La médiation au service des relations individuelles de travail

par Federica Rongeat-Oudin (Directrice du DU médiation – Université de Tours) et Martin Oudin (Maître de conférences Hdr – Université de Tours)

Une médiation intra entreprise, dite aussi médiation en entreprise, est une médiation qui intervient au service d’une relation de travail fragilisée.  Le médiateur en entreprise est sollicité pour aider des salariés qui, confrontés à des difficultés relationnelles qui se mêlent souvent à des difficultés liées à l’organisation du travail, voient leur motivation entamée et parfois même leur santé mentale et physique atteinte. Leur relation de travail est ainsi mise à mal par des malentendus, des incompréhensions, des difficultés de communication qui peuvent nourrir un sentiment de stress, susciter un comportement d’évitement ou provoquer un conflit ouvert. L’ambition de la médiation en entreprise est précisément la restauration et l’amélioration de la qualité de cette relation de travail.

Dans ce contexte, les entreprises qui ont recours à la médiation la choisissent rarement comme une alternative à une procédure judiciaire. Elles recherchent plus souvent une voie pour aider des salariés à renouer un dialogue rompu. En effet, si le médiateur en entreprise est parfois appelé à l’occasion de la rupture d’un contrat de travail, la plupart de ses interventions se déroulent en amont, lorsque l’enjeu est de sauver et de poursuivre la relation de travail dans un climat de confiance et de coopération.

Par ailleurs, les relations de travail à propos desquelles le médiateur en entreprise est sollicité sont le plus souvent les relations dites individuelles. La médiation en entreprise va réunir une équipe, un service, deux ou plusieurs collaborateurs, avec ou sans lien hiérarchique. Nous n’envisagerons donc pas dans ces quelques lignes la médiation dans les relations collectives de travail, d’autant plus que le médiateur qui intervient dans ce cadre a un rôle qui le distingue beaucoup des autres médiateurs[1].

Depuis quelques années, la médiation en entreprise s’est imposée peu à peu dans le panorama des interventions sollicitées par les entreprises. Elle est aujourd’hui reconnue comme un outil original de gestion des relations de travail.

Pour dresser son portrait, nous avons choisi deux angles de vue selon qu’on observe la médiation en entreprise au regard des autres types de médiations ou au regard de l’entreprise. Aussi, le premier angle présentera les traits du médiateur en entreprise, tantôt singuliers, tantôt communs aux autres médiateurs. Le second, propre à l’entreprise, dessinera la médiation en entreprise dans le contexte de la protection de la santé au travail.

I – Le médiateur en entreprise : singularités et points communs avec les autres médiateurs

Comme tout médiateur, la posture du médiateur en entreprise et le cadre d’intervention qu’il propose sont des garanties indispensables pour susciter la confiance des personnes reçues. Ce n’est que dans un climat de confiance – si ce n’est dans l’autre personne, du moins dans le médiateur et le processus  – que les personnes pourront parvenir à coopérer en vue de surmonter leurs difficultés.
Les règles de droit qui définissent sa posture et régissent son intervention sont donc les mêmes que celles qui régissent les autres médiateurs dits de droit commun. Il existe bien un texte singulier dans le code du travail consacré à la médiation dans le cas de harcèlement moral (art. L. 1152-6 C. trav., v. infra) mais les modalités qu’il propose sont facultatives, si bien que le médiateur en entreprise reste avant tout au regard de la loi un médiateur de droit commun.
Cependant, lorsque l’on observe dans le détail la mise en œuvre de ces règles, on constate quelques singularités qu’il conviendra de souligner.

A – La posture du médiateur en entreprise 

Indépendance – Le médiateur en entreprise, comme tout médiateur, mène sa mission de façon indépendante, sans recevoir d’instructions de la part de la direction de l’entreprise ou de quiconque. Une fois menée, il ne rend pas non plus compte du contenu précis de celle-ci, à moins que les parties ne lui aient demandé de le faire (V. infra sur la confidentialité).
L’indépendance n’est cependant pas inscrite dans le code de procédure civile pour ce médiateur (elle ne l’est que pour le médiateur judiciaire). La source de cette règle réside dans le code national de déontologie des médiateurs de 2009 auquel le médiateur peut choisir d’adhérer.
L’indépendance concerne aussi bien le médiateur en entreprise qui exerce son activité à titre libéral que le médiateur salarié de l’entreprise qui lui confie cette mission. En pratique, le médiateur en entreprise est sollicité et choisi par la direction de l’entreprise. Le médiateur contractualise alors son intervention avec la direction en prévoyant le respect par celle-ci de son indépendance ainsi que du cadre d’intervention propre à la médiation (et notamment les principes de liberté et de confidentialité vus infra). Cette contractualisation se fera pour le médiateur salarié au moment de la définition de sa mission et, pour le médiateur en exercice libéral, à l’occasion de la signature du contrat de prestation de services. Ce contrat qui lie le médiateur à la direction prescriptrice ne doit pas être confondu avec l’engagement à la médiation (dit aussi protocole d’entrée en médiation) que prennent les personnes qui acceptent de participer à une médiation. Ainsi, là où dans d’autres contextes, un seul acte regroupe les engagements du médiateur, ses conditions d’intervention et l’engagement des parties à la médiation, ici il faut prévoir deux actes : le contrat de prestation de services entre le médiateur et le prescripteur et l’engagement à la médiation des participants.

Impartialité – Le médiateur est impartial en ce sens qu’il agit sans prévention ni préférence pour l’une ou l’autre partie (Code de procédure civile, art. 1530). Cette impartialité est intimement dépendante de l’indépendance de médiateur. En effet, ce principe d’indépendance que le médiateur en entreprise annonce aux personnes impliquées dans le conflit mais aussi aux différentes parties prenantes (délégués du personnel, agent de prévention, DRH, hiérarchie non directement impliquée), est indispensable pour convaincre ces mêmes personnes de son impartialité. Cela est d’autant plus vrai lorsque la médiation réunit deux salariés unis par un lien hiérarchique.

Neutralité – Le médiateur est aussi tenu à la neutralité et s’abstient de donner son opinion ou de faire des propositions sur la façon de surmonter un différend (Code national de déontologie du médiateur). Cette neutralité est la condition de la responsabilisation des participants qui trouveront par eux-mêmes leur solution sans attendre du tiers qu’il la leur donne. En cela, la neutralité est indissociable de l’impartialité, laquelle pourrait être mise à mal si le médiateur devait faire une proposition pouvant être perçue comme plus favorable à l’un qu’à l’autre. On notera cependant l’originalité de la « procédure de médiation » proposée en cas de harcèlement moral par l’art. 1152-6 du Code du travail. Il est prévu que le médiateur qui ne parviendrait pas à concilier les parties peut soumettre des propositions en vue de mettre fin au harcèlement. Ce texte laisse les praticiens perplexes car il laisse entendre que le médiateur a pour mission de vérifier la réalité harcèlement, ce qui le place dans un rôle d’enquêteur incompatible avec l’esprit de la médiation. 

B – Les principes d’intervention du médiateur en entreprise  

Liberté – Comme dans toute médiation, le principe de liberté s’applique de manière différenciée pour le médiateur et pour les parties. Il signifie pour ces dernières qu’elles sont à la fois libres d’entrer dans la démarche et libres de la quitter à tout moment, sans avoir à se justifier (Code national de déontologie précité). Cette liberté reste présente alors même que la médiation a été voulue et est financée par la direction de l’entreprise. Dans le contrat conclu avec le médiateur, la direction s’engage à respecter ce principe de liberté et s’interdit de faire pression sur les salariés. Il faut cependant bien admettre que le seul fait que l’intervention d’un médiateur soit proposée par la direction est de nature à faire pression sur les salariés impliqués. Enfin, les salariés sont aussi libres dans la recherche de leurs solutions, dans la mesure bien entendu où ces solutions n’impliquent pas le pouvoir organisationnel. Le périmètre de leur négociation a pour limite leur pouvoir de décision. Comme bien souvent les solutions impliquent en partie la direction, celle-ci est associée à ce stade de la médiation. Il arrive aussi que les parties aboutissent non pas à des décisions mais à des propositions de solutions qu’elles décident de porter ensemble à la direction.
La liberté est un principe qui concerne aussi la personne du médiateur en entreprise (v. code national de déontologie). Celui-ci peut à tout moment cesser sa mission, et même d’ailleurs refuser de l’engager par exemple à la suite de la rencontre d’information avec qualiles participants. Il le fera lorsqu’il craint que la médiation ne fragilise davantage un participant. Il pourrait aussi décider d’y mettre fin s’il constatait que le processus de médiation était instrumentalisé par une des parties. Cependant, il n’a pas à préciser les raisons à la direction, sous peine de contrevenir à son engagement de confidentialité.

Confidentialité – La confidentialité lie bien évidemment le médiateur en entreprise. La confidentialité porte sur le contenu des échanges et signifie que le médiateur ne rend pas compte de ce que les parties ont échangé même s’il est sollicité par la direction ou par les délégués du personnel. Le contenu de l’accord issu de la médiation n’est cependant pas couvert par la confidentialité si sa divulgation est nécessaire pour sa mise en œuvre (art. 21-3 L. n° 95-125 du 8 févr. 95). En pratique, la direction est informée de cet accord – ou des propositions convenues entre les parties – par les salariés eux-mêmes. Parfois même, la direction a déjà été associée au stade de la recherche des solutions parce qu’elles impliquaient le pouvoir organisationnel.
La confidentialité est aussi un engagement que chaque partie prend à l’égard de l’autre lorsqu’elles adhèrent au processus de médiation. Elles s’interdisent de dévoiler le contenu de leurs échanges à d’autres. Cette confidentialité s’entend aussi comme une obligation de loyauté par laquelle les parties s’engagent à ne pas se servir des échanges contre l’autre, par exemple lors d’une évaluation ou d’une procédure contentieuse. En pratique, conscient que les parties seront interrogées par leurs collègues, le médiateur les invite à chaque fin de séance à préciser ensemble de ce qu’elles décident de garder confidentiel et de ce qu’elles peuvent partager avec leurs collègues. 

