la mutualisation du risque est bien équitable, ce sans compter que la mutualisation ne s’opère pas de manière uniforme (Ph. Coursier et S. Leplaideur, les risques professionnels et la santé au travail en question, LexisNexis, 2013, pp. 139 et s.).

D’aucun soutiendront que ce n’est pas très grave tant que le salarié victime est sauf dans l’affaire. Force est pourtant de le redire : la prévention des risques professionnels importe autrement plus que la couverture des sinistres, à tout le moins en première intention. Si donc l’employeur échappe à sa juste contribution, il n’est pas incité à travailler mieux encore à la réduction de la sinistralité de son établissement. Partant, et en termes de prévention des accidents du travail et des maladies professionnels, dit autrement des dommages corporels, le compte n’y est peut-être pas complétement. Les 20 millions de salariés du secteur privé, qui sont couverts par la branche AT/MP (Direction de la sécurité sociale, les chiffres clés 2022, éd. 2023, p. 15), ne mériteraient-ils pas un peu mieux ?

(Article publié in Bulletin Joly travail, déc. 2024)

 

Le service public de la réparation du dommage corporel

1. – Mission de service public au singulier ?. –  À notre connaissance, le service public de la réparation du dommage corporel sous étude, dont l’Office est une incarnation tout à fait remarquable, ne s’est jamais donné complètement à voir tant d’un point de vue conceptuel que fonctionnel. Aussi nous limiterons-nous dans cette première contribution à poser quelques premiers jalons.La question de savoir ce qu’est l’Oniam ne pose guère de difficulté. Institué par la loi, l’Office est un établissement public à caractère administratif de l’État, placé sous la tutelle du ministre chargé de la Santé (CSP, art. L. 1142-22, al. 1er). À la question de savoir ce qui est attendu par la puissance publique de sa création, on répondra avec un éminent auteur : la réalisation d’« une mission […] définie, organisée et contrôlée par une personne publique en vue de délivrer des prestations d’intérêt général à tous ceux qui en ont besoin »Note 1. C’est limpide. Mais au fait : de quelle mission s’agit-il précisément ? C’est qu’il n’y a rien de très commun a priori entre la réparation des dommages corporels causés sans faute par un professionnel ou un établissement de santé et la compensation des atteintes cardio-pulmonaires causées par la faute d’un fabricant de médicaments, pour ne prendre que ces deux hypothèses de travail. Mais peut-être n’y a-t-il pas matière à commenter. Que dit le plan d’exposition systématique du Code de la santé publique ? Eh bien qu’il s’agit dans les deux cas de figure de compenser des risques sanitaires résultant du fonctionnement du système de santé qui se sont malheureusement réalisés (CSP, art. L. 1142-1 et s.). Ce dernier système profitant à tout un chacun, c’est d’intérêt général dont il est question au fond. Il y a donc bien service publicNote 2. C’est ce que nous enseigne la science administrative. Il ne s’agirait pourtant pas qu’on cofondît réalisation d’un risque et commission d’une faute. Où l’on voit – en poussant d’un cran le problème – que la nature manifestement hybride de l’Office pourrait fort bien compliquer son régime juridique ; qu’il y a donc à craindre quelques contradictions internes.

2. – Lois du service public et gratuité. –  Quelles que soient nos hésitations, il reste que le fonctionnement de l’Office obéit à quelques grandes lois du service public : continuité, mutabilité, égalitéNote 3. Lois auxquelles on pourrait ajouter dans le cas particulier « gratuité », laquelle n’est pas sans interroger. C’est que ce dernier principe de fonctionnement interdit à l’Office de recourir contre les éventuels débiteurs finaux de la réparation aux fins de remboursement des frais engagés tous azimuts. Que les personnes mises en cause soient fautives ou non : le sort réservé à l’Office par la loi est égal en pratique. Ce qui a fait écrire justement à un auteur qu’on privatise les profits ici mais qu’on socialise les pertes làNote 4

3. – Maintien de la paix sociale. –  On ne saurait discuter qu’en inventant collèges et commissions chargés d’instruire les demandes en réparation, le législateur ait été mû par la volonté de bien faire : opérations de maintien de la paix sociale obligeaient sûrement. Force d’intervention dont le déploiement, à l’expérience, est malheureusement à géométrie très variable. Tandis que la foule s’émouvait légitimement du sort de ces milliers de victimes du Médiator, elle réclamait peu dans le scandale des prothèses PIP. Dans les deux cas, la visée esthétique de la démarche (entre autres indications) n’était pourtant pas douteuse. Et de bien peu manifester son émotion du reste dans le scandale des pilules de troisième et quatrième génération (pour ne prendre que ces quelques exemples). En bref, il semble qu’il y ait matière à se demander si ce qu’a fait l’État l’a bien été.

4. – Efficience. –  Service public de la réparation du dommage corporel, établissement public administratif, puissance publique, ces mots ont partie liée avec ce qu’on appelle l’étatisation. Dans son rapport d’activité pour 2005, le Conseil d’État écrit « notre société […] se caractérise par une exigence croissante de sécurité [qui] engendre la conviction que tout risque doit être couvert, que la réparation de tout dommage doit être rapide et intégrale et que la société doit, à cet effet, pourvoir, non seulement à une indemnisation des dommages qu’elle a elle-même provoqués, mais encore de ceux qu’elle n’a pas été en mesure d’empêcher, ou dont elle n’a pas su prévoir l’occurrence. » Voilà l’intention. C’est ce par quoi nous vous proposons de commencer, à savoir une approche conceptuelle de la notion de service public de la réparation du dommage corporel. Une fois que cette première approche aura été terminée, après que l’intention aura été explicitée, nous opterons pour une approche fonctionnelle de la notion sous étude. Le temps sera alors venu d’entamer la critique des règles de droit que l’Administration est priée d’observer pour réaliser l’étatisation de la réparation du dommage corporel.

1.  La conceptualisation du service public de la réparation du dommage corporel (l’étatisation de la réparation)

5. – En première approche, plus volontiers conceptuelle du service public de la réparation du dommage corporel, l’étatisation est tout à la fois providence et stratégie.

A. –  La providence

6. – Apaisement de la société. –  Le développement de l’État providence s’est fait par la voie d’un transfert progressif, sous l’empire de la nécessité, mais aussi sous la pression d’une demande sociale de plus en plus insistante, de l’ensemble des problèmes que le jeu normal des mécanismes sociaux ne permettait plus de résoudre. Apaiser des tensions les plus vives : voilà quel était l’enjeu du transfert. Quant à la méthode, elle nous est familière en ce sens qu’elle a consisté pour l’État à prendre les mesures correctives et compensatoires indispensables pour préserver la cohésion sociale. Au fond, c’est vers un État protecteur (de chacun) que la société française a fini par se tourner en général. C’est donc assez naturellement que les victimes de dommages corporels sériels ou d’accidents collectifsNote 5 se sont tournées vers ce dernier, qui a été prié de les assister dans le cas particulier : garantie de la paix et de la cohésion sociales oblige.

7. – Volontarisme social. –  Il faut se souvenir de l’émotion collective qui a été provoquée par les scandales sanitaires qui se sont succédé depuis les années 1990 et qui a commandé que des règles spéciales soient édictées pour organiser la juste compensation des blessures infligées au corps des victimes et à l’âme de nos concitoyens plus généralement. Il faut encore avoir à l’esprit qu’« on a assisté tout au long du XXe siècle à l’avènement patrimonial et juridique du corps humain, qui a porté en exécration toutes les atteintes à l’intégrité corporelle. La propriété n’a plus été seulement le pouvoir juridique d’un individu sur les biens, celle-là qui lui donne la mesure de l’exclusion des autres »Note 6. Elle est également devenue le pouvoir d’un individu sur sa personne, celle-là qui impose la correction des atteintes illicites portées par les autres, et ce quoi qu’il en coûte. C’est dans ce contexte très particulier que l’Office a été créé en 2002 et que (entre autres personnes intéressés) nos concitoyens, réunis en associations de patients et d’usagersNote 7, ont prié le législateur d’élargir son domaine d’applicationNote 8 à un point tel qu’on se prend à hésiter relativement à la mission de service public dévolue à cet établissement.En résumé : l’invention du service public de la réparation du dommage corporel est très certainement affaire de volontarisme social. Mais peut-être est-ce aussi (et surtout) de responsabilité politique dont il est question. L’État, qui est providence, nous l’avons dit, est aussi stratégieNote 9.

B. –  La stratégie

8. – Scandales sanitaires. –  Il faut bien voir que si des producteurs et fabricants de produits de santé ont manqué à leur obligation de vigilance et s’ils ont été priés de compenser les conséquences préjudiciables de leur manque de diligence, l’État a toujours eu sa part de responsabilité dans les scandales sanitairesNote 10. La vaccination contre la grippe A et la commercialisation du valproate de sodium ont été assurées avec le concours de la puissance publique. Dans le premier cas, la production a été vivement encouragée. Dans le second, elle n’a pas été suffisamment contrôléeNote 11.Conceptuellement donc, l’étatisation de la réparation du dommage corporel a commandé l’invention d’un nouveau service public répondant à un besoin d’intérêt général, qui a en horreur le risque et l’atteinte à l’intégrité physiqueNote 12 tandis qu’en toile de fond il était soutenu que la juridictionnalisation était inadaptée ou inopportuneNote 13.

9. – Force gouvernante. –  Mais alors, relativement à notre objet d’étude, serait-ce qu’en dehors de l’intervention de l’Administration il n’y aurait point de salut pour les victimes ? De prime abord, la question a quelque chose de saugrenu. La saisine du juge de la réparation par des professionnels du droit rompus à l’exercice est de nature à assurer le rétablissement de l’équilibre détruit par le dommage. Ce n’est pourtant pas vers le service public de la justice, dont on dit pis que pendre, qu’on s’est tournéNote 14. L’étatisation sous étude donnerait donc à penser avec Duguit que la puissance publique serait la seule à même de remplir cette mission de réparation ; que, par voie de conséquence, « son accomplissement doit être assuré, réglé et contrôlé par les gouvernants parce que l’accomplissement de cette activité est indispensable à la réalisation et au développement de l’interdépendance sociale, et qu’elle est de telle nature qu’elle ne peut être réalisée complétement que par l’intervention de la force gouvernante »Note 15.

10. – Protection universelle maladie et accident. –  Au fond, le service public sous étude ne serait-il pas la manifestation d’une nouvelle solidarité ? La protection universelle qui a été inventée pour la maladie – Puma – (C. assur., art. L. 160-1), et qui a détourné notre système de protection sociale de la logique strictement assurantielle qui l’a longtemps caractérisé, ne vaudrait-elle pas également pour l’accident ? Aussi anecdotique que cela puisse paraître, l’acronyme « Puma » fonctionnerait : « Protection universelle maladie et accidents ». Des risques de l’existence primaire ont été couverts hier par le Gouvernement provisoire de la république française. Le temps n’est-il pas venu de couvrir aujourd’hui des risques plus complexesNote 16 ? Ceci posé, et réflexion faite, ne serait-ce déjà pas le cas ? Si l’on doit à l’Office d’assurer la rémunération de nombreux collaborateurs, d’une foule d’experts médecins et juristes et d’assumer la gestion de leur activité respective ; si on lui doit mille et une avances sur recours et garanties ; c’est pour autant que son activité est financée. Or, ce sont précisément les cotisants et les contribuables qui, en fin de compte, et en première intention, solvabilisent l’action de ce dernier établissement public administratif. Pour mémoire, l’office est financé au principal par une dotation des régimes obligatoires d’assurance maladie (et non par les créateurs de risques) (CSP, art. L. 1142-23)Note 17.

11. – En guise de conclusion intermédiaire , ne serions-nous pas sur la voie de la synthèse des modèles archétypaux bismarkien et beveridgien qui sont bien connus en droit de la sécurité sociale ? Au premier, nous emprunterions l’intention. Ne pourrait-on pas considérer avec Bismark que « l’État a pour mission de promouvoir positivement par des institutions appropriées et en utilisant les moyens de la collectivité dont il dispose, le bien-être de tous ses membres […] »Note 18 ? Au second, Beveridge, nous prendrions la réalisation. Optant avec ce dernier pour une approche assistancielle ou universelle, la couverture sociale sous étude ne serait plus offerte aux seules personnes assurées mais à toutes les victimes pour la seule raison qu’elles ont été atteintes dans leur intégrité corporelle.Partant, la protection proposée par le service public de la réparation du dommage corporel serait tout à la fois universalité, unité et uniformité : universalité de la protection sociale en quelque sorte par la couverture de toutes les victimes concernées, uniformité des règles de la réparation construites petit à petit par des aréopages d’experts médecins et juristes (le tout en dehors du juge par hypothèse), unité de gestion administrative de l’ensemble du processus d’indemnisation. La fusion du Fiva et de l’Oniam, imaginée un temps par le ministère de la Santé, s’inscrivait, nous semble-t-il dans ce mouvementNote 19.Aussi stimulant pour l’esprit et nécessaire à la concorde soient l’invention du service public de la réparation du dommage corporel et l’étatisation sous étude, aussi importantes soient les considérations qui ont présidé à la construction de l’ensemble, il y a tout de même matière à douter méthodiquement qu’on ait bien fait. C’est qu’il est loin d’être indifférent de remplacer des juges par des administrateurs. C’est pourtant ce à quoi on aboutitNote 20. Loin de nous de soutenir que la puissance publique ait jamais été désireuse d’organiser un remplacement quelconque. Douter dans le cas particulier que l’étatisation soit la voie qu’il importait de choisir c’est vérifier si le fonctionnement du service public de la réparation du dommage corporel – ou, pour le dire autrement, l’administrativisation de la réparation – est gage d’une organisation optimale de notre État de droit.

2.  Le fonctionnement du service public de la réparation du dommage corporel (l’administrativisation de la réparation)

12. – De prime abord, le fonctionnement du service public de la réparation du dommage corporel est plein de vertus. Elles seront mises en exergue pour commencer. Place sera laissée ensuite aux vices dont il n’est pas certain qu’on ait bien vu, nous semble-t-il, que nombre d’entre eux étaient tout bonnement rédhibitoires, ce qui par voie de conséquence interroge quant à la conceptualisation qu’il nous a été donné d’exposer à grands traits, qu’il s’agirait donc de reprendre le moment venu.

A. –  Les vertus

13. – Théorie. –  Le service public de la réparation du dommage corporel est vertueux entre autres raisons parce qu’il obéit à quelques principes organisationnels, qui ne souffrent pas la critique, qui imposent à l’Administration de répondre effectivement aux besoins collectifs. À l’aune de ces derniers, qui ont été rappelés, on peut défendre que l’existant est notablement amélioré en ce sens que la victime est épargnée des tracas (assez ordinaires du reste mais qui sont loin d’être négligeables) que supporte tout litigant dans un procès.Il est suffisant de renseigner un « formulaire de demande d’indemnisation », qui peut être téléchargé sur le site internet de l’Office, et d’adresser la série de pièces justificatives de son état (V. par ex. CSP, art. L. 1142-24-2) voire de compléter sa demande des pièces manquantes qui auront été réclamées par les « instructeurs gestionnaires indemnisation » (CSP, art. R. 1142-63-8), qui apportent une assistance tout à fait remarquable aux demandeurs. Ce n’est pas tout.Tandis que le procès civil est de type accusatoire en ce sens que la loi abandonne l’instruction de l’affaire à la diligence des parties, la procédure amiable est plus volontiers inquisitoire. Les commissions et les collèges placés auprès de l’Office procèdent à toute investigation utile à l’instruction dit le Code de santé publique. À ce titre, une expertise, dont le coût au passage est supporté par l’office (CSP, art. R. 1142-63-12), peut tout à fait être diligentée sans que le secret professionnel ou industriel ne puisse être opposé (CSP, art. L. 1142-24-4 et R. 1142-63-9, al. 4)Note 21. Il y a plus.Dans le cas particulier, l’étatisation de la réparation épargne la victime des affres du dualisme juridictionnel et simplifie par voie de conséquence son parcours indemnitaire. Le Conseil constitutionnel de relever pour sa part un triple avantage à cette modalité de la réparation : automaticité, rapidité et sécurité de la réparationNote 22.

Technique. –  Sur un plan plus technique à présent, et qui prête tout autant à conséquence, l’étatisation de la réparation du dommage corporel est de nature à normaliser les suites de l’instruction. Les critères d’imputation des atteintes renseignées sont affinés au fur et à mesure des séances de travail, de l’évolution des connaissances médicales et de la conviction des uns et des autres qui se forge. Emporté dans son élan, le législateur s’est même aventuré à réformer le dispositif benfluorex en cours de route pour autoriser une auto-saisine du collège d’experts pour le cas où (entre autres cas de figure) des éléments nouveaux seraient susceptibles de justifier une modification d’un précédent avis (ou bien si les dommages constatés sont susceptibles, au regard de l’évolution des connaissances scientifiques, d’être imputés au procédé actif du médicament incriminé) (CSP, art. L. 1142-45-5, al. 4)Note 23. Il y aurait beaucoup à dire sur cette saisine proprio moutu entre autres qu’il n’est pas certain du tout qu’elle résiste à un contrôle de constitutionnalité a posteriori de la loi qui l’a instituéeNote 24. Il reste que la quantification des atteintes objectivées est plus fine (que ce qui est renseigné dans les barémisations indicatives pratiquées) en raison de l’hyper-connaissance des lésions typiques acquise petit à petit par les experts au gré de l’analyse de centaines voire de milliers de dossiers (focus)Note 25. Pour preuve, tandis que le Code de la santé publique dispose qu’il importe d’avoir recours au barème indicatif du concours médical (CSP, art. L. 1142-1, II, al. 2 et D. 1142-2)Note 26 et que l’on pourrait craindre une application mécaniqueNote 27, à l’expérience les experts ont su se démarquer pour inventer autant que de besoin une barémisation indicative nettement plus aboutie par comparaison. Ce n’est pas tout : une telle concentration des demandes est de nature à recommander quelques inventions et/ou corrections du droit positifNote 28, l’effet loupe en quelque sorte étant de nature à mettre en évidence les silences et insuffisances de la loi tandis qu’il aurait très certainement fallu des années au service public de la justice pour prendre la mesure des nécessités impérieuses de modifier l’existant.Où l’on constate pour résumer que l’étatisation de la réparation du dommage corporel présente des vertus tout à fait remarquables. Une question reste en suspens : les quelques vertus renseignées compensent-elles les quelques vices sur lesquels il importe à présent de réserver l’attention ?

B. –  Les vices

14. – La divergence des intérêts. –  Au nombre des critiques que l’on peut faire dans le temps imparti, il n’est jamais de bonne méthode de donner à croire que l’on peut valablement formuler des demandes sans le ministère d’un avocat-conseil. Peu important au fond que les agents du service public de la réparation du dommage corporel soient les plus diligents. Là n’est pas la question. Car toute amiable que soit la procédure, elle se change inévitablement en combat. C’est que les intérêts finissent toujours par diverger. Il faut bien voir que l’intérêt de la victime – qui espère invariablement le paiement de dommages-intérêts compensatoires les plus grands – n’est pas nécessairement celui du régleur (l’Office en l’occurrence) – qui est comptable inévitablement des deniers publicsNote 29. D’aucuns répondront que l’Office n’est pas nécessairement le débiteur final de la réparation. Il suffit pourtant que la personne mise en cause dans un avis d’indemnisation ne formule aucune offre ou bien que cette offre soit rejetée en raison de sa petitesse et l’Office sera substitué. Ce dernier peut donc être peu disant à l’heure de formuler à son tour une offre d’indemnisation, le budget de fonctionnement alloué étant contraint et la créance de remboursement pouvant être douteuse. Le ministère d’un avocat prend donc tout son sens. Ceci dit, que l’assistance et la représentation soient rendues obligatoires et ce premier vice devrait tomber de lui-même.Il y a en revanche autrement plus compliqué ou fâcheux, c’est selon. C’est de la co-saisine des juges et des administrateurs dont il est question.

