L’indemnisation des victimes d’actes de terrorisme

Par Christophe Quézel-Ambrunaz, professeur de droit privé, Université Savoie Mont Blanc*

Les procès des attentats terroristes donnent l’occasion aux victimes de s’exprimer, cela est important, à bien des égards.

Toutefois, contrairement à une audience pénale ordinaire où le juge peut se prononcer sur les intérêts civils, autrement dit indemniser les victimes, en matière de terrorisme, les victimes ne sont pas indemnisées à l’issue de tels procès, qui ne visent qu’à la sanction des coupables. Un choix politique a été fait : séparer les questions d’indemnisation et celles de la culpabilité. Les victimes d’actes de terrorisme bénéficient d’autres voies pour obtenir réparation de leurs préjudices.

Au-delà des drames individuels qu’il provoque, le terrorisme, de par sa définition juridique portée à l’article 421-1 du code pénal, a une dimension collective : il a « pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ». La résilience de la société est une réponse à apporter au terrorisme ; celle-ci passe par une solidarité forte avec les individus qui en sont victimes.

Un double impératif, collectif et individuel

Pour les victimes, un enjeu purement individuel existe : l’attentat lèse injustement leurs droits (droit à l’intégrité corporelle, et tant d’autres). Ces lésions se nomment préjudices, et doivent être réparées. Dans cette dimension individuelle, ces victimes ne se singularisent pas, a priori, par rapport aux victimes d’infractions de droit commun ou de divers accidents ; chaque poste de préjudice, tel qu’énoncé dans la nomenclature dite Dintilhac, doit trouver un équivalent monétaire. L’argent n’est souvent qu’une maigre consolation, mais a le mérite d’acter la reconnaissance du statut de victime, et de constater la violation de droits ; en outre, il est nécessaire pour couvrir nombre de dépenses que doivent exposer les victimes, ou pour compenser des pertes de gains professionnels.

Supposons une victime gardant un handicap important : elle est privée de revenus professionnels, doit assumer des dépenses pour salarier une tierce personne afin de l’assister, prévoir des dépenses de santé telles que renouvellements de prothèses ou fauteuil roulant, des frais de véhicule adapté, ou d’adaptation du logement, le tout pour sa vie entière. Compenser de tels frais représente des indemnisations pouvant atteindre ou dépasser le million d’euros. À cela s’ajoute l’indemnisation de préjudices extra-patrimoniaux, tels que les souffrances, la privation d’activités sportives, les retentissements sur la vie affective et sexuelle…

L’indemnisation des victimes de terrorisme répond donc à un double impératif, collectif et individuel. Évidemment, il est impossible de songer à faire peser la charge de l’indemnisation sur le terroriste – insolvable – ou son assureur – qui ne peut être tenu des conséquences des fautes intentionnelles.

Les bases de notre système actuel sont à rechercher dans la législation de Vichy. En effet, la loi n° 684 du 24 décembre 1943 relative à l’assurance des sinistres résultant d’actes « de sabotage » ou « de terrorisme » (JORF 12 mars 1944, p. 753) jette les fondations de la collectivisation du risque terroriste. C’est toutefois la loi n° 86-1020 du 9 septembre 1986, adoptée sous l’impulsion de Françoise Rudetzki, récemment décédée, qui forme le droit actuel de l’indemnisation, scindant la matière, d’une part, les dommages corporels, pour lesquels l’article L. 126-1 du Code des assurances renvoie aux articles L. 422-1 à L. 422-3 du même code, qui établissent un régime de solidarité nationale ; d’autre part, les dommages matériels, régis par les articles L. 126-2 du Code des assurances, reposant sur un mécanisme de garantie obligatoire.

Les indemnités et les aides non indemnitaires

La sollicitude de la nation accorde certaines aides aux victimes du terrorisme : notamment, elles ont droit à pension comme victimes civiles de guerre ; pour les soins liés à l’acte de terrorisme, elles sont exonérées de forfait journalier, de franchises et de participations, et les dépassements d’honoraires sont pris en charge par la sécurité sociale selon l’article L. 169-2 du Code de la sécurité sociale ; en cas de décès, leur succession est exonérée d’impôt, et d’autres avantages sont accordés ; les orphelins et enfants victimes deviennent pupilles de la nation.

L’indemnisation des victimes est assurée par le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions, dont il s’agit de l’une des principales missions. Il indemnise les victimes françaises, quel que soit le lieu de survenance de l’attentat, et les victimes d’attentats commis sur le sol français, quelle que soit leur nationalité. Ce mécanisme suscite l’intérêt de juristes étrangers, qui souhaiteraient, dans l’intérêt des victimes, en copier les principes. Si, dans l’Union européenne, de nombreux pays ont mis en place des règles favorables aux victimes d’actes de terrorisme, le système français est certainement le plus abouti et le plus favorable aux victimes.

Pour l’attentat de Nice, le Fonds indique avoir déjà versé 92 millions d’euros aux victimes. Sur 2474 victimes directes et indirectes recensées, 2259 ont déjà reçu une offre, et, parmi celles-ci, 1728 l’ont acceptée. Plus de la moitié des dossiers ouverts sont donc clos.

Des chiffrages d’indemnités contestés

L’offre d’indemnisation est faite par le Fonds, qui s’appuie sur des expertises médicales, à partir d’un référentiel, actualisé en juillet 2022, donnant des repères pour l’indemnisation de chaque poste de préjudice : il s’agit de minimas, adaptés en fonction des situations particulières.

Néanmoins, il se trouve que les indemnisations données sont inférieures à celles qui sont habituellement allouées par les juridictions pour les victimes de droit commun, et que certaines interprétations de la nomenclature Dintilhac, par exemple sur le préjudice esthétique temporaire, sont nettement défavorables aux victimes, et contraires à ce qui est habituellement jugé.

Par exemple, là où le référentiel du Fonds indique, pour des souffrances physiques ou psychiques d’une victime directe, évaluées comme importantes (cotation de 6 sur un maximum de 7) par un médecin expert, un minima à 30 000 euros, les juridictions ne statuent en principe pas en dessous de 35 000. Autre exemple : l’indemnisation des séquelles, appelées déficit fonctionnel permanent s’indemnise en recourant à un « prix du point » ; ce prix est, pour le Fonds, sensiblement inférieur à ce qui est pratiqué actuellement par les juridictions.

Des sommes souvent majorées par le juge

Si une victime n’accepte pas l’offre du Fonds, elle peut contester devant une juridiction unique, spécialisée, au sein du Tribunal judiciaire de Paris, le Juge d’indemnisation des victimes d’attentats terroristes (JIVAT). Les demandes peuvent concerner aussi bien des personnes qui s’estiment victimes, mais que le Fonds pense être trop loin des lieux de l’attentat ; ou des victimes qui contestent les montants d’indemnisation ; ou encore, des proches de victimes survivantes. En effet, le Fonds de garantie s’appuie sur une interprétation stricte de l’article L. 126-1 du Code des assurances, pour dénier aux proches de victimes traumatisées, mais non décédées, la possibilité d’être indemnisées – alors qu’elles pourraient l’être dans le cadre d’un accident de droit commun ; les juges ont pu valider cette interprétation. Des associations se sont émues, dans une lettre ouverte, de ce traitement péjoratif des proches des victimes survivantes.

Les décisions du JIVAT ne sont hélas pas accessibles ; lorsque des appels sont interjetés, toutefois, il s’avère que les juges n’hésitent pas à majorer les sommes offertes par le Fonds. Par exemple, la Cour d’appel de Paris a fixé à 100 000 euros l’indemnisation des souffrances endurées d’une victime du Bataclan dans un arrêt du 21 avril 2022 : était demandé 200 000 euros, le fonds offrait 35 000.

Des préjudices spécifiques

Il faut toutefois reconnaître que, désormais, le Fonds indemnise, conformément à une jurisprudence récente datant du 25 mars 2022, l’angoisse de mort imminente. Il s’agit de compenser, pour une victime décédée (ce sont donc ses héritiers qui en bénéficieront) les souffrances psychologiques spécifiques liées à la certitude de l’arrivée de sa mort.

Il reconnaît également un préjudice spécifique des victimes d’actes de terrorisme, lié aux circonstances particulières dans lesquels sont subis les dommages (grand nombre de personnes atteintes, médiatisation, désorganisation possible des secours…) répondant ainsi à une demande d’un collectif d’avocats et aux recommandations d’un rapport dirigées par la professeure Porchy-Simon.

Le financement de l’indemnisation des victimes et du fonctionnement du Fonds est réalisé essentiellement à l’aide d’un prélèvement sur les contrats d’assurance de biens, actuellement à 5,90 euros par an. C’est donc la collectivité des assurés qui supporte le coût de ce dispositif.

S’il est fondamental que la société ait une attention particulière pour les victimes d’actes de terrorisme, les avantages fiscaux et autres ne sont sans doute pas aussi essentiels que le fait de ne pas traiter leurs demandes indemnitaires moins bien que celles émanant de victimes d’accidents ordinaires.

* Article publié in https://theconversation.com/victimes-de-terrorisme-quelle-indemnisation-189831

Souffrances endurées vs angoisse de mort imminente, attente et inquiétude

Les règles qui bornent la réparation des préjudices résultant d’un dommage corporel ne sont décidément pas des plus simples à écrire. C’est que, par hypothèse, et relativement à toute une série de dommages, il n’est pas possible d’accorder une réparation intégrale au sens mathématique du terme. C’est tout particulièrement le cas des chefs de préjudices extrapatrimoniaux qui indemnisent une souffrance endurée. Il n’y a aucune espèce d’équivalent envisageable. Le dommage subi est irréversible. En bref, la réparation intégrale dont on dit qu’elle serait arbitraire, fantaisiste ou aléatoire est tout bonnement illusoire (J. Bourdoiseau, De la réparation du dommage corporel in Des spécificités de l’indemnisation du dommage corporel : Bruylant, 1re éd., 2017). Cela étant, « ce n’est pas parce que l’on sait qu’il n’est pas possible d’offrir à la victime (…) d’effacer purement et simplement son dommage qu’il ne faut pas avec lucidité mais détermination, essayer sans relâche d’approcher cet objectif, si ce n’est l’atteindre » (Ph. Brun, Le droit en « principe » : la réparation intégrale en droit du dommage corporel : RLDC, 2013 n° 110). En vérité, parce qu’à l’impossible nul n’a jamais été tenu, le juge n’a été prié de rétablir qu’« autant que possible » l’équilibre détruit par le dommage.

Des voix se font entendre qui regrettent à raison que « le droit suscite des attentes démesurées » ; qu’« on lui prête en particulier des vertus psychologique et thérapeutique au-delà de ses forces » (M. Fabre-Magnan, Le dommage existentiel : D. 2010, p. 2376. – V. notamment dans le même sens J.-S. Borghetti, Les intérêts protégés et l’étendue des préjudices réparables en droit de la responsabilité civile extracontractuelle, in Études offertes à G. Viney : LGDJ, Mélanges, 2008, p. 145. – M. Dugué, L’intérêt protégé en droit de la responsabilité civile, préf. P. Jourdain : LGDJ, Bibl. dr. pr., t. 588, 2019, n° 73. – J. Knetsch, La désintégration du préjudice moral : D. 2015, p. 443).Il se pourrait fort bien que ces dernières considérations participent entre autres raisons du rejet dans les espèces en cause de la demande d’autonomisation du préjudice d’angoisse de mort imminente des victimes directes et du préjudice d’attente et d’inquiétude subi notamment par les victimes par ricochet.

Dans une première affaire (TGI Paris, 19e ch., 21 janv. 2019, n° 14/00108 : JurisData n° 2019-027219), un incendie se déclare dans un hôtel par la faute du veilleur de nuit et de son amie. Tout l’immeuble prend feu. 24 personnes décèdent. 54 autres sont blessées. Des condamnations pénales sont prononcées. L’action civile en réparation des dommages causés par l’infraction est l’occasion d’égrener les chefs de préjudices subis par les victimes directes et indirectes. L’indemnisation des souffrances endurées, de l’angoisse de mort ressentie par les occupants pris par les flammes et de l’inquiétude des survivants quant aux sorts de leurs proches est réclamée entre autres postes de préjudices corporels. Ce chef de demande doit retenir l’attention. Le tribunal est d’avis que l’angoisse et l’inquiétude ont été indemnisées au titre des souffrances endurées. Partant, la souffrance morale spécifique ne donne pas lieu à une réparation distincte pendant que, au passage, le quantum de dommages et intérêts compensatoires est notablement ravalé.

C’est ce qui est également décidé dans une seconde affaire par la Commission d’indemnisation des victimes d’infractions (CIVI) qui a eu à connaître des suites d’un accident de la circulation d’une extrême violence survenu à l’étranger : violence de l’action soudaine (car percuté de plein fouet de nuit par un train de marchandises sur un passage à niveau) et violence des actes qui s’en sont suivis (victimes abandonnées par le chauffeur et dépouillées par les riverains) (TGI Paris, 15 mars 2019, n° 15/00064, inédit : JurisData n° 2019-025225).

Les décisions commentées attestent les réticences du juge à étendre la liste des chefs de préjudices extrapatrimoniaux réparables et à monétiser fortement les atteintes excipées. Dans le cas particulier, ce n’est pas nécessairement à dire que l’angoisse et l’inquiétude renseignées n’ont pas vocation à réparation. Appelé en garantie, l’assureur de responsabilité civile n’en disconvient pas, il formule une offre. Et si la demande enregistrée par la CIVI en 2015 avait été adressée quelques mois plus tard, le FGTI n’aurait pas rejeté la demande en réparation du préjudice situationnel d’angoisse (FGTI, Conseil d’administration, 25 sept. 2017. – V. notamment sur cette décision S. Porchy-Simon, Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage : D. 2017, p. 2265).

En se prononçant tous chefs de souffrances endurées confondus, le juge donne à voir ses hésitations. Il n’est pas isolé sur ce sujet. Dans le cas particulier, le tribunal judiciaire de Paris est sur la ligne jurisprudentielle tracée par la 2e chambre civile de la Cour de cassation (Cass. 2e civ., 18 avr. 2013, n° 12-18.199, inédit : JurisData n° 2013-007565 ; D. 2013, p. 2658, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon ; RTD civ. 2013, p. 614, obs. P. Jourdain. – V. contra Cass. crim., 23 oct. 2012, n° 11-83.770 : JurisData n° 2012-023943) suivie par la cour d’appel de Paris (CA Paris, pôle 2, ch. 4, 30 janv. 2020, n° 19/02479) et épousée de longue date par le juge administratif (CE, avis, 4 juin 2007, n° 303422 et 304214, Lagier, Cst Guignon : JCP G 2007, IV, 2448. – CAA Bordeaux, 29 déc. 2017, n° 17BX01561, inédit. – Comp. relativement au préjudice d’anxiété CE, 9 nov. 2016, n° 393108 : JurisData n° 2016-024113 ; JCP G 2017, 58, note J.-Ch. Rotoullié).Sans faire offense aux victimes, on peut être hésitant quant aux réponses à apporter aux questions de savoir, d’abord, s’il est juste de réparer en soi l’angoisse et l’inquiétude, ensuite, dans l’affirmative, s’il est utile d’opter pour une ventilation fine des chefs de préjudices extrapatrimoniaux.

Sur la première hésitation, qui consiste à questionner la fonction du droit, il importerait qu’on s’interrogeât sur l’intérêt des victimes qui a été lésé et qui serait digne d’être protégé par le système juridique soit pour renforcer les résolutions et continuer la marche qui a été entamée sur la voie de l’indemnisation tous azimuts soit, et à rebours, pour endiguer le flot des demandes et hiérarchiser les chefs de préjudices indemnisables (comme cela est pratiqué par ailleurs dans des droits étrangers). Pour mémoire, souffrir d’un dommage corporel est certes nécessaire mais pas ou plus suffisant. Convaincu à tort ou à raison par la pertinence de la distinction entre le donné (le dommage) et le construit (le préjudice), les rédacteurs des projet et proposition de réforme de la responsabilité civile sont désireux d’insérer dans le Code civil un article 1235 qui disposerait qu’« est réparable tout préjudice certain résultant d’un dommage et consistant en la lésion d’un intérêt licite, patrimonial ou extrapatrimonial » (Ministère de la Justice, Projet de réforme de la responsabilité civile, 13 mars 2017. – Sénat, prop. de loi n° 678, 29 juill. 2020, portant réforme de la responsabilité civile. – V. également art. 1270).

Quant à la seconde hésitation, si l’on concède que le découpage est une marque de réalisme qui consiste à appréhender au plus près les situations dommageables dans la diversité de leurs configurations concrètes (F. Leduc, Le droit de la responsabilité hors le code civil : LPA 6 juill. 2005, p. 6), il s’agirait qu’on s’assurât que la compartimentation est profitable à tous points de vue. De récentes publications défendent la spécificité du préjudice d’angoisse des victimes directes et du préjudice d’attente et d’inquiétude des proches (S. Porchy-Simon (dir.), L’indemnisation des préjudices situationnels d’angoisse des victimes directes et de leurs proches, Rapport : La documentation française, mars 2016. – Barreau de Paris, Livre blanc sur les préjudices subis lors des attentats. Le préjudice spécifique d’angoisse des victimes directes. Le préjudice spécifique d’attente et d’inquiétude des proches : nov. 2016). Les décisions commentées attestent que le dialogue du palais avec l’université et les cabinets doit être continué se poursuivre.

Dans l’immédiat, en attendant que les questions qui subsistent trouvent une réponse qui satisfasse toutes les parties prenantes, une voie médiane pourrait être choisie, qui consisterait à affiner le poste de préjudice des souffrances endurées ? Cela supposerait d’abord de distinguer (comme le prévoit le projet de décret instaurant une nomenclature des préjudices résultant d’une atteinte à la personne) les souffrances endurées ex ante et celles subies ex post consolidation ; ensuite à insérer des sous-postes de préjudices ; en outre à corriger la gradation des souffrances ; enfin à corréler autant que possible l’évaluation de l’atteinte et sa compensation en argent. Un référentiel d’indemnisation serait des plus utiles dans le cas particulier. DataJust, qui est un traitement automatisé de données créé au printemps 2020, pourrait servir de guide pour celles et ceux qui ont en charge la liquidation des chefs de préjudices corporels (J. Bourdoiseau, DataJust où la réforme du droit de la responsabilité civile à la

découpe ? : Lexbase, n° 821, 23 avr. 2020). On gagnerait à améliorer l’existant et non à s’en débarrasser d’un revers de la main comme l’a fait tout récemment le Sénat (V. proposition de réforme, préc.). Il y aurait un grand bénéfice à tirer, au vu de la réforme de la procédure d’appel en matière civile, de ce que les données extraites des décisions de justice rendues en première instance par les tribunaux judiciaires, qui ont désormais une compétence d’exception dans la réparation du dommage corporel (COJ, art. L. 211-4-1), puissent être implémentées. Le dispositif pourrait être sécurisé plus surement si la définition des catégories de données et des informations relatives aux préjudices subis était confiée à un comité de sages.

Concernant les chefs de dommages que sont l’angoisse et l’inquiétude, l’aide à la décision algorithmique pourrait être des plus fructueuses. Pour l’heure, et sous réserve qu’on s’accorde à dire qu’une telle ventilation est bonne, le rendu n’est pas des plus équitables. Alors que l’angoisse et l’inquiétude subies par les victimes sont graduées de façon identique en l’espèce (TGI Paris, 15 mars 2019, n° 15/00064, préc.), la monétisation de leurs souffrances respectives, rangées sous la bannière des souffrances endurées, peut aller du simple au quintuple.

Article publié au JCP G. 19 oct. 2020, doctr. 1190, Jurisprudence du Tribunal judiciaire de Paris

Actualité : L’intelligence artificielle, la responsabilité civile et la réparation des dommages (projet de règlement)

Le Groupe de recherche européen sur la responsabilité civile et l’assurance en Europe, qui regroupe de nombreux responsabilistes (universitaires, avocats et magistrats), s’est réuni à la Faculté de droit de l’Université Lyon3 pour son séminaire annuel (oct. 21). Au programme des journées lyonnaises : “La responsabilité civile et l’intelligence artificielle” en général et plus particulièrement “L’intelligence artificielle et la réparation des dommages”. Dans l’attente d’un prolongement éditorial des travaux collectifs, voici quelques considérations analytiques sur les droits français et étrangers interrogés (droits allemand, belge, italien, roumain – espagnol à venir) ainsi que quelques autres développements à visée prospective. J.B.

1.- Intelligence artificielle, réparation des dommages et arbitrage. A la question de savoir quels rapports entretiennent « intelligence artificielle » et « réparation des dommages », deux positions extrêmes semblent se dessiner. Les rapports nationaux sont en ce sens.

