L’évolution de la responsabilité de l’entreprise dans la survenance du risque professionnel d’une dette d’argent de l’employeur à une créance de réparation du salarié ?

1. Position dogmatique. En comparaison avec le droit civil de la réparation du dommage corporel, qui a été façonné tout au long du XXe siècle pour garantir aux victimes une réparation intégrale des atteintes subies – que le professeur Lambert Faivre a présenté dans des termes choisis : « L’évolution de la responsabilité civile d’une dette de responsabilité à une créance de réparation »[1] -, le droit social de la réparation forfaitaire des risques professionnels n’aura pour ainsi dire pas varié sur la période. Exception faite de quelques corrections techniques, l’exorbitance de ce dernier régime aura résisté à tous les vents progressistes. Il aura été dit que la réparation des atteintes souffertes par le corps laborieux ne saurait jamais être intégrale tandis que, et par comparaison, il n’est pour ainsi dire aucune autre victime dont la réparation des atteintes à l’intégrité physique n’est pas guidée par le principe directeur de l’équivalence entre le dommage subi et les chefs de préjudices indemnisés[2].

2. Corrections paramétriques. Depuis que le Conseil constitutionnel a autorisé que tous les dommages corporels subis consécutivement à une faute inexcusable de l’employeur soient réparés intégralement par le truchement de l’action en indemnisation complémentaire de l’article L. 452-3 du Code de la sécurité sociale, à la condition qu’ils n’aient pas été couverts par le livre 4[3], le champ des possibles a semblé s’ouvrir. L’applicabilité des règles de droit civil favorables aux victimes a paru facilitée, la réforme du régime juridique sous étude par capillarité sérieusement envisageable et l’évolution de la responsabilité de l’entreprise dans la survenance du risque professionnel d’une dette d’argent de l’employeur à une créance de réparation du salarié en passe d’être acquise. Un arrêt d’assemblée plénière rendu en janvier 2023 par la Cour de cassation a donné à penser que l’hypothèse de travail était des plus sérieuses[4]. Autorisant la victime à demander l’indemnisation du déficit fonctionnel permanent nonobstant le service d’une rente AT, la Cour augmentait un peu plus encore la liste des chefs de préjudices indemnisables.

Après que deux juridictions du fond sont entrées en voie de dissidence[5], la rente d’accident du travail a fini par être regardée par la cour régulatrice comme ayant pour objet exclusif de compenser, sur une base forfaitaire, les préjudices subis par la victime dans sa vie professionnelle en conséquence de l’accident, c’est-à-dire ses pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité[6]. Pour le dire autrement, la rente, qui répare chef de préjudice patrimonial, ne répare pas (ou plus) l’incapacité physiologique, les souffrances endurées post consolidation ni les troubles dans les conditions d’existence, qui sont des composantes du déficit fonctionnel[7].

Au final, la restriction du droit subjectif à réparation des salariés victimes d’une faute qualifiée de l’employeur est de moindre intensité[8]. La solution nouvelle s’inscrit dans le sillage de la décision du Conseil constitutionnel précitée. Elle est parfaitement conforme aux règles qui organisent le recours des tiers payeurs dont la Cour de cassation faisait litière jusqu’alors. Depuis, et en toute logique, sont affectées pareillement : les pensions d’invalidité des salariés[9] comme celles des travailleurs indépendants[10], les pensions de retraite[11], les rentes viagères d’invalidité[12] et plus généralement toutes les prestations dont les modalités de calcul ne prennent en compte aucun facteur personnel[13].

Où l’on peut faire remarquer que, sous couvert d’une correction plutôt paramétrique de la matière (sans préjudice de son importance pour les personnes concernées naturellement), c’est possiblement tout le système de couverture des risques professionnels dont l’économie générale serait sur le point de basculer.

3. Incidences systémiques. L’extension par le Conseil constitutionnel de la liste des chefs de préjudices intégralement réparables et la réduction de l’assiette du recours des organismes de sécurité sociale ont pour effet d’augmenter le coût moyen des sinistres supportés par le ou les assureurs du risque professionnel, à savoir : la caisse ou la mutualité sociale agricole (prise en qualité d’assureur public de première intention) et l’organisme d’assurance privé (pris en qualité de débiteur final de la réparation) auprès duquel l’employeur aura possiblement cherché à couvrir en tout ou partie les conséquences financières d’une faute inexcusable[14].

Pour le dire autrement, et parce que le droit et l’économie de l’assurance commandent que des provisions techniques prudentielles soient établies[15], la réparation intégrale de tous les chefs de préjudices contraint (à tout le moins en théorie) les assureurs à majorer les cotisations des employeurs aux fins de financement de la couverture du risque aggravé.

Tandis qu’on imaginait assez la réaction farouche des souscripteurs employeurs et inversement l’approbation appuyée des salariés assurés, ces derniers joignirent leurs voix aux premiers pour critiquer l’amélioration continuée de leur propre sort par la Cour de cassation. Aux termes de l’accord national interprofessionnel du 15 mai 2023 relatif aux accidents du travail et des maladies professionnelles, les partenaires sociaux appellent le législateur à prendre toutes les mesures nécessaires pour revenir en arrière et garantir que la nature duale de la rente AT/ MP ne soit pas (ou plus) remise en cause. Comprenons bien : l’exhortation est le fait des organisations d’employeurs et des organisations syndicales de salariés.

Pour l’heure, la jurisprudence de la Cour de cassation est toujours de droit positif. Les travaux préparatoires des lois de financement de la sécurité sociale pour 2024 et 2025 renfermaient pourtant des amendements abrogatifs. Qu’il ne s’agisse pas du bon véhicule législatif ou bien encore que la séquence politique n’ait pas été la plus propice à la correction, la question reviendra sur le devant de la scène lorsque le temps de la transposition de l’accord sera venu.

4. Plan. Cette résistance farouche des parties prenantes signale un trouble manifeste dans les esprits. Il se pourrait fort que les partenaires sociaux aient craint qu’en succombant à la tentation de la réparation intégrale de tous les risques professionnels, ce qui est une expérience de pensée des plus stimulantes (1), c’est tout le régime de compensation qui encourait un risque à son tour : celui de la commutation ou, pour le dire autrement, de la substitution par le droit commun. A l’analyse, et à l’aune d’un principe de réalité (2), la résistance ne surprend pas outre mesure. Simplement celle qui a été choisie par les partenaires sociaux aurait pour effet (réflexe en quelque sorte) de dégrader la prise en charge actuelle des victimes d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle[16]. Tandis que la Cour de cassation a avancé d’une case le dispositif sur le grand échiquier de la réparation intégrale, le législateur est prié de reculer de deux. Une position à mi-chemin pourrait être esquissée, qui serait de nature, à l’aune des lignes de force qui ont été dessinées en droit civil de la réparation, à satisfaire les intérêts légitimes mais contradictoires des employeurs et des salariés tout en préservant l’économie générale de la branche et du système d’indemnisation des risques professionnels.

I.- Expérience de pensée

Une expérience de pensée est une hypothèse conçue pour explorer des idées, des concepts ou des principes. La question est posée dans le cas particulier de savoir si l’on peut succomber à la tentation de la réparation intégrale (A) sans nécessairement provoquer la commutation du système d’indemnisation des risques professionnels (B).

A.- Succomber à la tentation de la réparation intégrale ?

5. Comparaison. Les règles qui prescrivent les modalités de la réparation des risques professionnels n’autorisent pas la victime à exiger ni de l’assureur public ni de l’employeur la restitutio in integrum. Les exceptions sont suffisamment rares pour renseigner la solidité du principe[17]. Et les défenseurs de la réparation intégrale du dommage corporel de dénoncer en conséquence la rupture franche d’égalité des victimes devant la loi. Si l’on se place à la toute fin du XXe siècle, la différence de traitement est nette. Cent années de pratique du droit civil ou administratif de la responsabilité attestent la levée de la quasi-totalité des obstacles à la réparation (intégrale) du dommage corporel[18] tandis que, et sur la même période, le régime exorbitant de droit social n’a pas varié. Si l’on déplace à présent de quelques degrés le point d’observation et qu’on observe les régimes sous étude à la toute fin du XIXe siècle, la rupture d’égalité affecte cette fois-ci les victimes de droit commun, qui sont tenues de rapporter la preuve d’une faute objectivement anormale et subjectivement imputable au défendeur. A ce jour, et nonobstant l’objectivation remarquable de la faute, la charge de la preuve supportées par ces dernières constitue encore un obstacle à l’action en responsabilité civile. En bref, le droit interne comparé renseigne que le singulier sied plutôt mal à la rupture d’égalité. Mais il y a bien plus troublant dans le cas particulier, qui prête autrement plus le flanc à la critique : la constance.

6. Constance. Tandis que l’atteinte à l’intégrité corporelle était élevée en summa injuria mettant en question la paix sociale[19], qu’elle commandait d’audacieuses corrections du droit civil aux fins d’implication d’un débiteur de dommages-intérêts solvable puis l’invention d’un service public de la réparation des dommages corporels de masse[20], les victimes d’un risque professionnel, meurtries à leur corps défendant, ont été priées de se contenter de quelques revenus de remplacement forfaitaires[21] et chefs de préjudices limitativement énumérés.

Au résultat, le droit de la réparation du dommage corporel est devenu une sorte de Janus bifront : levée du gros des obstacles à la réparation intégrale des chefs de préjudices corporels dans un cas (droit civil) ; échafaudage de maints empêchements dans l’autre (droit social).

Rien n’y fait : aucun rapport, aucune proposition de loi, aucun article de doctrine défendant la nécessité de réparer intégralement les risques professionnels ne trouve grâce aux yeux du législateur. Aussi bien l’extrême pusillanimité des juges en charge du contentieux des accidents du travail et des maladies professionnelles est-elle entendable. C’est que, pour paraphraser une formule usitée par le Conseil constitutionnel, la Cour de cassation ne dispose (très vraisemblablement) pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement. Preuve en est sa résistance farouche à l’extension du domaine d’application du principe de la réparation intégrale du dommage corporel en la matière.

7. Résistance. Une fois encore, le positionnement de la cour régulatrice force le respect. Résister à l’observance d’un principe d’application générale tant du droit civil que du droit administratif de la responsabilité, pratiqué par la quasi-totalité de tous les droits européens[22] renseigne la volonté ferme de ne pas déjouer les prescriptions du législateur ni affecter, en cédant à la tentation de renouer avec le principe de la réparation intégrale du dommage corporel, l’économie générale du régime d’indemnisation des risques professionnels.

Cela étant, à défaut de droit idéalement juste, du moins faut-il que le droit imparfait dont on dispose soit le même pour tous (Ph. Jestaz). Or, en la matière, le droit de la réparation des risques professionnels est loin de tout à fait satisfaire le principe d’égalité de traitement entre les salariés concernés par une atteinte à l’intégrité physique.

8. Cohérence ? Le scandale de l’amiante a contraint le législateur à écrire dans l’urgence un régime de réparation idoine. Aux termes des règles applicables, non seulement les salariés qui ont inhalés des poussières mortifères sont mieux loties que toutes les victimes d’un risque professionnel mais l’indemnisation susceptible d’être allouée est exorbitante du droit civil de la réparation. En ce sens, il a été inventé une catégorie de travailleurs victimes dont le dommage corporel est réparé plus qu’intégralement que toutes les autres[23]. Pour sa part, la Cour de cassation a refusé des années durant aux travailleurs de l’amiante, ayant eu l’infortune de ne pas être employés dans l’un des établissements de l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998[24], tout droit subjectif à la réparation tandis que les « élus » jouissaient en revanche d’une présomption irréfragable de préjudice[25]. Comprenons bien : niant tout intérêt juridiquement protégé aux salariés en situation concrète de sous-traitance, la Cour n’accorda pas le droit à ces derniers de rapporter la preuve du caractère anxiogène et préjudiciable de l’exposition[26]. Et lorsqu’elle finit par être convaincue qu’une telle discrimination ne pouvait raisonnablement prospérer plus longtemps, il fut alors posé des conditions des plus strictes à l’action en réparation[27].

Où l’on constate que le droit des accidents du travail et des maladies professionnels (et la remarque vaut pour tout système juridique) est un ensemble de règles techniques intriquées, qui forment un tout cohérent tant en droit qu’en économie, inventé pour résoudre des problématiques complexes et arbitrer des intérêts divergents. Ceci pour dire qu’une institution juridique n’est certainement pas une vulgaire collection de règles disparates[28]. Succomber à la tentation et écarter au profit de tout un chacun la réparation forfaitaire ne saurait donc se résumer à une banale modification de type paramétrique : c’est bien plutôt de nature à entraîner la commutation de tout le système d’indemnisation des risques professionnels.

B.- Commuter le système d’indemnisation des risques professionnels

9. Risque. La commutation du système est un risque qu’il faut avoir à l’esprit. Les régimes juridiques, qui consacrent une équivalence quantitative entre le préjudice subi et la réparation octroyée, exigent de la victime qu’elle rapporte les faits nécessaires au succès de ses prétentions, à savoir un fait causal préjudiciable à tout le moins. Le régime d’indemnisation des victimes de l’amiante n’échappe pas à la règle[29]. Non seulement, le fait du défendeur doit être prouvé mais il importe encore que, nonobstant le tort qui a été causé, la victime rapporte au surplus la preuve de quelques conséquences patrimoniales et/ou extrapatrimoniales. Pour le dire autrement et à hauteur de principe : pas de présomption de fait générateur ni de présomption de préjudice. Quant au défendeur, une fois sa responsabilité déclarée, il est autorisé à exciper la faute exonératoire de la victime pour échapper à la dette de dommages-intérêts.

Il n’y a rien de tout cela en droit de la sécurité sociale, qui ne renoue avec une logique de type responsabiliste et accusatoire que très accessoirement, à tout le moins est-ce l’économie générale du livre 4, qui fait des concessions réciproquement consenties par l’employeur et la victime la clef de voûte.

Dans ces conditions, la question peut être posée de savoir si la restitutio in integrum en droit social de la réparation peut être substituée sans entraîner aucune perturbation dans un système juridique de couverture des risques professionnels vieux de 127 années[30].

10. Perturbation(s) ? Etendre le domaine d’application de la réparation intégrale, sans aucune autre modification des règles sous étude, singulariserait de façon tout à fait remarquable le régime d’indemnisation des victimes d’accidents du travail et des maladies professionnelles. Tandis qu’à ce jour, le rétablissement aussi exact que possible de l’équilibre détruit par le dommage fait figure en quelque sorte de signifiant, que le principe guide le salarié victime dans sa demande de justice (augmentée) – le contentieux de la faute inexcusable qui majore notablement le contingent de dommages-intérêts l’atteste –, voilà que, à front renversé, cette correction remarquable du droit social de la réparation pourrait inspirer les victimes de droit commun dans leur quête d’assouplissement des règles du droit civil de la responsabilité. Le nombre de systèmes de résolution des différends n’est pas indéfini. Quant à ceux qui sont de droit positif, ils ne sauraient être absolument étanches. L’hypothèse de travail n’est donc pas incongrue, qui supposerait naturellement de longues années de dispute entre toutes les parties intéressées dans les prétoires et les assemblées car substituer le simple fait causal à la faute n’est pas une mince affaire[31].

