Le caractère accessoire du cautionnement

Le cautionnement est une sûreté personnelle. Par sûreté personnelle il faut entendre, pour mémoire « l’engagement pris envers le créancier par un tiers non tenu à la dette qui dispose d’un recours contre le débiteur principal »[1].

Avant la réforme des sûretés entreprise par l’ordonnance n° 2021-1192 du 15 septembre 2021, le cautionnement était défini par l’article 2288 qui prévoyait que « celui qui se rend caution d’une obligation se soumet envers le créancier à satisfaire à cette obligation, si le débiteur n’y satisfait pas lui-même ».

Cette définition avait le mérite de mettre en exergue le caractère triangulaire de l’opération de cautionnement. Reste que là n’est pas sa seule spécificité.

Le cautionnement se distingue surtout des autres sûretés en ce que :

  • D’une part, le lien qui unit la caution au créancier est nécessairement conventionnel
  • D’autre part, le cautionnement présente un caractère accessoire marqué
  • En outre, il consiste toujours en un acte unilatéral
  • Enfin, le débiteur principal, soit celui dont la dette est garantie par la caution, est un tiers à l’opération

Attentif aux critiques formulées à l’encontre de l’ancienne définition du cautionnement, le législateur a estimé, à l’occasion de la réforme des sûretés intervenue en 2021, qu’il y avait lieu de la moderniser en rendant compte des caractères essentiels du cautionnement.

Aussi, est-il désormais défini par le nouvel article 2288 du Code civil comme « le contrat par lequel une caution s’oblige envers le créancier à payer la dette du débiteur en cas de défaillance de celui-ci. »

Il s’agit là d’une reprise, mot pour mot, de la proposition de définition formulée par l’avant-projet de réforme du droit des sûretés établi par le Groupe de travail Présidé par Michel Grimaldi sous l’égide de l’association Henri Capitant.

Cette définition présente l’avantage de faire ressortir, tant les éléments constitutifs de l’opération de cautionnement, que ses caractères les plus saillants.

Nous nous focaliserions ici sur le caractère accessoire du cautionnement.

I) Signification du caractère accessoire

Il est de l’essence du cautionnement de présenter un caractère accessoire, en ce sens qu’il est affecté au service de l’obligation principale qu’il garantit.

Par accessoire, il faut comprendre, autrement dit, que le cautionnement suppose l’existence d’une obligation principale à garantir et que son sort est étroitement lié à celui de l’obligation à laquelle il se rattache.

Ainsi que le relève Philippe Simler « le cautionnement est à tous égards directement et étroitement dépendant de cette obligation : son existence et sa validité, son étendue, les conditions de son exécution et de son extinction sont déterminées par ce lien »[2].

La raison en est que l’engagement de la caution se rapporte à la même dette qui pèse sur la tête du débiteur. On dit qu’il y a « unicité de la dette », ce qui est confirmé par l’article 2288 qui prévoit que « la caution s’oblige envers le créancier à payer la dette du débiteur »[3].

Il en résulte que tout ce qui est susceptible d’affecter la dette cautionnée a vocation à se répercuter sur l’obligation de la caution.

À l’analyse, le caractère accessoire du cautionnement n’est affirmé expressément par aucun texte. La réforme opérée par l’ordonnance du 15 septembre 2021 n’a pas procédé au comblement de ce vide que la doctrine appelait pourtant de ses vœux.

L’avant-projet de réforme établi par le Groupe de travail Présidé par Michel Grimaldi sous l’égide de l’association Henri Capitant proposait ainsi d’introduire un article 2286-2 du Code civil qui aurait posé un principe général, applicable à toutes les sûretés, selon lequel « sauf disposition ou clause contraire, la sûreté suit la créance garantie ».

Cette proposition n’a finalement pas été retenue, le législateur estimant que le caractère accessoire du cautionnement se dégageait suffisamment clairement d’un certain nombre de dispositions du Code civil.

Il est, en effet, plusieurs textes qui expriment la dépendance de l’engagement de la caution par rapport à l’obligation principale. Les manifestations du caractère accessoire du cautionnement sont multiples.

II) Les manifestations du caractère accessoire

Le caractère accessoire reconnu au cautionnement se dégage donc de plusieurs règles :

A) L’existence du cautionnement

L’article 2293 du Code civil prévoit que « le cautionnement ne peut exister que sur une obligation valable ».

Il ressort de cette disposition que l’existence même du cautionnement dépend de la validité de l’obligation principale.

Autrement dit, la nullité ou l’inexistence de cette obligation a pour effet de rendre caduc le cautionnement.

À cet égard, il peut être observé que cette exigence ne fait pas obstacle au cautionnement d’une dette future, pourvu que cette dette soit déterminable et qu’elle ne soit pas frappée d’inexistence le jour où la caution est appelée en garantie (art. 2292, al. 1er C. civ.).

B) L’étendue du cautionnement

L’article 2296 du Code civil prévoit que « le cautionnement ne peut excéder ce qui est dû par le débiteur ni être contracté sous des conditions plus onéreuses, sous peine d’être réduit à la mesure de l’obligation garantie. »

Il s’infère de cette règle que la caution ne saurait être engagée, ni au-delà du montant de l’obligation principale, ni en des termes plus rigoureux.

La dette cautionnée constitue ainsi le plafond du cautionnement ; la caution ne doit jamais payer plus que ce qui est dû par le débiteur principal.

Rien n’interdit néanmoins, comme énoncé par le second alinéa de l’article 2296 qu’il soit « contracté pour une partie de la dette seulement et sous des conditions moins onéreuses ».

C) L’opposabilité des exceptions

==> Principe

L’article 2298 du Code civil prévoit que « la caution peut opposer au créancier toutes les exceptions, personnelles ou inhérentes à la dette, qui appartiennent au débiteur, sous réserve des dispositions du deuxième alinéa de l’article 2293. »

Par exception, il faut entendre tout moyen de défense qui tend à faire échec à un acte en raison d’une irrégularité (causes de nullité, prescription, inexécution, cause d’extinction de la créance etc…).

Le principe d’opposabilité des exceptions puise directement son fondement dans le caractère accessoire du cautionnement.

Parce que la caution ne peut être tenue à plus que ce qui est du par le débiteur principal, elle doit être en mesure d’opposer au créancier tous les moyens que pourrait lui opposer le débiteur principal afin de se décharger de son obligation, à tout le moins de la limiter.

Il ne faudrait pas, en effet, que le débiteur principal puisse se libérer de son obligation, tandis que la caution serait contrainte, faute de pouvoir opposer les mêmes moyens de défense que le débiteur au créancier, de le payer.

Ne pas reconnaître à la caution cette faculté, l’exposerait donc à être plus rigoureusement tenue que le débiteur principal.

Or cette situation serait contraire au principe de limitation de l’étendue de l’engagement de caution à celle de l’obligation principale.

D’où le principe d’opposabilité des exceptions institué en matière de cautionnement ; il en est d’ailleurs l’un des principaux marqueurs.

À cet égard, il peut être observé que la réforme opérée par l’ordonnance du 15 septembre 2021 ne s’est pas limitée à réaffirmer ce principe, elle en a renforcé la portée.

Sous l’empire du droit antérieur, une distinction était faite entre les exceptions inhérentes à la dette et celles personnelles au débiteur.

Sous l’empire du droit antérieur, une distinction était faite entre les exceptions inhérentes à la dette et celles personnelles au débiteur.

En substance :

  • Les exceptions inhérentes à la dette sont celles qui affectent son existence, sa validité, son étendue ou encore ses modalités (prescription, nullité, novation, paiement, confusion, compensation, résolution, caducité etc.)
  • Les exceptions personnelles au débiteur sont celles qui affectent l’exercice du droit de poursuite des créanciers en cas de défaillance de celui-ci (incapacité du débiteur, délais de grâce, suspension des poursuites en cas de procédure collective etc.)

Seules les exceptions inhérentes à la dette étaient susceptibles d’être opposées par la caution au débiteur avant la réforme opérée par l’ordonnance du 15 septembre 2021.

Dans un premier temps, la jurisprudence a adopté une approche restrictive de la notion d’exception personnelle en ne retenant de façon constante comme exception inopposable au créancier que celles tirées de l’incapacité du débiteur.

Puis, dans un second temps, elle a opéré un revirement de jurisprudence en élargissant, de façon significative, le domaine des cas d’inopposabilité des exceptions.

Dans un arrêt du 8 juin 2007, la Cour de cassation a ainsi jugé que la caution « n’était pas recevable à invoquer la nullité relative tirée du dol affectant le consentement du débiteur principal et qui, destinée à protéger ce dernier, constituait une exception purement personnelle » (Cass. ch. Mixte, 8 juin 2007, n°03-15.602).

Elle a, par suite, étendu cette solution à toutes les causes de nullité relative (V. en ce sens Cass. com., 13 oct. 2015, n° 14-19.734).

La première chambre civile est allée jusqu’à juger que la prescription biennale prévue à l’article L. 218-2 du code de la consommation ne pouvait être opposée au créancier par la caution en ce qu’elle constituait « une exception purement personnelle au débiteur principal, procédant de sa qualité de consommateur auquel un professionnel a fourni un service » (Cass. 1ère civ. 11 déc. 2019, n°18-16.147).

En restreignant considérablement le domaine des exceptions inhérentes à la dette, il a été reproché à la haute juridiction de déconnecter l’engagement de la caution de l’obligation principale en ce qu’il est de nombreux cas où elle était devenue plus rigoureusement tenue que le débiteur lui-même.

Attentif aux critiques – nombreuses – émises par la doctrine et reprenant la proposition formulée par l’avant-projet de réforme des sûretés, le législateur en a tiré la conséquence qu’il y avait lieu de mettre un terme à l’inflation des cas d’inopposabilité des exceptions.

Par souci de simplicité et de sécurité juridique, il a donc été décidé d’abolir la distinction entre les exceptions inhérentes à la dette et celles personnelles au débiteur.

D’où la formulation du nouvel article 2298 du Code civil qui pose le principe selon lequel la caution peut opposer toutes les exceptions appartenant au débiteur principal, qu’elles soient personnelles à ce dernier ou inhérentes à la dette.

En reconnaissant à la caution le bénéfice des mêmes moyens de défense que ceux dont jouit le débiteur principal, le législateur a ainsi redonné une place centrale au caractère accessoire du cautionnement.

==> Dérogations

Il est seulement deux cas où le principe d’opposabilité des exceptions est écarté :

  • Premier cas
    • L’article 2298 du Code civil prévoit que l’incapacité du débiteur ne peut jamais être opposée par la caution au créancier.
    • Cette règle, qui déroge au caractère accessoire du cautionnement, se justifie par le caractère purement personnel de l’exception au débiteur.
    • Surtout, elle vise à favoriser le crédit des incapables dont les engagements doivent pouvoir être aisément cautionnés.
    • Pour ce faire, il est nécessaire de garantir au créancier qu’il ne risque pas de se voir opposer par la caution l’incapacité de son débiteur
    • D’où la dérogation portée au principe d’opposabilité des exceptions pour les personnes incapables (mineurs ou majeurs).
  • Second cas
    • L’alinéa 2 de l’article 2298 du Code civil prévoit que « la caution ne peut se prévaloir des mesures légales ou judiciaires dont bénéficie le débiteur en conséquence de sa défaillance, sauf disposition spéciale contraire. »
    • Aussi par dérogation au principe d’opposabilité des exceptions, la caution ne peut se prévaloir des mesures légales ou judiciaires dont bénéficie le débiteur en conséquence de sa défaillance (les délais de grâce d’origine légale ou judiciaire, suspension des poursuites dans le cadre d’une procédure collective etc.).
    • La raison en est que le cautionnement a précisément pour finalité de couvrir une telle défaillance.
    • L’ordonnance du 15 septembre 2015 est ici venue clarifier le principe qui était pour le moins obscur sous l’empire du droit antérieur.
    • Il est toutefois admis que le droit des procédures collectives ou le droit du surendettement puissent prévoir, dans certains cas, des solutions différentes en fonction des objectifs qui sont les leurs.
    • Tel sera notamment le cas en présence de cautions personnes physiques dirigeantes qui, par exemple, bénéficient de l’arrêt du cours des intérêts et peuvent se prévaloir de l’inopposabilité de la créance non déclarée.

IV) La transmission du cautionnement

Parce que le cautionnement présente un caractère accessoire, il suit l’obligation principale.

Il en résulte que, en cas de cession de créance, le cessionnaire se verra également transférer le bénéfice du cautionnement contracté au profit du cédant.

L’article 1321 du Code civil prévoit en ce sens que la cession « s’étend aux accessoires de la créance ».

Par accessoires, il faut comprendre toutes les sûretés attachées à la créance cédée, ce qui inclut les sûretés personnelles et donc le cautionnement.

À cet égard, non seulement la cession de créance emporte transmission du cautionnement au cédant, mais encore, conformément à l’article 1326 du Code civil, elle met à la charge du cessionnaire une obligation de garantir l’existence des accessoires de la créance.

[1] Art. 2286-1 de l’avant-projet de réforme établi par le Groupe de travail Présidé par Michel Grimaldi sous l’égide de l’association Henri Capitant.

[2] Ph. Simler, Le cautionnement – Définition, critère distinctif et caractères, Jurisclasseur, art. 2288 à 2320, Fasc. 10

[3] Pour une approche nuancée de cette thèse, V. notamment M. Bourassin et V. Brénmond, Droit des sûretés, éd. Dalloz, 2020, coll. « Sirey », n°145, p. 91

La responsabilité pénale des dirigeants : les principales infractions en droit des affaires

Par Vincent Roulet, Maître de conférences Hdr à l’Université de Tours, Avocat au barreau de Paris, Edgar Avocats

Les infractions incriminées par le droit pénal des affaires pullulent[1]. Elles affectent l’ensemble de la vie de la personne morale qu’elles encadrent de sa naissance[2] à sa mort[3]. Elles concernent autant les relations de la personne morale avec les tiers (clients, fournisseurs, investisseurs, organismes collecteurs d’impôts ou de charges sociales[4]) que son fonctionnement interne[5]. Ainsi qu’il fut indiqué, le dirigeant qui a participé à la commission de ces infractions peut être poursuivi pour ces faits, même s’il n’en a pas personnellement tiré profit.

Parmi ces multiples infractions, il en est cependant quelques-unes qui intéressent davantage les dirigeants parce qu’elles ne peuvent être commises que par eux et parce qu’elles se caractérisent par la violation de l’essence même de la fonction de dirigeant. Qu’au cours de la vie de la personne morale, les dirigeants poursuivent leurs propres intérêts plutôt que ceux de la personne qu’ils représentent : ils s’exposent à la commission d’abus de bien social (1) ; qu’à l’occasion de sa disparition, ils sacrifient volontairement l’intérêt des tiers au profit de leurs propres intérêts, ils s’exposent au délit de banqueroute (2).

1.- L’abus de bien social

Présentation. L’abus de bien social est la déclinaison d’une infraction au champ d’application plus large, l’abus de confiance. L’abus de confiance « est le fait par (toute) personne de détourner au préjudice d’autrui, des fonds, des valeurs ou un bien quelconque qui lui ont été remis et qu’elle a acceptés à charge de les rendre, de les représenter ou d’en faire un usage déterminé » L’infraction est sévèrement punie : son auteur encourt une peine de trois ans d’emprisonnement et de trois cent soixante-quinze mille euros d’amende[6]. Appliqué au fonctionnement des personnes morales, l’abus de confiance présentait quelques carences. Il ne permettait pas d’appréhender l’ensemble des actes susceptibles d’être commis par les dirigeants à leurs profits et au détriment de la personne morale représentée. Souvent, l’avantage que s’octroient les dirigeants au compte de celle-ci, ne prend pas la forme de la « remise » d’une chose[7]. Aussi le législateur est-il intervenu pour étendre le domaine de la répression pénale en épousant les facilités dont disposent les mandataires sociaux. L’abus de bien social est devenu une infraction autonome, distincte de l’abus de confiance dont il est inspiré.

