De la protection juridique des logiciels: brevet ou droit d’auteur?

La protection des logiciels. Le débat qui s’est tenu sous l’égide du législateur français reflète relativement bien les discussions qui ont eu lieu au sein des États membres de l’OMPI. Afin de comprendre la décision qui en ait résulté, celle-ci ayant été partagée par la plupart des législateurs nationaux, prenons ce débat comme fil directeur de nos propos. En France donc, nombreux sont ceux à s’être spontanément prononcés en faveur de la protection des programmes d’ordinateur par le droit des brevets[1]. L’argument le plus souvent avancé est de dire que le logiciel revêt une dimension fonctionnelle, ce à quoi s’ajoute le fait que le droit d’auteur n’aurait pour seule fonction que de protéger les créations intellectuelles qui relèvent du domaine du beau. Si cette thèse est, à maints égards, fort attrayante, elle révèle, toutefois, chez ceux qui ont pu la soutenir, une certaine méconnaissance du droit de la propriété littéraire et artistique. En vertu de l’article L. 112-1 du Code de la propriété intellectuelle, ont vocation à être protégées « toutes les œuvres de l’esprit, quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination». Il est, dans ces conditions, inenvisageable de dénier la protection du droit d’auteur au logiciel au seul motif que celui-ci ne procèderait pas d’une démarche esthétique. De la même manière, alors que la loi du 13 juillet 1978 relative à l’activité inventive tend à n’accorder sa protection qu’aux seules inventions qui présentent un caractère technique[2], aucune raison ne justifie que les programmes d’ordinateur soient exclus de cette protection. Leur fonction première est de « tirer parti des ressources de la machine en vue d’un résultat déterminé »[3]. Or, quel autre nom donner à ce processus, sinon celui de l’effet technique, condition préalable à la qualification d’invention ? Partant, de par sa nature, le logiciel apparaît comme susceptible de revêtir toutes les formes de protections qu’offre le droit aux créateurs. Cela a pour conséquence directe, selon Christophe Caron, de faire « éclater les frontières traditionnelles de la propriété intellectuelle »[4]. Il a pourtant bien fallu choisir entre l’une ou l’autre des protections, l’hypothèse d’un cumul ou d’une option laissée aux programmeurs étant juridiquement inenvisageable[5].

L’exclusion du droit des brevets. Dès lors, afin de ne pas se laisser enfermer dans un choix qu’il aurait pu regretter, le législateur a jugé opportun de légiférer en procédant par exclusion plutôt que par choix. Parce que choisir immédiatement une protection aurait été précipité à une époque où les programmes d’ordinateur n’étaient encore que des sujets de laboratoire, les résidents du Palais Bourbon se sont contentés d’exclure la protection qui leur semblaient la moins appropriée. Cette exclusion s’est faite dans un contexte très animé, où était débattu le texte remplaçant la vieille loi du 5 juillet 1844 relative aux brevets d’invention. Personne n’avait, toutefois, imaginé que les logiciels soient écartés purement et simplement de son champ d’application. Malgré l’affaire Prater & Wei, pendante devant les tribunaux aux États-Unis[6], où la Court of Customs and Patent Appeals (CCPA), juridiction spécialisée dans le domaine des brevets, avait amorcé la protection des logiciels par le droit des brevets, la loi du 2 janvier 1968 les en a pourtant exclus, au motif qu’ils seraient dénués de tout caractère industriel[7]. Preuve que cette exclusion des programmes d’ordinateur de la protection des brevets est partagée, à l’époque, par de nombreux États, les parties à la Convention de Munich du 5 octobre 1973 relative à la délivrance de brevets européens ont inscrit à l’article 52 alinéa 2 c) de ce texte que « ne sont pas considérées comme des inventions […] les programmes d’ordinateur». Cette fois-ci, le défaut de caractère industriel n’est pas même évoqué dans les travaux préparatoires du traité. Il est acquis aux yeux de tous, que les logiciels ne constituent pas des inventions. Même s’il a marqué une étape déterminante dans la protection par le droit des programmes d’ordinateur, ce consensus n’a pas, pour autant, suffi à faire patienter les éditeurs de logiciels, dont l’activité économique prenait des proportions à la mesure de ce qu’allait très vite devenir l’industrie de l’informatique. C’est la raison pour laquelle, après le temps de l’exclusion des logiciels du droit des brevets, est venu le temps pour le législateur de choisir une protection juridique pour ces derniers. Afin de mettre un terme aux spéculations de la doctrine d’une part, qui n’en finissait pas de confectionner des listes à la Prévert dans l’espoir de déterminer quelle protection serait in fine adoptée[8] et, d’autre part pour garantir au plus vite la sécurité juridique qui s’effritait à mesure que les contentieux se multipliaient[9], le législateur s’est résolu à faire un choix.

Le choix, par défaut, du droit d’auteur. En réalité, ce choix s’imposait de lui-même dans la mesure où les États-Unis étaient farouchement opposés à l’idée que les logiciels soient revêtus d’une protection spécifique[10]. Par ailleurs, le droit de la propriété intellectuelle ne pouvait offrir aux programmes d’ordinateur que deux sortes de protection, le recours à l’une d’elles qu’est le droit des brevets étant d’ores et déjà exclu par la convention de Munich à laquelle était partie la France. Restait plus qu’aux députés français, le choix du droit de la propriété littéraire et artistique, lequel a solennellement été entériné par la loi du 3 juillet 1985[11]. Comme le souligne Jean-Louis. Goutal, par cette loi, la protection du logiciel par le droit d’auteur est, semble-t-il, « gravée pour toujours dans le silicium des mémoires d’ordinateurs où se trouvent maintenant nos lois»[12]. Elle est d’autant plus ancrée dans notre droit, qu’elle a été introduite dans l’ordre juridique communautaire, par le biais de la directive 91/250 du 14 mai 1991. Ce texte dispose en son article 1er que « les états membres protègent les programmes d’ordinateur par le droit d’auteur en tant qu’œuvres littéraires au sens de la convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques » [13]. Transposée par la loi du 10 mai 1994[14], la directive communautaire a, comme s’accordent à le dire de nombreux auteurs, le mérite de faire sortir les programmes d’ordinateurs de la « cabane au fond du jardin » dans laquelle ils avaient été rangés par la précédente loi[15]. Plus surprenant encore, et c’est là le point d’orgue de ce mouvement, après que de nombreux pays ont opté, à leur tour, pour cette solution[16], la protection des logiciels par le droit d’auteur est inscrite à l’article 10.1 de l’accord ADPIC. Tous les États membres de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI) se voient, de la sorte, imposer de protéger « les programmes d’ordinateur […] en tant qu’œuvres littéraires en vertu de la convention de Berne »[17]. Dorénavant, hormis quelques différences susceptibles d’être relevées quant à leur régime juridique[18], les logiciels peuvent être considérés, dans de nombreux pays, dont la France, comme des œuvres de l’esprit à part entière, et ce même aux États-Unis où c’est le copyright, parent du droit d’auteur qui, dans presque tous les cas, s’appliquera.

[1] V. notamment J.-M. Mousseron, Traité des brevets, Paris, Litec, 1991, n°180 et s. ; J. Azéma et J.-C. Galloux, Droit de la propriété industrielle, Dalloz, coll. « précis », 2010, p. 116.

[2] Une invention sera considérée comme possédant un caractère technique si elle est susceptible de faire l’objet d’une application industrielle. Ainsi, selon l’article 7 de la loi de 1968 « est considérée comme industrielle toute invention concourant dans son objet, son application et son résultat, tant par la main de l’homme que par la machine à la production de biens ou de résultats techniques ».

[3] A. Lucas, J. Devèze et J. Frayssinet, Droit de l’informatique et de l’internet, PUF, coll. « Thémis », 2001, n°511, p. 303.

[4] Ch. Caron, « La coexistence du droit d’auteur et du droit des brevets sur un même logiciel »,  in Brevetabilité des logiciels : Droit des technologies avancées, 1-2/2002, vol. 9, p. 183.

[5] Contrairement aux autres biens intellectuels qui peuvent, à certaines conditions, faire l’objet d’un cumul de protection, les logiciels ne semblent pas pouvoir bénéficier de plusieurs régimes différents. L. 611-10, c) dispose en ce sens que « ne sont pas considérées comme des inventions au sens du premier alinéa du présent article notamment […] les programmes d’ordinateurs ». Cela n’empêche pas certains auteurs de plaider en faveur de l’abolition du principe de non-cumul. V. en ce sens A, Bertrand, Marques et brevets, dessins et modèles, Delmas, 1996, p. 6 ; Ch. Caron, art. préc., p. 203.

[6] Prater & Wei, 159 USPQ (United States Patent Quaterly) 583 (1968).

[7] L’article 7 de la loi du 2 janvier 1968 excluait, de la brevetabilité, « tous autres systèmes de caractère abstrait, et notamment les programmes ou séries d’instructions pour le déroulement des opérations d’une machine calculatrice ».

[8] Comme le remarque Jean-Louis Goutal à l’époque à propos de la protection juridique des logiciel « on n’a […] que l’embarras du choix : protection contractuelle […] ; action en responsabilité civile […] ; protection par le brevet du logiciel […] ; protection par le droit d’auteur […] ; et même protection par l’action d’enrichissement sans cause […] ; ou enfin, protection par le droit pénal […] » (J.-L. Goutal, « La protection juridique du logiciel », Dalloz, 1984, n°33, chron., pp. 197-206).