15. – L’articulation des procédures. –  Le législateur n’a édicté aucune règle aux fins d’articulation des procédures judiciaire et amiableNote 30 qui auraient été engagées en parallèle. C’est regrettable, car l’invention de deux ordres de règlements des litiges exclusifs l’un l’autre est de nature, par hypothèse, à créer de sacrées divergences, partant de bien regrettables ruptures d’égalité de traitement. On nous opposera qu’il n’y a rien là que de très commun, le principe d’organisation territoriale des juridictions causant le même tracas. Certes, mais la concentration du contentieux en cause d’appel est de nature à lisser ces contingences. Or, le travail à visée indemnitaire de l’Office est réalisé en premier et dernier ressort en quelque sorte. Ceci mis à part, le problème reste entier. En bref : comment régler la contradiction éventuelle entre un jugement qui déboute la victime de ses prétentions et un avis qui fonde cette dernière à être indemnisée ?De prime abord, on n’a jamais vu que le judiciaire devait tenir l’administratif en l’état. Se pose alors la question de savoir à l’ordre de quel juge l’Office, en cas de substitution pour les raisons prescrites par la loi, devra déférer ? À l’ordre de celui qui préside la formation de jugement (incarnation du pouvoir judiciaire) ou bien à l’ordre de celui qui préside le collège ou la commission qui a rendu un avis d’indemnisation (incarnation du pouvoir exécutif) ? Pour mémoire, ces derniers aréopages sont présidés par des magistrats.Si le rejet de la demande d’indemnisation est le fait du juge administratif, on imagine mal que l’Administration ne se range pas sous sa bannière : tropisme obligerait. Mais si le rejet des prétentions du demandeur a été prononcé par un juge judiciaire, qu’il soit civil ou pénal, le problème pourrait rester entier. Aussi bien s’agirait-il d’imaginer une articulation entre les procédures judiciaire et amiable pour lever l’injonction contradictoire dans laquelle se trouve la direction de l’établissement et, ce qui n’est pas la moindre des considérations, garantir une cohérence décisionnelle.Pour ce faire, aussitôt l’Office informé de la saisine d’un juge, la procédure amiable gagnerait à être suspendue. Il faut voir dans cette règle une mesure purement conservatoire qui participe d’une bonne administration du service pendant que les moyens (limités de l’office) sont immédiatement remployés au profit de celles et ceux qui sont désireux que leurs différends soient réglés à l’amiable. Qu’on se rassure toutefois : le droit subjectif à la réparation amiable du demandeur ne saurait jamais être violé. C’est son exercice qui serait tout simplement différé dans le temps. À front renversé, il s’agirait que le législateur inventât une nouvelle cause de sursis à statuer à la manière de ce qui a été fait avec la création de la question prioritaire de constitutionnalitéNote 31. Le demandeur renseignant sa volonté d’entrer en voie de transaction, c’est l’extinction de l’instance dont il sera possiblement question en définitive. Quant au risque d’atteinte au droit au juge au sens de l’article 6, § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui est connu, il importera de veiller à ce que les délais d’instruction restent raisonnables.Ce n’est pas tout. Il s’agirait aussi de s’interroger sur la loyauté des rapports noués entre toutes les personnes intéressées.

16. – La loyauté des rapports. –  En l’état de la législation, les commissions et collèges d’experts placés auprès de l’Oniam instruisent les demandes d’indemnisation et les mises en cause des professionnels de santé et fabricants sans que ces derniers n’en soient immédiatement avertis. Et d’avancer dans l’instruction ou la phase d’information préalable sans aviser plus avant les parties intéresséesNote 32. Ce n’est qu’une fois que le travail a été entamé et qu’un projet d’avis a été rédigé que les commissions et collèges informent les intéressés en les exhortant de conclure en réponse dans des délais extrêmement brefs (qui sont prorogés en pratique). Étude à visée conservatoire à la manière d’une consultation réalisée en cabinet d’avocat, nous rétorquera-t-on. Rien que de très ordinaire en somme à la différence près tout de même qu’en procédure civile il importe de formuler une demande introductive d’instance en bonne et due forme, laquelle une fois faite commande l’observance de toute une série de principes qui garantissent la loyauté des débats : celui de la contradiction et de l’égalité des justiciables dans le procès, qui ne souffrent aucun aménagement. Mais il y a autrement plus ennuyeux de notre point de vue. C’est que l’instruction est menée au vu de la documentation que le demandeur aura bien voulu communiquer à l’Office. Sans jamais faire aucune offense aux usagers du service public de la réparation du dommage corporel, la tentation de la sélection (voire d’une supposition) des pièces probantes est grande. Si donc l’Office ne demande pas qu’il lui soit communiqué tout le dossier médical (peu important dans les mains de quel professionnel il se trouve), le risque existe que l’information du collège ou de la commission soit en tout ou partie tronquée.Où l’on mesure les différences qui restent notables entre les deux services publics sous étude. Mais il est un dernier vice sur lequel nous souhaiterions attirer l’attention. Il a trait au défaut d’homologation de l’accord transactionnel, qu’il s’agirait pourtant de systématiser.

17. – L’homologation. –  Tant que les intérêts du demandeur constitué en victime sont protégés, soit par le ministère d’avocat, soit par un régime tutélaire, au fond c’est un accord de bon aloi. L’ennui, c’est qu’il pourrait fort bien arriver que des protocoles transactionnels soient signés alors que la victime est juridiquement incapable pendant qu’elle n’est pas utilement représentée. Et si, par extraordinaire, le procureur de la république n’est pas averti par l’Office – éventuellement substitué – afin qu’une mesure de protection soit prise, l’acte juridique encourra la nullité. Quand sera-t-elle découverte ? Eh bien lorsque la gestion des dommages-intérêts (possiblement capitalisés) aura été si calamiteuse que la victime se retrouvera sans un sou. Alors, la nullité de la transaction ne manquera pas d’être excipée. Le retour au statut quo ante ne pouvant être fait au préjudice de l’incapable, à la fin de l’histoire, celui qui aura payé bien imprudemment sera prié de payer une seconde fois. On accordera toutefois que le risque est de moindre intensité depuis la réforme du droit commun des contrats, le nouvel article 1151 du Code civil renfermant un obstacle – non plus aux seules restitutions comme c’était le cas sous l’empire du droit ancien encore qu’il n’était que relatif(V. également C. civ., art. 1352-4 [art. 1312 ancien]) – mais bien à l’action en nullité. Il reste que, pour bien faire, l’homologation judiciaire nous semble-t-elle de nature à palier ce vice et refréner les velléités de contestation : service public n’obligerait-il pas ?

18. – Interrogation et ouverture. –  On écrit que le système judiciaire français serait incapable de répondre aux besoins des victimes de sinistres sérielsNote 33 ; que les dommages de masse ne sauraient être son affaire. Qu’il nous soit tout même permis de rappeler que le service public de la justice, lorsqu’il a été saisi, n’a pas été ni moins vite ni plus lentement que le service public de la réparation du dommage corporel ; que le juge a su rendre à chacun de qui était dû dans des affaires qui ont échappé à l’Office.Aussi, pour conclure, et faute d’avoir épuisé le sujet, permettez-nous de poser une question. N’a-t-on jamais objectivé une carence si considérable du service public de la justice qu’il ait fallu prendre pour une habitude de substituer des administrateurs aux juges et, ce faisant, inventer une concurrence qui ne dit pas son nom et ne rend pas complètement justice à toutes les personnes concernées ?Une exhortation poétique pour terminer : vingt fois sur le métier remettez l’ouvrage. Polissez-le sans cesse et le repolissez. Ajoutez quelques fois et souvent effacez. Vingt années se sont écoulées depuis que l’Office a été créé. Le temps de la réforme de l’existant ne serait-il pas venu ??

Note : Article qui est le fruit d’une participation au colloque organisé par l’Université de Paris et le professeur Guégan le 04 mars 2022 à la Sorbonne intitulé : “Responsabilité médicale – 2002-2022 :Vingt ans de coexistence de la responsabilité et de la solidarité en matière médicale” publié à la revue Responsabilité civile et assurance (avr. 2022).

Note 1 D. Truchet, Droit administratif : PUF, 9e éd., 2021, p. 50 et s.

Note 2 P.-L. Frier et J. Petit, Droit administratif : LGDJ, 15e éd., 2021, n° 375 et s.

Note 3 J. Morand-Devilier, P. Bourdon et F. Poulet, Droit administratif : 17e éd., 2021, p. 509. – Comp. D. Truchet, Droit administratif : PUF, 9e éd., 2021, p. 371, n° 1066 (solidarité, équité, efficacité).

Note 4 L. Bloch, Interrogation autour de la réforme du système d’indemnisation des victimes du valproate de sodium : Resp. civ. et assur. 2019, alerte 23. – Sur la dialectique justice corrective vs justice distributive aux fins de description du droit de la responsabilité civile français, V. Rivollier, Les fonctions de la responsabilité civile face à la socialisation des risques en matière de dommages corporels, mél. P. Ancel : Larcier, 2021, p. 541. Il importerait qu’on s’interrogeât aussi sur l’effet d’aubaine créé par le dispositif amiable, qui autorise les personnes contre lesquelles un avis d’indemnisation a été rendu de transiger à l’aune des pratiques et bases de couverture du risque de l’Office.

Note 5 A. Guégan, Dommage de masse et responsabilité civile, préf. P. Jourdain, t. 472 : LGDJ, 2006. – F. Bibal et Cl. Bernfeld, Les dommages sériels causés par des produits de santé : Gaz. Pal. 19 janv. 2021, p. 77.

Note 6 A.-M. Patault, Dictionnaire de la culture juridique : PUF, 2003, v° propriété.

Note 7 Ch. Saout, La démocratie sanitaire à travers l’action des associations de patients et d’usagers (entretien) : RJSP 2021.6, n° 21.

Note 8 V. not. E. Terrier et J. Penneau, Médecine : réparation des conséquences des risques sanitaires – organes de la procédure : Rép. civ. Dalloz, 2020, n° 415.

Note 9 J. Chevallier, Les configurations de l’État stratège : RFFP nov. 2020, p. 27.

Note 10 Igas, Enquête sur le Médiator, janv. 2011 (www.igas.gouv.fr/spip.php ? article162). – Igas, Enquête relative aux spécificités contenant du valproate de sodium, févr. 2016 (www.igas.gouv.fr/spip.php ? article522). – CE, 1re et 6e ch. réunies, 9 nov. 2016, n° 393902 et 393926 : Lebon. – J. Sorin, Médiator : partage des responsabilités entre l’État et Servier : AJDA 2017, p. 2140. – R. Pellet, La défiance, du sanitaire au social : RDSS 2021, p. 143. – O. Gout, L’Oniam, un établissement à multiples facettes : Gaz. Pal. 16 juin 2012, p. 37.

Note 11 Le législateur s’est d’ailleurs appliqué par la suite à améliorer l’existant (L. n° 2011-2012, 29 déc. 2011, relative au renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé) tandis que le juge n’a pas manqué de sanctionner tous les protagonistes de l’affaire, l’agence nationale de santé et de sécurité du médicament comprise (T. corr. Paris, 31e ch., 29 mars 2021 : condamnation des laboratoires Servier des chefs de tromperie aggravée, d’homicides et blessures involontaires ; 180 millions de dommages et intérêts et plus de 2,7 millions d’ euros d’amende. Condamnation de l’agence – ex Afssaps à 303 000 € d’amende pour avoir tardé à suspendre l’autorisation de mise sur le marché).

Note 12 F. Ewald emploie pour sa part la notion de « services publics de responsabilité ». C’était il y a 35 ans. Et l’auteur d’esquisser « le schéma général du nouveau droit de la responsabilité articulé sur le principe d’un droit de l’accident [qui] ne met plus face à face deux sujets que sont l’auteur et la victime du dommage, mais trois acteurs : la victime, le responsable et une collectivité, représentée par un ou plusieurs organismes d’assurance » (Histoire de l’État providence. Les origines de la solidarité, Grasset, 1996). En bref, et pour présenter les choses autrement, préférez la socialisation du risque et l’Office à l’assurantialisation ; nous devrions alors rejoindre assez facilement la thèse de l’auteur. V. également G. Viney, Le déclin de la responsabilité individuelle, préf. R. Rodière : LGDJ, 1965.

Note 13 F. Leduc, Solidarité et indemnisation in La solidarité, Travaux de l’association Henri Capitant, t. LXIX : Bruylant, 2019.

Note 14 V. not. S. Jouslin de Norray et Ch. Joseph-Oudin, Le dispositif spécifique d’instruction des demandes d’indemnisation concernant les préjudices imputables au valproate de sodium : un avantage pour les droits des victimes ? : RLDC 2017, n° 146.

Note 15 L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, t. 2 : 3e éd., 1928, p. 61. – Cité par J. Petit et P.-L. Frier, Droit administratif : LGDJ, 13e éd., 2019, n° 363.

Note 16 F. Kessler, Complément ou substitution à la sécurité sociale ? Essai sur l’indemnisation sociale comme technique de protection sociale : Dr. soc. 2006, p. 191.

Note 17 Comp. le financement du fonds d’indemnisation des victimes des produits phytopharmaceutiques qui est intéressant à cet égard (C. rur., art. L. 253-8-2).

Note 18 Reichstag, discours, 17 nov. 1881.

Note 19 V. Th. Leleu, Oniam. Vers la création d’un géant de l’indemnisation, à propos du rapport de l’Igas proposant la fusion de l’Oniam et du Fiva : Resp. civ. et assur. 2021, étude 12.

Note 20 V. également en ce sens, J. Knetsch, Le nouveau dispositif d’indemnisation des victimes du Médiator issu de la loi du 29 juill. 2011 : Resp. civ. et assur. 2011, étude 14, spéc. n° 9.

Note 21 V. not. J. Knetsch, Le nouveau dispositif d’indemnisation des victimes du Médiator issu de la loi du 29 juill. 2011 : Resp. civ. et assur. 2011, étude 14, spéc. n° 5 et s.

Note 22 Cons. const., 18 juin 2010, n° 2010-8 QPC, cons. 16.

Note 23 Créé par la L. n° 2016-41, 26 janv. 2016, art. 187. – V. également CSP, art. L. 1142-24-12, al. 6 (saisine du collège valproate de sodium).

Note 24 V. not. et par comparaison : J. Bourdoiseau note ss Cons. const., 15 nov. 2013, n° 2013-352 QPC : LPA 30 mai 2014.

Note 25 V. également en ce sens, L. Bloch, Scandale de la dépakine : le « fonds » de la discorde : Resp. civ. et assur. 2016, alerte 24. – A. Guégan, Les nouvelles conditions d’expertise au sein du dispositif pour l’indemnisation des victimes du valproate de sodium : Gal. Pal. 19 janv. 2021, p. 83. – L. Friant, L’indemnisation extrajuridictionnelle des victimes du valproate de sodium ou de ses dérivés : bilan et perspectives : RLDC 2020, n° 183.

Note 26 Barème annexé au D. n° 2003-314, 4 avr. 2003, ann. 11-2.

Note 27 J. Bourdoiseau, La réparation algorithmique du dommage corporel : binaire ou ternaire ? : Resp. civ. et assur. 2021, étude 7.

Note 28 Il pourrait être soutenu qu’une telle initiative est douteuse faute pour les administrateurs, aussi experts soient-ils, d’être fondés à se départir des règles de droit applicable dans le cas particulier. Il se pourrait même qu’il y ait plus à dire encore. C’est qu’il n’est pas acquis du tout que lesdits administrateurs aient jamais été priés par le législateur de trancher en droit. C’est pourtant à l’aune du droit positif que les demandes sont appréciées : tropisme oblige (qui gagnerait à être interrogé).

Note 29 V. not. sur cette problématique à propos du Fiva, Ph. Brun, Droit de la responsabilité extracontractuelle : LexisNexis, 2018. À noter encore que la présence éventuelle du chef des services benfluorex et valproate de sodium dans les séances des collèges éponymes, ce dernier ayant la responsabilité de formuler une offre transactionnelle en cas de substitution de l’Office, donne-t-elle à penser : ordonner la dépense (à tout le moins participer même sans voix délibérative à la délibération) et payer ne font pas bon ménage en général.

Note 30 Le législateur a toutefois cherché à prévenir l’enrichissement injustifié du demandeur par une information circonstanciée (V. art. Knetsch, Le droit de la responsabilité et les fonds d’indemnisation : th. Paris 2, 2011, n° 338).

Note 31 Ord. n° 58-1067, 7 nov. 1958, art. 23-2.

Note 32 F. Bibal, La contradiction n’est pas respectée devant les CCI : Gaz. Pal. 15 févr. 2022.

Note 33 S. Jouslin de Noray et Ch. Joseph-Oudin, Le dispositif spécifique d’instruction des demandes d’indemnisation concernant les préjudices imputables au valproate de sodium : un avantage pour les droits des victimes ? : RLDC 2017, n° 146.

DataJust, l’aide à la décision et l’indemnisation du dommage corporel

La crise sanitaire absolument inédite est l’occasion d’une activité normative assurément inouïe. Le législateur s’étant résigné à habiliter le Gouvernement à adopter toutes les mesures d’urgence pour faire face aux conséquences de l’épidémie de Covid-19 (loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, la livraison quotidienne du Journal officiel donne à contempler un nombre d’ordonnances (entre autres textes) sans précédent… Le temps viendra de remettre sur l’ouvrage cette production de normes tous azimuts et exorbitantes dont l’écriture d’un certain nombre d’entre elles prête inévitablement le flanc à la critique (l’article 4 de l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 relatif à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire et à l’adaptation des procédures pendant cette même période est un exemple typique. Pour preuve : l’encre de ce dernier texte à peine sèche, il a fallu le réécrire -ordonnance n° 2020-427 du 15 avril 2020 portant diverses dispositions en matière de délais pour faire face à l’épidémie de covid-19.

Un texte du ministère de la Justice retient plus volontiers l’attention. Il s’agit du décret n° 2020-356 du 27 mars 2020 portant création d’un traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé « DataJust », publié au Journal officiel le 29 mars 2020. A la lecture de sa notice, tout paraît être dit : « DataJust » a, notamment, « pour finalité le développement d’un algorithme destiné à permettre […] l’élaboration d’un référentiel indicatif d’indemnisation des préjudices corporels, l’information des parties et l’aide à l’évaluation du montant de l’indemnisation à laquelle les victimes peuvent prétendre afin de favoriser un règlement amiable des litiges, ainsi que l’information ou la documentation des juges appelés à statuer sur des demandes d’indemnisation des préjudices corporels ».

Réflexion faite, tout n’a certainement pas été dit. Il n’est jamais de norme neutre aussi prétendument inspiratoire soit-elle.

1 – D’abord, et politiquement, il n’est pas dit que l’élaboration d’un référentiel indicatif d’indemnisation des préjudices corporels est une pièce d’un ensemble, autrement plus grand, à savoir : la réforme du droit de la responsabilité civile. C’est pourtant le cas. Depuis près de quinze années, professeurs et magistrats planchent sur l’écriture d’un droit de synthèse renouvelé (voy. not., P. Catala, ss. dir., Avant-projet de réforme du droit des obligations et de la prescription, 22 septembre 2005 ; F. Terré, ss. dir., Pour une réforme du droit de la responsabilité civile, Dalloz, 2011 ; J.-Cl. Bizot, ss. dir., Groupe de travail sur le projet intitulé Pour une réforme du droit de la responsabilité civile, Cour de cassation, février 2012). Pour sa part, la Chancellerie s’est faite fort d’écrire un projet de loi portant réforme de la responsabilité civile. Présenté le 13 mars 2017, ce dernier a, d’ailleurs, fait l’objet d’une consultation à laquelle ont répondu de nombreux professeurs de droit et acteurs du monde économique.

Tous ces savants corpus ont pour point commun de renfermer des règles particulières à la réparation de certaines catégories de dommages. Pour le dire autrement, il s’est avéré que la compensation des préjudices résultant d’une atteinte à l’intégrité physique supposait qu’on prescrivît des règles spéciales. Ceci étant, il a toujours été bien su que ces dernières, exorbitantes certes, n’en n’étaient pas moins une pierre d’un édifice autrement plus complexe à visée universelle. La responsabilité civile est, en effet, un « ultimum subsidium » (Ph. le Tourneau (dir.), Droit de la responsabilité et des contrats. Régimes d’indemnisation, « Dalloz Action », 2018-19, n° 01031), « un remède universel aux lacunes du droit et aux défaillances du législateur » (idid.). En édifiant le système de responsabilité, les rédacteurs du Code civil ont eu « la conviction que ce principe (de portée générale) répondait à une exigence permanente de justice, valable pour toute société humaine » (G. Viney, Traité de droit civil, introduction à la responsabilité, 4ème éd., LGDJ, 2019, n° 14). C’est pour cette raison (entre autres) qu’alors que le Gouvernement était autorisé à réformer le droit des contrats par voie d’ordonnance, le législateur n’entendit pas le laisser réécrire seul le droit de la responsabilité civile. Le rapport au président de la République relatif à l’ordonnance n° 2016-131 du 16 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations l’atteste : « La réforme de la responsabilité civile […] fera l’objet d’un projet de loi ultérieur qui sera débattu devant le Parlement, en raison des enjeux politiques et sociaux qui sont liés à ce domaine du droit ».