Diversité des abus. L’abus de bien social, expression consacrée dans le grand public, n’épuise pas l’intervention du législateur. Celui-ci réprime non seulement le détournement des biens de la société, mais encore celui du crédit, des pouvoirs et des voix. Est puni d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de trois cent soixante-quinze mille euros « le fait, pour les (dirigeants), de faire, de mauvaise foi, des biens ou du crédit de la société, un usage qu’ils savent contraire à l’intérêt de celle-ci, à des fins personnelles ou pour favoriser une autre société ou entreprise dans laquelle ils sont intéressés directement ou indirectement »[8]. De cette infraction, si fréquemment évoquée dans la vie des affaires, il convient successivement de dépeindre les éléments constitutifs (A), les peines encourues (B) et les conditions d’exercice de l’action pénale (C).

A. Les éléments constitutifs

Comme toute infraction délictuelle, l’abus de bien social est consommé lorsque sont réunis un élément matériel et un élément moral. Mais, comme il s’agit d’une infraction particulière qui ne peut être commise qu’à l’occasion de la direction d’une personne morale, il est nécessaire d’en préciser au préalable ses auteurs potentiels.

Auteurs

Contrairement à l’abus de confiance, toute personne ne peut être poursuivie du chef d’abus de bien social. La loi fixe précisément les personnes incriminées, ce qui influe à deux égards sur le domaine de la répression pénale.

Personnes morales concernées. En premier lieu, pour chaque type de sociétés concernées, un texte spécial prévoit la répression de l’abus de bien social. Le principe même d’une énumération par la loi des personnes concernées emporte des conséquences. D’abord, en l’absence de désignation expresse, les dirigeants ne peuvent être poursuivis du chef de cette infraction. Tel est le cas dans les associations ou les sociétés à responsabilités illimitées[9] : sociétés en nom collectif, en commandite simple, en participation. Ensuite, l’infraction ne peut être commise à l’encontre d’une société qui n’a pas été immatriculée et qui, à ce titre, ne dispose pas de la personnalité morale. D’une part, la loi ne prévoit pas l’abus de bien social dans de telles circonstances ; d’autre part, et surtout, l’atteinte à la personne morale ne se conçoit que si ladite personne existe, ce qui n’est pas le cas avant l’immatriculation. Enfin, ne sont visées par la loi française que des sociétés françaises, ce qui exclut que les dirigeants de sociétés étrangères soient poursuivis de ce chef[10].

Dirigeants visés. En second lieu, les incriminations visent précisément les dirigeants concernés. Si le gérant est désigné dans la SARL, il faut conclure que les associés, même majoritaires[11], ne sont pas susceptibles de commettre l’infraction. Il n’en va pas différemment dans la SA où les textes ne désignent pas, notamment, les administrateurs ou les membres du conseil de surveillance. Il ne faut pas croire cependant que ceux qui ne sont pas désignés bénéficient d’une immunité. S’ils ont, en conscience, apporté une aide quelconque à l’auteur de l’infraction, ils s’exposent, quelle que soit leur qualité (administrateur, salarié, prestataire de services…), à être poursuivis en tant que complices. La solution tend à s’étendre aux dirigeants de la société qui, sans avoir commis l’acte ni apporté une aide positive à la commission des faits ont laissé faire en connaissance de cause[12]. Et, quoiqu’il en soit, ils demeurent susceptibles de poursuite du chef d’abus de confiance si les conditions de celui-ci sont réunies. Quant à ceux auxquels a profité la commission de l’infraction, quelles que soient leurs qualités, ils s’exposent à des poursuites assises sur l’infraction de recel d’abus de bien social s’ils avaient connaissance de l’origine de l’avantage dont ils ont bénéficié.

Élément matériel

La loi désigne l’usage des biens, du crédit, des pouvoirs et des voix, dont le caractère abusif est déduit de la contrariété à l’intérêt social.

Les biens. L’usage des biens « englobe toute action portant atteinte au patrimoine social »[13]. Sont visés les abus les plus évidents, ayant pour effet l’appropriation de biens appartenant à la personne morale ou ayant vocation à lui appartenir. Peu importent la nature des biens en cause (argent, biens mobiliers ou immobiliers, créances) et la forme de l’appropriation. L’octroi d’une rémunération fictive[14] ou hors de proportion avec les services rendus[15] ou la richesse de la société, le remboursement de frais (trop) somptuaires[16] comme l’existence d’un compte courant d’associé débiteur[17] caractérisent l’abus de bien social. Il est parfaitement indifférent que les organes de la société aient eu connaissance des pratiques et les aient tolérées voire approuvées : « l’assentiment du conseil d’administration ou de l’assemblée générale des actionnaires ne peut faire disparaître le caractère délictueux de prélèvements abusifs de fonds sociaux »[18]. La même qualification peut être retenue à propos des détournements orchestrés par le dirigeant, que celui-ci encaisse des sommes destinées à la société[19] ou qu’il mette à la charge de cette dernière des frais personnels[20] ou engagés par une personne morale au sein de laquelle il joue un rôle ou dispose d’intérêts[21].

La « loi réprime non seulement l’appropriation des biens sociaux (…) mais aussi leur simple usage abusif »[22] peu important que les dirigeants n’aient pas manifesté une « volonté d’appropriation définitive »[23]. À ce titre, prêts octroyés par la société, utilisations temporaires des biens ou des locaux ou mises à disposition de salariés constituent l’abus de bien social[24].

Le crédit. Sont à ce titre prohibés et incriminés les actes ayant pour objet ou pour effet de faire courir à la personne morale des risques qui ne sont aucunement liés à son existence ou son activité. Sont visées l’ensemble des garanties – cautionnement, hypothèque, endossement d’effet de commerce… – consenties aux profits de tiers liés au dirigeant voire au dirigeant lui-même[25]. L’infraction d’abus de crédit est distincte de l’infraction d’abus de bien. Il faut en tirer les conséquences : elle est constituée alors même que la société n’a pas été conduite à désintéresser le créancier du tiers qu’elle garantit. Est sanctionné « le simple risque de l’opération que l’atteinte au crédit implique. C’est l’aléa du décaissement qui caractérise l’abus de crédit »[26].

Les pouvoirs. L’abus de pouvoir est caractérisé par la décision – voire l’absence de décision – prise par le dirigeant de la personne morale qui porte préjudice à celle-ci tout en profitant à lui ou à une personne avec laquelle il est lié. Les exemples sont rares ; le plus souvent, l’abus de pouvoir constitue également un abus de bien social. Relèvent de ce comportement l’abstention volontaire de réclamer le paiement d’une créance[27], la mise à disposition de matériel de la société au profit d’une société tiers[28] ou l’octroi d’une rémunération trop consistante[29].

Les voix. Est réprimée l’utilisation faite par les dirigeants des pouvoirs qui leur ont été confiés par les associés ou les actionnaires à l’assemblée générale. L’infraction n’est plus qu’exceptionnellement constatée ; la loi prévoit en effet le traitement à réserver à ces pouvoirs[30].

Contrariété à l’intérêt social. L’abus est établi dès lors que l’utilisation fut faite en contrariété avec l’intérêt social. Il est loisible, mais de peu d’utilité, de débattre de la notion d’intérêt social. Il faut, et il suffit, de rechercher si la société avait un intérêt à l’acte litigieux ; le plus souvent, la seule présence d’un acte à l’utilité douteuse et dont le bénéficiaire est le dirigeant ou une personne avec laquelle celui-ci entretient des liens étroits, clora la discussion. L’intérêt social n’en est pas moins apprécié objectivement : peu importe l’avis exprimé par les autres dirigeants, voire par l’assemblée générale à propos des actes passés par le dirigeant. L’accord ou l’approbation des actionnaires, associés voire des membres du conseil d’administration ne saurait démontrer la conformité de ces actes à l’intérêt social ni, partant, faire obstacle aux poursuites pénales[31].

La rigueur est cependant atténuée dans une situation particulière, lorsque la société fait partie d’un groupe de sociétés. Afin de permettre l’élaboration et le développement d’une politique de groupe, les juges reconnaissent aux dirigeants des personnes morales qui le composent une certaine souplesse[32]. Encore faut-il, d’une part, que l’existence du groupe soit démontrée et, d’autre part, que cette existence ne conduise pas à la négation de l’existence de la société appauvrie. L’existence du groupe est établie, outre par les relations capitalistiques, dès lors que les sociétés qui y participent sont animées par « un intérêt économique, social ou financier commun » dans le cadre d’une « politique élaborée pour l’ensemble du groupe »[33]. Quant au respect de la personne morale appauvrie, il est caractérisé aussi longtemps que les flux financiers opérés à son détriment au sein du groupe ne sont pas démunis de contrepartie, ne rompent pas l’équilibre entre les engagements respectifs des diverses sociétés concernées, ni n’en excèdent les capacités financières[34]. À défaut d’ensemble coordonné[35], ou lorsqu’une l’une des sociétés épuise sa trésorerie au profit exclusif des autres[36], les dirigeants de l’entité appauvrie ne sauraient échapper à la répression pénale.

Élément moral

L’abus de bien social, ou ses dérivés, constituent des délits. Ils ne sont caractérisés que si est établi leur caractère intentionnel. Il est nécessaire, d’abord, que les dirigeants aient eu conscience de la contrariété à l’intérêt social des actes en cause et, ensuite, que ces actes aient été engagés « à des fins personnelles ou pour favoriser une autre société ou entreprise dans laquelle [le dirigeant] est intéressé directement ou indirectement ». Bref, il faut établir qu’ils ont eu conscience de nuire à la personne morale dans le but de satisfaire leurs propres intérêts.

Dol général. Les actes doivent avoir été passés par un dirigeant de mauvaise foi. La condition est de peu de portée pratique dès lors que les dirigeants sont, par principe, présumés avoir une parfaite connaissance du contexte dans lequel s’insèrent leurs décisions. Ils sont censés connaître ipso facto la contrariété à l’intérêt social des décisions qu’ils prennent : l’intention résulte donc quasi-systématiquement du seul constat des faits reprochés.

Dol spécial. L’intérêt personnel qui doit avoir été poursuivi peut être pécuniaire ou matériel. Il peut également être moral, quel que soit le but poursuivi à cet égard (entretien d’amitiés, protection – ou acquisition – d’honneur…). Rien ne s’oppose donc par principe à ce que soit caractérisée l’infraction lorsque c’est un tiers, et non le dirigeant lui-même, qui a tiré profit de l’infraction, dès lors que la « gratification » de ce tiers a servi ou aurait pu servir les intérêts divers du dirigeant[37]. Les juges ont l’obligation de caractériser l’intérêt personnel en vue duquel le dirigeant a agi. À défaut, nulle condamnation ne saurait être prononcée. Il ne faut donc pas exclure que, les faits commis, et la conscience de nuire à la société avérée, le dirigeant échappe à la répression pénale s’il n’est pas démontré qu’il a tiré profit de l’opération[38].

B. Les peines encourues

Les peines principales encourues sont fixées par chaque texte définissant l’infraction. Elles sont, sauf exception maladroite[39], de cinq ans d’emprisonnement et de trois cent soixante-quinze mille euros d’amende. Des peines complémentaires sont également prévues : la confiscation des biens objet de l’infraction[40], certaines interdictions d’exercice professionnel[41] ou de gérer une entreprise commerciale ou industrielle ou une société commerciale[42].

C. Exercice des poursuites

Prescription. Comme tout délit, l’abus de bien social se prescrit par trois ans à compter du jour où l’infraction fut commise. La Cour de cassation a néanmoins repoussé le point de départ de la prescription, comme en matière civile, au jour où le délit a pu être constaté dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique[43]. Ce décalage eut pour effet de rendre, en pratique, imprescriptible l’infraction. La Cour se ravisa ensuite. Elle jugea que le délai de prescription courrait à compter de la présentation des comptes annuels dans lesquels figurent les dépenses mises à la charge de la société[44], sauf dissimulation desdits comptes. La dissimulation embrasse différentes situations. Elle vise d’abord les hypothèses dans lesquelles les flux financiers constitutifs de l’abus de bien social n’ont fait l’objet d’aucune comptabilisation, ont été maquillés dans les comptes de la société[45] ou ont été présentés de telle leur indentification n’était pas permise[46]. Elle vise également les hypothèses dans lesquelles, quoique les faits aient pu être connus, ils ne l’étaient ou ne pouvaient l’être que de personnes ayant intérêt à ne pas initier de poursuites[47] ou dont la fonction principale n’était pas la dénonciation de ce type d’irrégularité[48]. Lorsque la dissimulation est établie, le délai court à compter du jour où l’exercice de l’action publique fut possible.

2.- La banqueroute

Généralités. Au fil des siècles, la faillite du commerçant ou de l’entrepreneur a perdu son caractère infamant. Elle n’est plus aujourd’hui une infraction pénale emportant la répression étatique, pourvu qu’elle ne soit accompagnée d’aucun acte malveillant en vue de mettre en lieu sûr le patrimoine du failli, d’entraver le désintéressement des créanciers ou de favoriser l’un d’entre eux.

Le droit des procédures collectives prévoit diverses infractions qui s’articulent autour d’un délit principal, le délit de banqueroute réprimé à l’article L. 654-2 du Code commerce : « En cas d’ouverture d’une procédure de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire, sont coupables de banqueroute les personnes mentionnées à l’article L. 654-1 contre lesquelles a été relevé l’un des faits ci-après :

1° Avoir, dans l’intention d’éviter ou de retarder l’ouverture de la procédure de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire, soit fait des achats en vue d’une revente au-dessous du cours, soit employé des moyens ruineux pour se procurer des fonds ;

2° Avoir détourné ou dissimulé tout ou partie de l’actif du débiteur ;

3° Avoir frauduleusement augmenté le passif du débiteur ;

4° Avoir tenu une comptabilité fictive ou fait disparaître des documents comptables de l’entreprise ou de la personne morale ou s’être abstenu de tenir toute comptabilité lorsque les textes applicables en font obligation ;

5° Avoir tenu une comptabilité manifestement incomplète ou irrégulière au regard des dispositions légales ».

Personnes visées. Le texte vise « les personnes mentionnées à l’article L. 654-1 », lesquelles sont, non seulement celles qui exercent une activité individuelle mais encore celles qui ont « directement ou indirectement, en droit ou en fait, dirigé ou liquidé une personne morale » ainsi que les « personnes physiques représentants permanents de personnes morales ».

Il ne faut pas conclure que les tiers intéressés à un titre ou un autre à la procédure et qui ne sont pas désignés par l’article L. 654-1 du Code de commerce échappent à toute répression pénale. Ceux d’entre eux qui aideraient le dirigeant ou le représentant permanent à commettre l’infraction s’exposent à être poursuivis des chefs de complicité de banqueroute ou d’abus de confiance[49]. Sont également visées, au titre d’infractions spécifiques, les personnes qui ont tiré un profit personnel de la procédure en violation des dispositions du plan de redressement, soit qu’elles ont reçu payement, soit qu’elles ont bénéficié de garanties[50]. Les acteurs institutionnels de la procédure ne sont pas davantage protégés. Ils s’exposent notamment au délit de malversation puni, à titre principal, des peines de sept ans d’emprisonnement et de sept cent cinquante mille euros d’amende. La malversation est constituée par les actes qui portent volontairement atteinte aux intérêts des créanciers et profitent à l’administrateur, au mandataire judiciaire, au liquidateur ou au commissaire à l’exécution du plan[51].