La première position, conservatrice et prudente, consiste à défendre que peu importants soient les apports de la technologie à notre affaire, il n’est pas de bonne méthode de faire dire le droit en général et plus particulièrement le droit civil de la responsabilité par une intelligence artificielle. Le droit, mieux la justice (qui est un projet plus grand), est une affaire de femmes et d’hommes instruits, rompus à l’exercice qui, au nom du peuple français, départagent les parties à la cause et ramènent la paix sociale. En somme, c’est d’intelligence originelle partant humaine dont il doit être question.

La seconde position, novatrice mais aventureuse, consiste à soutenir que les facilités promises sont telles que l’algorithmisation du droit de la responsabilité à visée réparatrice est un must have ; que ce serait à se demander même pour quelle raison le travail de modélisation scientifique n’est pas encore abouti.

Tous les rapports nationaux renseignent le doute ou l’hésitation relativement à la question qui nous occupe. Cela étant, en Allemagne et en France, il se pourrait qu’on cédât franchement à la tentation tandis qu’en Belgique, en Italie ou encore en Roumanie, le rubicon ne saurait être résolument franchi à ce jour. Que la technologie ne soit pas au point ou bien que les techniciens ne soient pas d’accord, c’est égal.

Chaque thèse à ses partisans. Et c’est bien naturel. Ceci étant, choisir l’une ou bien l’autre sans procès c’est renoncer d’emblée et aller un peu vite en besogne. Or, celui qui ne doute pas ne peut être certain de rien (loi de Kepler).

2.- Intelligence artificielle, réparation des dommages et doute. Formulée autrement, la question des rapports qu’entretiennent « intelligence artificielle » et « réparation des dommages » invite à se demander si le droit de la responsabilité peut frayer ou non avec la science toute naissante de la liquidation algorithmique des chefs de dommages. Peut-être même s’il le faut.

Ce n’est pas de droit positif dont il s’agit. Ce n’est pas un problème de technique juridique – à tout le moins pas en première intention – qui est ici formulé. Il ne s’agit pas de se demander comment articuler les facilités offertes par la Machine avec les règles de droit processuel. Il ne s’agit pas de se demander quoi faire des résultats proposés par un logiciel relativement au principe substantiel (matriciel) de la réparation intégrale. Il ne s’agit même pas de se demander si l’algorithmisation porterait atteinte à un droit ou liberté fondamentale que la constitution garantit. Les faiseurs de systèmes que nous sommes sauraient trouver un modus operandi. Il me semble que c’est une question plus fondamentale qui est posée dans le cas particulier, une question de philosophie du droit. S’interroger sur les rapports que pourraient entretenir « intelligence artificielle » et « réparation des dommages » ne consiste pas à se demander ce qu’est le droit de la responsabilité civile à l’heure de l’open data mais bien plutôt ce que doit être le droit. C’est encore se demander collectivement ce qui est attendu de celles et ceux qui pratiquent le droit et façonnent à demande ses règles. C’est de science algorithmique et d’art juridique dont il est question en fin de compte. Voilà la tension dialectique qui nous réunit au fond ce matin. Il me semble l’avoir perçue à la lecture de chacun des rapports nationaux.

Pour résumé et se rassurer un peu, rien que de très ordinaire pour nous autres les juristes. Il est demandé d’écrire une histoire, un récit d’anticipation.

3.- Science algorithmique, art juridique et récit d’anticipation. Je ne saurais naturellement procéder in extenso dans ce papier (si tant est que j’en sois capable). Aussi, permettez-moi de me limiter à poser quelques jalons avant que nous ne débattions et qu’à la fin (il faut l’espérer) nous puissions y voir plus clair.

Le récit d’anticipation que je m’apprête à vous faire, d’autres s’y sont attelés bien avant moi. En 1956, un romancier américain décrit un monde dans lequel un système prédictif est capable de désigner des criminels en puissance sur le point de commettre une infraction. Stoppés in extremis dans leur projet respectif, ils sont jugés sur le champ et écroués. Spielberg adaptera cette nouvelle en 2002. Minority report était créé. Il y sera question de prédiction mathématique, de justice algorithmisée et d’erreur judiciaire. C’est que, aussi ingénieux soit le système, il renfermait une faille. Nous y reviendrons. Plus récemment, et ce n’est pas de fiction dont il s’agit, une firme – Cambridge analytica – s’est aventurée à renseigner à l’aide d’un algorithme, alimenté de données personnelles extraites à la volée de comptes Facebook de dizaines de millions d’internautes, les soutiens d’un candidat à la magistrature suprême américaine. Ce faisant, l’équipe de campagne était en mesure de commander des contenus ciblés sur les réseaux sociaux pour orienter les votes.

Que nous apprennent ces deux premières illustrations. Eh bien qu’il y a matière à douter sérieusement qu’une intelligence artificielle puisse gouverner les affaires des hommes. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas d’écarter l’hypothèse de travail d’un revers de main mais de s’interroger méthodiquement sur ses vices et vertus.

Preuve s’il en était besoin que les nombres n’ont pas forcément le pouvoir ordonnateur qu’on leur prête depuis Pythagore. Or (c’est ce qui doit retenir l’attention) s’il existe au moins deux façons de faire quelque chose et qu’au moins l’une de ces façons peut entraîner une catastrophe, il se trouvera forcément quelqu’un quelque part pour emprunter cette voie (loi de Murphy).

4.- Pouvoir ordonnateur des nombres, loi de Murphy et principe de réalité. Le risque étant connu, peu important que sa réalisation soit incertaine, nous devrions par voie de conséquence nous garder (à tout le moins en première intention) de prier qu’une pareille intelligence réparât les dommages de quelque nature qu’ils soient. Ceci étant, et relativement à la méthode proposée, doutons méthodiquement (loi de Descartes) soit qu’il s’agisse, après mûre réflexion, de renforcer les résolutions des opposants à l’algorithmisation de la responsabilité civile, soit (et à l’inverse) qu’il s’agisse de soutenir les solutions des zélateurs du droit 2.0.

Car autant le dire tout de suite avec les rapporteurs nationaux, si la question des rapports qu’entretiennent « intelligence artificielle » et « réparation des dommages » se pose c’est que les outils de modélisation scientifique ne sont pas une vue de l’esprit. Les instruments d’aide à la décision médicale ou bien encore à la chirurgie (ex. le diagnostic algorithmique et, plus ambitieux encore le Health data hub[2]) sont le quotidien des professionnels de santé tandis que les outils d’aide à la décision judiciaire font florès. Des juges américains, sur le point d’accorder une libération sous caution, sont ainsi aider par un logiciel qui évalue le risque de défaut de comparution de l’intéressé (Compas). Tandis que de côté-ci de l’Atlantique des firmes proposent des systèmes d’aide à la décision juridique ou judiciaire supplantant (bien que ce ne soit pas la vocation affichée des legaltech) les quelques expériences de barémisation indicative bien connus des spécialistes de la réparation du dommage corporel.

Nous reviendrons bien entendu sur les tentatives de réparation algorithmique des dommages qu’on ne manquera pas d’évaluer (II). Mais pour commencer, il m’a semblé nécessaire que nous nous arrêtions sur la tentation de la réparation algorithmique des dommages (I).

I.- La tentation de la réparation algorithmique des dommages

La réparation algorithmique des dommages est tentante pour de bonnes raisons qui tiennent plus particulièrement, d’une part, à la faisabilité technique qui est proposée (A) et, d’autre part, aux facilités juridiques qui sont inférées (B).

A.- Faisabilité technique

La faisabilité technique à laquelle on peut songer est à double détente. C’est d’abord une histoire de droit (1) avant d’être ensuite une affaire de nombres (2).

1.- Histoire de droit

5.- Règle de droit, structuration binaire et révélation mathématique. Le droit aspire à l’algorithmisation car la structuration de la règle est binaire et sa révélation mathématique (ou presque).

La structuration de la règle juridique ressemble à s’y méprendre au langage des microprocesseurs des ordinateurs, au code qui est utilisé dans les technologies de l’information et de la communication. La règle est écrite de façon binaire : si/alors, qualification juridique/régime, conditions/effets, principe/exception. Le législateur et l’ingénieur parle donc le même langage…enfin c’est ce dont ces derniers sont convaincus.

Quant à la révélation de la règle applicable aux faits de l’espèce, elle suppose de suivre une démarche logique, pour ne pas dire mathématique. Car le droit ne saurait être bien dit sans une pensée rationnelle, la formulation discursive des vérités, sans rigueur ni exactitude. En bref, l’hypothèse de la réparation algorithmique des dommages est plutôt familière au juriste. Pour preuve : le droit et ses méthodes d’exploration et de résolution des problèmes (qui sont des algorithmes en définitive) sont un puissant vecteur de correction de la réalité. Une personne est victime du comportement dommageable d’un individu (le donné) ? Juridiquement, cette dernière est titulaire d’un droit subjectif au paiement d’un contingent de dommages et intérêts compensatoires (le construit). Appréhendés en droit, les faits de l’espèce (la réalité) sont en quelque sorte ré-encodés.

En bref, les juristes sont invariablement des faiseurs de systèmes techniques et d’algorithmiques.

On ne s’étonnera donc pas que le droit et ses artisans aient vocation à être (r)attrapés par la science et ses industriels qui se jouent des nombres et font des affaires.

2.- Affaire de nombres

6.- Digitalisation et données. Les rapports français et belge montrent plus particulièrement combien la croissance du volume de données disponibles sous forme numérique est exponentielle.

Par voie de conséquence, il existe désormais beaucoup de matière pour nourrir un algorithme quelconque, lui permettre de simuler un phénomène, une situation à l’aune des données qui auront été implémentées dans un programme informatique (qui est appelé « code »). Il est à noter au passage une différence notable entre les pays interrogés dans nos journées lyonnaises. Si les juristes italiens et roumains pratiquent autrement moins l’algorithmisation des règles de la réparation des dommages que leurs homologues allemands, et français, c’est très précisément parce que la digitalisation des décisions de justice est moins avancée à ce jour.

Il est remarquable qu’en France des millions de données juridiques aient été mises à disposition pour une réutilisation gratuite[3] par le service public de la diffusion du droit en ligne – Legifrance pratique l’open data. Ce n’est pas tout. Depuis quelques semaines à présent, toutes les décisions rendues par la Cour de cassation française sont aussi en open data. Il devrait en être de même au printemps 2022 des décisions des cours d’appel (hors matière pénale)[4]. Même chose du côté du Conseil d’État français. Quant à la digitalisation des décisions judiciaires rendues par les juridictions belges, le cadre normatif a été inventé par le législateur constitutionnel – l’obstacle juridique est donc levé. Par comparaison, la Roumanie n’est encore qu’au stade de la consultation.

La tentation de l’algorithmisation est donc grande car c’est tout à fait faisable techniquement, tout particulièrement en France qui se singularise très nettement dans le concert des droits nationaux continentaux interrogés. Mais il y a d’autres raisons qui président à l’algorithmisation sous étude : ce sont les facilités juridiques qui sont proposées par l’intelligence artificielle.

B.- Facilités juridiques

7.- Egalite, intelligibilité et acceptabilité. Au titre des facilités qu’on peut inférer juridiquement parlant des algorithmes à visée réparatoire, on doit pouvoir compter une intelligibilité améliorée des règles applicables à la cause partant une égalité nominale des personnes intéressées et une acceptabilité possiblement renforcées du sort réservé en droit à la victime.

Il faut bien voir que les règles qui gouvernent la réparation des dommages, et plus particulièrement les atteintes à l’intégrité physique, ne sont pas d’un maniement aisé. La monétisation de toute une série de chefs de dommages tant patrimoniaux (futurs) qu’extrapatrimoniaux suppose acquise une compétence technique pointue. Un étalonnage mathématisé présenterait entre autres avantages de prévenir une asymétrie éventuelle d’information en plaçant toutes les personnes sur un pied d’égalité (à tout le moins nominale) à savoir les victimes, leurs conseils, leurs contradicteurs légitimes et leurs juges.

Au fond, et ce strict point de vue, la réparation algorithmique des dommages participe d’une politique publique d’aide à l’accès au droit qui ne dit pas son nom. La notice du décret n° 2020- 356 du 27 mars 2020 Datajust élaborant un référentiel indicatif d’indemnisation des dommages corporels est en ce sens.

C’est encore dans le cas particulier l’acceptabilité de la décision qui se joue possiblement C’est que le statut de celui ou celle qui a procédé à l’indemnisation est nécessaire pour conférer son autorité à l’énoncé mais pas suffisant. Toutes les fois que le dommage subi est irréversible, que le retour au statu quo ante est proprement illusoire (et c’est très précisément le cas en droit de la réparation d’un certain nombre de chefs de dommages corporels) on peut inférer de l’algorithmisation de la réparation des dommages une prévention contre le sentiment d’arbitraire que la personne en charge de la liquidation des chefs de préjudice a pu faire naître dans l’esprit de la victime.

Voilà une première série de considérations qui participe de la tentation de la réparation algorithmique des dommages. Puisque selon la loi de Casanova, la meilleure façon d’y résister est d’y succomber, je vous propose de braquer à présent le projecteur sur les tentatives de réparation algorithmique des dommages.

2.- Les tentatives de réparation algorithmique des dommages

8.- Opérateurs privés vs administration publique. Les tentatives de réparation algorithmique des dommages sont relativement nombreuses et plutôt récentes, à tout le moins en France car, une fois encore, et à ce jour, le recours à l’intelligence artificielle est plus anecdotique, réduit (en comparaison avec la France) – un état basal ou élémentaire – dans les autres droits internes sous étude.

Ces tentatives sont des plus intéressantes en ce sens qu’elles ont eu notamment pour objet et/ou effet de parachever un travail polymorphe entamé il y a plusieurs années à présent et accompli tous azimuts qui est fait (pour ne prendre que quelques exemples saillants rappelés par les rapporteurs nationaux) d’articles de doctrine renseignant les pratiques indemnitaires des tribunaux et des cours d’appel, de barèmes plus ou moins officiels, de guides ou vade-mecum, de nomenclatures et de référentiels, etc. Les juristes belges et français les pratiquent volontiers pendant qu’avocats et juges ne manquent pas de rappeler que ces outils d’aide à la décision ne sauraient jamais être contraignants : principe de la réparation intégrale obligerait…

Depuis lors, se sont positionnées sur le segment de marché de la digitalisation de la justice, de l’algorithmisation de la réparation des dommages, de nouveaux opérateurs – plus ou moins capés à en croire les rapporteurs – privés (not. Allemagne : Actineo / Belgique : Grille corpus, Repair, Jaumain / France : Case law analytics, Predictice, Juridata analytics) et public (France : Datajust / Italie : legal analytics for italian law).

Une analyse critique de l’offre de services en termes d’intelligence artificielle ainsi formulées par les legaltech sera faite d’abord (A). Un essai à visée plus prospective sera proposé ensuite (B).

A.- Analyse critique

9.- Biais de raisonnement. L’analyse critique de l’algorithmisation de la réparation des dommages que je vous propose d’esquisser (en portant la voix des rapporteurs nationaux) consiste à identifier quelques biais de raisonnement induits par l’intelligence artificielle et dont il importe qu’on se garde à tout prix. Je me suis demandé en préparant ce rapport de synthèse si ce n’était pas la crainte d’échouer dans cette entreprise d’évaluation critique et de contrôle systématique qui faisait douter qu’il faille pousser plus loin l’expérience.

Le problème de fond me semble tenir au fait qu’un esprit mal avisé pourrait se convaincre qu’une suggestion algorithmique dite par une machine serait équipollente à la vérité juridique recherchée par un homme ou une femme de l’art.

L’embêtant dans cette affaire tient plus concrètement d’abord à la performativité du code (1) et à l’opacité de l’algorithme (2).

1.- Performativité du code

10.- Suggestion algorithmique vs vérité juridique. La réparation algorithmique des dommages a un mérite : elle simplifie la recherche de la vérité, plus encore pour celles et ceux qui ne pratiqueraient la matière qu’occasionnellement ou bien qui seraient tout juste entrés en voie de spécialisation. Seulement voilà : la paroi est mince entre facilitation et supplantation. Il n’est pas assez d’écrire qu’un référentiel d’indemnisation est indicatif, qu’il ne serait jamais être rangé dans les normes de droit dur. Le savoir algorithmique est performatif (voire impératif pour celui qui le pratiquerait sans prudence) et ce pour plein de raisons (recherche du temps perdu not.). Volens nolens, son utilisation finit toujours (de proche en proche) par être mécanique. Alors, le doute méthodique du juriste, qui est la condition sine qua non pour accéder à la vérité, est chassé par la certitude scientifique apparente de la machine. Pour le dire autrement, le savoir prédictif est normatif. Et il n’y a qu’un pas pour que la vérité censée être dite par des femmes et des hommes instruits et sachants soit en définitive dite par une machine qui ordonne des 0 et des 1. C’est le delta qui existe si vous voulez entre les mathématiques de l’intelligibilité et les mathématiques que j’ai appelées ailleurs de contrôle (v. art. JB in Responsabilité et assurance, LexisNexis, 2021.)

11.- Rien de bien grave nous dira peut-être le rapporteur allemand toutes les fois (à tout le moins) qu’il ne s’agit que de réparer des dommages de masse de faible valeur, l’automatisation est pertinente (v. par ex. l’Estonie qui pourrait avoir initié le juge-robot pour les petites affaires de – 5.000 euros). Il reste que, dans tous les cas de figure, la suggestion algorithmique est le fruit de l’apprentissage de données tirées du passé. Au mieux, le code informatique peut dire ce qui est mais certainement pas (à tout le moins pas encore) ce qui doit être. C’est que l’intelligence artificielle que nous pratiquons (qu’il est d’usage de qualifiée de faible) n’est pas encore capable de le faire. Alors, et cela pourrait prêter à sourire, aussi moderne soit ce code informatique là, il est porteur d’une obsolescence intrinsèque qu’on fait mine de ne pas voir. Que la binarité soit un trait caractéristique de la structuration de la règle de droit et que, par voie de conséquence, la modélisation mathématique soit séduisante est une chose. Il reste que dire le droit et rendre la justice impliquent la recherche d’un équilibre entre des intérêts concurrents dont le tiers-juge est le garant (en dernière intention). Droit et justice ne sont pas synonyme. Si la règle juridique aspire à la binarité, sa mise en œuvre se recommande d’un ternaire…En bref, on ne saurait jamais se passer d’un tiers neutre même pas dans une start’up nation.

Qu’il soit juridique ou algorithmique, un code se discute. Seulement pour que chacun puisse se voir juridiquement et équitablement attribuer ce qui lui est dû, il importe de lever l’opacité de l’algorithme.

2.- Opacité de l’algorithme

12.- Le code 2.0 doit retenir l’attention de tout un chacun. Aussi puissants soient les calculateurs, et peu important que l’algorithme soit programmé pour apprendre, les machines ne sont encore que le produit de la science humaine, la donnée est encore l’affaire de femmes et d’hommes. Ce n’est pas le moindre des biais méthodologiques. Il a ceci de commun avec celui qu’on vient de décrire qu’il est trompeur.

13.- Biais méthodologiques. Les résultats qui sont renseignés par un système d’information (output) sont toujours corrélés aux données qui ont été collectées puis entrées (input). De quoi parle-t-on. Eh bien de jugement de valeurs dans tous les sens du terme (juridique et technologique). Or un juge quel qu’il soit a une obligation : celle de motiver sa décision (art. 455 cpc). Et ce pour de justes et utiles raisons que nous connaissons bien : prévention de l’arbitraire et condition du contrôle de légalité. Quand on sait la puissance performative de la modélisation mathématique, ce serait commettre une erreur de ne pas rechercher à lever l’opacité algorithmique qui est bien connue des faiseurs de systèmes d’informations.

14.- Clef de voûte. La transparence en la matière est la clef de voute. L’édification mathématique ne saurait valablement prospérer sans que la méthode analytique des décisions sélectionnées aux fins d’apprentissage de l’algorithme n’ait été explicitée, sans que la sélection des décisions de justice voire des transactions n’ait été présentée, sans que la qualité et le nombre des personnes qui ont procédé n’aient été renseignés. Seulement voilà, et ce que je veux vous dire n’augure rien de très bon : le code informatique est un secret industriel protégé en tant que tel que les legaltech, qui sont en concurrence, n’ont aucun intérêt à révéler. Les initiatives publiques doivent donc être impérativement soutenues. L’accessibilité doit être garantie. En bref, Datajust, qui est un référentiel public relatif à l’indemnisation des victimes de dommages corporels, est la voie à suivre. Encore qu’il ne satisfasse pas complètement aux conditions de praticabilité et de démocratisation attendus. Et que, partant, sa performativité soit possiblement trop grande. Possiblement car l’essai n’a pas été encore transformée en raison des doutes que le décret a suscité.

