Ch. mixte, 09 janv. 2015, n° 13-310 : Perte de droits à la retraite, rente et revirement

Le donné. Le législateur a décidé que l’indemnisation des accidents de travail-maladies professionnelles (AT-MP) serait forfaitaire. Dont acte. Le juge, qui ne dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation de même nature que celui du Parlement, veille. Rue Montpensier : « le plafonnement de l’indemnité destinée à compenser la perte de salaire résultant de l’incapacité n’institue pas une restriction disproportionnée aux droits des victimes d’accident du travail ou de maladie professionnelle »[1]. Quai de l’Horloge : le seul fait pour la victime d’un risque professionnel de ne pas être éligible, en principe, à une réparation intégrale n’engendre pas de discrimination prohibée par la Convention européenne des droits de l’Homme et de sauvegarde des libertés fondamentales[2]. L’affaire était décidément mal engagée.

En l’espèce, un salarié fait une chute de plusieurs mètres sur son lieu de travail. Le caractère professionnel de l’accident est reconnu par la caisse d’assurance-maladie. Six mois plus tard, le salarié victime est licencié pour inaptitude physique et impossibilité de reclassement. Saisie, la Cour d’appel de Rennes retient la faute inexcusable de l’employeur, majore la rente allouée au taux maximum, mais déboute la victime de sa demande au titre de la perte de droits à la retraite.

Contrairement à l’analyse qui est faite par les juges du fond, l’auteur du pourvoi soutient en substance que ladite perte n’est pas un chef de dommage couvert par le livre IV du Code de la sécurité sociale, qu’elle peut donc faire l’objet d’une demande d’indemnisation complémentaire.

La question posée par le pourvoi est simple en apparence. Elle consiste à se demander ce que compense précisément la rente majorée à raison de la faute inexcusable de l’employeur. La réponse, qui est débattue en doctrine, est acquise en jurisprudence : la perte des droits à la retraite est nécessairement indemnisée par application du livre IV du Code de la sécurité sociale (principe) ; la perte subie ne saurait donner lieu, par voie de conséquence, à une réparation distincte (effet).

Le construit. Le principe de l’indemnisation est réaffirmé en l’espèce : « la perte de droits à la retraite est couverte par la rente majorée ». Et la Cour de cassation de préciser que ladite rente répare « notamment les pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle résultant de l’incapacité permanente partielle subsistant au jour de la consolidation ». Cette solution est acquise en jurisprudence depuis près de cinq ans[3].

Ceci étant rappelé, le sens de l’arrêt ne s’impose pas d’emblée au lecteur. C’est qu’on n’y trouve pas affirmé que la rente majorée indemnise la perte des droits à la retraite. La solution ne surprend pourtant pas. On la doit à la nomenclature des préjudices corporels[4] à laquelle la chambre mixte renvoie par prétérition. La définition de l’incidence professionnelle doit retenir l’attention. Ce chef de préjudice patrimonial à caractère définitif a pour objet d’indemniser non la perte de revenus liée à l’invalidité permanente de la victime, mais les incidences périphériques du dommage touchant à la sphère professionnelle, en l’occurrence la perte de retraite. Ceci posé, la Cour de cassation aurait été bien imprudente de s’aventurer à retenir une définition originale de la rente.

L’indemnisation de tous les retentissements de l’accident du travail imputables à la faute inexcusable de l’employeur a été rendue possible par une décision du Conseil constitutionnel. Il faut bien voir que jusqu’à la décision précitée du 18 juin 2010, cette faute qualifiée autorisait certes le salarié victime à demander la majoration de sa rente et la compensation de quelques autres postes de préjudice, mais c’était tout. On doit au Conseil d’avoir écarté le caractère limitatif de la liste des chefs de dommage réparables (cons. 18). La Cour de cassation s’est appliquée à le redire[5]. Il restait encore à s’entendre sur ce que sont « des dommages non couverts » par le droit des risques professionnels et, par voie de conséquence, à déterminer l’étendue de la réparation.