De l’infraction de banqueroute, il faut dépeindre les éléments constitutifs (A) puis la sanction (B).

A. Les éléments constitutifs

La commission de l’infraction suppose satisfaite une condition préalable, et réunis un élément matériel et un élément intentionnel.

Condition préalable. L’infraction de banqueroute n’est constituée qu’à la suite de l’ouverture d’une procédure collective contre la personne morale dirigée. Sont visées la procédure de redressement et celle de liquidation : l’infraction ne saurait donc être commise à l’occasion d’une procédure de sauvegarde. L’exception, qui vise à inciter les dirigeants concernés à réclamer l’ouverture d’une procédure de sauvegarde, ne signifie pas pour autant que ceux-ci ne s’exposent pas à quelques sanctions pénales[52].

Éléments matériels. Le délit de banqueroute regroupe quatre comportements différents. A l’occasion d’une même procédure, les dirigeants peuvent être poursuivis du chef de l’un ou l’autre de ces comportements, voire de plusieurs d’entre eux[53]. Le cas échéant, ces comportements peuvent aussi être réprimés au titre d’infractions différentes, en première place desquelles figure l’abus de bien social[54]. S’appliquent alors les règles de cumul de condamnations et des peines déjà évoquées.

1) La banqueroute est consommée lorsque, outre l’élément moral, le dirigeant a, dans un temps précédant l’ouverture de la procédure, recouru a des moyens ruineux de financement. La loi vise l’une de ces pratiques, l’achat en vue d’une revente en dessous du cours, mais désigne l’ensemble des modes de financement possibles.

L’achat en vue d’une revente à perte ne doit pas être confondu avec la pratique de la vente à perte sanctionnée pénalement de manière autonome[55]. La revente à perte est poursuivie pour des raisons de concurrence ; elle n’implique nécessairement ni un achat fait dans le but d’une revente à perte, ni même un appauvrissement du revendeur[56]. De fait, par l’expression « achat en vue d’une revente à perte » est visée la pratique d’achat de marchandises payables à terme et dont le prix de revente ne couvre pas le prix d’acquisition. Une telle pratique a pour effet un apport de liquidités pour l’entreprise mais accroit sensiblement et rapidement son passif.

Quant aux moyens ruineux, ils peuvent être de tous ordres. Ils sont parfois frauduleux – cavalerie, fausses factures[57] – et parfois licites a priori : autorisations de découverts et autres emprunts. Dans ces derniers cas, il ne suffit pas seulement de constater que l’acte a constitué un moyen de financement : tout emprunt ou tout octroi de crédit ne constitue pas l’élément matériel de l’infraction. Il faut observer que les conditions dans lesquelles ce financement a été octroyé avaient pour effet d’accroître le passif de la société en dehors de toute proportion avec ses moyens financiers. Seront vérifiés alors non seulement le coût (taux d’intérêts, agios)[58] mais encore le montant[59] du crédit octroyé. Le prêteur, le plus souvent le banquier, qui, en connaissance de cause, a délivré le crédit s’expose aux poursuites en tant que complice[60].

2) La banqueroute est également constituée par le détournement ou [la] dissimulation de tout ou partie de l’actif du débiteur. L’idée est simple. L’actif du débiteur constitue le droit de gage des créanciers ; son détournement ou sa dissimulation affecte sensiblement les chances, pour les créanciers, de se trouver désintéressés de leurs créances.

L’infraction est constituée dès lors qu’un acte positif a été accompli en vue de la dissimulation ou du détournement[61]. La forme qu’a revêtue l’acte – virement émanant de la société sans contrepartie, voire directement sur les comptes du dirigeant, paiement de créance éteinte, cession de biens à titre gratuit voire à un prix inférieur au prix du marché – importe peu. Comme il importe peu que le dirigeant ait été lui-même le bénéficiaire de l’opération ou qu’il en ait fait bénéficier une personne morale à laquelle il est intéressé[62]. Il n’y a guère que dans l’hypothèse où la cession d’un élément d’actif s’est faite à un prix normal et où le prix de vente, n’ayant pas été détourné, a bien été comptabilisé dans l’actif de la personne morale que l’infraction n’est pas constituée[63].

3) L’augmentation frauduleuse du passif est le troisième fait réprimé du chef de banqueroute. Il désigne principalement une pratique grossière consistant, pour le dirigeant, à créer des créanciers fictifs de la société de façon que ceux-ci (qui lui sont liés) reçoivent en paiement une partie de l’actif. D’autres pratiques peuvent être incriminées qui consistent, en connaissance de cause, à accroître le passif en violation des dispositions statutaires ou de décisions de justice[64].

4) La tenue d’une « comptabilité manifestement incomplète ou irrégulière ». Sont visés l’ensemble des désordres comptables affectant la comptabilité de la personne soumise à la procédure. La comptabilité fictive, qui ne donne pas une image fidèle de la situation économique de l’entreprise, ou l’absence de comptabilité sont réprimées au même chef que la disparition de documents comptables. Il faudra relever que l’irrégularité n’est sanctionnée que si elle est manifeste : un oubli, ponctuel, ne constitue pas l’élément matériel de l’infraction, mais que le dirigeant ne saurait échapper à sa responsabilité pénale en invoquant les erreurs – par hypothèse nombreuses ou graves – du prestataire de service ou du salarié en charge de la tenue de cette comptabilité.

Élément moral. Quel que soit l’élément matériel, l’infraction est constituée dès lors que le dirigeant avait conscience d’être en cessation des paiements et de nuire aux créanciers de la société. Selon l’élément matériel en cause une intention spéciale peut être exigée qui a d’ores et déjà été précisée[65].

B. La sanction

Pourvu que l’action ne soit pas prescrite, la commission du délit de banqueroute est réprimée de peines principales et complémentaires ainsi que d’autres sanctions d’ordre civil.

Prescriptions. La prescription, d’un délai de trois ans, court à compter du jour de la commission des faits lorsque ceux-ci ont été commis après l’ouverture de la procédure. Il ne faut pas exclure néanmoins que la Cour de cassation étende un jour sa jurisprudence relative à l’abus de bien social et reporte le point de départ de la prescription au jour où les faits ont été connus dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique. Lorsque les faits ont été commis avant l’ouverture de la procédure, la loi fixe le point de départ de la prescription au jour du jugement ouvrant la procédure de sauvegarde, de redressement ou de liquidation[66].

Peines principales et complémentaires. L’auteur de l’infraction encourt une peine de cinq ans d’emprisonnement et de soixante-quinze mille euros d’amende[67], portée à sept ans et cent mille euros lorsque l’auteur de l’infraction, ou le complice, est un dirigeant d’entreprise prestataire de services d’investissement[68]. Les personnes condamnées s’exposent en outre à l’interdiction des droits civiques, civils et de famille pour une durée de cinq années, à l’interdiction, également pour une durée de cinq ans, d’exercer une fonction publique ou d’exercer une activité professionnelle ou sociale en lien avec l’activité qui a donné lieu à la commission de l’infraction, à l’exclusion des marchés publics, et à l’affichage ou la diffusion de la décision.

Autres peines. Les juges qui entrent en voie de condamnation peuvent en outre décider de retenir la faillite personnelle ou l’interdiction de gérer prévues à l’article L. 653-8 du Code de commerce[69].


[1] Une présentation détaillée et quasi-exhaustive de ces multiples infractions est proposée dans A. Lepage, P. Maistre du Chambon, R. Salomon, Droit pénal des affaires, 2013.

[2]  Au titre de la constitution de la société, en dépit de réels efforts de dépénalisation, peuvent être notamment relevées les infractions constituées par la violation d’une interdiction d’exercice, la communication d’informations erronées ou incomplètes au registre du commerce et des sociétés, l’émission illicite d’actions, la majoration frauduleuse des apports en nature…

[3] Principalement, le délit de banqueroute, v. infra…

[4] V., à ce propos, infra…

[5] Délit d’organisation de fausse comptabilité, délit de répartition de dividendes fictifs…

[6] C. pén., art. 314-1.

[7] Ainsi en est-il, par exemple, lorsque le dirigeant fait cautionner par la personne morale un prêt personnel ou un prêt souscrit par une autre personne morale dans laquelle il possède des intérêts.

[8] C. com., art. L. 241-3, applicable aux gérants de SARL. Le texte est décliné, pour les autres dirigeants, dans les conditions indiquées ci-après.

[9] Crim., 20 février 2008, n° 02-82.676, n° 07-82.110.

[10] Crim., 3 juin 2004, n° 03-80.593 : « l’incrimination d’abus de biens sociaux ne peut être étendue à des sociétés que la loi n’a pas prévues, telle une société de droit étranger »

[11] Pourvu qu’ils ne soient pas dirigeants de fait : C. com., art. L. 241-9.

[12] Crim., 22 septembre 2010, n° 09-87.363.

[13] A. Lepage, P. Maistre du Chambon, R. Salomon, Droit pénal des affaires, 2013, n° 747.

[14] Crim., 12 décembre 1994, n° 94-80.155.

[15] Crim., 15 octobre 1998, n° 97-80.757.

[16] Crim., 28 novembre 1994, n° 94-81.818.

[17] Crim., 31 mai 2006, n° 05-82.596.

[18] Crim., 12 décembre 1994, n° 94-80.155.

[19] Crim., 31 octobre 2000, n° 00-80.765.

[20] Telles des amendes pénales : Crim., 3 février 1992, n° 90-85.431.

[21] CA Paris, 30 juin 1961.

[22] Crim., 11 janvier 1968, n° 66-93.771.

[23] Crim., 8 mars 1967, n° 65-93.757.

[24] Sauf à démontrer que l’utilisation a été faite dans les conditions normales du marché et que, le cas échéant, la procédure des conventions règlementées a été respectée.

[25] Pour le cautionnement, par la société, des dettes de la maîtresse du dirigeant : Crim., 13 mars 1975, n° 74-91.955.

[26] A. Lepage, P. Maistre du Chambon, R. Salomon, Droit pénal des affaires, 2013, n° 750. En effet, si la société était conduite à honorer sa garantie, l’abus de bien social serait caractérisé.

[27] Crim., 15 mars 1972, n° 71-91.378.

[28] Crim., 6 mars 1989, 88-86.447.

[29] Crim., 19 mai 2012, n° 11-85.150.

[30] C. com., L. 225-106.

[31] Crim., 30 septembre 1991, n° 90-83.965.

[32] Crim., 4 février 1985, n° 84-91.581.

[33] Idem.

[34] Idem.

[35] Crim., 23 avril 1991, n° 90-81.444.

[36] Crim., 20 mars 2007, n° 05-85.253.

[37] Lorsque le tiers est informé de la provenance de l’avantage dont il bénéficie, il commet un « recel » d’abus de bien social.

[38] Crim., 5 mai 2004, n° 03-82.535 : jugé à propos d’un emploi fictif dont la Cour d’appel ne démontrait pas en quoi il avait profité au dirigeant.

[39] V., C. com., art. L. 247-8 et C. const., art. L. 241-6.

[40] C. pén., art. 131-21.

[41] C. mon. fin., art. L. 341-9, L. 500-1 et L. 541-7.

[42] C. pén., art. 131-27.

[43] Crim., 13 février 1989, n° 88-81.218.

[44] Crim., 5 mai 1997, n° 96-81.482.

[45] Crim., 4 novembre 2004, n° 03-87.327.

[46] Crim., 16 novembre 2005, n° 05-81.185 : à propos de salaires fictifs, bien comptabilisés parmi les rémunérations quoique ces dernières soient présentées « en masse », sans distinction selon leurs destinataires.

[47] Crim., 8 mars 2006, n° 04-86.648 : à propos d’une société familiale où les associés étaient liés familialement avec l’auteur des faits. V. également, à propos d’un commissaire aux comptes n’ayant pas révélé les faits dont il avait connaissance : Crim., 23 mars 2005, n° 04-84.756.

[48] Crim., 28 juin 2006, n° 05-85.350.

[49] Lorsque l’aide a consisté dans le recel de biens ou droits soustraits à la procédure, trouvent à s’appliquer les dispositions de l’article L. 654-9, 1° du Code de commerce.

[50] C. com., art. L. 654-8.

[51] C. com., art. L. 654-12.

[52] L’article L. 654-8 du Code de commerce réprime certains comportements commis par les dirigeants des personnes morales sous procédure de sauvegarde.

[53] Le dirigeant se trouve alors en situation de cumul réel d’infractions.

[54] Le dirigeant se trouve alors en situation de cumul idéal d’infractions.

[55] C. com., art. L. 442-2 et s.

[56] Il est fait référence à la technique des produits d’appel qui, revendus à perte, emporte effectivement une perte pour le revendeur, perte qui peut être plus que compensée grâce à l’apport artificiel de clientèle sur d’autres produits.

[57] Crim., 5 décembre 2001, n° 01-81.234.

[58] Crim., 2 avril 1984, n° 83-90.265.

[59] Crim., 2 avril 1984, préc.

[60] Crim., 2 avril 1984, préc. ; Crim., 3 janvier 1985, n° 84-91.057.

[61] Crim., 24 avril 1984, n° 83-92.675 : ne commet pas l’infraction le dirigeant qui a oublié de réclamer le paiement d’une créance de la société qu’il dirige.

[62] Ce qui n’exclut pas que soit alors constitué l’abus de bien social.

[63] Crim., 10 mars 2010, n° 09-83.016.

[64] Crim., 16 juin 1999, n° 98-83.835.

[65] Exemple : à propos de l’achat en vue d’une revente à perte.

[66] C. com., art. L. 654-16.

[67] C. com., art. L. 654-3.

[68] C. com., art. L. 654-4.

[69] C. com., art. L. 654-6.

La responsabilité pénale des dirigeants : l’identification du/des répondant(s)

Par Vincent Roulet, Maître de conférences Hdr à l’Université de Tours, Avocat au barreau de Paris, Edgar Avocats

N’en déplaise à Hercule Poirot, la recherche du coupable n’est pas qu’une question de fait : il ne suffit pas toujours de déduire, en recoupant d’improbables indices, l’auteur du fait incriminé. Il faut parfois, en amont, déterminer, en droit, qui la loi désigne comme coupable potentiel, ce qui demande au moins autant de réflexion.

Difficultés. La loi pénale définit des comportements et fixe des peines. Elle ne fait pas que cela. Elle désigne également les personnes auxquelles les comportements sont interdits. Très souvent, chacun est concerné : la prohibition de l’homicide s’adresse à tous, peu important la situation, les qualités, les fonctions. Mais il arrive, notamment en ce qui concerne les dirigeants, que la loi réserve des incriminations à certains acteurs de l’entreprise : le dirigeant, l’employeur. Ce qui, de loin, ressemble à une opportune précision peut, à l’examen, s’avérer source de difficultés.

Ces difficultés s’accroissent en ce qui concerne les dirigeants. Du moins lorsqu’ils agissent dans le cadre de leurs fonctions, les actes qu’ils commettent sont aussi les actes commis par la personne morale dirigée. De nouvelles interrogations surgissent. La responsabilité de la personne morale peut-elle être retenue ? Dans quelles conditions ? A-t-elle pour effet d’écarter la responsabilité pénale du dirigeant (comme la responsabilité civile de la personne morale écarte celle du dirigeant). Il n’est pas toujours aisé, pour un acte donné, de dire si la personne morale seule, le dirigeant seul, ou l’un et l’autre de concert, encourent les foudres du tribunal correctionnel.