Responsabilisation – La responsabilisation des parties est enfin un principe fondamental de la médiation (elle découle implicitement de l’art. 1530 CPC qui précise que ce sont les parties qui recherchent un accord). Elle implique pour chaque partie d’accepter la possibilité de reconnaître sa part de responsabilité dans la relation conflictuelle. Elle implique pour le médiateur de résister aux tentatives des parties, conscientes ou inconscientes, d’en faire un tiers qui leur donnerait raison en cherchant à le convaincre, en lui demandant son opinion, en lui soumettant des pièces pour qu’il les instruise, etc. Le principe de responsabilisation pousse ces dernières à trouver elles-mêmes l’issue à leurs différends et constitue le gage d’une exécution spontanée de leur accord.
Après avoir rendu compte de la médiation en entreprise et de ses singularités par rapport à d’autres médiations, il reste à préciser, du point de vue des entreprises, comment elle s’inscrit dans la politique de prévention des atteintes portées à la santé des salariés. 

II – La médiation en entreprise dans le contexte de la santé au travail 

La médiation est pour une entreprise un outil précieux pour prévenir certains risques psychosociaux et améliorer la qualité de vie au travail. Du point de vue de l’employeur, elle est une mesure de prévention qui lui permet de satisfaire à son obligation de protéger la santé mentale et physique de ses salariés[2].

A – La médiation en entreprise, un outil pour prévenir les risques psychosociaux et améliorer la qualité des relations de travail

Médiation et risques psychosociaux – Les travailleurs sont parfois exposés à des risques liés à leur environnement de travail qui, lorsqu’ils se réalisent, les affectent psychiquement et parfois aussi physiquement. Ils sont définis comme les « risques pour la santé mentale, physique et sociale, engendrés par les conditions d’emploi et les facteurs organisationnels et relationnels susceptibles d’interagir avec le fonctionnement mental. »[3]
Les relations de travail sont au cœur de cette problématique. Des relations de travail tendues peuvent affecter de façon considérable des salariés. Lorsqu’ils n’y trouvent plus de soutien, de solidarité, de confiance et de respect, mais au contraire de la compétition, du contrôle excessif, de la méfiance, ils résistent difficilement aux contraintes et aux changements dans l’organisation du travail et développent du stress et/ou un profond mal-être.
Ces relations de travail tendues, conflictuelles, peuvent trouver leur source dans des facteurs de risques liés à l’organisation du travail. Par exemple, dans une situation de travail où le facteur de risque réside dans ce que l’on appelle les exigences du travail, comme une activité au rythme très soutenu, ce facteur va conduire les salariés à être tendus, inquiets, ce qui pourra avoir pour conséquence de créer des conflits dans une équipe et, au sein de cette équipe, certains développeront des TMS directement liés à cette situation. 
On reconnait aujourd’hui que les relations entre collègues ont un impact sur la santé psychosociale des collaborateurs[4]. Lorsque la coopération n’est plus possible dans une équipe, lorsqu’une personne n’est pas intégrée dans un collectif, lorsque les collaborateurs disent souffrir d’un management trop contrôlant, chacune de ces situations est potentiellement source de stress et de mal-être pour les personnes concernées[5].
Allant plus loin, des relations conflictuelles vont avoir à leur tour un impact sur l’organisation du travail. Illustrons ce phénomène fréquent par l’exemple suivant : à la suite d’une fusion, un service est réorganisé. Cette réorganisation a nourri un conflit entre deux personnes contraintes désormais de partager les mêmes tâches. Ce conflit qui ne concernait directement que ces deux personnes a fini par créer deux clans dans l’équipe. Cette situation de nature relationnelle conduit les personnes à adopter de nouveaux comportements : les réunions hebdomadaires deviennent mensuelles, certains dossiers ne sont plus contrôlés par telle personne, etc. On voit ici comment des difficultés relationnelles modifient l’organisation du travail au sein d’une équipe qui s’adapte inconsciemment en suivant de nouvelles règles d’organisation.
C’est pourquoi, conscientes que les relations de travail sont souvent au cœur des situations qui mettent en jeu la santé psychosociale des salariés, les entreprises choisissent de recourir à la médiation. Elles offrent ainsi aux salariés la possibilité d’exprimer leurs difficultés et de discuter des voies de solution possibles, sachant que la discussion portera à la fois sur les difficultés relationnelles mais aussi de leur impact sur l’organisation du travail. 

Médiation et qualité de vie au travail – Ces dernières années est apparue la notion de « qualité de vie au travail », laquelle traduit une approche plus positive que celle de la prévention des risques psychosociaux. Cette notion est associée à l’accord national interprofessionnel du 19 juin 2013 « vers une politique d’amélioration de la qualité de vie au travail et de l’égalité professionnelle »[6]. Elle marque l’engagement des entreprises de tenir compte de l’impact de l’environnement de travail sur le développement personnel et professionnel du salarié. Cet engagement va au-delà de la seule lutte contre les atteintes à la santé et implique de considérer les différentes composantes de la qualité de vie au travail que sont les relations de travail, l’information ou bien encore les relations sociales.
Si l’on s’en tient aux relations de travail, une multitude d’actions peuvent être imaginées pour contribuer à améliorer leur qualité[7]. L’ANI préconise certaines d’entre elles, parmi lesquelles la mise en place d’espaces de discussion pour favoriser l’expression des salariés sur leur travail (article 12). Ces espaces de discussion s’entendent comme des : « (…) espaces collectifs qui permettent une discussion centrée sur l’expérience de travail et ses enjeux, les règles de métier, le sens de l’activité, les ressources, les contraintes. (…)»[8]. Donner un temps et un lieu pour que les salariés puissent s’exprimer sur leur travail est une initiative salutaire. Mais un des dangers qui guette un tel espace de discussion est le découragement voire l’épuisement de leurs participants qui peuvent avoir le sentiment que les discussions tournent en rond et ne produisent rien.
Pour se prémunir de ce risque d’épuisement, les modalités de ces réunions doivent être soigneusement pensées. En particulier, ces discussions doivent être menées dans un cadre très précis tenu par un tiers facilitateur. Ce facilitateur, « chargé d’animer le groupe et d’en restituer l’expression » à la hiérarchie est spécialement visé dans l’ANI à l’article 12. Un médiateur, formé à tenir un cadre strict pour encadrer des discussions à l’occasion de relations conflictuelles, est à même de mener une telle mission. Il sait non seulement animer un groupe en réunissant les conditions pour libérer et canaliser la parole, mais il sait aussi accompagner les participants dans une co-construction de propositions ou de solutions.
L’espace de discussion peut ainsi avoir pour objet de discussion non seulement le travail et ses conditions d’exercice mais aussi les relations de travail elles-mêmes[9]. Dans ce cas, l’objectif sera de déployer des initiatives pour les enrichir afin qu’elles deviennent une ressource sur laquelle les salariés pourront s’appuyer pour faire face plus sereinement aux événements et bouleversements organisationnels.
On le constate, la médiation est aujourd’hui un outil incontournable, qu’il s’agisse de l’inscrire dans une démarche de prévention des risques psychosociaux ou bien d’amélioration de la qualité de vie au travail. Elle peut aider des salariés à retrouver du sens à leur travail et à leur collaboration. L’employeur quant à lui, outre l’avantage de retrouver des salariés motivés et performants, se plie à son obligation de protéger la santé de ses salariés.obligation

B – La médiation en entreprise, un moyen pour l’employeur d’accomplir son obligation de sécurité

En effet, du point de vue de l’employeur, la médiation est une des mesures de prévention qu’il peut prendre pour protéger la santé physique et mentale de ses salariés.
Cependant, l’art. L. 4121-1 du Code du travail qui consacre cette obligation de sécurité ne détaille pas les mesures à prendre pour réaliser cette protection. L’art. L. 4121-1 du Code du travail vise de façon générale des « actions de prévention des risques professionnels», des « actions d’information et de formation » et des actions portant sur l’organisation du travail. Les principes de prévention énoncés à l’article suivant mettent l’accent sur les mesures collectives et sur celles qui relèvent de la prévention dite primaire, c’est-à-dire celle visant à l’élimination du risque psychosocial.
La médiation n’est citée que dans le cas spécifique du traitement d’une situation de harcèlement moral (L. 1152-6 du Code du travail et Accord National Interprofessionnel du 26 mars 2010 qui vise aussi la violence).
Mais en dehors de ces derniers textes spéciaux, on ne trouve pas de référence expresse à la médiation en tant que mesure de prévention.
Parce que les mesures individuelles ne sont pas jugées prioritaires, ainsi que les mesures dites de prévention secondaire (où le risque est présent) ou tertiaire (où le dommage est apparu ; on parle aussi de mesures curatives), on peut légitimement se demander si la médiation relève bien des mesures dites de prévention. 

Médiation, mesure à la fois individuelle et collective – A y regarder de plus près cependant, la médiation est une mesure individuelle qui a un effet sur le collectif. Une difficulté vécue entre deux ou plusieurs salariés touche, par un effet systémique, l’entourage professionnel (et personnel aussi) que sont les autres collègues, la hiérarchie si elle n’est pas déjà directement impliquée, les autres services, les clients, les fournisseurs, etc.  En agissant pour dépasser cette difficulté et amener les parties à trouver un mode de fonctionnement leur permettant de continuer à travailler ensemble ou au contraire à se séparer sereinement, la médiation agit indirectement sur l’ensemble des personnes impactées par le malaise que créait cette tension. 

Médiation, mesure curative ou véritablement préventive – Il est aussi vrai que la médiation apparaît de prime abord comme une mesure curative plus que préventive. Dans la pratique pourtant, elle n’est pas cantonnée à une situation où le risque psychosocial est apparu. Elle est aussi déployée au titre de la prévention dite primaire, par exemple pour anticiper la fusion de deux services en donnant la possibilité aux salariés d’exprimer et partager leurs craintes et d’anticiper ce changement en concevant des solutions d’adaptation. On retrouve aussi la médiation au niveau de la prévention dite secondaire, pour réduire le risque présent, dans des actions de sensibilisation et de formation de managers et agents à la gestion des conflits en adoptant les outils du médiateur.