Mais il est une autre hypothèse de perturbation plus saisissable à court terme. Elle réside dans un risque de rigidification du système d’indemnisation des AT/MP. La réparation des affections psychiques au travail pourrait se révéler être à cet égard un terrain d’observation instructif.

11. Expérimentation. L’Assurance maladie – risques professionnels renseigne depuis plusieurs années à présent une croissance tout à fait significative de la prise en charge par la branche des affections psychiques liées au travail[32]. Un rapport daté d’une dizaine d’années déjà révélait que les troubles psychosociaux pris en charge au titre des accidents du travail étaient vingt fois plus élevés[33] que les maladies dont l’origine professionnelle a été reconnue sur le fondement de l’article L. 452-3, alinéa 7 du code de la sécurité sociale. L’indemnisation de ces troubles, qui ne cessent de croître[34], objective le caractère pathogène de la relation de travail. Elle interroge aussi les modalités de leur constatation.

L’assurance maladie relève que les revenus de remplacement sont accordés sur la seule foi du certificat médical initial rédigé par un médecin (traitant, spécialiste ou urgentiste). Au vu des conditions d’exercice des professionnels de santé, qui se sont nettement dégradées, il est douteux qu’une consultation médicale standard, qui dure une quinzaine de minutes en moyenne selon un rapport de la Dress[35], soit de nature à autoriser le praticien à se prononcer sur l’imputabilité des troubles renseignés au travail et à juger de l’intrication des prédispositions éventuelles de la victime et/ou d’un état antérieur. Le glissement notionnel en droit est alors subreptice. Une dépression, un trouble anxieux ou un état de stress fait aussitôt présumer l’existence de chefs de préjudices corporels imputables à l’entreprise, déclenche le paiement de revenus de remplacement par la caisse et rend justiciable l’employeur par voie de conséquence d’une action en reconnaissance du caractère inexcusable de sa faute aux fins de majoration de la couverture assurantielle.

12. Perception. L’observance des règles juridiques est aussi affaire de perception. Il suffit que l’une des parties concernées par la survenance du risque professionnel ne soit plus convaincue du caractère réciproque des concessions pour que le système se raidisse et que le combat soit entamé ou plutôt aggravé pour être plus précis. Dans un tel cas de figure, les contestations n’auront alors de cesse de croître non plus seulement dans le chef du salarié victime, dont la demande d’amélioration de sa condition est entendable, mais également dans celui de l’employeur possiblement mal assuré, qui cherchera à échapper en toute ou partie à la dette. Quant aux coûts environnés de la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles, il est à craindre qu’ils ne se démultiplient. Aussi est-on vite rattrapé par un principe de réalité.

II.- Principe de réalité

Le principe de réalité fait dire que les conditions d’une réparation intégrale ne sont pas encore réunies, qu’il est plus raisonnable pour l’heure de résister à la tentation (A). Il ne s’agit toutefois pas de se résigner à un constat d’impuissance. Le droit est fait d’outils techniques qui sont de nature à corriger le système d’indemnisation des risques professionnels (B).

A.- Résister à la tentation de la réparation intégrale

13. Système. Les règles qui forment le droit de la sécurité sociale sont ordonnées de telle sorte que le règlement amiable des suites du risques professionnel soit préféré au contentieux. Dans un tel système juridique, les concessions réciproques consenties par les parties sont la clef de voûte. Et ce n’est que lorsqu’il est jugé par le salarié pour l’essentiel (ou le législateur)[36] que le risque est nécessairement survenu par la faute qualifiée de l’employeur qu’il est alors substitué une logique de type responsabiliste mais sui generis. La réparation forfaitaire est justement améliorée dans le chef de la victime tandis que la contribution tarifaire est utilement majorée dans le chef de l’employeur (à tout le moins théoriquement)[37] : remboursement des prestations services par la caisse ou par la mutualité sociale agricole, abondement de la branche en cotisations supplémentaires du fait de la réalisation du risque[38], incitation à la mise en place de mesure préventive aux fins de ristournes (entre autres contreparties). Où l’on constate que ces dernières utilités, censés prêter à autrement plus de conséquences pour la communauté que les quelques chefs de préjudices corporels surnuméraires indemnisés, attestent l’attention fixée du législateur bien plutôt sur la dette de l’employeur que sur la créance du salarié.

C’est une attention qui s’est inscrite des années durant en opposition radicale avec les évolutions que le droit civil de la responsabilité a connues, qui ont consisté pour la Cour de cassation à corriger chacun des régimes particuliers pour garantir à la victime d’un dommage corporel une créance de réparation et pour le législateur à inventer des dispositifs spéciaux d’indemnisation des victimes de dommages corporels de masse. Depuis que le Conseil constitutionnel a conditionné la conformité de l’article L. 452-3 du Code de la sécurité sociale à la réparation intégrale de très nombreux chefs de préjudices corporels, il se pourrait que les facteurs soient en passe d’être inversés. Et le travail continué tout récemment par la Cour de cassation pour améliorer la créance de réparation de la victime y participe grandement.

Le conditionnel reste pourtant de mise. Aussitôt après que la Cour de cassation s’est employée à modifier la définition de la rente, augmentant par voie de conséquence le contingent de dommages-intérêts que la victime peut espérer obtenir, les organisations professionnelles d’employeurs et de salariés ont dit à l’unanimité leur franche opposition à la jurisprudence arrêtée en assemblée plénière[39] et leur volonté de maintenir un système spécifique qui répond à différentes exigences, qui dépassent largement les seuls intérêts de la victime, et participent de l’économie générale de la branche.

14. Branche. Le Conseil constitutionnel considère en ce sens que la réparation forfaitaire de la perte de salaire ou de l’incapacité, l’exclusion de certains préjudices et l’impossibilité, pour la victime ou ses ayants droit, d’agir contre l’employeur, n’instituent pas des restrictions disproportionnées par rapport aux objectifs d’intérêt général poursuivis, à savoir : l’automaticité, la rapidité et la sécurité de la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles[40] ; des qualités qui sont garanties par l’intervention de l’assureur public obligatoire pour le compte de qui il appartiendra, dont la capacité à couvrir le sinistre est exclusivement financée par les employeurs (art. L. 241-5 c. sécu. soc.).

Les tableaux d’équilibre, qui figurent en tête des lois de financement de la sécurité sociale, donnent à penser que la branche AT/MP est bénéficiaire et que, par voie de conséquence, il n’est pas déraisonnable de substituer la réparation intégrale des AT/MP à la compensation forfaitaire de principe. Et de soutenir au surplus (la nature assurantielle de la branche y invite volontiers) que la réalisation d’un sinistre obligeant l’employeur concerné à majorer sa contribution en raison des prestations sociales versées pour son compte, les empêchements échafaudés à ladite réparation sont douteux.

Il importe toutefois de faire remarquer, d’une part, qu’en raison du reversement forfaitaire à la branche maladie et de compensations diverses[41], les bénéfices de la branche AT/MP sont loin d’avoir l’ampleur qu’on imagine et, d’autre part, que la tarification des accidents du travail et des maladies professionnelles n’a pas la vertu qu’on lui prête[42]. « Les modalités de calcul du taux de cotisation mutualisent (en effet) trop fortement les sinistres entre les entreprises et annihilent en conséquence l’effet de prévention » [43]. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, et c’est un effet critiquable de la tarification collective, le risque professionnel survenu dans une entreprise de moins de 20 salariés n’entraîne pas mécaniquement une hausse des cotisations sociales patronales[44].

Dans un tel contexte, où la proportionnalité de la cotisation n’est pas appliquée nonobstant l’aggravation du risque (ce qui n’est pas conforme à la technique de l’assurance), la majoration de la couverture du risque est difficilement envisageable.

Dit autrement, la réparation intégrale de tous les chefs de préjudices corporels (sans distinction) subis par le travailleur victime devrait pouvoir être envisagée sous un autre jour, une fois le système d’indemnisation des accidents du travail et des maladies professionnelles corrigé.

B.- Corriger le système d’indemnisation des risques professionnels

15. Assurances. Depuis que système d’indemnisation des risques professionnels a été complété par le juge constitutionnel et qu’il a été amélioré dans la foulée par le juge de cassation, la condition du salarié victime a été très nettement améliorée. Pousser encore d’un cran l’étendue de la réparation pour satisfaire les aspirations légitimes des travailleurs et répondre à ce qui a été présenté comme une exigence fondamentale de justice[45] suppose de bien avoir à l’esprit que les assouplissements du droit civil de la responsabilité, qui ont été commandés par le principe de réparation intégrale du dommage corporel, n’ont été rendus possibles qu’avec le perfectionnement des techniques de l’assurance et de la réassurance ainsi que par l’extension du domaine d’application de l’obligation d’assurance de dommages[46]. Sans ce dernier amortissement, la règle aurait été un « enfer de sévérité » pour l’auteur du dommage[47] plus particulièrement encore lorsqu’une réparation intégrale est ordonnée en raison de la responsabilité de plein droit du défendeur.

Ceci rappelé, et par comparaison avec le droit civil de la réparation, qui sert de modèle de référence, l’économie générale du droit social de la réparation des risques professionnels est à présent bien plus aboutie qu’on ne pourrait le penser. Tandis que le législateur a décidé en 1898 que la réparation des dommages causés sans faute de l’employeur serait forfaitaire, les juges ont décidé plus de 110 années plus tard que la réparation des dommages causés par la faute inexcusable de ce dernier seraient réparés (presque) intégralement peu important du reste que le débiteur des dommages-intérêts compensatoires soit assuré ou non. Où l’on constate la sévérité, qui ne se donne pas à voir facilement, du droit social de la réparation des dommages corporels.

L’amélioration de l’existant tant dans le chef de la victime que dans celui de l’employeur, qui consiste à réduire au maximum voire à supprimer le reste à charge, est par voie de conséquence suspendue au caractère obligatoire de l’assurance complémentaire contre la survenance des risques professionnels. Une telle hypothèse est de nature à poser des questions en cascade. A quelle partie au contrat de travail il reviendrait de souscrire le contrat d’assurance ? La réponse n’est pas si évidence car le risque de l’emploi est également supporté par les travailleurs. Convient-il d’obliger la souscription d’une assurance de dommage en garantie de la dette de responsabilité ou bien serait-il plus judicieux de recommander qu’il soit souscrit une assurance de personnes ? Après tout, c’est d’intégrité physique voire de vie tout simplement dont il s’agit. La généralisation de la prévoyance d’entreprise est d’ailleurs opportunément à l’étude[48]. Enfin, et sans prétendre épuiser les questionnements, à partir du moment où le risque est complètement couvert, comment prévenir voire punir les comportements accidentogènes éventuels des employeurs ou bien encore le caractère possiblement pathogène de la relation de travail ?

16. Pénalisation. Une première réponse se trouve dans le droit commun des assurances, qui renferme de nombreuses techniques de pénalisation assurantielle, qui ont vocation à jouer consécutivement à la déclaration d’un sinistre. On peut citer pêle-mêle : les limitations et exclusions de garantie, la globalisation des sinistres sériels, le découvert obligatoire, la franchise, le plafond de garantie, l’augmentation des primes et cotisations ou bien encore la résiliation après sinistre. Il existe un autre levier qui participe à prévenir la réalisation du risque : la tarification comportementale, qui consiste à adapter la prime ou la cotisation d’assurance au regard de l’appréhension du risque par le preneur d’assurance. Si cette dernière charge devait être supportée par l’employeur, lequel ayant tout de même la haute responsabilité des conditions de travail[49], il lui importerait de renseigner les actions déployées aux fins de prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles pour déclencher une ristourne éventuelle en application du principe de proportionnalité de la prime ou cotisation au risque. Le dispositif est vertueux, qui a pour objet de limiter les coûts financiers et humains du risque de l’emploi, dispositif avec lequel l’assureur public gagnerait à renouer plus largement aux fins de prévention des risques professionnels.

17. Prévention. Qu’il faille améliorer la compensation des dommages survenus au temps et au lieu du travail est une chose mais ce sont hélas les suites regrettables d’un défaut de prévention des risques. Or, l’économie générale de la branche et les règles juridiques édictées en regard tendent bien plutôt à assurer la protection de la sécurité et de la santé des travailleurs[50]. « Les législations du travail sont venues en complément imposer aux entreprises des contraintes organisationnelles destinées à ancrer la logique de prévention dans leur fonctionnement même » [51]. La prévention est du reste un aspect essentiel de la mission de la Caisse nationale de l’assurance maladie et de la Caisse centrale de la mutualité sociale agricole[52]. Concrètement, les contrôleurs de sécurité et les ingénieurs-conseils disposent d’un droit d’entrée dans les entreprises et sur les chantiers[53]. Ils peuvent ainsi évaluer les situations de travail existantes, le niveau global de prévention et proposer des actions préventives ou correctives adaptées à ces situations. Chose faite, l’établissement doit en informer la caisse régionale et l’inspection du travail à peine en cas de non-respect de l’injonction d’être redevable d’une cotisation supplémentaire[54].

Les employeurs spontanément convaincus, qui ont accompli des efforts particuliers de prévention, sont récompensés par des ristournes, des avances et des subventions accordées par les CARSAT[55]. Quant aux autres, ils sont sanctionnés par une majoration du taux des cotisations AT/MP et une cotisation supplémentaire pour risque exceptionnel[56]. C’est à tout le moins le principe. Seulement voilà, les modalités de tarification collective du risque ne tiennent pas compte de la sinistralité de l’établissement concerné[57]. L’employeur n’est donc par voie de conséquence pas encouragé plus que cela à faire mieux. Et il importe alors au juge chargé du contentieux de la sécurité sociale de redresser les torts, ce qui fait perdre au système d’indemnisation des risques professionnels une bonne part de ses atouts.

Dans un système fondamentalement assurantiel comme l’est la branche AT/MP, il semblerait approprié de ne pas s’éloigner d’une règle de l’assurance aussi élémentaire que structurelle, à savoir : la proportionnalité de la cotisation au risque.

A charge pour l’employeur d’assurer la dette de remboursement des prestations sociales servies et la majoration de la cotisation en conséquence de la réalisation du risque, les techniques de pénalisation assurantielle et les politiques de ristourne (pratiquées par l’assureur public et l’assureur privé) devraient participer à une prévention renforcée des risques professionnels et autorisé la réparation intégrale des chefs de préjudices corporels pour le cas où une faute inexcusable a été commise.

C’est très vraisemblablement à ces conditions qu’il pourrait être dit, le moment venu, que la responsabilité de l’entreprise dans la survenance du risque professionnel a évolué d’une dette d’argent de l’employeur à une créance de réparation du salarié.