Menacés par la répression pénale, les dirigeants ont naturellement cherché à y échapper. La cause n’était peut-être pas mauvaise. À mesure que l’association ou la société grandit, ils s’éloignent du terrain d’application des dispositions pénales. Ils ne surveillent pas eux-mêmes les chantiers ni ne conduisent eux-mêmes les réunions avec les représentants du personnel. Ils délèguent leurs pouvoirs à certains de leurs subordonnés, lesquels se trouvent, de fait, seuls à même de veiller aux commandements de la loi pénale. Qu’alors une infraction soit commise, lequel du dirigeant ou de son délégataire doit être frappé par la réaction étatique ?

Plan. Identifier le responsable pénal exige donc d’interpréter la loi (1) et de régler la question du cumul des responsabilités de la personne morale et de la personne physique (2) puis de traiter les difficultés liées à la délégation de pouvoirs (v. aussi La responsabilité pénale du dirigeant le transfert de responsabilité et la délégation de pouvoirs).

1.- L’interprétation de la loi

Même lorsque la loi paraît claire, l’incertitude demeure à propos de l’identification précise du coupable désigné. Et l’apparente simplicité cède vite le pas à de délicates interrogations.

Le premier facteur de complexité réside dans le droit des sociétés ou le droit des associations : une personne morale dispose de plusieurs « dirigeants », lesquels n’ont ni les mêmes fonctions ni les mêmes responsabilités. Affirmer que les « dirigeants » sont responsables pénalement ne permet pas d’identifier les personnes physiques participant à la direction de la personne morale qui engagent leur responsabilité pénale. Et affirmer qu’est responsable celui qui a commis les faits constitutifs de l’infraction ne suffit pas : la loi prévoit parfois qu’un comportement n’est prohibé que s’il est réalisé par une personne disposant d’une qualité particulière.

Le second facteur résulte de l’éparpillement dans les textes des personnes susceptibles d’engager leur responsabilité pénale ou de l’utilisation par le législateur de termes équivoques en ce qui concerne la désignation de la personne responsable pénalement. Quant à l’éparpillement des personnes visées par le texte pénal, il trouve une éloquente illustration dans l’abus de bien social prévu au 3° de l’article L. 242-6 du Code de commerce[1]. L’infraction est définie dans ce texte, lequel prévoit que sont susceptibles d’être poursuivis de son chef « le président, les administrateurs ou les directeurs généraux d’une société anonyme ». Mais, par renvoi, l’article L. 248-1 du Code de commerce étend l’infraction aux directeurs généraux délégués tandis que l’article L. 241-9 du même code y joint les dirigeants de fait[2]. Il faut encore ajouter que, si les éléments constitutifs de l’infraction ne varient pas, celle-ci repose sur des textes différents selon le type de société[3]. Quant à l’ambiguïté des termes employés par la loi, elle se révèle particulièrement en droit du travail où, plutôt que de désigner le « dirigeant » ou le « président », le législateur use fréquemment des termes « employeur » ou « chef d’entreprise ».

  CLUEDO : Qui est l’auteur de l’infraction ?   La loi pénale est souvent incertaine en ce qui concerne la désignation de la personne encourant la répression pénale. De nombreuses situations, très différentes, révèlent ces incertitudes. Exemples choisis :   Exemple 1.   L’article L. 1155-2 du Code du travail prévoit que « sont punis d’un an d’emprisonnement et d’une amende de 3 750 € les faits de discrimination commis à la suite d’un harcèlement moral ou sexuel définis aux articles L. 1152-2, L. 1253-2 et L. 1253-3 du présent code ». La loi ne définit pas précisément la personne à laquelle s’adresse l’interdiction. Une situation très fréquente révèle la difficulté : la discrimination a été réalisée par un salarié (Personne 1) subordonné au dirigeant (Personne 2) d’une personne morale (Personne 3). Il est à peu près acquis que la Personne 1 encourt la sanction. Mais il ne va pas de soi que les Personnes 2 et 3 soient également exposées. D’une part, ni le dirigeant ni la personne morale n’ont eux-mêmes directement commis l’infraction… mais d’autre part ils en ont « profité » ou, à tout le moins, l’infraction a été commise à l’occasion de l’activité de la Personne 3 et sous la direction de la Personne 2 (laquelle aurait bien pu « inviter » la Personne 1 à commettre l’infraction).   Exemple 2.   L’article L. 4741-4 du Code du travail frappe de peine d’amende « l’employeur » qui a violé certaines règles relatives à la santé et à la sécurité dans l’entreprise. Mais… qui est l’ « employeur » ? Juridiquement, il s’agit du cocontractant du salarié, c’est-à-dire de la personne morale (société, association…) qui emploie le salarié. Mais la règle est inefficace si elle ne vise pas une personne physique. Il faut donc rechercher qui, parmi les dirigeants de la personne morale, a la qualité d’employeur au sens de l’article L. 4741-4. Lorsqu’il n’y a qu’un dirigeant, la recherche est facile. Le gérant unique, très vraisemblablement, sera cet employeur… Mais que faire en présence d’un directoire présidé par l’un de ses membres ? Qui choisir entre le président du conseil d’administration et le directeur général lorsque les deux fonctions sont séparées ?   Exemple 3.   Trois entreprises interviennent sur un même chantier. L’une d’entre elles, la société A, assure la direction des travaux. Un salarié de la société B est tué. Qui, du dirigeant (ou du représentant sur le chantier) de la société A ou du dirigeant (ou du représentant sur le chantier) de la société B est responsable pénalement de l’homicide involontaire ?  

Pour répondre à ces questions, il convient d’abord d’identifier le dirigeant, au sens du droit des sociétés, qui est désigné, en droit du travail, comme « l’employeur » ou « le chef d’entreprise ». Ensuite, il convient de distinguer selon que le dirigeant a lui-même, matériellement, commis une infraction ou selon que cette dernière a été commise par un salarié ou un représentant de l’entreprise.

Identification du « chef d’entreprise » et de « l’employeur »

À propos des dirigeants de droit, la règle est claire. Sont considérées comme l’employeur ou le chef d’entreprise et, à ce titre, sont responsables pénalement, la ou les personnes physiques qui assurent la direction effective de la personne morale. Échappent donc à la répression pénale (à moins qu’ils aient participé directement à l’infraction) les dirigeants membres des organes de contrôle de la société : administrateurs, membres du conseil de surveillance. Lorsque la direction effective est assurée par une seule personne (gérant unique, président d’association[4]), la règle ne rencontre d’autres difficultés que celle de savoir si, dans une société anonyme, l’employeur est le président du conseil d’administration ou le directeur général. Lorsque la direction effective est assurée par un organe collégial, il convient de distinguer :

  • Tous les membres de la direction sont placés sur un pied d’égalité (pluralité de gérants) : la responsabilité de tous les gérants est engagée[5].
  • Un membre de la direction est placé au-dessus des autres (président du directoire) : la seule responsabilité de celui-ci est engagée[6].

Les énoncés ci-dessus trouvent exception lorsqu’il existe une « répartition fonctionnelle des tâches » dans la direction de la personne morale[7].

Ces principes ne font pas obstacle à ce que soit retenue la responsabilité pénale des dirigeants de fait dès lors que ceux-ci exercent la direction effective de la personne morale et disposent à ce titre, de fait, de la qualité d’employeur ou de chef d’entreprise[8].

Rôle du dirigeant

La responsabilité du dirigeant varie selon le rôle qu’il a joué dans la commission de l’infraction.

Le dirigeant a directement commis l’infraction

Auteur principal. Le dirigeant lui-même, en tant que personne physique, discrimine ou blesse un salarié, ou fait obstacle à l’accomplissement par les représentants du personnel de leur mission : aucune difficulté, il est bien visé par la répression pénale. Sa qualité de dirigeant, d’ailleurs, est parfaitement neutre ; elle ne joue aucun rôle particulier.

Les difficultés existent néanmoins et se concentrent sur le rôle exact joué, en fait, par le dirigeant. Lorsque le dommage a pour cause directe le comportement de la personne poursuivie, celle-ci est responsable selon les conditions de droit commun. En revanche, lorsque la personne poursuivie n’est qu’indirectement à l’origine du dommage, elle n’est responsable que si, en plus, sont mises à sa charge ou bien un manquement délibéré à une obligation légale ou règlementaire de prudence ou de sécurité, ou bien une faute « caractérisée » exposant autrui à un risque d’une particulière gravité.

Le plus souvent, le comportement du dirigeant n’est qu’indirectement à l’origine du dommage, ne serait-ce qu’en raison du fait que l’employeur organise mais ne participe pas concrètement à l’activité au cours de laquelle le dommage a été causé. Il arrive qu’il en aille autrement. À la suite d’un accident mortel survenu au cours de la manipulation d’une grue, le dirigeant ayant assisté à celui-ci, qui avait donné au grutier l’ordre de réaliser la manœuvre dangereuse par économie de temps et d’argent et n’avait pas défendu à la victime de s’exposer au risque, avait « directement créé le dommage ». Les juges n’eurent pas à rechercher « s’il avait, en outre, commis une faute caractérisée qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité » pour prononcer la condamnation du chef d’homicide involontaire[9]. Le dirigeant, pourtant, ne conduisait pas lui-même la grue ; il n’avait pas lui-même poussé par mégarde le salarié dans le vide.

La complicité. Ne pas être l’auteur des faits incriminés n’exclut pas l’engagement de la responsabilité pénale. S’il était avéré que le dirigeant a accompagné la commission de l’infraction en fournissant à l’auteur principal les moyens utiles, quelles que soient leurs natures (juridique, matériel, financier), le dirigeant s’exposerait à des poursuites du chef de complicité de l’infraction.

Le dirigeant n’a pas commis directement l’infraction

Conflits de principes. Lorsque le dirigeant n’a pas commis lui-même l’infraction, un grand principe du droit pénal devrait conduire à exclure sa responsabilité pénale. L’article 121-1 prévoit en effet que « nul n’est responsable pénalement que de son propre fait ».

Il n’est pas dit cependant qu’un tel principe soit opportun socialement ni corresponde à la réalité. L’opportunité est discutable car permettre au dirigeant passif d’échapper à la répression pénale n’encourage pas vraiment à la prévention. Or, tel est l’objectif premier du droit, notamment en ce qui concerne les infractions liées aux dommages corporels des salariés. Maintenir sur la tête de l’employeur ou du chef d’entreprise l’épée de la justice pénale l’incite à prendre toutes les mesures utiles à la prévention du dommage. Quoique le dirigeant n’a pas directement commis les faits constitutifs de l’infraction, il a parfois, par sa passivité, permis sa réalisation.

Pour résoudre la contradiction entre le principe général du droit pénal et la nécessité sociale non pas tant de punir mais de prévenir la réalisation des dommages, notamment, corporels, la situation du dirigeant qui n’a pas directement causé le dommage diffère selon que celui-ci est le fruit d’une infraction non-intentionnelle ou d’une infraction intentionnelle. L’idée qui gouverne cette distinction est la suivante : il peut être reproché au dirigeant d’avoir laissé se développer dans l’entreprise des comportements à risque mais, en revanche, il ne saurait lui être fait grief de ne pas avoir empêché l’infraction consciemment et volontairement commise par l’un de ses subordonnés.

Précisions. La notion d’infraction intentionnelle, et celle d’infraction non intentionnelle, sont toujours ambiguës en matière pénale. À grands traits, il faut ici entendre que l’infraction intentionnelle est celle où l’auteur des faits (un subordonné du dirigeant) a voulu non seulement le comportement qu’il a observé, mais encore le résultat auquel ce comportement a abouti. Par infraction non intentionnelle, il faut entendre que l’auteur des faits n’a pas voulu le fruit de son comportement, même si celui-ci a effectivement été consciemment observé : le décès d’un salarié (résultat non voulu) à la suite de la violation consciente d’une règle de sécurité (comportement voulu) par le dirigeant est constitutif de l’infraction non intentionnelle qu’est l’homicide involontaire.

Infraction non intentionnelle. Pour ces raisons, en application de l’article 121-3 du Code pénal[10] la responsabilité pénale du dirigeant est engagée, même s’il n’a pas directement commis les faits constitutifs de l’infraction dès lors qu’il a créé ou contribué à créer le dommage et n’a pas pris les mesures permettant de l’éviter, dès lors qu’il a soit violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit commis une faute caractérisée qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité qu’il ne pouvait ignorer. La répression pénale qui s’exerce à l’encontre de la personne poursuivie est alors vigoureuse. C’est bien du chef d’homicide involontaire, agrémenté des circonstances aggravantes, qu’est poursuivi puis condamné le gérant d’une SARL qui a mis à la disposition d’un salarié un camion benne non conforme à plusieurs normes réglementaires de sécurité[11].

Infraction intentionnelle. Lorsque l’infraction est intentionnelle, le dirigeant échappe à la responsabilité pénale, pourvu qu’il n’ait, effectivement, aucun lien avec la réalisation du dommage ou la commission de l’infraction. Il ne saurait lui être fait grief pénalement de n’avoir pas empêché la commission des faits incriminés.

2.- La responsabilité pénale de la personne physique et la responsabilité pénale de la personne morale

La loi pénale s’applique d’abord aux personnes physiques, mais prévoit également la responsabilité pénale des personnes morales. Demeure à savoir qui, de l’une et/ou de l’autre, engage sa responsabilité pénale lorsqu’une infraction a été commise par le dirigeant, dans l’ « intérêt » de la personne morale.

L’admission de la responsabilité pénale des personnes morales

Personnes morales concernées. Le droit pénal français a reconnu ponctuellement en 1992 la responsabilité pénale des personnes morales puis l’a généralisée à l’ensemble des infractions (sauf exceptions légales) à compter du 31 décembre 2005. Le principe est désormais posé à l’article 121-1 du Code pénal. À l’exclusion de l’État, des collectivités locales et de leurs groupements (du moins pour les activités ne pouvant faire l’objet d’une délégation de service public), la responsabilité est encourue par toutes les personnes morales de droit privé, au premier rang desquelles figurent les sociétés et les associations.

Peines encourues. Les peines sont prévues à l’article 131-37 du Code pénal. La peine d’amende est la peine essentielle[12] ; d’autres (y compris la peine de mort[13]) sont visées à l’article 131-39 : interdiction d’exercice, fermeture d’établissement, exclusion des marchés publics… Est absente la peine de prison, faute de pouvoir clore une personne morale entre quatre murs.

Les conditions de la responsabilité pénale des personnes morales

La responsabilité pénale des personnes morales et celle des dirigeants se rencontrent à l’article 121-2 du Code pénal. Ce texte prévoit que les personnes morales « sont responsables pénalement (…) des infractions commises, pour leur compte, par leurs organes ou représentants ».

Infractions commises « pour le compte » de la personne morale. La responsabilité pénale de la personne morale est engagée si celle-ci a tiré profit de l’infraction[14] ; mais elle ne saurait être inquiétée à raison de l’infraction commise par le dirigeant dans sa vie privée ou sa vie sociale. Au contraire, si l’association ou la société est la victime du dirigeant – comme dans l’abus de bien social – elle peut se constituer partie civile à l’action pénale.

La notion de profit tiré par la personne est entendue largement. Il s’agit des gains consécutifs à la commission de l’infraction, mais aussi des économies que sa commission engendre. Quoique la personne morale ne tire aucun avantage de l’accident corporel subi par son salarié, l’économie qu’engendre l’absence de mesures de sécurité (formation, dispositif de protection) est qualifiée par les juges de « profit ».

Infractions commises par « les organes ou les représentants » de la personne morale. Les termes sont peu clairs ; l’énumération des personnes liées à la personne morale engageant la responsabilité pénale de celle-ci n’est toujours pas arrêtée. Néanmoins, les difficultés se concentrent sur les salariés des personnes morales ; en ce qui concerne les dirigeants, les lignes sont plus claires.