[9] Pour exemple, tandis que dans un arrêt Mobil Oil du 28 mai 1975, la chambre commerciale de la Cour de cassation refuse de valider un brevet au motif qu’il portait sur un programme destiné à de simples calculs informatiques, hors de tout appareillage ou procédé technique externe (Cass. Com., 28 mai 1975, PIBD 1975.155.III.349, suite à CA Paris, 22 mai 1973, Ann. propr. ind. 1973, p. 275, note Mathély ; PIBD 1973.107.III.197), dans un arrêt Schlumberger du 15 juin 1981, la Cour d’appel de Paris consacre la brevetabilité d’une invention dès lors que celle-ci porte sur un procédé technique dont certaines étapes sont mises en oeuvre par logiciel (CA Paris 15 juin 1981, PIBD.1981.285.III.175, Dossiers Brevets 1981.III.1, Ann. Prop. ind. 1982, p. 24).

[10] La Cour suprême est allée dans ce sens, en décidant de la non-brevetabilité des algorithmes dans une affaire Gottschalk v. Benson, (409 U.S, 1972). La Court of Customs and Pattent Appeals emprunta le même chemin en se prononçant, à de multiples reprises, contre la brevetabilité des logiciels. V. notamment, les Parker v. Flook, 198 USPQ 193 (1978) et Diamond v. Diehr, 209 USPQ 1 (1981).

[11] Loi n° 85-660 du 3 juillet 1985 relative aux droits d’auteur et aux droits des artistes-interprètes, des producteurs de phonogrammes et de vidéogrammes et des entreprises de communication audiovisuelle.

[12] J.-L. Goutal, « Logiciel : l’éternel retour », in Droit et Technique. Études à la mémoire du Pr. Linant de Bellefonds, Litec, 2007, p. 217.

[13] Directive 91/250/CEE du Conseil, du 14 mai 1991, concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur, JOCE 17 mai 1991, L. 122.

[14] Loi no 94-361 du 10 mai 1994 portant mise en œuvre de la directive (C.E.E.) no 91-250 du Conseil des communautés européennes en date du 14 mai 1991, concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur et modifiant le code de la propriété intellectuelle, JORF n°109 du 11 mai 1994, p. 6863.

[15] V. en ce sens J.-L. Goutal, art. préc., p. 218.

[16] On pense notamment aux États-Unis, à l’Allemagne, à la Grande Bretagne ou encore au Japon.

[17] Après d’âpres négociations c’est l’accord de Marrakech du 15 décembre 1993 qui prévoit que les programmes d’ordinateur seront protégés en tant qu’œuvres littéraires en vertu de la Convention de Berne.

[18] La singularité du régime juridique du logiciel réside dans le fait que les développeurs bénéficient de droits moraux amoindris sur leur création.


Garde de la chose – Désignation du gardien

1. La définition de la garde

Que doit-on entendre par la notion de garde ?

A priori, seul le gardien de la chose est susceptible d’engager sa responsabilité sur le fondement de l’article 1242 du Code civil.

Le plus souvent, la condition relative à la garde ne soulèvera guère de difficultés dans la mesure où le gardien sera tout à la fois le propriétaire et le détenteur de la chose lors de la production du dommage.

Quid néanmoins, dans l’hypothèse où le propriétaire et le détenteur de la chose sont deux personnes distinctes ?

Cette situation se rencontrera notamment lorsque la chose à l’origine du dommage aura été empruntée ou volée.

Dans pareille circonstance, qui doit être désigné gardien et supporter la charge de l’obligation de réparation ? Est-ce le propriétaire ou le détenteur de la chose ?

Deux théories sont envisageables :

  • La théorie de la garde juridique de la chose : la garde incomberait à celui qui est propriétaire de la chose, car lui seul posséderait un véritable pouvoir sur la chose
  • La théorie de la garde matérielle de la chose : La garde supposerait une maîtrise concrète et effective de la chose, de sorte que seul son détenteur effectif, qu’il en soit ou non le propriétaire, pourrait être qualifié de gardien

La question de la notion de garde a été tranchée dans un célèbre arrêt Franck du 2 décembre 1941, lequel vient clore une affaire dans le cadre de laquelle la Cour de cassation a été amenée à se prononcer par deux fois.

Affaire Franck

?Les faits

Le Docteur Franck prête sa voiture à son fils. Dans la nuit du 24 au 25 décembre 1929, la voiture est volée.

Le voleur, dont l’identité est demeurée inconnue, percute et blesse mortellement le facteur Connot.

Une action en responsabilité est alors engagée à l’encontre du propriétaire du véhicule.

?Enjeux

Dans l’affaire Franck le choix de la conception la garde n’était pas sans enjeux :

  • Dans l’hypothèse, où les juges retiendraient une conception matérielle de la garde, ils priveraient, de facto, la victime du dommage d’indemnisation dans la mesure où elle ne pourrait obtenir réparation qu’en engageant une action en responsabilité contre le voleur de la voiture. Or celui-ci n’a pas été interpellé, si bien que son identité est demeurée inconnue.
  • Dans l’hypothèse où les juges adopteraient la théorie de la garde juridique, cela reviendrait à engager la responsabilité du propriétaire du véhicule, alors qu’il n’en était pourtant pas le détenteur au moment de la production du dommage. Cette solution serait néanmoins favorable à la victime, puisqu’elle serait alors en mesure de diligenter des poursuites contre un débiteur identifié.

?Premier arrêt : l’adoption de la conception juridique de la garde

Dans un premier arrêt du 3 mars 1936, la Cour de cassation considère que le propriétaire de la voiture, instrument du dommage, en a conservé la garde, malgré le vol (Cass. civ., 3 mars 1936).

Ainsi, retient-elle une conception juridique de la garde : peu importe le pouvoir de fait sur la chose, seul compte le pouvoir de droit.

Bien que cette solution soit contraire à la jurisprudence des juges du fond qui s’étaient majoritairement prononcés en faveur de la théorie de la garde matérielle, elle s’inscrivait néanmoins dans le droit fil du mouvement d’objectivation de la responsabilité du fait des choses amorcée quarante ans plus tôt par l’arrêt Teffaine.

Résistance des juges du fond

L’objectif poursuivi par la Cour de cassation n’est, malgré tout, pas partagé par la Cour d’appel de renvoi qui résiste et déboute la victime de sa demande de réparation (CA Besançon, 25 févr. 1937).

Les juges du fond estiment que la responsabilité du propriétaire de la voiture ne saurait être engagée, la garde de la voiture ayant été transféré au conducteur par l’effet du vol.

Qui plus est, la Cour d’appel relève que, en raison des circonstances, aucune faute de surveillance ne saurait être reprochée au propriétaire de la voiture.

?Second arrêt : l’adoption de la conception matérielle de la garde

Dans un arrêt Franck du 2 décembre 1941, la Cour de cassation se range finalement derrière la position des juges du fond en adoptant la théorie de la garde matérielle.

Arrêt Franck

(Cass. ch. réunies, 2 déc. 1941)

Sur le moyen unique pris en sa première branche :

Attendu qu’il résulte des énonciations de l’arrêt attaqué que, dans la nuit du 24 au 25 décembre 1929, une voiture automobile, appartenant au docteur Y…, et que celui-ci avait confiée à son fils Claude, alors mineur, a été soustraite frauduleusement par un individu demeuré inconnu, dans une rue de Nancy où Claude Y… l’avait laissée en stationnement ;

Qu’au cours de la même nuit, cette voiture, sous la conduite du voleur, a, dans les environs de Nancy, renversé et blessé mortellement le facteur X… ;

Que les consorts X…, se fondant sur les dispositions de l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil, ont demandé au docteur Y… réparation du préjudice résultant pour eux de la mort de X… ;

Attendu que, pour rejeter la demande des consorts X…, l’arrêt déclare qu’au moment où l’accident s’est produit, Y…, dépossédé de sa voiture par l’effet du vol, se trouvait dans l’impossibilité d’exercer sur ladite voiture aucune surveillance ;

Qu’en l’état de cette constatation, de laquelle il résulte que Y…, privé de l’usage, de la direction et du contrôle de sa voiture, n’en avait plus la garde et n’était plus dès lors soumis à la présomption de responsabilité édictée par l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil, la cour d’appel, en statuant ainsi qu’elle l’a fait, n’a point violé le texte précité

Dans l’arrêt Franck, la Cour de cassation estime que dès lors que le propriétaire est privé de l’usage, de la direction et du contrôle de la chose, il n’en a plus la garde, de sorte que la présomption de responsabilité édictée à l’article 1384, al. 1er du Code civil doit être écartée.

Autrement dit, le propriétaire de la chose peut combattre la présomption de responsabilité qui pèse sur lui en démontrant qu’il n’en était pas le gardien lors de la production du dommage, ce qui donc suppose qu’il établisse avoir perdu les pouvoirs d’usage, de direction et de contrôle de la chose.