Aucun ministère ne saurait, donc, valablement réformer la matière et encore moins par bribes. Seulement voilà, la tentation était trop grande. Le normateur a cédé pour le meilleur (l’intention n’est pas sujette à caution) et pour le pire (la réalisation n’est pas exempte de critiques). Le décret précité reprend (presque) mot à mot un (seul) article du projet de loi de mars 2017 -l’article 1270-. Ce dernier article disposait « Un décret en Conseil d’État fixe les postes de préjudices extrapatrimoniaux (c’est là une différence remarquable avec le texte commenté qui ne se limite pas à cette catégorie de préjudices) qui peuvent être évalués selon un référentiel indicatif d’indemnisation, dont il détermine les modalités d’élaboration et de publication. Ce référentiel est réévalué tous les trois ans en fonction de l’évolution de la moyenne des indemnités accordées par les juridictions. A cette fin, une base de données rassemble, sous le contrôle de l’État et dans des conditions définies par décret en Conseil d’État, les décisions définitives rendues par les cours d’appel en matière d’indemnisation du dommage corporel des victimes d’un accident de la circulation ».

On saluera la cohérence politique : la réforme du droit des obligations ayant été faite façon puzzle (le droit commun des contrats sans le droit commun de la responsabilité), la réforme du droit de la responsabilité extracontractuelle est à présent entamée pièce par pièce (une règle particulière à la réparation du dommage corporel sans le reste des règles spéciales ni aucune des règles communes). On regrettera, toutefois, le désordre juridique qui ne manquera pas de se manifester et que les juristes s’échineront des années durant à résoudre. C’est que le droit des obligations est un système logique dans lequel tout se tient. Reformer ainsi la matière (ou entamer le travail de rénovation) c’est faire bien peu de cas des tenants et aboutissants du droit civil de la responsabilité et du droit de la réparation du dommage corporel.

2.- Ensuite, et fondamentalement, il n’est pas dit qu’un référentiel d’indemnisation (quand bien même serait-il indicatif) avait invariablement un caractère performatif. Il est bien su, et les praticiens le déplorent, qu’aussi indicatives que soient prétendument les données d’un référentiel, elles finissent toujours par être exploitées de proche en proche mécaniquement. C’est l’une des raisons de la franche opposition des praticiens de la réparation du dommage corporel. Ceci étant, on peut soutenir qu’à tout prendre, l’élaboration d’un référentiel indicatif d’indemnisation aux fins d’évaluation des chefs de préjudices extrapatrimoniaux entre autres n’est pas une mauvaise chose en soi. C’est qu’il n’y a aucune espèce d’équivalent envisageable dans le cas particulier. Et, dans la mesure où l’évaluation de la réparation des préjudices non économiques est nécessairement arbitraire, on ne saurait garantir aux victimes une égalité de traitement (voy. not. en ce sens, J. Bourdoiseau, De la réparation intégrale du dommage corporel in Des spécificités de l’indemnisation du dommage corporel, Bruylant, 2017, pp. 63 et s. ; S. PorchySimon, L’évaluation des préjudices par les acteurs de la réparation, RDSS, 2019, 1025). De ce strict point de vue, la réforme participe à l’instauration d’une certaine égalité (voy. encore les arts. 1269 et 1270 du projet de réforme). La demande en justice et l’offre d’indemnisation pourront passer pour moins fantaisistes tandis que la décision du juge pourra sembler moins discrétionnaire (encore qu’il soit tenu par le principe dispositif). C’est qu’un tel référentiel supposera expliquée la raison pour laquelle la victime se verra allouer plus ou moins de dommages et intérêts en comparaison avec ce qui est ordinairement accordé dans une situation approchante. Que l’on se rassure : le juriste n’est pas un géomètre condamné par le droit de la réparation du dommage corporel à l’application servile d’un quelconque théorème. A noter encore, et ce n’est pas le moindre des avantages escomptés, qu’on devrait observer une minoration de la variance du risque de responsabilité et, partant, une réduction théorique des primes et cotisations d’assurance.

3.- Enfin, et techniquement, il n’est pas dit que ledit référentiel dépassait notablement les propositions qui ont été faites dans un passé récent. Tout à fait consciente des fortes oppositions que pouvait susciter l’édiction d’un référentiel, la Chancellerie avait, très opportunément, limité le domaine dudit référentiel aux seuls chefs de préjudices extrapatrimoniaux. Car, c’était pour l’essentiel ces derniers dont l’évaluation monétaire était rendue des plus difficiles. Le changement de braquet est notable : tous les chefs de préjudice corporel sont à présent concernés. Ceci étant, la normalisation de la réparation du dommage corporel est un vieux projet du législateur (Ass. nat., prop. loi visant à améliorer l’indemnisation des victimes de dommages corporels à la suite d’un accident de la circulation, n° 2055 déposée le 5 novembre 2009). Répandue en droit comparé (F. Leduc, Ph. Pierre, ss. dir., La réparation intégrale en Europe. Études comparatives des droits nationaux, Larcier, 2012, pp. 97 et s.), elle est d’ailleurs pratiquée en France de manière informelle mais habituelle.

Il n’a pas été dit non plus -ce que le projet de loi précité contenait très logiquement (art. 1269. voy. encore l’art. 1262, al. 3) et ce qui suscite les plus grandes réserves quant à l’initiative du Gouvernement-, qu’il eut été nécessaire de consacrer une nomenclature des préjudices corporels. Comprenons bien. Le ministère s’est appliqué à élaborer un référentiel d’indemnisation des préjudices corporels sans, au préalable, avoir listés ces derniers. C’est des plus regrettables car on n’a de cesse de dénoncer les flottements notionnels et toutes les conséquences inférées (voy. not. en ce sens, S. Porchy-Simon, Plaidoyer pour une construction rationnelle du droit du dommage corporel, D., 2011. 2742 ; A. Guégan, Pitié pour l’incidence professionnelle et les (très) jeunes victimes, Gaz. pal., n° 19, mai 2019 ; Ch. Quézel-Ambrunaz, Préjudice d’affection et deuil pathologique : illustration de la perfectibilité de la nomenclature des postes de préjudice, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02264964). Surtout, et c’est ce qui doit retenir plus encore l’attention, rien n’est dit des incidences que pourrait avoir la communication aux juges d’un référentiel qui intègre les évaluations proposées dans le cadre de procédures de règlement amiable des litiges (décret n° 2020-356 du 27 mars 2020, art. 1, al. 2). Ces dernières sont d’ordinaire moindres que les dommages et intérêts alloués par les juridictions. Or, les données qui seront sorties par « Datajust » seront nécessairement corrélées aux données entrées dans le système d’information. Si les offres transactionnelles sont purement et simplement implémentées (décret n° 2020-356 du 27 mars 2020, art. 1, al. 2), alors le référentiel indicatif d’indemnisation renseignera des montants de dommages et intérêts possiblement minorés. C’est un des biais méthodologiques majeurs qu’il faut garder à l’esprit.

Dans une délibération n° 2020-002 du 9 janvier 2020, la CNIL s’est prononcée sur le développement, pour une durée de deux ans, d’un dispositif algorithmique permettant de recenser, par type de préjudice, les montants demandés et offerts par les parties (c’est nous qui soulignons) à un litige ainsi que les montants alloués aux victimes en indemnisation de leur dommage corporel dans les décisions de justice rendues en appel par les juridictions administratives et les formations civiles des juridictions judiciaires. On apprend que le traitement projeté sera réalisé à partir de la collecte des décisions d’appel relatives à l’indemnisation des préjudices corporels des trois dernières années (2017, 2018 et 2019) présentes dans les bases de données de la Cour de cassation (« JuriCA ») et du Conseil d’Etat (« Ariane »). Seulement, rien n’est dit relativement à la source desdits montants offerts par les régleurs. Rien n’est dit non plus quant à leur implémentation concrète. On comprend, à la lecture de la délibération de la Commission, que seuls les agents du bureau des obligations de la Chancellerie auront connaissance du référentiel et ce, tout le temps que durera le développement de l’algorithme ; que le référentiel ne sera communiqué au public que chose faite. En bref, ledit référentiel sera donc passé sous les fourches caudines du pouvoir exécutif avant d’avoir été communiqué à l’autorité judiciaire. C’est un deuxième biais qui donne à penser. Pour mémoire, des millions d’euros d’indemnités sont accordés chaque année via les nombreux dispositifs socialisés de compensation des dommages corporels qui relèvent peu ou prou d’une tutelle ministérielle. En conclusion, que l’intention soit louable en ce sens qu’un référentiel servira, sans aucun doute, « l’information ou la documentation des juges appelés à statuer sur des demandes d’indemnisation des préjudices corporels » (décret n° 2020356 du 27 mars 2020, art. 1, 4°), cela ne prête pas à discussion. En revanche, c’est sa réalisation qui est, en l’état, contestable.

Le Sénat s’est résolu à supprimer le dispositif. La proposition de la loi portant réforme de la responsabilité civile qui a été déposée sur le bureau de la présidence de la haute assemblée le 29 juillet 2020 (n° 678) ne dit plus un mot sur le dispositif (à la différence du projet de loi communiqué par le Gouvernement). C’est aller un peu vite en besogne. DataJust gagnerait à être amélioré. Il y aurait un grand profit à tirer, au vu de la réforme de la procédure d’appel en matière civile, à ce que les données extraites des décisions de justice rendues en première instance par les tribunaux judiciaires, qui ont désormais une compétence d’exception dans la réparation du dommage corporel (COJ, art. L. 211-4-1), soient implémentées. Le dispositif pourrait encore être autrement mieux sécurisé si la définition des catégories de données et informations relatives aux préjudices subis était confiée à un comité de sages…

Art. publié par JB sur Lexbase n° 821 du 23 avr. 2020

La réparation intégrale du dommage corporel : chimère utopie et réalité

« Ce qu’est le droit, c’est ce que nous croyons être le droit »

Emmanuel Lévy

Il est un principe en droit français, c’est celui de la réparation intégrale du dommage corporel[1]. Des études comparatives des droits nationaux ont du reste montré que la réparation était intégrale dans l’Europe toute entière[2]. Ce n’est pas à dire toutefois que ce principe d’application générale n’est pas assorti de dérogations. En France, par exemple, la victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle n’est pas indemnisée complètement. La loi plafonne les revenus de remplacement et énumère limitativement les chefs de préjudices indemnisables[3]. La restitutio in integrum du dommage corporel suppose donc, d’une part, que tous les préjudices qui résultent de l’atteinte à l’intégrité physique soient pris en considération et, d’autre part, que chacun d’entre eux soit indemnisé.

Pour ce faire, il a d’abord fallu mettre un terme à une pratique qui consistait à allouer à la victime une indemnité « toutes causes de préjudices confondus ». Il s’est agi ensuite de normaliser les pratiques : les tiers payeurs, les assureurs, les fonds d’indemnisation et de garantie recourant à des nomenclatures des chefs de préjudices corporels distinctes. Saisi d’une terminologie parfois fantaisiste, le juge était alors contraint de rechercher la substance véritable du préjudice allégué…avec le risque d’erreur d’appréciation et de flottement notionnel qu’on imagine. Depuis lors, une liste non limitative des postes de préjudices corporels s’est spontanément imposée à tout un chacun. C’est désormais l’assentiment général.

De fait, la nomenclature dite Dintilhac est pratiquée par tous les experts en réparation du dommage corporel (médecins-conseils, assureurs, experts judiciaires, avocats, fonds d’indemnisation et de garantie, juges administratifs et judiciaires). Et pour accuser un peu plus cette normalisation, et taire les quelques discussions qu’elle prête encore à la marge, il est proposé d’ajouter un article 1269 nouveau au Code civil, qui disposerait : « Les préjudices patrimoniaux et extrapatrimoniaux résultant d’un dommage corporel sont déterminés, poste par poste, suivant une nomenclature non limitative des postes de préjudices fixée par décret en Conseil d’État. »[4] En bref, et c’est l’important, toutes les personnes concernées par la réparation du dommage corporel sont à présent guidées dans leur office respectif par un inventaire qui comporte (pour l’heure) quelques 29 postes de préjudices. Ceci étant, pour qu’il y ait réparation intégrale, il faut encore que l’indemnisation accordée soit égale au préjudice subi. C’est que l’étendue de la réparation est gouvernée par un principe d’équivalence entre la réparation et le dommage. Or, cela est pour ainsi dire infaisable particulièrement lorsque la victime est le siège d’une atteinte à son intégrité physique.

Par hypothèse, et relativement à toute une série de chefs de préjudices corporels, il n’est pas possible d’accorder une réparation intégrale au sens mathématique du terme. Mis à part les quelques chefs de préjudices patrimoniaux actuels, subis avant que le débiteur des dommages et intérêts compensatoires ne soit désigné (au terme d’une transaction ou d’un procès), et sous réserve que la victime établisse leur étendue exacte (ex. : dépenses de santé actuelles, pertes de gains professionnels actuels), aucun autre chef de préjudice corporel ne peut donner lieu à une réparation intégrale à proprement parler. Il ne peut s’agir au mieux que d’une réparation approximative. C’est typiquement le cas de l’indemnisation des pertes de gains professionnels futurs, de l’incidence professionnelle ou encore du préjudice scolaire universitaire ou de formation. Dans ces trois cas de figure, il est franchement conjectural de savoir avec précision quelle aurait été la situation de la victime si l’acte dommageable ne s’était pas produit. Ceci étant, on a justement écrit qu’il n’était pas saugrenu de « formuler des hypothèses concernant l’avenir »[5]. L’évaluation de la réparation ne se fait certes plus sur la base d’un calcul arithmétique, mais sur la base d’une estimation[6]. Ce n’est pas à dire qu’elle serait dénuée de toute considération objective. Bien au contraire. Concrètement, les dommages et intérêts sont liquidés au terme d’un raisonnement de type probabiliste. Quant à soutenir qu’il y aurait, dans le cas particulier, violation du principe de réparation intégrale, on aura garde de se souvenir que « le propre de la responsabilité, dit la Cour de cassation, est de rétablir aussi exactement que possible l’équilibre détruit par le dommage (et de replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable n’avait pas eu lieu) »[7]. Au fond, une réparation à peu près équivalente au préjudice subi reste, en droit, une réparation intégrale. C’est dire que « le droit n’a pas la rigueur des mathématiques » (F. Leduc). Mais s’agissant en revanche des chefs de préjudices extrapatrimoniaux, qui indemnisent nécessairement une souffrance endurée, il n’y a aucune espèce d’équivalent envisageable. Aussi bien « les avantages de simplicité et d’objectivité dont le principe (sous étude) peut se réclamer (…) disparaissent totalement »[8]. Et dans la mesure où l’évaluation de la réparation des préjudices non économiques est nécessairement arbitraire, on ne saurait garantir aux victimes une égalité de traitement.

Au terme de ces quelques considérations liminaires, une conclusion intermédiaire peut être proposée. À la question : la réparation intégrale a-t-elle une signification appliquée au dommage corporel, la réponse est ambivalente, à tout le moins en théorie. Certainement, peut-on répondre, toutes les fois qu’il s’agit d’indemniser un chef de préjudice patrimonial. Certainement pas, en revanche, à chaque fois qu’il s’agit de compenser un chef de préjudice extrapatrimonial[9]. En disant cela, il est signifié que la réparation in integrum a en principe un sens et que c’est par exception qu’elle le perd. À la réflexion, et réserve faite des quelques chefs de préjudices patrimoniaux actuels, il se pourrait qu’elle n’en ait en définitive aucun, et ce quelle que soit la nature du préjudice subi. L’hypothèse de travail est que la réparation intégrale du dommage corporel oscille pratiquement entre illusoire (à tort) et illusion (à raison).

À l’expérience, le droit vivant de la réparation du dommage corporel est perfectible, à telle enseigne qu’une fois le processus d’évaluation du dommage corporel arrivé à son terme, si tant est qu’on le puisse toujours, la réparation du dommage corporel ne saurait jamais être à proprement parler intégrale. Autrement dit, et c’est ce qui sera soutenu en premier lieu, la réparation intégrale est illusoire (I). Ce pourrait-il qu’il en soit autrement ? Possiblement pas. Sur cette pente, il sera défendu en second lieu que la réparation intégrale est une illusion (II).

I.- L’illusoire réparation intégrale du dommage corporel

La réparation intégrale du dommage corporel est illusoire pour au moins deux séries de raisons. D’une part, la preuve du dommage corporel est diabolique (A). D’autre part, l’évaluation du dommage corporel est redoutable (B).

A.- La preuve diabolique du dommage corporel

La preuve du dommage corporel est diabolique tant en médecine (1) qu’en droit (2).

1.- Preuve du dommage corporel et médecine

Le système français légal de la preuve ne souffre pas la discussion : la victime doit prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention (C. proc. civ., art. 9). Et le Code de procédure civile d’exiger plus précisément que l’intéressée remette sans délai à l’expert tous les documents que celui-ci estime nécessaire à l’accomplissement de sa mission (art. 275). Rapporter la preuve du dommage corporel n’est pas ce qui est le plus compliqué. Prouver en revanche que l’atteinte n’est pas un malheur qu’on ne saurait imputer à qui que ce soit ou, pour le dire autrement, démontrer que la victime n’est pas l’entité sacrificielle d’une catastrophe anonyme, c’est là bien plus difficile. C’est qu’il importe au demandeur d’attester qu’il a consommé les soins et/ou les produits de santé incriminés.

Le Code de santé publique dit utilement que « toute personne a accès à l’ensemble des informations concernant sa santé détenues, à quel que titre que soit, par des professionnels et établissements de santé (…) » (C. santé publ., art. L. 1111-7). Si la victime n’est pas en mesure de présenter son dossier médical ou son dossier pharmaceutique au soutien de son action en réparation, elle peut toujours prier celui ou celle qui détient les informations la concernant de les lui communiquer.

À l’expérience, le dispositif n’est pas satisfaisant. D’abord, il s’agirait que lesdites informations n’aient pas été détruites. Or, le dossier médical du patient n’est conservé que vingt années durant (C. santé publ. art. R. 1112-7). Ensuite, il s’agirait que le détenteur accède à la demande du patient. Or, la rétention est tentante pour prévenir une éventuelle mise en cause[10]. Elle n’est du reste pas sanctionnée par le Code de la santé publique. Et le demandeur d’être alors contraint de saisir, selon le cas de figure, qui la Commission d’accès aux documents administratifs, qui le conseil départemental de l’ordre des médecins, qui la Commission nationale de l’informatique et des libertés, qui la commission départementale des hospitalisations psychiatriques. En conséquence, la perspective d’une réparation intégrale pourrait être notablement améliorée en assurant à tout un chacun un accès inconditionnel à ses données de santé. Ce n’est pas à dire toutefois qu’il n’existe aucun dispositif approchant. Simplement, le dossier médical partagé (créé auprès d’un hébergeur de données de santé à caractère personnel et placé sous la responsabilité de la Caisse nationale de l’assurance maladie des travailleurs salariés. C. santé publ., art. L. 1111-14) n’a pas encore l’ampleur escomptée[11].

Au reste, quand bien même la victime serait-elle en capacité de produire in extenso son dossier médical, le fardeau de la preuve ne s’en trouverait pas nécessairement allégé. Il s’agirait encore que l’examen médical soit probant. Or, il faut bien voir que de nombreux examens médicaux sont invariablement opérateurs-dépendants. C’est typiquement le cas de l’imagerie médicale et de l’échographie en particulier. Si le praticien n’est pas au fait des données acquises de la science et de la technique, l’examen ne sera possiblement d’aucun secours. Le développement professionnel continu des professionnels de santé est en l’occurrence une préoccupation de premier plan (C. santé publ., art. L. 4021-1) : c’est qu’on ne trouve que ce que l’on cherche ; et qu’on ne cherche que ce que l’on connaît[12].

De surcroît, quelques autres examens ont une valeur probatoire remarquable, seulement le Code de déontologie médicale déclare que le médecin doit limiter ses prescriptions et ses actes à ce qui est nécessaire à la qualité, à la sécurité et à l’efficacité des soins[13]. Et, au risque de se mettre en délicatesse avec ses obligations, le professionnel de santé peut être des plus hésitants à l’idée de prescrire un examen certainement probant mais par trop invasif et/ou possiblement mortifère[14].

La preuve du dommage corporel n’est pas qu’affaire de médecine et de science. C’est aussi affaire de droit et d’art.