Engagent, comme « organe », la responsabilité pénale de la personne morale, ses instances, prévues par la loi ou les statuts, qui exercent sur elle un pouvoir de direction (et ont notamment le pouvoir de l’engager juridiquement)[15] : sont visés les directeurs généraux et directeurs généraux délégués, le président du conseil d’administration et les membres du directoire[16], les gérants…

Les dirigeants de faits ne sont pas des « organes » : ils sont par hypothèse étrangers à la société ou à l’association. En revanche, ils peuvent être qualifiés de « représentants » s’ils agissent en son nom et pour son compte à l’égard des tiers. La Cour de cassation ne tranche pas clairement[17] mais retient la responsabilité de la personne morale à raison du comportement du dirigeant de fait : condamnation d’une association du chef d’association de malfaiteurs et d’extorsion en relation avec une entreprise terroriste[18], du chef d’escroquerie en bande organisée[19], ou condamnation d’une société à raison du délit de blessures involontaires et d’infraction à la règlementation sur la sécurité des travailleurs[20].

Les liens avec la responsabilité personnelle des dirigeants

Lorsqu’une personne morale est poursuivie, c’est qu’une personne physique dirigeante, en droit ou en fait, a commis pour son compte les faits qui lui sont reprochés. Demeure à savoir si l’un ou l’autre seulement de la société ou du dirigeant peut être poursuivi, ou si l’un et l’autre encourent ensemble une condamnation.

Le principe : le cumul de responsabilités

Énoncé. Le principe est posé à l’article 121-2 du Code pénal : « la responsabilité pénale des personnes morales n’exclut pas celle des personnes physiques auteurs ou complices des mêmes faits ». La Cour de cassation en fait une application littérale ; elle retient, pour les mêmes faits, la responsabilité de la personne morale et celle de ses dirigeants[21]. Deux précisions s’imposent cependant. En premier lieu, la loi ne prévoit qu’une possibilité (« n’exclut pas »). Les juges peuvent retenir la responsabilité pénale du dirigeant sans condamner la personne morale ; inversement, ils peuvent reconnaître la culpabilité de la personne morale seule, à l’exclusion de toute poursuite à l’encontre des dirigeants[22]. En second lieu, conformément aux principes généraux du droit pénal, l’imputabilité de l’infraction au dirigeant suppose que celui-ci ait lui-même participé à sa commission : il ne suffit pas qu’il ait été membre de l’organe ayant commis le fait réprimé.

Critiques. Le cumul de responsabilité se justifie par un impératif de prévention ; la répression s’exerçant directement sur les personnes physiques aurait un effet dissuasif fort.  La thèse est combattue pour des raisons juridiques[23] et d’opportunité : la pénalisation du droit des affaires freinerait l’essor économique et la répression de la seule personne morale suffirait à la conservation de l’ordre public. Ces arguments ont en partie convaincu le législateur : le principe, toujours en vigueur, est désormais affecté d’un tempérament important.

L’exception : la responsabilité exclusive de la personne morale

Visée à l’article 121-2 du Code pénal et définie à l’article suivant, l’exception intéresse les seules infractions non-intentionnelles. Le texte n’est pas facilement compréhensible, mais concerne au premier chef les dirigeants de personnes morales : il bénéficie aux personnes qui n’ont pas causé directement le dommage mais qui ont, par leur comportement, contribué à la réalisation de celui-ci. Cette situation est fréquente pour les dirigeants. Ceux-ci, par leur éloignement, ne peuvent appliquer eux-mêmes la loi mais ne sont pas moins tenus de garantir son observation. Qu’elle soit violée, ils ont indirectement contribué, par leur imprudence ou leur négligence, à la réalisation du dommage. Juridiquement, la faute est avérée sans contestation possible : une condamnation doit être prononcée. Moralement, l’issue est parfois contestable[24].

Textes. L’article dispose d’abord qu’ « il y a également délit, lorsque la loi le prévoit, en cas de faute d’imprudence, de négligence ou de manquement à une obligation de prudence ou de sécurité (…) s’il est établi que l’auteur des faits n’a pas accompli les diligences normales compte tenu, le cas échéant, de la nature de ses missions ou de ses fonctions, de ses compétences ainsi que du pouvoir ou des moyens dont il disposait »[25]. Il prévoit ensuite : « les personnes physiques qui n’ont pas causé directement le dommage, mais qui ont créé ou contribué à créer la situation qui a permis la réalisation du dommage ou qui n’ont pas pris les mesures permettant de l’éviter, sont responsables pénalement s’il est établi qu’elles ont, soit violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité qu’elles ne pouvaient ignorer »[26].

Explications. L’article fixe un principe et une exception.Le principe est posé à l’alinéa 3 : la faute d’imprudence ou la négligence peut constituer une infraction pénale. L’alinéa 4 pose une exception articulée sur plusieurs distinctions selon les personnes en cause (1), les circonstances dans lesquelles s’est produit le dommage (2 & 3), et selon la faute commise (4).

1) L’article 121-3, al. 4 du Code pénal exclut, dans certaines circonstances qu’il précise, la responsabilité pénale des personnes physiques. Sa « clémence » ne s’étend pas aux personnes morales qui demeurent responsables dans les conditions de droit commun, pour une simple faute d’imprudence.

2) L’exception ne joue qu’en présence d’un « dommage ». Or certaines infractions sont constituées même si aucun dommage n’a été causé. L’infraction d’homicide involontaire suppose le décès (dommage) de la victime. En revanche aucun dommage n’est requis pour le délit de publicité trompeuse ; son auteur ne peut se prévaloir des dispositions de l’article L. 121-3, al. 4[27].

3) Le texte procède à une troisième distinction entre le dommage causé directement et le dommage causé indirectement par la personne poursuivie. Dans le premier cas (par exemple, décès d’une personne à l’occasion d’un accident de circulation causé par le dirigeant de la société), la responsabilité de la personne physique est encourue, en application du principe général, pour une simple faute d’imprudence[28]. Dans le second cas seulement (par exemple, la location par un bailleur – personne poursuivie – d’un matériel défectueux dont l’utilisation entraîne le décès d’un tiers[29]), la personne physique peut se prévaloir du texte.

4) Enfin, le texte invite à distinguer selon la faute commise par la personne poursuivie. Ou bien celle-ci avait connaissance (ou devait avoir connaissance) du risque auquel elle exposait la victime et a violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement. Elle a alors commis une « faute caractérisée ». Elle est responsable. Ou bien l’un de ces éléments fait défaut, alors la personne physique (mais non la personne morale) échappe à la réaction pénale. À la suite d’un accident grave du travail d’un salarié, une société a pu être déclarée coupable du délit de blessures volontaires ayant entraîné une incapacité totale de travail supérieure à trois mois car le salarié n’avait pas reçu une formation appropriée ni bénéficié d’un plan de prévention suffisamment précis, tandis que le gérant, personne physique, était relaxé du chef de ces mêmes infractions : « si celui-ci a commis des négligences justifiant la responsabilité de la personne morale, aucune faute qualifiée au sens de l’article 121-3 du code pénal n’[était] établie à son encontre »[30].


[1] Sur l’infraction d’abus de bien social, v. infra.

[2] Quant à la Cour de cassation, elle étend encore l’infraction aux directeurs généraux adjoints : Crim., 19 juin 1978, bull. crim. 1978, n° 202.

[3] SA avec conseil d’administration : C. com., art. L. 242-6 ; SA avec directoire et conseil de surveillance, C. com., art. L. 242-30 ; SARL, C. com., art. L. 241-3, SAS, C. com., art. L. 244-1 ; Sociétés coopératives, loi n° 47-1775 du 10 septembre 1947, art. 26…

[4] Crim., 18 janvier 1967, bull. crim. 1967, n° 29.

[5] Crim., 19 janvier 1993, n° 92-80.157. V. toutefois, pour une application de la règle suivante à deux gérants minoritaires placés de fait « sous la subordination de la société dans laquelle ils étaient associés », ayant « exercé continuellement des fonctions techniques et perçu des salaires proportionnels à leur niveau de responsabilité » : Crim., 25 septembre 1991, n° 89-86.910.

[6] Crim., 9 octobre 1984.

[7] Crim., 2 juin 1987 .

Crim., 19 janvier 1993, préc. où la Cour, pour retenir la responsabilité pénale de tous les gérants relève « qu’aucun d’eux n’avait d’attributions particulières en matière d’hygiène et de sécurité ».

[8] Crim., 11 janvier 1972, bull. crim. 1972, n° 14.

[9] Crim., 16 septembre 2008, n° 08-80.204.

[10] Sur l’analyse détaillée du texte, v. supra.

[11] Crim., 9 décembre 2014, n° 13-85.937.

[12] Le montant de l’amende encourue par une personne morale est égale « au quintuple de celui prévu pour les personnes physiques par la loi qui réprime l’infraction » (C. pén., art. 131-38).

[13] C. pén., art. 131-39, al. 1er et 2ème : « Lorsque la loi le prévoit à l’encontre d’une personne morale, un crime ou un délit peut être sanctionné d’une ou de plusieurs des peines suivantes :

1° La dissolution, lorsque la personne morale a été créée ou, lorsqu’il s’agit d’un crime ou d’un délit puni en ce qui concerne les personnes physiques d’une peine d’emprisonnement supérieure ou égale à trois ans, détournée de son objet pour commettre les faits incriminés ».

[14] Exemple : infractions de publicité mensongère, escroquerie, marchandage.

[15] Sans que la Cour de cassation se soit prononcée, la doctrine (E. Dreyer, Droit pénal général, Litec, 2010, n° 1085 ; J.-Y. Maréchal, Responsabilité pénale des personnes morales, Jurisclasseur Société, Fasc. 28-70, n° 77) considère unanimement que les membres des « organes » n’assurant qu’un rôle de contrôle ou de surveillance ne peuvent, par leurs comportements, engager la responsabilité pénale de la personne morale. Cette impossibilité résulte non de la loi, mais des conditions dans lesquelles ces organes interviennent dans la vie de la société : « Certains organes délibèrent et expriment donc la volonté de la personne morale. Néanmoins, à ce niveau, une responsabilité pénale peut rarement s’ensuivre pour la personne morale car les décisions prises sont souvent trop vagues (…). D’autres organes exercent, dans les structures plus élaborées, des fonctions de contrôle. Ils sont présents aux côtés des dirigeants mais ne participent pas directement à la mise en œuvre des décisions (…). [Donc] sont essentiellement concernés [au regard de la responsabilité pénale de la personne morale] les organes exécutifs qui agissent au nom de la personne morale » (E. Dreyer, préc., n° 1084).

[16] La Cour de cassation semble réserver au président du directoire, à l’exclusion des autres membres de celui-ci, le risque d’engager la responsabilité pénale de la société. La solution est cependant incertaine : Crim., 21 juin 2000, n° 99-86.433.

[17] V. toutefois Crim., 13 avril 2010, n° 09-86.429 qui retient, pour un « gérant de fait », la qualification de « représentant ».

[18] Crim., 10 février 2013, n° 12-82.088.

[19] Crim. 16 octobre 2013, n° 03-83.910.

[20] Crim., 13 avril 2010, n° 09-86.429.

[21] Crim., 11 mars 2003, n° 02-82.352. V. dernièrement, pour la condamnation, ensemble, de la personne morale et de son gérant personne physique du chef de travail dissimulé : Crim., 2 septembre 2014, n° 13-80.665.

[22] Toutefois, la Cour de cassation exige, pour que soit retenue la responsabilité pénale de la personne morale que, outre les éléments constitutifs de l’infraction, soit précisément identifié l’ « organe » qui a commis cette dernière pour le compte de la personne morale. Il en résulte que la reconnaissance de la responsabilité de la personne morale suppose, de fait, caractérisée une infraction à l’encontre d’une personne physique.

[23] « On ne comprend guère comment l’infraction peut être caractérisée aussi bien à l’encontre du mandant [le dirigeant] que du mandataire [la société] » (E. Dreyer, préc., n° 1108).

[24] L’introduction de cette disposition dans le Code pénal par la loi n° 2000-647 du 10 juillet 2000 a été provoquée par la situation, en tous points comparable à celle des dirigeants de personnes morales, des maires de communes (les enseignants et directeurs d’écoles connaissaient alors les mêmes difficultés) dans lesquelles des installations déficientes avaient entraîné le décès d’usagers. Devant le tribunal correctionnel, les maires poursuivis reconnaissaient certes qu’il était de leur responsabilité d’assurer la sécurité desdites installations mais que, de fait, il leur était impossible, personnellement, d’assurer un tel contrôle.

[25] C. pén., art. 121-3, al. 3.

[26] C. pén., art. 121-3, al. 4.

[27] Crim., 26 juin 2001, n° 00-87.717. En l’espèce, le directeur d’un magasin s’était absenté quelque temps pour profiter de ses vacances. Pendant celles-ci, des agents de la DGCCRF avaient constaté la commission de publicités mensongères au rayon fruits et légumes. Pour échapper à sa responsabilité pénale, le directeur invoquait les dispositions de l’alinéa 4 de l’article 121-3 du Code pénal en expliquant que, s’il avait commis une faute simple (voire (4)) en ne désignant pas un remplaçant compétent, il n’avait pas commis de faute caractérisée. La Cour rejette l’argument : « le dommage n’étant pas un élément constitutif du délit de publicité trompeuse, l’infraction, lorsqu’elle est commise par imprudence ou négligence, n’est pas soumise aux dispositions de l’article 121-3, alinéa 4, du Code pénal ».

[28] Dans une telle hypothèse, il est cependant douteux que la responsabilité pénale de la personne morale soit reconnue.

[29] Crim., 11 janvier 2011, n° 09-87.842.

[30] Crim., 19 novembre 2013, n° 12-86.554.

La responsabilité pénale des dirigeants : vue générale

Par Vincent Roulet, Maître de conférences Hdr à l’Université de Tours, Avocat au barreau de Paris, Edgar Avocats

La responsabilité pénale des dirigeants ne peut être abordée sans qu’au préalable aient été rapidement évoquées les discussions actuelles sur l’évolution du droit pénal des affaires, ni brossées à grands traits les caractéristiques essentielles des infractions réprimées.

Évolution du droit pénal des affaires

La politique de la responsabilité pénale des dirigeants est sans cesse tiraillée entre deux tendances. D’un côté, certains constatent que les abus sont si fréquents (ou si graves) que l’État ne peut s’en désintéresser : ils ont beau jeu de rappeler les causes de la crise ou d’invoquer quelques comportements managériaux ayant fait la une des journaux. D’un autre côté, les partisans de la libre entreprise qui estiment que la répression pénale est le plus souvent inutile (les victimes disposent de recours devant les juridictions civiles) et toujours gênante pour l’activité économique. Entre ces deux extrêmes, pénalisation et dépénalisation, l’État fait le choix du (juste ?) milieu : il invente les « sanctions administratives ».

Pénalisation et dépénalisation. La direction d’une société ou d’une association emporte un risque pénal important. À chaque instant de la vie de la personne morale, du plus banal (embauche d’un salarié, émission d’une facture…) au plus important (dissolution de la personne morale…), la loi vise des comportements qu’elle frappe pénalement. Il n’est plus seulement question de réparer un dommage mais de frapper l’auteur du comportement de peines d’emprisonnement, d’amendes, d’interdictions d’exercice, nonobstant la nuisance causée à d’éventuelles victimes[1].