La garde comporte ainsi trois éléments constitutifs qui déterminent la qualité de gardien :

  • L’usage : maîtrise de la chose dans son propre intérêt
  • La direction : décider de la finalité de l’usage
  • Contrôle : capacité à prévenir le fonctionnement anormal de la chose

?Analyse de l’arrêt

La solution adoptée par la Cour de cassation dans l’arrêt Franck appelle deux observations :

  • Abandon de la conception juridique de la garde
    • En validant la décision des juges du fond qui ont refusé de retenir la responsabilité du propriétaire du véhicule, la Cour de cassation abandonne la théorie de la garde juridique au profit d’une conception matérielle de la garde.
    • La haute juridiction a, manifestement, entendu faire prédominer l’exercice effectif des pouvoirs sur la chose au moment du dommage
  • Résurgence de la faute
    • L’adoption de la théorie de la garde matérielle par la Cour de cassation repose sur l’idée qu’il serait inconcevable que l’on condamne le propriétaire de la chose, alors qu’il n’avait aucun moyen d’empêcher la production du dommage.
    • Autrement dit, celui à qui l’on vole sa chose n’est pour rien dans le fait que celle-ci ait causé un dommage
    • Aussi, l’idée sous-jacente est que le propriétaire de la chose ne saurait engager sa responsabilité si sa conduite est totalement étrangère à la production du dommage.
    • Dans la mesure où, il n’y est pour rien, il ne doit pas être condamné à payer
    • Avec l’arrêt Franck, on assiste alors à une résurgence de la faute, dont on devine qu’elle justifie ici l’adoption par la Cour de cassation de la conception matérielle de la garde.
    • La responsabilité aurait été beaucoup plus objective si elle avait fait application de la théorie de la garde juridique.

Au total, il apparaît que la solution adoptée par la Cour de cassation dans l’arrêt Franck est à contre-courant du mouvement d’objectivation de la responsabilité engagé par l’arrêt Teffaine d’abord, puis par l’arrêt Jand’heur.

?Confirmation de l’arrêt Franck

Malgré les critiques dont il a fait l’objet, l’arrêt Franck a été confirmé à de nombreuses reprises par la Cour de cassation, laquelle conserve, encore aujourd’hui, la même définition de la notion de garde.

  • Dans un arrêt du 26 mars 1971, la chambre mixte a insisté sur le fait que « la responsabilité du dommage cause par le fait d’une chose inanimée est liée à l’usage qui en est fait ainsi qu’aux pouvoirs de direction et de contrôle exercés sur elle, qui caractérisent la garde » (Cass. ch. mixte, 26 mars 1971, n°68-11.171).
  • Dans un arrêt du 17 mars 2011, la Cour de cassation a, de nouveau, martelé la définition de la garde, en affirmant que « est déclaré gardien celui qui exerce sur la chose les pouvoirs d’usage, de direction et de contrôle au moment où celle-ci a été l’instrument du dommage » (Cass. 2e civ., 17 mars 2011, n°10-10.232).

2. L’aptitude du gardien

Comme en matière de responsabilité du fait personnel, la Cour de cassation a, pendant longtemps, refusé que le gardien privé de discernement (aliéné mental et enfant en bas âge) puisse engager sa responsabilité sur le fondement de l’article 1384, al. 1er.

Dans un arrêt du 28 avril 1947, la Cour de cassation a affirmé en ce sens que « l’usage et les pouvoirs de direction et de contrôle, fondement de l’obligation de garde au sens de l’article 1384, alinéa 1er (…) impliquent la faculté de discernement ».

La Cour de cassation justifie sa solution en considérant que dès lors que le gardien est privé de discernement, il ne saurait, par définition, exercer un pouvoir d’usage, de direction et de contrôle de la chose.

Or il s’agit là d’une condition de mise en œuvre de la responsabilité du fait des choses. D’où l’impossibilité de retenir la responsabilité des enfants en bas âge et des déments sur le fondement de l’article 1384, al. 1er.

Cass. civ., 28 avr. 1947

La Cour; — Donne défaut contre les défendeurs; — Sur le moyen unique : — Attendu que l’arrêt attaqué (Lyon, 28 juill. 1941) déclare qu’il est constant que Girel était en état de démence au moment où la balle du revolver qu’il tenait à la main a atteint et mortellement blessé Escoffier, et que cet état n’est pas la conséquence d’une faute antérieure de sa part; — Attendu que de ces constatations souveraines la cour d’appel a pu déduire que la présomption de responsabilité édictée par l’article 1384, alinéa 1er du Code civil, dont se prévalaient les ayants droit d’Escoffier, ne saurait être retenue à l’encontre de Girel; — Attendu, en effet, que tant l’usage et les pouvoirs de direction et de contrôle, fondement de l’obligation de garde au sens de l’article précité, que l’imputation d’une responsabilité présumée, impliquent la faculté de discernement; — D’où il suit que l’arrêt attaqué a légalement justifié sa décision; — Par ces motifs, rejette…

?Première évolution : admission jurisprudentielle de la responsabilité du dément

Dans un arrêt Trichard du 18 décembre 1964, la Cour de cassation a estimé que « qu’une obnubilation passagère des facultés intellectuelles, qu’elle soit qualifiée de démence au sens de l’article 64 du Code pénal (C. pén., art. 122-1) ou qu’elle procède d’un quelconque malaise physique, n’est pas un événement susceptible de constituer une cause de dommage extérieure ou étrangère au gardien ».

Ainsi, la haute juridiction reconnaît-elle, pour la première fois, que la privation de discernement du gardien ne faisait pas obstacle à l’engagement de sa responsabilité sur le fondement de l’article 1384, al. 1er du Code civil lorsque la chose qu’il avait sous sa garde a causé un dommage (Cass. 2e civ., 18 déc. 1964).

Arrêt Trichard

(Cass. 2e civ., 18 déc. 1964)

Sur le moyen unique : attendu qu’il résulte de l’arrêt attaque, rendu après renvoi de cassation le 11 février 1959 d’un arrêt de la cour d’appel d’Aix du 20 novembre 1956, que Trichard, conduisant sa voiture automobile, heurta, en la dépassant, une charrette menée par Piccino;

Que, projeté a terre et blesse, ce dernier assigna en réparation de son préjudice sur le fondement de l’article 1384, paragraphe 1, du code civil, Trichard, qui, sur le plan pénal, avait bénéficié d’une décision de relaxe au motif que, victime d’une crise d’épilepsie, il se trouvait, au moment des faits, en état de démence au sens de l’article 64 du code pénal;

Attendu que le pourvoi reproche à l’arrêt d’avoir retenu la responsabilité de Trichard en sa qualité de gardien du véhicule ayant causé l’accident, alors que le dément se trouverait exonère de la présomption de responsabilité édictée par l’article 1384, alinéa 1, du code civil;

Mais attendu que, pour décider que Trichard devrait, par application du texte susvisé, réparer l’intégralité du préjudice souffert par Piccino, l’arrêt relevé, à bon droit, qu’une obnubilation passagère des facultés intellectuelles, qu’elle soit qualifiée de démence au sens de l’article 64 du code pénal, ou qu’elle procède d’un quelconque malaise physique, n’est pas un événement susceptible de constituer une cause de dommage extérieure ou étrangère au gardien;

Attendu que de ces constatations et énonciations, la cour d’appel a justement déduit que l’absence épileptique au cours de laquelle s’était produit l’accident, n’avait pas pour effet d’exonérer Trichard de la responsabilité qui pesait sur lui en sa qualité de gardien;

D’où il suit que le moyen n’est pas fonde;

Par ces motifs : rejette le pourvoi formé contre l’arrêt rendu le 13 mars 1961 par la cour d’appel de Nîmes.

La cour de cassation va réitérer plus nettement la solution retenue dans l’arrêt Trichard dans une décision du 1er mars 1967 où elle affirme, sans ambiguïté, que « celui qui exerce sur une chose les pouvoirs d’usage, de direction et de contrôle, conserve la qualité de gardien, même s’il n’est pas en mesure d’exercer correctement lesdits pouvoirs » (Cass. 2e civ., 1er mars 1967)

?Deuxième évolution : admission légale de la responsabilité du dément

L’évolution jurisprudentielle engagée par l’arrêt Trichard fut consacrée par la loi du 3 janvier 1968 qui introduit un article 489-2 dans le Code civil, devenu aujourd’hui l’article 414-3.

Cette disposition prévoit que « celui qui a causé un dommage à autrui alors qu’il était sous l’empire d’un trouble mental n’en est pas moins obligé à réparation. »

?Troisième évolution : admission jurisprudentielle de la responsabilité de l’infans

Tout comme en matière de responsabilité du fait personnel, le sort de l’infans a suivi celui du dément, ce, indépendamment de l’intervention du législateur.

Ainsi, la Cour de cassation a-t-elle décidé dans un arrêt Gabillet du 9 mai 1984, soit le même jour que les arrêts Fullenwarth, Lemaire et Derguini que les juges du fond n’avaient pas à rechercher si le gardien de la chose ayant causé un dommage, un infans en l’occurrence dans l’arrêt en l’espèce, était doué de discernement.