Doutes que je souhaiterais aborder à présent dans un essai prospectif pour lister quelques conditions qui me semble devoir être satisfaites pour qu’ils soient levés.

B.- Essai prospectif

15.- Algorithmisation et open data. À titre de remarque liminaire, il faut dire (qu’on la redoute ou non) que l’algorithmisation de la réparation des dommages ne sauraient prospérer sans que, au préalable, de la donnée soit mise à la disposition du public et des opérateurs. Or, l’open data n’est pas aussi répandu qu’on veut bien l’imaginer. En France, je l’ai dit tout à l’heure, nous y sommes presque. En l’état, le compte n’y pas tout à fait encore. Ailleurs, la donnée est la propriété presque exclusive de firmes privées qui monnayent un accès amélioré aux décisions de justice sélectionnées par elles-mêmes (Belgique) ou bien la donnée ne peut tout bonnement pas être partagée (Italie).

Une fois cette condition remplie, l’algorithme est en mesure de travailler. Pour s’assurer que le travail soit bien fait, il importerait qu’on s’entende sur quelques spécifications techniques et politiques. C’est sur ces dernières que je souhaiterais conclure.

16.- Régulation. En l’état, les systèmes d’information ne sont pas régulés du tout. On se souviendra qu’il aura fallu une exploitation abusive et sans précédent des données personnelles par les Gafam pour qu’on se décide à élaborer un règlement général sur la protection desdites données. Seulement, et sans préjudice des dommages causés aux personnes concernées, il n’est pas ou plus question ici de l’accaparement de données par quelques firmes de marchands. L’affaire est d’un tout autre calibre. C’est d’assistance à la décision juridique ou judiciaire dont il est question. Que la justice ne soit plus tout à fait une fonction régalienne de l’État, admettons. Mais les responsabilistes ne sauraient prêter leur concours sans aucune prévention à l’utilisation de l’intelligence artificielle dans la réparation des dommages. Pour le dire autrement, une gouvernance technique et scientifique me semble devoir être mise en place. Cette exigence est présente dans les rapports tout particulièrement dans le rapport belge.

17.- Règlementation. Le 21 avril 2021 a été diffusé une proposition de règlement établissant des règles harmonisées concernant l’intelligence artificielle dans laquelle les IA sont distinguées selon le risque qu’elles font courir. Et des intelligences artificielles, destinées à suggérer le droit pour faire bref, d’être qualifiées de systèmes à haut risque. La belle affaire. On est encore loin du compte.

En résumé, le code doit être connu de ses utilisateurs, les données primitives exploitées par l’algorithme doivent être indexées, une révision des contenus doit être programmée, des évaluations et crash-test doivent être faits. Et je suis loin d’épuiser les conditions qu’il s’agirait qu’on respectât pour bien faire.

18.- En conclusion et parce que je suis intimement convaincu qu’on ne stoppera pas le mouvement d’algorithmisation de la réparation des dommages, permettez-moi de formuler cette question un tantinet provocante et qui transparaît des rapports nationaux : veut-on que du droit soit suggéré par des algorithmes (privés) faiseurs de loi ou bien plutôt du droit dit par un législateur faiseur d’algorithmes (publics) ?


[1] Un style parlé a été employé dans cette version provisoire.

[2] https://www.health-data-hub.fr/

[3] Arr. du 24 juin 2014 relatif à la gratuité de la réutilisation des bases de données juridiques de la direction de l’information légale et administrative.

[4][4] https://www.courdecassation.fr/la-cour-de-cassation/demain/lopen-data-des-decisions-judiciaires

Projet de réforme de la responsabilité extracontractuelle / Les causes d’exonération ou d’exclusion de la responsabilité – Avis

Chapitre III – Les causes d’exonération ou d’exclusion de la responsabilité

(articles 1253 à 1257-1)

Observations d’Olivia Robin-Sabard, professeur à l’Université de Tours

Section 1 – Les causes d’exonération de responsabilité

1. Cause d’exonération totale. En prévoyant que, pour être dispensé totalement de la responsabilité qui lui incombe, le défendeur doit apporter la preuve que le cas fortuit, le fait, sous-entendu fautif ou non, d’un tiers ou de la victime revêt les caractères de la force majeure, le projet de réforme, à l’article 1253, alinéa 1er, confirme globalement le droit positif et mérite d’être approuvé sur le fond. La force majeure est, en effet, la seule circonstance permettant de démontrer que le défendeur n’a joué aucun rôle causal dans la réalisation du dommage. Sur la forme, on notera toutefois qu’aucune référence n’est faite à la cause étrangère dans le prolongement de l’ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des obligations alors que cette notion est utile non seulement pour donner une conception unitaire de la force majeure et de l’exonération totale en évitant l’énumération à laquelle procède l’article 1253, alinéa 1er, mais aussi pour mettre en évidence la justification profonde de l’exonération totale de responsabilité, la négation de la causalité. L’absence de la cause étrangère pourrait laisser penser que le fondement de la libération du défendeur a changé. Pour ces raisons, nous proposons d’introduire la notion de cause étrangère dans le texte.

De surcroît, la référence au cas fortuit prête à confusion dans la mesure où en droit privé, il est synonyme de la force majeure. Il serait souhaitable de la supprimer et de viser plutôt le fait de la nature et le fait humain anonyme. Ce retrait a d’ailleurs été opéré par la proposition de loi.

2. Définition de la force majeure. L’article 1253, alinéa 2, du projet de réforme et de la proposition de loi renonce, pour définir la force majeure, au triptyque classique extériorité, imprévisibilité et irrésistibilité pour lui préférer  celui d’incontrôlabilité, inévitabilité et insurmontabilité. Ainsi, la force majeure extracontractuelle coexiste avec la force majeure contractuelle, qui fait l’objet d’une définition autonome (nouvel article 1218, al. 1er), reposant, elle aussi, sur les caractères d’inévitabilité et d’insurmontabilité mais ajoutant, de manière attendue, la condition d’imprévisibilité, qui est de l’essence de la force majeure en matière contractuelle.

L’extériorité disparaît à juste titre des caractères de la force majeure. Elle n’est pas inhérente à celle-ci. En dépit de son absence, on continuera, quoi qu’il en soit, à considérer que le défendeur ne peut pas invoquer, pour s’exonérer, la circonstance que le dommage trouve son origine dans le fait des choses ou des personnes dont il répond.

L’imprévisibilité est chassée en matière extracontractuelle, sans doute parce qu’elle n’est pas une condition autonome de la force majeure mais au mieux un indice de l’inévitabilité. En effet, chaque fois qu’un événement aurait pu être évité par des mesures appropriées, il n’est pas en soi constitutif de la force majeure. De surcroît, il est inique de maintenir la condition d’imprévisibilité lorsque même prévisible, un événement ne peut pas être empêché.

L’irrésistibilité, quant à elle, disparaît seulement d’un point de vue formel puisqu’elle subsiste à travers l’incontrôlabilité, l’inévitabilité (irrésistibilité d’un événement dans sa survenance) et l’insurmontabilité (irrésistibilité de celui-ci dans ses effets). Un événement est qualifié de force majeure lorsqu’il échappe au contrôle du défendeur et qu’il n’aurait pu, lui ou ses conséquences, être empêché. Soit la réalisation d’un événement aurait pu être évitée, et ce n’est pas un événement de force majeure, soit celui-ci était inévitable mais ses effets auraient pu être écartés, et ce n’est pas non plus un événement de force majeure. Il est dès lors tout à fait opportun de recentrer la force majeure sur l’inévitabilité et l’insurmontabilité. Ces deux caractères permettent de vérifier que le comportement du défendeur n’est aucunement à l’origine du dommage et qu’une quelconque responsabilité ne peut subsister. Toutefois, il faudrait prendre garde que l’on ne déduise pas de cette nouvelle définition de la force majeure une évolution quant au fondement de son effet exonératoire. Celui-ci doit rester attaché à l’absence de causalité entre le comportement du défendeur et le dommage et ne pas être substitué à l’absence de faute du défendeur. La force majeure doit conserver son effet libératoire général, que la responsabilité soit fondée sur la faute ou pas.

Par ailleurs, il nous semble étrange de préciser à l’article 1253, alinéa 2 que lorsque la responsabilité est engagée sur le fondement du fait d’autrui, la force majeure doit être appréciée par rapport à l’auteur du dommage. Étant donné qu’il s’agit de savoir si la responsabilité du défendeur doit être en définitive engagée, la force majeure doit être exclusivement appréciée par rapport à lui. Il faut ainsi se demander si l’événement susceptible de recevoir la qualification de force majeure a été inévitable et insurmontable pour le civilement responsable. Si l’événement en question est constitutif de la force majeure pour l’auteur du dommage, cela revient simplement à rompre le lien de causalité entre son fait et le dommage de sorte que les conditions de la responsabilité du défendeur ne sont même pas réunies en amont. Pour mémoire, il n’y a lieu de parler d’exonération que lorsque les conditions de la responsabilité du défendeur sont en apparence réunies.

3. Causes d’exonération partielle. Il résulte de l’article 1253 du projet que le cas fortuit et le fait du tiers qui ne revêtent pas les caractères de la force majeure ne sont pas des causes d’exonération partielle. Même si ces circonstances ont concouru à la survenance du dommage, la responsabilité du défendeur est entière, celui-ci sera condamné au tout (V. pour confirmation pour le fait du tiers, l’article 1265 du projet et l’article 1267 de la proposition de loi). Les solutions actuelles sont en conséquence maintenues sur ce point et s’imposent dans un souci de protection de la victime afin de ne pas lui faire courir le risque d’obtenir moins que l’équivalent monétaire de son dommage lorsqu’elle n’a pas, par son fait, contribué à la réalisation du dommage. Un certain nombre de modifications concernent, en revanche, la faute de la victime.

La nouvelle délimitation des responsabilités contractuelle et extracontractuelle oblige à définir autrement la faute de la victime. La réparation du dommage corporel résultant de l’inexécution d’un contrat entrant dans le giron de la responsabilité extracontractuelle, les rédacteurs du projet ont cru bon d’énoncer que le manquement de la victime à ses obligations contractuelles emporte exonération partielle du défendeur (article 1254) et qu’il est opposable aux victimes par ricochet (article 1256). Bien que, dans la logique du projet, cette précision est utile dans la mesure où le manquement contractuel n’est pas toujours constitutif d’une faute (lorsque l’obligation méconnue est de résultat), elle doit, dans notre logique, être supprimée puisque nous ne sommes pas favorables à l’éviction automatique de la responsabilité contractuelle en matière de dommage corporel (V. supra nos observations sur l’article 1233 du projet).

L’article 1254 du projet prend également soin de préciser qu’emporte exonération partielle du défendeur la faute commise par une personne dont la victime répond. Cette solution trouve écho dans quelques arrêts rendus par la Cour de cassation qui ont permis au défendeur d’obtenir une réduction de sa dette de réparation lorsque l’enfant mineur ou le préposé de la victime a concouru, par sa faute, à la réalisation du dommage. Si l’on estime que l’effet libératoire de la faute de la victime n’est pas une peine privée, on peut, en effet, admettre la solution et la justifier par l’idée que la part de responsabilité incombant à la victime en sa qualité de parent ou de commettant d’un des coauteurs vient en diminution de sa créance de dommages-intérêts. Toutefois, ce n’est pas a priori la conception retenue par le projet. En privant d’effet exonératoire partiel la faute de la victime privée de raison, partant en subordonnant l’exonération à l’exigence de discernement de la victime, l’idée de peine privée est sous-jacente. En conséquence, il n’est pas logique d’opposer à la victime la faute d’une personne dont elle répond.  Cette règle est d’ailleurs écartée par la proposition de loi.

Surtout, le projet de réforme contient deux innovations majeures, confortées par la proposition sénatoriale.

D’une part, à l’article 1254, il prévoit qu’en cas de dommage corporel, seule la faute lourde de la victime a un effet exonératoire partiel. Jusqu’à présent, toute faute, même la plus légère, libère pour partie le défendeur. Ce n’est que par exception qu’une faute qualifiée est nécessaire pour produire un tel effet (faute de la victime d’un accident de la circulation non-conductrice, d’un dommage causé par un navire nucléaire). Le projet modifie profondément le droit positif en exigeant une faute lourde lorsque le dommage est corporel.

Plusieurs observations peuvent être faites. Tout d’abord, il est étrange que la faute qualifiée qui a été choisie soit une faute lourde, celle-ci n’étant pas familière à la responsabilité extracontractuelle. Certes, les manquements contractuels ayant donné naissance à un dommage corporel seront dans le champ de la responsabilité extracontractuelle mais on ne saurait pour autant faire abstraction de la faute extracontractuelle pure. Il serait préférable, comme le proposait l’avant-projet Catala (article 1351), de faire référence à la faute grave, moins connotée responsabilité contractuelle. Ensuite, le principe même de subordonner l’exonération partielle à une faute d’une certaine gravité, quelle que soit la qualification choisie, est gênant si la jurisprudence administrative continue à retenir qu’une faute simple de la victime suffit à exonérer partiellement l’administration de sa responsabilité. Pour l’heure, les solutions retenues par les juridictions judiciaires et administratives sont similaires s’agissant de la faute de la victime. Il serait regrettable de rompre cette harmonie : il en dépend d’une bonne administration de la justice et d’une égalité de traitement entre les victimes, quel que soit l’ordre de juridiction compétent pour statuer sur la réparation. Il y a peu de chances pour que le juge administratif, soucieux de préserver les deniers publics, fasse évoluer sa position. En conséquence, la solution actuelle doit être maintenue en droit privé.

D’autre part, l’article 1255 du projet dispose que la faute des victimes privées de discernement n’a pas d’effet exonératoire. Cette modification importante doit largement être approuvée à la fois sur la forme et sur le fond. Premièrement, la rédaction est habile, car elle permet de sauvegarder la conception objective de la faute appliquée à l’auteur du dommage. Sans sacrifier la protection des victimes qui pourront toujours rechercher la responsabilité personnelle de l’infans et du dément à l’origine de leur dommage, la réforme met enfin un terme au piège engendré par la logique juridique. La victime privée de raison ne peut pas se voir opposer sa propre faute pour diminuer sa créance de réparation. Secondement, la solution qui règne actuellement, consistant à prononcer un partage de responsabilité en raison de la faute commise par une personne qui n’est pas douée de discernement est non seulement profondément injuste mais aussi infondée dans la mesure où ce partage, opéré le plus souvent en fonction de la gravité de la faute de la victime, est conçu aujourd’hui comme une peine privée. Or, il ne peut y avoir de peine sans conscience du sujet. Il est fortement souhaitable d’y renoncer.

Il est toutefois nécessaire de supprimer le rétablissement du caractère exonératoire de la faute de la victime privée de discernement lorsqu’elle revêt les caractères de la force majeure, une telle précision étant superfétatoire dans la mesure où l’article 1253 du projet prévoit déjà l’effet exonératoire total de la force majeure.

Pour finir, il est regrettable que le projet de loi reste silencieux à propos du critère qui doit présider au partage de responsabilité lorsque la faute de la victime a concouru à la production du dommage alors qu’il est loin d’être toujours facile aujourd’hui de savoir quels éléments retiennent les juges du fond pour apprécier souverainement la part qui doit être laissée à la charge de la victime. Afin de combler une telle incertitude et surtout, de mettre fin à la grande disparité des solutions (« autant de tribunaux, autant de fractions » comme l’écrivait déjà Savatier au début du XXème siècle), il serait opportun de préciser que le partage de responsabilité doit être déterminé à l’aune de la gravité de la faute de la victime dans la mesure où l’avant-projet conçoit, semble-t-il, l’effet libératoire partiel de la faute de la victime comme une peine privée (V. supra nos observations sur l’article 1255).

Section 2 – Les causes d’exclusion de responsabilité

1. Faits justificatifs. À l’article 1257 du projet, sont énoncés ce qu’on appelle communément les faits justificatifs, à savoir des circonstances qui sont de nature à effacer la faute commise.

Plusieurs remarques peuvent être faites. Tout d’abord, il aurait été plus pertinent de placer ce texte après l’article 1242 qui définit la faute, car les circonstances visées n’ont lieu de jouer que dans le cadre d’une responsabilité pour faute. Ensuite, il est opportun que le projet ait renoncé à dresser une liste, au demeurant incomplète dans la version précédente, des faits justificatifs et qu’il ait choisi de renvoyer aux articles 122-4 à 122-7 du Code pénal. Il faudrait préciser que ces circonstances sont appréciées dans les conditions posées par le Code pénal qui en fixe très précisément le régime. La proposition de loi a renoncé à ce choix en préférant donner une liste des faits justificatifs.

2. Consentement de la victime. L’article 1257-1 consacre des dispositions au consentement de la victime et reprend à l’identique la proposition contenue dans le projet Terré. Il laisse au juge une assez grande latitude puisqu’il ne cherche pas à identifier les droits ou les intérêts dont les titulaires ont la libre disposition et ceux auxquels ils ne peuvent renoncer. Il serait opportun, malgré tout, de préciser que le consentement de la victime est sans effet en cas de dommage corporel dans la mesure où l’avant-projet, dans son ensemble, met en évidence le sort particulier réservé au dommage corporel. La proposition de loi, quant à elle, ne fait plus référence au consentement de la victime.

Propositions de modifications :

Article 1253

Alinéa 1 :

Le cas fortuit, le fait du tiers ou de la victime sont totalement exonératoires s’ils revêtent les caractères de la force majeure. Le défendeur peut s’exonérer totalement uniquement s’il apporte la preuve d’une cause étrangère (fait de la nature, fait humain anonyme, fait du tiers, fait de la victime) présentant les caractères de la force majeure.

Alinéa 2 :

En matière extracontractuelle, la force majeure est l’événement dont le défendeur ou la personne dont il doit répondre ne pouvait éviter la réalisation ou les conséquences par des mesures appropriées.

Alinéa 3 [sans changement]

Article 1254

Le manquement de la victime à ses obligations contractuelles, La faute de la victime ou celle d’une personne dont elle doit répondre sont est partiellement exonératoires lorsqu’ils ont elle a contribué à la réalisation du dommage. En cas de dommage corporel, seule une faute lourde peut entraîner l’exonération partielle.

La diminution de l’indemnisation doit être spécialement motivée par référence à la gravité de la faute de la victime.

Article 1255

Sauf si elle revêt les caractères de la force majeure La faute de la victime privée de discernement n’a pas d’effet exonératoire.

Article 1256

La faute de ou l’inexécution contractuelle opposable à la victime directe l’est opposable également aux victimes d’un préjudice par ricochet.

Article 1257 Article 1242-1 (à condition de décaler tous les articles)

Le fait dommageable ne donne pas lieu à responsabilité pour faute lorsqu’il était prescrit par des dispositions législatives ou réglementaires, autorisé par la loi ou la coutume, imposé par l’autorité légitime ou commandé par la nécessité de la légitime défense ou de la sauvegarde d’un intérêt supérieur dans les conditions prévues aux articles 122-4 à 122-7 du Code pénal.

Ne donne pas non plus lieu à responsabilité le fait dommageable portant atteinte à un droit ou à un intérêt dont la victime pouvait disposer, si celle-ci y a consenti. Le consentement de la victime est sans effet lorsque celle-ci a subi un dommage corporel.

Article 1257-1

A supprimer

Chapitre III – Les causes d’exonération ou d’exclusion de la responsabilité

(articles 1253 à 1257-1)

Observations d’Olivia Robin-Sabard, professeur à l’Université de Tours

Section 1 – Les causes d’exonération de responsabilité

1. Cause d’exonération totale. En prévoyant que, pour être dispensé totalement de la responsabilité qui lui incombe, le défendeur doit apporter la preuve que le cas fortuit, le fait, sous-entendu fautif ou non, d’un tiers ou de la victime revêt les caractères de la force majeure, le projet de réforme, à l’article 1253, alinéa 1er, confirme globalement le droit positif et mérite d’être approuvé sur le fond. La force majeure est, en effet, la seule circonstance permettant de démontrer que le défendeur n’a joué aucun rôle causal dans la réalisation du dommage. Sur la forme, on notera toutefois qu’aucune référence n’est faite à la cause étrangère dans le prolongement de l’ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des obligations alors que cette notion est utile non seulement pour donner une conception unitaire de la force majeure et de l’exonération totale en évitant l’énumération à laquelle procède l’article 1253, alinéa 1er, mais aussi pour mettre en évidence la justification profonde de l’exonération totale de responsabilité, la négation de la causalité. L’absence de la cause étrangère pourrait laisser penser que le fondement de la libération du défendeur a changé. Pour ces raisons, nous proposons d’introduire la notion de cause étrangère dans le texte.