  1. RTD Civ. 1986.1. V. not. G. Wester, Les principes de la réparation confrontés au dommage corporel, Bibl. dr. pr., t. 631, LGDJ, 2023, nos 52 et s. ?
  2. G. Viney, P. Jourdain, S. Carval, Traité de droit civil, Les effets de la responsabilité, 4e éd. , LGDJ, 2017, nos 57 et s. ?
  3. Cons. const., décision n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010, cons. n° 18. ?
  4. Nos 21-23.947 et 20-23.673 : JCP S. 2023.1061, comm. X. Aumeran ; RDSS 2023.345, note F. Kessler ; Resp. civ. et assur. mars 2023, comm. 52, obs. L. Bloch ; RTD civ. 2023.382, obs. P. Jourdain. V. égal. E. Jeansen, Contribution à la détermination de l’objet de la rente AT-MP, Dr. soc. 2023, p. 88 ;S. Hocquet-Berg, LFSS sur les rentes AT-MP : retour sur une tragi-comédie en trois actes, Dr. soc. 2024, p. 251 ; M. Keim-Bagot, Ce que répare la rente AT-MP…, Dr. soc. 2024, p. 388 ; S. Porchy-Simon, Avis de gros temps sur l’indemnisation des victimes d’accident du travail, D. 2023.1803. ?
  5. CA Nancy, 07 sept. 2021 rendu sur renvoi après cassation, n° 21/00095 ; CA Metz, 24 janv. 2022, n° 2/00023. ?
  6. Pourvoi n° 21-23.947, cons. 10. V. déjà en ce sens, CE, section, avis, 8 mars 2013, n° 361273, publié au Recueil Lebon ; CE, 23 décembre 2015, n° 374628 ; CE, 18 octobre 2017, n° 404065. ?
  7. V. pour une définition constante : Civ. 2, 28 mai 2009, n° 08-16.829, D. 2010.49, obs. O. Gout ; RTD Civ. 2009.534, obs. P. Jourdain. ?
  8. V. sur l’expression de « victimes à droits restreints » : G. Lyon-Caen, Les victimes d’accident du travail, victimes aussi d’une discrimination, Dr. soc. 1990, p. 737. ?
  9. Civ. 2, 16 mai 2024, n° 22-22.029 – 19 sept. 2024, n° 23-11.424. ?
  10. Civ. 2, 06 juill. 2023, n° 21-24.283 – 10 oct. 2024, n° 22-22.642. ?
  11. Civ. 2, 16 mai 2024, n° 22-20.614. ?
  12. Civ.2, 10 oct. 2024, n° 22-23.393. ?
  13. V. égal. en ce sens, Ch. Quézel-Ambrunaz, Resp. civ. et assur. déc. 2024, comm. 269. ?
  14. Art. L. 452-4, al. 3 c. sécu. soc. ?
  15. Art. R. 343-7 C. assur. ?
  16. V. en ce sens, S. Porchy-Simon, art. préc. ?
  17. Art L. 452-5 (cas de la faute intentionnelle de l’employeur) et L. 455-1-1 c. sécu. soc. (cas de l’accident de la circulation au travail). ?
  18. V. not. en ce sens, Droit privé et public de la responsabilité extracontractuelle, étude comparée, ss. dir. N. Albert, F. Leduc, O. Sabard, LexisNexis, 2017. ?
  19. G. Ripert, Le régime démocratique et le droit civil moderne, 2e éd., LGDJ, 1948, p. 476. ?
  20. J. Bourdoiseau, L’influence perturbatrice du dommage corporel en droit des obligations, bibl. dr. pr., t. 513, LGDJ, 2010 ; La compensation des dommages corporels de masse ou la concurrence des services publics, mél. Leduc, LexisNexis, 2025, p. 57 (à paraître). ?
  21. Sans préjudice du maintien de salaire de l’article L. 1226-1 C. trav. et des prestations possiblement servies au titre de la prévoyance. ?
  22. La réparation intégrale en Europe, études comparatives des droits nationaux, ss. dir. Ph Pierre et F. Leduc, Larcier, 2012. ?
  23. Indemnisation du préjudice d’anxiété pour quelques-unes nonobstant l’irrecevabilité de toute action juridictionnelle future en réparation du même préjudice (loi n° 2000-1257 du 23 déc. 2000, art. 53, IV) et non déduction des prestations sociales versées pour quelques autres (loi n° 2015-1785 du 29 déc. 2015, art. 171). ?
  24. Art. 41, I, 1° de la loi n° 98-1194 du 23 déc. 1998 de financement de la sécurité sociale pour 1999 qui a créé l’ACAATA. ?
  25. Soc., 11 mai 2010, n° 09-42.241 – 3 mars 2015, n° 13-20.474. ?
  26. Soc., 26 avr. 2017, n° 15-19.037. ?
  27. Ass. plén.,5 avr. 2019, n° 18-17.442 : obligation de rapporter la preuve d’une exposition à l’amiante (condition 1) générant un risque élevé de développer une pathologie (condition 2) grave (condition 3). Extension de la solution aux victimes d’une substance nocive ou toxique (Soc., 11 sept. 2019, n° 17-25.300). Extension de cette jurisprudence au profit des tiers (Soc., 08 févr. 2023, n° 20-23.312). ?
  28. J.-L. Bergel, Théorie générale du droit, 4e éd., Dalloz, 2003, nos 164 et s. ?
  29. Loi n° 2000-1257 du 23 déc. 2000, art. 53, III. ?
  30. V. égal. en ce sens, S. Hocquet-Berg, art. préc. ?
  31. V. pour une première tentative en droit de la responsabilité parentale : Civ. 2, 10 mai 2001, n° 99-11.287 Levert. Et une proposition de rétablissement de la faute : art. 1240 ensemble 1244 du projet de réforme de la responsabilité civile (Sénat, proposition de loi n° 678 du 29 juill. 2020). ?
  32. Assurance maladie – risques professionnels, rapport annuel d’activité pour 2023, pp. 138 et s. On appelle « affections psychiques » certaines maladies relevant du chapitre V de la CIM 10 « Troubles mentaux et du comportement » ainsi que les classes Z55 à Z65 « Sujets dont la santé peut être menacée par des condi­tions socio-économiques et psychosociales » et les classes Z70 à Z76 « Sujets ayant recours aux services de santé pour d’autres motifs » du chapitre XXI « Facteurs influant sur l’état de santé et motifs de recours aux ser­vices de santé ». V. égal., Assurance maladie – risques professionnels, Les affections psychiques liées au travail, janv. 2018, https://www.assurance-maladie.ameli.fr/etudes-et-donnees/2018-sante-travail-affections-psychiques). A noter que l’assouplissement de la règlementation et l’invention de la notion d’incidence professionnelle prévisible ont facilité la saisine des C2RMP. ?
  33. Assurance maladie – risques professionnels, Les affections psychiques liées au travail, janv. 2018, p. 3. ?
  34. Rapport annuel préc., p. 147. ?
  35. Dress, La durée des séances des médecins généralistes, rapport, avr. 2006. La durée moyenne d’une consultation en cabinet est de 15 minutes. Elle est de 25 minutes lorsque sont abordés des problèmes psychologiques et psychiatriques. Rapport publié dans un contexte moins défavorable au regard de la dégradation des conditions de travail des professionnels de santé que nous connaissons depuis quelques années (v. not. sur le sujet les derniers rapports publiés par le Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie, https://www.securite-sociale.fr/hcaam). ?
  36. Article L. 4131-4 et L. 4154-3 c. trav. (cas de présomptions légales de faute inexcusable). ?
  37. Le risque est assurable : la peine n’est donc pas nécessairement ressentie ni la prévention encouragée. A noter encore que la majoration de la tarification ne concerne pas les établissements concernés par une tarification collective, ce qui représente le gros de l’affaire. ?
  38. Art. R. 242-6-1 c. sécu. soc. (v. aussi art. D. 242-6-1 c. sécu. soc.). ?
  39. ANI du 15 mai 2023 rel. aux accidents du travail et aux maladies professionnelles. Dans le cas particulier, les partenaires sociaux appellent le législateur à prendre toutes les mesures nécessaires afin de garantir que la nature duale de la rente AT/MP ne soit pas remise en cause. Et des amendements en ce sens d’être déposés au projet de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2024 (art. 39) puis, faute d’avoir emporté la conviction, au projet avorté de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2025 (art. 24). ?
  40. Cons. const., décision n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010,Epoux L., cons. n° 16. ?
  41. Assurance maladie – risques professionnels, rapport annuel d’activité pour 2023, p. 10. Transferts et compensations qui représentent plus de 2 086 milliards d’euros, soit 15,7 % des cotisations. ?
  42. V. not. sur le sujet, P. Morvan, Droit de la protection sociale, 11e éd., LexisNexis, 2023, nos 217 et s. La tarification collective, qui s’applique aux entreprises de moins de 20 salariés, ne tient aucun compte de la sinistralité de l’employeur ni de ses efforts pour prévenir les risques. Pour mémoire, 4,8 millions d’entreprises françaises composent les secteurs marchands non agricoles et non financiers et 96 % d’entre elles sont des entreprises occupant moins de 10 personnes (Insee, Les entreprises en France, déc. 2023, p. 56, https://www.insee.fr/fr/statistiques/7681078). ?
  43. P. Morvan, op. cit., n° 212. ?
  44. P. Morvan, op. cit., eod loc. V. égal. art. D 262-6-14 c. sécu. soc. Il a été décidé de ne pas pénaliser à outrance l’entreprise par la survenance d’un accident majeur mais isolé. ?
  45. Y. Saint-Jour, Les anomalies fondamentales de la législation des accidents du travail, RDSS 1985, p. 520. ?
  46. V. not. sur le sujet, G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, Traité de droit civil, Les régimes spéciaux et l’assurance de responsabilité, 4e éd., LGDJ, 2017, n° 396. G. Viney, Traité de droit civil, Introduction à la responsabilité, 4e éd., LGDJ, 2019, nos 20 et s. ?
  47. G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, Traité de droit civil préc., n° 58-1. Pour mémoire, la loi n° 46-2426 du 30 oct. 1946 sur la prévention et la réparation des AT-MP « interdit à l’employeurs de se garantir par une assurance contre les conséquences de la faute inexcusable » (art. 65, al. 2), laquelle interdiction ne sera pas indifférente à la conception très stricte de la faute inexcusable par la Cour de cassation. Il faudra attendre la réforme de 1987 (loi n° 87-39 du 27 janv. 1987 portant diverses mesures d’ordre social, art. 33, II, al. 2) et les arrêts amiantes (Cass. soc., 28 avr. 2002, n° 00-11.793 – MP – et 11 avr. 2002, n° 00-16.535 – AT) rendus plus tard pour que le régime de la réparation de la faute inexcusable soit assoupli. ?
  48. V. not. Assemblée natio., proposition de loi visant à instaurer une prévoyance collective obligatoire pour tous les salariés, n° 2663 du 28 mai 2024. ?
  49. Art. L. 4121-1 et s. c. trav. ?
  50. Loi n° 46-2426 du 30 oct. 1946 sur la prévention et la réparation des AT-MP. V. not. cette étude très empirique proposée par des ingénieurs conseils d’une caisse régionale (devenue CARSAT) : J. Pachod, C. Oillic-Tissier et A. Antoni, La prévention, priorité de la branche AT-MP, RDSS 2010.628. ?
  51. R. Lafore, Le régime des accidents du travail et des maladies professionnelles : questions récurrentes et enjeux contemporains, RDSS 2018.577. ?
  52. Art. L. 221-1, 2° c. sécu. soc. : « La caisse nationale a pour rôle (…) de définir et de mettre en œuvre les mesures de prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (…) ». Art. L. 723-11, 7° et 8° c. rur. V. égal. Cons. const., décision n° 93-332 DC du 13 janv. 1994, loi rel. à la santé publique et à la protection sociale. ?
  53. Art. L 243-11 c. sécu. soc. ?
  54. Art. L. 422-4 c. sécu. soc. En 2023, ce sont seulement 1055 injonctions qui ont été notifiées ?
  55. Art. L. 242-7 (ristournes) et L. 422-5 (avances et subventions) c. sécu. soc. ?
  56. Art. L. 242-7, al. 1 et 2, c. sécu. soc. V. aussi les articles L. 452-2, al. 6 et R. 452-2 c. sécu. soc. ?
  57. La majoration forfaitaire du taux net collectif pour les entreprises de moins de 10 salariés a été pratiquée quelques mois. Un décret n° 2023-1317 du 28 déc. 2023 a mis un terme à l’expérimentation (abrogation des articles D. 242-6-11 et D. 242-35 c. sécu. soc.). ?(Article publié in Droit social, févr. 2025)

AT/MP : Relations triangulaires, indépendance des rapports, imputation des coûts et tarification

1. Discrimination. Il est bien su que la réparation intégrale des préjudices corporels n’est pas un principe fondamental du droit social, dont les règles de compensation des accidents et maladies professionnels n’autorisent qu’une réparation forfaitaire. Exception n’est faite qu’au seul bénéfice des victimes de l’amiante (loi n° 2000-1257 du 23 déc. 2000 de financement de la sécurité sociale pour 2021, art. 53). C’est dire la force juridique de la règle qui n’a pas varié depuis que la loi du 09 avril 1898 a été adoptée. Que le salarié soit victime d’un mauvais concours de circonstances ou bien qu’il souffre les conséquences de la faute inexcusable de son employeur, rien n’y fait : la discrimination perdure en comparaison avec les victimes de droit commun tandis que les voies civiles de l’indemnisation restent en principe fermées.

La conformité du régime aux dispositions supra légales a bien été vérifiée en son temps. Ni le juge constitutionnel ni le juge européen n’a fondamentalement trouvé matière à redire (Cons. const., décision n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010, cons. n° 18. CEDH, 12 janv. 2017, n° 74734/14, Saunier c./ France : absence de violation de l’article 14 de la déclaration des droits). Quant à la direction de la sécurité sociale, elle est d’avis qu’une réparation intégrale comporterait des risques financiers importants pour l’équilibre de la branche (v. Cour de cassation, rapport annuel 2022, p. 52).

Ce sont là décrites à très grands traits les suites d’un arbitrage qui a été décidé à la toute fin du 19ème siècle, qui a eu pour objet de concilier les intérêts légitimes mais contradictoires des ouvriers et des patrons de l’époque. Créance de compensation garantie aux premiers mais immunité juridictionnelle accordée aux seconds. Financement exclusivement patronal de la branche (art. L. 241-5 du Code de la sécurité sociale) mais réparation forfaitaire des accidents du travail et des maladies professionnelles déclarés par les salariés (art. R. 433-1 du Code de la sécurité sociale). Le tout sur fond d’une opération d’assurance qu’aucun législateur ne s’est aventuré à réformer en profondeur depuis (sauf naturellement quelques corrections paramétriques de nature procédurale pour l’essentiel. V. S. le Fischer et X. Prétot, La procédure de reconnaissance des accidents du travail et des maladies professionnelles : apports et limites du décret n° 2019-356 du 23 avr. 2019). Et pour cause : c’est au premier chef la responsabilité des partenaires sociaux.

2. L’opération d’assurance, voilà une clef de voûte de l’affaire. La réparation forfaitaire qui est accordée à la victime d’un risque professionnel est un plafond de garantie. De la même manière que l’article L. 113-5 du Code des assurances dispose que l’assureur ne peut être tenu au-delà de la prestation déterminée par le contrat, les articles L. 431-1 et L. 452-2 du Code de la sécurité sociale limitent les droits à prestations du salarié-victime et de ses ayants droit, partant la dette de réparation de la communauté formée par les employeurs cotisants. Et il ne saurait en être autrement au vu des modalités de fonctionnement et de financement de la branche. C’est qu’il faut bien voir que la tarification AT-MP correspond à un système de répartition des capitaux de couverture. Le principe est le suivant. Chaque année, les cotisations sociales patronales afférentes sont fixées à titre conservatoire pour couvrir l’ensemble des charges liées aux risques professionnels susceptibles de survenir dans l’année. Le taux d’effort demandé à chacun des employeurs représente donc la contrepartie technique de l’engagement limité de la branche (v. sur le sujet H. Groutel, F. Leduc et Ph. Pierre, Le contrat d’assurance terrestre, n° 1773).