Arrêt Gabillet

(Cass. ass. plén., 9 mai 1984)

Sur le moyen unique :

Attendu, selon l’arrêt attaqué (Agen, 12 mai 1980), que le 30 juin 1975, l’enfant Eric X…, alors âgé de 3 ans, en tombant d’une balançoire improvisée constituée par une planche qui se rompit, éborgna son camarade Philippe Y… avec un bâton qu’il tenait à la main ; que M. Lucien Y…, agissant en qualité d’administrateur légal des biens de son fils, assigna ses parents, les époux X…, en tant qu’exerçant leur droit de garde, en responsabilité de l’accident ainsi survenu ; Attendu que les époux X… font grief à l’arrêt d’avoir déclaré Eric X… responsable sur le fondement de l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil, alors, selon le moyen, que l’imputation d’une responsabilité présumée implique la faculté de discernement ; que la Cour d’appel a donc violé par fausse application l’alinéa 1er de l’article 1384 du Code civil ; Mais attendu qu’en retenant que le jeune Eric avait l’usage, la direction et le contrôle du bâton, la Cour d’appel qui n’avait pas, malgré le très jeune âge de ce mineur, à rechercher si celui-ci avait un discernement, a légalement justifié sa décision ;

PAR CES MOTIFS :

REJETTE le pourvoi formé contre l’arrêt rendu le 12 mai 1980 par la Cour d’appel d’Agen

Par cet arrêt, la Cour de cassation abandonne donc définitivement l’exigence de discernement du gardien.

La Cour de cassation n’opère plus aucune distinction entre le dément et l’enfant : les deux sont susceptibles d’engager leur responsabilité sur le fondement de l’article 1384, al. 1er dès lors qu’est établie leur qualité de gardien.

?Observations

Si, cette solution est parfaitement cohérente avec l’évolution de la notion de faute, elle l’est moins avec le maintien par la Cour de cassation du recours à la théorie de la garde matérielle.

En effet, comment la Cour de cassation peut-elle justifier le fait qu’elle dénie au propriétaire d’une chose qui a causé un dommage la qualité de gardien dès lors qu’il n’avait pas sur elle un pouvoir d’usage, de direction et de contrôle alors qu’elle admet, en parallèle, qu’un infans puisse posséder pareil pouvoir ?

Lorsqu’une personne est privée de discernement, peut-on raisonnablement affirmer qu’elle possède un pouvoir d’usage, de direction et de contrôle sur les choses qu’elle détient ? On est légitimement en droit d’en douter.

C’est la raison pour laquelle on peut reprocher à la Cour de cassation le manque de cohérence de sa jurisprudence

Si donc elle voulait être cohérente, il faudrait qu’elle abandonne l’application de la théorie de la garde matérielle, pour consacrer la théorie de la garde juridique.

Car si le dément ou l’enfant en bas âge peut sans aucune difficulté endosser la qualité de propriétaire, on peut difficilement concevoir qu’il exerce un pouvoir d’usage de direction et de contrôle sur une chose et donc être désigné comme gardien de la chose qui a causé un dommage.

3. La désignation du gardien

a. La présomption de garde

Bien que ce soit la définition matérielle de la garde qui ait cours, les rapports de droit qu’entretiennent les agents entre eux ne sont pas ignorés dans le cadre de la responsabilité du fait des choses.

C’est la raison pour laquelle la Cour de cassation ne rejette pas totalement la théorie de la garde juridique, ce pour une raison simple : elle fait peser sur le propriétaire de la chose qui a causé un dommage une présomption de garde.

Le propriétaire est présumé gardien dans deux hypothèses distinctes :

  • Lorsqu’il exerce un pouvoir direct sur la chose
    • Il s’agit de l’hypothèse où le propriétaire est aussi le détenteur de la chose
    • Les trois éléments constitutifs de la garde sont ici réunis, de sorte que cette situation ne soulève, a priori, guère de difficulté
  • Lorsqu’il exerce un pouvoir indirect sur la chose
    • Il s’agit de l’hypothèse où la chose est détenue par un préposé
    • En raison du lien de subordination, si le préposé à l’usage de la chose, le propriétaire conserve le pouvoir de direction et de contrôle.
    • Ainsi, existe-t-il une incompatibilité entre les qualités de gardien et de préposé.

b. Le renversement de la présomption

La présomption de garde posée par la jurisprudence est une présomption simple, de sorte que le propriétaire de la chose qui a causé un dommage peut s’exonérer de sa responsabilité en prouvant qu’il n’avait pas de pouvoir d’usage de direction et de contrôle sur la chose au moment de la réalisation du dommage.

Il doit, en d’autres termes, prouver que la garde de la chose a été transférée à un autre gardien !

Toutefois, le combat de cette présomption pourra s’avérer difficile, celle-ci relevant, en certains cas, de la pure fiction.

Ainsi, la Cour de cassation a-t-elle pu estimer que l’on pouvait être gardien de la chose qui a causé un dommage, sans le savoir.

Dans un arrêt rendu en date du 23 janvier 2003 où la haute juridiction a condamné en ce sens le propriétaire d’un immeuble sur le fondement de l’article 1384, al. 1er alors que celui-ci ignorait la présence d’un détonateur dans son immeuble qui avait installé pour extraire des pierres de construction et dont le déclenchement a occasionné de nombreuses lésions à un ouvrier qui se trouvait sur le chantier (Cass. 2e civ., 23 janv. 2003 n°01-11.043).

La cour de cassation a, en effet, considéré que « la seule présence du détonateur, quelqu’en fût l’origine, sur la propriété de Mme Z… la constituait gardienne de cette chose, et [de sorte] que le transfert de la garde du détonateur à l’entreprise de carrelage n’était pas établi et que la victime n’avait pas commis de faute ».

Cass. 2e civ., 23 janv. 2003

Sur le moyen unique :

Attendu, selon l’arrêt confirmatif attaqué (Bordeaux, 13 mars 2001), que M. Gérard X…, ouvrier carreleur de l’entreprise Sagne chargé d’exécuter des travaux de carrelage dans la maison appartenant à Mme Y… épouse Z…, alors en cours de rénovation, a été blessé par une explosion survenue après qu’il y eut jeté une chute de carrelage dans un tas de gravats ; que la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) de la Dordogne ayant versé à la victime des indemnités journalières et une rente d’invalidité d’accident du travail, a assigné Mme Z… et son assureur, le Groupama, en responsabilité et remboursement, en présence de M. X… ; qu’une expertise a établi que l’explosion provenait d’un détonateur de type ancien placé dans les gravats ;

Attendu que Mme Z… et son assureur font grief à l’arrêt d’avoir déclaré Mme Z… responsable de l’accident et de l’avoir condamnée in solidum avec le Groupama à verser des provisions à la CPAM et M. X…, alors, selon le moyen : […]

Mais attendu que, par motifs propres et adoptés, l’arrêt relève que le détonateur, qui avait été transmis à Mme A… avec la propriété de l’immeuble par son père, appartenait à celle-ci ; qu’elle a reconnu que son père, ancien employé de la Manufacture d’armes de Tulle en 1936, utilisait, selon une pratique locale alors répandue, des détonateurs pour extraire des pierres de construction ; que Mme Z… ne démontrait pas que la garde de cet objet avait été transférée à l’entreprise, dès lors qu’il se trouvait dans les gravats entreposés dans la cour de son immeuble et provenant de la démolition récente d’un mur de la maison ; qu’enfin, l’expert ayant admis qu’un jet de carreau sur les gravats avait pu suffire au déclenchement de l’explosion, Mme Z… ne démontrait pas que M. X… eût commis une faute, alors que, s’agissant d’un matériel spécifique de type ancien, cet ouvrier, qui travaillait dans des conditions normales ne pouvait imaginer qu’il pût s’agir d’un détonateur dangereux ;

Qu’en l’état de ces constatations et énonciations, procédant d’une appréciation souveraine des éléments de preuve, la cour d’appel a pu retenir que la seule présence du détonateur, quelqu’en fût l’origine, sur la propriété de Mme Z… la constituait gardienne de cette chose, et a pu décider que le transfert de la garde du détonateur à l’entreprise de carrelage n’était pas établi et que la victime n’avait pas commis de faute ;

D’où il suit que le moyen n’est pas fondé ;

PAR CES MOTIFS :

REJETTE le pourvoi

c. Le transfert de la garde

Dans la mesure où le propriétaire de la chose est présumé être le gardien, cela signifie qu’on l’autorise à renverser cette présomption, ce qui suppose qu’il démontre qu’une autre personne que lui exerçait un pouvoir d’usage, de direction et de contrôle sur la chose au moment du dommage.

Autrement dit, le propriétaire devra démontrer qu’il y a eu un transfert de la garde dans tous ses éléments constitutifs.

Deux situations doivent être distinguées :

?Le transfert de la garde est involontaire

L’examen de la jurisprudence révèle que le transfert involontaire de la garde fera toujours tomber la présomption de garde qui pèse sur le propriétaire de la chose.

Il appartient, néanmoins, au propriétaire de démontrer que le transfert de la garde était bien involontaire.