Les dispositions pénales pesant sur la tête du dirigeant sont de tous ordres. Tous les droits afférents à l’entreprise en contiennent, au point que la « pénalisation du droit des affaires » est vue comme un frein à l’entreprenariat : « risque pénal (est) une des causes de la réticence des entreprises étrangères à s’implanter en France. C’est l’attractivité de la France qui (est) ainsi un des enjeux de la dépénalisation »[2]. Le législateur s’efforce toutefois de réduire le nombre d’infractions prévues par la loi. La loi NRE du 15 mai 2001, par exemple, fit disparaître une vingtaine d’infractions propres au droit des sociétés. Mais les lois nouvelles ne se tiennent pas toujours à cette idée ; elles effacent une infraction puis en créent une nouvelle, parfois dérisoire. Un nombre important d’infractions ne constituent en effet que des contraventions, sanctionnées de peines d’amendes relativement faibles[3]. Le droit pénal apparaît alors comme une tracasserie inutile, ou un impôt supplémentaire.

Sanctions pénales et sanctions administratives. Le processus de dépénalisation ne rend pas compte, seul, de la réalité des entreprises et dirigeants. Nombreuses sont les sanctions pénales remplacées par des sanctions administratives. Les institutions ad’hoc, spécialisées, qui les prononcent paraissent mieux à même que les magistrats généralistes de rendre effective la répression. Ponctuellement cependant, le recours à ces procédures administratives s’avère désastreux juridiquement et politiquement. La jurisprudence récente du Conseil constitutionnel en matière de délit d’initié fournit un bel exemple[4].

  Le remplacement des sanctions pénales par des sanctions administratives : l’exemple de la loi « Hamon »   La loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation a modifié plusieurs pans du droit de la consommation. Outre sa mesure phare, l’action de groupe, elle contient une série de dispositions visant à remplacer des sanctions pénales (dépénalisation) par des sanctions administratives. Quelques exemples parmi d’autres (v. V. Valette-Ercole, la loi n° 2014-344 relative à la consommation : dépénalisation et pénalisation, Dr. pén. 2014, ét. n° 3).   Délais de paiement des denrées alimentaires L’article L. 443-1 du Code de commerce règlemente le délai de paiement pour l’achat de certaines denrées alimentaires. La violation de ces dispositions était sanctionnée d’une amende pénale de 75 000 € pour les personnes physiques. Elle est aujourd’hui sanctionnée d’une amende administrative du même montant.   Date de conclusion du contrat de coopération commerciale L’article L. 441-7 du Code de commerce prévoit que ce contrat doit être conclu, sauf exception, avant le 1er mars de chaque année. L’amende pénale en cas d’impossibilité de démontrer que ce délai a été respecté est remplacée par une amende administrative du même montant : 75 000 € pour les personnes physiques.   Publicités relatives à certaines opérations commerciales L’article L. 121-15 du Code de la consommation prévoit que la publicité relative à certaines opérations commerciales est soumise à autorisation. Le texte prévoyait que sa violation était sanctionnée d’une amende pénale de 15 000€. L’amende a désormais une nature administrative.  

De cette évolution, des conséquences sont tirées. L’une tient au droit lui-même : la répression pénale n’est pas la seule répression étatique à laquelle sont confrontés employeurs et dirigeants. La seconde tient à la procédure. L’entreprise ou le dirigeant auquel un comportement est reproché ne comparaît pas seulement devant les juridictions pénales (tribunal de police, tribunal correctionnel) ; il est contraint, aussi, de saisir d’autres juridictions pour contester la sanction décidée par l’administration.

Caractéristiques essentielles des infractions

Les infractions pénales concernant les dirigeants sont nombreuses et visent des comportements divers. Elles ne forment pas un tout uniforme, mais des « familles », définies selon différents critères. L’énumération et la description de ces critères paraissent laborieuses ; elles sont cependant indispensables car de ces critères dépendent la substance et la forme de la répression pénale.

La gravité des infractions. Le droit pénal distingue trois types d’infraction qui, dans un ordre croissant de gravité, sont les contraventions[5], les délits et les crimes. La qualification d’une infraction emporte parfois des conséquences limitées : la condamnation à une peine de prison est dénommée emprisonnement lorsque les faits reprochés sont constitutifs d’un délit, réclusion criminelle lorsqu’il s’agit d’un crime. Mais la différence de mots ne se traduit par aucune conséquence pratique sur les conditions d’exécution de la peine. Plus souvent, les différences entre ces trois types d’infractions sont importantes. Il faut relever, en premier lieu, que les contraventions sont exclusivement définies par le pouvoir règlementaire, tandis que les délits et les crimes sont réprimés à la suite d’une loi votée par le Parlement. D’une manière générale, les contraventions incriminent des comportements contraires à des normes techniques, de faible ampleur sociale, tandis que les délits et les crimes traduisent des atteintes prononcées à l’ordre public. Ni moralement, ni socialement, il ne revient au même de ne pas payer son parcmètre (contravention), de voler (délit) ou de tuer volontairement son prochain (crime)[6]. En second lieu, ces différentes infractions connaissent des délais de prescription différents : un an pour les contraventions, trois pour les délits, dix pour les crimes. En troisième lieu, les juridictions compétentes pour en connaître diffèrent. Le tribunal de police est saisi des contraventions, le tribunal correctionnel des délits, la cour d’assise des crimes ; les deux premiers occupent exclusivement des magistrats professionnels, la troisième accueille un jury populaire. Enfin, le plus souvent (mais pas toujours) les peines appliquées aux crimes sont plus importantes que les peines prévues pour des délits, lesquels sont réprimés plus sévèrement que les contraventions.

La victime de l’infraction. Une seconde grande distinction peut être opérée selon la victime de l’infraction ou, plus exactement, selon la personne qui souffre du comportement délictueux. Les dirigeants sont d’abord punis de leurs actes qui causent un préjudice à la personne morale. Il y a, dans ce cas, une opposition franche, marquée, entre les intérêts du dirigeant et ceux de la personne morale : l’abus de bien social est l’infraction la plus topique[7]. Les dirigeants sont ensuite punissables de comportements qu’ils déploient dans la direction juridique et matérielle de la société ou de l’association. Ces comportements peuvent profiter à la personne morale sans avoir pour finalité d’octroyer au dirigeant un avantage au détriment de celle-ci : un tiers – contractant, client potentiel, salarié, concurrent – subit le préjudice. Que les dirigeants de plusieurs sociétés concurrentes s’entendent pour maintenir des prix élevés, les consommateurs, non les sociétés elles-mêmes (au contraire), subiront ces prix artificiellement élevés. Entre ces deux types d’infraction, figurent les infractions propres au droit des sociétés. Le dirigeant qui les commet ne porte pas directement atteinte aux intérêts ou au patrimoine de la personne morale, mais vicie le fonctionnement interne de l’institution. Les associés, actionnaires ou sociétaires, le plus souvent, en seront les victimes.

Le domaine de l’infraction. Une troisième distinction peut être opérée selon le domaine duquel ressort le comportement prohibé. Le droit du travail, le droit de la consommation, le droit de la concurrence, le droit des sociétés, le droit des marchés financiers et, aussi, le droit de la construction, le droit du sport (…) contiennent des dispositions pénales intéressant le dirigeant. Dépeindre de manière exhaustive l’ensemble du droit pénal applicable aux dirigeants exige de détailler chaque discipline. Le dirigeant qui, par-dessus tout, veut éviter la commission d’une infraction est prié de les connaître : nul n’est censé ignorer la loi ! La difficulté s’accroit si l’attention est portée sur l’activité réelle (et poursuivie) de certaines associations[8]. Il n’est plus seulement question du droit pénal applicable aux activités économiques (embauches, ventes, concurrence) mais du droit pénal « commun ». Telle association est condamnée du chef d’escroquerie ou d’abus de faiblesse voire d’association de malfaiteurs. Le dirigeant, alors, engage à coup sûr sa propre responsabilité pénale.

Le résultat. Il peut encore être distingué selon qu’un résultat est, ou non, un élément essentiel de l’infraction. Parfois, la loi pénale réprime un comportement, nonobstant les conséquences que celui-ci a emportées. Le délit de publicité trompeuse est consommé, même s’il est établi que nul, dans le public, n’a été induit en erreur par l’annonce volontairement erronée[9]. Parfois, en revanche, l’infraction n’est constituée que si un résultat, préalablement défini par la loi, a été atteint : le comportement lui-même est alors tantôt déterminant, tantôt indifférent. Il va de soi que l’homicide involontaire n’est constitué que si un décès a été causé ; peu importe en revanche le fait qui a causé le décès[10].

La volonté de commettre l’infraction. Une troisième distinction peut être opérée selon l’élément intentionnel des infractions. L’élément intentionnel, parfois désigné par l’expression élément moral, désigne la volonté de l’auteur de l’infraction. Toutes les infractions n’exigent pas le même degré de volonté, c’est-à-dire le même élément intentionnel : du simple oubli à la volonté consciente de causer à autrui un dommage, il y a plusieurs seuils. Et ces différents seuils traduisent des différences sensibles dans l’ampleur de la répression pénale.

Parfois, seul le fait ou l’acte, suffit à donner lieu à la répression pénale. L’article R. 1227-1 du Code du travail prévoit que « Le fait de ne pas procéder à la déclaration préalable à l’embauche (…) est puni d’une contravention de la cinquième classe ». L’infraction est constituée dès lors que, matériellement, la déclaration n’a pas été effectuée, peu importe la cause de cette abstention et peu importe l’intention de celui qui omis de déclarer. Il n’est pas nécessaire d’établir, en plus, l’intention frauduleuse ou la négligence de l’auteur de l’abstention (laquelle est cependant présumée puisque nul n’est censé ignorer la loi). Les contraventions sont de ce genre d’infractions.

Parfois, la répression pénale n’est encourue que si l’imprudence ou la négligence ont présidé à la commission de l’infraction. Ce n’est pas tant l’intention coupable qui est alors pourfendue que le désintérêt à l’égard de l’autre. L’alinéa 3 de l’article 121-3 du Code pénal prévoit qu’un délit peut être commis « en cas de faute d’imprudence, de négligence ou de manquement à une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, s’il est établi que l’auteur des faits n’a pas accompli les diligences normales compte tenu, le cas échéant, de la nature de ses missions ou de ses fonctions, de ses compétences ainsi que du pouvoir et des moyens dont il disposait ». La faute d’imprudence, entendue de manière plus restrictive, est même étendue aux personnes dont les comportements n’ont pas directement causé le dommage mais ont « créé ou contribué à créer le dommage ou qui n’ont pas pris les mesures permettant de l’éviter [dès lors qu’il] est établi qu’elles ont soit violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit commis une faute caractérisée qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité qu’elles ne pouvaient ignorer ». Ces dispositions, peu claires, reçoivent cependant des applications particulièrement importantes à propos des dirigeants. Elles visent principalement à appréhender la situation dans laquelle, à la suite d’une négligence lors de l’exercice de l’activité de l’entreprise, une personne (salarié, sous-traitant, tiers) a subi des blessures ou est décédée (chute mortelle, accident de chantier, contamination par des produits toxiques…).

Parfois (rarement en ce qui concerne les faits commis par les dirigeants en cette qualité), l’infraction, pour être constituée, exige qu’un comportement ait été voulu par l’agent. L’infraction de coups et blessures volontaires n’est constituée que si l’auteur des coups a voulu les porter. Qu’il ait blessé par mégarde la victime, il n’est que l’auteur de coups et blessures involontaires, sensiblement moins réprimés.

Parfois (encore plus rarement en ce qui concerne les faits commis par le dirigeant en cette qualité), non seulement l’acte, mais encore son résultat doit avoir été voulu. Ainsi ne revient-il pas au même d’avoir voulu porter des coups sans escompter la mort de leur destinataire hélas advenue (15 ans d’emprisonnement), ou d’avoir voulu porter des coups pour tuer (30 ans d’emprisonnement).

Parfois, enfin (et plus fréquemment en ce qui concerne les faits commis par le dirigeant en cette qualité), un comportement n’est réprimé que s’il a été commis dans un but donné. Ainsi un acte, commis consciemment et portant atteinte au patrimoine de la société n’est réprimé au titre de l’abus de bien social que si cet acte avait pour finalité de favoriser les intérêts du dirigeant l’ayant commis.

Le rôle de la personne poursuivie. D’évidence, la répression pénale s’exerce à l’encontre de celui qui a commis, intentionnellement, les faits qu’incrimine la loi pénale : il est l’ « auteur » de l’infraction. Que plusieurs personnes aient ensemble commis ces faits, elles sont chacune pleinement responsables en tant que co-auteur.

La répression de l’auteur ou des auteurs de l’infraction ne suffit pas. La loi pénale frappe également celui qui s’étant engagé dans la commission de l’infraction n’y est pas parvenu à raison de son incompétence criminelle ou sa maladresse. La tentative « est constituée dès lors que, manifestée par un commencement d’exécution, elle n’a été suspendue ou n’a manqué son effet qu’en raison de circonstances indépendantes de la volonté de son auteur »[11]. Elle donne lieu à poursuites dès lors que l’infraction tentée est un crime ou, pour les délits, lorsque la loi le prévoit expressément. La tentative est punie aussi sévèrement que l’infraction pleinement caractérisée.

Le droit pénal frappe encore les personnes entourant l’auteur principal soit lors de la commission de l’infraction, soit a posteriori. Ses complices encourent les mêmes peines, étant entendu que la complicité se comprend de l’accomplissement conscient d’un acte en vue d’aider l’auteur principal à commettre l’infraction. S’exposent enfin ceux qui, n’ayant pas participé à la commission de l’infraction en tant qu’auteur ou complice, en ont tiré profit : ceux-là commettent une infraction distincte, assujettie à ses propres définitions et sanctions, désignée par le terme générique de « recel » défini comme « le fait de dissimuler, de détenir ou de transmettre une chose, ou de faire office d’intermédiaire afin de la transmettre, en sachant que cette chose provient d’un crime ou d’un délit » et comme « le fait, en connaissance de cause, de bénéficier, par tout moyen, du produit d’un crime ou d’un délit » [12].

En définitive, la mise en jeu de la responsabilité des dirigeants s’accompagnera le plus souvent de la mise en jeu de la responsabilité de l’un ou l’autre de leurs proches, soit au titre de la complicité, soit au titre du recel. Le dirigeant qui, avec l’aide de son chef comptable, puise des fonds dans les caisses de la société pour offrir à sa fille, fort peu naïve, un joli appartement risque d’être condamné, en tant qu’auteur principal, du chef d’abus de bien social. Son comptable encourt une condamnation aux mêmes peines à raison de sa complicité dans l’abus de bien social, tandis que sa fille commet un délit autonome, celui de recel (d’abus de bien social).


[1] Certaines infractions pénales sont constituées même en l’absence de dommage causé à une victime ; v. p. ex.,  publicité trompeuse, infra.

[2] Rapport « La dépénalisation du droit des affaires » (prés. J.-M. Coulon), Janvier 2008.

[3] V. p. ex. : C. trav., art. R. 1227-1 : « Le fait de ne pas procéder à la déclaration préalable à l’embauche (…) est puni d’une contravention de la cinquième classe ».

[4] Cons. Const., déc. n° 2014-453/454 QPC et 2015-462 QPC du 18 mars 2015. Pour la présentation de cette question, v. infra

[5] La contravention est une infraction ; elle se distingue, en dépit du langage commun, de « l’amende » qui est une peine pouvant être prononcée tant pour des contraventions, que des délits ou des crimes.

[6] L’homicide involontaire, en revanche, est un délit.

[7] V. infra.

[8] Le phénomène est plus rare au sein des sociétés.