Par faveur pour le salarié victime, il aurait pu être considéré que tous les dommages non totalement couverts pouvaient être compensés. Cette interprétation aurait fondé la victime à échapper, par la bande en quelque sorte, à l’indemnisation forfaitaire. Saisie de la question, la deuxième Chambre civile avait refusé de franchir le Rubicon[6]. Elle est à présent confortée dans son analyse par l’arrêt rendu en chambre mixte : l’indemnisation ne saurait jamais être intégrale, à tout le moins pas à l’initiative du juge. La perte des droits à la retraite subie par le salarié victime étant indemnisée à raison de l’allocation d’une rente, elle ne saurait donner lieu à une réparation distincte. En disant cela, la Cour de cassation se conforme à la jurisprudence du Conseil constitutionnel et à la volonté du législateur.

Les effets d’une pareille indemnisation sont notables. Le licenciement pour inaptitude et l’impossibilité de reclassement sont relégués au second plan en l’espèce. Il n’en a pas toujours été ainsi.

La Chambre sociale de la Cour de cassation décide, dans un arrêt du 26 octobre 2011, que le salarié a le droit de demander à la juridiction prud’homale une indemnité réparant la perte des droits à la retraite[7], et ce toutes les fois que le licenciement est prononcé en raison d’une inaptitude consécutive à un accident du travail jugé imputable à une faute inexcusable de l’employeur. Le renvoi devant une chambre mixte s’imposait.

Désireuse manifestement de conjurer le mauvais sort que le droit des risques professionnels continue de réserver au salarié victime, la Chambre sociale offrait à cette dernière la possibilité de demander la compensation de chefs de préjudice singuliers jugés alors (en opportunité) irréductibles à la perte des gains professionnels ou à l’incidence professionnelle. En se prononçant de la sorte, le juge était sur sa ligne. Pour mémoire, il décidait, dans le courant de l’année 2006 : « lorsqu’un salarié a été licencié en raison d’une inaptitude consécutive à une maladie professionnelle qui a été jugée imputable à une faute inexcusable de l’employeur, il a droit à une indemnité réparant la perte de son emploi due à cette faute de l’employeur ». Et d’ajouter « que les juges du fond apprécient souverainement les éléments à prendre en compte pour fixer le montant de cette indemnisation à laquelle ne fait pas obstacle la réparation spécifique afférente à la maladie professionnelle ayant pour origine la faute inexcusable de l’employeur »[8].

L’arrêt sous étude met un terme à cette jurisprudence. Alors que le pourvoi ne l’y invitait pas, la chambre mixte de la Cour de cassation décide que la perte des droits à la retraite est couverte de manière forfaitaire par la rente majorée, quand bien même serait-elle consécutive à un licenciement du salarié pour inaptitude. Autant dire que la jurisprudence indemnisant la perte d’emploi consécutive à un accident du travail ou une maladie professionnelle risque, par voie de conséquence, de vaciller. L’attention est de mise.


  1. Cons. const., 18 juin 2010, n° 2010-8 QPC, consid. 17. ?
  2. Cass. 2e civ., 11 juill. 2013, n° 12-15402. ?
  3. Cass. 2e civ., 11 juin 2009, n° 07-21768 – Cass. 2e civ., 28 févr. 2013, n° 11-21015. ?
  4. Colloque, « Autour de la nomenclature des préjudices corporels. Hommage au président Dintilhac », et not. notre article « Les préjudices professionnels » : Gaz. Pal. 27 déc. 2014, p. 32, n° 203f0. ?
  5. Cass. 2e civ., 30 juin 2011, n° 10-19475. Contra : Cass. soc., 16 nov. 1988, n° 87-12800. ?
  6. Cass. 2e civ., 4 avr. 2012, nos 11-18014, 11-15393, 11-14311, 11-12299. ?
  7. Cass. soc., 26 oct. 2011, n° 10-20991. ?
  8. Cass. soc., 17 mai 2006, n° 04-47455. V. égal. en ce sens, Cass. soc., 26 janv. 2011, n° 09-41342, inédit – Cass. soc., 23 sept. 2014, n° 13-17212. ?

(Article publié in Gazette du palais, 5-7 juill. 2015)

Abandon de poste : comment résister ?

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Maître VACCARO

Avocat spécialisé en droit du travail

L’employeur, s’il s’oppose à la rupture conventionnelle qui lui est demandée par un salarié qui souhaite quitter de son propre gré son emploi mais souhaite bénéficier des indemnités de Pôle Emploi, parce qu’il n’a aucun motif d’accepter une rupture conventionnelle n’étant en aucun cas demandeur au départ du salarié, s’expose en cas de refus à une stratégie qui se développe considérablement : l’abandon de poste pour forcer l’employeur à rompre le contrat.