?Le transfert de la garde est volontaire

  • Effets variables
    • Dans l’hypothèse où le propriétaire a exprimé la volonté de se déposséder de la chose qui a causé un dommage le transfert de la garde ne fera pas toujours tomber la présomption de garde
    • Le propriétaire devra démontrer qu’il y a eu transfert de la garde dans tous ses éléments constitutifs (pouvoir de d’usage, de direction et de contrôle).
  • Critères d’appréciation
    • Pour renverser la présomption de garde, le propriétaire doit établir qu’il a transféré :
      • le pouvoir d’usage de la chose
      • la maîtrise intellectuelle de la chose (direction et contrôle)
    • Une illustration de cette exigence peut être trouvée dans un arrêt du 19 juin 2003.
    • La Cour de cassation a estimé dans cette décision qu’il n’y avait pas transfert de garde dans le cadre d’une relation de courtoisie (Cass. 2e civ., 19 juin 2003, n°01-17.575)
    • Il s’agissait en l’espèce du prêt d’une tondeuse entre voisins.
    • La Cour de cassation valide la décision des juges du fonds qui ont refusé de reconnaître le transfert de garde, estimant que le propriétaire de la chose « n’avait confié sa tondeuse à M. X… que pour un court laps de temps et pour un usage déterminé dans son propre intérêt, que M. X… n’avait pas été autorisé à se servir de la tondeuse pour son usage personnel, ni à la sortir de la propriété »
    • Ainsi, ressort-il de cet arrêt que le prêt d’une chose n’entraîne pas le transfert de garde lorsque l’usage est :
      • Circonscrit dans le temps
      • Circonscrit dans l’espace
      • Effectué dans l’intérêt exclusif du propriétaire

Cass. 2e civ., 19 juin 2003

Attendu, selon l’arrêt attaqué (Amiens, 14 septembre 2001), que, le 16 avril 1998, M. X…, tondant la pelouse de M. Y…, s’est blessé aux doigts en voulant dégager de l’herbe coincée sous la lame de la tondeuse appartenant à ce dernier ; que M. X… a assigné M. Y… en réparation de son préjudice, sur le fondement de l’article 1384 du Code civil ;

Sur le premier moyen :

Attendu que M. Y… fait grief à l’arrêt de l’avoir déclaré entièrement responsable du dommage subi par M. X… et de l’avoir condamné à réparer l’intégralité de son préjudice, alors, selon le moyen, qu’est gardien de la chose son utilisateur qui, en dehors de tout lien de subordination envers le propriétaire, en a l’usage, la direction et le contrôle ; qu’en se fondant pour considérer que M. X…, qui selon ses propres constatations tondait la pelouse de M. Y… avec la tondeuse de ce dernier, n’était pas gardien de la tondeuse, sur la circonstance exclusive de tout lien de subordination qu’il n’avait pas été autorisé à se servir de la tondeuse pour son usage personnel, ni à la sortir de la propriété, la cour d’appel a violé l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil ;

Mais attendu que l’arrêt, après avoir énoncé que le propriétaire d’une chose est réputé en avoir la garde, que, bien que la confiant à un tiers, il ne cesse d’en être responsable que s’il est établi que ce tiers a reçu corrélativement les pouvoirs d’usage, de direction et de contrôle de la chose, retient que M. Y… n’avait confié sa tondeuse à M. X… que pour un court laps de temps et pour un usage déterminé dans son propre intérêt, que M. X… n’avait pas été autorisé à se servir de la tondeuse pour son usage personnel, ni à la sortir de la propriété ;

Que de ces constatations et énonciations, la cour d’appel a pu déduire que M. Y… était demeuré gardien de la tondeuse ;

D’où il suit que le moyen n’est pas fondé ;

Au total, il apparaît que la garde est alternative, en ce sens que deux personnes ne sauraient être qualifiées de gardiens dès lors qu’elles exercent des pouvoirs sur la chose à des titres différents.

Toutefois, comment faire lorsque des personnes auront une maîtrise commune de la chose, exerçant sur elle un pouvoir au même titre. Tel sera le cas des copropriétaires ou des coemprunteurs.

Dans cette situation, on parle de garde commue ou collective.

d. La garde collective

Deux hypothèses doivent être distinguées :

  • Un groupe composé de personnes exerçant les mêmes pouvoirs sur la chose
  • Plusieurs groupes investis tantôt des mêmes pouvoirs, tantôt de pouvoirs différents

i. Première hypothèse : Un groupe composé de personnes exerçant les mêmes pouvoirs sur la chose

?Admission de l’exercice d’une garde commune des membres d’un même groupe

Dans un arrêt du 20 novembre 1968, la Cour de cassation a admis que la garde pouvait être exercée en commun par les membres d’un même groupe (Cass. 2e civ. 20 nov. 1968).

  • Faits
    • Il s’agissait en l’espèce d’un joueur de tennis qui, dans le cadre d’une compétition, sert deux balles d’essai dont la seconde atteint l’œil droit de l’autre joueur
    • Action en réparation engagée à l’encontre de l’auteur du dommage.
  • Procédure
    • Dans un arrêt du 26 mai 1966, la Cour d’appel de Besançon déboute le demandeur de son action en responsabilité estimant que la victime avait accepté les risques inhérents au jeu.
  • Solution
    • Si la Cour de cassation valide la décision des juges du fond, elle justifie sa solution sur un fondement différent
    • La deuxième chambre civile estime, en effet que :
      • La Cour d’appel « ayant constaté qu’au moment de l’accident, chaque joueur exerçait sur la balle les mêmes pouvoirs de direction et de contrôle, la cour d’appel a pu déduire que cet usage commun de l’instrument du dommage ne permettait pas à Forestier Marechal de fonder son action sur l’article 1384, 1er alinéa ».
  • Analyse de l’arrêt
    • Deux enseignements peuvent être retirés de la décision rendue par la Cour de cassation
      • Définition de la garde
        • L’intérêt de cet arrêt réside essentiellement dans la définition que la Cour de cassation donne de la garde commune.
        • Pour la Cour de cassation il y a garde commune lorsque les mêmes du groupe exercent les mêmes pouvoirs d’usage, de direction et de contrôle sur la chose
        • En l’espèce, on pouvait estimer qu’il y avait garde commune, dans la mesure où les joueurs de tennis jouent l’un avec l’autre : ils ont donc le même pouvoir sur la chose
      • Incompatibilité entre les qualités de victimes et de gardien en cas de garde commune
        • Il ressort de cette décision que dès lors que la victime exerçait une garde commune avec l’auteur du dommage, elle ne saurait obtenir réparation
        • On ne peut donc pas cumuler, dans l’hypothèse de la garde commune, les qualités de victime et de gardien.
  • Portée de l’arrêt
    • La solution dégagée par la Cour de cassation dans l’arrêt du 20 novembre 1968 a été confirmée à plusieurs reprises.
    • Ainsi, la responsabilité commune des membres d’un même groupe a été retenue dans plusieurs situations :
      • Partie de chasse où le tireur ayant blessé l’un de ses partenaires n’a pas pu être identifié (Cass. 2e civ., 15 déc. 1980, n°79-11.314)
      • Réunion de d’un groupe de fumeurs dont l’un d’eux a provoqué un incendie un jetant sur le sol son mégot de cigarette non consumé (Cass. 2e civ., 14 juin 1984)

Cass. 2e civ. 20 nov. 1968

Sur le premier moyen : attendu que selon l’arrêt infirmatif attaque, sur un court de tennis, ou débutait une Competition sportive, le jeune Saugier, servit deux balles d’essai dont la seconde atteignit à l’œil droit Forestier Marechal, l’un des joueurs adverses ;

Que celui-ci a demandé la réparation du dommage subi a Saugier père, représentant légal de son fils mineur, sur le fondement des articles 1382 et 1384, 1er alinéa, du code civil ;

Que la caisse primaire de sécurité sociale du Jura est intervenue a l’instance ;

Attendu qu’il est fait grief à l’arrêt d’avoir rejeté la demande, alors qu’il résulterait de ses propres constatations que Saugier aurait commis une maladresse, en envoyant sa seconde balle d’essai, non pas dans la direction diagonale comme l’aurait commande la règle du jeu, mais du cote oppose ;

Mais attendu que l’arrêt, s’il a constaté que la balle litigieuse avait été envoyée non pas dans la direction du carré de service du relanceur mais dans celle du carré de son partenaire, observe qu’il s’agirait là tout au plus même si la balle n’avait pas été qu’une balle d’essai, d’une irrégularité de service, mais non d’une maladresse entrainant la responsabilité civile du joueur ;

Qu’il ajoute qu’aucun renseignement n’avait été donne sur la façon dont la balle avait été lancée ;

Qu’en déduisant de ces énonciations que la preuve n’avait pas été faite d’une faute du jeune Saugier et que celui-ci n’était pas responsable sur le fondement de l’article 1382, la cour d’appel a légalement justifié sa décision ;

Sur le second moyen : attendu que le demandeur au pourvoi soutient que la responsabilité de Saugier, fondée sur l’article 1384, 1er alinéa, aurait été écartée à tort, au motif que la victime avait accepté le risque inhérent au jeu, alors que cette acceptation ne pourrait constituer pour l’auteur du dommage, une cause d’exonération, que si elle avait été fautive ;

Mais attendu que l’arrêt constate que le service des balles d’essai autorise par l’arbitre et fait alors que les joueurs étaient tenus d’être à leur place, s’était inséré dans le match dont il avait constitué le préliminaire, destine à permettre aux joueurs d’étudier le jeu de leurs adversaires ;

Attendu qu’ayant constaté qu’au moment de l’accident, chaque joueur exerçait sur la balle les mêmes pouvoirs de direction et de contrôle, la cour d’appel a pu déduire que cet usage commun de l’instrument du dommage ne permettait pas a Forestier Marechal de fonder son action sur l’article 1384, 1er alinéa, et sans encourir les critiques du pourvoi a donné une base légale a sa décision ;

Par ces motifs : rejette le pourvoi formé contre l’arrêt rendu le 26 mai 1966 par la cour d’appel de Besançon.

ii. Seconde hypothèse : plusieurs groupes investis tantôt des mêmes pouvoirs dans chaque groupe, tantôt de pouvoirs différents

?Admission de l’exercice d’une garde commune entre les membres de plusieurs groupes investis des mêmes pouvoirs dans chaque groupe

Dans un arrêt du 7 novembre 1988 la Cour de cassation a retenu la qualification de garde commune dans l’hypothèse où deux groupes différents étaient investis des mêmes pouvoirs dans chaque groupe (Cass. 2e civ., 7 nov. 1988, n°87-11.008 et 87-17.552).

