L’indemnisation des victimes d’actes de terrorisme

Par Christophe Quézel-Ambrunaz, professeur de droit privé, Université Savoie Mont Blanc*

Les procès des attentats terroristes donnent l’occasion aux victimes de s’exprimer, cela est important, à bien des égards.

Toutefois, contrairement à une audience pénale ordinaire où le juge peut se prononcer sur les intérêts civils, autrement dit indemniser les victimes, en matière de terrorisme, les victimes ne sont pas indemnisées à l’issue de tels procès, qui ne visent qu’à la sanction des coupables. Un choix politique a été fait : séparer les questions d’indemnisation et celles de la culpabilité. Les victimes d’actes de terrorisme bénéficient d’autres voies pour obtenir réparation de leurs préjudices.

Au-delà des drames individuels qu’il provoque, le terrorisme, de par sa définition juridique portée à l’article 421-1 du code pénal, a une dimension collective : il a « pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ». La résilience de la société est une réponse à apporter au terrorisme ; celle-ci passe par une solidarité forte avec les individus qui en sont victimes.

Un double impératif, collectif et individuel

Pour les victimes, un enjeu purement individuel existe : l’attentat lèse injustement leurs droits (droit à l’intégrité corporelle, et tant d’autres). Ces lésions se nomment préjudices, et doivent être réparées. Dans cette dimension individuelle, ces victimes ne se singularisent pas, a priori, par rapport aux victimes d’infractions de droit commun ou de divers accidents ; chaque poste de préjudice, tel qu’énoncé dans la nomenclature dite Dintilhac, doit trouver un équivalent monétaire. L’argent n’est souvent qu’une maigre consolation, mais a le mérite d’acter la reconnaissance du statut de victime, et de constater la violation de droits ; en outre, il est nécessaire pour couvrir nombre de dépenses que doivent exposer les victimes, ou pour compenser des pertes de gains professionnels.

Supposons une victime gardant un handicap important : elle est privée de revenus professionnels, doit assumer des dépenses pour salarier une tierce personne afin de l’assister, prévoir des dépenses de santé telles que renouvellements de prothèses ou fauteuil roulant, des frais de véhicule adapté, ou d’adaptation du logement, le tout pour sa vie entière. Compenser de tels frais représente des indemnisations pouvant atteindre ou dépasser le million d’euros. À cela s’ajoute l’indemnisation de préjudices extra-patrimoniaux, tels que les souffrances, la privation d’activités sportives, les retentissements sur la vie affective et sexuelle…

L’indemnisation des victimes de terrorisme répond donc à un double impératif, collectif et individuel. Évidemment, il est impossible de songer à faire peser la charge de l’indemnisation sur le terroriste – insolvable – ou son assureur – qui ne peut être tenu des conséquences des fautes intentionnelles.

Les bases de notre système actuel sont à rechercher dans la législation de Vichy. En effet, la loi n° 684 du 24 décembre 1943 relative à l’assurance des sinistres résultant d’actes « de sabotage » ou « de terrorisme » (JORF 12 mars 1944, p. 753) jette les fondations de la collectivisation du risque terroriste. C’est toutefois la loi n° 86-1020 du 9 septembre 1986, adoptée sous l’impulsion de Françoise Rudetzki, récemment décédée, qui forme le droit actuel de l’indemnisation, scindant la matière, d’une part, les dommages corporels, pour lesquels l’article L. 126-1 du Code des assurances renvoie aux articles L. 422-1 à L. 422-3 du même code, qui établissent un régime de solidarité nationale ; d’autre part, les dommages matériels, régis par les articles L. 126-2 du Code des assurances, reposant sur un mécanisme de garantie obligatoire.

Les indemnités et les aides non indemnitaires

La sollicitude de la nation accorde certaines aides aux victimes du terrorisme : notamment, elles ont droit à pension comme victimes civiles de guerre ; pour les soins liés à l’acte de terrorisme, elles sont exonérées de forfait journalier, de franchises et de participations, et les dépassements d’honoraires sont pris en charge par la sécurité sociale selon l’article L. 169-2 du Code de la sécurité sociale ; en cas de décès, leur succession est exonérée d’impôt, et d’autres avantages sont accordés ; les orphelins et enfants victimes deviennent pupilles de la nation.

L’indemnisation des victimes est assurée par le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions, dont il s’agit de l’une des principales missions. Il indemnise les victimes françaises, quel que soit le lieu de survenance de l’attentat, et les victimes d’attentats commis sur le sol français, quelle que soit leur nationalité. Ce mécanisme suscite l’intérêt de juristes étrangers, qui souhaiteraient, dans l’intérêt des victimes, en copier les principes. Si, dans l’Union européenne, de nombreux pays ont mis en place des règles favorables aux victimes d’actes de terrorisme, le système français est certainement le plus abouti et le plus favorable aux victimes.