Médiation dans la jurisprudence récente – Si l’on examine maintenant la jurisprudence récente rendue sur le fondement de l’art. 4121-1 du Code du travail, on observe un changement majeur de perspective. Désormais, l’employeur peut, s’il justifie avoir pris toutes les mesures nécessaires, être exonéré de sa responsabilité. Ainsi, l’obligation de sécurité qui pèse sur lui n’a pas plus pour seul but « de faciliter la réparation du dommage subi par le salarié, mais d’assurer l’effectivité du principe de prévention »[10].  Ce principe de prévention retrouve ainsi son sens premier en incitant l’employeur à non seulement réagir immédiatement dès qu’il a connaissance de troubles, mais avant tout à prendre des mesures véritablement préventives. La Cour de cassation a consacré cette lecture dans un arrêt du 1er juin 2016[11]. Elle énonce que « ne méconnaît pas l’obligation légale lui imposant de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, notamment en matière de harcèlement moral, l’employeur qui justifie avoir pris toutes les mesures de prévention prévues par les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail et qui, informé de l’existence de faits susceptibles de constituer un harcèlement moral, a pris les mesures immédiates propres à le faire cesser ; ».
Mais si l’employeur est désormais admis à s’exonérer de sa responsabilité, les conditions sont néanmoins très sévères : il ne peut pas attendre passivement la production du dommage pour agir, il doit anticiper et, lorsque le pire n’a pu être évité, réagir immédiatement[12]. Dans l’espèce qui a donné lieu à l’arrêt de juin 2016, une procédure d’alerte en cas de harcèlement avait été prévue et une médiation avait eu lieu. Mais la Cour souligne qu’il aurait fallu en amont avoir également réalisé des actions d’information et de formation « propres à prévenir la survenance de faits de harcèlement moral. » La Cour distingue clairement les mesures de prévention (information, formation) des mesures pour faire cesser les faits de harcèlement (alerte, enquête, médiation).
Cet assouplissement de l’obligation de sécurité a surpris, d’autant plus que l’arrêt a été rendu dans une situation de harcèlement où la sévérité était de mise. En effet, même si une telle évolution avait été amorcée dans l’arrêt Air France du 25 nov. 2015[13], on doutait de sa portée dans une telle situation. L’assouplissement est cependant confirmé dans le rapport publié par la Cour de cassation : « la solution adoptée le 25 novembre 2015 est étendue à la situation de harcèlement moral en ce sens que l’employeur peut désormais s’exonérer de sa responsabilité en matière de harcèlement moral, quand un tel harcèlement s’est produit dans l’entreprise, mais pas à n’importe quelles conditions. »[14]
Certains commentateurs voient dans cette décision la consécration d’une obligation de résultat désormais atténuée, d’autres d’une obligation de moyens renforcée[15]. D’autres encore relèvent au contraire l’abandon de cette distinction entre obligation de moyens et de résultat[16]. Ramenée à la médiation, cette évolution jurisprudentielle nous confirme que la médiation est une mesure parmi d’autres qui enrichit l’éventail des mesures propres à protéger la santé des salariés[17]
. Elle n’est cependant bien évidemment pas suffisante à elle seule. On a vu que cet éventail devait être déployé dès le stade de l’anticipation des risques et ne devait pas se cantonner à des mesures curatives. A ce sujet, on rappellera que la médiation, si elle a été menée dans l’espèce qui a donné lieu à l’arrêt du 1er juin 2016 à titre curatif, peut aussi constituer une mesure véritablement préventive si elle intervient avant ou au moment de la naissance d’un conflit relationnel, c’est-à-dire au titre de la prévention primaire et secondaire. Il faut bien reconnaître que la médiation se présente alors ici davantage comme un outil de gestion que comme un mode alternatif de résolution des conflits. Mais c’est précisément dans cette optique que les entreprises y ont aujourd’hui de plus en plus souvent recours.


Article initialement publié in La lettre des médiations, n° 5, mai 2018.

[1] Il rédige une recommandation pour mettre fin au litige et un rapport sur le différend, art. L. 2523-5 et s. Code du travail.
[2] Sur l’ensemble de la question, OUDIN F., ROULET V. et OUDIN M., (dir.), L’essor de la médiation en entreprise, Médias & Médiations, 2014, 117p ; BRET J.M, La médiation : un mode innovant de gestion des risques psychosociaux, Médias & Médiations, 2016.
[3] Rapport dit Gollac sur le suivi statistique des risques psychosociaux, 2011, p. 31.
[4] Rapport dit Gollac précité.
[5] V. aussi le rapport de 2014 EUROFOUND qui vise les relations interpersonnelles, horizontales et verticales, p. 27, à télécharger sur http://www.eurofound.europa.eu.
[6] Un arrêté d’extension du 15 avril 2014 rend obligatoires, pour les employeurs et les salariés compris dans le champ d’application de l’Accord, ses dispositions. Sur cet accord, LANOUZIERE, H (2013), Un coup pour rien ou un tournant décisif ?, Sem. Soc. Lamy, 16 sept. 2013, n° 1597.
[7] Sur cette question v. BECARD A.C., OUDIN F. et OUDIN M. (2015), La qualité des relations de travail, IRES, 165p.
[8] JOURNAUD S., Discuter du travail pour mieux le transformer, Revue Travail & Changement n° 358, janv. févr. mars 2015, p. 2.
[9] La qualité des relations de travail, op. cit. p. 52.
[10] En ce sens, FANTONI-QUITON S., VERKINDT P-Y., Obligation de résultat en matière de santé au travail, à l’impossible, l’employeur est tenu?, rev. Droit social 2013.229.
[11] N° 14-19.702, FS P+B+R+I, MOULY J., L’assouplissement de l’obligation de sécurité en matière de harcèlement moral, JCP G 2016, note 822 ; RADE Ch., Feue la responsabilité de plein droit de l’employeur en matière de harcèlement : le mieux, ennemi du bien, Lexbase Hebdo, éd. soc. 16 juin 2016 n° 656 ; Loiseau G., Le renouveau de l’obligation de sécurité, sem. Jur. Social, n° 24, 21 juin 2016, 1220 ; CORRIGNA-CARSIN D., JCP G 2016, act. 683, p. 1180.
[12] V. déjà Cass. soc. 29 juin 2011 n° 09-69.444 et n° 09-70.902,  Lexbase Hebdo éd. soc. n° 448, 14 juill. 2011, RADE Ch., Harcèlement dans l’entreprise : l’employeur doit réagir vite !.
[13] Cass. soc. n° 14-24.444 ; ANTONMATTEI P-H., Obligation de sécurité de résultat : virage jurisprudentiel sur l’aile !, Dr. Soc. 2016.457 ; ICARD J., L’incidence de la jurisprudence Air France dans le contentieux du harcèlement moral. Essai de prospective, Cah. Soc. 2016.214.
[14] https://www.courdecassation.fr/IMG///Commentaire_arret1068_version201605.pdf.
[15] Op. cit. MOULY J.
[16] En ce sens, LOISEAU G., op. cit.
[17] V. déjà Cass. soc. 3 déc. 2014, n° 13-18.743. Dans cet arrêt, la médiation est expressément citée parmi les mesures prises : « N’a pas manqué à son obligation de sécurité de résultat l’employeur qui justifie avoir tout mis en oeuvre pour que le conflit personnel entre deux salariées puisse se résoudre au mieux des intérêts de l’intéressée, en adoptant des mesures telles que la saisine du médecin du travail et du CHSCT et en prenant la décision, au cours d’une réunion de ce comité, de confier une médiation à un organisme extérieur. »

La responsabilité pénale des dirigeants : le transfert de la responsabilité et la délégation de pouvoirs

Par Vincent Roulet, Maître de conférences Hdr à l’Université de Tours, Avocat au barreau de Paris, Edgar Avocats

L’éloignement du chef d’entreprise ou des dirigeants de l’association par rapport à l’activité quotidienne exercée par la personne morale a justifié l’aménagement de leur responsabilité pénale par l’article 121-3, al. 4. Elle a également justifié la reconnaissance par le droit pénal de la délégation de pouvoirs. Celle-ci est possible, et paraît même obligatoire[1].

Définition. La délégation de pouvoirs est l’acte juridique par lequel une personne (le délégant) se dessaisit d’une fraction de ses pouvoirs au profit d’une autre personne (le délégataire), le plus souvent l’un de ses subordonnés. Disposant désormais des pouvoirs du délégant, le délégataire encourt les mêmes responsabilités à l’occasion de leur exercice.

Présentation générale. Le mécanisme de la délégation de pouvoirs – et du transfert de responsabilité qu’il implique – est ancien. Il fut accueilli par la jurisprudence au début du XXème siècle[2], à propos de la sécurité au travail. Un salarié fut victime d’un accident du travail à la suite, notamment, d’une violation par l’employeur de ses obligations afférentes à la sécurité des salariés. L’employeur, en raison de son éloignement et de l’objet réel de son activité, était dans l’impossibilité de prévenir la violation des dispositions relatives à la sécurité et d’empêcher la réalisation du dommage. Il fut poursuivi mais prétendit échapper à sa responsabilité en reportant celle-ci sur le responsable du site où eut lieu l’accident.

Le transfert de responsabilité n’est pas évident à apprécier moralement. D’une part, la condamnation du chef d’entreprise semble inopportune ; celui-ci est étranger à l’accident. De l’autre, retenir la responsabilité du chef d’établissement revient à faire supporter par un salarié, subordonné, la responsabilité du dirigeant. La jurisprudence s’est peu à peu fixée de manière pragmatique sur une idée simple : la responsabilité pénale pèse sur celui qui est en mesure d’éviter la réalisation du dommage, pourvu qu’il soit effectivement en mesure d’observer la loi pénale. Le chef d’entreprise est donc responsable, sauf s’il a consenti une délégation de pouvoirs à une personne disposant des moyens intellectuels, juridiques et matériels propres à éviter la commission des infractions. La délégation de pouvoirs est licite mais strictement encadrée[3].

Le domaine de la délégation de pouvoirs

La délégation de pouvoirs ne produit ses effets qu’en matière de responsabilité pénale, mais s’applique à tous types d’infractions, pourvu que le dirigeant n’ait pas personnellement pris part à la commission de celles-ci et pourvu que les pouvoirs délégués ne relèvent pas de l’essence de la qualité de dirigeant.

Un domaine cantonné à la responsabilité pénale.

La délégation de pouvoirs n’a d’efficacité qu’en matière de responsabilité pénale, à l’exclusion de la responsabilité civile. Elle ne saurait avoir pour effet transférer la responsabilité civile du délégant sur la personne et le patrimoine du délégataire. La règle est de peu de portée pratique à l’égard du dirigeant puisque celui-ci n’est pas personnellement responsable civilement à l’égard de la victime, du moins lorsqu’il n’a pas causé lui-même directement le dommage[4].