De surcroît, la référence au cas fortuit prête à confusion dans la mesure où en droit privé, il est synonyme de la force majeure. Il serait souhaitable de la supprimer et de viser plutôt le fait de la nature et le fait humain anonyme. Ce retrait a d’ailleurs été opéré par la proposition de loi.

2. Définition de la force majeure. L’article 1253, alinéa 2, du projet de réforme et de la proposition de loi renonce, pour définir la force majeure, au triptyque classique extériorité, imprévisibilité et irrésistibilité pour lui préférer  celui d’incontrôlabilité, inévitabilité et insurmontabilité. Ainsi, la force majeure extracontractuelle coexiste avec la force majeure contractuelle, qui fait l’objet d’une définition autonome (nouvel article 1218, al. 1er), reposant, elle aussi, sur les caractères d’inévitabilité et d’insurmontabilité mais ajoutant, de manière attendue, la condition d’imprévisibilité, qui est de l’essence de la force majeure en matière contractuelle.

L’extériorité disparaît à juste titre des caractères de la force majeure. Elle n’est pas inhérente à celle-ci. En dépit de son absence, on continuera, quoi qu’il en soit, à considérer que le défendeur ne peut pas invoquer, pour s’exonérer, la circonstance que le dommage trouve son origine dans le fait des choses ou des personnes dont il répond.

L’imprévisibilité est chassée en matière extracontractuelle, sans doute parce qu’elle n’est pas une condition autonome de la force majeure mais au mieux un indice de l’inévitabilité. En effet, chaque fois qu’un événement aurait pu être évité par des mesures appropriées, il n’est pas en soi constitutif de la force majeure. De surcroît, il est inique de maintenir la condition d’imprévisibilité lorsque même prévisible, un événement ne peut pas être empêché.

L’irrésistibilité, quant à elle, disparaît seulement d’un point de vue formel puisqu’elle subsiste à travers l’incontrôlabilité, l’inévitabilité (irrésistibilité d’un événement dans sa survenance) et l’insurmontabilité (irrésistibilité de celui-ci dans ses effets). Un événement est qualifié de force majeure lorsqu’il échappe au contrôle du défendeur et qu’il n’aurait pu, lui ou ses conséquences, être empêché. Soit la réalisation d’un événement aurait pu être évitée, et ce n’est pas un événement de force majeure, soit celui-ci était inévitable mais ses effets auraient pu être écartés, et ce n’est pas non plus un événement de force majeure. Il est dès lors tout à fait opportun de recentrer la force majeure sur l’inévitabilité et l’insurmontabilité. Ces deux caractères permettent de vérifier que le comportement du défendeur n’est aucunement à l’origine du dommage et qu’une quelconque responsabilité ne peut subsister. Toutefois, il faudrait prendre garde que l’on ne déduise pas de cette nouvelle définition de la force majeure une évolution quant au fondement de son effet exonératoire. Celui-ci doit rester attaché à l’absence de causalité entre le comportement du défendeur et le dommage et ne pas être substitué à l’absence de faute du défendeur. La force majeure doit conserver son effet libératoire général, que la responsabilité soit fondée sur la faute ou pas.

Par ailleurs, il nous semble étrange de préciser à l’article 1253, alinéa 2 que lorsque la responsabilité est engagée sur le fondement du fait d’autrui, la force majeure doit être appréciée par rapport à l’auteur du dommage. Étant donné qu’il s’agit de savoir si la responsabilité du défendeur doit être en définitive engagée, la force majeure doit être exclusivement appréciée par rapport à lui. Il faut ainsi se demander si l’événement susceptible de recevoir la qualification de force majeure a été inévitable et insurmontable pour le civilement responsable. Si l’événement en question est constitutif de la force majeure pour l’auteur du dommage, cela revient simplement à rompre le lien de causalité entre son fait et le dommage de sorte que les conditions de la responsabilité du défendeur ne sont même pas réunies en amont. Pour mémoire, il n’y a lieu de parler d’exonération que lorsque les conditions de la responsabilité du défendeur sont en apparence réunies.

3. Causes d’exonération partielle. Il résulte de l’article 1253 du projet que le cas fortuit et le fait du tiers qui ne revêtent pas les caractères de la force majeure ne sont pas des causes d’exonération partielle. Même si ces circonstances ont concouru à la survenance du dommage, la responsabilité du défendeur est entière, celui-ci sera condamné au tout (V. pour confirmation pour le fait du tiers, l’article 1265 du projet et l’article 1267 de la proposition de loi). Les solutions actuelles sont en conséquence maintenues sur ce point et s’imposent dans un souci de protection de la victime afin de ne pas lui faire courir le risque d’obtenir moins que l’équivalent monétaire de son dommage lorsqu’elle n’a pas, par son fait, contribué à la réalisation du dommage. Un certain nombre de modifications concernent, en revanche, la faute de la victime.

La nouvelle délimitation des responsabilités contractuelle et extracontractuelle oblige à définir autrement la faute de la victime. La réparation du dommage corporel résultant de l’inexécution d’un contrat entrant dans le giron de la responsabilité extracontractuelle, les rédacteurs du projet ont cru bon d’énoncer que le manquement de la victime à ses obligations contractuelles emporte exonération partielle du défendeur (article 1254) et qu’il est opposable aux victimes par ricochet (article 1256). Bien que, dans la logique du projet, cette précision est utile dans la mesure où le manquement contractuel n’est pas toujours constitutif d’une faute (lorsque l’obligation méconnue est de résultat), elle doit, dans notre logique, être supprimée puisque nous ne sommes pas favorables à l’éviction automatique de la responsabilité contractuelle en matière de dommage corporel (V. supra nos observations sur l’article 1233 du projet).

L’article 1254 du projet prend également soin de préciser qu’emporte exonération partielle du défendeur la faute commise par une personne dont la victime répond. Cette solution trouve écho dans quelques arrêts rendus par la Cour de cassation qui ont permis au défendeur d’obtenir une réduction de sa dette de réparation lorsque l’enfant mineur ou le préposé de la victime a concouru, par sa faute, à la réalisation du dommage. Si l’on estime que l’effet libératoire de la faute de la victime n’est pas une peine privée, on peut, en effet, admettre la solution et la justifier par l’idée que la part de responsabilité incombant à la victime en sa qualité de parent ou de commettant d’un des coauteurs vient en diminution de sa créance de dommages-intérêts. Toutefois, ce n’est pas a priori la conception retenue par le projet. En privant d’effet exonératoire partiel la faute de la victime privée de raison, partant en subordonnant l’exonération à l’exigence de discernement de la victime, l’idée de peine privée est sous-jacente. En conséquence, il n’est pas logique d’opposer à la victime la faute d’une personne dont elle répond.  Cette règle est d’ailleurs écartée par la proposition de loi.

Surtout, le projet de réforme contient deux innovations majeures, confortées par la proposition sénatoriale.

D’une part, à l’article 1254, il prévoit qu’en cas de dommage corporel, seule la faute lourde de la victime a un effet exonératoire partiel. Jusqu’à présent, toute faute, même la plus légère, libère pour partie le défendeur. Ce n’est que par exception qu’une faute qualifiée est nécessaire pour produire un tel effet (faute de la victime d’un accident de la circulation non-conductrice, d’un dommage causé par un navire nucléaire). Le projet modifie profondément le droit positif en exigeant une faute lourde lorsque le dommage est corporel.

Plusieurs observations peuvent être faites. Tout d’abord, il est étrange que la faute qualifiée qui a été choisie soit une faute lourde, celle-ci n’étant pas familière à la responsabilité extracontractuelle. Certes, les manquements contractuels ayant donné naissance à un dommage corporel seront dans le champ de la responsabilité extracontractuelle mais on ne saurait pour autant faire abstraction de la faute extracontractuelle pure. Il serait préférable, comme le proposait l’avant-projet Catala (article 1351), de faire référence à la faute grave, moins connotée responsabilité contractuelle. Ensuite, le principe même de subordonner l’exonération partielle à une faute d’une certaine gravité, quelle que soit la qualification choisie, est gênant si la jurisprudence administrative continue à retenir qu’une faute simple de la victime suffit à exonérer partiellement l’administration de sa responsabilité. Pour l’heure, les solutions retenues par les juridictions judiciaires et administratives sont similaires s’agissant de la faute de la victime. Il serait regrettable de rompre cette harmonie : il en dépend d’une bonne administration de la justice et d’une égalité de traitement entre les victimes, quel que soit l’ordre de juridiction compétent pour statuer sur la réparation. Il y a peu de chances pour que le juge administratif, soucieux de préserver les deniers publics, fasse évoluer sa position. En conséquence, la solution actuelle doit être maintenue en droit privé.

D’autre part, l’article 1255 du projet dispose que la faute des victimes privées de discernement n’a pas d’effet exonératoire. Cette modification importante doit largement être approuvée à la fois sur la forme et sur le fond. Premièrement, la rédaction est habile, car elle permet de sauvegarder la conception objective de la faute appliquée à l’auteur du dommage. Sans sacrifier la protection des victimes qui pourront toujours rechercher la responsabilité personnelle de l’infans et du dément à l’origine de leur dommage, la réforme met enfin un terme au piège engendré par la logique juridique. La victime privée de raison ne peut pas se voir opposer sa propre faute pour diminuer sa créance de réparation. Secondement, la solution qui règne actuellement, consistant à prononcer un partage de responsabilité en raison de la faute commise par une personne qui n’est pas douée de discernement est non seulement profondément injuste mais aussi infondée dans la mesure où ce partage, opéré le plus souvent en fonction de la gravité de la faute de la victime, est conçu aujourd’hui comme une peine privée. Or, il ne peut y avoir de peine sans conscience du sujet. Il est fortement souhaitable d’y renoncer.

Il est toutefois nécessaire de supprimer le rétablissement du caractère exonératoire de la faute de la victime privée de discernement lorsqu’elle revêt les caractères de la force majeure, une telle précision étant superfétatoire dans la mesure où l’article 1253 du projet prévoit déjà l’effet exonératoire total de la force majeure.

Pour finir, il est regrettable que le projet de loi reste silencieux à propos du critère qui doit présider au partage de responsabilité lorsque la faute de la victime a concouru à la production du dommage alors qu’il est loin d’être toujours facile aujourd’hui de savoir quels éléments retiennent les juges du fond pour apprécier souverainement la part qui doit être laissée à la charge de la victime. Afin de combler une telle incertitude et surtout, de mettre fin à la grande disparité des solutions (« autant de tribunaux, autant de fractions » comme l’écrivait déjà Savatier au début du XXème siècle), il serait opportun de préciser que le partage de responsabilité doit être déterminé à l’aune de la gravité de la faute de la victime dans la mesure où l’avant-projet conçoit, semble-t-il, l’effet libératoire partiel de la faute de la victime comme une peine privée (V. supra nos observations sur l’article 1255).

Section 2 – Les causes d’exclusion de responsabilité

1. Faits justificatifs. À l’article 1257 du projet, sont énoncés ce qu’on appelle communément les faits justificatifs, à savoir des circonstances qui sont de nature à effacer la faute commise.

Plusieurs remarques peuvent être faites. Tout d’abord, il aurait été plus pertinent de placer ce texte après l’article 1242 qui définit la faute, car les circonstances visées n’ont lieu de jouer que dans le cadre d’une responsabilité pour faute. Ensuite, il est opportun que le projet ait renoncé à dresser une liste, au demeurant incomplète dans la version précédente, des faits justificatifs et qu’il ait choisi de renvoyer aux articles 122-4 à 122-7 du Code pénal. Il faudrait préciser que ces circonstances sont appréciées dans les conditions posées par le Code pénal qui en fixe très précisément le régime. La proposition de loi a renoncé à ce choix en préférant donner une liste des faits justificatifs.

2. Consentement de la victime. L’article 1257-1 consacre des dispositions au consentement de la victime et reprend à l’identique la proposition contenue dans le projet Terré. Il laisse au juge une assez grande latitude puisqu’il ne cherche pas à identifier les droits ou les intérêts dont les titulaires ont la libre disposition et ceux auxquels ils ne peuvent renoncer. Il serait opportun, malgré tout, de préciser que le consentement de la victime est sans effet en cas de dommage corporel dans la mesure où l’avant-projet, dans son ensemble, met en évidence le sort particulier réservé au dommage corporel. La proposition de loi, quant à elle, ne fait plus référence au consentement de la victime.

èPropositions de modifications :

Article 1253

Alinéa 1 :

Le cas fortuit, le fait du tiers ou de la victime sont totalement exonératoires s’ils revêtent les caractères de la force majeure. Le défendeur peut s’exonérer totalement uniquement s’il apporte la preuve d’une cause étrangère (fait de la nature, fait humain anonyme, fait du tiers, fait de la victime) présentant les caractères de la force majeure.

Alinéa 2 :

En matière extracontractuelle, la force majeure est l’événement dont le défendeur ou la personne dont il doit répondre ne pouvait éviter la réalisation ou les conséquences par des mesures appropriées.

Alinéa 3 [sans changement]

Article 1254

Le manquement de la victime à ses obligations contractuelles, La faute de la victime ou celle d’une personne dont elle doit répondre sont est partiellement exonératoires lorsqu’ils ont elle a contribué à la réalisation du dommage. En cas de dommage corporel, seule une faute lourde peut entraîner l’exonération partielle.

La diminution de l’indemnisation doit être spécialement motivée par référence à la gravité de la faute de la victime.

Article 1255

Sauf si elle revêt les caractères de la force majeure La faute de la victime privée de discernement n’a pas d’effet exonératoire.

Article 1256

La faute de ou l’inexécution contractuelle opposable à la victime directe l’est opposable également aux victimes d’un préjudice par ricochet.

Article 1257 Article 1242-1 (à condition de décaler tous les articles)

Le fait dommageable ne donne pas lieu à responsabilité pour faute lorsqu’il était prescrit par des dispositions législatives ou réglementaires, autorisé par la loi ou la coutume, imposé par l’autorité légitime ou commandé par la nécessité de la légitime défense ou de la sauvegarde d’un intérêt supérieur dans les conditions prévues aux articles 122-4 à 122-7 du Code pénal.

Ne donne pas non plus lieu à responsabilité le fait dommageable portant atteinte à un droit ou à un intérêt dont la victime pouvait disposer, si celle-ci y a consenti. Le consentement de la victime est sans effet lorsque celle-ci a subi un dommage corporel.

Article 1257-1

A supprimer


Projet de réforme de la responsabilité extracontractuelle / Les dispositions préliminaires – Avis

Chapitre Ier – Dispositions préliminaires

(articles 1233 à 1234)

Observations d’Olivia Robin-Sabard, professeur à l’Université de Tours

1. Principe du non-cumul des responsabilités contractuelle et extracontractuelle. L’article 1233 du projet de réforme de la responsabilité civile de mars 2017 (de même que l’article 1233, al. 1er de la proposition de loi du Sénat du 29 juillet 2020) maintient le principe de non-option des responsabilités contractuelle et extracontractuelle aux termes duquel la victime ne peut pas choisir le régime qui lui serait le plus favorable. Cette règle posée par la jurisprudence depuis la fin du XIXème siècle se trouve ainsi consacrée par la loi. Sa justification est connue : éviter que le contractant, en se plaçant sur le terrain de la responsabilité extracontractuelle, déjoue les prévisions du contrat et échappe au régime spécifique de la responsabilité contractuelle (limitation de la réparation au dommage prévisible, application des clauses limitatives ou exonératoires de responsabilité, délai de prescription spécifique).

Alors que le principe de non-option est assez peu écarté en droit positif, le projet de réforme de la Chancellerie introduit une exception de taille, inspirée du projet Terré. Dès lors que le dommage causé par l’inexécution contractuelle est corporel, il est réparé au titre de la responsabilité extracontractuelle (art. 1233-1, al. 1er du projet de la Chancellerie). Ainsi, le créancier contractuel qui subit une atteinte à son intégrité physique n’est pas, en principe, libre de choisir entre les règles de la responsabilité contractuelle et celles de la responsabilité délictuelle, il est tenu de se placer sous l’empire des secondes. Cette solution a été retenue pour venir en contrepoids de l’élargissement du contenu contractuel, de l’insertion dans le contrat de devoirs généraux relatifs à la sécurité du créancier dans sa personne et dans ses biens. Le projet de réforme a toutefois ajouté une exception qui n’était pas prévue dans la version précédente : la possibilité pour la victime d’invoquer les stipulations expresses du contrat qui lui sont plus favorables que l’application des règles de la responsabilité extracontractuelle (art. 1233-1, al. 2).

Il serait, selon nous, plus pertinent, plutôt que de prévoir un principe et de l’assortir d’une exception, de laisser une liberté de choix à la victime comme le prévoyait l’avant-projet Catala (article 1341, al. 2). Telle est la solution retenue par la proposition de loi (art. 1233, al. 2). Celle-ci permet tout autant d’estomper les conséquences du « forçage du contrat » sans néanmoins engendrer les conséquences disproportionnées par rapport au but visé par le principe de non-option. Il n’est pas nécessaire, en effet, de procéder à une nouvelle délimitation des responsabilités contractuelle et extracontractuelle, fondée sur la nature du dommage subi, et d’évincer la première pour la réparation du dommage corporel. Les effets les plus préjudiciables de la mise en œuvre de la responsabilité contractuelle en matière de dommage corporel sont déjà neutralisés ou en passe de l’être : unification actuelle des délais de prescription (prescription décennale prévue par l’article 2226 du Code civil), nullité à venir des clauses ayant pour effet d’exclure ou de limiter la réparation (article 1281, al. 2 du projet de réforme, art. 1284, al. 2 de la proposition de loi).

2. Responsabilité du contractant à l’égard des tiers. Le projet de réforme de 2017 modifie complètement les règles applicables aux tiers victimes d’une inexécution contractuelle par rapport à la version de mars 2016.  L’article 1234 prévoyait que le tiers victime de l’inexécution d’un contrat devait nécessairement agir sur le fondement extracontractuel. Surtout, il exigeait que le tiers rapporte la preuve d’un fait générateur de responsabilité extracontractuelle et mettait, en conséquence, fin au principe d’identité des fautes contractuelle et délictuelle auquel se rallie très majoritairement la jurisprudence depuis un arrêt de 2006 de la Cour de cassation, statuant en assemblée plénière[1]. Si le projet avait été adopté comme tel, un manquement contractuel n’aurait plus été susceptible à lui seul d’engager la responsabilité du contractant à l’égard des tiers. Ce changement aurait eu quelques vertus : les tiers se seraient trouvés alors dans une situation moins ambivalente qu’aujourd’hui, puisqu’ils sont admis actuellement à se prévaloir du contrat mais échappent, en revanche, au régime contractuel dès lors qu’en application des règles de la responsabilité extracontractuelle, les clauses limitatives ou exonératoires de responsabilité et les clauses de compétence ne leur sont pas opposables, le préjudice imprévisible est réparable. Or, l’application actuelle du régime extracontractuel déjoue les prévisions contractuelles. Le contractant défaillant est condamné dans des conditions différentes de celles qu’il avait pu envisager. Sa responsabilité peut même être plus lourdement engagée envers un tiers qu’envers son propre cocontractant.

Si l’option retenue en 2016 avait le mérite de faire disparaître ces inconvénients, la solution adoptée dans la nouvelle version,  est plus nuancée. Elle est confirmée par la proposition de loi. Le tiers victime a le choix de se placer sur le terrain contractuel ou sur celui de la responsabilité extracontractuelle. Dans le premier cas, il est admis à se prévaloir d’un manquement contractuel. Dans le second, il doit apporter la preuve d’un fait générateur de la responsabilité extracontractuelle. Toutefois, on peut regretter que le contractant ne puisse pas, dans la première hypothèse, opposer aux tiers les clauses limitatives de responsabilité. La solution proposée par l’avant-projet Catala (art. 1342) est à cet égard plus satisfaisante, car elle parvient à réaliser un compromis satisfaisant entre les intérêts du débiteur défaillant et ceux des tiers. Celle-ci respecte, en effet, les prévisions contractuelles sans entacher le droit à réparation dont le tiers est titulaire. Ainsi, le tiers qui souhaite fonder son action uniquement sur un manquement contractuel se verra appliquer les règles de la responsabilité contractuelle. Il sera alors soumis à toutes les contraintes nées du contrat (clauses limitatives ou exclusives de responsabilité, clauses de compétence…). Une telle solution n’est pas au demeurant contraire au principe de l’effet relatif des conventions, qui interdit seulement de constituer un tiers créancier ou débiteur. En revanche, le tiers qui souhaite échapper à ces contraintes, sous réserve qu’il ait un intérêt légitime à la bonne exécution du contrat (et qu’il ne dispose d’aucune autre action en réparation – condition ajoutée par la proposition de loi), pourra se fonder sur la responsabilité extracontractuelle mais il devra alors apporter la preuve d’un fait générateur de responsabilité extracontractuelle.