2.- Preuve du dommage corporel et droit

Il importe que la victime puisse utilement défendre sa cause. La preuve du dommage corporel ne souffre pas l’amateurisme (quand bien même serait-il éclairé). C’est dire que l’intéressée doit être, en tout état de cause, représentée. À quoi bon soutenir que la réparation allouée est intégrale s’il s’avère que la médiocrité des dommages et intérêts alloués (voire selon le cas de figure arrachés au débiteur) interdit concrètement le rétablissement de la victime. Les juristes savent qu’il importe de prendre attache avec des femmes et hommes de l’art, en l’occurrence des avocats-conseils spécialisés en droit du dommage corporel tandis que les profanes ignorent possiblement tout. De salutaires associations pallient certes, peu ou prou, l’absence d’information des victimes. Il reste que, à hauteur de principe, ces dernières gagneraient à être autrement mieux avisées. À l’expérience, les mentions de spécialisation des avocats-conseils sont mal connues[15]. Et, quand bien même le seraient-elles, il importerait encore que la victime sache que les règles qui gouvernent la réparation du mal dont elle est atteinte sont rangées sous la bannière « droit du dommage corporel ».

C’est que les mots du droit forment un écran linguistique pour qui n’a pas été initié à ce système de signes[16]. Par hypothèse, la victime n’est pas qualifiée pour formuler justement son besoin de droit. Pour peu qu’elle ne soit autorisée à ne l’exprimer que par écrit, comme c’est précisément le cas des victimes du Benfluorex (Médiator) qui ne sont indemnisées que sur la foi des pièces médicales produites – i.e. sans qu’elles n’aient été interrogées en personne par les experts[17] –, la barrière logomachique peut s’avérer plus grande encore. Or, c’est d’autant plus fâcheux dans le cas particulier que la matière est faite de mille et une chausse-trappes.

Le caractère redoutable de l’évaluation du dommage corporel l’atteste.

B.- L’évaluation redoutable du dommage corporel

L’évaluation du dommage corporel est redoutable pour deux séries de raison au moins qui tiennent, d’une part, aux experts désignés (1) et, d’autre part, aux outils employés (2).

1.- Évaluation et experts

L’évaluation par l’expert du dommage corporel est la clé de voûte de tout le dispositif. L’expertise est censée permettre à la personne chargée de prendre une décision (le régleur ou le juge) de le faire en toute connaissance de cause. En vérité, c’est un exercice « particulièrement difficile et périlleux tant pour l’expert, qui est le plus souvent tenté de se substituer au juge, que pour celui-ci, qui doit s’appuyer sur une expertise sans lui abandonner la décision »[18]. Les processualistes considèrent justement que « le technicien construit les faits en les nommant et opère ainsi une véritable pré-qualification des faits »[19]. En conséquence, il importe que la compétence du médecin expert soit agréée.

Or, il est remarquable de souligner que la qualité du technicien est acquise sur la foi d’une simple inscription sur une liste d’experts dressée, qui par une cour d’appel, qui par le bureau de la Cour de cassation. Autrement dit, la loi n° 71-498 du 29 juin 1971 relative aux experts judiciaires n’exige pas que les intéressés justifient d’une compétence accusée dans leur domaine de spécialité en général ni dans l’évaluation du dommage corporel en particulier. La saisine a priori du conseil départemental de l’ordre des médecins n’a aucune espèce d’incidence de ce point de vue. L’incompétence technique tant en médecine qu’en droit sourdre.

La loi exhorte pourtant le médecin expert à se récuser s’il estime que les questions qui lui sont posées lui sont étrangères[20] ou bien à recueillir des informations auprès d’un tiers sapiteur qu’il s’adjoint[21]. À l’expérience, il n’en va malheureusement pas toujours ainsi[22]. Pour peu, de surcroît, que la victime n’ait pas su s’agréger les compétences d’un avocat-conseil particulièrement avisé, la réparation ne sera vraisemblablement intégrale, peu importe la nature des chefs de préjudices soufferts, que parce que le droit aura habilité une autorité à dire qu’il en est ainsi.

La victime, le droit et la justice gagneraient à garantir que les personnes, à savoir tant les médecins que les juristes, sont assurément les mieux inspirées en réparation du dommage corporel. C’est qu’il faut bien voir encore que les outils de l’évaluation dudit dommage sont d’un maniement fort délicat.

2.- Évaluation et outils

De prime abord, l’évaluation médicale du dommage corporel est une question qui paraît étrangère aux préoccupations du juriste et ne semble intéresser que le médecin-expert. Après tout, c’est de description médicale et technique du dommage corporel dont il s’agit. En vérité, et les praticiens du dommage corporel le savent bien, l’expertise médicale est déterminante, car elle a pour objet de décrire la réalité de l’atteinte dont la victime est le siège. C’est, pour le dire autrement, l’alpha et l’omega de la réparation intégrale du dommage corporel. Il faut bien voir que la détermination des chefs de préjudices subis et l’évaluation monétaire de la créance de réparation sont invariablement liées à la réalité médico-légale décrite par le médecin-expert. L’ennuyant, c’est qu’il n’existe pour l’heure aucun instrument unique d’évaluation des incapacités mais bien plutôt toute une série.

L’hétérogénéité des méthodes d’évaluation est telle qu’il est douteux qu’on puisse valablement employer le singulier pour désigner la compensation des différents chefs de préjudices corporels. Le pluriel sied mieux dans le cas particulier. C’est bien plutôt des réparations intégrales dont il devrait être question. Pour preuve : les mesures de l’atteinte à l’intégrité physique – ou la quantification de l’atteinte aux fonctions de l’organisme – des sujets varient d’un barème médico-légal à l’autre et d’un médecin-expert à un autre. On accordera certes que l’évaluation barémique n’est pas une science exacte[23]. Ce n’est pas à dire qu’on ne puisse améliorer l’existant.

De lege ferenda, il s’agirait que le déficit fonctionnel soit mesuré selon un barème médical unique, indicatif, dont les modalités d’élaboration, de révision et de publication seraient déterminées par voie réglementaire. C’est très exactement la lettre de l’article 1270 du projet de réforme de la responsabilité civile. Il faut s’en féliciter. Le barème n’est pas qu’un vulgaire instrument de mesure. Il a ceci de commode qu’il participe à objectiver l’évaluation. Aussi vertueux que soit le médecin-expert – et la souscription par l’intéressé d’une déclaration d’indépendance peut au passage fortifier ses résolutions[24] -, il peut être aveuglé par ses convictions ou plus volontiers trompé par ses (mé)connaissances[25]. Le barème fait alors office de directives d’interprétation des doléances exprimées par la victime. Couplé nécessairement avec une nomenclature (non limitative) des postes de préjudices, il participe à normaliser la réparation du dommage corporel et à assurer une égalité de traitement.

De lege lata, et en tout état de cause, il importe que le médecin-expert motive son évaluation et ne se contente pas d’une application mécanique ou systématique du barème pris pour référence. Et, dans un ordre d’idées approchantes, l’avocat-conseil ne saurait se satisfaire de l’emploi d’une quelconque formule mathématique. Ni le médecin ni le juriste ne sont des géomètres condamnés par le droit de la réparation intégrale du dommage corporel à l’application servile d’un quelconque théorème[26]. Tout n’est certainement pas arrangé par le nombre (Pythagore). Quant au monde, il ne saurait être mathématique (Villani) [27]. L’incapacité fonctionnelle de la victime est une chose. Ses répercussions sur sa vie de tous les jours en sont une autre. « Il importe encore de prendre en compte l’intensité avec laquelle cette incapacité a pu et peut encore affecter les conditions d’existence de la victime directe, en lui faisant perdre sa qualité de vie et les joies usuelles de la vie courante, en la séparant de son environnement familial et amical, en l’empêchant de se livrer à ses activités sportives ou de loisirs, à une activité sexuelle, en l’affublant de cicatrices, en la faisant souffrir physiquement et psychiquement, ou bien encore en lui retirant tout espoir de réaliser un projet de vie familiale « normal »[28]. Dans la mesure où les contenus respectifs du déficit fonctionnel temporaire et du déficit fonctionnel permanent mélangent tout à la fois un aspect fonctionnel objectif (l’atteinte à l’intégrité du corps humain, une incapacité fonctionnelle) et un aspect situationnel subjectif (les incidences de cette atteinte, de cette incapacité sur la vie de celui qui la subie), l’assistance de l’homme ou de la femme de l’art est déterminante.

La mesure des déficits physiologiques ne doit pas être laissée à la seule appréciation du médecin-expert. Le ministère d’un avocat-conseil, spécialement formé à cet effet, devrait être rendu obligatoire peu important le caractère amiable de la procédure[29]. C’est des conditions du rétablissement de la victime dont il s’agit. Autrement dit, c’est (pour ainsi dire exclusivement) d’argent. Pour ce faire, il importe que l’avocat-conseil ait à l’esprit la représentation monétaire de l’évaluation médicale du dommage corporel et qu’il partage son savoir avec son contradicteur légitime. Grader une souffrance endurée 2 ou 3 sur une échelle graduée de 1 (souffrances très légères) à 7 (souffrances très importantes), pour ne prendre qu’un exemple, peut donner l’impression à celui qui ne sait pas que ce sont là des bavardages. Or, en application du référentiel de l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, la maigre indemnité va tout de même en moyenne du simple au double.

Porter la contradiction a maxima, c’est au fond rendre moins illusoire la réparation intégrale du dommage corporel. Est-ce à dire que, ce faisant, ladite réparation pourrait ne plus être une illusion ? Peut-être, mais c’est une espérance qu’il n’est pas souhaitable d’entretenir.

II.- L’illusion de la réparation intégrale du dommage corporel

La réparation intégrale du dommage corporel est une illusion. Pour le dire autrement, le principe de l’équivalence entre la réparation et le dommage est une croyance qui structure la perception des personnes intéressées au nombre desquelles on compte, au premier chef, les victimes.

À l’analyse, la croyance dans le caractère intégral de la réparation est aussi nécessaire (A) que suffisante (B).

A.- Une croyance nécessaire dans la réparation intégrale

La croyance est « une adhésion de l’esprit qui, sans être entièrement rationnelle, exclut le doute et comporte une part de conviction personnelle, de persuasion intime ». Aussi bien la croyance dans le caractère intégral de la réparation allouée est-elle des plus nécessaires dans le cas particulier tant pour la victime (1) que pour tout un chacun (2).

1.- La croyance nécessaire de la victime

La croyance de la victime dans le caractère intégral de la réparation qui lui est allouée est nécessaire. Elle participe d’une philosophie de la résignation, qui ne dit pas son nom. Pour cause : jamais la victime atteinte dans son intégrité physique ne sera complètement replacée dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable n’avait pas eu lieu. Le dommage corporel étant pour ainsi dire irréversible, l’équivalent accordé sera le plus souvent bien éloigné de l’état antérieur perdu[30]. Par voie de conséquence, sauf à mourir de colère, la victime est nécessairement condamnée à se résigner.

Ce n’est pas à dire pour autant que le principe de réparation intégrale n’est qu’ « un énoncé déclaratif sans réelle portée positive »[31]. D’abord, la croyance chez la victime qu’elle a été intégralement indemnisée et la conviction que ses souffrances ont été endurées peuvent faire possiblement office de cataplasme. Ensuite et surtout la croyance dans le caractère intégral de l’indemnisation allouée s’avère être nécessaire pour tout un chacun.

2.- La croyance nécessaire de tout un chacun

L’observance du principe d’équivalence entre le dommage corporel et la réparation est profitable pour plusieurs raisons. Partant du constat que l’atteinte à l’intégrité corporelle a acquis rang de « summa injuria [mettant] en question la paix sociale »[32], le rétablissement aussi exacte que possible de l’équilibre détruit par le dommage fait figure en quelque sorte de signifiant.

Réparer intégralement le dommage corporel, c’est dire que la justice a été rendue, que les adversaires en conflits ont été séparés, que la société a été apaisée. C’est encore assurer à tout un chacun que le droit s’est appliqué à amoindrir la peine de la victime, qu’il a cherché à indemniser son dommage et toutes ses répercutions. C’est enfin proposer au juge un guide dans sa recherche d’une solution aussi équitable[33] qu’acceptable par tout un chacun. En ce sens un premier président honoraire de la Cour de cassation a pu écrire que « l’office du juge est d’abord de rechercher dans les litiges qui lui sont soumis la solution juste, c’est-à-dire celle qui (…) ne heurte ni sa conscience, ni la conscience collective »[34].

Au fond, « c’est le miracle du droit (en général) que de ne pas se résigner au constat impuissant d’un ineffable (l’irréparable, la douleur), mais de se donner les outils techniques pour tenter d’objectiver et de verbaliser juridiquement toutes les répercutions du dommage dans la vie de la victime »[35]. À l’analyse, le principe de la réparation intégrale du dommage corporel réalise en quelque sorte ce miracle (en particulier).

Croire dans les virtualités potentielles dudit principe est nécessaire. Cela est-il suffisant ?

B.- Une croyance suffisante dans la réparation intégrale

Il a été proposé en doctrine et en jurisprudence de dépasser le principe de la réparation intégrale. Il semblerait qu’il soit plus profitable de révéler que la victime est marquée ad vitam aeternam au fer de l’empreinte indélébile du mal et que son rétablissement ne saurait jamais être complet. La tentation de la vérité est grande (1). On gagnerait pourtant à y résister (2).

1.- La tentation de la vérité

On a écrit au sujet de la faute que « les juristes, pour satisfaire certaines aspirations sans rompre les cadres du droit établi, ont détourné de leur sens les mots ou les institutions, ou créé des fictions. Et quand on vide les mots de leur sens usuel, on n’est pas compris et on n’est plus soi-même maître de sa pensée »[36]. On pourrait écrire la même chose relativement à la notion de réparation intégrale. Pour peu que les dommages et intérêts compensatoires aient pour objet d’effacer entre autres quelques chefs de préjudices extrapatrimoniaux, et la réparation n’aura d’intégrale que le nom. C’est la raison pour laquelle il a été proposé en doctrine de dire une autre vérité, à savoir que la réparation est appropriée[37] ou que la satisfaction est équitable. C’est d’ailleurs dans cette direction de pensée que la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH) s’est récemment prononcée.

Aux termes d’un arrêt remarqué du 25 juin 2013[38], la victime d’un dommage moral obtient de la Cour EDH une satisfaction surnuméraire (Conv. EDH, art. 41). Les juges de Strasbourg considèrent en l’espèce que la réparation allouée par la Commission d’indemnisation des victimes d’infraction du Tribunal de grande instance de Paris n’est pas de nature à effacer complétement les conséquences de la violation dont le requérant a été le siège. En ce sens, un juge écrit qu’une satisfaction équitable doit être octroyée lorsque l’ordre juridique interne n’a pas permis une réparation intégrale (opinion séparée concordante). L’ennui, c’est que l’article 706-3 du Code de procédure pénale dit très précisément que la réparation allouée est intégrale[39]. En bref, la Cour européenne suggère qu’il n’est pas juste d’affirmer que la réparation d’un chef de préjudice extrapatrimonial est intégrale ni utile de faire croire au complet rétablissement de la victime.

Est-ce à dire qu’on gagnerait à employer une formule moins définitive et illusoire, qui décrirait manifestement mieux le réel ? À la réflexion, rien n’est mois sûr. La notion de réparation intégrale dit bien plus qu’il n’y paraît. Aussi bien doit-on résister à la tentation.

2.- La résistance à la tentation

On a écrit que « le droit n’est pas une simple technique juridique réglant les conflits de la vie ; il est une marche vers ce qui le dépasse : un chemin qui mène aux valeurs fondamentales de l’être (…), un chemin qui mène à la vérité et l’identité profonde de l’homme »[40]. La réparation intégrale du dommage corporel est faite du même bois. On a très justement dit que ce n’est pas parce que l’on sait qu’il n’est pas possible d’offrir à la victime de graves lésions corporelles d’effacer purement et simplement son dommage qu’il ne faut pas, avec lucidité mais détermination, essayer sans relâche d’approcher cet objectif, si ce n’est l’atteindre »[41].

L’objectif est très certainement la complétude de la réparation. Mais c’est aussi une dette de réparation justement calculée sans léser le responsable. La notion de réparation intégrale du dommage corporel est certainement des plus fécondes. Simplement, pour la pratiquer plus justement, il importerait de corriger ici et là quelques unes des règles applicables. C’est qu’« à défaut de droit idéalement juste, du moins faut-il que le droit imparfait dont on dispose soit le même pour tous »[42].

Dans la mesure où il n’est pas de tradition de hiérarchiser les intérêts protégés en général ni les chefs de préjudices corporels en particulier, qui sont tous placés sur un même plan, le droit gagnerait à discipliner le pouvoir d’appréciation du juge relativement à la liquidation des chefs de préjudices extrapatrimoniaux. Concrètement, un référentiel indicatif, à la manière des barèmes indicatifs d’évaluation médico-légale, pourrait se révéler fructueux. Le procédé est bien connu[43]. Le projet de réforme de la responsabilité civile l’emploie du reste[44]. Il s’agit que le quantum de l’indemnisation des chefs de préjudices extrapatrimoniaux ne soit pas discrétionnairement défini par le juge, mais bien plutôt fixé en contemplation de ce qui est ordinairement alloué. Et la loi de réserver au juge la liberté de minorer ou, au contraire, de majorer le montant des dommages et intérêts toutes les fois que les faits de l’espèce le justifient pour peu que la motivation soit spécialement motivée.

Pour conclure, il faut bien voir que la réparation intégrale a encore quelques autres vertus que celles qui viennent d’être présentés. C’est entre autres un discriminant. La notion sert à sérier les régimes d’indemnisation selon qu’ils allouent une réparation forfaitaire ou bien plutôt qu’ils accordent une réparation intégrale. Ce faisant, elle propose un autre « chemin » au législateur et au juge. Le président Dintilhac a eu l’occasion de dire que le principe de la réparation intégrale du dommage corporel était une « utopie constructive ». [45] Se pourrait-il en définitive qu’elle n’ait jamais été rien d’autres ? Nombreuses sont les victimes qui ne recouvreront jamais plus leur pleine capacité. Le droit l’a toujours su. Il en porte distinctement la marque : « le propre de la responsabilité est de rétablir aussi exactement que possible l’équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable n’avait pas eu lieu ».

J.B.

[1] Principe général tant du droit civil que du droit administratif de la responsabilité (CE, sect., 19 mars 1971, Mergui : Rec. CE 1971, p. 235, concl. Rougevin-Baville ; AJDA 1971, p. 274, chron. Labetoulle et Caranes ; RDP 1972, p. 234, note Waline). V. aussi Ch. Cormier, Le préjudice en droit administratif français, préf. D. Truchet, Bibl. dr. public, tome 228, L.G.DJ., 2002, pp. 369 et s.

[2] La réparation intégrale en Europe. Études comparatives des droits nationaux (F. Leduc et Ph. Pierre dir.), Larcier, 2012. Voy. aussi D. Gardner, « L’indemnisation du préjudice corporel dans les juridictions de tradition civiliste (rapport général) » in L’indemnisation, Travaux de l’Association Henri Capitant, journées québecoises, 2004, Société de législation comparée, 2008, p. 481. Voy. égal. en ce sens, Ch. Coutant-Lapalus, Le principe de la réparation intégrale en droit privé, préf. F. Pollaud-Dulian, PUAM, 2002, nos 152 et s.

[3] C. sécu. soc., art. L. 431-1 et s. Il en va ainsi depuis la loi du 9 avr. 1898 concernant les responsabilités dans les accidents du travail.

[4] Projet de réforme de la responsabilité civile, mars 2017 :

http://www.textes.justice.gouv.fr/publication/projet_de_reforme_de_la_responsabilite_civile_13032017.pdf

[5] G. Viney et P. Jourdain, Traité de droit civil, Les effets de la responsabilité, 3ème éd., LGDJ, p. 257, n° 104.

[6] F. Leduc, Juris-cl. civil 201, « Régime de la réparation », nos 59-66.

[7] Cass. 2ème civ., 28 oct. 1954 : JCP G 1955, II, 8765, note R. Savatier.

[8] G. Viney et P. Jourdain, Traité de droit civil, Les effets de la responsabilité, op. cit., n° 58.

[9] Voy. égal. en ce sens, J. Flour, J.-L. Aubert et É. Savaux, Les obligations, le fait juridique, 14ème éd., A. Colin, 2011, n° 388.

[10] Voy. en ce sens « Expertise des pathologies liées au Benfluorex (Médiator) : bilan à mi-parcours du collège d’experts chargé de se prononcer sur les responsabilités, Archives des maladies du cœur et des vaisseaux, Revue de la Société française de cardiologie », déc. 2015, p. 23, spéc. p. 24.

[11] L’article 5 de la loi n° 2004-810 du 13 août 2004 rel. à l’assurance maladie avait accordé à tout un chacun la faculté de constituer en ligne un dossier médical personnel (art. L. 161-36-1 C. sécu. soc.). Un site Internet dédié avait été crée dans la foulée par le Gouvernement (www. dmp.gouv.fr). Mais, faute de parvenir à généraliser sa pratique, le législateur a fait machine arrière. Le dispositif a été abrogé. Le choix a été fait de le remplacer par le Dossier médical partagé (loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé, art. 94. Décret n° 2016-914 du 4 juill. 2016 rel. au dossier médical partagé codifié aux articles R. 1111-26 et s. nouv. C. santé publ.). Le site Internet porte encore la marque de ces tergiversations.