Depuis une dizaine d’années, la branche sous étude présente des excédents, ce qui est remarquable par comparaison avec les autres branches du régime général. Encore que l’excédent n’ait pas tout à fait l’ampleur qu’une lecture rapide de la loi de financement de la sécurité sociale pourrait donner à penser (voyez en ce sens, l’article L. 176-1 css et le transfert de 1,2 milliards d’euros à la branche maladie ordonné par l’article 107, III de la loi n° 2023-1250 du 26 déc. 2023 de financement de la sécurité sociale pour 2024). Mais laissons. L’important me semble de faire remarquer que tandis que la branche est à l’équilibre, un nombre croissant de pathologies ont été reconnues au titre des maladies professionnelles par le truchement du régime complémentaire de reconnaissance (art. L. 461-1, al. 7 css), un fonds d’indemnisation des victimes de pesticides a été créé (art. L. 491-1 css ensemble art. L. 723-13-3 c. rur.), un nouveau tableau a été instauré, qui détermine les conditions d’indemnisation des salariés victimes du sars-cov2. Où l’on constate en résumé que fonctionnant à la manière d’un opérateur d’assurance de droit commun, la branche AT-MP satisfait les exigences prescrites par la directive solvabilité 2, à avoir une évaluation des risques, un niveau de capital adéquat et une réserve de provision techniques (dir. n° 2009/138/CE du 25 nov. 2009).

Pourquoi soulignez ce point ? Eh bien pour attirer l’attention sur le tableau d’équilibre d’ensemble.

3. Équilibre. Le droit de la réparation des risques professionnels, aussi perfectible qu’il soit, est le fruit d’un équilibre subtil, qui a été recherché par le patronat et la classe ouvrière, d’un compromis que nombre des règles qui le composent portent en germe. Il ne s’agit pas moins en législation de veiller à la préservation des droits respectifs à réparation du salarié-victime, à cotisations majorées de la caisse et à exonération de l’employeur. Ceci posé, l’intrication des intérêts et des règles est une source presque inévitable de contentieux. Le salarié est légitime à rechercher la meilleure compensation possible du dommage. La caisse n’est pas moins fondée à rechercher le remboursement de ses débours. Quant à l’employeur, qui participe au financement du tout en ce sens que son taux de cotisation est fonction du risque inhérent à l’entreprise, la recherche d’une cause d’inopposabilité de la décision de prise en charge ou bien encore la recherche d’une réduction du taux d’incapacité retenu par la caisse dans le calcul de la rente est dans son intérêt bien compris. Où l’on commence à percevoir dans ces conditions la finalité du principe directeur d’indépendance des rapports caisse-employeur-victime.

4. Indépendance. Aux termes dudit principe, les rapports entretenus par la caisse avec la victime sont exclusifs de ceux noués avec l’employeur. En bref, ce n’est pas parce que la caisse a conclu au caractère professionnel de l’accident qui a été déclaré que le compte employeur sera nécessairement majoré et inversement (pour le cas où naturellement il aurait vocation à l’être). Pour le dire d’une autre manière, il n’y a aucune identité de sort.

La règle est posée en jurisprudence depuis les années 1960 (Cass. soc., 17 nov. 1960, Bull. civ. IV, n° 1045). La Cour de cassation ne manque pas de la rappeler. Une circulaire du 21 août 2009 relative à la procédure d’instruction des déclarations AT-MP (DSS/2C/2009/267), qui a accentué l’indépendance des rapports, précisait pour sa part que dans l’hypothèse où l’employeur exerce un recours contre une décision de prise en charge, la position de l’organisme de sécurité sociale issue de ce recours n’a aucun effet sur la décision de reconnaissance prise à l’égard de l’assuré, qui n’est pas appelé en la cause dans ce contentieux, la décision initiale lui restant acquise en vertu du principe sous étude (voir à présent l’article R. 441-18 css et art. D. 242-6-4 css. V. plus généralement sur le sujet, G. Chastagnol et M.-A. Godefroy, fasc. 313-10, Régime général. Accidents du travail et maladies professionnelles. Action en contestation de la reconnaissance d’un AT/MP, Juris-cl. Protection sociale, févr. 23).

La chose à tout de même de quoi laisser un profane un tantinet interdit. Rares sont les approches juridiques d’un seul et même fait en pareil silo et de façon si étanche. Une illustration permettra de mieux s’en rendre compte.

5. Illustration. Premier cas de figure : Voilà un salarié qui déclare un accident survenu au temps et au lieu du travail, qui n’est pas pris en charge par la branche AT-MP faute de satisfaire les conditions de la garantie légale mais qui parvient à la fin du parcours contentieux à faire condamner son employeur au remboursement de toutes les prestations sociales servies par la caisse à raison d’une faute inexcusable qui aura été découverte par le juge de la sécurité sociale.

Second cas de figure : l’accident subi par le salarié est pris en charge par la branche AT-MP mais l’employeur, dont la faute inexcusable est recherchée, conteste utilement le caractère professionnel de l’accident (Cass. 2ème civ., 20 mars 2008, n° 06-20.348 – 26 nov. 2015, n° 14-26.240.

En résumé, un accident peut être professionnel au stade de sa reconnaissance mais pas à celui de sa réparation (M. Keim-Bagot, Voyage au pays de l’absurde : des conséquences de l’indépendance des rapports employeur-caisse-salarié, Bull. Joly travail, janv. 23, p. 41). Et inversement, pourrait-on ajouter. Il faut bien se représenter la situation du salarié dans le procès qu’il a engagé en reconnaissance du caractère inexcusable de la faute dommageable prétendument commise par l’employeur. Alors pourtant qu’il perçoit une rente AT, il peut se faire retorquer par le juge de la sécurité sociale qu’il n’a subi aucun accident du travail.

Le sentiment d’étrangeté que ces solutions peuvent spontanément inspirer doit pourtant être combattu car elles sont commandées par quelques principes fondamentaux.

6. Étrangeté ? Comme cela a déjà été relevé, la loi d’équilibre technique (à visée transactionnelle) a commandé de ne sacrifier aucune des parties à la cause. Pour mémoire, lorsque le dispositif assurantiel est confié aux organismes de sécurité sociale en 1946 (Loi n° 46-2426 du 30 oct. 1946 sur la prévention et la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles), l’employeur est la portion congrue de l’affaire. En un mot : il n’a pas du tout voix au chapitre (En ce sens, O. Godard, L’indépendance des rapports employeur-salarié dans le régime accidents du travail, JCP G. avr. 1990, doctr. 3442. V. égal. G. Hénon, L’indépendance des rapports salarié-caisse-employeur au révélateur de la faute inexcusable, Dr. soc. 2023.604). Quant au salarié, une fois sa situation déclarée à l’organisme de sécurité sociale, on ne peut pas dire que son sort fût meilleur. Le régime était purement et simplement laissé à la main de la caisse, qui instruisait la demande de prise en charge de l’accident au titre de la législation professionnelle sans que l’employeur ne soit invité à présenter ses conclusions, ce dernier souffrant alors la notification de son taux de cotisation pour le cas où la branche aurait vocation à couvrir le sinistre.

Des voix se sont élevées pour dire que la procédure faisait bien trop peu de cas de la légitimité de l’employeur à contester la décision de prise en charge du salarié victime au titre de la branche AT-MP, décision portant possiblement majoration de son taux de cotisation. Convaincue, la Cour de cassation sanctionna le droit de ce dernier de recourir contre la caisse (Cass. soc., 22 avr. 1955, Bull. civ. V, n° 335).

C’est un droit de contestation que les employeurs ont alors exercé plus volontiers à mesure, d’une part, qu’ils ont été intégrés dans le processus d’élaboration des décisions prises par la caisse et leur notification et, d’autre part, de la modernisation des outils de production et de développement de la prévention des accidents.

7. Contestation. Il faut bien avoir à l’esprit que les cotisations sociales patronales n’ont pas seulement pour but d’assurer le financement des prestations versées par la branche, elles jouent surtout un rôle de politique de santé au travail : leur mode de calcul constitue un levier d’incitation à la réduction des risques professionnels. La cotisation étant modulée en fonction du nombre et du coût des sinistres (v. en ce sens le rapport d’évaluation des politiques de sécurité sociale, annexe AT-MP, 2023, p. 9), les employeurs n’entendent donc pas qu’il soit fait litière des efforts fournis en termes de prévention (qui sont coûteux) et contestent plus volontiers les décisions des caisses. Et c’est très précisément lorsqu’ils obtiennent gain de cause (pour des raisons strictement procédurales ou bien de fond) que les problèmes surgissent et que le principe directeur d’indépendance des rapports se révèle être des plus juste et utile encore qu’il prête à discussion.

Que les critiques formulées par l’employeur aient vocation à prospérer, cela va de soi. La décision prise par la caisse ayant pour effet de lui faire grief, il est tout à fait normal (à hauteur de principe) qu’il puisse la critiquer. Mais que le salarié-victime s’en trouvât aussitôt affecté, c’eût été une autre affaire. Pour se représenter la chose, on recommandera de se livrer à une expérience de pensée : si le sort de l’employeur et celui du salarié avaient été indéfectiblement liés, si donc le principe d’indépendance n’avait pas été inventé, le succès des actions en contestation du premier aurait obligé alors le second à restituer l’indu, car la couverture du risque par la branche AT-MP est notablement plus enviable que celle proposée par la branche maladie (comp. les art. R. 433-1 et R. 323-4 css). Ce sans compter que le salarié pris en charge sur le fondement du livre IV du Code de la sécurité sociale est alors justiciable de toute une série de règles légales et conventionnelles qui ont pour objet de compléter les prestations servies par la caisse ou par la mutualité sociale agricole. Restituer l’indu consisterait techniquement à corriger un enrichissement injustifié du salarié-victime et l’appauvrissement corrélatif de l’employeur qui aura accordé un complément de salaire, possiblement couvert le délai de carence et souffert une majoration de son taux de cotisation.

8. Restitution ? En droit, la chose est faisable. Les modalités de rétablissement des patrimoines corrélatifs des parties intéressées sont bien connues (art. 1302 c.civ.). Mais en équité, la solution n’est pas entendable, à tout le moins pas dans le chef du salarié-victime. Jamais la caisse ne saurait demander la restitution de l’indu à la victime tandis qu’elle est à l’origine d’une erreur d’appréciation rectifiée au terme des diligences de l’employeur. Et quand bien même la législation autoriserait-elle formellement l’action en restitution qu’il faudrait encore que l’accipiens soit solvable. Or, et par hypothèse, les indemnités journalières ne compensant pas intégralement les revenus perdus du fait de l’accident ou de la maladie professionnelle, lesquels restent peu élevés pour nombre de nos concitoyens (pour mémoire, le salaire médian en 2023 se monte à 2100 euros net), il y aurait bien peu à recouvrer peut-être même rien du tout. Où l’on finirait en bout de course par exhorter l’organisme de sécurité sociale d’abonner le recouvrement de sa créance en laissant quitte le salarié victime du trop-perçu.

En bref, le principe d’indépendance des rapports caisse-employeur-victime, qui est la manifestation d’un remarquable pragmatisme, dispense toutes les parties intéressées d’une ingénierie juridique et comptable aussi consommatrice de temps que d’argent. Où l’on peut s’accorder pour dire qu’à raison de la correction de l’incidence du recours en contestation sur les droits de l’autre partie, ledit principe est plutôt intéressant : l’une reste lotie et l’autre n’est pas si préjudiciée.

Il importe de dire au surplus, et l’argument semble prêter à plus de conséquences encore, que le principe est la traduction en droit substantiel de la protection sociale d’un principe fondamental tiré du droit de la procédure civile, à savoir qu’une décision de justice ne pouvant lier que ceux qui y ont été partie (art. 1351 c.civ.), le salarié ne saurait souffrir les suites du combat qu’a décidé de mener l’employeur avec la caisse et/ou le juge de la sécurité sociale. Ce qui fait pertinemment dire à ce dernier juge que « les rapports de l’assuré avec la caisse sont indépendants de ceux qui existent entre cet organisme et l’employeur » (Cass. soc., 31 mai 1989, n° 87-17.499 – Cass. 2e civ., 7 nov. 2019, n° 18-19.764, JCP S 2019.1364, note M. Courtois d’Arcollières et M.-A. Godefroy).

9. Critique. Comme cela a été rappelé, la compensation du dommage corporel subi au temps et au lieu du travail est notablement plus fruste en comparaison toujours avec les dommages et intérêts qu’une victime de droit commun peut espérer de son défendeur. Le principe de l’indépendance des rapports, qui protège le salarié victime en ce qu’il lui garantit le paiement de revenus de remplacement peu important qu’au terme d’un recours il soit décidé, réflexion faite, que la prise en charge par la branche AT n’était pas due, intéresse plus volontiers l’employeur ou bien la communauté des employeurs dont l’effort en termes de cotisations sociales patronales est nécessairement affecté. C’est ce sur quoi il semble fructueux d’insister.

Penser la compensation du dommage corporel, c’est invariablement identifier un débiteur d’indemnité. Où l’on voit que l’assurance du risque professionnel souffre la comparaison. Au fond, il est question de tarification et donc de capacité de la branche à couvrir le risque. Une réparation intégrale des accidents et maladies professionnelles est possible en droit. Elle est même réclamée depuis des années par la Cour de cassation entre autres autorités. C’est en économie que la chose est débattue. Non pas qu’on ne puisse pas dans l’absolu majorer les cotisations des employeurs mais que ce serait prendre alors le risque de renchérir le coût du travail et possiblement affecter la compétitivité des organisations concernées (notamment sur le terrain du commerce extérieur). Ceci étant dit, nous ne sommes tout de même pas encore condamnés à une sorte d’immobilisme. L’hypothèse d’une correction du système à la marge par une redéfinition du périmètre du principe sous étude peut être posée.

10. Réforme. En l’état, le principe d’indépendance profite semblablement au salarié et à l’employeur. Or la complète déconnexion entre le contentieux de la prise en charge d’un accident ou d’une maladie (dans le rapport caisse-victime ou le rapport caisse-employeur) et le contentieux de la faute inexcusable (dans le rapport victime-employeur) est douteux en ce sens que le financement de la branche est fragilisé. Par voie de conséquence, la politique de prévention des risques professionnels est ébranlée.

L’application du principe d’indépendance des rapports est de nature à faire échapper l’employeur en toute ou partie de la majoration de son taux brut de cotisations. Les raisons ont été présentées : manque de diligence de la caisse ou tort redressé par un juge. Dans le premier cas, aucune majoration ne sera notifiée à raison de l’inopposabilité de la décision de prise en charge. Dans le second, l’employeur ne sera tenu au remboursement que des seuls chefs de préjudices majorés à raison de la reconnaissance d’une faute inexcusable exclusion faite de toutes les prestations services par la caisse entre temps (complément de rente et chefs de préjudice supplémentaires auxquels il est tenu par la loi art. L. 452-3-1 css – création de la loi 2012-1404 du 17 déc. 2012).