Propositions de modifications :

Article 1233

Création d’un alinéa 1er [sans changement sur le fond] : En cas d’inexécution d’une obligation contractuelle, ni le débiteur ni le créancier ne peuvent se soustraire à l’application des dispositions propres à la responsabilité contractuelle pour opter en faveur des règles spécifiques à la responsabilité extracontractuelle.

Ajout d’un alinéa 2 : Toutefois, lorsque l’inexécution cause un dommage corporel, le co-contractant peut, pour obtenir la réparation de ce dommage, opter pour les règles qui lui sont plus favorables.

Article 1233-1

Supprimé

Article 1234  

Lorsque l’inexécution contractuelle est la cause directe d’un dommage subi par un tiers, celui-ci peut en demander réparation au débiteur sur le fondement de la responsabilité contractuelle. Il est alors soumis à toutes les limites et conditions qui s’imposent au créancier pour la réparation de son dommage. Il peut également obtenir réparation sur le fondement de la responsabilité extracontractuelle mais à charge pour lui de rapporter la preuve de l’un des faits générateurs d’une responsabilité extracontractuelle.

[1] Cass. ass. plén., 6 oct. 2006 : Bull. civ., n° 9 : « le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage ». À noter toutefois l’existence de quelques arrêts qui sont revenus sur le principe de l’assimilation des fautes contractuelle et délictuelle (Cass. 3e civ., 22 oct. 2008 : n° 07-15692 ; Cass. 1e civ., 15 déc. 2011 : n° 10-17691).

La qualification du fonds de commerce sous le régime légal: bien commun ou bien propre ?

Les gains et salaires ne sont pas les seuls biens qui proviennent de l’industrie personnelle des époux à tomber en communauté. Subissent le même sort les biens directement créés par les époux, mais encore les plus-values apportées à un bien.

Encore faut-il que l’acte de création intervienne pendant le mariage et que le bien créé ne présente pas un caractère trop personnel.

Ces deux exigences ne sont pas sans soulever des difficultés juridiques pour certains biens. Nous envisagerons ici la qualification du fonds de commerce créé au cours du mariage.

Selon la définition couramment admise, le fonds de commerce est un ensemble de d’éléments mobiliers corporels (matériel, marchandises, outils,) et incorporels (droit au bail, brevets, nom commercial) qui sont affectés à l’exploitation d’une activité commerciale.

Parce qu’un fonds de commerce est une universalité de fait, il constitue un bien qui se distingue des éléments qui le composent.

La question qui alors se pose est de savoir quelle est la qualification endossée par ce bien.

Lorsqu’un fonds de commerce a été créé au cours du mariage tombe-t-il en communauté ou appartient-il en propre à l’époux qui l’exploite ?

==> Principe

Très tôt, la jurisprudence a admis que le fonds de commerce créé au cours du mariage était un bien commun.

La raison en est que son existence procède d’un acte de création et plus précisément de la fourniture d’un travail de développement commercial. Or en application de l’article 1401 du Code civil tout bien qui provient de l’industrie personnelle des époux endosse la qualification de bien commun.

Le fonds de commerce n’échappe pas à la règle : il doit être inscrit à l’actif de la communauté, de sorte que, lors de la liquidation de la communauté, il devra faire l’objet d’un partage entre les époux.

Si l’énoncé de cette règle se conçoit bien, plus délicate est sa mise en œuvre. En effet, il est certaines situations susceptibles de soulever des difficultés.

Ces difficultés tiennent, d’une part, à la date création du fonds de commerce et, d’autre part, à l’affectation de biens propres à son exploitation.

  • La date de création du fonds de commerce
    • Selon que le fonds de commerce est créé avant ou après la célébration du mariage sa qualification différera.
      • Si la création du fonds de commerce intervient avant la célébration du mariage, il appartiendra en propre à l’époux exploitant
      • Si la création du fonds de commerce intervient après la célébration du mariage, il tombera en communauté
    • La date de création du fonds de commerce est donc déterminante.
    • Dans un arrêt du 18 avril 1989, la Cour de cassation a jugé que ce n’est pas nécessairement la date d’ouverture du commerce au public qu’il y avait lieu de retenir.
    • Elle estime que quand bien même l’exploitation a commencé avant le mariage, il n’était pas établi, au cas particulier, que les travaux de transformation du local, précédemment utilisé par l’ancien occupant, aient été achevés, ni que le commerce avait été fréquenté par le moindre client (Cass. 1ère civ. 18 avr. 1989, n°87-19348).
    • L’enseignement qu’il y a lieu de retenir de cette décision, c’est que la détermination de la date de création du fonds de commerce est laissée à la libre appréciation des juges du fonds.
    • Reste que pour certains auteurs, c’est la date d’ouverture du fonds de commerce qui doit être retenue afin de déterminer si sa création est intervenue avant ou après la célébration du mariage.
    • C’est à cette analyse que nous souscrivons.
  • L’affectation de biens propres à l’exploitation du fonds de commerce
    • Lorsque le fonds de commerce est créé au cours du mariage, sa qualification n’est pas sans soulever une difficulté lorsque des biens propres d’un époux sont affectés à son exploitation.
    • Cette mise à disposition de biens propres est-elle de nature à faire obstacle à l’inscription du fonds à l’actif de la communauté ?
    • D’aucuns ont soutenu que, en pareille hypothèse, il y avait lieu de ventiler les éléments composant le fonds de commerce entre biens propres et biens communs.
    • Cette proposition n’est toutefois pas convaincante en raison de la nature du fonds de commerce.
    • Il s’agit, en effet, d’une universalité de fait, soit d’un ensemble de biens unis par une même finalité économique.
    • Dans ces conditions, seule une approche moniste peut être envisagée.
    • Une qualification distributive est donc exclue.
    • Aussi, deux situations peuvent être envisagées :
      • Le fonds de commerce a été créé au cours du mariage
        • Dans cette hypothèse, tous les éléments qui composent le fonds de commerce tombent en communauté.
        • Cette qualification s’applique également aux biens propres affectés à l’exploitation du fonds qui deviennent communs par accessoire, ce conformément à la règle posée à l’article 1404, al. 2e in fine du Code civil.
        • Une récompense sera néanmoins due, en contrepartie, à l’époux auquel les biens propres appartenaient et dont la propriété a été transférée à la communauté.
      • Le fonds de commerce a été créé avant la célébration du mariage
        • Dans cette hypothèse, tous les éléments qui composent le fonds de commerce sont des biens propres, y compris les biens communs qui seraient affectés à son exploitation (V. en ce sens Cass. 1ère civ. 2 mai 1990, n°87-18040).
        • La communauté aura néanmoins droit à récompense.
        • La jurisprudence est ainsi guidée par le souci de préservation de l’unité d’exploitation.

==> Cas particuliers

Il est des cas où l’exploitation d’un fonds de commerce est subordonnée à la titularité d’un diplôme ou à l’obtention d’une autorisation administration.

Tel est notamment le cas pour les officines de pharmacie ou encore pour les licences de taxi.

Qu’il s’agisse d’un diplôme ou d’une autorisation administrative, dans les deux cas ils sont octroyés intuitu personae et donc sont très étroitement attachés à la personne de leur titulaire.

On s’est alors demandé si, pour cette catégorie spécifique de fonds de commerce, il n’y avait lieu de distinguer :

  • D’une part, le « titre » qui resterait propre à l’époux titulaire du diplôme ou de l’autorisation administrative
  • D’autre part, la « finance » qui tomberait en communauté en tant que valeur économique du fonds

S’agissant des officines de pharmacie, après avoir refusé de faire application de cette distinction, la Cour de cassation l’a finalement retenue dans un arrêt du 18 octobre 2005.

La première chambre civile a jugé en ce sens que « la propriété de l’officine était réservée aux personnes titulaires du diplôme de pharmacien mais que la valeur du fonds de commerce tombait en communauté » (Cass. 1ère civ. 18 oct. 2005, n°02-20329).

Il ressort de cette jurisprudence que l’officine de pharmacie serait donc un bien mixte, de sorte qu’elle resterait propre à l’époux s’agissant de l’exploitation du fonds attachée au diplôme de pharmacien. Quant à sa valeur, elle serait un bien commun.

Bien que critiquée par une partie de la doctrine, cette solution a, par suite, été confirmée par la Cour de cassation dans un arrêt du 4 décembre 2013 (Cass. 1ère civ. 4 déc. 2013, n°12-28076).

À cet égard, elle est venue préciser que, pour déterminer si la valeur du fonds tombe en communauté, il est indifférent que l’obtention de l’autorisation préfectorale de création de l’officine de pharmacie soit intervenue antérieurement à la célébration du mariage.

Pour la Haute juridiction, dans la mesure où, à cette date, la clientèle, élément essentiel du fonds de commerce, n’existe que de manière potentielle, seule l’ouverture au public doit être prise en compte car elle entraîne la création d’une clientèle réelle et certaine.

Au cas particulier, cette ouverture au public était intervenue postérieurement à la célébration du mariage. La Cour de cassation en déduit que « la valeur de l’officine devait être réintégrée dans l’actif de la communauté ».

S’agissant des licences de taxi, la même solution que celle retenue par la jurisprudence pour les officines de pharmacie semble pouvoir être appliquée.

Dans un arrêt du 16 avril 2008 la Cour de cassation s’est, en effet, appuyée sur la distinction entre le titre et la finance pour décider que « le caractère personnel de ” l’autorisation de stationnement ” délivrée par l’Administration pour l’exercice de la profession d’exploitant de taxi n’a pas pour effet d’exclure de la communauté la valeur patrimoniale de la faculté de présenter un successeur qui y est attachée ».

Elle en tire la conséquence que c’est « à bon droit que la cour d’appel a jugé que la valeur patrimoniale de la licence de taxi faisait partie de l’actif de la communauté » (Cass. 1ère civ. 16 avr. 2008, n°07-16105).

Projet de réforme de la responsabilité extracontractuelle / La réparation du dommage corporel – Avis

Section 2.- Les règles particulières à la réparation des préjudices résultant de certaines catégories de dommages

Sous-section 1. Règles particulières à la réparation des préjudices résultant d’un dommage corporel (articles 1267 à 1277)

Les travaux engagés par les rapporteurs de la mission d’information sur la responsabilité civile visent principalement à répondre à trois questions.

Les voici rappelées.

Quelles sont les innovations les plus positives ou, au contraire, les plus contestables apportées à ce projet ?

Prend-il correctement en compte l’évolution de la jurisprudence et de la doctrine ?

Comporte-t-il des dispositions qui méritent d’être améliorées ou corrigées, ou qui appellent une clarification pour éviter les difficultés d’application et d’interprétation ? Souffre-t-il de manques particuliers ?

A l’une des questions posées, et pour ce qui concerne spécialement les règles particulières sous étude, une réponse affirmative s’impose d’emblée. Le projet de réforme a certainement pris en compte l’évolution de la jurisprudence. Quant à la doctrine, ses travaux ont assurément inspiré les rédacteurs. En bref, le gros des dispositions est susceptible de recueillir l’assentiment de l’université, du palais et des cabinets.

Le projet, dont la mission d’information s’est pleinement saisie, compte de nombreuses innovations. C’est ce qui sera présenté d’abord (1). Quant aux corrections qui pourraient être apportées, elles retiendront l’attention ensuite (2).

1.- Les innovations du projet de réforme

Le projet de réforme de la responsabilité civile (13 mars 2017). V. aussi Sénat, proposition de loi portant réforme de la responsabilité civile, 29 juill. 2020), relativement aux règles particulières à la réparation du dommage corporel, est des plus intéressants. Dans le cas particulier, et à l’exception d’une innovation plus contestable (b), il est fait d’innovations positives (a).

a.- Les innovations positives ont toutes été pensées dans un seul et même but, à savoir : garantir, autant que faire se peut, une égalité de traitement des victimes devant la loi. C’est tout à fait remarquable car, en l’état du droit positif, à atteinte en tout point semblable en fait, les intéressées ne sont pas du tout traitées de la même manière en droit. Quelles sont ces innovations ?

Ordre.- Les règles particulières à la réparation des préjudices résultant d’un dommage corporel auront vocation à s’appliquer – sans distinction aucune – aux juges, aux assureurs, aux fonds d’indemnisation (qui paient en première intention) et aux fonds de garantie (qui paient en désespoir de cause). Le principe est énoncé à l’article 1267. Il importera donc à tout un chacun de déférer au seul ordre de la loi civile. La solution a le mérite de mettre un terme aux désordres du droit, qui sont notamment provoqués par l’existence de deux ordres de juridiction et l’invention de systèmes de solutions arrêtés respectivement par le juge administrative et le juge judiciaire qui tantôt ne convergent pas tout à fait, tantôt divergent franchement.

Nomenclature.- Le projet doit encore être salué, car il transforme un essai manqué à plusieurs reprises en législation, à savoir la consécration d’une nomenclature (non limitative) des préjudices corporels (art. 1269). En vérité, la voie de l’uniformisation a d’ores et déjà été prise en pratique. On pourrait donc craindre qu’on légiférât sans grand intérêt sur le sujet. Dans la mesure toutefois où il est encore quelques désaccords sur la question, notamment entre le Conseil d’État et la Cour de cassation, la loi fera gagner en certitude.

Barémisation.- Autre motif de satisfaction : l’élaboration d’un barème médical unique et indicatif (art. 1270) en lieu et place de la myriade de référentiels qui changent du tout au tout l’évaluation qui est faite par les professionnels de santé du dommage subi. Il restera bien entendu à s’entendre sur la définition, d’une part, des atteintes organiques et fonctionnelles et, d’autre part, sur leur quantification respective. Mais, à hauteur de principe, l’article 1270 participe de l’égalité de traitement des victimes.

Référentiel.- L’élaboration d’un référentiel indicatif d’indemnisation des chefs de préjudices extra-patrimoniaux (voy par ex. le déficit fonctionnel, les souffrances endurées, le préjudice esthétique, le préjudice sexuel, etc.) doit retenir l’attention. C’est que le projet de loi, aussi innovant qu’il soit sur la question, est clivant plus sûrement encore. Ni les associations de victimes, ni les avocats de ces dernières n’y sont favorables. Et pourtant, il y a des raisons d’opiner.

Il est bien su que la monétisation de ces derniers est des plus contingentes. Dans la mesure où il n’y a aucune espèce d’équivalent envisageable, la réparation des préjudices non économiques est nécessairement arbitraire.

Le référentiel permettrait de rendre la demande en justice et/ou l’offre d’indemnisation moins fantaisiste et la décision du juge moins discrétionnaire. En outre, s’il était décidé de minorer ou majorer ce qui est ordinairement accordé dans un cas approchant, il appartiendrait aux intéressés de s’en expliquer. Enfin, et c’est plus volontiers d’économie du droit dont il est question, le dispositif devrait participer à réduire la variance du risque de responsabilité et, partant, à diminuer (au moins théoriquement) les primes et cotisations appelées par les organismes d’assurance.

Indexation.- L’indexation de la rente indemnitaire (art. 1272, al. 1er) et l’actualisation du barème de capitalisation (art. 1272, al. 2) sont de graves questions. Il importait que le législateur s’en saisisse. C’est du reste une réforme qui est appelée des vœux de toutes les personnes intéressées par la compensation du dommage corporel. C’est que, en l’état du droit positif, le juge est purement et simplement abandonné à prendre une décision parmi les plus importantes qui soit en la matière (v. infra).

Remboursement.- Pour terminer sur ces innovations positives, il faut dire un mot de la réforme du recours des tiers payeurs (art. 1273-1277). Les dispositions sont parmi les plus techniques qui soient. Il importe de retenir – c’est l’essentiel – qu’à la faveur du projet, les caisses de sécurité sociale seront mieux loties qu’elles ne le sont aujourd’hui tandis que la solidarité nationale sera moins sollicitée.

Il importe également de signaler à la mission d’information que l’article 1276 devrait faire l’objet d’une vive opposition de la part des associations de victimes et des avocats défenseurs des intérêts de ces dernières. La raison tient à ceci que la correction opérée par le projet aura nécessairement pour effet de réduire quelque peu les dommages et intérêts compensatoires.

En l’état du droit positif, lorsque les caisses poursuivent le tiers responsable du dommage causé à un assuré social pour obtenir le remboursement de leurs débours, elles entrent possiblement en concours avec la victime qui, de son côté, a engagé une action aux fins d’indemnisation complémentaire. Le concours d’actions (action en remboursement vs action en indemnisation) est source d’un conflit que le droit résout au profit exclusif de la victime, qui est systématiquement préférée aux tiers payeurs alors pourtant qu’elle a pu (pour prendre un exemple typique) commettre une faute à l’origine de son dommage. 

Le législateur gagnerait donc à maintenir l’article 1276, car la victime est équitablement lotie et la caisse justement remboursée.

b.- Aux nombres des règles particulières à la réparation du préjudice résultant d’un dommage corporel, le projet renferme une innovation plus contestable.

L’article 1233-1 dispose que la victime, qui est le siège d’une atteinte à son intégrité physique, est fondée à obtenir réparation sur le fondement des seules règles de la responsabilité extracontractuelle, alors même que le dommage serait causé à l’occasion de l’exécution d’un contrat.

Intention.- Techniquement, la règle paralyse, d’une part, le jeu d’une clause qui aurait pour objet ou pour effet de minorer voire d’exclure la réparation (garantie de la réparation). La règle interdit, d’autre part, la découverte d’une obligation (par ex. d’information ou de sécurité) dont l’inexécution consommée assurerait un fondement commode à la condamnation du débiteur au paiement de dommages et intérêts (sécurité juridique). Fondamentalement, la règle se réclame d’une sentence prononcée par un éminent auteur, à savoir que ce serait « artifice que de faire entrer [dans le contrat] des bras cassés et des morts d’homme ; les tragédies sont de la compétence des articles 1382 et suivants » (Jean Carbonnier). En outre, c’est une proposition qui a été faite en son temps par le projet Terré.

Raison(s).- Aussi fructueuse qu’elle puisse paraître de prime abord, cette disposition préliminaire doit être écartée. Il y a deux raisons à cela. Elles sont d’inégale valeur.

D’abord, elle porte peu à conséquence, car la réparation ne peut être limitée ou exclue par contrat en cas de dommage corporel (art. 1281, al. 2). Ensuite, et surtout, il existe toute une série de situations dans lesquelles le contractant encourt un risque spécifique du fait du contrat, notamment en cas de prestations de transport, de prestations sportives, de prestations ludiques impliquant un dynamisme propre ou encore de prestations médicales. Or, la volonté d’interdire au juge qu’il ne force le contrat (au point de le gauchir purement et simplement) priverait les personnes concernées de la liberté d’aménager les modalités de la réparation.

C’est la raison pour laquelle il sera recommandé que cette disposition soit supprimée.

C’est le seul point d’achoppement qui a été relevé. Le reste des dispositions projetées est de bonne facture. Ce n’est pas à dire toutefois qu’il ne faille pas ici ou là apporter quelques corrections au projet de réforme de la responsabilité civile.

2.- Les corrections du projet de réforme

La considération du législateur et du juge pour la nature corporelle du dommage est en définitive assez récente. Il faut bien voir que jusqu’à l’insertion des articles 16 et suivants dans le Code civil en 1994 (qui renferment les règles relatives au respect du corps humain), l’homme n’est que pur esprit. Et le Code civil de 1804 de repousser toute hiérarchisation des intérêts protégés. Pour le dire autrement, tous les dommages se valent ; ils ont une égale vocation à la réparation.

Le temps a depuis fait son œuvre. La réparation du dommage corporel a été érigée en impératif catégorique.

Le projet de réforme de la responsabilité civile en porte distinctement la marque. Relativement aux règles particulières à la réparation des préjudices résultant d’un dommage corporel, et sous réserve des quelques corrections qui pourraient être faites, le projet est de la belle ouvrage.

Art. 1254.- L’alinéa 2 de l’article mériterait d’être modifié. Il est prévu que seule une faute lourde (une négligence d’une extrême gravité, « rare sottise » a pu dire en son temps la Cour de cassation) de la victime d’un dommage corporel pourrait entraîner l’exonération partielle du responsable. C’est une faveur trop grande. Il apparaît pour le moins sévère de faire supporter au défendeur à l’action en réparation, et à son assureur de responsabilité civile, les conséquences de la faute de la victime alors pourtant que cette dernière a contribué de façon patente à la réalisation du dommage. Il y a plus.

Il faut bien voir que l’assureur de responsabilité civile sur qui, par hypothèse, le poids de la réparation va être déplacé ne s’est engagé qu’à une chose : protéger le patrimoine du responsable contre une aggravation du passif (constituée par la dette de dommages et intérêts). Ce serait un tort de penser qu’il est censé couvrir le sinistre tel un assureur de personnes. C’est pourtant à une cette conséquence qu’on parvient de proche en proche. En empêchant la victime d’une faute lourde d’être complètement indemnisée du tort subi, le législateur pourrait passer pour sévère.