Un domaine ouvert à tous types d’infractions.

Principe. La délégation de pouvoirs produit principalement ses effets à propos de la responsabilité pénale encourue à l’occasion d’un dommage corporel subi par un salarié. Rien n’interdit cependant qu’elle protège le dirigeant dans d’autres circonstances. Depuis 1993, elle s’étend à tous les domaines du droit pénal : « sauf si la loi en dispose autrement, le chef d’entreprise, qui n’a pas personnellement pris part à la réalisation de l’infraction, peut s’exonérer de sa responsabilité pénale s’il rapporte la preuve qu’il a délégué ses pouvoirs à une personne pourvue de la compétence, de l’autorité et des moyens nécessaires »[5]. Aussi la délégation de pouvoirs – donc la délégation de responsabilité pénale – joue-t-elle par exemple en matière de publicité trompeuse[6] ou de vente à perte[7].

Exceptions. Il est cependant certaines situations dans lesquelles la délégation de pouvoirs ne peut être consentie ou, plus exactement, si elle est consentie, n’aura pas pour effet d’évincer la responsabilité pénale du dirigeant. Ces exceptions tiennent au comportement observé par le dirigeant après qu’a été donnée la délégation, ou à certaines compétences inhérentes à la fonction de dirigeant.

Quant au comportement du dirigeant, il convient de distinguer deux hypothèses : la délégation de pouvoirs n’emporte pas de transfert de responsabilité pénale lorsque le dirigeant a personnellement et directement participé à la commission de l’infraction, ou lorsque, sans commettre le fait délictueux, il a érigé celui-ci en politique d’entreprise.

Le premier cas de figure est simple. L’efficacité pénale de la délégation de pouvoirs est subordonnée à la condition que, une fois consentie la délégation, le délégant (le dirigeant) se désintéresse parfaitement de la matière déléguée. N’est pas de nature à exclure la responsabilité pénale du président-directeur général des chefs d’abus de faiblesse et d’escroquerie la délégation de pouvoirs consentie à un salarié de mener les campagnes publicitaires dès lors que le dirigeant « participait directement à la mise au point des campagnes publicitaires dont le lancement n’avait lieu qu’avec son accord et qu’il agissait directement sur leur organisation » et qu’il « revendique lui-même les concepts et les méthodes de la politique commerciale agressive mise en œuvre, sur ces directives, par des commerciaux encouragés par lui et motivés par un système d’intéressement »[8]. Le second est tout aussi limpide. Le dirigeant ne peut s’abriter derrière le transfert de sa responsabilité pénale organisé par une délégation dès lors qu’il a incité la commission, par le délégataire, de l’infraction pénale. Le président du directoire est personnellement coupable du délit de travail dissimulé, en dépit de la délégation de pouvoirs consentie à un salarié directeur régional, dès lors qu’il est établi que « ces pratiques illicites généralisées procèdent d’un « choix de stratégie (…) n’étant pas limité à la direction régionale [en cause] »[9].

Ces cas particuliers mis à part, il faut rappeler que la fonction de dirigeant ne peut être intégralement déléguée. Un noyau de compétences – et de responsabilités – demeure accolé au dirigeant en dépit de toute délégation de pouvoirs. Sont concernées à titre quasi-exclusif les relations du dirigeant avec les instances représentatives du personnel : « même s’il confie à un représentant le soin de présider le comité central d’entreprise, le chef d’entreprise engage sa responsabilité à l’égard de cet organisme, s’agissant des mesures ressortissant à son pouvoir propre de direction sans pouvoir opposer l’argumentation prise d’une délégation de pouvoirs »[10]. Il ne faut cependant pas tirer la conclusion que le dirigeant est, par principe, responsable, du délit d’entrave commis à l’endroit des représentants du personnel, sans qu’il puisse s’exonérer au moyen d’une délégation de pouvoirs. Il convient, en réalité, de distinguer selon le fait précis qui a constitué l’entrave. Ou bien le délit est constitué par des agissements directement rattachables à la direction générale de l’employeur (communication des informations sociales, octroi des moyens que la loi ou une convention collective accorde au comité d’entreprise, organisation des élections professionnelles[11]…) : alors le dirigeant ne peut se prévaloir de la délégation de pouvoirs. Ou bien le délit est constitué par la violation d’obligations purement procédurales ou formelles (établissement de l’ordre du jour, communication tardive d’informations…), alors la délégation de pouvoirs produit ses effets[12].

  Le délégataire peut-il être un tiers à la société dirigée par le délégant ?   Assez curieusement, le mécanisme de la délégation de pouvoirs ne parvient pas à se détacher de la notion de subordination qui, traditionnellement, unit le chef d’entreprise à ses salariés. La finalité qu’elle poursuivait originellement – assurer des « relais fonctionnels dans le respect d’une unité de direction » (A. Coeuret, La délégation de pouvoirs, in Le pouvoir du chef d’entreprise, Dalloz 2001, p. 32) – comme le contrôle que doit conserver le délégant sur le délégataire (et la faculté, voire l’obligation, pesant sur celui-ci de révoquer la délégation consentie devant l’impuissance du délégataire) s’opposent à ce que la délégation de pouvoirs soit consentie efficacement à un tiers à l’entreprise : « peut-on concevoir que l’employeur transmette à un tiers suffisamment d’autorité, de compétences et de moyens pour qu’un juge reconnaisse que le tiers disposait d’une délégation de pouvoirs ? » (E. Dreyer, ouv. préc., n° 984). Ce classicisme devrait pouvoir être dépassé, et la Cour de cassation distingue.   D’une part, l’employeur ne peut se prévaloir des relations contractuelles nouées avec un tiers parfaitement étranger à l’entreprise pour établir l’existence d’une délégation de pouvoir. Il s’agissait, en l’espèce, de savoir si le contrat d’entretien des pneumatiques des véhicules de la flotte automobile de l’entreprise valait délégation de pouvoirs emportant transfert de la responsabilité pénale en ce qui concerne les contraventions aux règles techniques de mise en circulation des véhicules. La Cour refuse ce transfert de responsabilité (Crim., 6 mai 1964, D. 1964.II.562).   D’autre part, la Cour admet l’efficacité des délégations de pouvoirs consenties au sein d’un groupe de sociétés : « rien n’interdit au chef d’un groupe de sociétés, président de la société donneur d’ordre et dirigeant de la société sous-traitante, de déléguer ses pouvoirs en matière d’hygiène et de sécurité à un salarié d’une autre société du groupe, sur lequel il exerce un pouvoir hiérarchique » (Crim., 26 mai 1994, n° 93-83.213).

Les conditions d’efficacité de la délégation de pouvoirs

L’efficacité pénale de la délégation de pouvoirs est subordonnée à plusieurs conditions tenant au contenu de la délégation, à la qualité du délégataire et aux circonstances de fait dans lesquelles le délégataire exerce les pouvoirs du délégant.

Les conditions tenant au contenu de la délégation de pouvoirs

À l’exclusion d’un noyau de prérogatives qui ne sauraient être déléguées par le chef d’entreprise, la délégation que consent ce dernier doit être précise, quant à son objet et quant aux pouvoirs qui sont transférés au délégataire.

Pouvoirs ne pouvant être délégués. Il est exclu, d’abord, que le chef d’entreprise délègue l’intégralité de ses pouvoirs au délégataire. Ainsi qu’il l’a déjà été indiqué, une fraction du pouvoir du chef d’entreprise relative aux compétences inhérentes à cette qualité, ne saurait être déléguée (à tout le moins la délégation serait-elle inefficace pénalement). Tel est le cas en ce qui concerne les relations institutionnelles avec les représentants du personnel[13]. Par le passé, les juges avaient pu se prononcer dans le même sens à chaque fois que l’évitement de la commission de l’infraction nécessitait une décision (celle d’engager des fonds) relevant de la seule compétence du chef d’entreprise[14]. Il ne s’agit, au demeurant, que du prolongement de l’idée selon laquelle la responsabilité pénale ne peut être déléguée qu’à la condition que soient donnés au délégataire les moyens d’exercer l’activité déléguée en conformité avec les dispositions légales et règlementaires. Il convient ensuite de préciser que la délégation de pouvoirs ne saurait dispenser le chef d’entreprise de toute obligation. Lui incombe en effet celle de contrôler les agissements du délégataire ; et les juges sanctionnent le délégant qui se métamorphose en autruche. Engage sa responsabilité pénale du chef de délit d’entrave le dirigeant qui, en dépit de la délégation de pouvoirs consentie, « n’a pu ignorer le caractère chronique des infractions commises » par le délégataire et n’a pas réagi en révoquant ce dernier : « par de telles omissions, commises volontairement, [le dirigeant] a engagé sa responsabilité pénale »[15].

Définition des pouvoirs délégués. La délégation de pouvoirs fixe de manière précise les pouvoirs remis au délégataire – et donc le domaine de la responsabilité. Les juges privent d’efficacité la délégation « en l’absence d’instructions précises données » au délégataire[16]. Demeure responsable du chef de l’infraction fiscale afférente, le président du conseil d’administration qui a consenti au directeur général une « délégation de ses pouvoirs afin de veiller au respect du Code du travail, de la législation et de la règlementation applicables aux transports » sans préciser si cette « délégation de pouvoirs […] s’étendait à la matière des contributions indirectes et de la circulation des alcools »[17]. Pour produire ses effets, la délimitation doit être réalisée en amont de la commission de l’infraction ; pour le dirigeant, il est vain d’espérer régulariser une délégation de pouvoirs trop vague, comme il est vain d’espérer que le juge prenne en considération a posteriori l’ « aveu » du délégataire[18].

Les conditions tenant à la qualité du délégataire

La délégation n’exonère le dirigeant de sa responsabilité pénale que si le délégataire est en mesure de supporter cette responsabilité. La capacité du délégataire est établie par la réunion de trois éléments : la compétence, l’autorité et l’indépendance.