La question se pose de savoir comment gérer cette situation qui laisse souvent l’employeur désarmé face à une situation qu’il vit comme l’inversement ultime du lien de subordination (phénomène contemporain considérable en matière de droit du travail quel que soit le sujet), et laisse l’entreprise souffrir différents préjudices dans le cadre d’une désorganisation manifeste, et de l’impossibilité d’organiser le départ du salarié dans le cadre d’un préavis notamment.

I – Il est légitime pour l’une des parties de refuser la rupture conventionnelle :

Il peut paraître curieux de rappeler qu’il est légitime de refuser une rupture conventionnelle pour l’une ou l’autre des parties et dans le cas de figure qui nous intéresse pour l’employeur, contrairement à ce que certains pourraient penser.

En effet, la rupture conventionnelle est un contrat et l’une des conditions essentielles de validité de ce dernier est la liberté du consentement, aucune partie ne devant être forcée à accepter.

Un vice du consentement notamment au titre d’une pression qui pourrait s’assimiler à une violence est susceptible d’ailleurs de permettre dans le délai de recours de la loi (un an à compter de l’homologation) de solliciter du Juge la nullité de la rupture conventionnelle.

Il est donc possible et légitime de refuser la rupture conventionnelle demandée par le salarié, si telle est la volonté de l’employeur dans ce cas de figure.

La Cour de Cassation a d’ailleurs admis qu’un salarié qui exerce des pressions pour obtenir la rupture de son contrat de travail de la part de son employeur commet une faute grave (cas. Soc. 19 mars 2014 – n°12-28.822).

Reste à savoir si dans les faits, la position de principe de l’employeur de refus ne va pas l’entraîner dans des conséquences plus préjudiciables encore que la rupture financée (indemnité de rupture conventionnelle obligatoire), lorsque le salarié ne démissionnera pas contrairement à la logique de la situation (refus de rupture conventionnelle à la demande du salarié qui veut quitter son emploi, laquelle devrait provoquer alors la démission du salarié).

En effet, dans la mesure où le salarié recherche à la fois la liberté de quitter son emploi mais également les indemnités Pôle Emploi, des stratégies pour forcer la main de l’employeur dans le sens d’une rupture sont susceptibles d’intervenir et deviennent de plus en plus fréquentes dans cette hypothèse.

II – L’abandon de poste : comment forcer son employeur à licencier :

La méthode la plus couramment utilisée en pratique consiste pour le salarié à abandonner son poste pour forcer l’employeur à constater cet abandon et à licencier certes pour faute grave, mais avec le bénéfice de Pôle Emploi ensuite.

Dans cette hypothèse, l’employeur est censé mettre en demeure le salarié de reprendre son emploi ou de justifier d’un motif légitime d’absence et à défaut d’obtempérer, le salarié est en principe l’objet d’une convocation à entretien préalable à un éventuel licenciement qui donnera lieu à la notification d’un licenciement pour faute grave, le préavis par définition même ne pouvant pas être exécuté compte tenu de l’absence du salarié.

III – Comment lutter pour l’employeur contre une telle stratégie ?

Il est en premier lieu envisageable de maintenir le salarié en absence injustifiée sans rémunération même si cette situation est difficilement tenable à terme.

En effet, c’est sur le fondement du principe de l’exception d’inexécution (« non adimpleti contractus » pour les initiés en droit des contrats) que l’une des parties peut retenir son engagement (paiement du salaire) à compter du moment où l’autre n’accompli pas le sien (le travail).

Le problème est qu’il reste interdit de se faire justice à soi-même et que si la situation reste bloquée, le recours au Juge est nécessaire pour trancher les conséquences de la situation.

En droit du travail qui constitue un droit spécial des contrats, une telle position de l’employeur peut assez rapidement dégénérer en abus de droit au sens de l’article L.1222-1 du Code du Travail qui précise « Le contrat de travail s’exécute de bonne foi ».

Rapidement donc l’employeur devra saisir le Juge, les solutions sans jurisprudence à l’heure actuelle étant très incertaines, l’employeur n’ayant en principe pas la possibilité de demander la résiliation judiciaire du contrat aux torts du salarié, puisqu’il détient le pouvoir de licencier.