Cela étant, que le droit considère plus volontiers l’affliction de toute personne atteinte dans son intégrité corporelle est une chose ; elle est acquise. Que le droit exonère en revanche la victime de toute responsabilité en est une autre ; c’est plus douteux. Il ne s’agirait pas que les règles particulières sous étude dispensent tout un chacun de sa responsabilité individuelle, qui consiste : i.- à prévenir autant que faire se peut la survenance du dommage corporel ; ii.- à souscrire autant que de besoin une assurance de personnes (voy. par ex. la garantie accident de la vie) pour le cas où ce dernier dommage se réaliserait.

Art. 1268.- L’incidence de l’état antérieur de la victime (c’est-à-dire la situation dans laquelle elle se trouvait avant que l’événement dommageable ne lui préjudicie) est réglementée. Ce faisant, le projet conforte une jurisprudence qui considère que le droit à réparation ne saurait être réduit par des prédispositions pathologiques lorsque l’affection qui en résulte n’a été révélée ou provoquée que par le fait de l’accident ou de l’infraction.

Il est regrettable toutefois que l’article 1268 n’ait pas réglementé un cas particulier, qui est source d’une grande confusion en pratique : celui du fait dommage qui transforme radicalement (ou sans commune mesure) l’invalidité préexistante et qui impose, par voie de conséquence, en équité, l’indemnisation de l’entier dommage subi.

C’est pourtant un cas de figure qui n’est pas exceptionnel en pratique et qui est très mal connu et/ou compris par les professionnels de santé nommés aux fins d’expertise (amiable ou judiciaire).

On proposera donc les modifications suivantes : al. 1 : « Les préjudices doivent être appréciés sans qu’il soit tenu compte d’éventuelles prédispositions de la victime lorsque l’affection qui en est issue n’a été provoquée ou révélée que par le fait dommageable  » ; al. 2 : « Il en va de même lorsque lesdits préjudices ont transformé radicalement la nature de l’invalidité ».

Art. 1270.- L’élaboration d’un barème médical unique et indicatif est une nécessité en la matière. Une fois encore, ce dispositif participe de l’égalité de traitement des victimes. À l’expérience, les médecins et chirurgiens experts se représentent plus volontiers la « barémisation » tel un dispositif impératif. Ce qui est une erreur en droit ; c’est purement indicatif. Prescrire qu’il importe de déterminer les modalités d’élaboration, de révision et de publication apparaît donc tout aussi nécessaire.

Ceci étant dit, une difficulté n’est pas réglée par le texte. Elle a trait au déficit fonctionnel, qui ne reçoit aucune définition. De prime abord, la chose est entendue. Et pourtant, la victime peut tout à fait être le siège d’une atteinte organique et ne subir aucun retentissement fonctionnel.

Un exemple concret permettra de s’en convaincre. Une personne ingère un médicament des années durant. À l’analyse, le principe actif se révèle valvulotoxique. Les examens échographiques attestent que l’intéressée est victime d’une valvulopathie médicamenteuse. Par chance, elle n’a aucun déficit fonctionnel. Le risque que sa situation ne s’aggrave est certes plus grand. En droit, son angoisse peut assurément être indemnisée. Mais, sauf ce dernier chef de préjudice, la victime subit un dommage (c’est à dire une atteinte contemporaine de la prise de médicament) sans aucune espèce de conséquence (c’est à dire sans préjudice juridiquement réparable). Si la distinction dommage corporel / préjudices est volontiers reçue par les juristes, il n’en va nécessairement de même des professionnels de santé dont l’expertise est requise auxquels le texte s’adresse plus volontiers. On proposera donc de compléter le texte à leur attention, en précisant que le déficit fonctionnel mesure le retentissement préjudiciable subi .

Article 1270 : Sauf disposition particulière, le déficit fonctionnel, qui mesure le retentissement physiologique et situationnel préjudiciable d’une atteinte organique, est évalué selon un barème médical unique, indicatif, dont les modalités d’élaboration, de révision et de publication sont déterminées par voie réglementaire.

Article 1271. – L’élaboration d’un référentiel indicatif d’indemnisation aux fins d’évaluation des chefs de préjudices extrapatrimoniaux est une bonne chose. Cette disposition participe tout aussi certainement que les articles 1269 et 1270 de l’égalité de traitement des victimes. Ce n’est pas le seul avantage qui pourrait être retiré du texte. On peut augurer une minoration de la variance du risque de responsabilité et, partant, une réduction théorique des primes et cotisations. Au reste, et cela emporte tout autant sinon plus, la demande en justice et l’offre d’indemnisation pourront passer pour moins fantaisistes tandis que la décision du juge pourra sembler moins discrétionnaire (encore qu’il soit tenu par le principe dispositif). C’est qu’un tel référentiel supposera expliquée la raison pour laquelle la victime se verra allouer plus ou moins de dommages et intérêts en comparaison avec ce qui est ordinairement accordé.

On regrettera toutefois que la base de donnée ne rassemble que les décisions définitives rendues par les cours d’appel en matière d’indemnisation du dommage corporel des victimes d’un accident de la circulation. On gagnerait à recenser toutes les décisions rendues par les juges judiciaires et administratifs, comme du reste toutes les offres d’indemnisation adressées aux victimes par les fonds de garantie et d’indemnisation.

On proposera donc de corriger l’article 1271 en supprimant a minima les mots « victimes d’un accident de la circulation ».

Article 1272. – C’est de l’indexation de la rente (art. 1272, al. 1er) et de table de capitalisation (art. 1272, al. 2) dont il est question.

L’indexation de la rente indemnitaire est une nécessité, particulièrement en période d’inflation. L’article 1272 a donc le mérite de garantir un service utile des prestations (de survie) à terme. Il y a plus. Il généralise un dispositif pratiqué jusqu’à présent dans le seul droit des accidents de la circulation. Un cadre serait ainsi donné. C’est au passage une réforme qui est appelée des vœux de toutes les personnes intéressées par la compensation du dommage corporel.

Une remarque critique sera toutefois faite quant au choix de l’indice de référence. Sur la forme, le projet de réforme prescrit d’avoir égard à l’évolution du salaire minimum. Une précision s’impose. S’agit-il d’indexer la rente indemnitaire sur le salaire minimum interprofessionnel de croissance ou bien le calcul doit-il être fait sur la base des revenus professionnels (nets de cotisations sociales) du crédirentier ? Dans la mesure où l’indice est fixé par voie réglementaire, la première branche de l’option s’impose manifestement. L’article 1272 gagnerait toutefois à être complété en conséquence.

Quant à la table de capitalisation, il faut saluer que le législateur se saisisse de la question et n’abandonne plus le juge à une si lourde responsabilité (v. supra). Des arrêts récents rendus dans le courant de l’année par la Cour de cassation attestent l’acuité de la problématique. Et déjà en 2002, le rapport de la commission du Conseil national d’aide aux victimes concluait à la nécessité impérative de publier un barème de capitalisation actualisé. Plus concrètement, la question se pose de savoir s’il importe de prendre en compte l’inflation future dans la base de calcul. Les assureurs sont hostiles. On peut leur accorder qu’une estimation à long terme de ladite inflation est pour le moins divinatoire. Ceci étant dit, l’absence de toute prise en compte est susceptible de conduire à des résultats plus fâcheux encore, les fluctuations de la monnaie pouvant empêcher la victime de remployer utilement les dommages et intérêts compensatoires alloués. Aussi, et parce que la loi doit être féconde en conséquences, il ne semble pas déraisonnable d’inviter le législateur à se prononcer sur ce point.

L’article 1272 gagnerait à être corrigé. Il pourrait disposer : « L’indemnisation due au titre de la perte de gains professionnels, de la perte de revenus des proches ou de l’assistance d’une tierce personne a lieu en principe sous forme d’une rente indexée sur un indice fixé par voie réglementaire et lié à l’évolution du salaire minimum interprofessionnel de croissance.

« Avec l’accord des parties, ou sur décision spécialement motivée, la rente peut être convertie en capital selon une table dont les modalités d’élaboration (notamment la prise en compte de l’inflation), de révision et de publication sont déterminées par voie réglementaire.

« Lorsqu’une rente a été allouée conventionnellement ou judiciairement en réparation de préjudices futurs, le crédirentier peut, si sa situation personnelle le justifie, demander que les arrérages à échoir soient remplacés en tout ou partie par un capital, suivant la table de conversion visée à l’alinéa précèdent. »

Propositions de modification :

Art. 1268, al. 1

Les préjudices doivent être appréciés sans qu’il soit tenu compte d’éventuelles prédispositions de la victime lorsque l’affection qui en est issue n’a été provoquée ou révélée que par le fait dommageable. 

Il en va de même lorsque lesdits préjudices ont transformé radicalement la nature de l’invalidité.

Article 1270

Sauf disposition particulière, le déficit fonctionnel après consolidation, qui mesure le retentissement physiologique et situationnel préjudiciable d’une atteinte organique, est mesuré selon un barème médical unique, indicatif, dont les modalités d’élaboration, de révision et de publication sont déterminées par voie réglementaire. 

Article 1271

Un décret en Conseil d’État fixe les postes de préjudices extra-patrimoniaux qui peuvent être évalués selon un référentiel indicatif d’indemnisation, dont il détermine les modalités d’élaboration et de publication. Ce référentiel est réévalué tous les trois ans en fonction de l’évolution de la moyenne des indemnités accordées par les juridictions. A cette fin, une base de données rassemble sous le contrôle de l’État et dans des conditions définies par décret en Conseil d’État, les décisions définitives rendues par les cours d’appel en matière d’indemnisation du dommage corporel des victimes d’un accident de la circulation

Article 1272

L’indemnisation due au titre de la perte de gains professionnels, de la perte de revenus des proches ou de l’assistance d’une tierce personne a lieu en principe sous forme d’une rente. Celle-ci est indexée sur un indice fixé par voie réglementaire et lié à l’évolution du salaire minimum interprofessionnel de croissance. Avec l’accord des parties, ou sur décision spécialement motivée, la rente peut être convertie en capital selon une table déterminée par voie réglementaire fondée sur un taux d’intérêt prenant en compte l’inflation prévisible et actualisée tous les trois ans suivant les dernières évaluations statistiques de l’espérance de vie publiées par l’Institut national des statistiques et des études économiques. Lorsqu’une rente a été allouée conventionnellement ou judiciairement en réparation de préjudices futurs, le crédirentier peut, si sa situation personnelle le justifie, demander que les arrérages à échoir soient remplacés en tout ou partie par un capital, suivant la table de conversion visée à l’alinéa précédent.

Qu’est-ce qu’un acquêt? Evolution de la notion

==> La difficile appréhension de la notion d’acquêt

Les biens qui composent l’actif de la communauté, que l’on appelle couramment acquêts, sont énumérés à l’article 1401 du Code civil.

Cette disposition prévoit que « la communauté se compose activement des acquêts faits par les époux ensemble ou séparément durant le mariage, et provenant tant de leur industrie personnelle que des économies faites sur les fruits et revenus de leurs biens propres. »

Il s’agit là d’une reprise de l’ancien article 1498, al. 2e du Code civil qui énonçait que « en ce cas, et après que chacun des époux a prélevé ses apports dûment justifiés, le partage se borne aux acquêts faits par les époux ensemble ou séparément durant le mariage, et provenant tant de l’industrie commune que des économies faites sur les fruits et revenus des biens des deux époux. »

Ce texte n’était autre que celui qui déterminait le périmètre des biens communs lorsque le régime de la communauté réduite aux acquêts demeurait un simple régime conventionnel.

Lorsque la loi n°65-570 du 13 juillet 1965 portant réforme des régimes matrimoniaux a élevé le régime de la communauté réduite aux acquêts au rang de régime légal, le législateur a fait le choix de conserver le texte en l’état.

La règle telle que formulée par les rédacteurs du Code civil a seulement été transférée à l’article 1401 du Code civil. Est-ce à dire que le périmètre des acquêts s’en est trouvé préservé ?

Les auteurs s’accordent à dire qu’il n’en est rien, à tout le moins que son tracé n’est plus aussi net.

En effet, si la loi du 13 juillet 1965 n’a pas modifié la liste des biens énumérés à l’ancien article 1498, al. 2e du Code civil, elle a néanmoins réformé, sur certains points, le dispositif de répartition de l’actif entre la masse commune et les masses propres.

Le législateur a, en particulier, décidé de supprimer la règle qui attribuait à la communauté la propriété de l’usufruit des biens propres.

Or en application de l’article 582 du Code civil, l’usufruit confère à l’usufruitier le droit de jouir de la chose (fructus), soit le droit de percevoir les revenus que le bien lui procure.

En retirant à la communauté le bénéfice de l’usufruit des propres, il en est résulté une incertitude quant à l’appartenance des revenus produits par les biens personnels des époux à la masse commune.

Autre source de perturbation du périmètre de l’actif commun, la reconnaissance de la liberté pour chaque époux de percevoir et disposer de ses gains et salaires.

Devait-on en tirer la conséquence qu’ils appartenaient en propre aux époux, puisque échappant au principe de gestion conjointe des biens communs ? Bien que discutable si l’on opte pour une application stricte des règles qui régissent l’usufruit, la jurisprudence l’a finalement admis.

Ce sont là autant d’évolutions qui sont venues perturber les critères de la notion d’acquêt, à telle enseigne que l’on est légitimement en droit de se demander si elle rend toujours compte de l’ensemble des biens qui composent la masse commune.

==> Le renouvellement de la notion d’acquêt

La notion d’acquêt recouvre un ensemble de biens plus ou moins étendu selon que l’on retient une approche restrictive ou extensive :

  • L’approche restrictive
    • L’adoption de cette approche conduit à définir l’acquêt comme l’acquisition à titre onéreux d’un bien par un époux pendant le mariage.
    • À cet égard, il peut être observé que le terme acquêt est un dérivé du mot latin acquaesitum qui n’est autre que le substantif du verbe acquaerere qui signifie acquérir.
    • Selon l’approche restrictive, seuls les biens ayant fait l’objet d’un acte d’acquisition auprès de tiers endosseraient donc la qualification d’acquêt.
    • Une rapide revue des textes et de la jurisprudence révèle néanmoins que la masse commune se compose d’un ensemble de biens plus vaste.
    • Il est en effet des biens susceptibles de tomber en communauté, alors même qu’ils sont acquis à titre gratuit ou encore dont l’acquisition ne procède pas d’un transfert de propriété, car originaire.
    • Dans ces conditions, l’approche restrictive ne permet pas de rendre totalement compte du périmètre de l’actif commun.
    • C’est pourquoi il y a lieu de se tourner vers l’approche extensive pour appréhender la notion d’acquêt.
  • L’approche extensive
    • Cette approche consiste à définir l’acquêt comme tout bien intégrant le patrimoine des époux au cours de mariage.
    • Il est indifférent ici que l’appropriation du bien procède d’une acquisition ou d’une création : ce qui importe c’est que le bien approprié assure l’enrichissement des époux.
    • Parce que la communauté a pour fonction de réaliser l’union des intérêts pécuniaires des époux, elle a vocation à capter toutes les valeurs économiques qui pénètrent leur sphère patrimoniale.
    • Aussi, est-ce ce monopole de captation des valeurs dont jouit la communauté qui doit être représenté par la notion d’acquêt.
    • À l’examen, telle était l’approche qui avait été adoptée sous l’empire du droit antérieur par le législateur.
    • Ainsi que le relèvent des auteurs « on sait que l’acquêt du Code civil s’entendait en un sens très large».
    • En somme la notion recouvrait tout ce que les « époux gagnent par leur travail, leur activité et leur esprit d’épargne»[1].
    • Les acquêts ne se limitaient donc pas aux biens acquis à titre onéreux.
    • Ils comprenaient également tous les revenus perçus par les époux.
    • Ces revenus pouvaient provenir, tant de leurs biens propres, que de leur industrie personnelle.
    • Cette conception – large – de la notion d’acquêt s’expliquait, comme vu précédemment, notamment par l’attribution de l’usufruit des biens propres à la communauté.
    • Mais, la loi du 13 juillet 1965 a supprimé cette règle ; d’où l’incertitude créée sur le périmètre de la notion d’acquêt.

Au bilan, bien que la lettre de l’article 1401 du Code civil suggère d’appréhender à la notion d’acquêt par le biais de l’approche restrictive, le droit positif commande d’opter, au contraire, pour une approche extensive.

Quelle approche doit-on retenir ? Le régime légal est un régime de communauté réduite aux acquêts. Afin que le participe « réduite » conserve tout son sens, il y a lieu, selon nous, de ne pas s’arrêter à la lettre de l’article 1401.

La notion d’acquêt doit être envisagée selon l’approche extensive. Cette approche est la seule à même de rendre compte de l’étendue de l’actif commun, lequel est alimenté par plusieurs sources de biens :

  • Les biens provenant d’une acquisition
  • Les biens provenant de l’industrie des époux
  • Les biens provenant des revenus des propres
  • Les biens provenant du jeu de l’accession
  • Les biens provenant du jeu de la subrogation

[1] A. Colin et H. Capitant, Traité élémentaire de droit civil français, par M. Julliot de la Morandière, Dalloz, 1936, n°143.

Le contrat de mariage: conditions et effets

Au cours de leur mariage les époux sont soumis au droit des régimes matrimoniaux s’agissant des rapports pécuniaires qu’ils entretiennent entre eux.

Ce droit des régimes matrimoniaux fait l’objet d’un traitement dans deux parties bien distinctes du Code civil, puisque, envisagé, d’abord, dans un chapitre consacré aux devoirs et aux droits respectifs des époux (art. 212 à 226 C. civ.), puis dans un titre dédié spécifiquement au contrat de mariage et aux régimes matrimoniaux (art. 1384 à 1581 C. civ.).

==> Régime primaire impératif et régime matrimonial

Cet éclatement du droit des régimes matrimoniaux à deux endroits du Code civil, révèle que les époux sont soumis à deux corps de règles bien distinctes :

  • Premier corps de règles : le régime primaire impératif
    • Les époux sont d’abord soumis à ce que l’on appelle un régime primaire impératif, également qualifié de statut matrimonial de base ou statut fondamental, qui se compose de règles d’ordre public applicables à tous les couples mariés.
    • Il s’agit, en quelque sorte, d’un socle normatif de base qui réunit les principes fondamentaux régissant la situation patrimoniale du couple marié.
  • Second corps de règles : le régime matrimonial
    • Au régime primaire impératif qui constitue « le statut fondamental des gens mariés»[1], se superpose un régime matrimonial dont la fonction est :
      • D’une part, de déterminer la composition des patrimoines des époux
      • D’autre part, de préciser les pouvoirs dont les époux sont titulaires sur chaque masse de biens
    • Le régime matrimonial se distingue du régime primaire impératif en ce que son contenu est susceptible de différer d’un couple à l’autre.

Ainsi, tandis que le régime matrimonial applicable au couple marié dépend du choix qu’ils auront fait, tantôt au moment de la conclusion du mariage, tantôt au cours de leur union, le régime primaire impératif s’impose à eux, sans qu’ils disposent de la faculté de se soustraire ou d’écarter les règles qui le composent en raison de leur caractère d’ordre public.

Cette dualité entre règles impératives et règles supplétives qui façonnent le statut matrimonial des époux n’est autre qu’une manifestation de la nature hybride du mariage qui mêle le contrat à l’institution.

==> Régime légal et régimes conventionnels

Afin de leur faciliter la tâche, le Code civil met à la disposition des époux un certain nombre de régimes prédéterminés qu’ils peuvent adopter « clé en main ».

L’article 1393, al. 1er du Code civil prévoit en ce sens que « les époux peuvent déclarer, de manière générale, qu’ils entendent se marier sous l’un des régimes prévus au présent code. »

Pratiquement, le choix qui s’offre au couple marié consiste à opter soit pour le régime légal, soit pour un régime conventionnel :

  • Le choix du régime légal
    • L’application du régime légal, qualifié de communauté réduite aux acquêts, procède, à la vérité, moins d’un choix que d’une absence de choix.
    • À l’analyse, il s’agit d’un régime supplétif qui a vocation à s’appliquer au couple marié lorsqu’il n’a pas opté pour un régime conventionnel.
    • L’article 1393, al. 2e du Code civil prévoit, en effet, que « à défaut de stipulations spéciales qui dérogent au régime de communauté ou le modifient, les règles établies dans la première partie du chapitre II formeront le droit commun de la France. »
    • En l’absence de choix des époux, il y a donc lieu de faire application au couple marié du régime de la communauté réduite aux acquêts, envisagé aux articles 1400 à 1491 du Code civil.
    • Ce régime a été institué par la loi du 13 juillet 1965 qui l’a substitué à l’ancien régime légal de communauté de meubles et d’acquêts, lequel est désormais relégué au rang de régime conventionnel.
    • À cet égard, le régime légal se classe parmi les régimes communautaires dans la mesure où il crée une masse commune de biens qui ont vocation à être partagés au jour de la dissolution du mariage.
  • Le choix d’un régime conventionnel
    • Les époux peuvent décider d’opter pour un régime matrimonial relevant de la catégorie des régimes conventionnels au nombre desquels figurent :
      • Le régime de la communauté de meubles et d’acquêts ( 1498 à 1501 C. civ.)
      • Le régime de la communauté universelle ( 1526 C. civ.)
      • Le régime de la séparation de biens ( 1536 à 1543 C. civ.)
      • Le régime de la participation aux acquêts ( 1569 à 1581 C. civ.)
    • À l’examen, la « conventionnalité » de ces régimes demeure somme toute relative dans la mesure où ils sont proposés par le législateur.
    • Les époux peuvent néanmoins, en application du principe de « liberté des conventions matrimoniales», les aménager à leur guise afin d’établir un contrat de mariage « sur-mesure ».