  • Faits
    • Au cours d’un jeu collectif entre deux groupes d’enfants jouant aux Indiens, l’un d’eux qui appartenait au groupe des assiégeants est blessé à l’œil par une flèche de l’un des assiégés
    • L’auteur du dommage n’ayant pas pu être identifié, action des parents à l’encontre du père de l’un des enfants de l’autre groupe.
  • Procédure
    • Par un arrêt du 5 décembre 1986, la Cour d’appel de Colmar déboute les parents de la victime de leur action en réparation.
    • Les juges du fond estiment que la garde appartenait au groupe des assiégés, de sorte que « sur le fondement d’une responsabilité collective, la responsabilité d’un seul membre du groupe ne pouvait être retenue sans provoquer la mise en cause des autres ».
  • Solution
    • La Cour de cassation censure la décision des juges du fond considérant que « lorsque la garde d’une chose instrument d’un dommage est exercée en commun par plusieurs personnes, chacun des cogardiens est tenu, vis-à-vis de la victime, à la réparation intégrale du dommage ».
    • Autrement dit, pour la Cour de cassation les membres du groupe assiégé ont exercé une garde commune de la chose, de sorte que chacun d’eux engage sa responsabilité.
  • Analyse de l’arrêt
    • L’intérêt de l’arrêt est double
      • Celui qui lance décoche une flèche n’a pas le même pouvoir que celui qui la reçoit
        • Il ne saurait donc y avoir garde commune dans l’hypothèse où l’archer serait identifié (situation différente de la balle de tennis)
      • Chaque membre du groupe-gardien pris isolément engage sa responsabilité à l’égard de la victime lorsque l’auteur du dommage n’est pas identifié

Cass. 2e civ., 7 nov. 1988

Sur le moyen unique du pourvoi n° 87-11. 008, pris en sa première branche, et le moyen unique du pourvoi n° 87-17.552 :

Vu l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil, ensemble l’article 1203 de ce Code ;

Attendu que lorsque la garde d’une chose instrument d’un dommage est exercée en commun par plusieurs personnes, chacun des cogardiens est tenu, vis-à-vis de la victime, à la réparation intégrale du dommage;

Attendu, selon l’arrêt infirmatif attaqué, qu’au cours d’un jeu collectif, le mineur X… qui, avec plusieurs enfants, attaquait une baraque défendue par un autre groupe, a été blessé à l’oeil par l’un des ” assiégés “, tous armés de flèches ; que l’auteur du jet de flèche n’ayant pu être identifié, les consorts X… ont demandé la réparation de leur préjudice à M. Y…, père d’un des ” assiégés “, et à son assureur, la Mutuelle de la ville de Thann ; que la caisse primaire d’assurance maladie de Mulhouse est intervenue à l’instance ;

Attendu que pour débouter les consorts X… de leurs demandes, l’arrêt, après avoir retenu que la garde de l’instrument du dommage appartenait au groupe des assiégés, énonce que, sur le fondement d’une responsabilité collective, la responsabilité d’un seul membre du groupe ne pouvait être retenue sans provoquer la mise en cause des autres ;

En quoi la cour d’appel a violé le texte susvisé ;

PAR CES MOTIFS, et sans qu’il y ait lieu de statuer sur les autres griefs des pourvois :

CASSE ET ANNULE, dans toutes ses dispositions, l’arrêt rendu le 5 décembre 1986, entre les parties, par la cour d’appel de Colmar ; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d’appel de Metz

?Rejet de l’exercice d’une garde commune entre les membres de plusieurs groupes investis de pouvoirs différents dans chaque groupe

Dans un arrêt du 28 mars 2002, la Cour de cassation n’a pas retenu la qualification de garde commune dans l’hypothèse où les membres de deux groupes étaient investis de pouvoirs différents dans chaque groupe (Cass. 2e civ., 28 mars 2002, n°00-10.628).

  • Faits
    • Une jeune fille participant à une partie de base-ball improvisée est blessée à l’œil droit par une balle de tennis relancée en sa direction au moyen d’une raquette de tennis au lieu d’une batte de base-ball
    • Action en réparation engagée sur le fondement de la responsabilité du fait des choses
  • Procédure
    • Par un arrêt du 11 janvier 1999, la Cour d’appel d’Orléans déboute la victime de sa demande de réparation
    • Les juges du fond estiment que la victime exerçait la garde commune de la chose, instrument du dommage, de sorte qu’elle n’était pas fondée à obtenir réparation de son préjudice
  • Solution
    • La Cour de cassation rejette la qualification de garde commune, considérant que la chose, instrument du dommage, n’était pas la balle, comme soutenu par la Cour d’appel, mais la raquette.
    • Or seul l’auteur du dommage exerçait sur elle un pouvoir d’usage, de direction et de contrôle
    • La Cour de cassation affirme en ce sens que « la balle de tennis avait été projetée vers la victime par le moyen d’une raquette de tennis dont le jeune Mohamed Y… avait alors l’usage, la direction et le contrôle, ce dont il résultait que la raquette avait été l’instrument du dommage »
  • Analyse de l’arrêt
    • De toute évidence, la solution retenue par la Cour de cassation en l’espèce apparaît pour le moins surprenante si on la rapproche de l’arrêt du 20 novembre 1968 où la Cour de cassation avait retenu la qualification de garde commune s’agissant d’une partie de tennis (Cass. 2e civ. 20 nov. 1968).
    • Est-ce à dire que la deuxième chambre civile a entendu revenir sur cette solution ?
    • Deux analyses sont possibles :
      • Première analyse
        • Au tennis, chaque joueur est gardien de sa raquette, de sorte que l’on pourrait envisager de retenir la responsabilité des joueurs pris individuellement sur le fondement de l’article 1384, al. 1er
        • Ils ne pourraient donc plus être considérés comme exerçant une garde commune.
      • Seconde analyse
        • Il ressort de la jurisprudence que pour qu’il y ait garde commune, il est nécessaire que chaque agent exerce les mêmes pouvoirs d’usage, de direction et de contrôle sur l’instrument du dommage.
        • Or en l’espèce, les joueurs n’exercent pas le même pouvoir sur la balle, car l’un l’utilise à main nue alors que l’autre a en sa possession une raquette de tennis
        • Dès lors, parce qu’ils n’utilisent pas le même type d’instrument, ils n’exercent pas les mêmes pouvoirs sur la balle
        • Et comme ils n’exercent pas les mêmes pouvoirs sur la balle, il ne saurait y avoir de garde commune
        • La solution adoptée dans l’arrêt du 20 novembre 1968 ne serait donc pas caduque.

Cass. 2e civ., 28 mars 2002

Sur le moyen unique, pris en sa première branche :

Vu l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil ;

Attendu, selon l’arrêt attaqué, que la mineure Dounia X…, participant à un jeu collectif improvisé inspiré du base-ball, a été blessée à l’oeil droit par une balle de tennis relancée en sa direction par le jeune Mohamed Y… au moyen d’une raquette de tennis tenant lieu de batte de base-ball ;

Attendu que pour rejeter l’action en réparation de M. Omar X…, ès qualités d’administrateur légal des biens de sa fille Dounia, la cour d’appel a, par motifs propres et adoptés, retenu que l’usage commun de la balle de tennis, instrument du dommage, n’autorisait pas la joueuse blessée à réclamer réparation sur le fondement du texte susvisé ;

Qu’en statuant ainsi, tout en constatant que la balle de tennis avait été projetée vers la victime par le moyen d’une raquette de tennis dont le jeune Mohamed Y… avait alors l’usage, la direction et le contrôle, ce dont il résultait que la raquette avait été l’instrument du dommage, la cour d’appel a violé le texte susvisé ;

Par ces motifs :

CASSE ET ANNULE, dans toutes ses dispositions, l’arrêt rendu le 11 janvier 1999, entre les parties, par la cour d’appel d’Orléans ; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d’appel d’Angers

?Remise en cause de l’appréciation de la notion de garde commune ?

Dans un arrêt du 13 janvier 2005, la Cour de cassation a adopté une solution que certains auteurs ont interprétée comme annonciatrice d’un changement d’appréciation de la notion de garde commune (Cass. 2e civ., 13 janv. 2005, n°03-12.884).