La mutualisation du risque est fragilisée dans ces conditions. Comme cela a été rappelé, les modalités de calcul du taux brut de cotisation des employeurs sont définies de telle sorte qu’il est plus vertueux de prévenir la réalisation du risque professionnel que de le couvrir (art. D. 242-6-1 et s. css). Encore qu’il faut bien convenir que ce n’est pas vrai pour toutes les entreprise (v. toutefois l’invention d’un régime spécial pour les entreprises entre 10 et 19 qui est entré en vigueur au 1er janvier 2024. P. Morvan, Droit de la protection sociale, 11ème éd., LexisNexis, 2023, n° 212 p. 232).

Sans contestation de l’employeur, le système est construit de telle sorte que la facturation des diligences de la caisse primaire est automatiquement incrémentée sur le compte employeur. Et lorsque le système laisse l’employeur quitte de toute majoration, c’est alors la collectivité des employeurs qui se retrouve affectée par défaut. Dans ces conditions, on peut se demander si la mutualisation du risque est bien équitable, ce sans compter que la mutualisation ne s’opère pas de manière uniforme (Ph. Coursier et S. Leplaideur, les risques professionnels et la santé au travail en question, LexisNexis, 2013, pp. 139 et s.).

D’aucun soutiendront que ce n’est pas très grave tant que le salarié victime est sauf dans l’affaire. Force est pourtant de le redire : la prévention des risques professionnels importe autrement plus que la couverture des sinistres, à tout le moins en première intention. Si donc l’employeur échappe à sa juste contribution, il n’est pas incité à travailler mieux encore à la réduction de la sinistralité de son établissement. Partant, et en termes de prévention des accidents du travail et des maladies professionnels, dit autrement des dommages corporels, le compte n’y est peut-être pas complétement. Les 20 millions de salariés du secteur privé, qui sont couverts par la branche AT/MP (Direction de la sécurité sociale, les chiffres clés 2022, éd. 2023, p. 15), ne mériteraient-ils pas un peu mieux ?

(Article publié in Bulletin Joly travail, déc. 2024)

 

Abandon de poste : comment résister ?

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Maître VACCARO

Avocat spécialisé en droit du travail

L’employeur, s’il s’oppose à la rupture conventionnelle qui lui est demandée par un salarié qui souhaite quitter de son propre gré son emploi mais souhaite bénéficier des indemnités de Pôle Emploi, parce qu’il n’a aucun motif d’accepter une rupture conventionnelle n’étant en aucun cas demandeur au départ du salarié, s’expose en cas de refus à une stratégie qui se développe considérablement : l’abandon de poste pour forcer l’employeur à rompre le contrat.

La question se pose de savoir comment gérer cette situation qui laisse souvent l’employeur désarmé face à une situation qu’il vit comme l’inversement ultime du lien de subordination (phénomène contemporain considérable en matière de droit du travail quel que soit le sujet), et laisse l’entreprise souffrir différents préjudices dans le cadre d’une désorganisation manifeste, et de l’impossibilité d’organiser le départ du salarié dans le cadre d’un préavis notamment.

I – Il est légitime pour l’une des parties de refuser la rupture conventionnelle :

Il peut paraître curieux de rappeler qu’il est légitime de refuser une rupture conventionnelle pour l’une ou l’autre des parties et dans le cas de figure qui nous intéresse pour l’employeur, contrairement à ce que certains pourraient penser.

En effet, la rupture conventionnelle est un contrat et l’une des conditions essentielles de validité de ce dernier est la liberté du consentement, aucune partie ne devant être forcée à accepter.

Un vice du consentement notamment au titre d’une pression qui pourrait s’assimiler à une violence est susceptible d’ailleurs de permettre dans le délai de recours de la loi (un an à compter de l’homologation) de solliciter du Juge la nullité de la rupture conventionnelle.

Il est donc possible et légitime de refuser la rupture conventionnelle demandée par le salarié, si telle est la volonté de l’employeur dans ce cas de figure.

La Cour de Cassation a d’ailleurs admis qu’un salarié qui exerce des pressions pour obtenir la rupture de son contrat de travail de la part de son employeur commet une faute grave (cas. Soc. 19 mars 2014 – n°12-28.822).

Reste à savoir si dans les faits, la position de principe de l’employeur de refus ne va pas l’entraîner dans des conséquences plus préjudiciables encore que la rupture financée (indemnité de rupture conventionnelle obligatoire), lorsque le salarié ne démissionnera pas contrairement à la logique de la situation (refus de rupture conventionnelle à la demande du salarié qui veut quitter son emploi, laquelle devrait provoquer alors la démission du salarié).

En effet, dans la mesure où le salarié recherche à la fois la liberté de quitter son emploi mais également les indemnités Pôle Emploi, des stratégies pour forcer la main de l’employeur dans le sens d’une rupture sont susceptibles d’intervenir et deviennent de plus en plus fréquentes dans cette hypothèse.

II – L’abandon de poste : comment forcer son employeur à licencier :

La méthode la plus couramment utilisée en pratique consiste pour le salarié à abandonner son poste pour forcer l’employeur à constater cet abandon et à licencier certes pour faute grave, mais avec le bénéfice de Pôle Emploi ensuite.

Dans cette hypothèse, l’employeur est censé mettre en demeure le salarié de reprendre son emploi ou de justifier d’un motif légitime d’absence et à défaut d’obtempérer, le salarié est en principe l’objet d’une convocation à entretien préalable à un éventuel licenciement qui donnera lieu à la notification d’un licenciement pour faute grave, le préavis par définition même ne pouvant pas être exécuté compte tenu de l’absence du salarié.

III – Comment lutter pour l’employeur contre une telle stratégie ?

Il est en premier lieu envisageable de maintenir le salarié en absence injustifiée sans rémunération même si cette situation est difficilement tenable à terme.

En effet, c’est sur le fondement du principe de l’exception d’inexécution (« non adimpleti contractus » pour les initiés en droit des contrats) que l’une des parties peut retenir son engagement (paiement du salaire) à compter du moment où l’autre n’accompli pas le sien (le travail).

Le problème est qu’il reste interdit de se faire justice à soi-même et que si la situation reste bloquée, le recours au Juge est nécessaire pour trancher les conséquences de la situation.

En droit du travail qui constitue un droit spécial des contrats, une telle position de l’employeur peut assez rapidement dégénérer en abus de droit au sens de l’article L.1222-1 du Code du Travail qui précise « Le contrat de travail s’exécute de bonne foi ».

Rapidement donc l’employeur devra saisir le Juge, les solutions sans jurisprudence à l’heure actuelle étant très incertaines, l’employeur n’ayant en principe pas la possibilité de demander la résiliation judiciaire du contrat aux torts du salarié, puisqu’il détient le pouvoir de licencier.

Une autre solution consiste à dénoncer le procédé dans le cadre de la lettre de mise en demeure adressée au salarié d’avoir à reprendre son travail ou de justifier son absence en invoquant d’ores et déjà les préjudices causés à l’entreprise : brusque désorganisation, exécution déloyale du contrat de travail par le salarié, préjudices économiques divers.

Par la suite, en cas de maintien de sa position par le salarié et d’absence de démission qui emporterait alors l’exécution d’un préavis, l’employeur peut envisager la rupture pour faute lourde du contrat de travail et non plus simplement pour faute grave, car le comportement du salarié s’assimile à l’intention de nuire, cette position étant éclairée par le contenu de la mise en demeure évoquée ci-avant.

Dans cette hypothèse et après convocation, le licenciement notifié pour faute lourde pourrait s’accompagner d’une demande d’indemnisation de la part de l’employeur à l’égard du salarié tant au titre de l’absence d’un préavis pourtant dû en cas de démission qui constituerait la véritable situation juridique (cette indemnisation pourrait être du montant du salaire qu’aurait touché le salarié durant cette période), qu’au titre des préjudices économiques et moraux subis par l’employeur (abandon d’une mission en cours et difficulté avec le client etc…).

Il est rappelé que la seule hypothèse où l’employeur est habilité à demander des indemnités au salarié est précisément celle de la faute lourde.

Dans cette hypothèse, l’employeur pourrait avec une chance très raisonnable de succès envisager de saisir la juridiction prud’homale pour obtenir l’indemnisation de son préjudice.

Congés payés : qui décide ?

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Maître VACCARO

Avocat spécialisé en droit du travail

Le capital de congés payés acquis par chacun du fait de son travail au cours de la période de référence (en principe du 1er juin de l’année précédente au 31 mai de l’année en cours, à défaut d’un accord collectif) constitue un « trésor » à dépenser pour un repos bien mérité et, sur le plan de la sociologie du droit du travail est vécu comme un droit à exercer sans contrainte, à l’inverse des dispositions légales.

1°) L’organisation des congés payés

Les dates de départ en congés (« l’ordre de départ ») sont fixées par accord collectif et à défaut, il appartient à l’employeur de les définir après avis le cas échéant du Comité Social et Economique.

L’employeur doit tenir compte de la situation familiale du salarié, d’une autre activité éventuelle du salarié chez un autre employeur notamment pour les salariés à temps partiel, et de l’ancienneté dans l’entreprise.

Il s’agit du pouvoir de direction de l’employeur dont la limite est simplement celle de l’abus de droit et le Juge prud’homal notamment en référé peut-être saisi pour en juger.
Une fois les dates de départ fixées, l’employeur peut les modifier en cas de circonstances exceptionnelles dites « raisons impérieuses de service ».

Le salarié a lui-même en cas de circonstances imprévues et contraignantes la possibilité de modifier ses dates.
A la fin des congés, le salarié doit reprendre son travail et il est impossible pour l’employeur en cas de retard de reprise de travail de constater l’abandon de poste sans une mise en demeure préalable (il a été jugé que reprendre son travail avec 5 jours de retard à l’issue de congés ne constitue pas une faute grave – Cass. Soc. 2 février 1994, n°91-40.263).
En principe les congés payés doivent être pris chaque année et si les congés n’ont pas été pris, ils peuvent être considérés comme perdus si l’employeur a bien permis au salarié d’exercer son droit à congés.
Les congés ne peuvent être reportés par le salarié, sauf dans un cas prévu par la loi ou dans un cas prévu par un accord collectif.

Certains accords notamment de compte épargne-temps prévoient la possibilité de reporter des congés sur le compte épargne-temps concernant la 5ème semaine de congés payés afin de prendre ensuite un congé sabbatique ou un congé pour création d’entreprise.

2°) Fractionnement du congé

La durée des congés payés pouvant être pris en une seule fois ne peut excéder 24 jours ouvrables.
Il y a donc un congé principal de 4 semaines et une 5ème semaine.

Le congé principal de 4 semaines peut être morcelé, le fractionnement générant un jour supplémentaire dit de fractionnement, lorsque le salarié prend de 3 à 5 jours entre le 1er novembre et le 30 avril et 2 jours supplémentaires dits de fractionnement lorsque le salarié prend au moins 6 jours entre le 1er novembre et le 30 avril (article L.3141-23 du Code du Travail).

Des dérogations peuvent être apportées à ces dispositions, notamment dans l’hypothèse où le fractionnement est à la demande du salarié et dans le cas où le salarié y renonce expressément.

Il vient d’être jugé qu’une renonciation a priori et générale dans un contrat de travail n’était cependant pas valable (Cass. Soc. 5 mai 2021, n°20-14.390 FS-P), de telle sorte qu’il convient soit de se reporter à un accord collectif, soit de conclure un accord de renonciation au cas par cas des congés demandés.

3°) Cas de la fermeture de l’entreprise pendant les congés

L’entreprise a la possibilité de fermer son établissement pendant les congés après consultation du Comité Social et Economique sans que cette fermeture ne puisse être assimilée à un lock-out formellement proscrit par la loi.
La fermeture de l’entreprise à raison des congés peut intervenir pendant 30 jours au plus.

4°) Indemnités de congés payés

Pendant ses congés payés, le salarié est rémunéré et cette indemnité est calculée sur la base la plus favorable des deux suivantes :

  • Le 10ème de la rémunération totale perçue par le salarié entre le 1er juin de l’année précédente et le 31 mai de l’année en cours,
  • La rémunération qui aurait été perçue pendant le congé, si le salarié avait travaillé pendant cette période (règle dite du maintien du salaire).

Il peut être retenu conformément aux dispositions de l’article L.3141-24 du Code du Travail le mode de calcul le plus avantageux pour le salarié.

5°) Certains évènements peuvent avoir un impact sur les congés payés

En premier lieu, les évènements familiaux qui interviennent pendant les congés payés qui sont pris (naissance, adoption, mariage etc…) ne donnent lieu ni à indemnisation supplémentaire, ni à prolongation du congé selon la jurisprudence de la Cour de Cassation.

Dans l’hypothèse de congé maternité, d’adoption, et parental, les salariés génèrent pendant ces périodes des jours de congés payés, les salariés en congé parental devant pouvoir notamment bénéficier de leurs droits à congés payés acquis durant l’année précédant la naissance de leur enfant, ce que la jurisprudence européenne impose (CJUE 22 avril 2010, affaire C-486/08).

Il sera précisé que si un salarié prend des congés payés à la suite d’un congé de maternité, la protection contre le licenciement de 4 semaines dont il bénéficie est suspendue pendant les congés et ne commence à courir qu’à son retour (Cass. Soc. 30 avril 2014, n°13-12.321).

En cas de maladie ou d’accident pendant les congés payés, sauf accord collectif distinct, le salarié ne peut pas prolonger ses congés payés de la durée de sa maladie ou obtenir ultérieurement un congé même non rémunéré.
Il est à noter sur ce plan que la position française n’est pas celle de la Cour de Justice de l’Union Européenne qui considère quant à elle que le salarié qui tombe malade pendant ses congés payés doit pouvoir en bénéficier à une date ultérieure, ce qui n’a pas été encore accepté par la Cour de Cassation (CJUE 21 juin 2012, affaire C78/11).

Autres congés spéciaux :

Il est à noter qu’il existe d’autres types de congés qui obéissent à des règles distinctes : congé sans solde, congé pour création d’entreprise, congé sabbatique, congé pour évènements familiaux, congé de proche aidant etc… qui obéissent à des règles légales et conventionnelles distinctes.

* * *

Il reste que le meilleur garant de l’acceptabilité pour chacune des parties au contrat de travail de la prise des congés payés annuels réside dans la lisibilité objective de la démarche du chef d’entreprise au titre de la bonne marche de cette dernière, et pour le salarié dans la prise en compte au-delà de son intérêt personnel de l’intérêt du collectif auquel il appartient.

Doit-on prendre en compte les indemnités du chômage partiel dans le calcul de l’intéressement et de la participation ?

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Maître VACCARO

Avocat spécialisé en droit du travail

Pourquoi la question se pose ?

Nous avons traversé une période depuis mars 2020 qui a vu un nombre considérable de recours au chômage partiel du fait de la crise sanitaire.

De nombreuses entreprises calculent l’intéressement et la participation sur la base des comptes clos au 31 décembre 2020.

Une ambiguïté naît de la rédaction du Code du Travail.

En effet, au titre des dispositions de l’article R 5122-11 du Code du Travail, la répartition de l’intéressement et de la participation doit tenir compte des rémunérations du chômage partiel et une lecture un peu rapide pourrait permettre de retenir que cela vaut aussi pour l’assiette de calcul.