Au bilan, il y aura lieu pour les époux d’établir un contrat de mariage toutes les fois qu’ils opteront pour un régime autre que le régime légal.

Dans cette dernière hypothèse, soit lorsqu’ils choisiront le régime de la communauté réduite aux acquêts, l’établissement d’un contrat de mariage ne s’imposera à eux que s’ils souhaitent aménager ce régime en stipulant, par exemple, une déclaration d’apports ou encore une clause d’attribution intégrale au conjoint survivant.

Dès lors, en revanche, que leur choix ne se portera pas sur le régime légal, ils devront établir un contrat de mariage.

==> Notion et caractères

Classiquement le contrat de mariage est défini comme l’acte juridique qui détermine le régime matrimonial applicable aux époux.

Présenté comme une convention ayant vocation à régler les rapports pécuniaires entes époux, le contrat de mariage recèle, à la vérité, une autre fonction.

Les auteurs s’accordent, en effet, à dire que le contrat de mariage n’est pas une convention comme les autres : il est un pacte de famille qui mobilise des intérêts qui dépassent ceux des seuls époux.

La preuve en est l’exigence, à peine de nullité, de conformité de toute modification du contrat mariage à l’intérêt de la famille ou encore la faculté ouverte aux héritiers réservataires de contester un changement de régime matrimonial qui préjudicierait à leurs intérêts.

Ces spécificités du contrat de mariage lui confèrent ainsi un caractère statutaire en ce sens que, il fixe « la charte pécuniaire de la famille qui va se fonder »[2] pour toute la durée de l’union matrimoniale.

À cet égard, il peut être observé que le contrat de mariage est un acte accessoire au mariage.

Aussi, certaines règles qui régissent la formation de l’union conjugale jouent également au stade de la conclusion du contrat de mariage. On pense notamment aux exigences qui tiennent à la capacité des époux.

Par ailleurs, le sort du contrat de mariage suit le sort du mariage. La dissolution de l’union matrimoniale emporte anéantissement du contrat conclu par les époux.

Parce que le contrat de mariage détermine le statut pécuniaire de la famille et que, à ce titre, il présente une dimension institutionnelle, ses conditions de validité ne se limitent pas à celles posées en droit commun des contrats.

§1 : Les conditions du contrat de mariage

A) Les conditions de validité du contrat de mariage

1. Les conditions de fond

a. La capacité des époux

Pour changer de régime matrimonial, les époux doivent être en mesure de justifier de la même capacité juridique que celle exigée pour la conclusion du contrat de mariage, ce qui pose la question de la capacité des mineurs et des majeurs protégés.

==> S’agissant des mineurs

  • Les mineurs non émancipés
    • Il n’est pas nécessaire qu’un mineur soit émancipé pour être autorisé à se marier.
    • La capacité de contracter mariage peut, en effet, être octroyée à un mineur sur dispense en application de l’article 145 du Code civil.
    • Cette disposition prévoit qu’« il est loisible au procureur de la République du lieu de célébration du mariage d’accorder des dispenses d’âge pour des motifs graves».
    • La dispense accordée par le procureur de la République ne fait toutefois pas disparaître la nécessité du consentement familial exigé pour les mineurs.
    • L’article 148 du Code civil précise, en effet, que « les mineurs ne peuvent contracter mariage sans le consentement de leurs père et mère ; en cas de dissentiment entre le père et la mère, ce partage emporte consentement».
    • Ainsi, pour qu’un mineur puisse se marier, encore faut-il qu’il y soit autorisé :
      • Par ses parents
      • Par le procureur de la république
    • C’est seulement lorsque ces deux conditions cumulatives sont réunies que le mineur jouit de la capacité de se marier, capacité qui corrélativement lui confère la capacité de conclure un contrat de mariage selon la règle habilis ad nuptia, habilis pacta nuptiala, soit celui qui a la capacité pour se marier est également capable de donner son consentement au contrat de mariage qui le concerne.
    • L’article 1398 du Code civil prévoit en ce sens que « le mineur capable de contracter mariage est capable de consentir toutes les conventions dont ce contrat est susceptible et les conventions et donations qu’il y a faites sont valables, pourvu qu’il ait été assisté, dans le contrat, des personnes dont le consentement est nécessaire pour la validité du mariage. »
    • Si dès lors, le mineur qui a capacité pour se marier a également capacité pour conclure un contrat de mariage, il devra néanmoins se faire assister par les mêmes personnes dont le consentement était requis pour contracter mariage qui, la plupart du temps, mais pas obligatoirement, ne sont autres que ses pères et mères ( 148 C. civ.).
    • Par assistance, il faut entendre consentement lequel peut se manifester :
      • Par la présence de la personne qui assiste le mineur au moment de la régularisation du contrat de mariage
      • Par une autorisation spéciale formalisée dans un acte authentique.
    • En cas de dissentiment entre les deux, ce partage emporte consentement.
    • S’agissant du contenu du contrat de mariage, l’article 1398 du Code civil vise indistinctement les conventions visant à déterminer le régime matrimonial que les donations consenties en vue du mariage.
    • Il n’est donc pas nécessaire que le mineur justifie d’une capacité spéciale pour cette dernière catégorie d’acte et notamment qu’il obtienne l’autorisation du juge, tel qu’exigé, en temps normal, lorsque la donation est consentie en dehors de la conclusion d’un contrat de mariage.
    • Quant à la sanction de la règle ainsi posée, le deuxième alinéa de l’article 1398 du Code civil précise que si des conventions matrimoniales ont été passées sans que le mineur n’ait été assisté, l’annulation en pourra être demandée
      • Soit par le mineur
      • Soit par les personnes dont le consentement était requis
    • Le texte précise que l’action en nullité est ouverte jusqu’à l’expiration de l’année qui suivra la majorité accomplie.
    • Le délai de prescription est ici plus court que celui attaché à l’action en nullité du mariage qui est de 5 ans.
  • Les mineurs émancipés
    • S’agissant du mineur émancipé, que bien que le mariage lui confère la pleine capacité ( 413-1 C. civ.), l’article 413-6 du Code civil prévoit qu’il doit, pour se marier, observer les mêmes règles que s’il n’était pas émancipé.
    • Aussi, ne pourra-t-il conclure un contrat de mariage ou changer de régime matrimonial qu’à la condition d’être assisté par les personnes dont le consentement était requis pour la validité du mariage.

==> S’agissant des majeurs protégés

Si, le nouvel article 460 du Code civil issu de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice autorise désormais les majeurs protégés à se marier sans qu’il leur soit nécessaire d’être assistés par leur protecteur, il en va différemment de la conclusion d’un contrat de mariage.

L’article 1399, al. 1er du Code civil prévoit, en effet, que « le majeur en tutelle ou en curatelle ne peut passer de conventions matrimoniales sans être assisté, dans le contrat, par son tuteur ou son curateur. »

Il s’infère de cette disposition que le majeur protégé (placé sous tutelle ou sous curatelle) ne peut conclure un contrat de mariage sans l’assistance de son protecteur.

Autrement dit, il devra obtenir le consentement de son tuteur ou de son curateur qui, comme pour le mineur, pourra se manifester soit par la présence du protecteur lors de l’accomplissement de l’acte notarié, soit par l’établissement d’une autorisation spéciale constatée dans un acte authentique.

S’agissant des actes qui requièrent l’assistance du protecteur, l’article 1399 du Code civil est silencieux sur ce point, si bien que les auteurs s’interrogent sur les règles qui encadrent la stipulation de donations dans le contrat de mariage.

L’assistance du protecteur est-elle suffisante ou faut-il se reporter aux règles propres à chaque mesure de protection ? La question se pose.

  • S’agissant des majeurs placés sous curatelle
    • L’article 470, al. 2e du Code civil prévoit qu’il ne peut « faire de donation qu’avec l’assistance du curateur»
    • Il y a donc là une concordance entre la règle posée par ce texte et celle prescrite par l’article 1399.
  • S’agissant des majeurs placés sous tutelle
    • L’article 476, al. 1er du Code civil prévoit que « la personne en tutelle peut, avec l’autorisation du juge ou du conseil de famille s’il a été constitué, être assistée ou au besoin représentée par le tuteur pour faire des donations. »
    • Le texte impose donc ici une autorisation du juge des tutelles ou du conseil de famille, à la différence de l’article 1399 qui requiert seulement l’assistance du tuteur.
    • Pour résoudre cette difficulté, des auteurs suggèrent de raisonner par analogie avec la règle applicable aux mineurs ( 1398, al. 1er C. civ.) qui pose la même exigence pour la détermination du statut matrimonial que pour les donations.
    • Aussi, la stipulation d’une donation dans un contrat de mariage par un majeur placé sous tutelle ne serait pas subordonnée à l’obtention d’une autorisation du juge ou du Conseil de famille.
    • Seule l’assistance de son tuteur serait requise.

L’assistance du protecteur est donc requise, tant s’agissant de la conclusion du contrat de mariage en ce qu’il fixe le régime matrimonial, que pour la stipulation de donations dans ce contrat.

À défaut de cette assistance, l’article 1399, al. 2e du Code civil prévoit que l’annulation de l’acte litigieux peut être poursuivie dans l’année du mariage :

  • Soit par la personne protégée elle-même
  • Soit par ceux dont le consentement était requis
  • Soit par le tuteur ou le curateur.

À titre exceptionnel, le troisième alinéa de l’article 1399 du Code civil prévoit que « la personne en charge de la mesure de protection peut saisir le juge pour être autorisée à conclure seule une convention matrimoniale, en vue de préserver les intérêts de la personne protégée. »

Ainsi est-il permis au tuteur ou au curateur d’accomplir seul l’acte visant à changer ou à modifier le contrat de mariage lorsque les circonstances l’exigent.

b. Le consentement des époux

Parce qu’une convention matrimoniale est un contrat, les époux doivent y avoir consenti en toute connaissance de cause.

Par application du droit commun des contrats, cela suppose non seulement que leur consentement existe, mais encore qu’il ne soit affecté d’aucun vice.

Aussi, dans l’hypothèse où le consentement d’un des époux aurait été obtenu par erreur, dol ou violence le contrat de mariage encourt la nullité.

2. Les conditions de forme

L’article 1394 du code civil exige que contrat de mariage soit établi « par acte devant notaire, en la présence et avec le consentement simultanés de toutes les personnes qui y sont parties ou de leurs mandataires. »

Plusieurs enseignements peuvent être retirés de cette disposition :

  • L’établissement d’un acte notarié
    • Pour être valable, le contrat de mariage doit donc être constaté dans un acte authentique.
    • L’intervention du notaire est donc indispensable.
    • La conclusion d’un contrat de mariage est un acte grave, raison pour laquelle il doit être passé devant notaire.
    • Plusieurs raisons justifient ce formalisme rigoureux :
      • Tout d’abord, il est nécessaire d’éclairer les époux sur la portée de leur engagement et de les conseiller utilement sur le choix du régime matrimonial et son éventuel aménagement
      • Ensuite, l’intervention du notaire garantit la conservation de l’acte au rang des minutes, de sorte que le risque de destruction, disparition ou falsification est réduit à la portion congrue
      • Enfin, ce formalisme, qui implique l’accomplissement de formalités de publicité subséquentes, répond à l’exigence de préservation des intérêts des tiers.
    • Il peut être observé que l’établissement d’un acte notarié est une condition ad validitatem, de sorte que son non-respect est sanctionné par la nullité – absolue – du contrat de mariage.
  • La présence des parties intervenues à l’acte
    • L’article 1394 exige que le contrat de mariage soit établi « par acte devant notaire, en la présence et avec le consentement simultanés de toutes les personnes qui y sont parties ou de leurs mandataires».
    • Ainsi, est-il exigé que les parties aux contrats de mariage soient non seulement présentes au moment de l’établissement de l’acte, mais encore qu’elles expriment leur consentement simultanément.
    • Dans l’hypothèse où l’un des futurs époux serait mineur ou ferait l’objet d’une mesure de protection, la présence de son représentant légal ou de son protecteur est exigée.
    • Par ailleurs, les futurs époux sont autorisés à se faire représenter par un mandataire, lequel devra néanmoins justifier d’un pouvoir spécial et authentique.
    • Quant à l’expression du consentement des époux, elle doit donc être simultanée, c’est-à-dire concomitante.
    • Cette exigence implique que les parties ou leurs représentants soient physiquement présents chez le notaire au moment de l’établissement de l’acte notarié.
    • À cet égard, obligation est faite au notaire de mentionner la satisfaction de cette condition dans l’acte.
    • À défaut, si la nullité de l’acte n’est pas encourue, en revanche il ne fera pas foi jusqu’à inscription en faux.
    • Il pourra être démontré par tous moyens que les parties n’étaient pas présentes au moment de l’établissement de l’acte et qu’elles n’ont pas échangé simultanément leurs consentements.

B) Les conditions de publicité du contrat de mariage

==> Principe général

L’article 1394, al. 2e du Code civil prévoit que « au moment de la signature du contrat, le notaire délivre aux parties un certificat sur papier libre et sans frais, énonçant ses nom et lieu de résidence, les noms, prénoms, qualités et demeures des futurs époux, ainsi que la date du contrat. »

Le texte poursuit en président que le certificat remis par le notaire aux époux « doit être remis à l’officier de l’état civil avant la célébration du mariage. »

Les règles énoncées par cette disposition doivent être combinées avec l’article 75, al. 4e du Code civil qui prévoit que « l’officier de l’état civil interpellera les futurs époux, et, s’ils sont mineurs, leurs ascendants présents à la célébration et autorisant le mariage, d’avoir à déclarer s’il a été fait un contrat de mariage et, dans le cas de l’affirmative, la date de ce contrat, ainsi que les nom et lieu de résidence du notaire qui l’aura reçu. »

Ainsi, est-il instauré un système de communication de l’information entre le notaire et l’officier d’état civil, le premier informant le second de la conclusion d’un contrat de mariage.

Sur la base du certificat qui aura été fourni par les époux, l’officier d’état civil reportera les informations transmises sur l’acte de mariage qui énoncera, conformément à l’article 76, 8° du Code civil « la déclaration, faite sur l’interpellation prescrite par l’article précédent [art. 75 C. civ.], qu’il a été ou qu’il n’a pas été fait de contrat de mariage, et, autant que possible, la date du contrat, s’il existe, ainsi que les nom et lieu de résidence du notaire qui l’aura reçu ; le tout à peine, contre l’officier de l’état civil, de l’amende fixée par l’article 50. »

C’est donc la mention portée en marge de l’acte de mariage qui permettra de signaler aux tiers la conclusion d’une convention matrimoniale, charge à eux de solliciter auprès du notaire instrumentaire une expédition.

En cas de non-respect de l’exigence des exigences prescrites par les articles 1394, 75 et 76 du Code civil, la sanction encourue est l’inopposabilité du contrat de mariage aux tiers.

Au surplus, le notaire est susceptible d’engager sa responsabilité en l’absence de délivrance du certificat aux époux.

Quant à l’officier d’état civil, il peut se voir infliger une amende de 3 à 30 euros.

==> Cas particulier de la publicité foncière

Dans l’hypothèse où l’un des époux apporte à la communauté un immeuble, cette opération emporte mutation de droits immobiliers.

Il en résultera l’obligation pour le notaire instrumentaire d’accomplir des formalités de publicité foncière.

§2 : Les effets du contrat de mariage

L’article 1395 du Code civil prévoit que « les conventions matrimoniales doivent être rédigées avant la célébration du mariage et ne peuvent prendre effet qu’au jour de cette célébration. »

Deux enseignements peuvent être retirés de cette disposition :

  • Le contrat de mariage doit être établi avant la célébration du mariage
  • Les effets du contrat de mariage sont différés au jour de la célébration du mariage

A) Sur la date d’établissement du contrat de mariage

L’article 1395 du Code civil exige donc que le contrat de mariage soit établi avant la célébration du mariage.

Autoriser les époux à déroger à cette règle reviendrait à admettre qu’ils puissent changer de régime matrimonial au cours du mariage, alors même qu’il s’agit là d’une opération strictement encadrée par l’article 1397 du Code civil.

En l’absence de contrat de mariage au jour de la célébration du mariage, les époux sont, en effet, réputés être soumis au régime légal.

Or s’ils établissent un contrat de mariage postérieurement à la célébration de leur union, l’opération s’apparentera, par hypothèse, à un changement de régime matrimonial.

Pour cette raison, le législateur exige la conclusion du contrat de mariage en amont, faute de quoi les époux devront se soumettre aux exigences du changement de régime matrimonial, ce qui, outre les démarches à accomplir devant notaire, voire l’homologation judiciaire à obtenir, présente un caractère onéreux, en particulier si la convention conclue réalise des mutations de droits immobiliers.

Il est indifférent que le contrat de mariage soit établi plusieurs années avant la célébration du mariage ou le jour même. Ce qui importe c’est que sa conclusion ait précédé l’échange des consentements des époux devant l’officier d’état civil.

En cas d’inobservation de l’exigence d’établissement du contrat de mariage avant la célébration du mariage, la sanction encourue est la nullité absolue.

Cette nullité emporte l’anéantissement de toutes les stipulations du contrat et notamment des donations que les époux sont susceptibles de s’être consenties.

B) Sur le report des effets du contrat de mariage au jour de la célébration du mariage

L’article 1395 in fine du Code civil prévoit que les conventions matrimoniales ne peuvent prendre effet qu’au jour de la célébration du mariage.

Il en résulte deux conséquences :

  • L’interdiction de faire rétroagir les effets du contrat de mariage
  • L’interdiction de différer les effets du contrat de mariage

1. L’interdiction de faire rétroagir les effets du contrat de mariage

==> Principe

L’article 1395 du Code civil prévoit donc que les effets du contrat de mariage, qui aura nécessairement été établi avant la célébration de l’union des époux, sont différés au jour de cette célébration.

Il s’infère de cette disposition qu’il est fait interdiction aux époux de faire rétroagir les effets de l’acte passé devant notaire au jour de sa conclusion. C’est là une règle d’ordre public.

Au fond, elle est la marque du lien très étroit entretenu entre le mariage et la convention matrimoniale dont elle est l’accessoire.

À cet égard, dans l’hypothèse où le mariage ne serait finalement pas célébré, le contrat de mariage sera alors privé de son objet. Il s’en trouvera, par voie de conséquence, caduc.

Si, en revanche, la célébration du mariage se tient bien, la convention matrimoniale conclue entre les époux produira ses pleins effets.

C’est donc à cette date que les transferts de propriété de biens ou les donations projetés par les époux dans le contrat de mariage se réaliseront.

==> Exception

L’impossibilité pour les époux de faire rétroagir les effets du contrat de mariage au jour de sa conclusion est assortie d’une exception énoncée à l’article 1498, al. 3e du Code civil.

Cette disposition prévoit que « si l’un des époux avait acquis un immeuble depuis le contrat de mariage, contenant stipulation de communauté de meubles et acquêts, et avant la célébration du mariage, l’immeuble acquis dans cet intervalle entrera dans la communauté, à moins que l’acquisition n’ait été faite en exécution de quelque clause du contrat de mariage, auquel cas elle serait réglée suivant la convention. »

Selon cette règle, qui opère sous le régime de la communauté de meubles et acquêts, le contrat de mariage produit ses effets au jour de sa conclusion dès lors que la célébration du mariage a lieu.

L’hypothèse visée ici est celle de l’acquisition par un époux d’un immeuble entre la conclusion du contrat de mariage et la célébration de l’union.

Il s’agit ici de présumer que le bien immobilier acquis durant cette période est tombé en communauté, ce qui implique donc de faire rétroagir les effets du contrat de mariage au jour de l’établissement de l’acte notarié.