[12] Libre interprétation du paradoxe de Ménon (Platon).

[13] C. santé publ., art. R. 4127-8, al. 2. V. égal. art. L. 1110-5 C. santé publ. et L. 162-2-1 C. sécu. soc. : « Les médecins sont tenus, dans tous leurs actes et prescriptions, d’observer, dans le cadre de la législation et de la réglementation en vigueur, la plus stricte économie compatible avec la qualité, la sécurité et l’efficacité des soins. »

[14] C’est typiquement le cas de l’échographie d’effort, de l’échographie trans-thoracique ou du cathétérisme droit d’effort. V. en ce sens, « Expertise des pathologies liées au Benfluorex : bilan à mi-parcours du collège d’experts chargé de se prononcer sur les responsabilités », op. cit., p. 29.

[15] Voy. égal. en ce sens, A. Lienhard, « Réparation intégrale des préjudices en cas de dommage corporel : la nécessité d’un nouvel équilibre indemnitaire », D. 2006.2485, n° 12. À noter encore que les avocats spécialisés ne sont pas des plus nombreux.

[16] V. not. G. Cornu, Linguistique juridique, 3ème éd., Montchrestien, 2005.

[17] C. santé publ., art. L. 1142-24-2.

[18] G. Mor, Évaluation du préjudice corporel, 2ème éd., Delmas, 2014, n° 111.11. À noter toutefois que l’expertise pratiquée à la demande d’une victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle ou à celle de la caisse s’impose en principe erga omnes (i.e. requérant, caisse, juge). V. en ce sens : C. proc. civ., art. 246 ensemble C. sécu. soc., art. L. 141-2 ; Cass. soc., 20 janv. 1994, n° 91-14-.984. Les mots font sens ; on dit en pratique que l’expertise a une « force irréfragable » (V. not. Cass. soc., 20 janv. 1994, n° 91-17.282). Il en va différemment en droit des accidents du travail agricoles. Le régime de l’expertise médicale étant celui qui est défini au Code de procédure civile, il ne s’impose pas aux parties et à la juridiction (C. sécu. soc., art. R. 142-39 ; Cass. 2ème civ., 29 juin 2004, n° 02-20.905).

[19] L. Cadiet et E. Jeuland, Droit judiciaire privé, 9ème éd., Litec, 2016.

[20] C. santé publ., art. R. 4127-106 (in Exercice de la médecine d’expertise – Déontologie médicale) ensemble C. proc. civ., art. 267, al. 2.

[21] C. proc. civ., art. 264.

[22] Voy. égal. en ce sens G. Mor, Évaluation du préjudice corporel, op. cit., n° 111.15. M. le Roy, J.-D. le Roy et B. Bibal, L’évaluation du préjudice corporel, 20ème éd., Lexisnexis 2015, p. 48.

[23] Voy. égal. en ce sens, Y. Lambert-Faivre et S. Porchy-Simon, Droit du dommage corporel. Systèmes d’indemnisation, 7ème éd., Dalloz, 2012, n° 103, p. 119.

[24] Commission de réflexion sur l’expertise judiciaire, rapport pour 2011. Modèle de « déclaration d’acceptation et déclaration d’impartialité et d’indépendance ». www.justice.gouv.fr/art_pix/rapp_com_reflextion_expertise.pdf

[25] Pendant que quelques autres experts sont mus par quelques autres intérêts…V. en ce sens un rapport de la Cour des comptes, rédigé à la demande de la commission des affaires sociales du Sénat : La prévention des conflits d’intérêts en matière d’expertise sanitaire, mars 2016.

[26] La formule dite de Gabrielli est pratiquée lorsque le fait générateur dommageable a aggravé une incapacité fonctionnelle documentée. Dans la mesure où le défendeur n’est responsable que parce que et dans la mesure où il a causé le dommage, on ne peut valablement le condamner qu’à compenser les chefs de préjudices qui lui sont exclusivement imputables (à tout le moins en principe). Il s’agit concrètement de tenir compte de la capacité initiale réduite (c1) et de la capacité restante (C2). Soit (c1)-c2)/c1. La critique vaut également pour l’indice de Karnofsky ou la règle de Balthazar.

[27] A. Supiot, La gouvernance par les nombres, Cours au Collège de France (2012-14), Fayard, 2015, p. 104.

[28] A. Guégan, « La distinction préjudices temporaires et permanents : l’exemple du déficit fonctionnel in Autour de la nomenclature Dintilhac », Gaz. pal. déc. 2014.

[29] C’est une proposition qui a été faite en son temps par le groupe de travail du Conseil national d’aide aux victimes (Ministère de la justice, 2002). C’est une proposition qui se heurte pour l’instant à la question de la rémunération des diligences de l’avocat.

[30] J. Flour, J.-L. Aubert et É. Savaux, Les obligations, 2.- Le fait juridique, op. cit., n° 387, p. 502.

[31] Voy. sur ce point, J.-B. Prévost, « Aspects philosophiques de la réparation intégrale », Gaz. pal. avr. 2010, n° 100, p. 7.

[32] G. Ripert, Le régime démocratique et le droit civil moderne, 2ème éd., L.G.D.J., 1948, p. 476. Voy. plus généralement J. Bourdoiseau, L’influence perturbatrice du dommage corporel en droit des obligations, préf. F. Leduc, Bibl. dr. pr., tome  513, L.G.D.J., 2008, nos  248 et s.

[33] R. Libchaber, L’ordre juridique et le discours du droit. Essai sur les limites de la connaissance du droit, LGDJ, 2013, n° 173. Voy. égal. Perelman, Logique juridique, nouvelle rhétorique, Dalloz, 1976, p. 172 : « Le droit a pour objet la réalisation dans les sociétés humaines d’un ordre aussi équitable que possible ».

[34] G. Canivet, « La méthode jurisprudentielle à l’épreuve du juste et de l’injuste » in De l’injuste au juste (M.-A. Frison-Roche dir.), Dalloz, 1997, p. 101.

[35] J.-B. Prévost, « Aspects philosophiques de la réparation intégrale », op. cit.

[36] P. Esmein, « La faute et sa place dans la responsabilité civile », RTD civ. 1949, p. 481, spéc. n° 1. Voy. égal. Ph. Malaurie, L. Aynès et Ph. Stoffel-Munck, Droit des obligations, 8ème éd., Defrénois, 2016, nos 53, 54.

[37] Ph. le Tourneau e.a., Droit de la responsabilité et des contrats, 10ème éd., Dalloz-Action, 2014-15.

[38] Cour EDH, 25 juin 2013, req. 30812/7, Aff. Trévalec c./ Belgique. Analyse critique O. Sabard, « Le principe de la réparation intégrale menacée par la satisfaction équitable ! », D. 2013.2139.

[39] Et une opinion séparée dissidente de souligner que la réparation accordée par la CIVI visait précisément à couvrir le préjudice causé au requérant par les faits qui ont conduit la cour à conclure à une violation de l’article 2 de la Convention.

[40] Ph. Malaurie, « Pourquoi une introduction au droit », JCP G. 2016.1189, n° 8.

[41] Ph. Brun, « Le droit en principe : la réparation intégrale en droit du dommage corporel », Lamy Droit civil, n° 110. V. égal. en ce sens, G. Viney, P. Jourdain, Traité de droit civil, Les effets de la responsabilité, op. cit., n° 58, p. 158.

[42] Ph Jestaz, Le droit, 5ème éd., Dalloz, 2007, p. 17.

[43] V. par ex. Rapport sur l’indemnisation du dommage corporel, juin 2003, p. 32. P. Jourdain et G. Viney, Traité de droit civil, Les effets de la responsabilité, op. cit., n° 152 ; S. Porchy-Simon, « La nécessaire réforme du droit du dommage corporel », mél. H. Groutel, Litec 2006, p. 359, spéc. n° 24.

[44] Art. 1271 : [Un décret en Conseil d’État fixe les postes de préjudices extrapatrimoniaux qui peuvent être évalués selon un référentiel indicatif d’indemnisation, dont il détermine les modalités d’élaboration et de publication. Ce référentiel est réévalué régulièrement en fonction de l’évolution de la moyenne des indemnités accordées par les juridictions. À cette fin,] une base de données rassemble, sous le contrôle de l’État et dans des conditions définies par décret en Conseil d’État, les décisions définitives rendues par les cours d’appel en matière d’indemnisation du dommage corporel des victimes d’un accident de la circulation.

[45] J.-P. Dintilhac, « La nomenclature et le recours des tiers payeurs in La réparation du dommage corporel », Gaz. Pal. 11-13 février 2007, p. 55.

Les infections nosocomiales : imputation et compensation

Le Code de santé publique consacre quelques 62 dispositions législatives et réglementaires aux infections nosocomiales[1]. C’est assez significatif. Pour cause : c’est de protection générale de la santé dont il s’agit. La consultation de la table d’exposition systématique dudit code enseigne que ces infections sont appréhendées au chapitre consacré aux risques sanitaires résultant du fonctionnement du système de santé (art. L. 1142-1 et s.). Il n’en a pas toujours été ainsi en droit positif.

Le législateur ne s’est préoccupé – formellement s’entend – de la réparation des conséquences des risques sanitaires en général, et de la compensation des suites des infections nosocomiales en particulier, que depuis un peu plus d’une dizaine d’années[2]. On doit à la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002, relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, aussitôt modifiée par la loi n° 2002-1577 du 30 décembre 2002 relative à la responsabilité civile médicale, d’avoir institué un dispositif dédié. Jusqu’alors, l’imputation des infections nosocomiales et l’indemnisation des suites de ces infections étaient l’affaire du seul juge, respectivement l’affaire du juge administratif (infection contractée dans un établissement de santé public) et celle du juge judiciaire (infection contractée dans un établissement de santé privé).

En résumé, il y a donc en droit des infections nosocomiales un avant 2002 et un après.

Les juges administratifs (Conseil d’État) et judiciaires (Cour de cassation) ont su indemniser les victimes d’une infection contractée dans un établissement de santé consécutivement à de mauvaises pratiques d’hygiène et d’asepsie (principales causes d’infection). En revanche, ils n’ont pas su procéder de concert, à tout le moins pas complètement.

Bien que le Conseil d’État et la Cour de cassation se soient progressivement dégagés de l’exigence d’une faute prouvée pour engager la responsabilité du professionnel de santé ou de l’établissement de soins[3], le premier a opté pour un régime à base de faute présumée[4], tandis que la seconde a préféré un régime à base de « responsabilité présumée »[5].

Dans trois arrêts dits des « staphylocoques dorés », rendus le 29 juin 1999, la première Chambre civile de la Cour de cassation décide, dans deux d’entre eux, au visa de l’ancien article 1147 du Code civil, qu’« un médecin est tenu, vis-à-vis de son patient, en matière d’infection nosocomiale, d’une obligation de sécurité de résultat dont il ne peut se libérer qu’en rapportant la preuve d’une cause étrangère ». Et de décider, dans un troisième arrêt, que « le contrat d’hospitalisation et de soins conclu entre un patient et un établissement de santé met à la charge de ce dernier, en matière d’infection nosocomiale, une obligation de sécurité de résultat dont il ne peut se libérer qu’en rapportant la preuve d’une cause étrangère » (n° 97-14.254). Partant, les médecins et les établissements, dans lesquels ils pratiquent ou non du reste, sont soumis à la même obligation.

Au vu des jurisprudences respectives du Conseil d’État et de la Cour de cassation, une inelegantia juris (désordre du droit / défaut d’harmonie du droit) est à craindre. L’existence de deux régimes de responsabilité concurrents pourrait donner à penser que les victimes ne sont pas égales dans le traitement contentieux des infections nosocomiales. En pratique, il semblerait que les résultats auxquels sont parvenues les hautes juridictions soient en définitive comparables. La raison tiendrait à ce que, en droit administratif, « la preuve de l’absence de faute est impossible à rapporter indépendamment d’une destruction du lien de causalité, et donc de la mise en évidence d’une cause étrangère, car avec le mécanisme mis en place par l’arrêt Cohen rendu par le Conseil d’État le 9 décembre 1988, le dommage fait présumer par lui-même la faute »[6]. À l’analyse, les victimes infectées n’ont donc pas à redouter outre mesure les affres du dualisme juridictionnel. Au reste, les règles applicables aux infections nosocomiales consécutives à un acte de prévention, de diagnostic ou de soin ont été uniformisées par le législateur.

Alors que le législateur emploie maintes fois l’expression savante « infection(s) nosocomiale(s) », nulle part son sens n’est précisé. Ce silence (nécessaire à certains égards en ce qu’il est porteur d’une certaine souplesse. V. infra) est toutefois rompu par un article R. 6111-6 du Code de la santé publique qui dispose : « Les infections associées aux soins contractées dans un établissement de santé sont dites infections nosocomiales ». C’est peu ou prou le sens étymologique du terme qui est en l’occurrence retenu. Le sort de la victime n’est toutefois pas abandonné à un éventuel pouvoir discrétionnaire d’appréciation du juge de la réparation pas plus qu’il n’est laissé à celui – tout autant éventuel – d’une commission de conciliation et d’indemnisation (v. infra). Il existe une définition. Elle n’est certes pas contraignante, mais elle a le mérite d’être opératoire. Elle est donnée par une instance intégrée au Haut conseil de la santé publique (C. santé publ., art. L. 1411-4). Le comité technique des infections nosocomiales et des infections liées aux soins[7] considère qu’« une infection est dite associée aux soins si elle survient au cours ou au décours d’une prise en charge (diagnostique, thérapeutique, palliative, préventive ou éducative) d’un patient, et si elle n’était ni présente, ni en incubation au début de la prise en charge »[8]. Pour le dire autrement, l’infection associée aux soins englobe tout événement infectieux en rapport plus ou moins proche avec un processus, une structure, une démarche de soins, dans un sens très large. Ce sont là des marqueurs de généralité. Leur emploi atteste une volonté affichée d’embrasser tous les champs du possible et ce dans l’intérêt bien compris des victimes.

Ceci étant précisé, il ne s’agirait toutefois pas de croire que le droit des infections nosocomiales, plutôt bien disposé à l’égard desdites victimes, sacrifie, sur l’autel de l’intérêt de ces dernières, les professionnels, les établissements de santé et leurs assureurs de responsabilité respectifs. Le législateur a su composer.

L’étude, en premier lieu, de l’imputation des infections nosocomiales (1), puis, en second lieu, de la compensation des suites de l’infection nosocomiale (2), l’atteste.

1.- L’imputation de l’infection nosocomiale

Le patient qui se prétend victime d’une infection nosocomiale, qu’il entend imputer à un tiers, supporte une charge probatoire à deux détentes intrinsèquement liées. Il doit, d’une part, rapporter la preuve du caractère nosocomiale de l’infection. Chose faite, il doit, d’autre part, rapporter la preuve d’un lien de causalité entre l’acte médical (de prévention, de diagnostic ou de soin) et l’infection.

La preuve du caractère nosocomiale de l’infection est l’affaire de la victime. La première Chambre civile de la Cour de cassation considère en ce sens qu’il « appartient au patient de démontrer que l’infection dont il est atteint présente un caractère nosocomial (…) »[9], qu’elle est donc nécessairement associée aux soins. Un temps, le Conseil d’État a exigé de surcroît que la victime rapporte la preuve que l’infection soufferte a pour cause des germes extérieurs, c’est-à-dire des microbes provenant du personnel soignant ou de l’établissement, partant qu’elle ne s’était pas infectée par une infection endogène. Cette position, qui pourrait passer pour sévère, se recommandait d’études affirmant en substance que ces infections présenteraient, sur le plan médical, un caractère inévitable en dépit du strict respect de toutes les règles applicables en matière d’asepsie, de stérilisation et d’hygiène[10]. Quoi qu’il en soit, cette jurisprudence est à présent révolue[11] ; la haute juridiction administrative s’est ralliée à la position des juridictions judiciaires, qui ne pratiquent pas ou plus la distinction. Il faut bien dire que l’infection nosocomiale serait-elle endogène, c’est en toute hypothèse l’acte de prévention, de diagnostic ou de soin qui a donné un caractère pathogène aux germes présents dans l’organisme.

La preuve que la victime doit rapporter, qui n’est pas mince si l’on veut bien considérer que la preuve de l’origine exacte des germes infectieux est compliquée voire impossible à déterminer, se recommande du droit processuel des obligations (C.civ., art. 1315, al 1er anc. devenu 1353 : « celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver » ; C. pr. civ., art. 9 : « Il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention »). Il n’était pourtant pas saugrenu de penser que le législateur édicterait en la matière une présomption. Quelques considérations, non exhaustives, peuvent être proposées en ce sens.

Le premier article du Code de la santé publique ne dispose-t-il pas : « le droit fondamental à la protection de la santé doit être mis en œuvre par tous les moyens possibles au bénéfice de toute personne (…) » ? Et de conclure qu’il importe « d’assurer la meilleure sécurité sanitaire possible » (L. 1110-1 in Chap. préliminaire : Droits de la personne). La loi n’impose-t-elle pas aux établissements de santé « la lutte contre les infections nosocomiales et autres affections iatrogènes » (C. santé publ., art. L. 6111-1 et s.) ? Aussi bien, dans le dessein de contraindre toutes les parties prenantes du système de santé à une diligence extrême – ce qui par le passé a vraisemblablement inspiré les cours régulatrices –, il aurait pu être décidé que l’infection nosocomiale soufferte par la victime trouve nécessairement son origine dans l’intervention. Le fardeau de la preuve aurait été alors notablement allégé. Mais l’impact en économie d’une pareille présomption aurait été sûrement trop grand pour les professionnels, les établissements de soins…et leurs assureurs de responsabilité respectifs.

La victime ne doit pas se limiter à qualifier l’infection pour être justiciable du droit des infections nosocomiales. C’est très certainement nécessaire, mais ce n’est absolument pas suffisant, à tout le moins pas en principe. Elle doit également rapporter la preuve d’un lien de causalité entre l’infection et les soins, à peine de voir sa demande rejetée. La règle est prétorienne. Le législateur ne l’a pas modifiée.

Il incombe précisément à la victime de démontrer que l’infection dont elle est atteinte a pour origine les soins prodigués[12]. Derechef, le fardeau de la preuve est de taille. La jurisprudence l’a allégé de façon tout à fait remarquable.

D’abord, au double visa des articles 1147 et 1315 anc. du Code civil, la première Chambre civile de la Cour de cassation décide, dans un arrêt du 30 octobre 2008[13], que la preuve du lien de causalité peut être rapportée par présomption : « Attendu qu’il incombe au patient ou à ses ayants droit de démontrer le caractère nosocomial de l’infection, fût-ce par présomptions graves, précises et concordantes ». Cette solution, qui a depuis lors été rappelée, laisse toute latitude aux juges du fond pour apprécier souverainement les faits de la cause. En ce sens, « l’examen des décisions montre (…), que les juges se contentent souvent d’un faisceau d’indices largement révélés par le rapport d’expertise ou d’absence d’autres circonstances de nature à expliquer le phénomène »[14]. Un arrêt récent est topique : « Mais attendu que la cour d’appel, par motifs propres et motifs adoptés, a fait siennes les conclusions des experts indiquant que les enfants, dont l’âge les rendait totalement dépendants à l’égard des tiers, avaient été probablement atteints d’une infection à transmission horizontale, possiblement nosocomiale et liée aux soins prodigués ou au lait reconstitué qui leur avait été donné, sans pouvoir toutefois le certifier, à défaut pour la clinique d’avoir procédé à une enquête épidémiologique sur les membres du personnel soignant et sur l’entourage familial et à une analyse bactériologique du lait en poudre ; que les experts ajoutaient que l’absence d’épidémie de méningites néonatales à citrobacter Koseri durant la période où les enfants ont été hospitalisés ne contredisait pas l’origine horizontale de la méningite chez ces deux enfants ; qu’elle en a déduit souverainement, par une appréciation exclusive de dénaturation du rapport d’expertise et des faits de la cause, non seulement que l’infection avait été contractée par les deux nouveau-nés dans l’établissement, mais que les demandeurs avaient fait, à l’aide de présomptions graves, précises et concordantes, la preuve, qui leur incombait, de ce que la méningite contractée par Hugo et Valentin lors de leur séjour à la Clinique du Ter leur avait été transmise à l’occasion des soins qu’ils y avaient reçus et qu’il s’agissait en conséquence d’une infection nosocomiale, de sorte que la Clinique, qui ne rapportait pas non plus la preuve d’une cause étrangère susceptible de l’exonérer, devait être tenue pour responsable »[15].