Or, l’assiette de calcul répond aux dispositions de la définition de la rémunération figurant à l’article L.242-1 du Code de la Sécurité Sociale.

Dès lors sont exclus, à défaut d’une quelconque jurisprudence contraire au surplus, les revenus de remplacement au titre de l’assiette de calcul au rang desquels on compte les revenus issus du chômage partiel (néanmoins la part des indemnités d’activité partielle assujetties aux cotisations sociales pour la part supérieure à 3,15 SMIC entre donc a contrario dans l’assiette de calcul puisque soumise à cotisations).

On doit donc exclure de l’assiette de calcul de l’intéressement et de la participation les sommes correspondant à l’indemnisation du chômage partiel, mais en revanche on doit les prendre en compte au titre de la répartition lorsqu’une condition de répartition figurant dans le ou les accords.

Quelles sont les conséquences d’une erreur ?

La conséquence de l’erreur qui consisterait à intégrer en l’assiette de calcul de la participation et de l’intéressement des revenus de remplacement issus du chômage partiel aboutirait à remettre en cause l’exonération des sommes ainsi allouées, leur taxation, voire engagerait des pénalités, voire même dans des hypothèses extrêmes la caractérisation d’une dissimulation de revenus assujettis à charges sociales…

Que dit le Ministère du Travail ?

Le Ministère du Travail a été interrogé par le Conseil Supérieur de l’Ordre des Experts Comptables.

La saisine était un peu risquée car à double tranchant.

Le Ministère du Travail a répondu en date du 24 mars 2021 : « Nous vous confirmons que les indemnités d’activité partielle qui ne sont pas assujetties aux cotisations sociales et considérées comme des revenus de remplacement ne doivent pas être prises en compte pour le calcul de la limite de l’intéressement et de la participation ».

La solution est sévère pour les salariés et aboutira probablement dans nombre de cas à supprimer intéressement et la participation au titre de l’exercice 2020, et peut-être même 2021.

Les Experts Comptables et avocats, conseils de l’entreprise, engagent leur responsabilité sans aucun doute s’il n’y a pas eu de vérification de ce point ou un conseil éclairé.

Soc., 11 févr. 2015, n° 14-13.538 : clause de désignation, contrat en cours et modulation de la jurisprudence constitutionnelle dans le temps

L’arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation apporte une nouvelle pierre au droit de la protection sociale complémentaire et au droit des clauses de désignation en particulier. La lecture du dispositif donne à penser que « rien n’est (décidément) plus proche du vrai que le faux » (A. Einstein).

En l’espèce, la société Pain d’or contracte auprès d’un organisme d’assurance complémentaire une couverture garantissant à ses salariés le remboursement des frais de soins de santé. Partant, elle refuse de s’affilier au régime géré par AG2R prévoyance.

Cette dernière soutient que l’adhésion au régime est obligatoire. Pour cause, au terme d’une convention collective nationale, AG2R prévoyance est désignée pour gérer le régime de remboursement complémentaire obligatoire des frais de santé des salariés entrant dans le champ d’application. Et la convention d’imposer à toutes les entreprises concernées de souscrire les garanties à compter du 1er janvier 2007. Partant, AG2R prévoyance entend obtenir en justice la régularisation de l’adhésion et le paiement d’un rappel de cotisations.

Saisie, la Cour d’appel de Chambéry rejettent les demandes de l’assureur et réforme le jugement. AG2R se pourvoit en cassation.

La décision de la cour régulatrice est rendue sur fond de tension dialectique à l’origine de laquelle le Conseil constitutionnel a partie liée. Il importe de dire quelques mots de l’une de ses décisions avant d’aller plus loin dans l’analyse.

À l’occasion du contrôle de constitutionnalité de la loi de sécurisation de l’emploi du 14 juin 2013, le Conseil décide que l’article L. 912-1 C. sécu. soc. n’est pas conforme aux droits et libertés que la Constitution garantit (décision n° 2013-672 DC du 13 juin 2013). Le considérant n° 11 est explicite. La disposition critiquée méconnaît la liberté contractuelle et la liberté d’entreprendre au sens de l’article 4 de la Déclaration des droits de 1789. Aucune entreprise appartenant à une même branche professionnelle ne saurait donc se voir imposer le choix de l’organisme de prévoyance chargé d’assurer une protection complémentaire ni un contrat au contenu totalement prédéfini. Le Conseil aurait pu en rester là. Rétrospectivement, la sécurité juridique s’en serait trouvée moins malmenée. Il est décidé que la déclaration d’inconstitutionnalité « n’est toutefois pas applicable aux contrats pris sur ce fondement, en cours lors de cette publication (i.e. 16 juin 2013), et liant les entreprises à celles qui sont régies par le code des assurances, aux institutions relevant tu titre III du code de la sécurité sociale et au mutuelles relevant du code de la mutualité » (cons. 14. V. égal. en ce sens Cons. const. décision n° 2013-349 QPC du 18 oct. 2013).

La Cour d’appel de Chambéry (07 janvier 2014, n° 12/02382) constate que l’appelante n’est pas liée avec Ag2r prévoyance. Faute de contrat en cours, les juges du fond considèrent qu’il n’y a pas lieu de faire survivre la loi ancienne, en l’occurrence l’article L. 912-1 C. sécu. soc. qui a été maintenu un temps dans l’arsenal législatif pour ne pas trahir les attentes légitimes des parties. L’entreprise n’était donc pas tenue de s’affilier au régime géré par AG2R prévoyance ni n’était débitrice des cotisations afférentes.

La Chambre sociale de la Cour de cassation ne partage pas l’analyse et casse l’arrêt pour violation de la loi. Les contrat en cours sont en vérité « les actes à caractère de conventions ou d’accords collectifs ayant procédé à la désignation d’organismes assureurs pour les besoins du fonctionnement des dispositifs de mutualisation que les partenaires sociaux ont entendu mettre en place, voire les actes contractuels signés par eux avec les organismes assureurs en vue de lier ces derniers et de préciser les stipulations du texte conventionnel de branche et ses modalités de mise en œuvre effective ».

Revenons, en premier lieu, sur ce que dit la Cour de cassation. Chose faite, nous nous attarderons, en second lieu, sur ce que la Cour régulatrice ne dit pas.

1.- Le dit

La Cour de cassation affirme que les contrats que le Conseil constitutionnel a nécessairement eu à l’esprit en modulant dans le temps les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité de l’article L. 912-1 C. sécu. soc. sont les accords de branches, ceux-là même qui accordent les garanties collectives de prévoyance et contiennent la clause de désignation. En l’espèce, la convention collective nationale étant en cours, il importait alors à l’entreprise de s’affilier au régime dont la gestion avait été confiée par les partenaires sociaux à AG2R prévoyance. Aussi, la déclaration d’inconstitutionnalité est-elle dénuée de tout effet et ce tant que l’accord est censé durer. C’est dire que les clauses de désignation ont encore de beaux jours devant elles. Il ne suffit que d’imaginer que la convention ou l’accord collectif soit tacitement reconduit…Pour le dire autrement, c’est la survivance du droit tel qu’il était avant la décision du Conseil constitutionnel qui est consacrée. C’est le sens du visa de l’article L. 912-1 C. sécu. soc. et de l’avenant n° 83 à la convention collective nationale de la boulangerie et boulangerie-pâtisserie du 19 mars 1976 est en ce sens.

Qu’on partage ou non l’interprétation que la Cour de cassation a donnée du considérant 14, il reste qu’elle est conforme à celle que son homologue a retenue en septembre 2013. De ce strict point de vue, il faut se féliciter que les opérateurs n’aient pas à subir les affres du dualisme juridictionnel. Au terme de toute une série d’arguments, la haute juridiction administrative considère pour sa part que « l’interprétation qui ne prêterait pour objet au considérant 14 que de réserver l’application des seuls actes contractuels conclu entre les entreprises et le ou le(s) organismes assureur(s) ne donnerait donc qu’une faible portée utile à cette énonciation de la décision du Conseil constitutionnel relative à son application dans le temps » (CE, Avis 26 sept. 2013, n° 387895, n° 18).

Il sera fait remarquer qu’il est plutôt audacieux de retenir une interprétation qui laisse perdurer une atteinte frontale aux droits et libertés que la Constitution garantit, atteinte qui décidait précisément le Conseil constitutionnel à neutraliser l’article L. 912-1 C. sécu. soc. (v. égal. en ce sens V. Roulet, note sous CA Paris, pôle 6, ch. 2, 16 oct. 2014, n° 12/17007, Les cahiers sociaux, n° 269, déc. 2014). Pour mémoire, l’ANI du 11 janvier 2013 disposait « les partenaires sociaux de la branche laisseront aux entreprises la liberté de retenir le ou les assureurs de leur choix » (art. 1er in Généralisation de la couverture complémentaire des frais de santé). Ceci pour dire que les cours régulatrices auraient valablement pu limiter le jeu résiduel des clauses de désignation. Concrètement, cela aurait consisté à laisser libres de contracter avec l’assureur collectif de leur choix les entreprises non encore liées avec l’assureur désigné (contra J. Barthélémy, Institut de protection sociale européenne, Validité des clauses de désignation – L’apport décisif de la Cour de cassation, 16 févr. 2015). Politiquement, cela aurait néanmoins consisté à laisser du champ à la liberté du souscripteur du contrat collectif au détriment de la solidarité garantie par les partenaires sociaux. Ceci pour dire encore que l’arrêt aurait gagné en intelligibilité à être moins lapidaire. Le visa de l’article 62 de la Constitution du 4 octobre 1958, aux termes duquel « les décisions du Conseil constitutionnel (…) s’imposent à toutes les autorités juridictionnelles », fussent-elles interprétées par les cours régulatrices (pourrait-on ajouter), pourrait ne pas suffire à convaincre la cour d’appel de renvoi…C’est que l’arrêt ne dit pas tout.

2.- Le non dit

La Cour de cassation prend soin d’indiquer que les contrats en cours sont ceux « ayant procédé à la désignation d’organismes assureurs pour les besoins du fonctionnement des dispositifs de mutualisation que les partenaires sociaux ont entendu mettre en place ». La solidarité, partant l’intérêt général, sourdent. Cette dernière considération n’a pourtant pas suffi au Conseil constitutionnel pour justifier les atteintes portées par les clauses de désignation aux libertés d’entreprendre et de contracter. Le commentaire autorisé du secrétariat général du Conseil l’atteste (pp. 15 et 16). La Cour de cassation décide pourtant de faire sienne la jurisprudence contra constitutionem de la Cour de justice de l’Union européenne. C’est un choix. Il lui appartenait alors de s’assurer que les conditions posées à la validité d’un pareil dispositif étaient réunies en l’espèce. Il s’agissait en l’occurrence de vérifier si AG2R prévoyance était ou non chargée de la gestion d’un service d’intérêt économique général au sens de l’article 106, paragraphe 2, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (CJUE, 3 mars 2011, aff. C-437/09, point 73). Or, en l’espèce, rien n’est dit sur le degré de solidarité élevé ou non du régime de remboursement complémentaire de frais de soins de santé géré par l’organisme (CJUE, op. cit, points 47 à 52).

Pour terminer, la Cour de cassation considère que « les contrats en cours sont aussi (…) (possiblement) les actes contractuels signés par les partenaires sociaux avec les organismes assureurs en vue de lier ces derniers et de préciser les stipulations du texte conventionnel de branche et ses modalités de mise en œuvre effective ». Le considérant est pour le moins elliptique.

Il semble que la Cour ait à l’esprit les actes juridiques qui constituent autant de conventions cadre aux conditions desquelles les bénéficiaires peuvent conclure : sortes de stipulations de contrat pour autrui qui ne disent pas leur nom. À la question de savoir qui sont les bénéficiaires, la Cour de cassation est taisante. L’intérêt d’assurance s’appréciant dans le chef du bénéficiaire de la prestation d’assurance (y compris en matière d’assurance de personnes) (1), on imagine que se sont les salariés pour le compte desquels « les actes contractuels » ont été signés par les partenaires sociaux. Ce sont pourtant les employeurs qui souscrivent les contrats d’assurance collective…

Puisse alors la cour de renvoi parvenir à démêler le vrai du faux.


1. V. en ce sens les développements tout à fait convaincants de M. Leduc in H. Groutel, F. Leduc, Ph. Pierre, M. Asselain, Traité du contrat d’assurance terrestre, préf. G. Durry, Litec, 2008, nos 113 et s. (l’identification du contrat d’assurance), spéc. N° 135.

(Article publié in Lexbase, mars 2015)

Civ. 1, 1er juin 2016, n° 15-12.276 : Clause de désignation, contrat en cours, Cour de cassation vs conseil constitutionnel

Résumé.

Dans sa décision du 13 juin 2013 (décision n° 2013-672 DC du 13 juin 2013), le Conseil constitutionnel a énoncé que la déclaration d’inconstitutionnalité de l’article L. 912-1 du code de la sécurité sociale n’était pas applicable aux contrats pris sur ce fondement, en cours lors de la publication de la décision et liant les entreprises à celles qui sont régies par le Code des assurances, aux institutions du Code de la Sécurité sociale et aux mutuelles relevant du Code de la mutualité. Les contrats en cours sont les actes ayant le caractère de conventions ou d’accords collectifs ayant procédé à la désignation d’organismes assureurs pour les besoins du fonctionnement des dispositifs de mutualisation que les partenaires sociaux ont entendu mettre en place.

Commentaire.

La protection sociale complémentaire, la généralisation de la couverture frais de soins de santé et les clauses de désignation sont, une fois encore, à l’honneur, dans cette décision du 1er juin 2016 de la Cour de cassation. Gageons que la complexité inouïe du dispositif légal et réglementaire inventé par la loi n° 2013-504 du 14 juin 2013, relative à la sécurisation de l’emploi et ses suites (décrets d’application, circulaires de la Direction de la Sécurité sociale, circulaires de l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale not.) n’est pas prête de tarir les chefs de saisine des juges administratifs, civils et constitutionnels.

1. Droit constitutionnel et sens.

En l’espèce, et pour ce qui retiendra exclusivement l’attention, la Chambre sociale de la Cour de cassation est invitée à se prononcer sur le sens qu’il importe de donner à une décision rendue par le Conseil constitutionnel relativement à la conformité de l’article premier de la loi précitée aux droits et libertés que la Constitution garantit. Dans sa décision n° 2013-672 DC du 13 juin 2013, le Conseil considère que les contrats et accords collectifs ne sauraient valablement contenir de clause désignant un seul et unique organisme de prévoyance chargé de garantir le remboursement des frais de soins de santé des salariés concernés, à peine de porter une atteinte disproportionnée aux libertés de contracter et d’entreprendre (cons. n° 11). C’est qu’une pareille clause, généralement stipulée dans une convention ou un accord collectif de branche, avait pour objet d’octroyer une exclusivité de gestion à un organisme en particulier (à savoir le plus généralement une institution de prévoyance) (1). Et le Conseil de décider que la déclaration d’inconstitutionnalité “n’est toutefois pas applicable aux contrats pris sur ce fondement, en cours lors de cette publication et liant les entreprises à celles qui sont régies par le Code des assurances, aux institutions relevant du titre 3 du Code de la Sécurité sociale et aux mutuelles relevant du Code de la mutualité” (cons. n° 14). Cependant, faute d’avoir défini, dans le cas particulier, la notion de “contrats en cours“, la modulation de la jurisprudence constitutionnelle dans le temps fait débat.