Cette exception au principe énoncé à l’article 1395 du Code civil se justifie par la nécessité de prévenir toute tentative de distraction d’un immeuble par un époux qui serait acquis dans le laps de temps où le contrat de mariage est inopérant.

2. L’interdiction de différer les effets du contrat de mariage

S’il est fait interdiction aux époux de faire rétroagir les effets du contrat de mariage au jour de sa conclusion, la question s’est posée de savoir si, à l’inverse, ils pouvaient les différer postérieurement à la célébration de leur union.

Ce report des effets du mariage pourrait notamment procéder de la stipulation d’une clause qui assortirait leur régime matrimonial d’un terme (suspensif ou extinctif) ou d’une condition (résolutoire ou suspensive) dont la survenance aurait pour conséquence d’opérer un changement ou une modification du régime matrimonial.

Concrètement, la stipulation de l’une de ces modalités pourrait consister pour eux à prévoir que, à l’issue d’un certain délai, leur régime matrimonial basculerait de la séparation de biens vers un régime communautaire et inversement.

==> Principe

À l’analyse, permettre aux époux de prévoir dans leur contrat de mariage de stipuler une telle modalité, reviendrait à admettre qu’ils puissent conventionnement écarter le jeu de l’article 1397 du Code civil.

Or il s’agit d’une disposition d’ordre public à laquelle il ne peut pas être dérogé par convention contraire.

Il y aurait là, en outre, une atteinte qui serait portée au principe d’unicité du régime matrimonial.

Cette règle contraint les époux à n’opter que pour un seul régime matrimonial dont ils ne peuvent modifier les termes, au cours du mariage, qu’en se conformant à la procédure édictée à l’article 1397 du Code civil.

Pour toutes ces raisons, il est fait interdiction aux époux d’assortir leur contrat de mariage d’une modalité, telle qu’un terme ou une condition.

Le principe posé ne connaît qu’une seule exception : la stipulation d’une clause dite alsacienne.

==> Exception

La clause alsacienne, qui a pour origine la pratique des notaires d’alsace, s’adresse à des époux qui ont opté pour un régime de communauté universelle ou qui ont assorti leur régime matrimonial d’une clause d’attribution intégrale.

En substance, elle consiste à prévoir une modalité alternative de partage des biens en cas de dissolution du mariage pour une cause autre que le décès, soit en cas de divorce.

Si cet événement se réalise, les époux conviennent que :

  • D’une part, chacun d’eux reprendra, avant le partage, tous les biens non constitutifs d’acquêts tombés en communauté, ce qui revient à reconstituer leurs patrimoines personnels respectifs s’ils avaient été mariés sous le régime légal.
  • D’autre part, que le partage de la communauté s’opérera selon le principe d’égalité que l’on applique sous le régime légal.

Lors de son introduction en droit français, la clause alsacienne n’est pas sans avoir été remise en cause quant à sa validité.

Parce qu’elle instaure une modalité de liquidation alternative de la communauté en cas de dissolution du mariage pour cause de divorce, d’aucuns y ont vu une atteinte une atteinte au principe d’immutabilité des conventions matrimoniales qui interdit aux époux de modifier leur régime matrimonial au cours du mariage, sauf à observer les règles qui encadrent le changement de régime.

Il a fallu attendre l’adoption de la loi du 23 juin 2006 portant réforme des successions et des libéralités pour que la clause alsacienne soit finalement consacrée par le législateur.

Le nouvel article 265 du Code civil prévoit en ce sens, en son alinéa 3, que « si le contrat de mariage le prévoit, les époux pourront toujours reprendre les biens qu’ils auront apportés à la communauté. »

C’est là le principe de la clause alsacienne qui vise à permettre aux époux de reprendre leurs apports de biens propres à la communauté en cas de divorce.

[1] F. Terré et Ph. Simler, Droit civil – Les régimes matrimoniaux, éd. Dalloz, 2011, coll. « précis », n°46, p.41.

[2] J. Flour et G. Champenois, Les régimes matrimoniaux, éd. Armand Colin, 2001, n°169, p. 170.

Changement de régime matrimonial: le domaine d’application de l’article 1397 du Code civil

Au cours du mariage, les époux sont susceptibles d’accomplir un certain nombre d’actes qui peuvent avoir pour effet d’affecter leur régime matrimonial.

La question qui alors se pose est de savoir quels sont les actes qui requièrent l’observation des règles énoncées à l’article 1397 du Code civil.

Cette disposition vise les modifications et les changements de régime sans apporter de définition à ces notions.

1. S’agissant des changements de régime matrimonial

a. Le changement de régime matrimonial qui procède de l’accomplissement d’un acte

Le changement de régime matrimonial visé à l’article 1397 du Code civil consiste pour les époux à substituer le régime pour lequel ils ont opté lors de la célébration du mariage par un autre régime qui a vocation à régler leurs rapports pécuniaires futurs. Ce changement leur conférera donc un nouveau statut matrimonial.

Il pourra ainsi s’agir pour eux de passer du régime de la communauté réduite aux acquêts au régime de la communauté universelle ou encore de passer d’un régime séparation de biens à un de participation aux acquêts.

Rien ne leur interdit, par ailleurs, s’ils sont soumis à l’un des régimes prédéfinis par le Code civil d’en changer à la faveur d’un régime régi par une loi étrangère ou encore d’opter pour un régime dont le contenu serait le produit de leur volonté.

En tout état de cause, quel que soit le changement de régime opéré par les époux, ils devront satisfaire aux conditions énoncées par l’article 1397 du Code civil.

Il leur faudra notamment recourir aux services d’un notaire aux fins d’établissement d’un acte notarié et procéder aux formalités de publicité visant à informer les enfants et les tiers du changement de régime matrimonial.

b. Le changement de régime matrimonial qui procède de la mise en œuvre d’une modalité d’exercice

La question qui ici se pose est de savoir si les époux sont autorisés à assortir leur régime matrimonial d’un terme (suspensif ou extinctif) ou d’une condition (résolutoire ou suspensive) dont la survenance aurait pour conséquence d’opérer un changement ou une modification du régime matrimonial.

Concrètement, la stipulation de l’une de ces modalités pourrait consister pour eux à prévoir que, à l’issue d’un certain délai, leur régime matrimonial basculerait de la séparation de biens vers un régime communautaire et inversement.

==> Principe

À l’analyse, permettre aux époux de prévoir dans leur contrat de mariage de stipuler une telle modalité, reviendrait à admettre qu’ils puissent conventionnement écarter le jeu de l’article 1397 du Code civil.

Or il s’agit d’une disposition d’ordre public à laquelle il ne peut pas être dérogé par convention contraire.

Il y aurait là, en outre, une atteinte qui serait portée au principe d’unicité du régime matrimonial.

Cette règle contraint les époux à n’opter que pour un seul régime matrimonial dont ils ne peuvent modifier les termes, au cours du mariage, qu’en se conformant à la procédure édictée à l’article 1397 du Code civil.

Pour toutes ces raisons, il est fait interdiction aux époux d’assortir leur contrat de mariage d’une modalité, telle qu’un terme ou une condition.

Le principe posé ne connaît qu’une seule exception : la stipulation d’une clause dite alsacienne.

==> Exception

La clause alsacienne, qui a pour origine la pratique des notaires d’alsace, s’adresse à des époux qui ont opté pour un régime de communauté universelle ou qui ont assorti leur régime matrimonial d’une clause d’attribution intégrale.

En substance, elle consiste à prévoir une modalité alternative de partage des biens en cas de dissolution du mariage pour une cause autre que le décès, soit en cas de divorce.

Si cet événement se réalise, les époux conviennent que :

  • D’une part, chacun d’eux reprendra, avant le partage, tous les biens non constitutifs d’acquêts tombés en communauté, ce qui revient à reconstituer leurs patrimoines personnels respectifs s’ils avaient été mariés sous le régime légal.
  • D’autre part, que le partage de la communauté s’opérera selon le principe d’égalité que l’on applique sous le régime légal.

Lors de son introduction en droit français, la clause alsacienne n’est pas sans avoir été remise en cause quant à sa validité.

Parce qu’elle instaure une modalité de liquidation alternative de la communauté en cas de dissolution du mariage pour cause de divorce, d’aucuns y ont vu une atteinte une atteinte au principe d’immutabilité des conventions matrimoniales qui interdit aux époux de modifier leur régime matrimonial au cours du mariage, sauf à observer les règles qui encadrent le changement de régime.

Il a fallu attendre l’adoption de la loi du 23 juin 2006 portant réforme des successions et des libéralités pour que la clause alsacienne soit finalement consacrée par le législateur.

Le nouvel article 265 du Code civil prévoit en ce sens, en son alinéa 3, que « si le contrat de mariage le prévoit, les époux pourront toujours reprendre les biens qu’ils auront apportés à la communauté. »

C’est là le principe de la clause alsacienne qui vise à permettre aux époux de reprendre leurs apports de biens propres à la communauté en cas de divorce.

2. S’agissant des modifications du régime matrimonial

Le changement de régime matrimonial n’est pas le seul acte dont l’accomplissement requiert l’observation des règles prescrites à l’article 1397 du Code civil.

Cette disposition s’applique également aux simples modifications susceptibles d’affecter le statut matrimonial des époux.

Les époux ne sont donc pas autorisés à modifier librement, au cours du mariage, les termes du régime matrimonial auquel ils sont soumis.

Dans un arrêt du 31 janvier 2006, la Cour de cassation a eu l’occasion de préciser, au visa de l’article 1396, al. 3e du Code civil qu’« est prohibée la convention qui altère l’économie du régime matrimonial de la communauté de biens réduite aux acquêts en ce qu’elle modifie, sans intervention judiciaire, la répartition entre les biens propres et les biens communs telle qu’elle résulte des dispositions légales » (Cass. 1ère civ. 31 janv. 2006, n°02-21121).

Pour déterminer s’il est nécessaire de soumettre la modification apportée par les époux à leur régime matrimonial aux règles énoncées à l’article 1397 du Code civil, il y a lieu de se reporter, non seulement aux dispositions prévues par la loi ou aux clauses stipulées dans le contrat de mariage, mais encore à l’économie générale du régime.

À cet égard, il peut être observé qu’il est des cas où la loi autorisera les époux à accomplir des actes affectant leur régime matrimonial en dehors du cadre posé par l’article 1397 du Code civil.

a. Les modifications du régime matrimonial qui relèvent du domaine de l’article 1397 du Code civil

À l’analyse, les actes qui relèvent du domaine d’application de l’article 1397, ce sont ceux qui visent à aménager notamment :

  • La composition des patrimoines des époux
    • Il a été jugé par la jurisprudence que la conclusion d’une convention entre époux qui aurait pour objet de faire tomber dans la communauté un bien qui, en application de leur régime matrimonial, appartient en propre à l’un d’eux et inversement était subordonnée à l’observation des conditions posées à l’article 1397 du Code civil ( 1ère civ. 31 janv. 2006, n°02-21121).
    • De façon générale, toute convention visant à modifier la composition des masses de biens ou qui aurait pour effet de modifier la qualification d’un bien mobilise l’application de l’article 1397.
  • La liquidation du régime matrimonial
    • Les époux ne peuvent pas convenir d’une liquidation anticipée du régime matrimonial qui interviendrait avant la dissolution de l’union matrimoniale ( 1ère civ. 19 janv. 1982, n°80-17149).
    • Ils ne peuvent pas non plus faire l’économie de se soumettre aux prescriptions de l’article 1397 s’ils souhaitent modifier, au cours du mariage, les règles de répartition des biens ou encore les règles qui régissent l’évaluation des récompenses et le règlement des créances entre époux.
  • Les règles de preuve
    • S’ils souhaitent instaurer des présomptions de propriété, lesquelles sont particulièrement utiles dans les régimes séparatistes, les époux devront recourir aux services du notaire.
    • La raison en est que l’instauration de ces présomptions est de nature à affecter leur statut matrimonial ( 1ère civ. 17 juin 1997).

b. Les modifications du régime matrimonial qui ne relèvent pas du domaine de l’article 1397 du Code civil

Bien que la régularité de tout acte ayant pour effet d’affecter la situation matrimoniale des époux soit subordonnée à l’observation des conditions énoncées à l’article 1397 du Code civil, l’application de cette disposition est écartée dans deux hypothèses :

==> Les contrats entre époux

Sous l’empire du droit antérieur, il était fait interdiction aux époux de conclure des contrats entre eux.

Cette interdiction procédait de la crainte du législateur que les époux ne contournent le principe d’immutabilité des régimes matrimoniaux en concluant des conventions qui en affecteraient les termes, à tout le moins l’économie générale.

C’est la raison pour laquelle la vente entre époux était, par exemple, prohibée.

  • La vente entre époux
    • Principe
      • L’article 1595 du Code civil prévoyait en ce sens qu’une vente ne pouvait intervenir entre un époux et son conjoint que dans des cas très limités.
      • La prohibition posée par ce texte a finalement été levée par la loi n° 85-1372 du 23 décembre 1985 relative à l’égalité des époux dans les régimes matrimoniaux et des parents dans la gestion des biens des enfants mineurs.
      • La vente entre époux est ainsi, désormais, admise à tout le moins lorsque l’opération intéresse les seules masses de biens propres.
    • Exception
      • Lorsqu’il s’agit de transférer la propriété d’un bien d’une masse propre vers la communauté ou inversement, la licéité de l’opération est moins évidente.
      • Le doute est né consécutivement à la réponse ministérielle formulée en date du 5 janvier 1987 par le garde des sceaux de l’époque qui avait été interpellé par le Député Philippe Vasseur sur les conséquences de l’abrogation de l’article 1595 du Code civil.
      • Il lui avait, en effet, été répondu que, si depuis l’abrogation de ce texte, les ventes entre époux sont entièrement soumises aux règles du droit commun, il n’en demeure pas moins qu’un notaire « devrait purement et simplement refuser de passer l’acte par lequel des époux mariés sous un régime de communauté prétendraient conclure une vente qui aurait pour effet de transférer un bien commun à un patrimoine propre, ou bien propre à la communauté».
      • Le Garde des sceaux poursuit en affirmant qu’il paraît y avoir lieu de considérer que de tels contrats seraient contraires au principe de l’immutabilité des conventions matrimoniales, et à l’interdiction des pactes de liquidation anticipés de la communauté.
      • Au surplus, il paraît difficile d’envisager – s’agissant, par exemple, de la vente de l’un des biens communs visés à l’article 1424 du code civil – que l’époux acquéreur de ce bien puisse également en être covendeur avec son conjoint.
      • S’agissant de la doctrine, elle est partagée sur cette question, si bien que, en l’état du droit positif, il semble déconseillé aux époux de se livrer à des transferts de propriété entre la communauté et les masses de biens propres.
      • Ainsi que le souligne Isabelle Dauriac, « le régime légal est une communauté en nature et non pas simplement en valeur. De sorte que la modification du statut juridique d’un bien y compris d’un bien isolé, qui de propre deviendrait commun ou inversement, ne devrait pas être trop rapidement exclue de la procédure de l’article 1397»[1].
      • Nonobstant le cas particulier de la vente opérant un transfert de propriété entre la communauté et une masse de biens propres, la vente entre époux demeure, par principe, admise.
      • Il en va de même d’autres contrats, tels que notamment les donations.
  • Les donations entre époux
    • Sous l’Ancien régime, les donations entre époux étaient purement et simplement prohibées.
    • Cette prohibition visait à prévenir le risque qu’un époux, qui exercerait une emprise sur son conjoint, se fasse consentir une libéralité au préjudice de ce dernier.
    • Elle n’a toutefois pas survécu à l’entrée en vigueur du Code civil.
    • Ses rédacteurs ont fait le choix d’admettre les donations entre époux.
    • En parallèle, ils ont assorti cette nouvelle règle d’un principe de libre révocabilité des donations entre époux.
    • L’ancien article 1096 du Code civil prévoyait en ce sens que « toutes donations faites entre époux, pendant le mariage, quoique qualifiées entre-vifs, seront toujours révocables.»
    • Droit personnel, la révocation d’une donation entre époux pouvait ainsi être révoquée jusqu’au décès de son auteur, de même qu’une donation à cause de mort ou qu’un legs.
    • À cet égard, dans un arrêt du 29 mai 1979, la Cour de cassation avait jugé que les donations étaient maintenues « avec les caractères qu’elles présentaient, de sorte que celles qui […] ont été faites pendant le mariage restent révocables» ( 1ère civ. 29 mai 1979, n°77-15778).
    • Ainsi, si le maintien des avantages matrimoniaux et des donations consenties par contrat de mariage présentent, encore aujourd’hui – sauf modification du régime – un caractère absolu, tel n’était pas le cas des donations consenties durant le mariage qui pouvaient toujours être anéanties par leur auteur.
    • Considérant que cette situation ne se justifiait plus et qu’il y avait lieu d’aligner le sort des donations entre époux sur le sort des donations entre concubins et partenaires qui étaient irrévocables, le législateur a renversé la règle à l’occasion de l’adoption de la loi n° 2004-439 du 26 mai 2004 relative au divorce.
    • Désormais, les donations entre époux ne sont plus systématiquement révocables.
    • Il y a lieu de distinguer selon que la donation prend ou non effet au cours du mariage.
      • Lorsque la donation entre époux ne prend pas effet au cours du mariage, elle peut toujours être révoquée ( 1096, al. 1er C. civ.)
      • Lorsque la donation entre époux prend effet au cours du mariage, elle est irrévocable, sauf les cas visés aux articles 953 à 958 du Code civil ( 1096, al. 2e C. civ.).
    • Il peut être observé, à toutes fins utiles, que le divorce est sans incidence sur le sort des donations entre époux ( 265, al. 1er C. civ.)

==> Les sociétés entre époux

Sous l’empire du droit antérieur, dans le silence des textes, la constitution d’une société entre époux était prohibée.

Cette prohibition tenait à des raisons, tant extrapatrimoniales, que patrimoniales.

  • Sur le plan extrapatrimonial, il était notamment avancé par une partie de la doctrine que l’égalité qui préside aux rapports entre associés était incompatible avec l’autorité dont était investi le mari sur son épouse au titre de sa qualité de chef de famille
  • Sur le plan patrimonial, il était craint que les époux ne violent le principe d’immutabilité des régimes matrimoniaux en constituant ensemble une société à laquelle ils apporteraient des biens propres, ce qui leur permettrait de constituer une masse commune échappant notamment aux règles du régime de la séparation de biens.

Finalement, l’ordonnance 58-1258 du 19 décembre 1958 a reconnu la validité des sociétés entre époux en insérant un article 1841 du Code civil qui prévoyait que « deux époux peuvent être simultanément au nombre des associés et participer ensemble ou séparément à la gestion, ils ne peuvent être ensemble indéfiniment et solidairement responsables ».

Un doute s’était néanmoins installé sur la validité des sociétés dont les seuls associés seraient des époux.

Afin de mettre un terme à l’incertitude qui agita la doctrine, le législateur a profité de l’adoption de la loi n°66-537 du 24 juillet 1966 sur les sociétés commerciales, pour reformuler le texte en précisant que « même s’ils n’emploient que des biens de communauté pour les apports à une société ou pour l’acquisition de parts sociales, deux époux seuls ou avec d’autres personnes peuvent être associés dans une même société et participer ensemble ou non à la gestion sociale. »

La loi n° 78-9 du 4 janvier 1978 a, par suite, déplacé la règle à l’article 1832-1 du Code civil.

Puis la loi n° 82-596 du 10 juillet 1982 relative aux conjoints d’artisans et de commerçants travaillant dans l’entreprise familiale a autorisé les époux à n’apporter à la société constituée entre eux que des biens communs.

Reste qu’une exception au principe de validité des sociétés entre époux subsistait toujours après l’entrée en vigueur de cette dernière loi.

L’alinéa 1er in fine de l’article 1832-1 du Code civil interdisait, en effet, aux époux d’opter pour une forme sociale de société qui impliquerait qu’ils soient indéfiniment et solidairement responsables des dettes sociales.

Cette interdiction fut finalement levée par la loi du 23 décembre 1985 relative à l’égalité des époux et ses conséquences en matière de sociétés.

Aujourd’hui, non seulement les époux sont autorisés à constituer entre eux une société, peu importe qu’elle soit à risque limitée ou illimitée, mais encore la jurisprudence a précisé qu’il pouvait s’agir d’une société créée de fait (V. en ce sens Cass. com. 3 nov. 1988, n°87-1795)

Bien que la constitution d’une société entre époux puisse avoir pour effet d’affecter leur statut matrimonial, par le jeu des apports qu’ils font à la personne morale, elle ne relève pas du domaine de l’article 1397 du Code civil.

Il n’est donc pas nécessaire pour les époux d’établir les statuts de la société par voie d’acte notarié, ni de procéder aux formalités de publicité selon les exigences prescrites par l’article 1397.