Une autre solution consiste à dénoncer le procédé dans le cadre de la lettre de mise en demeure adressée au salarié d’avoir à reprendre son travail ou de justifier son absence en invoquant d’ores et déjà les préjudices causés à l’entreprise : brusque désorganisation, exécution déloyale du contrat de travail par le salarié, préjudices économiques divers.

Par la suite, en cas de maintien de sa position par le salarié et d’absence de démission qui emporterait alors l’exécution d’un préavis, l’employeur peut envisager la rupture pour faute lourde du contrat de travail et non plus simplement pour faute grave, car le comportement du salarié s’assimile à l’intention de nuire, cette position étant éclairée par le contenu de la mise en demeure évoquée ci-avant.

Dans cette hypothèse et après convocation, le licenciement notifié pour faute lourde pourrait s’accompagner d’une demande d’indemnisation de la part de l’employeur à l’égard du salarié tant au titre de l’absence d’un préavis pourtant dû en cas de démission qui constituerait la véritable situation juridique (cette indemnisation pourrait être du montant du salaire qu’aurait touché le salarié durant cette période), qu’au titre des préjudices économiques et moraux subis par l’employeur (abandon d’une mission en cours et difficulté avec le client etc…).

Il est rappelé que la seule hypothèse où l’employeur est habilité à demander des indemnités au salarié est précisément celle de la faute lourde.

Dans cette hypothèse, l’employeur pourrait avec une chance très raisonnable de succès envisager de saisir la juridiction prud’homale pour obtenir l’indemnisation de son préjudice.

Doit-on prendre en compte les indemnités du chômage partiel dans le calcul de l’intéressement et de la participation ?

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Maître VACCARO

Avocat spécialisé en droit du travail

Pourquoi la question se pose ?

Nous avons traversé une période depuis mars 2020 qui a vu un nombre considérable de recours au chômage partiel du fait de la crise sanitaire.

De nombreuses entreprises calculent l’intéressement et la participation sur la base des comptes clos au 31 décembre 2020.

Une ambiguïté naît de la rédaction du Code du Travail.

En effet, au titre des dispositions de l’article R 5122-11 du Code du Travail, la répartition de l’intéressement et de la participation doit tenir compte des rémunérations du chômage partiel et une lecture un peu rapide pourrait permettre de retenir que cela vaut aussi pour l’assiette de calcul.

Or, l’assiette de calcul répond aux dispositions de la définition de la rémunération figurant à l’article L.242-1 du Code de la Sécurité Sociale.

Dès lors sont exclus, à défaut d’une quelconque jurisprudence contraire au surplus, les revenus de remplacement au titre de l’assiette de calcul au rang desquels on compte les revenus issus du chômage partiel (néanmoins la part des indemnités d’activité partielle assujetties aux cotisations sociales pour la part supérieure à 3,15 SMIC entre donc a contrario dans l’assiette de calcul puisque soumise à cotisations).

On doit donc exclure de l’assiette de calcul de l’intéressement et de la participation les sommes correspondant à l’indemnisation du chômage partiel, mais en revanche on doit les prendre en compte au titre de la répartition lorsqu’une condition de répartition figurant dans le ou les accords.

Quelles sont les conséquences d’une erreur ?

La conséquence de l’erreur qui consisterait à intégrer en l’assiette de calcul de la participation et de l’intéressement des revenus de remplacement issus du chômage partiel aboutirait à remettre en cause l’exonération des sommes ainsi allouées, leur taxation, voire engagerait des pénalités, voire même dans des hypothèses extrêmes la caractérisation d’une dissimulation de revenus assujettis à charges sociales…

Que dit le Ministère du Travail ?

Le Ministère du Travail a été interrogé par le Conseil Supérieur de l’Ordre des Experts Comptables.

La saisine était un peu risquée car à double tranchant.

Le Ministère du Travail a répondu en date du 24 mars 2021 : « Nous vous confirmons que les indemnités d’activité partielle qui ne sont pas assujetties aux cotisations sociales et considérées comme des revenus de remplacement ne doivent pas être prises en compte pour le calcul de la limite de l’intéressement et de la participation ».

La solution est sévère pour les salariés et aboutira probablement dans nombre de cas à supprimer intéressement et la participation au titre de l’exercice 2020, et peut-être même 2021.

Les Experts Comptables et avocats, conseils de l’entreprise, engagent leur responsabilité sans aucun doute s’il n’y a pas eu de vérification de ce point ou un conseil éclairé.