Ensuite, une nouvelle fois au visa des articles 1147 et 1315 du Code civil, la Cour de cassation considère, pour le cas où des soins ont été donnés ou des examens subis dans plusieurs établissements, et à la condition que la preuve du caractère nosocomial de l’infection soit bien entendu rapportée, qu’« il appartient alors à chacun de ceux dont la responsabilité est recherchée d’établir qu’il n’est pas à l’origine de cette infection » [16], i.e. par tous moyens. Cette « causalité alternative » est d’une efficacité redoutable[17]. Ce faisant, tous les établissements qui ont accueilli la victime sont présumés (in solidum) à l’origine des dommages subis du fait de l’infection nosocomiale contractée. Et la première Chambre civile de la Cour de cassation de rappeler tout récemment, au visa de l’article 1147 C.civ., que « lorsqu’une faute ne peut être établie à l’encontre d’aucune des personnes responsables d’un même dommage, la contribution à la dette se fait entre elles à parts égales »[18].

2.- La compensation des suites de l’infection nosocomiale

La compensation des suites de l’infection nosocomiale obéit un régime, qui donnerait à penser, dans une première vue des choses, que le législateur n’a fait aucun cas des avancées jurisprudentielles généreusement imposées dans l’intérêt des victimes. L’article L. 1142-1, I C. santé publique (in Section 1.-Principes généraux) dispose en effet que « les professionnels de santé, ainsi que tout établissement, service ou organisme dans lesquels sont réalisés des actes de prévention, de diagnostic ou de soins ne sont responsables des conséquences dommageables desdits actes qu’en cas de faute ». La responsabilité médicale est donc à nouveau un droit à base de faute prouvée. C’est là le droit commun. Le II de l’article L. 1142-1 C. santé publ. renferme néanmoins un régime spécial. Il a trait précisément à l’indemnisation de la victime d’une infection nosocomiale lors même qu’aucune responsabilité n’est engagée. Dans ce cas, la loi dispose que l’infection ouvre droit à une réparation au titre de la solidarité nationale.

La lecture in extenso de cette dernière disposition enseigne que la compensation d’une infection nosocomiale est assurée par un système complexe qui mêle, à la demande expresse des assureurs, responsabilité et solidarité. Les assureurs de responsabilité ont en effet été à la manœuvre.

Le législateur de mars 2002 décide, par prétérition, que le régime d’indemnisation dépend de la question de savoir si l’infection est imputée à un établissement de santé ou bien à un professionnel de santé exerçant à titre individuel. Dans le premier cas, « les établissements, services et organismes (réalisant des actes de prévention, de diagnostic ou de soin) sont responsables des dommages résultant d’infections nosocomiales, sauf s’ils rapportent la preuve d’une cause étrangère. Dans le second cas, la responsabilité de l’intéressé n’est engagée que sur le seul terrain de la responsabilité pour faute. La raison tient à ceci : ledit professionnel de santé n’est pas mentionné dans l’article L. 1142-1, I, al. 2, C. santé publ.

Aussitôt, les assureurs de responsabilité médicale dénoncent la loi du 4 mars 2002. Dans la foulée, certains se retirent du marché et interdisent, par voie de conséquence, à de nombreux professionnels de santé d’exercer. Le 30 décembre 2002, les intéressés obtiennent du législateur une modification substantielle du régime juridique. Quel que soit l’auteur du dommage (personnel ou établissement de santé), les infections nosocomiales graves (i.e. celles qui atteignent un taux d’atteinte permanente à l’intégrité physique et psychique supérieur à 25 %) ou mortifères sont désormais l’affaire de la solidarité nationale. Pour le dire autrement, seuls les dommages inférieurs à ce taux sont à la charge des assureurs.

Les assureurs ont vainement cherché à réduire plus encore la couverture du risque de responsabilité. Tirant argument du caractère rétroactif de la loi interprétative nouvelle, ils entendent échapper à l’obligation d’indemniser les conséquences dommageables des infections les plus graves survenues depuis l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002. C’est que la loi nouvelle pouvait être interprétée comme les y invitant. L’article 3 de la loi du 30 décembre 2002, qui se fait fort de réécrire les dispositions transitoires débattues de la loi du 4 mars 2002, dispose en substance que l’article L. 1142-1 C. santé publ. est applicable aux infections nosocomiales consécutives à des activités de prévention, de diagnostic ou de soins réalisées à compter du 5 septembre 2001. La tentation était trop grande de faire échapper mieux encore les infections les plus graves à l’assurance de responsabilité. Respectivement saisies, les cours régulatrices considèrent au contraire que le dispositif de prise en charge par la solidarité nationale n’est pas rétroactif[19]. Ce faisant, elles épousent la doctrine des l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM).

Il ressort de tout ceci qu’il n’y a pas un régime unique de compensation des suites des infections nosocomiales, mais plusieurs régimes d’indemnisation, deux en l’occurrence. La clef d’élection de l’un ou l’autre tient à la date du fait générateur. Pour être tout à fait précis, il importe de distinguer selon que l’infection nosocomiale est consécutive à un acte médical dommageable réalisé avant le 5 septembre 2001 ou à compter de cette date. Ce serait un tort de croire que le régime prétorien est désormais une portion congrue et que les demandes d’indemnisation seront pour de très nombreuses d’entre elles soumises au régime légal. La raison est la suivante. Il faut bien avoir à l’esprit que l’action en responsabilité civile se prescrit par 10 ans, et ce à compter seulement de la date consolidation du dommage (C. santé publ. art. L. 1142-28, al. 1er).

En résumé, les règles applicables à la compensation des suites des infections nosocomiales consécutives à un acte médical réalisé avant le 5 septembre 2001 sont celles qui ont été décrites, à savoir celles respectivement dégagées par les juges administratifs et judiciaires. Pour mémoire, la Cour de cassation a mis à la charge tant des professionnels de santé, pris individuellement, que des établissements de soins une obligation de sécurité-résultat. De surcroît, la formule générale employée par la première Chambre civile de la Cour de cassation (Cass. 1ère civ.,29 juin 1999, op. cit.) atteste la volonté de la cour régulatrice d’embrasser le plus largement possible. Peu importe que l’infection ait été contractée pendant l’opération ou lors de l’hospitalisation, dans la clinique ou dans le cabinet médical. Il est tout aussi égal que l’infection ait été contractée avant la série de trois arrêts dits des « staphylocoques dorés » : « la sécurité juridique, invoquée sur le fondement du droit à un procès équitable pour contester l’application immédiate d’une solution nouvelle résultant d’une évolution de la jurisprudence, ne saurait consacrer un droit acquis à une jurisprudence figée, dès lors que la partie qui s’en prévaut n’est pas privée du droit à l’accès au juge »[20]. La seule échappatoire, quoique difficilement praticable, reste la preuve de la cause étrangère.

Au vu de cette jurisprudence, on comprend combien l’économie de l’assurance de responsabilité médicale a profité du droit légiféré des infections nosocomiales consécutives à un acte médical réalisé à compter du 5 septembre 2001. Les articles L. 1142-1 et s. C. santé publ. organisent un système de compensation à deux branches. Des responsabilités sont, d’une part, encourues. La solidarité est, d’autre part, organisée.

L’article L. 1142-1, I C. santé publ. règle différemment les sorts respectifs des professionnels de santé (al. 1er) et des établissements de santé (al. 2). Dans l’intérêt des premiers, le législateur a purement et simplement cassé les jurisprudences respectives de la Cour de cassation (Cass. 1ère civ., 29 juin 1999, « Staphylocoques dorés ») et du Conseil d’État (Conseil d’État du 9 déc. 1988, Cohen). Ce faisant, les professionnels de santé, quelles que soient les modalités d’exercice de leur science, ne sont plus responsables qu’en cas de faute prouvée. Les droits des malades ont donc clairement régressé. C’est dire combien il fallait une certaine audace (euphémisme) pour intituler la loi du 4 mars 2002, « loi relative aux droits des patients et à la qualité du système de santé »…En réaction, la Cour de cassation n’a pas fait droit aux demandes itératives l’invitant à abandonner, sur le fondement d’une application anticipée de la loi, sa jurisprudence mettant à la charge des professionnels de santé une obligation de sécurité de résultat[21].

En comparaison, le régime de responsabilité des établissements de santé et organismes dans lesquels sont réalisés des actes individuels de prévention, de diagnostic ou de soins est aggravé. Partant le sort des victimes est plus enviable. Le second aliéna de l’article L. 1142-1, I C. santé publ. dispose en ce sens qu’ils « sont responsables des dommages résultant d’infections nosocomiales, sauf s’ils rapportent la preuve d’une cause étrangère », ce qui est peu concevable en pratique. On conçoit mal que la force majeure ou le fait d’un tiers fonde une exonération. Reste alors l’hypothèse mal commode de la faute de la victime.

Si d’aventure l’établissement de soins parvient à s’exonérer de sa responsabilité ou si la victime échoue dans sa tentative de constituer en faute le professionnel de santé, une compensation des suites de l’infection nosocomiale peut être espérée de la solidarité nationale, à la condition toutefois que la victime justifie qu’elle souffre une atteinte permanente à l’intégrité physique ou psychique supérieur à 25 %) ou que ses ayants droit prouve que l’infection a été la cause de son décès (C. santé publ., art. L. 1142-1-1, 1°).

Le taux d’atteinte à l’intégrité corporelle de la victime est déterminant. Si le taux d’atteinte permanente est inférieur ou égal à 25 %, le régime d’indemnisation prescrit par l’article L. 1142-1 C. santé publ. s’applique. Pour le dire autrement, si un professionnel de santé est constitué en faute, l’indemnisation sera servie par l’assureur de responsabilité civile médicale. « Les professionnels et les établissements de santé sont (en effet) tenus de souscrire une assurance destinée à les garantir pour leur responsabilité civile ou administrative » (C. santé publ., art. L. 1142-2, al. 1er ; C. assur., art. L. 251-1).

Si, en revanche, l’infection nosocomiale ne peut être imputée à un tiers, l’office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM) garantit l’indemnisation de la victime, à la condition toutefois que cette dernière remplisse les conditions de la loi. Le Code de la santé publique dispose que l’infection doit avoir eu pour le patient des conséquences anormales au regard de son état de santé comme de l’évolution prévisible de celui-ci. Il importe en outre que la victime atteste la gravité du dommage subi (art. L. 1142-1, II ensemble art. D. 1142-1 modifié par un décret n° 2011-76 du 19 janv. 2011. La victime doit justifier, par exemple, d’un taux d’atteinte permanente à l’intégrité physique ou psychique à 24 % ; d’un arrêt temporaire des activités professionnelles, de troubles particulièrement graves dans ses conditions d’existence, etc.).

Si le taux d’atteinte permanente est supérieur à 25 %, l’ONIAM est tenu, en toutes hypothèses, d’indemniser la victime, peu important qu’une responsabilité civile soit encourue (C. santé publ., art. L. 1142-1-1, 1°). L’Office d’indemnisation intervient à titre principal. Et la loi de disposer que l’ONIAM ne saurait exercer dans ce cas de figure aucun recours subrogatoire contre l’assureur, sauf à rapporter la preuve que l’infection est survenue par la faute de l’assuré, qu’elle est notamment la manifestation d’un manquement caractérisé du professionnel de santé ou de l’établissement de soins aux obligations posées par la réglementation en matière de lutte contre les infections nosocomiales (C. santé publ., art. L. 1142-17, al. 7). Preuve que la solution n’est pas frappé au coin de l’évidence, le Conseil d’État et la Cour de cassation ont été récemment amenés à rappeler la lettre de la loi[22].

L’Office d’indemnisation est un établissement public à caractère administratif placé sous la tutelle du ministre de la santé (C. santé publ., art. L. 1142-22). Chargé d’indemniser les conséquences des risques sanitaires graves en général et, en autres dommages, les suites des infections nosocomiales, il dispose à cette fin, en première intention, d’un financement par dotation annuelle de l’assurance maladie, soit 105 millions d’euros pour l’année 2018 (C. santé publ., art. L. 1142-23 ; loi n° 2017-1836 du 30 déc. 2017 de financement de la sécurité sociale pour 2018, art. 73). L’office peut même intervenir, à titre subsidiaire, en cas de silence ou de refus explicite de l’assureur de faire une offre, pour le cas où le responsable des dommages ne serait pas assuré, encore lorsque le plafond de garantie du contrat d’assurance est atteint. Dans ces trois cas de figure, l’ONIAM est subrogé dans les droits de la victime qui a accepté l’offre d’indemnisation.

La compensation des suites de l’infection nosocomiale par la solidarité nationale suppose au préalable la saisine d’une commission de conciliation et d’indemnisation (CCI). La commission peut être valablement saisie par toute personne qui se prétend victime d’une infection imputable à un acte de prévention, de diagnostic ou de soins réalisé après le 5 décembre 2001. Pour ce faire, la demande est présentée au moyen d’un formulaire accompagné de toute une série de pièces justificatives. La procédure est amiable ; le ministère d’un avocat (fortement recommandé pour peu qu’il soit spécialiste du dommage corporel) n’est pas obligatoire. La commission diligente l’expertise. C’est au vu de l’avis émis, qui n’est du reste pas contraignant, que l’ONIAM sert ou non les prestations indemnitaires.

J.B.

[1] Bibliographie indicative

Législation et jurisprudence : www.legifrance.gouv.fr

Doctrine : S. Hocquet-Berg, Responsabilité médicale sans faute. Infections nosocomiales, Juris-Cl. santé, fasc. 440-55 ; A. Laude, B. Matthieu et D. Tabuteau, Droit de la santé, 3ème éd., Puf, 2012 ; Ph. Pierre, Lamy Droit de la responsabilité, Indemnisation de l’aléa thérapeutique, étude 410. Y. Lambert-Faivre et S. Porchy-Simon, Droit du dommage corporel, 7ème éd., Dalloz, 2012. V. égal. Dictionnaire permanent bioéthique et biotechnologie, Vis Réparation des accidents médicaux non fautifs, 2012.

[2] Forme. La consultation des la table analytique de l’ancien code de la santé publique (i.e. antérieur à la recodification opérée par l’ordonnance n° 2000-548 du 15 juin 2000 rel. à la partie législative du code de la santé publique), de la famille et de l’aide sociale l’atteste.

Fond. La loi n° 98-535 du 1er juill. 1998 rel. au renforcement de la veille sanitaire et du contrôle de la sécurité des produits destinés à l’homme a certes obligé les établissements de santé à organiser la lutte contre ces infections, mais a passé sous silence la question de l’indemnisation desdites infections.

[3] Le passage d’une faute prouvée à une faute présumée a été le fait d’une décision du Conseil d’État du 9 déc. 1988, Cohen (rec. p. 431) et d’un arrêt de la première Chambre civile de la Cour de cassation du 21 mai 1996 (pourvoi n° 94-16.586).

[4] CE, 9 déc. 1988, ibid.

[5] Cass. 1ère civ., 29 juin 1999, n° 97-15.818, n° 97-21.903, n° 97-14.254, Gaz. Pal. 2000.1.624, obs. S. Hocquet-Berg ; JCP G 2000.1.199, n° 15, obs. G. Viney ; Resp. civ. et assur. 1999, chron. H. Groutel ; RTD civ. 1999.841, obs. P. Jourdain.

[6] Ch. Guettier in Ph. Le Tourneau, Droit de la responsabilité et des contrats. Régimes d’indemnisation, Dalloz-Action 2012-13, n° 144. CE, 9 déc. 1988 « (…) il résulte des constatations des experts qu’aucune faute lourde médicale, notamment en matière d’asepsie, ne peut être reprochée aux praticiens qui ont exécuté cet examen et cette intervention ; que le fait qu’une telle infection ait pu néanmoins se produire, révèle une faute dans l’organisation ou le fonctionnement du service hospitalier à qui il incombe de fournir au personnel médical un matériel et des produits stériles ; que, dès lors, M. X… est fondé à demander à l’administration générale de l’assistance publique à Paris, réparation du préjudice qu’il a subi du fait de cette faute. »

[7] Arrêté du 23 septembre 2004 portant création d’un comité technique des infections nosocomiales et des infections liées aux soins et modifiant l’arrêté du 3 août 1992 rel. à l’organisation de la lutte contre les infections nosocomiales.

[8] Ministère du travail, de l’emploi et de la solidarité, Direction générale de l’offre de soins, bur qualité et sécurité des soins, Infections nosocomiales, dossier 2010.

[9] Not. en ce sens, Cass. 1ère civ., 27 mars 2001, n° 99-17672, RTD civ. 2001.596, obs. P. Jourdain – 1er mars 2005, n° 03-16789 – 30 oct. 2008, n° 07-13791, RDC 2009.533, note J.-S. Borghetti – 17 juin 2010, n° 09-67011 ; CA Nîmes, 17 mars 2009, n° 07/02262.

[10] H. Fabre, Un professionnel, un établissement de santé peuvent-ils se défendre face à une mise en cause pour infection nosocomiale, Médecine et droit 2005, p. 55, cité par S. Hocquet-Berg, Responsabilité médicale sans faute. Infections nosocomiales, Juris-Cl. santé, fasc. 440-55, n° 21.

[11] CE, 27 nov. 2002, rec. n° 2113270. Contra CE, 10 oct. 2011, rec. n° 238500.

[12] V. par ex. Cass. 1ère civ., 29 juin 1999, op. cit. – 26 mai 2011, n° 10-17446.

[13] Pourvoi n° 07-13791.

[14] S. Hocquet-Berg, Fasc. Juris-cl. précité n° 18.

[15] Cass. 1ère civ., 1er juill. 2010, n° 09.67465.

[16] Cass. 1ère civ., 17 juin 2010, n° 09-67011, JCP G. 2009.304, obs. O. Gout ; D. 2010.49, obs. Ph. Brun et O. Gout ; RDC 2010.90, obs. J.-S. Borghetti ; RTD civ. 2010.111, obs. P. Jourdain.

[17] Ch. Quézel-Ambrunaz, La fiction de la causalité alternative, D. 2010, p. 1162. Solution inspirée par Cass. 1ère civ., 24 sept. 2009, n° 08-16305, Aff. Distilbène.

[18] Cass. 1ère civ., 10 avr. 2013, n° 12-14219. V. déjà en ce sens, Cass. 1ère civ., 21 juin 2008, n° 04-12066.

[19] CE, 13 juill. 2007, n° 293196 ; Cass. 1ère civ., 16 oct. 2008, n° 07-17605.

[20] Cass. 1ère civ., 11 juin 2009, n° 0816914.

[21] V. not. Cass. 1ère civ., 21 juin 2005, n° 04-12066. V. dernièrement, par prétérition, Cass. 1ère civ., 10 avr. 2013, n° 12-14219.

[22] Cass. 1ère civ., 19 juin 2013, n° 12-20433, D. 2013, p. 1620, obs. I. Gallemeister ; CE, 21 mars 2011, n° 334501, Centre hospitalier de Saintes, RTD civ. 2011.555, obs. P. Jourdain.

Les variétés de préjudices

Classiquement, on distingue deux grandes catégories de préjudices :

  • Les préjudices patrimoniaux
  • Les préjudices extrapatrimoniaux

Il conviendra également de s’interroger sur le sort des préjudices qui ne relèvent d’aucune catégorie (C).

I) Les préjudices patrimoniaux

Les préjudices patrimoniaux sont ceux qui sont consécutifs

  • Soit à une atteinte aux biens
  • Soit à une atteinte aux personnes
  • Soit à l’atteinte d’un intérêt purement économique

A) Le préjudice consécutif à une atteinte aux biens

  • Définition
    • Le dommage aux biens peut se définir comme « la destruction ou la détérioration de choses appartenant à la victime »[1].
    • Le dommage consécutif à l’atteinte aux biens peut prendre plusieurs formes. Il peut s’agir :
      • d’une destruction
      • d’une détérioration
      • d’une perte
      • d’une dépréciation
    • Il peut s’agir, tant d’une atteinte à des biens corporels qu’à des biens incorporels
    • Le juge ne distingue pas non plus entre les biens mobiliers et les biens immobiliers
  • Réparation
    • En vertu du principe de réparation intégrale, le dommage aux biens fait l’objet, lorsqu’il est établi, d’une indemnisation à la faveur de la victime en considération de la valeur vénale du bien détérioré ou détruit
    • La Cour de cassation a, par ailleurs, admis d’assortir la réparation du préjudice purement matériel d’une réparation du préjudice moral occasionné par la perte du bien en lui-même (V. en ce sens Cass. 1re civ., 16 janv. 1962).