  • Faits
    • Au cours d’une partie de football, un joueur est blessé par le choc contre sa tête du ballon frappé du pied par le gardien de but de l’équipe adverse
    • Action en réparation engagée contre l’auteur du dommage sur le fondement de la responsabilité du fait des choses.
  • Procédure
    • Dans un arrêt du 13 janvier 2003, la Cour d’appel d’Angers déboute la victime de sa demande de réparation estimant que « lors d’un jeu collectif comme un match de football… les joueurs ont dans leur ensemble la garde collective du ballon et l’un des joueurs ne peut avoir au cours de l’action la qualité de gardien de la balle par rapport à un autre joueur” et que “celui qui le détient (le ballon)… est contraint de le renvoyer immédiatement ou de subir les attaques de ses adversaires… (de sorte) qu’au cours d’un match de football, tous les joueurs ont l’usage du ballon mais nul n’en a individuellement le contrôle et la direction »
    • Ainsi, pour les juges du fond, dans la mesure où les joueurs exerçaient une garde commune du ballon, la victime ne pouvait, obtenir réparation de son préjudice, en raison de l’incompatibilité qui existe entre les qualités de victime et de gardien.
  • Solution
    • La Cour de cassation valide la décision de la Cour d’appel, considérant qu’il y avait bien garde commun du ballon
    • Elle affirme en ce sens que « au cours du jeu collectif comme le football, qu’il soit amical ou pratiqué dans une compétition officielle, tous les joueurs ont l’usage du ballon mais nul n’en a individuellement le contrôle et la direction ; que l’action qui consiste à taper dans le ballon pour le renvoyer à un autre joueur ou dans le but ne fait pas du joueur qui détient le ballon un très bref instant le gardien de celui-ci ; que le joueur qui a le ballon est contraint en effet de le renvoyer immédiatement ou de subir les attaques de ses adversaires qui tentent de l’empêcher de le contrôler et de le diriger, en sorte qu’il ne dispose que d’un temps de détention très bref pour exercer sur le ballon un pouvoir sans cesse disputé »
    • Si de prime abord, la solution retenue par la Cour de cassation ne paraît pas contestable, dans la mesure où tous les joueurs exercent bien les mêmes pouvoirs d’usage, de direction et de contrôle sur le ballon, la motivation de l’arrêt est pour le moins étonnante.
    • Pour justifier l’absence d’indemnisation de la victime la Cour de cassation tient le raisonnement suivant :
      • Tous les joueurs de football exercent les mêmes de pouvoir d’usage, de direction et de contrôle sur la chose, de sorte qu’il y a garde collective
      • Comme il y a garde collective, aucun des joueurs ne donc être désigné comme gardien individuellement
      • Dès lors, il n’y a pas de responsable ce qui prive la victime de toute action en réparation
    • Tel n’est cependant pas le raisonnement qu’elle tient habituellement.
    • Dans la jurisprudence antérieure, pour refuser à la victime son droit à indemnisation, elle raisonnait de la manière suivante :
      • Tous les joueurs de football exercent les mêmes de pouvoir d’usage, de direction et de contrôle sur la chose, de sorte qu’il y a garde collective
      • Dès lors qu’il y a garde collectif, alors tous les membres du groupe doivent être désignés comme gardiens
      • Le joueur ayant subi le dommage ne pouvant pas cumuler les qualités de victime et de gardien, il ne peut donc prétendre à indemnisation.
    • En résumé :
      • Dans la jurisprudence antérieure, la Cour de cassation considère que garde collective implique que chacun des membres du groupe est gardien
      • Dans l’arrêt en l’espèce, la haute juridiction estime que la garde collective implique que personne n’est gardien.
  • Critiques
    • Dans l’hypothèse où le groupe dont les membres exercent une garde commune de la chose, instrument du dommage, est une personne morale, la solution retenue en l’espèce permettrait éventuellement de rechercher la responsabilité du groupement
    • Toutefois, dans l’hypothèse où le groupe n’est pas une personne morale, la victime ne peut se retourner contre personne, elle est sans débiteur, dans la mesure où aucun des membres des groupes n’est gardien.
    • Cette hypothèse se rencontrera notamment lorsque la victime sera un spectateur, soit une personne étrangère au groupe et qui donc échappe à la qualification de gardien.

Cass. 2e civ., 13 janv. 2005

Attendu, selon l’arrêt confirmatif attaqué (Angers, 15 janvier 2003), que M. X…, alors qu’il participait à une rencontre amicale de football, a été blessé par le choc contre sa tête du ballon frappé du pied par M. Y…, gardien de but de l’équipe adverse ; qu’il a assigné en responsabilité et indemnisation M. Y… et la Ligue du Maine de football, en présence de la Caisse primaire d’assurance maladie de la Mayenne (la CPAM) ;

Sur le premier moyen du pourvoi n° A 03-18.918 et sur les trois autres branches du moyen unique du pourvoi n° S 03-12.884, réunis :

Attendu que M. X… et la CPAM font à l’arrêt le même grief, alors, selon le moyen :

[…]

Mais attendu que l’arrêt retient, par motifs propres et adoptés, qu’au cours du jeu collectif comme le football, qu’il soit amical ou pratiqué dans une compétition officielle, tous les joueurs ont l’usage du ballon mais nul n’en a individuellement le contrôle et la direction ; que l’action qui consiste à taper dans le ballon pour le renvoyer à un autre joueur ou dans le but ne fait pas du joueur qui détient le ballon un très bref instant le gardien de celui-ci ; que le joueur qui a le ballon est contraint en effet de le renvoyer immédiatement ou de subir les attaques de ses adversaires qui tentent de l’empêcher de le contrôler et de le diriger, en sorte qu’il ne dispose que d’un temps de détention très bref pour exercer sur le ballon un pouvoir sans cesse disputé ; qu’en l’espèce, M. Y… a dû sortir de la surface de réparation et ne pouvait donc se saisir du ballon sans commettre une faute ; que, sous la menace de M. X…, il a choisi de renvoyer immédiatement le ballon qu’il n’a pu contrôler et qu’il a frappé en “demie volée” ;

Que de ces constatations et énonciations, découlant de son appréciation souveraine de la valeur et de la portée des éléments de preuve soumis au débat, la cour d’appel, qui n’était pas tenue de répondre à des conclusions que ses constatations rendaient inopérantes, a déduit à bon droit qu’au moment de l’accident, M. Y… ne disposait pas sur le ballon des pouvoirs d’usage, de direction et de contrôle caractérisant la garde de la chose instrument du dommage ;

D’où il suit que le moyen n’est pas fondé ;

PAR CES MOTIFS :

REJETTE les pourvois ;

De la distinction entre droits réels et droits personnels

I) Situation de la distinction

Afin de mieux cerner la distinction entre droits réels et droits personnels, il convient de remonter à la notion de « droit subjectif ».

Classiquement le droit subjectif se définit comme la prérogative reconnue aux sujets de droits – par le droit objectif – dont l’atteinte peut être sanctionnée en justice.

Il en existe deux catégories :

  • Les droits patrimoniaux
  • Les droits extrapatrimoniaux

==>Les droits extrapatrimoniaux

  • Notion
    • Les droits extrapatrimoniaux sont ceux qui n’ont pas de valeur pécuniaire.
    • Autrement dit, ils sont hors du commerce juridique. Ils ne peuvent pas faire l’objet d’échanges.
    • Les droits extrapatrimoniaux sont strictement attachés à la personne de leur titulaire.
    • Ils relèvent en somme de l’être et non de l’avoir, contrairement aux droits patrimoniaux qui sont attachés, non pas à la personne de leur titulaire, mais à son patrimoine.
  • Identification
    • On distingue trois sortes de droits extrapatrimoniaux :
      • Les droits de la personnalité (droit à la vie privée, droit à l’image, droit à la dignité, droit au nom, droit à la nationalité)
      • Les droits familiaux (l’autorité parentale, droit au mariage, droit à la filiation, droit au respect de la vie familiale)
      • Les droits civiques et politiques (droit de vote, droit de se présenter à une élection etc.)
  • Caractères
    • Les droits extrapatrimoniaux sont :
      • Incessibles
      • Intransmissibles
      • Insaisissables
      • Imprescriptibles

==>Les droits patrimoniaux

  • Notion
    • Les droits patrimoniaux sont les droits subjectifs appréciables en argent. Ils possèdent une valeur pécuniaire. Ils sont, en conséquence, disponibles, ce qui signifie qu’ils peuvent faire notamment l’objet d’opérations translatives.
    • Les droits patrimoniaux forment le patrimoine de leur titulaire
    • Ce patrimoine rassemble deux composantes qui constituent les deux faces d’une même pièce :
      • un actif
      • un passif
  • Identification
    • Les droits patrimoniaux se scindent en deux catégories
      • Les droits réels (le droit de propriété est l’archétype du droit réel)
      • Les droits personnels (le droit de créance : obligation de donner, faire ou ne pas faire)
    • Ainsi, les droits réels et les droits personnels ont pour point commun d’être des droits patrimoniaux et donc d’être appréciables en argent.
  • Caractères
    • Les droits patrimoniaux se distinguent fondamentalement des droits extrapatrimoniaux en ce qu’ils sont :
      • Cessibles
      • Transmissibles
      • Saisissables
      • Prescriptibles (prescription acquisitive et extinctive)

En résumé :

II) Principe de la distinction

A) Le droit réel

==>Notion

Il confère à son titulaire un pouvoir direct et immédiat sur une chose.

Structurellement, le droit réel suppose un sujet, le propriétaire et un objet, la chose sur laquelle s’exerce le droit réel.

Le droit réel établit, en d’autres termes, une relation entre une personne et une chose.

Le droit réel s’exerce ainsi sans qu’il soit besoin d’actionner une personne. Il s’exerce sans l’entremise d’un tiers.

Le propriétaire ou l’usufruitier jouit directement de la chose.

Le droit réel est celui qui naît de l’acquisition de la qualité de propriétaire.