2. Droit prétorien et interprétation.

Dans un passé relativement récent, la Cour de cassation s’est prononcée sur cette question. La décision commentée donne à penser que l’interprétation choisie alors n’a pas pleinement convaincu. Dans un arrêt remarqué (2), la Chambre sociale a pu considérer que les contrats en cours étaient ceux “ayant procédé à la désignation d’organismes assureurs pour les besoins du fonctionnement des dispositifs de mutualisation que les partenaires sociaux ont entendu mettre en place” (Cass. soc., 11 février 2015, n° 14-13.538, FS-P+B, lire nos obs., Lexbase, éd. soc., n° 604, 2015 et sur notre site Internet). Ce faisant, la Cour de cassation excluait, tout comme son homologue administratif du reste (CE, Avis, 26 septembre 2013, n° 387895, n° 18), qu’il ait pu s’agir des actes juridiques qui lient les entreprises souscriptrices et l’assureur désigné par la convention ou l’accord collectif (3).

L’espèce est l’occasion pour la Cour de cassation de réaffirmer sa position. L’accord collectif critiqué du 8 décembre 2011, qui est relatif au régime de prévoyance des salariés cadres et assimilés, conclu dans le cadre de la Convention collective nationale de la pharmacie d’officine du 3 décembre 1997, et étendu par arrêté du 19 décembre 2012 (extension à propos de laquelle la Cour de cassation indique au passage que le droit de l’Union européenne est indifférent) (4), étant en cours lors de la publication de la décision du Conseil constitutionnel, l’ensemble des employeurs entrant dans le champ d’application de l’accord collectif restait donc tenu d’adhérer au régime géré par l’organisme désigné par les partenaires sociaux. En conséquence, tous les dispositifs conventionnels, conventions et avenants conclus avant le 13 juin 2013, en cours, continuent d’être régis par l’article L. 912-1 du Code de la Sécurité sociale et de s’imposer aux entreprises jusqu’à leur terme. Preuve, s’il en était, que la décision ne s’impose pas à l’esprit, la Chambre sociale prend soin – et l’effort d’explicitation de sa décision est remarquable – de publier une note sur son site Internet (5). Preuve encore qu’on peut hésiter, c’est une cassation (partielle) sans renvoi qui est rendue. Le débat est donc clos.

3. Droit et économie de l’assurance.

L’abrogation de l’article de loi autorisant la stipulation d’une clause de désignation (CSS, art. L. 912-1 anc.) a été légitimement fort mal accueillie par les opérateurs. Rien de très surprenant à ce que les organismes d’assurance désignés aient cherché à minimiser la portée de la décision d’inconstitutionnalité, dira-t-on. Il faut tout de même bien voir que, techniquement, la clause de désignation présente l’intérêt d’être une clef d’une mutualisation (professionnelle) des risques entre les employeurs et les salariés compris dans le périmètre (6). Ce faisant, les bons risques sont mélangés aux moyens ou mauvais risques. Un phénomène d’anti-sélection est ainsi évité. Et un auteur de rappeler justement : que la mutualisation permet, à titre principal, d’équilibrer les comptes du régime et de minimiser les taux des cotisations ou des primes ; qu’elle permet encore, à titre accessoire, de puiser dans le fonds alimenté par les cotisations patronales et salariales (géré par l’organisme assureur) les ressources nécessaires au financement de prestations d’aide sociale (non contributives) et d’actions de prévention des risques (accidents ou de maladies) dans les entreprises. Au fond, la mutualisation des risques dans une branche professionnelle est un vecteur de solidarité dans un régime de protection sociale (comp. gestion en répartition dans les régimes obligatoires) (7). C’est ce qui fit dire au Conseil d’Etat qu’une telle clause n’infligeait qu’une atteinte marginale au principe de la liberté de la concurrence (CE, 1° et 2° s-s-r., 7 juillet 2000, mentionné aux tables du recueil Lebonn, RJS, n° 111). C’est ce qui fit dire, mutatis mutandis, à la Cour de justice de l’Union européenne que l’équilibre financier d’un régime, qui a une fonction sociale essentielle, commande de regrouper les risques (8). C’est ce qui décida manifestement la Cour de cassation à trancher de la sorte. C’est que, précise la Chambre sociale, “les contrats en cours sont les actes ayant le caractère de conventions ou d’accords collectifs ayant procédé à la désignation d’organismes assureurs pour les besoins du fonctionnement des dispositifs de mutualisation que les partenaires sociaux ont entendu mettre en place“.

4. Droit et concurrence des juges ? Ceci étant dit, l’interprétation choisie par la Chambre sociale de la Cour de cassation laisse perdurer une atteinte frontale aux droits et libertés que la Constitution garantit, atteinte qui décidait précisément le Conseil constitutionnel à neutraliser l’article L. 912-1 du Code de la sécurité sociale dans son ancienne mouture.


1.- V. en ce sens, Association pour la promotion de l’assurance collective.

2.- V. not. J. Barthélémy, Institut de protection sociale européenne, Validité des clauses de désignation – L’apport décisif de la Cour de cassation, 16 février 2015.

3.- Contra : CA Chambéry, 7 janvier 2014, n° 12/02382, CA Paris, 16 octobre 2014, n° 12/17007 (arrêt cassé en l’espèce). V. égal. les notes critiques de V. Roulet sous CA Paris, pôle 6, 2ème ch., 16 octobre 2014, n° 12/17007 ; préc., Les cahiers sociaux, n° 269, décembre 2014 et J. Bourdoiseau sous Cass. soc., 11 février 2015, op. cit..
4.- “[…] Les accords collectifs de branche instituant un régime de protection sociale complémentaire ne relèvent […] pas du champ d’application de l’article 56 du TFUE qui n’impose aucune obligation de transparence aux partenaires sociaux, lesquels ne sont pas un pouvoir adjudicateur soumis aux règles régissant les marchés publics ou la commande publique et ne peuvent être liés, le cas échéant, que par les règles conventionnelles qu’ils ont pu établir relativement aux conditions de choix de l’organisme assureur“.
5.- Note explicative.
6.- G. Briens, La mutualisation professionnelle des risques. A propos de l’article 1er de l’ANI du 11 janvier 2013, SSL, 15 avril 2013, n° 1580, p. 10. P. Morvan, Droit de la protection sociale, 7ème éd., LexisNexis, 2015, n° 1155.
7.- P. Morvan, Droit de la protection sociale, eod loc.. V. égal. sur les utilités et les inconvénients des clauses de désignation, V. Roulet, Protection sociale d’entreprise. Etat des lieux et perspectives, Institut de recherches économiques et sociales, septembre 2013, pp. 80 et s..
8.- CJUE, 12 septembre 2000, aff. C-180/98 à C-184/98, cons. n° 104 ” […] l’affiliation obligatoire de tous les membres d’une profession libérale à un régime de pension complémentaire ou, à tout le moins, au volet le plus important d’un tel régime aurait une fonction sociale essentielle dans le système de pension applicable aux Pays-Bas, en raison du montant extrêmement réduit de la pension légale, calculé sur la base du salaire minimal légal. Dès lors qu’un régime de pension complémentaire aurait été établi par les membres d’une telle profession et que l’affiliation à ce régime aurait été rendue obligatoire par les pouvoirs publics, celui-ci constituerait un élément du système néerlandais de protection sociale et le fonds professionnel de pension chargé de sa gestion devrait être considéré comme concourant à la gestion du service public de la Sécurité sociale“.

(Article publié in Lexbase 16 juin 2016)

Soc., 02 juill. 2014, n° 12-29788 : Amiante, préjudice d’anxiété et date de naissance de la créance

L’amiante est un monstre qui a définitivement échappé à son créateur. Un temps louée par les zélateurs du progrès technique, elle est, depuis, honnie par ses utilisateurs. Prié de palier sur le champ les conséquences du drame sanitaire qui se joue, et qui n’en finit pas (les projections les plus pessimistes font état de 100 000 décès en France à l’horizon 2025 : Sénat, rapp. inf. n° 37, 26 octobre 2005), le législateur écrit dans la hâte un article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998, de financement de la Sécurité sociale pour 1999. Les salariés, qui ont travaillé dans un établissement pollué par l’amiante et ses poussières pathogènes, et ceux qui y travaillent encore, ont, depuis, droit à une indemnisation. Techniquement, les intéressés ont droit à un départ anticipé à la retraite moyennant une allocation de cessation anticipée d’activité (dite ACAATA) à charge pour ceux admis au bénéfice de ladite allocation de présenter leur démission à leur employeur. Seulement voilà, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Le manque de générosité du dispositif légal a contraint les allocataires à rechercher la responsabilité de leur employeur afin d’obtenir une indemnisation complémentaire. C’est à présent le juge qui est invité à soulager l’affliction des victimes en grossissant le quantum de la compensation. Un levier : l’invention du préjudice spécifique d’anxiété.
L’arrêt commenté, rendu le 2 juillet 2014, donne à penser, à première lecture, qu’il s’inscrit dans un courant jurisprudentiel des plus favorables aux salariés victimes. Réflexion faite, l’hésitation est permise. Dans le même mouvement, la Chambre sociale de la Cour de cassation réaffirme le droit des intéressés à l’indemnisation du préjudice spécifique d’anxiété, mais elle freine les velléités d’indemnisation tous azimuts de la cour d’appel d’Aix-en-Provence. Ce n’est pas à dire que le sort des salariés victimes soit pour autant scellé.En l’espèce, l’employeur est placé en liquidation judiciaire en février 1989. Par arrêté du 7 juillet 2000, l’activité de réparation et de construction navale de l’entreprise est inscrite sur la liste des établissements permettant la mise en oeuvre de l’ACAATA. En l’absence de débiteur solvable, l’UNEDIC, qui agit en qualité de gestionnaire du CGEA AGS, est appelée en garantie des créances salariales. L’assureur privé s’y refuse (v. sur la nature juridique de l’Association pour la gestion du régime d’assurance des créances des salariés, C. trav., art. L. 3253-14). Il nie d’abord l’existence du préjudice spécifique d’anxiété. C’est peine perdue (rejet du moyen). La jurisprudence est bien fixée. La Chambre sociale prend soin de rappeler la doctrine de la Cour de cassation. L’UNEDIC nie ensuite sa garantie en soulevant une “exception d’incompétence”, qui ne dit pas son nom. Elle obtient gain de cause (cassation partielle de l’arrêt). La garantie n’est pas due car, fondamentalement, le préjudice est né postérieurement à la clôture de la procédure collective.

L’arrêt est d’importance. Formellement, la Chambre sociale de la Cour de cassation saisit l’occasion qui lui est donnée par le rôle pour réunir pas moins de quatorze pourvois. Ce n’est pas la première fois qu’elle procède ainsi. On se souviendra, par exemple que, désireuse d’assoir une définition renouvelée de la faute inexcusable en droit des accidents du travail et des maladies professionnelles, la Cour de cassation rendait pas moins de sept arrêts sur une salve de vingt-neuf, tirée le 28 février 2002. Son intention ne souffre donc pas la discussion (v. not. sur cette technique de communication, A. Guégan-Lécuyer, Dommages de masse et responsabilité civile, LGDJ, 2006, not. n° 107 s., 215 et 220). Au reste, la décision est promise à une publication au Bulletin des arrêts de la Cour de cassation.

L’enseignement donné peut être ramassé de la façon suivante : l’existence du préjudice spécifique d’anxiété souffert par les salariés victimes de l’amiante (I) ne saurait ipso jure contraindre l’AGS à garantir l’indemnisation dudit préjudice (II).

Commentaire

I – L’existence du préjudice spécifique d’anxiété

A – La présomption du préjudice d’anxiété

La Cour de cassation considère que les salariés, qui sont à l’initiative de la procédure judiciaire engagée contre leur ancien employeur, sont nécessairement dans une situation permanente, face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie liée l’amiante. Et de considérer, par voie de conséquence, que les intéressés sont victime d’un préjudice d’anxiété. Pour le dire autrement, c’est de présomption de préjudice dont il est question. La solution facilite grandement l’action en indemnisation complémentaire. Le droit de la preuve et le droit civil de la responsabilité exigent d’ordinaire plus du demandeur à l’action. Ce n’est pas à dire, pour autant, que la charge probatoire est nulle.

Techniquement, le jeu de la présomption est conditionné. L’arrêt est explicite. Il importe à celui qui s’en prévaut de rapporter la preuve qu’il a travaillé dans un établissement mentionné à l’article 41 de loi du 23 décembre 1998 et figurant sur la fameuse liste établie par arrêté ministériel, pendant une période où y étaient fabriqués ou traités de l’amiante ou des matériaux contenant de l’amiante. Il s’avère, en l’espèce, que la chose est acquise. C’était nécessaire. C’est suffisant. La Cour de cassation a déjà eu l’occasion de l’affirmer dans un passé récent. Rien de surprenant à ce que le dispositif de l’arrêt commenté reprenne mot pour mot la motivation d’une précédente décision (Cass. soc., 25 septembre 2013, n° 12-12.883, FP-P+B). C’est donc vainement que l’Unedic (et le liquidateur) soutient qu’aucun élément probant n’est produit pour établir la réalité du préjudice d’anxiété et son lien avec un manquement fautif de l’employeur.

A noter qu’il aurait été tout aussi inopérant d’exciper l’atténuation voire la disparition de l’angoisse de la maladie mortifère, pour la raison que la victime s’est soustraite aux contrôles et examens réguliers. Pour mémoire, la Cour de cassation a exigé, un temps, que le salarié victime établisse que son angoisse a été exacerbée par les contrôles et examens réguliers qu’il devait subir (Cass. soc. 11 mai 2010, n° 09-42-241, FP-P+B+R, D., 2011, p. 35, obs. crit. O. Gout ; D., 2010, p. 2048, note C. Bernard ; RTDCiv., 2010, p. 564, obs. crit. P. Jourdain, JCP éd. G, 2010, 1015, obs. C. Bloch). Elle s’est depuis ravisée (Cass. soc., 4 décembre 2012, deux arrêts, n° 11-26.294, FS-P et n° 11-26.293, FS-D, D., 2012, 2973, et 2013, 2658, obs. S. Porchy-Simon ; Gaz. Pal., 14 février 2013, p. 19, obs. M. Mekki, et 23 mars 2013, p. 32, obs. J. Colonna). L’arrêt porte distinctement la marque de son revirement (v. déjà en ce sens Cass. soc. 25 septembre 2013, n° 12-12.883, FP-P+B, op. cit.).

Il reste une seule issue au défendeur à l’action en indemnisation complémentaire : démontrer qu’en réalité, le préjudice d’anxiété subi est dû à une cause étrangère (v. par ex. Cass. soc., 27 juin 2013, n° 12-29347, FS-P+B ; Cass. soc, 19 mars 2014, n° 12-29.339, F-D). Seulement, l’intéressé achoppera sur la condition d’extériorité. La Cour de cassation est formelle. Les salariés ayant travaillé dans un établissement pollué se trouvent, par le fait de l’employeur, dans une situation d’inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie liée à l’amiante.