Compétences. L’idée de compétence est double. Il s’agit, bien sûr, d’éviter que le dirigeant ne s’exonère de sa responsabilité au détriment d’un salarié qui, de toute évidence, n’est pas en mesure d’assurer le strict respect de la loi pénale car il ne maîtrise ni celle-ci, ni les normes techniques – notamment de sécurité – que son observation implique. Les juges rejettent la délégation « fantoche ». Mais il s’agit également d’inciter les dirigeants à choisir comme délégataire une personne parfaitement apte à remplir cet office. Le moment venu, les juges vérifient immanquablement la compétence du délégataire, c’est-à-dire à la fois sa maîtrise technique[19] et ses connaissances juridiques. Quant à la maîtrise technique, ils la contrôlent minutieusement. Il ne suffit pas que, en raison de sa qualification, le délégataire ait pu connaître les règles qu’il était chargé de faire respecter ; il faut encore qu’il soit établi qu’il connaissait précisément les modalités de mise en œuvre de ces règles[20]. Quant à la compréhension des règles juridiques, elle doit être certaine : est inefficace la délégation de pouvoirs consentie à un salarié dont les auditions, postérieures à la réalisation du dommage, révèlent « qu’il apprécie les travaux dangereux et les mesures de sécurité à prendre selon sa propre expérience et non par référence à la lettre ou à l’esprit desdites dispositions »[21].

Autorité. La condition d’autorité est satisfaite lorsque, d’une part, le délégataire est chargé par la délégation de donner les ordres nécessaires à l’accomplissement de la mission. Ceci implique que le délégataire ne soit pas uniquement affecté à l’exécution d’un travail technique[22]. Il importe, d’autre part, que le délégataire dispose du pouvoir de donner les ordres nécessaires, non seulement à ses éventuels subordonnés, mais encore à toute personne de l’entreprise susceptible d’interférer dans l’exécution des tâches déléguées. Est donc dépourvue d’effet la délégation de pouvoirs consentie en matière de règlementation économique au chef de secteur des produits frais dès lors que l’établissement des factures relevait du service comptable sur lequel il n’avait pas autorité[23]. Il n’en va pas différemment, en matière de sécurité, lorsque le délégataire, qui ne dispose pas du pouvoir de contraindre les salariés à cesser leur activité ou de celui de les sanctionner, est uniquement autorisé à rappeler aux salariés enfreignant les consignes de sécurité qu’ils s’exposent à un licenciement pour faute grave[24].

Indépendance. La condition tenant à l’indépendance du délégataire fait écho à l’impossibilité pour le dirigeant de se prévaloir d’une délégation de pouvoirs s’il a lui-même participé à la commission de l’infraction : le dirigeant qui s’immisce dans l’activité du délégataire est, au même titre que celui-ci, auteur des faits réprimés. La délégation de pouvoirs est privée d’effet lorsque le délégant se substitue au délégataire, privant celui-ci de ses pouvoirs[25]. Il en va de même si le délégataire est astreint à demander l’approbation de sa hiérarchie lorsqu’il exerce la délégation. Ne saurait échapper à sa responsabilité pénale découlant d’une fraude fiscale le dirigeant qui, après avoir délégué ses pouvoirs en la matière au directeur financier, s’était réservé la signature des chèques et exigeait un compte rendu hebdomadaire[26]. L’indépendance doit être entendue plus largement encore. Elle implique que la délégation de pouvoirs soit consentie à titre exclusif au délégataire et prive d’effet la délégation consentie, dans un même domaine, à plusieurs personnes. Le dirigeant « ne peut déléguer ses pouvoirs à plusieurs personnes pour l’exécution d’un même travail, un tel cumul étant de nature à restreindre l’autorité et à entraver les initiatives de chacun des prétendus délégataires »[27].

Enfin, la délégation n’est licite qu’à la condition que le délégataire l’ait préalablement acceptée. L’acceptation peut être formulée de manière expresse mais, dans la mesure où les juges n’exigent pas que la délégation de pouvoirs soit nécessairement constatée par écrit[28], ils tolèrent que l’acceptation soit inhérente à l’acceptation de ses fonctions générales par le délégataire (salarié qui accepte un poste de cadre-dirigeant) ou qu’elle soit constatée au regard du comportement adopté par ce dernier à la suite de l’information sur la délégation que lui a procurée le délégant.

Les conditions tenant aux circonstances de fait dans lesquelles le délégataire exerce les pouvoirs du délégant.

Moyens mis à la disposition du délégataire. L’autorité et l’indépendance du délégataire trouvent leur prolongement dans une ultime condition. La Cour de cassation réaffirme périodiquement que la mise à disposition des « moyens nécessaires » à l’accomplissement de sa mission est une condition d’efficacité de la délégation de pouvoirs[29]. Ce qui implique, notamment, que le délégataire puisse engager des dépenses à cette fin[30].

La subdélégation de pouvoirs

Admission des subdélégations. Après quelques hésitations, fut admise la validité des subdélégations par lesquelles le délégataire transfère à un subdélégataire les pouvoirs (et la responsabilité) qu’il tient du délégant.

La validité de la subdélégation n’est subordonnée à aucune condition particulière, mais il convient d’appliquer strictement les conditions inhérentes à toute délégation. D’une part, « l’autorisation du chef d’entreprise, dont émane la délégation de pouvoirs initiale, n’est pas nécessaire à la validité des subdélégations de pouvoirs »[31]. Mais, d’autre part, il est vraisemblable, en fait, que le subdélégataire pressenti ne disposera pas de toutes les qualités ni de toutes les prérogatives dont disposait le délégataire initial. Il convient donc d’apprécier à part, en tenant compte de la situation particulière du subdélégataire, les conditions d’efficacité de la subdélégation[32].

La preuve de la délégation de pouvoirs

En ce qui concerne la preuve de la délégation de pouvoirs, deux questions doivent être traitées. La première est celle de savoir s’il incombe au ministère public qui poursuit le dirigeant de prouver l’absence de délégation de pouvoirs ou, si à l’inverse, c’est au dirigeant poursuivi qu’il incombe d’établir l’existence d’une telle délégation. La seconde question – qui suppose la première résolue – est celle de savoir quels éléments de preuve apporter au soutien de l’existence de la délégation.

La charge de la preuve

Dirigeant. Il appartient au chef d’entreprise poursuivi d’établir l’existence et la perfection de la délégation de pouvoirs : « pour exonérer l’employeur [le dirigeant] de sa responsabilité personnelle, une délégation de pouvoirs […] doit être prouvée par celui qui en invoque l’existence »[33]. La preuve concerne à la fois la délégation de pouvoirs elle-même et l’ensemble des conditions d’efficacité de celle-ci.

Les moyens de preuve

Écrit non nécessaire et non suffisant. La preuve de la délégation de pouvoirs est « libre ». Celui qui s’en prévaut n’est pas tenu de rapporter un écrit au soutien de son affirmation : la délégation de pouvoirs peut être prouvée par tout moyen[34], et  l’écrit, fut-il signé de la main du délégataire, ne suffit pas à établir l’existence de la délégation. Pour forger sa conviction, le juge recourt à la technique du « faisceau d’indices ». Les indices sont l’éventuel écrit passé entre le délégant et le délégataire, les fonctions occupées par ce dernier, l’autonomie et les pouvoirs (hiérarchiques et à l’égard des tiers) dont il jouissait. Réunis, ils caractérisent les éléments nécessaires à la délégation de pouvoirs. Il est donc vain d’espérer faire reconnaître cette dernière au seul moyen d’un organigramme[35], d’un règlement intérieur[36] ou de tout autre document d’ordre général[37].

Écrit utile. Aussi faut-il conseiller de prendre la précaution de traduire par écrit la délégation de pouvoirs. L’écrit sera aussi complet que possible. Il mentionnera non seulement l’identité et la qualité du délégant et du délégataire mais encore :

  • Les raisons pour lesquelles la délégation est consentie,
  • Le champ, précisément délimité, de la délégation,
  • Les moyens hiérarchiques, juridiques et financiers octroyés au délégataire en vue de l’exécution de la délégation,
  • La date d’effet de la délégation,
  • L’acceptation de la délégation par le délégataire.

Dans la mesure où l’écrit, seul, ne suffit pas à prouver l’efficacité de la délégation, il faut encore conseiller au délégataire, au cours de l’exécution de celle-ci, de conserver les preuves de la mise en œuvre effective des moyens visés dans la délégation écrite.

Les effets de la délégation de pouvoirs

Lorsqu’elle produit ses effets, la délégation de pouvoirs emporte le transfert de la responsabilité pénale du dirigeant délégant vers le délégataire. Le principe est cependant limité.

Principes. La responsabilité pénale du délégant et du délégataire est alternative, non cumulative. Ou bien la délégation produit ses effets : alors le délégant est déchargé du risque pénal et le délégataire est la seule personne physique responsable pénalement. Ou bien la délégation de pouvoirs est imparfaite : le délégant seul est responsable[38]. Il est donc exclu de voir ensemble condamnés le délégant et le délégataire[39].

Limites. D’abord, le transfert de responsabilité est écarté lorsque le délégant s’est immiscé dans la gestion de l’activité déléguée (la délégation, initialement licite perd son efficacité) ou lorsqu’il a participé, en tant que co-auteur ou complice, aux fautes pénales commises par le délégataire[40]. Ensuite, le transfert de responsabilité n’impacte que la situation des personnes physiques. Le délégant comme le délégataire étant considérés comme des « représentants » de la personne morale qu’ils dirigent ou qui les emploie, celle-ci est tenue pénalement du comportement de l’un et de l’autre ; à ses yeux donc, l’efficacité de la délégation[41], voire de la subdélégation[42], est indifférente. Enfin, la délégation de pouvoirs joue un rôle modéré en matière de responsabilité civile. Son existence n’affecte pas la responsabilité civile de la société ou de l’association ; en revanche, elle transfère la responsabilité civile pesant sur le délégant vers le délégataire. D’une part, le délégant – notamment lorsqu’il est dirigeant – n’est pas tenu civilement de la faute commise par le délégataire[43], et d’autre part, le délégataire condamné pénalement à raison d’une faute qualifiée au sens de l’article 121-3 du Code pénal engage sa propre responsabilité civile à l’endroit de la victime[44].


[1] Crim., 7 juin 2006, n° 05-86.804. En l’espèce, la Cour de cassation reconnait la responsabilité pénale du dirigeant, pourtant hospitalisé lors de la commission de l’infraction, qui n’avait pas délégué ses pouvoirs.