==>Summa divisio

Il existe deux catégories de droits réels :

  • Les droits réels principaux
    • Le droit de propriété dans sa plénitude (usus, fructus et abusus)
    • Les démembrements du droit de propriété qui confèrent à leur titulaire une partie seulement des prérogatives attachées au droit de propriété
      • L’usufruit (usus et fructus)
      • L’abusus
      • La servitude (charge établie sur un immeuble, le fonds servant, pour l’utilité d’un autre immeuble dit fonds dominant).
  • Les droits réels accessoires
    • On parle de droits réels accessoires, car ils portent sur une chose, et qu’ils constituent l’accessoire d’un droit personnel qu’ils ont vocation à garantir
      • Exemple : les sûretés réelles : il s’agit des droits consentis à un créancier sur un bien déterminé en garantie d’une dette
      • Exemple : le gage, le nantissement, l’hypothèque

 

B) Le droit personnel

==>Notion

Il confère à son titulaire un pouvoir non pas sur une chose, mais contre une personne.

Plus précisément le droit personnel consiste en la prérogative qui échoit à une personne, le créancier, d’exiger d’une autre, le débiteur, l’exécution d’une prestation.

Structurellement, le droit personnel suppose donc deux sujets, un créancier, le sujet actif du droit, et un débiteur, le sujet passif du droit et un objet, la prestation convenue entre les parties.

À la différence du droit réel, le droit personnel établit une relation, non pas entre une personne et une chose mais entre deux personnes entre elles

Le droit personnel est celui qui naît de la conclusion d’une convention

==>Summa divisio

  • Le droit personnel est pourvu de deux facettes :
    • Dans sa face active, le droit personnel est qualifié de créance
    • Dans sa face passive, le droit personnel est qualifié de dette
  • Les droits personnels se classent en trois grandes catégories :
    • L’obligation de donner
      • L’obligation de donner consiste pour le débiteur à transférer au créancier un droit réel dont il est titulaire
        • Exemple: dans un contrat de vente, le vendeur a l’obligation de transférer la propriété de la chose vendue
    • L’obligation de faire
      • L’obligation de faire consiste pour le débiteur à fournir une prestation, un service autre que le transfert d’un droit réel
        • Exemple: le menuisier s’engage, dans le cadre du contrat conclu avec son client, à fabriquer un meuble.
    • L’obligation de ne pas faire
      • L’obligation de ne pas faire consiste pour le débiteur en une abstention. Il s’engage à s’abstenir d’une action.
        • Exemple: le débiteur d’une clause de non-concurrence souscrite à la faveur de son employeur ou du cessionnaire de son fonds de commerce, s’engage à ne pas exercer l’activité visée par ladite clause dans un temps et sur espace géographique déterminé

En résumé:

 

III) Critères de la distinction

==>Objet du droit

  • Le droit réel s’exerce sur une chose (« réel » vient du latin « res » : la chose)
    • L’étude des droits réels relève du droit des biens
  • Le droit personnel s’exerce contre une personne (« personnel » vient du latin « persona » : la personne)
    • L’étude des droits personnels relève du droit des obligations

Illustration : un locataire et un propriétaire habitent la même maison

  • Le propriétaire exerce un droit direct sur l’immeuble : il peut en user, en abuser et en percevoir les fruits (les loyers)
  • Le locataire exerce un droit personnel, non pas sur la chose, mais contre le bailleur : il peut exiger de lui, qu’il lui assure la jouissance paisible de l’immeuble loué

==>Contenu du droit

  • Les parties à un contrat peuvent créer des droits personnels en dehors de ceux déjà prévus par le législateur, pourvu qu’ils ne portent pas atteinte à l’ordre public et aux bonnes mœurs (art. 6 et 1102, al. 2 C. civ).
    • En matière de création de droits personnels règne ainsi le principe de la liberté contractuelle (art. 1102, al. 1 C. civ.)
  • La création de droits réels relève de la compétence du seul législateur, contrairement aux droits personnels
    • Autrement dit, la loi peut seule déterminer l’étendue des pouvoirs que détient une personne sur une chose.
    • Les droits réels sont donc en nombre limité

==>Portée du droit

Les droits réels sont absolus en ce sens qu’ils peuvent être invoqués par leur titulaire à l’égard de toute autre personne

Les droits personnels sont relatifs, en ce sens qu’ils ne créent un rapport qu’entre le créancier et le débiteur.

Certains auteurs soutiennent que la distinction entre droits réels et droits personnels tiendrait à leur opposabilité.

  • Les droits réels seraient opposables erga omnes.
  • Les droits personnels ne seraient opposables qu’au seul débiteur

Bien que séduisante en apparence, cette analyse est en réalité erronée. Il ne faut pas confondre l’opposabilité et l’effet relatif :

  • Tant les droits personnels que les droits réels sont opposables au tiers, en ce sens que le titulaire du droit est fondé à exiger des tiers qu’ils ne portent pas atteinte à son droit
  • Le droit personnel n’a, en revanche, qu’une portée relative, en ce sens que son titulaire, le créancier, ne peut exiger que du seul débiteur l’exécution de la prestation qui lui est due.

==>Nature du droit

Le droit réel est toujours un droit actif, en ce sens qu’il n’a jamais pour effet de constituer une dette dans le patrimoine de son titulaire

Le droit personnel est tantôt actif (lorsqu’il est exercé par le créancier contre le débiteur : la créance), tantôt passif (lorsqu’il commande au débiteur d’exécuter une prestation : la dette).

==>Vigueur du droit

  • L’exercice d’un droit réel est garanti par le bénéfice de son titulaire d’un droit de suite et de préférence
    • Droit de suite : le titulaire d’un droit réel pourra revendiquer la propriété de son bien en quelque main qu’il soit
    • Droit de préférence : le titulaire d’un droit réel sera toujours préféré aux autres créanciers dans l’hypothèse où le bien convoité est détenu par le débiteur.
  • L’exécution du droit personnel dépend de la solvabilité du débiteur
    • Le créancier ne jouit que d’un droit de gage général sur le patrimoine du débiteur (art. 1285 C. civ)
    • Il n’exerce aucun pouvoir sur un bien en particulier, sauf à être bénéficiaire d’une sûreté réelle

==>La transmission du droit

La transmission de droits réels s’opère sans qu’il soit besoin d’accomplir de formalités particulières, exception faite de la vente de la transmission d’un bien immobilier

La transmission de droits personnels suppose de satisfaire répondre aux exigences de la cession de créance, conformément aux articles 1321 et s. C. civ.

IV) Critiques de la distinction

Deux critiques majeures ont été formulées à l’endroit de la distinction entre les droits réels et les droits personnels :

  • Une première critique tend à assimiler les droits réels à des droits personnels
  • La seconde critique a consisté à réduire les droits personnels à des droits réels

A) La thèse de l’assimilation des droits réels à des droits personnels

==>Contenu de la thèse de l’assimilation des droits réels à des droits personnels

PLANIOL a défendu l’idée que le droit réel ne pouvait pas consister en un lien entre une personne et une chose dans la mesure où une chose n’est pas un sujet de droit. Elle ne peut donc pas en être le sujet passif.

Pour cet auteur, un droit ne peut que créer un lien entre deux personnes ou plusieurs personnes.

Ainsi, les droits réels créent une obligation qu’il qualifie d’obligation passive universelle.

Dans ce schéma, le propriétaire de la chose s’apparente à un créancier. Tous ceux qui ne sont pas titulaires d’un droit réel sur cette chose sont des débiteurs.

L’obligation qui leur échoit consiste à ne pas venir troubler la possession paisible de la chose.

Ainsi, il n’existe aucune différence de nature entre le droit réel et le droit personnel.

Il y a simplement une différence de degré :

  • Le droit réel constitue un droit personnel à sujet passif indéterminé
  • Le droit de créance constitue un droit personnel à sujet passif déterminé

==>Critique de la thèse de l’assimilation des droits réels à des droits personnels

L’obligation passive universelle ne vient nullement grever le patrimoine des débiteurs de cette obligation. Et pour cause, dans la mesure où ils n’y ont pas consenti

Le droit de propriété consiste avant à exercer un pouvoir direct et immédiat sur une chose. Il y a donc bien création d’un lien entre une personne et une chose

B) La thèse de l’assimilation des droits personnels à des droits réels

==>Contenu de la thèse de l’assimilation des droits personnels à des droits réels

GINOSSAR a défendu l’idée que les créances peuvent faire l’objet d’un droit de propriété. Autrement dit, elles peuvent être qualifiées de biens

Selon lui, la créance revêt toutes les caractéristiques d’un bien (elle possède une valeur économique et elle est transmissible)

Surtout, pour cet auteur, le droit de propriété ne serait autre qu’un moyen de s’approprier des choses. Or parmi les choses, il y a les droits personnels. Les créances peuvent ainsi faire l’objet d’un droit de propriété

==>Critique de la thèse de l’assimilation des droits personnels à des droits réels

Il s’agit là d’une vision purement comptable des opérations économiques

Cette thèse nie l’existence du rapport qui s’établit entre deux personnes dans le cadre de l’exercice d’un droit personnel

L’exercice d’un droit réel sur une créance suppose que le propriétaire puisse modifier, à sa guise, le contenu de la créance. Il est, en effet, censé pouvoir abuser de la chose qu’il détient. Cela est pourtant impossible s’agissant d’une créance, car pour en abuser il doit nécessairement satisfaire aux exigences du mutus dissensus.