Fondamentalement, c’est de droit à l’indemnisation dont il est question. Il faut bien avoir à l’esprit que le montant mensuel de l’allocation est égal à 65 % du salaire de référence (décret n° 99-247 du 29 mars 1999, relatif à l’allocation de cessation anticipée d’activité prévue à l’article 41 de la loi de financement de la Sécurité sociale pour 1999, art. 2). Les salariés, exposés leur vie de travail durant, aux fibres d’amiante sont donc le siège d’une double peine : leur espérance de vie est amputée et leurs conditions de vie sont dégradées. Pour peu que les intéressés n’aient pas encore déclaré d’affection liée à l’amiante, ils ne sont pas justiciables du droit des maladies professionnelles. Ils ne sauraient donc tirer profit de la présomption d’imputabilité de l’article L. 461-1, alinéa 2 du Code de la Sécurité sociale (tableaux n° 30 et n° 30 bis). L’apport de la jurisprudence est donc grand pour les victimes qui voient le fardeau de la preuve allégé, a maxima.

Étrangement, la Chambre sociale de la Cour de cassation s’applique à borner les velléités indemnitaires des victimes. Alors que le droit social de la responsabilité (i.e. le droit des risques professionnels) n’est d’aucun secours pour les salariés soumis au risque mortifère, lesquels, par définition, ne sont pas encore victimes d’une affection consécutive à l’inhalation de poussières d’amiante ou d’un cancer broncho-pulmonaire provoqué par ladite inhalation, on aurait pu s’attendre à ce qu’une action en droit civil de la responsabilité soit jugée recevable. La raison est la suivante. L’allocation ne permettant pas au salarié de recevoir la totalité de son salaire antérieur, l’allocataire subit un préjudice économique dont il est fondé à demander réparation. La Cour ne partage pas l’analyse : “le salarié qui a demandé le bénéfice de l’allocation n’est pas fondé à obtenir de l’employeur fautif, sur le fondement des règles de la responsabilité civile, réparation d’une perte de revenus résultant de la mise en oeuvre du dispositif légal” (Cass. soc., 11 mai 2010, n° 09-42-241, FP-P+B+R, op. cit.). Il y aurait matière à redire…

Il ne reste plus alors qu’un levier pour augmenter le quantum de l’indemnisation : le préjudice d’anxiété. C’est dire combien il est spécifique.

B – La spécificité du préjudice d’anxiété

La Cour de cassation considère que le salarié, qui a travaillé dans un environnement pollué par les particules d’amiante, est nécessairement victime d’un “préjudice spécifique d’anxiété”. Le qualificatif, qui a déjà été employé (V. not. sur le “préjudice spécifique d’anxiété” : Cass. soc., 11 mai 2010, n° 09-42-241, FP-P+B+R op. cit., Cass. soc., 2 avril 2014, n° 12-28.616, FS-P+B, Cass. soc., 4 décembre 2012, n° 11-26.294, FS-P ; sur le “préjudice spécifique résultant de la perte des droits à la retraite” : Cass. soc., 26 octobre 2011, n° 10-20.991, FS-P+B ; sur le “préjudice spécifique résultant de la privation du repos hebdomadaire” : Cass. soc., 8 juin 2011, n° 09-67.051, FS-P+B ; sur le “préjudice spécifique d’accompagnement de fin de vie” : Cass. civ. 2, 21 novembre 2013, n° 12-28.168, FS-P+B ; sur le “préjudice spécifique de contamination par le virus de l’hépatite C” : Cass. civ. 2, 4 juillet 2013, n° 12-23.915, F-P+B ; sur le “préjudice spécifique de contamination par le VIH” : Cass. civ. 2, 22 novembre 2012, n° 11-21.031, FS-P+B), est pour le moins original.

Formellement, le préjudice spécifique d’anxiété n’est pas un chef de dommage listé dans la nomenclature des préjudices corporels “Dintilhac”. Pour tout dire, il semble “inclassable”, à tout le moins au regard des définitions tenues pour acquises (P. Jourdain, obs. sous Cass. soc., 11 mai 2010, n° 09-42-241, FP-P+B+R, op. cit.).

En l’absence de définition opératoire, il est donc revenu à la jurisprudence de le caractériser. En l’espèce, la Cour de cassation prend soin d’indiquer que ledit préjudice est caractérisé par la situation d’inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie liée à l’amiante dans laquelle se trouve le salarié. Cette définition n’est pas nouvelle. Elle a été donnée par l’arrêt “princeps” du 11 mai 2010 (v. Cass. soc., 11 mai 2010, n° 09-42-241, FP-P+B+R, supra). Ce “dommage existentiel” a ceci de spécifique que, par hypothèse, le salarié n’a encore développé aucune maladie consécutive à l’inhalation de poussières d’amiante. C’est plutôt audacieux d’accorder une compensation dans ce cas de figure.

Au fond, le juge autorise l’indemnisation de la crainte d’un mal dont on ne sait s’il se réalisera. Son pouvoir d’appréciation est décidément des plus grands. Faute de “barémisation”, ne serait-ce qu’indicative, d’un semblable poste de préjudice, qui indemnise une souffrance purement subjective, il y a matière à s’interroger sur l’office du juge et sur l’observance du principe d’égalité de traitement des victimes (v. notre brève étude, La rationalisation de la compensation du dommage corporel dans La réparation intégrale en Europe. Etudes comparatives des droits nationaux, Larcier, 2012, p. 97. V. le doute du justiciable : Cass. QPC, 27 juin 2013, n° 12-29.347, FS-P+B). Mais il faut bien convenir que, en l’occurrence, le risque est avéré. Pire, le pronostic vital des personnes concernées est statistiquement engagé. L’ACAATA est “un dispositif spécifique qui est [précisément] destiné à compenser la perte d’espérance de vie que peuvent connaître des salariés en raison de leur exposition à l’amiante” (Cass. soc., 11 mai 2010, n° 09-42.241, FP-P+B+R, op. cit.). Ceci pour dire que la Chambre sociale aurait pu s’inspirer de la jurisprudence de la deuxième chambre de la Cour de cassation. Cette dernière, relativement au préjudice spécifique de contamination, considère qu’il s’agit d'”un préjudice exceptionnel extra-patrimonial qui est caractérisé par l’ensemble des préjudices tant physiques que psychiques résultant notamment de la réduction de l’espérance de vie[…]” (Cass. civ. 2, 22 novembre 2012, n° 11-21.031, FS-P+B, RCA, 2013, étude 1, S. Hocquet-Berg). Mutatis mutandis, c’est, en définitive, de préjudice extra-patrimonial évolutif dont il semble bien être question dans les deux cas de figure (v. égal. en ce sens M. Mekki, Chronique de jurisprudence de droit de la responsabilité civile, Gaz. Pal., 14 février 2013, n° 45, p. 19. contra P. Jourdain, obs. préc. sous Cass. soc., 11 mai 2010, n° 09-42.241, FP-P+B+R, op. cit., voir les obs. de Ch. Willmann, Faciliter la réparation du préjudice d’anxiété des salariés exposés à l’amiante : une jurisprudence attendue, quoique critiquée, D., 2014, 1312). La chose n’est pas inconnue. Il s’agit, selon la nomenclature “Dintilhac”, d’un “préjudice résultant pour une victime de la connaissance de sa contamination par un agent exogène, quelle que soit sa nature (biologique, physique ou chimique), qui comporte le risque d’apparition à plus ou moins brève échéance, d’une pathologie mettant en jeu le pronostic vital“. Le rapport du groupe de travail dirigé par le président Dintilhac fait justement référence à la contamination d’une personne par le virus de l’hépatite C, celui du VIH, la maladie de Creutzfeldt-Jakob, ou l’amiante.

Matériellement, le préjudice d’anxiété a ceci de spécifique, mais cela a été souligné (v. supra), qu’il est subi par les salariés qui ont travaillé dans un établissement pollué par l’amiante. Pour le dire autrement, la victime est dispensée de rapporter la preuve d’un fait fautif de l’employeur, un fait causal suffit. Quant à l’exigence de certitude du dommage, on aurait tort de penser qu’elle est battue en brèche. Celle qui est requise juridiquement ne s’entend que d’une probabilité suffisante. La condition est, somme toute, satisfaite.

Il reste une question. Elle a trait au domaine ratione personae de cette jurisprudence. Il serait périlleux, au regard des droits et libertés que la Constitution garantit, de réserver ce dispositif aux seuls salariés victimes de l’amiante qui ont travaillé dans un établissement incriminé. Or, le préjudice spécifique d’anxiété est indemnisé à des conditions si particulières qu’il pourrait être soutenu que le principe de l’égalité de traitement des salariés victimes devant la loi est malmené. La saisine du Conseil constitutionnel aurait pu lever les doutes. Mais la Chambre sociale a refusé de transmettre la QPC (Cass. QPC, 27 juin 2013, n° 12-29.347, FS-P+B) : indemnisation du préjudice spécifique d’anxiété oblige.

II – L’indemnisation du préjudice spécifique d’anxiété

L’existence du préjudice spécifique d’anxiété est acquise, en l’espèce. Ce n’est pas à dire que l’indemnisation l’est, par voie de conséquence. Le salarié, qui se réjouit que sa qualité de victime soit reconnue, subit, en l’espèce, les affres du droit des procédures collectives. La Cour de cassation considère que la garantie de l’AGS n’est pas due (A). Une conclusion s’impose alors : la garantie de l’indemnisation devra être assumée par le FIVA (B).

A – L’absence de garantie de l’AGS

Aux termes de l’article L. 3253-8, 1° du Code du travail, l'”AGS garantit les sommes dues aux salariés à la date du jugement d’ouverture de toute procédure de redressement ou de liquidation“. Sur le fondement de l’ancien article L. 143-11-1 du Code du travail, devenu l’article L. 3253-8, la Chambre sociale de la Cour de cassation décide “que les dommages-intérêts dus au salarié à raison de l’inexécution par l’employeur d’une obligation découlant du contrat de travail sont garantis par l’AGS” (Cass. soc., 8 janvier 2002, n° 99-44.220, FS-P+B). Elle a précisé, depuis, que l’assureur privé doit garantir le paiement des dommages-intérêts alloués en réparation du préjudice d’anxiété (Cass. soc., 25 septembre 2013, n° 12-20.912, FP-P+B+R). C’est que ladite garantie ne vise pas uniquement les salaires et ses accessoires mais s’étend également aux dommages-intérêts dus aux salariés, à raison de l’inexécution, par l’employeur, d’une obligation résultant de leur contrat de travail (Cass. soc., 12 octobre 2005, n° 03-47.510, F-D). C’est le sens qu’il convient de donner au visa de l’arrêt. Partant, le demandeur à l’action en indemnisation complémentaire pouvait espérer que sa créance indemnitaire soit garantie par l’AGS. C’était sans compter le jeu du droit des procédures collectives.

La garantie est refusée, en l’espèce, parce que “le préjudice d’anxiété est né à la date à laquelle les salariés avaient eu connaissance de l’arrêté ministériel d’inscription de l’activité de réparation et de construction navale sur la liste des établissements permettant la mise en oeuvre de l’ACAATA“, soit le 7 juillet 2000. C’est-à-dire à “une date nécessairement postérieure à l’ouverture de la procédure collective“. Ainsi rédigé, l’arrêt donne à penser qu’il importe de rechercher si la naissance de la créance est antérieure ou postérieure à la date du jugement d’ouverture de la procédure. Autant dire que c’est égal. L’AGS doit sa garantie en tout état de cause. Comprenons bien. Non seulement les créances antérieures sont dues aux salariés mais il en va de même des créances postérieures. L’article L. 3253-8 du Code du travail est en ce sens, la jurisprudence également.

Ce que paraît vouloir signifier l’arrêt, c’est que la garantie n’est plus due à compter de la clôture de la liquidation judiciaire (C. com., art. L. 643-9), qui marque la fin de la procédure et fait disparaître le débiteur, personne morale, de la scène juridique. Pour mémoire, l’établissement est mis en liquidation judiciaire en 1989. En l’espèce, la Cour de cassation considère que le fait générateur de la créance d’indemnité est la manifestation du préjudice d’anxiété. Qu’est-ce à dire ? Pour la cour d’appel, cela consiste à se placer au jour de l’exposition le risque créé par l’amiante. Et de considérer, par conséquent, que la créance des salariés est nécessairement antérieure à l’ouverture de la procédure collective ; qu’elle est donc garantie par l’AGS.

La Cour de cassation casse l’arrêt sur ce point. Le fait générateur de la créance est contemporain de la connaissance par les salariés du risque mortifère et des troubles psychologiques qui s’en suivent. Cela n’est pas acquis au jour de l’inscription de l’établissement pollué sur la fameuse liste, mais au jour où les salariés ont connaissance de l’arrêté ministériel. Retardant la date de naissance de la créance, la Chambre sociale de la Cour de cassation réduit d’autant la dette de l’AGS. En l’espèce, c’est au mieux, au 7 juillet 2000, que les salariés victimes ont été informés, date à laquelle, en toute hypothèse, la liquidation judiciaire a été clôturée.

La Cour de cassation ne se prononce pas sur les modalités d’information des victimes du préjudice spécifique d’anxiété. Elle donne à penser qu’il s’agirait de procéder au cas par cas au regard de la date à laquelle le salarié aura eu, personnellement, connaissance de l’arrêté ministériel. D’impérieuses considérations de sécurité juridique recommanderaient de fixer la date de naissance de la créance au jour de la publication de l’arrêté ministériel.

La Cour ne se prononce pas non plus, et ce silence emporte plus, sur la question de savoir qui sera tenu de payer les dommages-intérêts compensatoires. Que l’AGS ne doive pas sa garantie est une chose, mais à quoi bon reconnaître l’existence d’un préjudice spécifique d’anxiété, à quoi bon consacrer un droit subjectif à l’indemnisation des salariés victimes de l’amiante, si aucun débiteur n’est désigné, si leur droit à n’est pas opposable ?

B – Le report de la garantie sur le FIVA

En disant que l’AGS ne doit pas sa garantie, la Chambre sociale de la Cour de cassation reporte mécaniquement, mais sans le dire, le poids de la dette des épaules d’un assureur privé sur celles d’un établissement public national à caractère administratif, à savoir le Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (lequel, pour mémoire est financé à 75 % par la branche AT/MP et à 25 % par l’Etat). D’aucuns défendront qu’il ne s’agit que de péréquation et que, en définitive, la substitution de débiteur est sans incidence sur le sort de l’action de la victime. Il sera peut-être même considéré qu’il pouvait sembler, jusqu’ici, sévère de condamner seulement les entreprises, alors qu’un certain nombre d’entre elles se sont contentées de respecter la réglementation en vigueur sur l’amiante. Quoi qu’il en soit, il importera à la victime de saisir le fonds à charge pour ce dernier d’apprécier si l’exposition à l’amiante peut être considérée comme la cause du préjudice spécifique d’anxiété souffert. Ceci posé, il est douteux que la Commission d’examen des circonstances de l’exposition à l’amiante, qui est désignée par le Conseil d’administration du fonds, s’aventure à pratiquer la jurisprudence in favorem déroulée en droit de la responsabilité.

(Article publié in Lexbase 17 juill. 2014)