B) Le préjudice consécutif à une atteinte aux personnes

  • Notion
    • Il s’agit de réparer ici le préjudice matériel d’une victime consécutif à un dommage corporel
    • Les implications patrimoniales peuvent être nombreuses :
      • Frais médicaux et paramédicaux
      • Frais d’hospitalisation à domicile
      • Appareillage
      • Rééducation
      • Frais résultant de l’incapacité professionnelle
  • Nomenclature Dintilhac
    • La Nomenclature Dintilhac, du nom de son auteur, Jean-Pierre Dintilhac, ancien président de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, est une sorte de cartographie des chefs de préjudices.
    • Elle est utilisée par les praticiens du droit comme un outil d’évaluation de l’indemnisation des victimes de préjudices corporels.
    • L’objectif affiché par le groupe de travail Dintilhac est, selon les termes de son rapport, de « bâtir une classification méthodique rassemblant différents chefs de préjudice selon un ordonnancement rationnel tenant compte de leur nature propre » en vue de garantir « le droit des victimes de préjudices corporels à une juste indemnisation ».
    • Bien que la Cour de cassation s’y soit déjà référée dans plusieurs décisions (V. notamment Cass. avis, 29 oct. 2007, n° 07-00.015), la nomenclature Dintilhac ne revêt aucun caractère obligatoire.
    • Ainsi, le Conseil d’État a-t-il préféré conserver sa propre grille d’évaluation des préjudices (CE, 5 mars 2008, n° 272447).
  • Identification des principaux postes de préjudices
    • S’agissant du dommage consécutif à l’atteinte aux personnes, la nomenclature dintilhac distingue deux principaux postes de préjudices
      • Les préjudices patrimoniaux temporaires nés avant la consolidation de l’atteinte à l’intégrité physique :
        • Les dépenses de santé actuelles, la perte de gains professionnels actuels, le préjudice scolaire, universitaire ou de formation etc…
      • Les préjudices patrimoniaux permanents, soit ceux qui persistent après la consolidation de l’atteinte à l’intégrité physique :
        • Les dépenses de santé futures, la perte de gains professionnels futurs, les incidences professionnelles, les frais d’aménagement du logement, les frais de véhicule adapté etc.

C) Le préjudice consécutif à l’atteinte d’un intérêt purement économique

  • Notion
    • Le préjudice économique est défini par Ph. Brun comme « le préjudice de nature patrimoniale consistant dans la perte d’un profit ou d’une espérance de gain qui ne résulte pas d’une atteinte aux biens ou à la personne de la victime »[2].
      • Exemples : le préjudice résultant d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse, le préjudice résultant de l’inexécution d’un contrat de fourniture ou de service, le préjudice résultant de la violation d’une règle de droit de la concurrence etc…
  • Réparation
    • En tant que tel, le préjudice économique pur (pure economic loss en droit anglo-saxon) ne donne pas lieu à réparation en droit français.
    • L’article 1245-1 du Code civil (ancien article 1386-2) prévoit que seul le préjudice qui « résulte d’une atteinte à un bien » de la victime est réparable.
    • Pourtant, la Cour de cassation rappelle régulièrement que « le propre de la responsabilité civile est de rétablir aussi exactement que possible l’équilibre détruit par le dommage et de remplacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable ne s’était pas produit » (Cass. civ. 2, 28 oct. 1954, JCP 1955, II, 876).
    • Ainsi, dès lors qu’une victime fait état d’une perte ou d’un manque à gagner, elle devrait obtenir réparation de son préjudice.
    • Dans ces conditions, comme le relève un auteur, « au regard de l’orientation du droit français de la responsabilité civile, il est […] possible que la Cour de cassation ne laisse pas un tel dommage sans réparation. Parce qu’il est naturellement porté à n’opérer aucune distinction entre les chefs de préjudice lorsqu’il s’agit de définir ce qui est réparable, le juge français pourrait considérer que la notion de « dommages aux biens » évoquée dans la responsabilité du fait des produits doit être interprétée de façon particulièrement extensive. »[3].
    • Reste, néanmoins, en suspens la question de l’évaluation du préjudice économique qui se posera nécessairement au juge.

II) Les préjudices extrapatrimoniaux

==> Notion

S’ils donnent lieu à une réparation pécuniaire, les préjudices extrapatrimoniaux consistent en la lésion d’un intérêt de nature extrapatrimoniale

Le préjudice extrapatrimonial est, de par sa nature, difficilement évaluable en argent.

Comment, en effet, évaluer le préjudice moral d’une mère qui vient de perdre son enfant dans un accident de voiture ? Pareille douleur a-t-elle un prix ? Si oui, comment l’évaluer ?

Aussi, compte-tenu de la particularité du préjudice extrapatrimonial, une partie de la doctrine s’est montrée pour le moins hostile quant à la réparation du préjudice moral

La jurisprudence a, de son côté, très tôt estimé que le préjudice moral constituait un préjudice réparable

En témoigne cet arrêt du 13 février 1923 rendu par la chambre civile de la Cour de cassation (Cass. civ., 13 févr.1923).

Cass. civ., 13 févr.1923

LA COUR ; – Sur la première branche du moyen unique :

Attendu que Templier ayant été mortellement blessé par un cheval qui appartenait à Lejars, l’arrêt attaqué a condamné celui-ci, par confirmation du jugement, à payer aux trois fils et à la fille de Templier une indemnité comprenant, en outre du préjudice matériel, le dommage moral résultant de la douleur qu’éprouvent les enfants par la mort de leur père ; qu’en statuant ainsi, il n’a pas violé l’article 1382 c.civ. visé au moyen ; qu’en effet, cet article, d’après lequel quiconque par sa faute cause à autrui un dommage est obligé de le réparer, s’applique, par la généralité de ses termes, aussi bien au dommage moral qu’au dommage matériel ; que, dès lors, la première branche du moyen n’est pas fondée;

Sur la seconde branche : – Attendu que l’arrêt attaqué déclare que les enfants de Templier ont été atteints dans leurs plus légimes et plus chères affections et que les éléments de la cause permettent de déterminer l’importance de l’indemnité ; que ces déclarations sont souveraines ;

Par ces motifs, rejette.

==> Identifications des différentes postes de préjudices extrapatrimoniaux

Selon la nomenclature Dindilhac (V. en ce sens le rapport Dindilhac dont sont issus les développements qui suivent), il convient de distinguer les préjudices extrapatrimoniaux temporaires (avant consolidation), des préjudices extrapatrimoniaux permanents (après consolidation) ainsi que les préjudices extrapatrimoniaux évolutifs :

  • Les préjudices extrapatrimoniaux temporaires (avant consolidation)
    • Le Déficit fonctionnel temporaire (DFT)
      • Ce poste de préjudice cherche à indemniser l’invalidité subie par la victime dans sa sphère personnelle pendant la maladie traumatique, c’est-à-dire jusqu’à sa consolidation.
      • Cette invalidité par nature temporaire est dégagée de toute incidence sur la rémunération professionnelle de la victime, laquelle est d’ailleurs déjà réparée au titre du poste “Pertes de gains professionnels actuels”.
    • Les souffrances endurées (SE)
      • Il s’agit de toutes les souffrances physiques et psychiques, ainsi que des troubles associés, que doit endurer la victime durant la maladie traumatique, c’est-à-dire du jour de l’accident à celui de sa consolidation.
    • Le préjudice esthétique temporaire (PET)
      • Il a été observé que, durant la maladie traumatique, la victime subissait bien souvent des atteintes physiques, voire une altération de son apparence physique, certes temporaire, mais aux conséquences personnelles très préjudiciables, liée à la nécessité de se présenter dans un état physique altéré au regard des tiers.
      • Or ce type de préjudice est souvent pris en compte au stade des préjudices extrapatrimoniaux permanents, mais curieusement omis de toute indemnisation au titre de la maladie traumatique où il est pourtant présent, notamment chez les grands brûlés ou les traumatisés de la face.
  • Les préjudices extrapatrimoniaux permanents (après consolidation)
    • Le déficit fonctionnel permanent (DFP)
      • Ce poste de préjudice cherche à indemniser un préjudice extrapatrimonial découlant d’une incapacité constatée médicalement qui établit que le dommage subi a une incidence sur les fonctions du corps humain de la victime.
      • Il s’agit ici de réparer les incidences du dommage qui touchent exclusivement à la sphère personnelle de la victime.
      • Il convient d’indemniser, à ce titre, non seulement les atteintes aux fonctions physiologiques de la victime, mais aussi la douleur permanente qu’elle ressent, la perte de la qualité de vie et les troubles dans les conditions d’existence qu’elle rencontre au quotidien après sa consolidation.
      • Ce poste peut être défini, selon la Commission européenne à la suite des travaux de Trèves de juin 2000, comme correspondant à « la réduction définitive du potentiel physique, psycho-sensoriel, ou intellectuel résultant de l’atteinte à l’intégrité anatomo-physiologique médicalement constatable donc appréciable par un examen clinique approprié complété par l’étude des examens complémentaires produits, à laquelle s’ajoutent les phénomenes douloureux et les répercussions psychologiques, normalement liées à l’atteinte séquellaire décrite ainsi que les conséquences habituellement et objectivement liées à cette atteinte dans la vie de tous les jours ».
    • Le préjudice d’agrément (PA)
      • Ce poste de préjudice vise exclusivement à réparer le préjudice d’agrément spécifique lié à l’impossibilité pour la victime de pratiquer régulièrement une activité spécifique sportive ou de loisirs.
      • Ce poste de préjudice doit être apprécié in concreto en tenant compte de tous les paramètres individuels de la victime (âge, niveau, etc.).
    • Le préjudice esthétique permanent (PEP)
      • Ce poste cherche à réparer les atteintes physiques et plus généralement les éléments de nature à altérer l’apparence physique de la victime notamment comme le fait de devoir se présenter avec une cicatrice permanente sur le visage.
      • Ce préjudice a un caractère strictement personnel et il est en principe évalué par les experts selon une échelle de 1 à 7 (de très léger à très important).
    • Le préjudice sexuel (PS)
      • Ce poste concerne la réparation des préjudices touchant à la sphère sexuelle.
      • Il convient de distinguer trois types de préjudice de nature sexuelle :
        • le préjudice morphologique qui est lié à l’atteinte aux organes sexuels primaires et secondaires résultant du dommage subi
        • le préjudice lié à l’acte sexuel lui-même qui repose sur la perte du plaisir lié à l’accomplissement de l’acte sexuel (perte de l’envie ou de la libido, perte de la capacité physique de réaliser l’acte, perte de la capacité à accéder au plaisir)
        • le préjudice lié à une impossibilité ou une difficulté à procréer (ce préjudice pouvant notamment chez la femme se traduire sous diverses formes comme le préjudice obstétrical, etc.).
      • Là encore, ce préjudice doit être apprécié in concreto en prenant en considération les paramètres personnels de chaque victime.
    • Le préjudice d’établissement (PE)
      • Ce poste de préjudice cherche à indemniser la perte d’espoir, de chance ou de toute possibilité de réaliser un projet de vie familiale “normale” en raison de la gravité du handicap permanent, dont reste atteint la victime après sa consolidation :
      • Il s’agit de la perte d’une chance de se marier, de fonder une famille, d’élever des enfants et plus généralement des bouleversements dans les projets de vie de la victime qui l’obligent à effectuer certaines renonciations sur le plan familial.
      • Il convient ici de le définir par référence à la définition retenue par le Conseil national de l’aide aux victimes comme la “perte d’espoir et de chance de normalement réaliser un projet de vie familiale (se marier, fonder une famille, élever des enfants, etc.) en raison de la gravité du handicap”.
      • Ce type de préjudice doit être apprécié in concreto pour chaque individu en tenant compte notamment de son âge.
    • Les préjudices permanents exceptionnels (PPE)
      • Lors de ses travaux, le groupe de travail a pu constater combien il était nécessaire de ne pas retenir une nomenclature trop rigide de la liste des postes de préjudice corporel.
      • Ainsi, il existe des préjudices atypiques qui sont directement liés aux handicaps permanents, dont reste atteint la victime après sa consolidation et dont elle peut légitimement souhaiter obtenir une réparation.
      • À cette fin, dans un souci de pragmatisme – qui a animé le groupe de travail durant ses travaux -, il semble important de prévoir un poste “préjudices permanents exceptionnels” qui permettra, le cas échéant, d’indemniser, à titre exceptionnel, tel ou tel préjudice extrapatrimonial permanent particulier non indemnisable par un autre biais.
      • Ainsi, il existe des préjudices extrapatrimoniaux permanents qui prennent une résonance toute particulière soit en raison de la nature des victimes, soit en raison des circonstances ou de la nature de l’accident à l’origine du dommage’.
      • Il s’agit ici des préjudices spécifiques liés à des événements exceptionnels comme des attentats, des catastrophes collectives naturelles ou industrielles de type “A.Z.F., ou sinistres collectifs, tels une catastrophe aérienne.
  • Les préjudices extrapatrimoniaux évolutifs
    • Préjudices liés à des pathologies évolutives (PEV)
      • Il s’agit d’un poste de préjudice relativement récent qui concerne toutes les pathologies évolutives.
      • Il s’agit notamment de maladies incurables susceptibles d’évoluer et dont le risque d’évolution constitue en lui-même un chef de préjudice distinct qui doit être indemnisé en tant que tel.
      • C’est un chef de préjudice qui existe en dehors de toute consolidation des blessures, puisqu’il se présente pendant et après la maladie traumatique.
      • Tel est le cas du préjudice lié à la contamination d’une personne par le virus de l’hépatite C, celui du V.I.H., la maladie de Creutzfeldt-Jakob ou l’amiante, etc.
      • Il s’agit ici d’indemniser “le préjudice résultant pour une victime de la connaissance de sa contamination par un agent exogène, quelle que soit sa nature (biologique, physique ou chimique), qui comporte le risque d’apparition à plus ou moins brève échéance, d’une pathologie mettant en jeu le pronostic vital.
      • Bien évidemment, la liste de ce type de préjudice est susceptible de s’allonger dans l’avenir au regard des progrès de la médecine qui mettent de plus en plus en évidence ce type de pathologie virale ou autre jusque-là inexistante ou non détectée.

III) Les préjudices ne relevant d’aucune catégorie

Quid lorsqu’un dommage ne s’insère pas dans l’une des catégories sus-énoncées ?

En principe, dès lors qu’un préjudice est certain, personnel et licite, il est réparable. Est-ce à dire que dès lors qu’un préjudice revêt ces caractères, la victime est fondée à agir en réparation ?

Comme le relève Bertrand Fages, si « le droit français de la responsabilité extracontractuelle se caractérise par sa tendance naturelle à considérer que tous les types de préjudice doivent être réparés intégralement, il ne propose aucun élément précis de définition de ce qu’est un préjudice et n’opère pas, au sein des différents intérêts pouvant être lésés par un fait dommageable, de sélection entre ceux qui sont susceptibles d’être indemnisés par le biais de la responsabilité extracontractuelle et ceux qui ne le sont pas »[4]

Lorsque le préjudice est d’ordre corporel ou matériel, la question de sa réparation ne soulève guère de difficultés,

Quid, lorsque le préjudice invoqué par la victime ne consiste, ni en une perte, ni en un manque à gagner ?

La question s’est ainsi posée de savoir si la naissance d’un enfant handicapé pouvait constituer, en elle-même, un préjudice réparable.

Saisie de cette question, la Cour de cassation, réunie en assemblée plénière, y a apporté une réponse positive dans un arrêt Perruche du 17 novembre 2000 (Cass., ass. plén., 17 nov. 2000, n°99-13.701).

Indépendamment de la véritable onde de choc provoquée par cette affaire – dont l’issue judiciaire a contraint le législateur à intervenir – la solution adoptée par la Cour de cassation a mis en exergue le besoin, ô combien impérieux, de définir la notion de préjudice réparable.

 

Focus sur l’affaire Perruche

==> Première étape : l’arrêt Perruche du 17 novembre 2000

Vu les articles 1165 et 1382 du Code civil ;

Attendu qu’un arrêt rendu le 17 décembre 1993 par la cour d’appel de Paris a jugé, de première part, que M. Y…, médecin, et le Laboratoire de biologie médicale de Yerres, aux droits duquel est M. A…, avaient commis des fautes contractuelles à l’occasion de recherches d’anticorps de la rubéole chez Mme X… alors qu’elle était enceinte, de deuxième part, que le préjudice de cette dernière, dont l’enfant avait développé de graves séquelles consécutives à une atteinte in utero par la rubéole, devait être réparé dès lors qu’elle avait décidé de recourir à une interruption volontaire de grossesse en cas d’atteinte rubéolique et que les fautes commises lui avaient fait croire à tort qu’elle était immunisée contre cette maladie, de troisième part, que le préjudice de l’enfant n’était pas en relation de causalité avec ces fautes ; que cet arrêt ayant été cassé en sa seule disposition relative au préjudice de l’enfant, l’arrêt attaqué de la Cour de renvoi dit que ” l’enfant Nicolas X… ne subit pas un préjudice indemnisable en relation de causalité avec les fautes commises ” par des motifs tirés de la circonstance que les séquelles dont il était atteint avaient pour seule cause la rubéole transmise par sa mère et non ces fautes et qu’il ne pouvait se prévaloir de la décision de ses parents quant à une interruption de grossesse ;

Attendu, cependant, que dès lors que les fautes commises par le médecin et le laboratoire dans l’exécution des contrats formés avec Mme X… avaient empêché celle-ci d’exercer son choix d’interrompre sa grossesse afin d’éviter la naissance d’un enfant atteint d’un handicap, ce dernier peut demander la réparation du préjudice résultant de ce handicap et causé par les fautes retenues ;

PAR CES MOTIFS, et sans qu’il soit nécessaire de statuer sur les autres griefs de l’un et l’autre des pourvois:

CASSE ET ANNULE, en son entier, l’arrêt rendu le 5 février 1999, entre les parties, par la cour d’appel d’Orléans ; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d’appel de Paris, autrement composée que lors de l’audience du 17 décembre 1993

 

Faits :

Un enfant naît lourdement handicapé à la suite d’une erreur médicale commise par un médecin. Aussi, cette erreur a-t-elle privé la mère de la possibilité de recourir à une interruption volontaire de grossesse.

Demande :

Les parents introduisent une action en justice pour obtenir réparation :

  • D’une part, du préjudice occasionné par l’erreur de diagnostic du médecin, cette erreur les ayant privés de la possibilité de recourir à une IVG
  • D’autre part, du préjudice de leur enfant, né handicapé

Procédure :

  • Dispositif de la Cour d’appel :
    • Par un arrêt du 17 décembre 1993, la Cour d’appel de Paris déboute partiellement les parents de leur demande de réparation
  • Motivation de la Cour d’appel :
    • Les juges du fond estiment, en effet, que les parents étaient parfaitement fondés à obtenir réparation du préjudice personnellement subi par eux du fait de l’erreur de diagnostic commise par le médecin.
    • Les juges du fond estiment, néanmoins, que le préjudice subi par leur enfant du fait de son handicap ne saurait faire l’objet d’une réparation dans la mesure où il n’existerait aucun lien de causalité entre la faute du médecin et le handicap de l’enfant.

Problème de droit :

La question qui se posait en l’espèce était de savoir si un enfant né handicapé à la suite d’une erreur de diagnostic d’un médecin pouvait obtenir réparation du fait de sa naissance ?

Solution de la Cour de cassation :

  • Dispositif de l’arrêt :
    • Par un arrêt du 17 novembre 2000, la Cour de cassation, réunie en assemblée plénière, casse et annule l’arrêt de la Cour d’appel
    • Visa : art. 1165 et 1382 du Code civil
    • Cas d’ouverture à cassation : violation de la loi

Sens de l’arrêt

La Cour de cassation reproche, en l’espèce, à la Cour d’appel d’avoir estimé qu’il n’y avait pas de lien de causalité entre l’erreur de diagnostic du médecin et le handicap de l’enfant.

Pour l’assemblée plénière, dès lors que les parents de l’enfant ont été « empêchés » de recourir à une IVG, il existe un lien de causalité entre la faute du médecin et le préjudice résultant pour l’enfant de son handicap.

Analyse de l’arrêt

La solution adoptée par la Cour de cassation interroge manifestement sur deux points :

  • L’existence d’un lien de causalité entre la faute du médecin et le préjudice de l’enfant
  • La réparation du préjudice de l’enfant résultant de son handicap
  • Sur le lien de causalité

Une lecture attentive de l’attendu de principe de l’arrêt Perruche nous révèle que l’Assemblée plénière ne s’est pas arrêtée aux constatations des juges du fond qui attribuaient les troubles dont souffrait l’enfant à la rubéole contractée pendant sa vie intra-utérine

Elle déduit la responsabilité des praticiens vis-à-vis de l’enfant de l’existence d’une faute à l’égard de la mère : « dès lors que la mère a été empêchée »

La causalité retenue est, par conséquent, indirecte et non directe, comme l’exige pourtant l’article 1382 du Code civil.