[2] Crim., 28 juin 2002, Bull. crim. n° 237, p. 425.

[3] Le MEDEF a publié en décembre 2004, un « vade-mecum » sur la délégation de pouvoirs qui, pour l’essentiel, est toujours d’actualité. Il est en accès libre sur internet à l’adresse : http://www.ssa974.com/IMG/pdf/la_delegation_de_pouvoir_vademecum_.pdf

[4] Lorsque le dirigeant (déléguant) n’a pas lui-même causé le dommage, il n’a vraisemblablement pas commis une faute séparable des fonctions (v. supra) susceptible d’engager sa propre responsabilité. C’est à la personne morale, société ou association (voire aux organismes sociaux telle l’assurance accident du travail) qu’il incombera d’indemniser la victime.

[5] Crim., 11 mars 1993, 5 décisions, Bull. crim. n° 112.

[6] Crim., 11 mars 1993, n° 91-83.655 : la décision rejette cependant, en l’espèce, l’existence d’une délégation de pouvoir, non par principe, mais à raison de l’absence de preuve de cette délégation (sur la preuve de la délégation, v. infra).

[7] Crim., 11 mars 1993, n° 92-80.773.

[8] Crim., 17 septembre 2002, n° 01-85.891.

[9] Crim., 17 juin 2003, n° 02-84.244.

[10] Crim., 15 mai 2007, n° 06-84.318. Condamnation du président du directoire ayant délégué cette mission au salarié directeur adjoint des affaires sociales.

[11] Crim. ; 6 novembre 2007 n° 06-86.027.

[12] A. Coeuret, E. Fortis, Droit pénal du travail, LexisNexis 2012, n° 300.

[13] Crim. ; 6 novembre 2007 n° 06-86.027.

[14] M. Dreyer cite deux décisions anciennes mais toujours d’actualité : Crim., 21 janvier 1911, bull. crim. n° 54 : « il ne dépend pas du directeur spécial de l’atelier (délégataire) que les lavabos répondent aux prescriptions légales, le directeur gérant de la société pouvant seul ordonner la dépense et faire dresser les plans et installations exigés par la loi » ; CA Paris 4 mars 1963, JCP 1963.II.13259, note H. Guérin : où est retenue la responsabilité du chef d’entreprise, en dépit de la délégation consentie, dès lors que « la fixation de l’indemnité de congé [litigieuse] due aux salariés de l’entreprise à l’occasion des congés de 1959 était une décision d’ordre général concernant l’ensemble du personnel salarié et qu’il appartenait au seul PDG de prendre ».

[15] Crim., 15 février 1982. En l’espèce l’abstention du dirigeant était particulièrement grave : la violation répétée de l’obligation d’information et de consultation du comité d’entreprise avait préalablement été portée à sa connaissance par l’inspecteur du travail.

[16] Crim., 28 janvier 1975, n° 74-91.495.

[17] Crim., 7 novembre 1994, n° 93-85.286.

[18] Crim., 2 février 1993, n° 92-80.672 : où la Cour de cassation approuve la Cour d’appel qui « énonce notamment que le document en vigueur au moment des faits, (…), est trop général pour constituer une délégation de pouvoirs certaine et dépourvue d’ambiguïté ; que la délégation établie postérieurement à l’accident entre les mêmes parties, qui ne comporte aucune référence au document précédent, ne peut être considérée comme sa régularisation ; [et] que la reconnaissance de cette délégation, faite par le préposé au cours de l’enquête, “n’est pas déterminante comme émanant d’un salarié soumis à un lien de subordination ” ». 

[19] Crim., 30 octobre 1996, 95-84.842 : où est déclarée inefficace la délégation de pouvoirs consentie à un salarié qui « n’avait pas les compétences techniques nécessaires ».

[20] Crim., 26 novembre 1991, n° 90-87.310 : est inefficace la délégation de pouvoirs consentie à un salarié « couvreur », certes habitué des chantiers, mais qui n’a jamais exercé les fonctions de conducteur de travaux et qui n’a pas bénéficié de la formation essentielle alors que, embauché en qualité de « commis de chantier », il n’est en poste que depuis onze jours dans l’entreprise.

[21] Crim., 8 février 1983, n° 82-92.644.

[22] Crim., 21 février 1968, n° 67-92.381.

[23] Crim., 6 mai 1996, n° 95-83.340.

[24] Crim., 15 octobre 1991, n° 89-86.633.

[25] Crim., 7 juin 2011, n° 10-84.283, où un dirigeant exerce lui-même, de manière répétée, le pouvoir disciplinaire à l’encontre de chauffeurs salariés, en dépit de la délégation de pouvoirs préalablement consentie.

[26] Crim., 19 août 1997, n° 96-83.944.

[27] Crim., 6 juin 1989, n° 88-82.266.

[28] V. infra.

[29] Crim., 7 novembre 1994, n° 93-85.286.

[30] CA. Grenoble, 29 avril 1999 où le délégataire ne disposait pas d’un pouvoir autonome dans la commande de matériel de sécurité ; Crim., 25 janvier 2000, n° 97-86.355 où le délégataire ne pouvait régler seul les factures d’entretien.

[31] Crim., 30 octobre 1996, n° 94-83.650.

[32] V., p. ex. : Crim : 2 février 2010, n° 09-84.250.

[33] Crim., 5 juillet 1983, Aspertti-Boursin.

[34] Crim., 17 février 1979, bull. crim. 1979, n° 88.

[35] Crim., 15 janvier 1980, Hiard.

[36] Crim., 11 janvier 1955, bull. crim. 1955, n° 21.

[37] V., pour d’autres exemples, A. Coeuret, E. Fortis, Droit pénal du travail, préc., n° 339.

[38] Sous la réserve de la responsabilité pénale de la personne morale.

[39] Crim., 23 janvier 1975, n° 73-92.615.

[40] Crim., 9 novembre 2010, n° 10-81.074.

[41] Crim., 9 novembre 1999, n° 98-81.746.

[42] Crim., 26 juin 2001, n° 00-83.466 : « ont la qualité de représentants, au sens de [l’article 121-1 du Code pénal], les personnes pourvues de la compétence, de l’autorité et des moyens nécessaires, ayant reçu une délégation de pouvoirs de la part des organes de la personne morale ou une subdélégation des pouvoirs d’une personne ainsi déléguée ».

[43] Ce qui n’exclut pas que puisse être reproché au délégant une faute personnelle consistant dans le défaut de surveillance ou de contrôle de l’activité du délégataire.

[44] Crim., 28 mars 2006, n° 05-82.975. En principe, les salariés, comme les dirigeants à l’égard des tiers, n’engagent pas leur propre responsabilité à raison des fautes qu’ils commettent dans l’exercice de leurs fonctions (C. civ., art. 1384, al. 5). Ce principe connaît une exception, comparable à celle appliquée aux dirigeants, lorsque les salariés ont commis une faute étrangère à l’exercice de leurs fonctions. Tel est le cas des fautes pénales intentionnelles : « le préposé condamné pénalement pour avoir intentionnellement commis, fût-ce sur l’ordre du commettant, une infraction ayant porté préjudice à un tiers, engage sa responsabilité civile à l’égard de celui-ci » (Plén., 14 décembre 2001, n° 00-82-066). Cette solution est déclinée pour les délégataires, le plus souvent salariés, à propos des fautes visées à l’article 121-3 du Code pénal (v. supra).

La clause de non-concurrence

Par Vincent Roulet, Maître de conférences Hdr à l’Université de Tours, Avocat au barreau de Paris, Edgar Avocats

La liberté du travail, quoique fondamentale, est partiellement disponible. Dans le contrat de travail lui-même, le salarié peut renoncer à la liberté qui est la sienne d’exercer une profession, mais ce renoncement est encadré par la loi.

Durant l’exécution du premier contrat de travail, le salarié est tenu d’exécuter de bonne foi le contrat auquel il est partie. Voilà qui le prive du droit, notamment, d’occuper un emploi auprès d’un concurrent de son employeur et, a fortiori, du droit de concurrencer lui-même son employeur. De tels agissement constituent des fautes pouvant aller jusqu’à la faute lourde et justifiant le licenciement. L’exigence de bonne foi ne saurait cependant avoir d’autre portée : porte atteinte à la liberté du travail et est nulle la clause par laquelle un salarié s’engage à consacrer l’exclusivité de son activité à un employeur si elle n’est pas indispensable à la protection des intérêts légitimes de l’entreprise et si elle n’est pas justifiée par la nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché[1].

Qualification de clause de non-concurrence

Les parties au contrat peuvent en outre convenir dans une clause de non-concurrence que le salarié s’interdit, après son départ de l’entreprise, de travailler pour un concurrent de celle-ci ou d’exercer une activité concurrente soulève la question[2]. Reçoit naturellement la qualification de clause de non-concurrence la clause qui prévoit effectivement une telle interdiction. Mais les juges n’hésitent pas à assimiler à la clause de non-concurrence – pour les soumettre aux mêmes conditions et leurs attribuer les mêmes effets – des clauses qui ont seulement pour effet de limiter l’activité du salarié après son départ de l’entreprise. Sont ainsi des clauses de non-concurrence la clause interdisant à un salarié de démarcher un client de son ancien employeur en vue de lui proposer un service ou un produit similaire proposé par ce dernier[3] voire même la clause de non-sollicitation conclue entre deux entreprises (hors la présence du salarié) qui interdit à l’une, bénéficiant des services de l’autre, d’embaucher les salariés de cette dernière[4].

Les enjeux pratiques sont importants : en stipulant une telle obligation, le salarié voit renforcée sa dépendance à l’égard de son employeur. Juridiquement, les enjeux ne sont pas moindres : la liberté du travail est une liberté fondamentale ; elle doit être protégée en tant que telle[5]. Une lente évolution a précédé l’accélération brutale de la règlementation purement jurisprudentielle des clauses. À la clause de non-concurrence est appliqué le raisonnement désormais classique qui préside à la mise en œuvre des droits fondamentaux : contrôles de légitimité puis de proportionnalité.

Conditions de validité

D’abord, la clause n’est licite que si elle est légitime, si elle s’avère indispensable à la protection des « intérêts légitimes de l’entreprise »[6]. Voilà qui condamne la clause insérée au contrat de travail d’un laveur de vitres[7] ou d’un télévendeur[8] mais autorise celle stipulée avec une assistante en marketing affectée à la collecte de la taxe d’apprentissage[9].