Pour l’attentat de Nice, le Fonds indique avoir déjà versé 92 millions d’euros aux victimes. Sur 2474 victimes directes et indirectes recensées, 2259 ont déjà reçu une offre, et, parmi celles-ci, 1728 l’ont acceptée. Plus de la moitié des dossiers ouverts sont donc clos.

Des chiffrages d’indemnités contestés

L’offre d’indemnisation est faite par le Fonds, qui s’appuie sur des expertises médicales, à partir d’un référentiel, actualisé en juillet 2022, donnant des repères pour l’indemnisation de chaque poste de préjudice : il s’agit de minimas, adaptés en fonction des situations particulières.

Néanmoins, il se trouve que les indemnisations données sont inférieures à celles qui sont habituellement allouées par les juridictions pour les victimes de droit commun, et que certaines interprétations de la nomenclature Dintilhac, par exemple sur le préjudice esthétique temporaire, sont nettement défavorables aux victimes, et contraires à ce qui est habituellement jugé.

Par exemple, là où le référentiel du Fonds indique, pour des souffrances physiques ou psychiques d’une victime directe, évaluées comme importantes (cotation de 6 sur un maximum de 7) par un médecin expert, un minima à 30 000 euros, les juridictions ne statuent en principe pas en dessous de 35 000. Autre exemple : l’indemnisation des séquelles, appelées déficit fonctionnel permanent s’indemnise en recourant à un « prix du point » ; ce prix est, pour le Fonds, sensiblement inférieur à ce qui est pratiqué actuellement par les juridictions.

Des sommes souvent majorées par le juge

Si une victime n’accepte pas l’offre du Fonds, elle peut contester devant une juridiction unique, spécialisée, au sein du Tribunal judiciaire de Paris, le Juge d’indemnisation des victimes d’attentats terroristes (JIVAT). Les demandes peuvent concerner aussi bien des personnes qui s’estiment victimes, mais que le Fonds pense être trop loin des lieux de l’attentat ; ou des victimes qui contestent les montants d’indemnisation ; ou encore, des proches de victimes survivantes. En effet, le Fonds de garantie s’appuie sur une interprétation stricte de l’article L. 126-1 du Code des assurances, pour dénier aux proches de victimes traumatisées, mais non décédées, la possibilité d’être indemnisées – alors qu’elles pourraient l’être dans le cadre d’un accident de droit commun ; les juges ont pu valider cette interprétation. Des associations se sont émues, dans une lettre ouverte, de ce traitement péjoratif des proches des victimes survivantes.

Les décisions du JIVAT ne sont hélas pas accessibles ; lorsque des appels sont interjetés, toutefois, il s’avère que les juges n’hésitent pas à majorer les sommes offertes par le Fonds. Par exemple, la Cour d’appel de Paris a fixé à 100 000 euros l’indemnisation des souffrances endurées d’une victime du Bataclan dans un arrêt du 21 avril 2022 : était demandé 200 000 euros, le fonds offrait 35 000.

Des préjudices spécifiques

Il faut toutefois reconnaître que, désormais, le Fonds indemnise, conformément à une jurisprudence récente datant du 25 mars 2022, l’angoisse de mort imminente. Il s’agit de compenser, pour une victime décédée (ce sont donc ses héritiers qui en bénéficieront) les souffrances psychologiques spécifiques liées à la certitude de l’arrivée de sa mort.

Il reconnaît également un préjudice spécifique des victimes d’actes de terrorisme, lié aux circonstances particulières dans lesquels sont subis les dommages (grand nombre de personnes atteintes, médiatisation, désorganisation possible des secours…) répondant ainsi à une demande d’un collectif d’avocats et aux recommandations d’un rapport dirigées par la professeure Porchy-Simon.

Le financement de l’indemnisation des victimes et du fonctionnement du Fonds est réalisé essentiellement à l’aide d’un prélèvement sur les contrats d’assurance de biens, actuellement à 5,90 euros par an. C’est donc la collectivité des assurés qui supporte le coût de ce dispositif.

S’il est fondamental que la société ait une attention particulière pour les victimes d’actes de terrorisme, les avantages fiscaux et autres ne sont sans doute pas aussi essentiels que le fait de ne pas traiter leurs demandes indemnitaires moins bien que celles émanant de victimes d’accidents ordinaires.

* Article publié in https://theconversation.com/victimes-de-terrorisme-quelle-indemnisation-189831