De toute évidence, les juges du fond ne se sont guère expliqués, en l’espèce, sur le lien causal, tant il leur a paru évident que les fautes constatées n’étaient pas en corrélation avec les malformations.

Ces malformations préexistaient à leur intervention. La naissance n’a fait que les révéler, comme le thermomètre révèle la température sans en être la cause.

En clair, les échographies n’ont pas suscité de malformations sur un enfant précédemment sain.

Dans ces conditions, comment est-il possible d’affirmer que le handicap dont souffrait Nicolas Perruche a été causé par une faute consistant précisément à ne pas déceler ce handicap ?

On a soutenu que les fautes étaient bien causales, dès lors que, sans leur commission, le dommage aurait pu être évité.

Toutefois s ces fautes ont eu pour seule conséquence de priver la mère de la possibilité de recourir à l’interruption de grossesse, laquelle n’aurait alors pu faire obstacle qu’à la naissance.

De même, on a pu invoquer l’inexécution fautive du contrat médical qui cause un préjudice à un tiers, en l’occurrence l’enfant, argument en trompe-l’œil, car il ne s’agit de rien d’autre que du manquement au devoir d’information envers la mère dont celle-ci est la seule victime.

D’évidence, seule la naissance de l’enfant est en lien directe avec le handicap.

Si l’on veut découvrir un préjudice causé à l’enfant, on est contraint d’en déduire que c’est la naissance car, même informée, la mère n’aurait pu empêcher le handicap.

Elle aurait seulement pu empêcher la naissance, ce qui, par l’absurde, aurait empêché le handicap.

Le handicap étant consubstantiel à la personne de l’enfant, la tentation était donc forte pour la Cour de cassation d’amalgamer naissance et handicap.

C’est, en réalité, le préjudice consécutif au fait d’être né handicapé que l’Assemblée plénière a accepté d’indemniser.

Mais, l’enfant, en l’absence de traitement connu, aurait pareillement été atteint de malformations sans les fautes médicales.

Dans cette hypothèse, l’enfant aurait peut-être été avorté et il serait mort avec son handicap.

De nombreuses voix se sont élevées pour critiquer la décision rendue par la Cour de cassation : la cause du handicap de l’enfant, ce n’est pas la faute du médecin, mais la maladie génétique contractée par l’enfant lui-même !

Plusieurs remarques toutefois s’imposent :

  • Il faut remarquer qu’en matière de causalité, les règles sont particulièrement souples.
    • Il est donc un peu hypocrite de relever dans l’arrêt en l’espèce un problème de causalité, alors que de façon générale la jurisprudence est peu regardante sur la question.
  • Surtout, s’il n’y a pas de causalité entre le dommage de l’enfant – son handicap – et la faute du médecin, il n’y en a pas plus entre le dommage des parents et la faute du médecin, car la véritable cause du dommage c’est la maladie génétique de l’enfant.
  • Si, dès lors, on refuse de voir un lien de causalité entre le dommage de l’enfant et la faute du médecin on doit également refuser de le voir entre le dommage des parents et l’erreur de diagnostic.
  • La causalité n’est donc sans doute pas la principale problématique dans l’arrêt en l’espèce.

On peut d’ailleurs tenir la même réflexion à propos d’un arrêt du 24 février 2005 rendu par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, dont la problématique interroge, une nouvelle fois sur la notion de préjudice (Cass. 2e civ., 24 févr. 2005 : n°02-11.999).

*****

Cass. 2e civ., 24 févr. 2005

Vu l’article 1382 du Code civil ;

Attendu, selon l’arrêt confirmatif attaqué, que M. X… a été victime en 1974 d’un accident de la circulation dont M. Y…, assuré par la compagnie L’Alsacienne, aux droits de laquelle vient la société Azur assurances (Azur), a été reconnu responsable ; que M. X…, qui a conservé un handicap, a eu des enfants nés en 1977, 1985 et 1987 ; que ceux-ci ont estimé n’avoir jamais pu établir des relations ludiques et affectives normales avec leur père dont ils vivaient au quotidien la souffrance du fait de son handicap ; que Mme X…, en qualité d’administratrice légale de sa fille mineure, et les enfants majeurs, ont assigné l’assureur du responsable en réparation de leur préjudice moral ;

Attendu que, pour condamner la société Azur à indemniser le préjudice moral subi par les enfants de M. X…, l’arrêt retient, par motifs propres et adoptés, que le handicap de M. X… a empêché ses enfants de partager avec lui les joies normales de la vie quotidienne ;

Qu’en statuant ainsi, alors qu’il n’existait pas de lien de causalité entre l’accident et le préjudice allégué, la cour d’appel a violé le texte susvisé ;

PAR CES MOTIFS et sans qu’il y ait lieu de statuer sur les autres branches du moyen :

CASSE ET ANNULE,

*****

Les faits étaient les suivants :

Les enfants d’un homme handicap agissent sur le fondement de l’article 1382 pour obtenir réparation de leur préjudice moral : ils estimaient n’avoir jamais pu établir des relations ludiques et affectives normales avec leur père dont ils vivaient au quotidien la souffrance du fait de son handicap.

Parce que ce handicap était consécutif à un accident de la circulation, ils demandent réparation à celui qui avait été considéré comme responsable de l’accident.

La Cour de cassation casse l’arrêt de la Cour d’appel qui avait décidé de les indemniser.

Selon la deuxième chambre civile, il n’y aurait pas de lien de causalité entre l’accident et le préjudice allégué, car, selon elle, les enfants sont nés après l’accident de leur père : le fait de leur naissance viendrait donc briser la chaîne des causalités.

Cette affirmation est cependant très contestable.

En effet, les privations des enfants consécutives au handicap de leur père sont bien une conséquence de l’accident.

On aurait donc pu trouver un lien de causalité, si l’on avait voulu. Mais on ne l’a pas fait.

Pourquoi ?

Très certainement parce que cela serait revenu à admettre qu’être élevé par un parent handicapé était un préjudice réparable, ce qui laissait entendre que les enfants estimaient qu’il eût été préférable pour eux d’être élevés par une personne valide…

C’est, en réalité ce type de question qui est au cœur de la controverse née de l’arrêt Perruche : peut-on considérer qu’être né, certes handicapé, constitue un préjudice en soi ?

  • Sur la question du préjudice

La véritable question que pose l’arrêt Perruche a trait à l’association de deux mots : « né handicapé ».

La Cour de cassation affirme dans cet arrêt que l’enfant peut obtenir réparation « du préjudice résultant de son handicap ».

Par cette formule habile, la Cour de cassation tente ici de nier qu’elle répare la naissance : comment peut-on dissocier le handicap de Nicolas Perruche et sa naissance ?

Le raisonnement tenu par la Cour de cassation est exact, mais fait l’impasse sur cette question de la réparation du préjudice que constitue la naissance !

En temps normal, pour savoir s’il y a préjudice, on se demande quelle serait la situation de la victime si le fait dommageable ne s’était pas produit.

On compare cette situation à la situation actuelle : la différence entre les deux constitue le préjudice.

  • Du point de vue de la mère, si aucune faute du médecin n’avait été commise, alors il y aurait probablement eu avortement.
    • Mais comme il y a eu une faute, la conséquence en est la naissance d’un enfant handicapé.
    • Le préjudice serait donc, non seulement le handicap, mais également la naissance de l’enfant !
  • Du point de vue de l’enfant, s’il n’y a pas eu de faute, la mère procède à l’IVG et donc il n’existe pas.
    • Il n’y aurait donc aucun préjudice pour lui : il ne saurait se plaindre d’exister.
    • Or s’il n’y a pas faute, il n’existe pas.

L’argument est ici extrêmement fort. On peut néanmoins se demander si la négation de l’existence d’un préjudice est opportune.

C’est donc là une question d’éthique qui se pose à la Cour de cassation.

Ne peut-on pas, en effet, se contenter de constater l’existence la charge financière et matérielle que représente la vie de l’enfant né handicapé ? L’enfant né handicapé ne vit pas comme les autres. Sa vie sera bien plus coûteuse que celle d’enfants valides.

Dans cette perspective, une définition du préjudice se fait sentir, ne serait-ce que pour pouvoir échapper à la question posée par l’arrêt Perruche à savoir : peut-on indemniser un enfant du fait d’être né handicapé ?

Au nom de la dignité de l’enfant, faut-il estimer qu’il est plus respectueux d’indemniser ou de ne pas indemniser ? Telle est la question qu’il faudrait se poser.

La solution à cette problématique résiderait peut-être dans la reconnaissance de dommages et intérêts punitifs.

De tels dommages et intérêt sont alloués à la victime en considération, non pas de l’existence d’un dommage, mais de la caractérisation d’une faute de l’auteur du fait dommageable.

Ces dommages et intérêts punitifs seraient donc une porte de sortie intéressante dans l’affaire Perruche.

Car en vérité, qu’est-ce que l’assemblée plénière a cherché à faire dans cette décision ?

La Cour de cassation a simplement souhaité indemniser Nicolas Perruche afin de permettre à ses parents de subvenir aux très lourdes dépenses auxquelles ils vont devoir faire face pour l’élever et l’assister dans son quotidien.

En consacrant les dommages et intérêts punitifs, il aurait été possible de retenir la responsabilité des médecins qui ont incontestablement commis une faute, sans pour autant être contraint de caractériser un préjudice qui, en l’espèce, est pour le moins difficilement caractérisable !

On échapperait ainsi au débat éthique !

==> Deuxième étape : l’intervention du législateur.

Manifestement, telle n’est pas la voie qui a été empruntée par le législateur, lequel est intervenu à la suite de l’affaire Perruche, sous la pression des associations de personnes handicapées.

C’est dans ce contexte que la loi du 4 mars 2002 a été adoptée. Elle prévoit en son article 1er que « nul ne peut se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance ».

Ainsi, le législateur a-t-il choisi d’exclure l’indemnisation de l’enfant ainsi que celle des parents pour leur préjudice autre que moral. Il s’agit là, indéniablement, d’une double sanction : et pour les parents et pour l’enfant !

A cet égard, le 3e paragraphe du I de l’article 1er de la loi du 4 mars 2002 prévoyait que « les dispositions du présent I sont applicables aux instances en cours, à l’exception de celles où il a été irrévocablement statué sur le principe de l’indemnisation. »

Ce paragraphe a par suite été repris par la loi n°2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.

Le texte prévoit que « Les dispositions de l’article L. 114-5 du code de l’action sociale et des familles tel qu’il résulte du 1 du présent II sont applicables aux instances en cours à la date d’entrée en vigueur de la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 précitée, à l’exception de celles où il a été irrévocablement statué sur le principe de l’indemnisation. »

==> Troisième étape : condamnation de la France par la CEDH.

La loi du 4 mars 2002 était applicable aux litiges en cours, de sorte que l’on était en présence d’une loi rétroactive.

Cette application rétroactive de la loi a, cependant, été censurée par la CEDH dans deux arrêts relatifs à des demandes d’indemnisation à l’encontre d’hôpitaux et donc formée devant le juge administratif français (CEDH, 21 juin 2006, Maurice c/ France et CEDH, 6 octobre 2005, Draon c/ France et Maurice c/ France)

La CEDH a construit son raisonnement sur l’existence d’un bien, en l’occurrence une créance de réparation d’un préjudice.

Car pour les juges strasbourgeois, les requérants ont été privés de ce bien (la créance de réparation) par l’intervention du législateur français.

Pour la CEDH il y a, en effet, eu atteinte par le législateur français au droit au respect de ses biens.

Or cette atteinte est, selon la CEDH, disproportionnée, bien qu’elle poursuive un but d’intérêt général.

==> Quatrième étape : application par le juge français de la décision rendue par la CEDH

Ce raisonnement soutenu par la CEDH va être repris par la Cour de cassation dans trois arrêts du 24 janvier 2006 (Cass. 1re civ., 24 janv. 2006, n° 02-13.775 ; 01-16.684 et 02-12.260) et par le Conseil d’État dans un arrêt du 24 février 2006 (CE, 24 févr. 2006, n° 250704, CHU Brest).

Ainsi, la solution de la Cour de cassation dégagée dans l’affaire Perruche s’impose-t-elle, désormais, au législateur interne.

==> Cinquième étape : reconduite de la position de la Cour de cassation pour des affaires portant sur des naissances antérieures à la loi du 4 mars 2002

La Cour de cassation a eu à connaître, par suite, d’affaires portant sur des naissances antérieures à l’entrée en vigueur de loi du 4 mars 2002 mais avec des instances introduites ultérieurement.

Dans un arrêt rendu le 30 octobre 2007, la Cour de cassation a appliqué sa jurisprudence antérieure à la loi du 4 mars 2002 au dommage dont la « révélation (…) était nécessairement antérieure à l’entrée en vigueur de la loi » du 4 mars 2002 (Cass. 1ère civ. 30 oct. 2007, n°06-17.325).

Cette même solution a été reprise par un arrêt de la première chambre civile du 8 juillet 2008. La Cour de cassation a jugé dans cette décision que « les intéressés pouvaient, en l’état de la jurisprudence applicable avant l’entrée en vigueur de cette loi, légitimement espérer que leur préjudice inclurait toutes les charges particulières invoquées, s’agissant d’un dommage survenu antérieurement à l’entrée en vigueur de la loi […], indépendamment de la date d’introduction de la demande en justice. » (Cass. 1ère civ. 8 juill. 2008, n°07-12.159).

La Cour de cassation a suivi ici les vœux de certains civilistes, qui faisaient remarquer que « l’atteinte au droit de créance semble caractérisée de façon parfaitement égale qu’une action en justice ait été ou non formée avant l’adoption de la loi »[5] et non pas ceux qui estimaient que le raisonnement de la CEDH n’était pas fondé sur les règles du droit civil français.

La jurisprudence antérieure à la loi du 4 mars 2002 a donc été maintenue pour tous les dommages antérieurs au 7 mars 2002, sous la seule réserve des décisions ayant force de chose jugée.

==> Sixième étape : censure par le Conseil constitutionnel de l’article 1er de la loi du 4 mars 2002

Par suite, le Conseil constitutionnel le 14 avril 2010 d’une question prioritaire de constitutionnalité posée par le Conseil d’État à l’occasion d’un pourvoi en cassation formé devant lui a, à son tour, écarté la rétroactivité de l’article 1er de la loi du 4 mars 2002, en abrogeant la disposition de la loi du 11 février 2005 qui la prévoyait, en jugeant notamment que « si les motifs d’intérêt général précités pouvaient justifier que les nouvelles règles fussent rendues applicables aux instances à venir relatives aux situations juridiques nées antérieurement, ils ne pouvaient justifier des modifications aussi importantes aux droits des personnes qui avaient, antérieurement à cette date, engagé une procédure en vue d’obtenir la réparation de leur préjudice » (Décision n° 2010-2 QPC du 11 juin 2010).

Comme l’écrit un auteur « l’article 1er de la loi du 4 mars 2002 a été vaincu par l’union des juges » !

Restait toutefois à déterminer quel sort réserver aux actions concernant des enfants nés avant l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002 mais engagées postérieurement.

==> Septième étape : réception de la décision du Conseil constitutionnel par le Conseil d’État et la Cour de cassation

Par un arrêt du 13 mai 2011, le Conseil d’État a jugé que l’effet rétroactif de la loi du 4 mars 2002 ne pouvait être neutralisé que pour les seules instances en cours à la date d’entrée en vigueur de cette loi.

Pour celles introduites postérieurement, la juridiction administrative estime qu’il y a lieu de faire rétroagir les effets de la loi (CE, ass., 13 mai 2011, n°329290).

La Cour de cassation, saisie la même année, a retenu une solution radicalement opposée à celle adoptée par le Conseil d’État.

Par un arrêt du 15 décembre 2011, elle a jugé que la loi du 4 mars 2002 n’avait pas vocation à s’appliquer aux dommages survenus antérieurement à son entrée en vigueur, soit aux naissances survenues avant le 7 mars 2002, quand bien même la demande en justice était postérieure (Cass. 1ère civ., 15 déc. 2011, n° 10-27.473).

Trois ans plus tard, la Conseil d’État confirmera malgré tout sa position dans un arrêt du 31 mars 2014.

Au soutien de sa décision il affirme que les requérants, parents d’un enfant né handicapé, faute d’avoir engagé une instance avant l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002 « n’étaient pas titulaires à cette date d’un droit de créance indemnitaire qui aurait été lui-même constitutif d’un bien au sens de ces stipulations conventionnelles » et que, à ce titre, « le moyen tiré de ce que l’application de l’article L. 114-5 du code de l’action sociale et des familles aux instances engagées après le 7 mars 2002 à des situations nées avant cette date porterait une atteinte disproportionnée aux droits qui leur sont garantis par ces stipulations doit être écarté » (CE, 31 mars 2014, n°345812).

Contestant la décision rendue par le Conseil d’État, les requérants forment un recours auprès de la CEDH.

==> Huitième étape : nouvelle condamnation de la France par la CEDH

Saisie pour violation de l’article 1 du protocole additionnel (droit aux biens) et des articles 6-1 (droit au procès équitable), 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) et 14 (interdiction de non-discrimination) de la Convention Européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme, par un arrêt du 3 février 2022, la CEDH condamne une nouvelle fois la France pour violation de l’article 1er du protocole additionnel (CEDH, 3 févr. 2022, n° 66328/14, N. M. et a. c/ France).

Contrairement à ce qui avait été décidé par le Conseil d’État, les juges strasbourgeois considèrent que, à la date de l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002, les requérants détenaient bien une créance qu’ils pouvaient légitimement espérer voir se concrétiser, conformément au droit commun de la responsabilité pour faute, s’agissant d’un dommage survenu antérieurement à l’intervention de la loi litigieuse.

Pour fonder sa décision, la CEDH relève que, au cas particulier, les juridictions nationales avaient établi sans ambiguïté, dans le cadre des décisions rendues, et à tous les stades de ces procédures, l’existence d’une faute ainsi que d’un lien de causalité directe entre la faute commise et le préjudice subi.

Les juridictions ont en effet considéré qu’en l’espèce la faute du centre hospitalier a conduit les requérants à croire que l’enfant conçu n’était pas atteint d’anomalie et que la grossesse pouvait être normalement menée à son terme, alors que les requérants avaient clairement manifesté leur volonté d’éviter le risque d’un accident génétique.

La faute ainsi commise a dissuadé la requérante de pratiquer tout examen complémentaire qu’elle aurait pu faire dans la perspective d’une interruption de grossesse pour motif thérapeutique.

Les conditions d’engagement de la responsabilité du Centre hospitalier étaient donc bien réunies, et les requérants disposaient par conséquent d’une créance correspondant au droit à l’indemnisation des frais liés à la prise en charge d’un enfant né handicapé après une erreur de diagnostic prénatal s’analysant en une « valeur patrimoniale ».

Quant à la date à laquelle cette créance aurait été constituée en droit interne sans l’application contestée des dispositions de l’article L. 114-5 du CASF, la CEDH relève que les jurisprudences administratives et judiciaires sont concordantes : le droit à réparation d’un dommage, quelle que soit sa nature, s’ouvre à la date à laquelle se produit le fait qui en est directement la cause, et ce, indépendamment de la date d’introduction d’une demande en justice tendant à la réparation de ce dommage (voir paragraphe 19 ci-dessus).

Elle en déduit que, compte tenu des principes de droit commun français et de la jurisprudence constante en matière de responsabilité selon lesquels la créance en réparation prend naissance dès la survenance du dommage qui en constitue le fait générateur, les requérants pouvaient légitimement espérer pouvoir obtenir réparation de leur préjudice correspondant aux frais de prise en charge de leur enfant handicapé dès la survenance du dommage, à savoir la naissance de cet enfant.

Or cette espérance est née antérieurement à l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002 ; d’où la naissance avant cette date de leur créance d’indemnisation. Ils étaient donc titulaires d’un “bien” au sens de la première phrase de l’article 1 du Protocole n° 1, lequel s’applique dès lors en l’espèce.

  1. J. Flour et J.-L. Aubert, E. Savaux, Droit civil, Les obligations, t. 2, Le fait juridique : Sirey, 12e éd. 2007 ?
  2. Ph. Brun, Responsabilité civile extracontractuelle, éd. Lexisnexis, 2005, n°253, p. 131 ?
  3. J. Traullé, « Les dommages réparables », Responsabilité civile et assurances, janv. 2016, Dr 4 ?
  4. B. Farges, Droit des obligations, LGDJ, 6e éd., 2016, n°371, p. 320 ?
  5. Cass., Ass. pl., 8 juillet 2008, n° 07-12159 ; D. 2008, p. 2765, note Porchy-Simon, JCP 2008, II, 10166, avis Mellottée et note Sargos. ?