La restriction apportée par la clause à la liberté du travail doit, ensuite, être proportionnée à un triple point de vue. La clause doit être strictement nécessaire à la protection des intérêts légitimes de l’entreprise : elle doit donc être limitée dans le temps et dans l’espace[10] et tenir compte des spécificités de l’emploi du salarié[11]. Logiquement, cette condition ne saurait être satisfaite lorsque la clause prévoit des modalités différentes selon la cause de la rupture du contrat de travail[12].

La clause doit encore limiter autant que possible le dommage causé au salarié : depuis 2002, il appartient à l’employeur d’indemniser le salarié de la restriction apportée à sa liberté du travail[13]. La Cour de cassation veille à ce que la contrepartie financière ainsi octroyée soit substantielle. Lorsque la convention collective ne prévoit pas elle-même un montant (par exemple, l’article 31 de la CCN de l’industrie pharmaceutique prévoit que l’indemnité doit représenter au moins « 33% de la rémunération mensuelle »), les juges contrôlent que la contrepartie stipulée au contrat de travail n’est pas dérisoire[14]. À défaut, la nullité de la clause est retenue. En pratique, en deçà de 20% de la rémunération mensuelle, le risque de nullité est très important. Il faut également remarquer que, pour apprécier le montant de la contrepartie, seules les sommes versées à l’issue de la rupture doivent être prises en compte : l’employeur ne peut payer en amont, pendant l’exécution du contrat, le montant de l’indemnité[15]. Enfin, en tout état de cause, le juge ne peut, seul, modifier le montant stipulé[16].

La clause, enfin, ne doit pas avoir pour effet d’empêcher le salarié de trouver un autre emploi, compte tenu de sa formation et de son expérience professionnelle. La nullité frappe la clause d’une telle portée ; la réfaction paraît plus pertinente : l’employeur s’est contenté de la stricte nécessité[17].

Conséquences de la nullité

La nullité de la clause de non-concurrence obéit à un régime spécial que justifie l’atteinte à une liberté fondamentale. D’abord, il s’agit d’une nullité relative dont seul le salarié peut se prévaloir[18]. Ensuite, la clause de non-concurrence cause un préjudice au salarié[19] dont le montant est souverainement apprécié par le juge[20].

Effets de la clause

Lorsqu’elle est licite, la clause de non-concurrence est stipulée aussi bien en faveur de l’employeur – qui se protège d’un élément concurrentiel – que du salarié – qui profite de la contrepartie financière. L’employeur ne peut donc renoncer unilatéralement à son exécution à moins que le contrat de travail ou la convention collective ne prévoient cette faculté[21]. Quant à l’époque de cette renonciation, il faut distinguer selon que la convention collective, le contrat ou la convention prévoit un délai ou non. Dans l’affirmative, le délai stipulé trouve application[22] et court à compter du jour de la rupture du contrat[23] ; dans la négative, l’employeur libère le salarié de son engagement au plus tard le jour du licenciement[24].

En exécution de la clause de non-concurrence le salarié doit s’abstenir, dans les limites contractuelles, de concurrencer son ancien employeur. Que l’employeur démontre la violation de son obligation par le salarié[25], ce dernier s’expose : l’employeur est libéré de son obligation de verser la contrepartie financière et peut réclamer les sommes déjà versées depuis le début de l’inexécution[26] ; il peut encore obtenir du salarié l’indemnisation du préjudice subi en raison de l’inexécution[27] ou exiger l’application d’une clause pénale spécialement stipulée[28]. En contrepartie de cette obligation, le salarié perçoit l’indemnité promise. Celle-ci, qui ne saurait être versée par anticipation durant l’exécution du contrat de travail[29], a la nature d’une indemnité compensatrice de salaire : elle est assujettie à charges sociales et ouvre droit à congés payés[30].

Absence de clause de non-concurrence

En l’absence de clause de non-concurrence, tout n’est toutefois pas permis au salarié dès lors qu’il a quitté son emploi. Sur le fondement du droit commun, le salarié engage sa responsabilité s’il se livre à des actes de concurrence déloyale à l’égard de son ancien employeur. Tel est le cas, notamment, s’il part avec des fichiers utiles commerciaux ou techniques appartenant à ce dernier[31] ou s’il tient des propos critiques son endroit[32].


[1]Soc., 11 juillet 2000, (4 espèces) n° 98-40.143, n° 98-43.240, n° 98-43.945, n° 98-41.486. Sur les conséquences de l’annulation d’une telle clause stipulée dans le contrat de travail conclu à temps partiel : Soc., 25 février 2004, n° 01-43.392.

[2]Sur la licéité et l’opposabilité de la clause de non-concurrence prévue dans une convention ou un accord collectif : Soc., 8 janvier 1997, n° 93-44.009, RJS 2/97, n° 184 ; Soc., 17 octobre 2000, n° 98-42.018.

[3] Soc., 26 octobre 2011, n° 09-66.548.

[4] Soc., 2 mars 2011, n° 09-40.547.

[5]Comp., à propos d’une clause de non-sollicitation : Soc., 2 mars 2011, n° 09-40.547.

[6]Déjà : Soc., 14 mai 1992, n° 89-45.300 ; Soc., 10 juillet 2002, n° 00-45.135.

[7]Soc., 14 mai 1992, préc.

[8]Soc., 11 juillet 2001, n° 99-42.915.

[9]Paris, 29 mars 1995, n° 94-35946.

[10]Soc., 28 avril 1994, n° 91-42180.

[11]Soc., 10 juillet 2002, préc.

[12]Soc., 25 janvier 2012, n° 10-11.590.

[13]Soc., 10 juillet 2002, préc..

[14] Soc., 15 novembre 2006, n° 04-46.721. Le seul fait que le montant stipulé au contrat soit inférieur au montant prévu par la convention collective n’emporte pas la nullité de la clause : le salarié a seulement droit au payement de la différence (Soc., 28 janvier 2016, n° 14-18.836).

[15] Soc., 22 juin 2011, n° 09-71.567.

[16] Jurisprudence constante : Soc., 13 octobre 2021, n° 20-12.059.

[17]Soc., 18 septembre 2002, n° 99-46.136 ; comp. Soc., 25 mars 1998, n° 95-41.543.

[18]Soc., 7 mai 2008, n° 07-40.838.

[19]Soc., 12 janvier 2011, n° 08-45.280.

[20]Soc., 1er février 2011, n° 09-40.542.

[21]Soc., 27 février 2007, n° 05-43.600.

[22]Soc., 6 mai 2009, n° 07-44.692.

[23]Soc., 30 mars 2011, n° 09-41.583.

[24]Soc., 13 juillet 2010, n° 09-41.626 ; v., lorsque le salarié a pris acte de la rupture du contrat : Soc., 13 juin 2007, n° 04.42740.

[25]Soc., 13 mai 2003, n° 01-41.646. La règle de preuve est d’ordre public : Soc., 25 mars 2009, n° 07-41.894.

[26]Soc., 6 décembre 1995, n° 92-41.812 ; comp. Soc., 12 juillet 2007, n° 02-45.478.

[27]Soc., 13 mars 2001, n° 99-40.114 ; comp. Soc., 12 février 2003, n°00-45.937.

[28] La clause doit recevoir application (Soc., 10 février 1998, n° 95-44.747, Bull. V., n° 76) sauf pour le juge à moduler l’indemnité manifestement excessive (Soc., 3 mai 1989, n° 86-41.634, RJS 7/89, n° 581) ou dérisoire (Soc., 5 juin 1996, n° 92-42.298 RJS 7/96, n° 791).

[29] Soc., 17 novembre 2010, n° 09-42.389.

[30] Soc., 10 octobre 2007, JCP S 2008.1083, note I. Beyneix.

[31] Com., 21 février 1995, n° 93-10.754.

[32] Com., 12 mai 2004, n° 02-19.199.

Abandon de poste : comment résister ?

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Maître VACCARO

Avocat spécialisé en droit du travail

L’employeur, s’il s’oppose à la rupture conventionnelle qui lui est demandée par un salarié qui souhaite quitter de son propre gré son emploi mais souhaite bénéficier des indemnités de Pôle Emploi, parce qu’il n’a aucun motif d’accepter une rupture conventionnelle n’étant en aucun cas demandeur au départ du salarié, s’expose en cas de refus à une stratégie qui se développe considérablement : l’abandon de poste pour forcer l’employeur à rompre le contrat.

La question se pose de savoir comment gérer cette situation qui laisse souvent l’employeur désarmé face à une situation qu’il vit comme l’inversement ultime du lien de subordination (phénomène contemporain considérable en matière de droit du travail quel que soit le sujet), et laisse l’entreprise souffrir différents préjudices dans le cadre d’une désorganisation manifeste, et de l’impossibilité d’organiser le départ du salarié dans le cadre d’un préavis notamment.

I – Il est légitime pour l’une des parties de refuser la rupture conventionnelle :

Il peut paraître curieux de rappeler qu’il est légitime de refuser une rupture conventionnelle pour l’une ou l’autre des parties et dans le cas de figure qui nous intéresse pour l’employeur, contrairement à ce que certains pourraient penser.

En effet, la rupture conventionnelle est un contrat et l’une des conditions essentielles de validité de ce dernier est la liberté du consentement, aucune partie ne devant être forcée à accepter.

Un vice du consentement notamment au titre d’une pression qui pourrait s’assimiler à une violence est susceptible d’ailleurs de permettre dans le délai de recours de la loi (un an à compter de l’homologation) de solliciter du Juge la nullité de la rupture conventionnelle.

Il est donc possible et légitime de refuser la rupture conventionnelle demandée par le salarié, si telle est la volonté de l’employeur dans ce cas de figure.

La Cour de Cassation a d’ailleurs admis qu’un salarié qui exerce des pressions pour obtenir la rupture de son contrat de travail de la part de son employeur commet une faute grave (cas. Soc. 19 mars 2014 – n°12-28.822).