[9] Définie à l’article L. 121-1 du Code de la consommation, l’infraction exige seulement que soit constaté le caractère faux, de nature à induire en erreur ou à provoquer une confusion avec un autre bien ou service (…) des indications fournies par le professionnel aux consommateurs sur son produit. Il n’est pas nécessaire qu’un consommateur – ou qu’un concurrent – établisse qu’un dommage a résulté de ces actes.

[10] L’affirmation n’est que partiellement vraie. Au titre d’autres infractions, la loi pénale prend en compte les circonstances dans lesquelles est intervenu le décès. Le présent ouvrage est trop étroit pour détailler ces importantes nuances.

[11] C. pén., art. 121-5.

[12] C. pén., art. 321-1.

La responsabilité pénale des dirigeants : le transfert de la responsabilité et la délégation de pouvoirs

Par Vincent Roulet, Maître de conférences Hdr à l’Université de Tours, Avocat au barreau de Paris, Edgar Avocats

L’éloignement du chef d’entreprise ou des dirigeants de l’association par rapport à l’activité quotidienne exercée par la personne morale a justifié l’aménagement de leur responsabilité pénale par l’article 121-3, al. 4. Elle a également justifié la reconnaissance par le droit pénal de la délégation de pouvoirs. Celle-ci est possible, et paraît même obligatoire[1].

Définition. La délégation de pouvoirs est l’acte juridique par lequel une personne (le délégant) se dessaisit d’une fraction de ses pouvoirs au profit d’une autre personne (le délégataire), le plus souvent l’un de ses subordonnés. Disposant désormais des pouvoirs du délégant, le délégataire encourt les mêmes responsabilités à l’occasion de leur exercice.

Présentation générale. Le mécanisme de la délégation de pouvoirs – et du transfert de responsabilité qu’il implique – est ancien. Il fut accueilli par la jurisprudence au début du XXème siècle[2], à propos de la sécurité au travail. Un salarié fut victime d’un accident du travail à la suite, notamment, d’une violation par l’employeur de ses obligations afférentes à la sécurité des salariés. L’employeur, en raison de son éloignement et de l’objet réel de son activité, était dans l’impossibilité de prévenir la violation des dispositions relatives à la sécurité et d’empêcher la réalisation du dommage. Il fut poursuivi mais prétendit échapper à sa responsabilité en reportant celle-ci sur le responsable du site où eut lieu l’accident.

Le transfert de responsabilité n’est pas évident à apprécier moralement. D’une part, la condamnation du chef d’entreprise semble inopportune ; celui-ci est étranger à l’accident. De l’autre, retenir la responsabilité du chef d’établissement revient à faire supporter par un salarié, subordonné, la responsabilité du dirigeant. La jurisprudence s’est peu à peu fixée de manière pragmatique sur une idée simple : la responsabilité pénale pèse sur celui qui est en mesure d’éviter la réalisation du dommage, pourvu qu’il soit effectivement en mesure d’observer la loi pénale. Le chef d’entreprise est donc responsable, sauf s’il a consenti une délégation de pouvoirs à une personne disposant des moyens intellectuels, juridiques et matériels propres à éviter la commission des infractions. La délégation de pouvoirs est licite mais strictement encadrée[3].

Le domaine de la délégation de pouvoirs

La délégation de pouvoirs ne produit ses effets qu’en matière de responsabilité pénale, mais s’applique à tous types d’infractions, pourvu que le dirigeant n’ait pas personnellement pris part à la commission de celles-ci et pourvu que les pouvoirs délégués ne relèvent pas de l’essence de la qualité de dirigeant.

Un domaine cantonné à la responsabilité pénale.

La délégation de pouvoirs n’a d’efficacité qu’en matière de responsabilité pénale, à l’exclusion de la responsabilité civile. Elle ne saurait avoir pour effet transférer la responsabilité civile du délégant sur la personne et le patrimoine du délégataire. La règle est de peu de portée pratique à l’égard du dirigeant puisque celui-ci n’est pas personnellement responsable civilement à l’égard de la victime, du moins lorsqu’il n’a pas causé lui-même directement le dommage[4].

Un domaine ouvert à tous types d’infractions.

Principe. La délégation de pouvoirs produit principalement ses effets à propos de la responsabilité pénale encourue à l’occasion d’un dommage corporel subi par un salarié. Rien n’interdit cependant qu’elle protège le dirigeant dans d’autres circonstances. Depuis 1993, elle s’étend à tous les domaines du droit pénal : « sauf si la loi en dispose autrement, le chef d’entreprise, qui n’a pas personnellement pris part à la réalisation de l’infraction, peut s’exonérer de sa responsabilité pénale s’il rapporte la preuve qu’il a délégué ses pouvoirs à une personne pourvue de la compétence, de l’autorité et des moyens nécessaires »[5]. Aussi la délégation de pouvoirs – donc la délégation de responsabilité pénale – joue-t-elle par exemple en matière de publicité trompeuse[6] ou de vente à perte[7].

Exceptions. Il est cependant certaines situations dans lesquelles la délégation de pouvoirs ne peut être consentie ou, plus exactement, si elle est consentie, n’aura pas pour effet d’évincer la responsabilité pénale du dirigeant. Ces exceptions tiennent au comportement observé par le dirigeant après qu’a été donnée la délégation, ou à certaines compétences inhérentes à la fonction de dirigeant.

Quant au comportement du dirigeant, il convient de distinguer deux hypothèses : la délégation de pouvoirs n’emporte pas de transfert de responsabilité pénale lorsque le dirigeant a personnellement et directement participé à la commission de l’infraction, ou lorsque, sans commettre le fait délictueux, il a érigé celui-ci en politique d’entreprise.

Le premier cas de figure est simple. L’efficacité pénale de la délégation de pouvoirs est subordonnée à la condition que, une fois consentie la délégation, le délégant (le dirigeant) se désintéresse parfaitement de la matière déléguée. N’est pas de nature à exclure la responsabilité pénale du président-directeur général des chefs d’abus de faiblesse et d’escroquerie la délégation de pouvoirs consentie à un salarié de mener les campagnes publicitaires dès lors que le dirigeant « participait directement à la mise au point des campagnes publicitaires dont le lancement n’avait lieu qu’avec son accord et qu’il agissait directement sur leur organisation » et qu’il « revendique lui-même les concepts et les méthodes de la politique commerciale agressive mise en œuvre, sur ces directives, par des commerciaux encouragés par lui et motivés par un système d’intéressement »[8]. Le second est tout aussi limpide. Le dirigeant ne peut s’abriter derrière le transfert de sa responsabilité pénale organisé par une délégation dès lors qu’il a incité la commission, par le délégataire, de l’infraction pénale. Le président du directoire est personnellement coupable du délit de travail dissimulé, en dépit de la délégation de pouvoirs consentie à un salarié directeur régional, dès lors qu’il est établi que « ces pratiques illicites généralisées procèdent d’un « choix de stratégie (…) n’étant pas limité à la direction régionale [en cause] »[9].

Ces cas particuliers mis à part, il faut rappeler que la fonction de dirigeant ne peut être intégralement déléguée. Un noyau de compétences – et de responsabilités – demeure accolé au dirigeant en dépit de toute délégation de pouvoirs. Sont concernées à titre quasi-exclusif les relations du dirigeant avec les instances représentatives du personnel : « même s’il confie à un représentant le soin de présider le comité central d’entreprise, le chef d’entreprise engage sa responsabilité à l’égard de cet organisme, s’agissant des mesures ressortissant à son pouvoir propre de direction sans pouvoir opposer l’argumentation prise d’une délégation de pouvoirs »[10]. Il ne faut cependant pas tirer la conclusion que le dirigeant est, par principe, responsable, du délit d’entrave commis à l’endroit des représentants du personnel, sans qu’il puisse s’exonérer au moyen d’une délégation de pouvoirs. Il convient, en réalité, de distinguer selon le fait précis qui a constitué l’entrave. Ou bien le délit est constitué par des agissements directement rattachables à la direction générale de l’employeur (communication des informations sociales, octroi des moyens que la loi ou une convention collective accorde au comité d’entreprise, organisation des élections professionnelles[11]…) : alors le dirigeant ne peut se prévaloir de la délégation de pouvoirs. Ou bien le délit est constitué par la violation d’obligations purement procédurales ou formelles (établissement de l’ordre du jour, communication tardive d’informations…), alors la délégation de pouvoirs produit ses effets[12].

  Le délégataire peut-il être un tiers à la société dirigée par le délégant ?   Assez curieusement, le mécanisme de la délégation de pouvoirs ne parvient pas à se détacher de la notion de subordination qui, traditionnellement, unit le chef d’entreprise à ses salariés. La finalité qu’elle poursuivait originellement – assurer des « relais fonctionnels dans le respect d’une unité de direction » (A. Coeuret, La délégation de pouvoirs, in Le pouvoir du chef d’entreprise, Dalloz 2001, p. 32) – comme le contrôle que doit conserver le délégant sur le délégataire (et la faculté, voire l’obligation, pesant sur celui-ci de révoquer la délégation consentie devant l’impuissance du délégataire) s’opposent à ce que la délégation de pouvoirs soit consentie efficacement à un tiers à l’entreprise : « peut-on concevoir que l’employeur transmette à un tiers suffisamment d’autorité, de compétences et de moyens pour qu’un juge reconnaisse que le tiers disposait d’une délégation de pouvoirs ? » (E. Dreyer, ouv. préc., n° 984). Ce classicisme devrait pouvoir être dépassé, et la Cour de cassation distingue.   D’une part, l’employeur ne peut se prévaloir des relations contractuelles nouées avec un tiers parfaitement étranger à l’entreprise pour établir l’existence d’une délégation de pouvoir. Il s’agissait, en l’espèce, de savoir si le contrat d’entretien des pneumatiques des véhicules de la flotte automobile de l’entreprise valait délégation de pouvoirs emportant transfert de la responsabilité pénale en ce qui concerne les contraventions aux règles techniques de mise en circulation des véhicules. La Cour refuse ce transfert de responsabilité (Crim., 6 mai 1964, D. 1964.II.562).   D’autre part, la Cour admet l’efficacité des délégations de pouvoirs consenties au sein d’un groupe de sociétés : « rien n’interdit au chef d’un groupe de sociétés, président de la société donneur d’ordre et dirigeant de la société sous-traitante, de déléguer ses pouvoirs en matière d’hygiène et de sécurité à un salarié d’une autre société du groupe, sur lequel il exerce un pouvoir hiérarchique » (Crim., 26 mai 1994, n° 93-83.213).

Les conditions d’efficacité de la délégation de pouvoirs

L’efficacité pénale de la délégation de pouvoirs est subordonnée à plusieurs conditions tenant au contenu de la délégation, à la qualité du délégataire et aux circonstances de fait dans lesquelles le délégataire exerce les pouvoirs du délégant.

Les conditions tenant au contenu de la délégation de pouvoirs

À l’exclusion d’un noyau de prérogatives qui ne sauraient être déléguées par le chef d’entreprise, la délégation que consent ce dernier doit être précise, quant à son objet et quant aux pouvoirs qui sont transférés au délégataire.

Pouvoirs ne pouvant être délégués. Il est exclu, d’abord, que le chef d’entreprise délègue l’intégralité de ses pouvoirs au délégataire. Ainsi qu’il l’a déjà été indiqué, une fraction du pouvoir du chef d’entreprise relative aux compétences inhérentes à cette qualité, ne saurait être déléguée (à tout le moins la délégation serait-elle inefficace pénalement). Tel est le cas en ce qui concerne les relations institutionnelles avec les représentants du personnel[13]. Par le passé, les juges avaient pu se prononcer dans le même sens à chaque fois que l’évitement de la commission de l’infraction nécessitait une décision (celle d’engager des fonds) relevant de la seule compétence du chef d’entreprise[14]. Il ne s’agit, au demeurant, que du prolongement de l’idée selon laquelle la responsabilité pénale ne peut être déléguée qu’à la condition que soient donnés au délégataire les moyens d’exercer l’activité déléguée en conformité avec les dispositions légales et règlementaires. Il convient ensuite de préciser que la délégation de pouvoirs ne saurait dispenser le chef d’entreprise de toute obligation. Lui incombe en effet celle de contrôler les agissements du délégataire ; et les juges sanctionnent le délégant qui se métamorphose en autruche. Engage sa responsabilité pénale du chef de délit d’entrave le dirigeant qui, en dépit de la délégation de pouvoirs consentie, « n’a pu ignorer le caractère chronique des infractions commises » par le délégataire et n’a pas réagi en révoquant ce dernier : « par de telles omissions, commises volontairement, [le dirigeant] a engagé sa responsabilité pénale »[15].

Définition des pouvoirs délégués. La délégation de pouvoirs fixe de manière précise les pouvoirs remis au délégataire – et donc le domaine de la responsabilité. Les juges privent d’efficacité la délégation « en l’absence d’instructions précises données » au délégataire[16]. Demeure responsable du chef de l’infraction fiscale afférente, le président du conseil d’administration qui a consenti au directeur général une « délégation de ses pouvoirs afin de veiller au respect du Code du travail, de la législation et de la règlementation applicables aux transports » sans préciser si cette « délégation de pouvoirs […] s’étendait à la matière des contributions indirectes et de la circulation des alcools »[17]. Pour produire ses effets, la délimitation doit être réalisée en amont de la commission de l’infraction ; pour le dirigeant, il est vain d’espérer régulariser une délégation de pouvoirs trop vague, comme il est vain d’espérer que le juge prenne en considération a posteriori l’ « aveu » du délégataire[18].

Les conditions tenant à la qualité du délégataire

La délégation n’exonère le dirigeant de sa responsabilité pénale que si le délégataire est en mesure de supporter cette responsabilité. La capacité du délégataire est établie par la réunion de trois éléments : la compétence, l’autorité et l’indépendance.

Compétences. L’idée de compétence est double. Il s’agit, bien sûr, d’éviter que le dirigeant ne s’exonère de sa responsabilité au détriment d’un salarié qui, de toute évidence, n’est pas en mesure d’assurer le strict respect de la loi pénale car il ne maîtrise ni celle-ci, ni les normes techniques – notamment de sécurité – que son observation implique. Les juges rejettent la délégation « fantoche ». Mais il s’agit également d’inciter les dirigeants à choisir comme délégataire une personne parfaitement apte à remplir cet office. Le moment venu, les juges vérifient immanquablement la compétence du délégataire, c’est-à-dire à la fois sa maîtrise technique[19] et ses connaissances juridiques. Quant à la maîtrise technique, ils la contrôlent minutieusement. Il ne suffit pas que, en raison de sa qualification, le délégataire ait pu connaître les règles qu’il était chargé de faire respecter ; il faut encore qu’il soit établi qu’il connaissait précisément les modalités de mise en œuvre de ces règles[20]. Quant à la compréhension des règles juridiques, elle doit être certaine : est inefficace la délégation de pouvoirs consentie à un salarié dont les auditions, postérieures à la réalisation du dommage, révèlent « qu’il apprécie les travaux dangereux et les mesures de sécurité à prendre selon sa propre expérience et non par référence à la lettre ou à l’esprit desdites dispositions »[21].

Autorité. La condition d’autorité est satisfaite lorsque, d’une part, le délégataire est chargé par la délégation de donner les ordres nécessaires à l’accomplissement de la mission. Ceci implique que le délégataire ne soit pas uniquement affecté à l’exécution d’un travail technique[22]. Il importe, d’autre part, que le délégataire dispose du pouvoir de donner les ordres nécessaires, non seulement à ses éventuels subordonnés, mais encore à toute personne de l’entreprise susceptible d’interférer dans l’exécution des tâches déléguées. Est donc dépourvue d’effet la délégation de pouvoirs consentie en matière de règlementation économique au chef de secteur des produits frais dès lors que l’établissement des factures relevait du service comptable sur lequel il n’avait pas autorité[23]. Il n’en va pas différemment, en matière de sécurité, lorsque le délégataire, qui ne dispose pas du pouvoir de contraindre les salariés à cesser leur activité ou de celui de les sanctionner, est uniquement autorisé à rappeler aux salariés enfreignant les consignes de sécurité qu’ils s’exposent à un licenciement pour faute grave[24].