Reste à savoir si dans les faits, la position de principe de l’employeur de refus ne va pas l’entraîner dans des conséquences plus préjudiciables encore que la rupture financée (indemnité de rupture conventionnelle obligatoire), lorsque le salarié ne démissionnera pas contrairement à la logique de la situation (refus de rupture conventionnelle à la demande du salarié qui veut quitter son emploi, laquelle devrait provoquer alors la démission du salarié).

En effet, dans la mesure où le salarié recherche à la fois la liberté de quitter son emploi mais également les indemnités Pôle Emploi, des stratégies pour forcer la main de l’employeur dans le sens d’une rupture sont susceptibles d’intervenir et deviennent de plus en plus fréquentes dans cette hypothèse.

II – L’abandon de poste : comment forcer son employeur à licencier :

La méthode la plus couramment utilisée en pratique consiste pour le salarié à abandonner son poste pour forcer l’employeur à constater cet abandon et à licencier certes pour faute grave, mais avec le bénéfice de Pôle Emploi ensuite.

Dans cette hypothèse, l’employeur est censé mettre en demeure le salarié de reprendre son emploi ou de justifier d’un motif légitime d’absence et à défaut d’obtempérer, le salarié est en principe l’objet d’une convocation à entretien préalable à un éventuel licenciement qui donnera lieu à la notification d’un licenciement pour faute grave, le préavis par définition même ne pouvant pas être exécuté compte tenu de l’absence du salarié.

III – Comment lutter pour l’employeur contre une telle stratégie ?

Il est en premier lieu envisageable de maintenir le salarié en absence injustifiée sans rémunération même si cette situation est difficilement tenable à terme.

En effet, c’est sur le fondement du principe de l’exception d’inexécution (« non adimpleti contractus » pour les initiés en droit des contrats) que l’une des parties peut retenir son engagement (paiement du salaire) à compter du moment où l’autre n’accompli pas le sien (le travail).

Le problème est qu’il reste interdit de se faire justice à soi-même et que si la situation reste bloquée, le recours au Juge est nécessaire pour trancher les conséquences de la situation.

En droit du travail qui constitue un droit spécial des contrats, une telle position de l’employeur peut assez rapidement dégénérer en abus de droit au sens de l’article L.1222-1 du Code du Travail qui précise « Le contrat de travail s’exécute de bonne foi ».

Rapidement donc l’employeur devra saisir le Juge, les solutions sans jurisprudence à l’heure actuelle étant très incertaines, l’employeur n’ayant en principe pas la possibilité de demander la résiliation judiciaire du contrat aux torts du salarié, puisqu’il détient le pouvoir de licencier.

Une autre solution consiste à dénoncer le procédé dans le cadre de la lettre de mise en demeure adressée au salarié d’avoir à reprendre son travail ou de justifier son absence en invoquant d’ores et déjà les préjudices causés à l’entreprise : brusque désorganisation, exécution déloyale du contrat de travail par le salarié, préjudices économiques divers.

Par la suite, en cas de maintien de sa position par le salarié et d’absence de démission qui emporterait alors l’exécution d’un préavis, l’employeur peut envisager la rupture pour faute lourde du contrat de travail et non plus simplement pour faute grave, car le comportement du salarié s’assimile à l’intention de nuire, cette position étant éclairée par le contenu de la mise en demeure évoquée ci-avant.

Dans cette hypothèse et après convocation, le licenciement notifié pour faute lourde pourrait s’accompagner d’une demande d’indemnisation de la part de l’employeur à l’égard du salarié tant au titre de l’absence d’un préavis pourtant dû en cas de démission qui constituerait la véritable situation juridique (cette indemnisation pourrait être du montant du salaire qu’aurait touché le salarié durant cette période), qu’au titre des préjudices économiques et moraux subis par l’employeur (abandon d’une mission en cours et difficulté avec le client etc…).

Il est rappelé que la seule hypothèse où l’employeur est habilité à demander des indemnités au salarié est précisément celle de la faute lourde.

Dans cette hypothèse, l’employeur pourrait avec une chance très raisonnable de succès envisager de saisir la juridiction prud’homale pour obtenir l’indemnisation de son préjudice.

Congés payés : qui décide ?

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Maître VACCARO

Avocat spécialisé en droit du travail

Le capital de congés payés acquis par chacun du fait de son travail au cours de la période de référence (en principe du 1er juin de l’année précédente au 31 mai de l’année en cours, à défaut d’un accord collectif) constitue un « trésor » à dépenser pour un repos bien mérité et, sur le plan de la sociologie du droit du travail est vécu comme un droit à exercer sans contrainte, à l’inverse des dispositions légales.

1°) L’organisation des congés payés

Les dates de départ en congés (« l’ordre de départ ») sont fixées par accord collectif et à défaut, il appartient à l’employeur de les définir après avis le cas échéant du Comité Social et Economique.

L’employeur doit tenir compte de la situation familiale du salarié, d’une autre activité éventuelle du salarié chez un autre employeur notamment pour les salariés à temps partiel, et de l’ancienneté dans l’entreprise.

Il s’agit du pouvoir de direction de l’employeur dont la limite est simplement celle de l’abus de droit et le Juge prud’homal notamment en référé peut-être saisi pour en juger.
Une fois les dates de départ fixées, l’employeur peut les modifier en cas de circonstances exceptionnelles dites « raisons impérieuses de service ».

Le salarié a lui-même en cas de circonstances imprévues et contraignantes la possibilité de modifier ses dates.
A la fin des congés, le salarié doit reprendre son travail et il est impossible pour l’employeur en cas de retard de reprise de travail de constater l’abandon de poste sans une mise en demeure préalable (il a été jugé que reprendre son travail avec 5 jours de retard à l’issue de congés ne constitue pas une faute grave – Cass. Soc. 2 février 1994, n°91-40.263).
En principe les congés payés doivent être pris chaque année et si les congés n’ont pas été pris, ils peuvent être considérés comme perdus si l’employeur a bien permis au salarié d’exercer son droit à congés.
Les congés ne peuvent être reportés par le salarié, sauf dans un cas prévu par la loi ou dans un cas prévu par un accord collectif.

Certains accords notamment de compte épargne-temps prévoient la possibilité de reporter des congés sur le compte épargne-temps concernant la 5ème semaine de congés payés afin de prendre ensuite un congé sabbatique ou un congé pour création d’entreprise.

2°) Fractionnement du congé

La durée des congés payés pouvant être pris en une seule fois ne peut excéder 24 jours ouvrables.
Il y a donc un congé principal de 4 semaines et une 5ème semaine.

Le congé principal de 4 semaines peut être morcelé, le fractionnement générant un jour supplémentaire dit de fractionnement, lorsque le salarié prend de 3 à 5 jours entre le 1er novembre et le 30 avril et 2 jours supplémentaires dits de fractionnement lorsque le salarié prend au moins 6 jours entre le 1er novembre et le 30 avril (article L.3141-23 du Code du Travail).

Des dérogations peuvent être apportées à ces dispositions, notamment dans l’hypothèse où le fractionnement est à la demande du salarié et dans le cas où le salarié y renonce expressément.

Il vient d’être jugé qu’une renonciation a priori et générale dans un contrat de travail n’était cependant pas valable (Cass. Soc. 5 mai 2021, n°20-14.390 FS-P), de telle sorte qu’il convient soit de se reporter à un accord collectif, soit de conclure un accord de renonciation au cas par cas des congés demandés.

3°) Cas de la fermeture de l’entreprise pendant les congés

L’entreprise a la possibilité de fermer son établissement pendant les congés après consultation du Comité Social et Economique sans que cette fermeture ne puisse être assimilée à un lock-out formellement proscrit par la loi.
La fermeture de l’entreprise à raison des congés peut intervenir pendant 30 jours au plus.

4°) Indemnités de congés payés

Pendant ses congés payés, le salarié est rémunéré et cette indemnité est calculée sur la base la plus favorable des deux suivantes :

  • Le 10ème de la rémunération totale perçue par le salarié entre le 1er juin de l’année précédente et le 31 mai de l’année en cours,
  • La rémunération qui aurait été perçue pendant le congé, si le salarié avait travaillé pendant cette période (règle dite du maintien du salaire).

Il peut être retenu conformément aux dispositions de l’article L.3141-24 du Code du Travail le mode de calcul le plus avantageux pour le salarié.

5°) Certains évènements peuvent avoir un impact sur les congés payés

En premier lieu, les évènements familiaux qui interviennent pendant les congés payés qui sont pris (naissance, adoption, mariage etc…) ne donnent lieu ni à indemnisation supplémentaire, ni à prolongation du congé selon la jurisprudence de la Cour de Cassation.

Dans l’hypothèse de congé maternité, d’adoption, et parental, les salariés génèrent pendant ces périodes des jours de congés payés, les salariés en congé parental devant pouvoir notamment bénéficier de leurs droits à congés payés acquis durant l’année précédant la naissance de leur enfant, ce que la jurisprudence européenne impose (CJUE 22 avril 2010, affaire C-486/08).

Il sera précisé que si un salarié prend des congés payés à la suite d’un congé de maternité, la protection contre le licenciement de 4 semaines dont il bénéficie est suspendue pendant les congés et ne commence à courir qu’à son retour (Cass. Soc. 30 avril 2014, n°13-12.321).

En cas de maladie ou d’accident pendant les congés payés, sauf accord collectif distinct, le salarié ne peut pas prolonger ses congés payés de la durée de sa maladie ou obtenir ultérieurement un congé même non rémunéré.
Il est à noter sur ce plan que la position française n’est pas celle de la Cour de Justice de l’Union Européenne qui considère quant à elle que le salarié qui tombe malade pendant ses congés payés doit pouvoir en bénéficier à une date ultérieure, ce qui n’a pas été encore accepté par la Cour de Cassation (CJUE 21 juin 2012, affaire C78/11).

Autres congés spéciaux :

Il est à noter qu’il existe d’autres types de congés qui obéissent à des règles distinctes : congé sans solde, congé pour création d’entreprise, congé sabbatique, congé pour évènements familiaux, congé de proche aidant etc… qui obéissent à des règles légales et conventionnelles distinctes.

* * *

Il reste que le meilleur garant de l’acceptabilité pour chacune des parties au contrat de travail de la prise des congés payés annuels réside dans la lisibilité objective de la démarche du chef d’entreprise au titre de la bonne marche de cette dernière, et pour le salarié dans la prise en compte au-delà de son intérêt personnel de l’intérêt du collectif auquel il appartient.