Indépendance. La condition tenant à l’indépendance du délégataire fait écho à l’impossibilité pour le dirigeant de se prévaloir d’une délégation de pouvoirs s’il a lui-même participé à la commission de l’infraction : le dirigeant qui s’immisce dans l’activité du délégataire est, au même titre que celui-ci, auteur des faits réprimés. La délégation de pouvoirs est privée d’effet lorsque le délégant se substitue au délégataire, privant celui-ci de ses pouvoirs[25]. Il en va de même si le délégataire est astreint à demander l’approbation de sa hiérarchie lorsqu’il exerce la délégation. Ne saurait échapper à sa responsabilité pénale découlant d’une fraude fiscale le dirigeant qui, après avoir délégué ses pouvoirs en la matière au directeur financier, s’était réservé la signature des chèques et exigeait un compte rendu hebdomadaire[26]. L’indépendance doit être entendue plus largement encore. Elle implique que la délégation de pouvoirs soit consentie à titre exclusif au délégataire et prive d’effet la délégation consentie, dans un même domaine, à plusieurs personnes. Le dirigeant « ne peut déléguer ses pouvoirs à plusieurs personnes pour l’exécution d’un même travail, un tel cumul étant de nature à restreindre l’autorité et à entraver les initiatives de chacun des prétendus délégataires »[27].

Enfin, la délégation n’est licite qu’à la condition que le délégataire l’ait préalablement acceptée. L’acceptation peut être formulée de manière expresse mais, dans la mesure où les juges n’exigent pas que la délégation de pouvoirs soit nécessairement constatée par écrit[28], ils tolèrent que l’acceptation soit inhérente à l’acceptation de ses fonctions générales par le délégataire (salarié qui accepte un poste de cadre-dirigeant) ou qu’elle soit constatée au regard du comportement adopté par ce dernier à la suite de l’information sur la délégation que lui a procurée le délégant.

Les conditions tenant aux circonstances de fait dans lesquelles le délégataire exerce les pouvoirs du délégant.

Moyens mis à la disposition du délégataire. L’autorité et l’indépendance du délégataire trouvent leur prolongement dans une ultime condition. La Cour de cassation réaffirme périodiquement que la mise à disposition des « moyens nécessaires » à l’accomplissement de sa mission est une condition d’efficacité de la délégation de pouvoirs[29]. Ce qui implique, notamment, que le délégataire puisse engager des dépenses à cette fin[30].

La subdélégation de pouvoirs

Admission des subdélégations. Après quelques hésitations, fut admise la validité des subdélégations par lesquelles le délégataire transfère à un subdélégataire les pouvoirs (et la responsabilité) qu’il tient du délégant.

La validité de la subdélégation n’est subordonnée à aucune condition particulière, mais il convient d’appliquer strictement les conditions inhérentes à toute délégation. D’une part, « l’autorisation du chef d’entreprise, dont émane la délégation de pouvoirs initiale, n’est pas nécessaire à la validité des subdélégations de pouvoirs »[31]. Mais, d’autre part, il est vraisemblable, en fait, que le subdélégataire pressenti ne disposera pas de toutes les qualités ni de toutes les prérogatives dont disposait le délégataire initial. Il convient donc d’apprécier à part, en tenant compte de la situation particulière du subdélégataire, les conditions d’efficacité de la subdélégation[32].

La preuve de la délégation de pouvoirs

En ce qui concerne la preuve de la délégation de pouvoirs, deux questions doivent être traitées. La première est celle de savoir s’il incombe au ministère public qui poursuit le dirigeant de prouver l’absence de délégation de pouvoirs ou, si à l’inverse, c’est au dirigeant poursuivi qu’il incombe d’établir l’existence d’une telle délégation. La seconde question – qui suppose la première résolue – est celle de savoir quels éléments de preuve apporter au soutien de l’existence de la délégation.

La charge de la preuve

Dirigeant. Il appartient au chef d’entreprise poursuivi d’établir l’existence et la perfection de la délégation de pouvoirs : « pour exonérer l’employeur [le dirigeant] de sa responsabilité personnelle, une délégation de pouvoirs […] doit être prouvée par celui qui en invoque l’existence »[33]. La preuve concerne à la fois la délégation de pouvoirs elle-même et l’ensemble des conditions d’efficacité de celle-ci.

Les moyens de preuve

Écrit non nécessaire et non suffisant. La preuve de la délégation de pouvoirs est « libre ». Celui qui s’en prévaut n’est pas tenu de rapporter un écrit au soutien de son affirmation : la délégation de pouvoirs peut être prouvée par tout moyen[34], et  l’écrit, fut-il signé de la main du délégataire, ne suffit pas à établir l’existence de la délégation. Pour forger sa conviction, le juge recourt à la technique du « faisceau d’indices ». Les indices sont l’éventuel écrit passé entre le délégant et le délégataire, les fonctions occupées par ce dernier, l’autonomie et les pouvoirs (hiérarchiques et à l’égard des tiers) dont il jouissait. Réunis, ils caractérisent les éléments nécessaires à la délégation de pouvoirs. Il est donc vain d’espérer faire reconnaître cette dernière au seul moyen d’un organigramme[35], d’un règlement intérieur[36] ou de tout autre document d’ordre général[37].

Écrit utile. Aussi faut-il conseiller de prendre la précaution de traduire par écrit la délégation de pouvoirs. L’écrit sera aussi complet que possible. Il mentionnera non seulement l’identité et la qualité du délégant et du délégataire mais encore :

  • Les raisons pour lesquelles la délégation est consentie,
  • Le champ, précisément délimité, de la délégation,
  • Les moyens hiérarchiques, juridiques et financiers octroyés au délégataire en vue de l’exécution de la délégation,
  • La date d’effet de la délégation,
  • L’acceptation de la délégation par le délégataire.

Dans la mesure où l’écrit, seul, ne suffit pas à prouver l’efficacité de la délégation, il faut encore conseiller au délégataire, au cours de l’exécution de celle-ci, de conserver les preuves de la mise en œuvre effective des moyens visés dans la délégation écrite.

Les effets de la délégation de pouvoirs

Lorsqu’elle produit ses effets, la délégation de pouvoirs emporte le transfert de la responsabilité pénale du dirigeant délégant vers le délégataire. Le principe est cependant limité.

Principes. La responsabilité pénale du délégant et du délégataire est alternative, non cumulative. Ou bien la délégation produit ses effets : alors le délégant est déchargé du risque pénal et le délégataire est la seule personne physique responsable pénalement. Ou bien la délégation de pouvoirs est imparfaite : le délégant seul est responsable[38]. Il est donc exclu de voir ensemble condamnés le délégant et le délégataire[39].

Limites. D’abord, le transfert de responsabilité est écarté lorsque le délégant s’est immiscé dans la gestion de l’activité déléguée (la délégation, initialement licite perd son efficacité) ou lorsqu’il a participé, en tant que co-auteur ou complice, aux fautes pénales commises par le délégataire[40]. Ensuite, le transfert de responsabilité n’impacte que la situation des personnes physiques. Le délégant comme le délégataire étant considérés comme des « représentants » de la personne morale qu’ils dirigent ou qui les emploie, celle-ci est tenue pénalement du comportement de l’un et de l’autre ; à ses yeux donc, l’efficacité de la délégation[41], voire de la subdélégation[42], est indifférente. Enfin, la délégation de pouvoirs joue un rôle modéré en matière de responsabilité civile. Son existence n’affecte pas la responsabilité civile de la société ou de l’association ; en revanche, elle transfère la responsabilité civile pesant sur le délégant vers le délégataire. D’une part, le délégant – notamment lorsqu’il est dirigeant – n’est pas tenu civilement de la faute commise par le délégataire[43], et d’autre part, le délégataire condamné pénalement à raison d’une faute qualifiée au sens de l’article 121-3 du Code pénal engage sa propre responsabilité civile à l’endroit de la victime[44].


[1] Crim., 7 juin 2006, n° 05-86.804. En l’espèce, la Cour de cassation reconnait la responsabilité pénale du dirigeant, pourtant hospitalisé lors de la commission de l’infraction, qui n’avait pas délégué ses pouvoirs.

[2] Crim., 28 juin 2002, Bull. crim. n° 237, p. 425.

[3] Le MEDEF a publié en décembre 2004, un « vade-mecum » sur la délégation de pouvoirs qui, pour l’essentiel, est toujours d’actualité. Il est en accès libre sur internet à l’adresse : http://www.ssa974.com/IMG/pdf/la_delegation_de_pouvoir_vademecum_.pdf

[4] Lorsque le dirigeant (déléguant) n’a pas lui-même causé le dommage, il n’a vraisemblablement pas commis une faute séparable des fonctions (v. supra) susceptible d’engager sa propre responsabilité. C’est à la personne morale, société ou association (voire aux organismes sociaux telle l’assurance accident du travail) qu’il incombera d’indemniser la victime.

[5] Crim., 11 mars 1993, 5 décisions, Bull. crim. n° 112.

[6] Crim., 11 mars 1993, n° 91-83.655 : la décision rejette cependant, en l’espèce, l’existence d’une délégation de pouvoir, non par principe, mais à raison de l’absence de preuve de cette délégation (sur la preuve de la délégation, v. infra).

[7] Crim., 11 mars 1993, n° 92-80.773.

[8] Crim., 17 septembre 2002, n° 01-85.891.

[9] Crim., 17 juin 2003, n° 02-84.244.

[10] Crim., 15 mai 2007, n° 06-84.318. Condamnation du président du directoire ayant délégué cette mission au salarié directeur adjoint des affaires sociales.

[11] Crim. ; 6 novembre 2007 n° 06-86.027.

[12] A. Coeuret, E. Fortis, Droit pénal du travail, LexisNexis 2012, n° 300.

[13] Crim. ; 6 novembre 2007 n° 06-86.027.

[14] M. Dreyer cite deux décisions anciennes mais toujours d’actualité : Crim., 21 janvier 1911, bull. crim. n° 54 : « il ne dépend pas du directeur spécial de l’atelier (délégataire) que les lavabos répondent aux prescriptions légales, le directeur gérant de la société pouvant seul ordonner la dépense et faire dresser les plans et installations exigés par la loi » ; CA Paris 4 mars 1963, JCP 1963.II.13259, note H. Guérin : où est retenue la responsabilité du chef d’entreprise, en dépit de la délégation consentie, dès lors que « la fixation de l’indemnité de congé [litigieuse] due aux salariés de l’entreprise à l’occasion des congés de 1959 était une décision d’ordre général concernant l’ensemble du personnel salarié et qu’il appartenait au seul PDG de prendre ».

[15] Crim., 15 février 1982. En l’espèce l’abstention du dirigeant était particulièrement grave : la violation répétée de l’obligation d’information et de consultation du comité d’entreprise avait préalablement été portée à sa connaissance par l’inspecteur du travail.

[16] Crim., 28 janvier 1975, n° 74-91.495.

[17] Crim., 7 novembre 1994, n° 93-85.286.

[18] Crim., 2 février 1993, n° 92-80.672 : où la Cour de cassation approuve la Cour d’appel qui « énonce notamment que le document en vigueur au moment des faits, (…), est trop général pour constituer une délégation de pouvoirs certaine et dépourvue d’ambiguïté ; que la délégation établie postérieurement à l’accident entre les mêmes parties, qui ne comporte aucune référence au document précédent, ne peut être considérée comme sa régularisation ; [et] que la reconnaissance de cette délégation, faite par le préposé au cours de l’enquête, “n’est pas déterminante comme émanant d’un salarié soumis à un lien de subordination ” ». 

[19] Crim., 30 octobre 1996, 95-84.842 : où est déclarée inefficace la délégation de pouvoirs consentie à un salarié qui « n’avait pas les compétences techniques nécessaires ».

[20] Crim., 26 novembre 1991, n° 90-87.310 : est inefficace la délégation de pouvoirs consentie à un salarié « couvreur », certes habitué des chantiers, mais qui n’a jamais exercé les fonctions de conducteur de travaux et qui n’a pas bénéficié de la formation essentielle alors que, embauché en qualité de « commis de chantier », il n’est en poste que depuis onze jours dans l’entreprise.

[21] Crim., 8 février 1983, n° 82-92.644.

[22] Crim., 21 février 1968, n° 67-92.381.

[23] Crim., 6 mai 1996, n° 95-83.340.

[24] Crim., 15 octobre 1991, n° 89-86.633.

[25] Crim., 7 juin 2011, n° 10-84.283, où un dirigeant exerce lui-même, de manière répétée, le pouvoir disciplinaire à l’encontre de chauffeurs salariés, en dépit de la délégation de pouvoirs préalablement consentie.

[26] Crim., 19 août 1997, n° 96-83.944.

[27] Crim., 6 juin 1989, n° 88-82.266.

[28] V. infra.

[29] Crim., 7 novembre 1994, n° 93-85.286.

[30] CA. Grenoble, 29 avril 1999 où le délégataire ne disposait pas d’un pouvoir autonome dans la commande de matériel de sécurité ; Crim., 25 janvier 2000, n° 97-86.355 où le délégataire ne pouvait régler seul les factures d’entretien.

[31] Crim., 30 octobre 1996, n° 94-83.650.

[32] V., p. ex. : Crim : 2 février 2010, n° 09-84.250.

[33] Crim., 5 juillet 1983, Aspertti-Boursin.

[34] Crim., 17 février 1979, bull. crim. 1979, n° 88.

[35] Crim., 15 janvier 1980, Hiard.

[36] Crim., 11 janvier 1955, bull. crim. 1955, n° 21.

[37] V., pour d’autres exemples, A. Coeuret, E. Fortis, Droit pénal du travail, préc., n° 339.

[38] Sous la réserve de la responsabilité pénale de la personne morale.

[39] Crim., 23 janvier 1975, n° 73-92.615.

[40] Crim., 9 novembre 2010, n° 10-81.074.

[41] Crim., 9 novembre 1999, n° 98-81.746.

[42] Crim., 26 juin 2001, n° 00-83.466 : « ont la qualité de représentants, au sens de [l’article 121-1 du Code pénal], les personnes pourvues de la compétence, de l’autorité et des moyens nécessaires, ayant reçu une délégation de pouvoirs de la part des organes de la personne morale ou une subdélégation des pouvoirs d’une personne ainsi déléguée ».

[43] Ce qui n’exclut pas que puisse être reproché au délégant une faute personnelle consistant dans le défaut de surveillance ou de contrôle de l’activité du délégataire.

[44] Crim., 28 mars 2006, n° 05-82.975. En principe, les salariés, comme les dirigeants à l’égard des tiers, n’engagent pas leur propre responsabilité à raison des fautes qu’ils commettent dans l’exercice de leurs fonctions (C. civ., art. 1384, al. 5). Ce principe connaît une exception, comparable à celle appliquée aux dirigeants, lorsque les salariés ont commis une faute étrangère à l’exercice de leurs fonctions. Tel est le cas des fautes pénales intentionnelles : « le préposé condamné pénalement pour avoir intentionnellement commis, fût-ce sur l’ordre du commettant, une infraction ayant porté préjudice à un tiers, engage sa responsabilité civile à l’égard de celui-ci » (Plén., 14 décembre 2001, n° 00-82-066). Cette solution est déclinée pour les délégataires, le plus souvent salariés, à propos des fautes visées à l’article 121-3 du Code pénal (v. supra).