Souffrances endurées vs angoisse de mort imminente, attente et inquiétude

Les règles qui bornent la réparation des préjudices résultant d’un dommage corporel ne sont décidément pas des plus simples à écrire. C’est que, par hypothèse, et relativement à toute une série de dommages, il n’est pas possible d’accorder une réparation intégrale au sens mathématique du terme. C’est tout particulièrement le cas des chefs de préjudices extrapatrimoniaux qui indemnisent une souffrance endurée. Il n’y a aucune espèce d’équivalent envisageable. Le dommage subi est irréversible. En bref, la réparation intégrale dont on dit qu’elle serait arbitraire, fantaisiste ou aléatoire est tout bonnement illusoire (J. Bourdoiseau, De la réparation du dommage corporel in Des spécificités de l’indemnisation du dommage corporel : Bruylant, 1re éd., 2017). Cela étant, « ce n’est pas parce que l’on sait qu’il n’est pas possible d’offrir à la victime (…) d’effacer purement et simplement son dommage qu’il ne faut pas avec lucidité mais détermination, essayer sans relâche d’approcher cet objectif, si ce n’est l’atteindre » (Ph. Brun, Le droit en « principe » : la réparation intégrale en droit du dommage corporel : RLDC, 2013 n° 110). En vérité, parce qu’à l’impossible nul n’a jamais été tenu, le juge n’a été prié de rétablir qu’« autant que possible » l’équilibre détruit par le dommage.

Des voix se font entendre qui regrettent à raison que « le droit suscite des attentes démesurées » ; qu’« on lui prête en particulier des vertus psychologique et thérapeutique au-delà de ses forces » (M. Fabre-Magnan, Le dommage existentiel : D. 2010, p. 2376. – V. notamment dans le même sens J.-S. Borghetti, Les intérêts protégés et l’étendue des préjudices réparables en droit de la responsabilité civile extracontractuelle, in Études offertes à G. Viney : LGDJ, Mélanges, 2008, p. 145. – M. Dugué, L’intérêt protégé en droit de la responsabilité civile, préf. P. Jourdain : LGDJ, Bibl. dr. pr., t. 588, 2019, n° 73. – J. Knetsch, La désintégration du préjudice moral : D. 2015, p. 443).Il se pourrait fort bien que ces dernières considérations participent entre autres raisons du rejet dans les espèces en cause de la demande d’autonomisation du préjudice d’angoisse de mort imminente des victimes directes et du préjudice d’attente et d’inquiétude subi notamment par les victimes par ricochet.

Dans une première affaire (TGI Paris, 19e ch., 21 janv. 2019, n° 14/00108 : JurisData n° 2019-027219), un incendie se déclare dans un hôtel par la faute du veilleur de nuit et de son amie. Tout l’immeuble prend feu. 24 personnes décèdent. 54 autres sont blessées. Des condamnations pénales sont prononcées. L’action civile en réparation des dommages causés par l’infraction est l’occasion d’égrener les chefs de préjudices subis par les victimes directes et indirectes. L’indemnisation des souffrances endurées, de l’angoisse de mort ressentie par les occupants pris par les flammes et de l’inquiétude des survivants quant aux sorts de leurs proches est réclamée entre autres postes de préjudices corporels. Ce chef de demande doit retenir l’attention. Le tribunal est d’avis que l’angoisse et l’inquiétude ont été indemnisées au titre des souffrances endurées. Partant, la souffrance morale spécifique ne donne pas lieu à une réparation distincte pendant que, au passage, le quantum de dommages et intérêts compensatoires est notablement ravalé.

C’est ce qui est également décidé dans une seconde affaire par la Commission d’indemnisation des victimes d’infractions (CIVI) qui a eu à connaître des suites d’un accident de la circulation d’une extrême violence survenu à l’étranger : violence de l’action soudaine (car percuté de plein fouet de nuit par un train de marchandises sur un passage à niveau) et violence des actes qui s’en sont suivis (victimes abandonnées par le chauffeur et dépouillées par les riverains) (TGI Paris, 15 mars 2019, n° 15/00064, inédit : JurisData n° 2019-025225).

Les décisions commentées attestent les réticences du juge à étendre la liste des chefs de préjudices extrapatrimoniaux réparables et à monétiser fortement les atteintes excipées. Dans le cas particulier, ce n’est pas nécessairement à dire que l’angoisse et l’inquiétude renseignées n’ont pas vocation à réparation. Appelé en garantie, l’assureur de responsabilité civile n’en disconvient pas, il formule une offre. Et si la demande enregistrée par la CIVI en 2015 avait été adressée quelques mois plus tard, le FGTI n’aurait pas rejeté la demande en réparation du préjudice situationnel d’angoisse (FGTI, Conseil d’administration, 25 sept. 2017. – V. notamment sur cette décision S. Porchy-Simon, Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage : D. 2017, p. 2265).

En se prononçant tous chefs de souffrances endurées confondus, le juge donne à voir ses hésitations. Il n’est pas isolé sur ce sujet. Dans le cas particulier, le tribunal judiciaire de Paris est sur la ligne jurisprudentielle tracée par la 2e chambre civile de la Cour de cassation (Cass. 2e civ., 18 avr. 2013, n° 12-18.199, inédit : JurisData n° 2013-007565 ; D. 2013, p. 2658, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon ; RTD civ. 2013, p. 614, obs. P. Jourdain. – V. contra Cass. crim., 23 oct. 2012, n° 11-83.770 : JurisData n° 2012-023943) suivie par la cour d’appel de Paris (CA Paris, pôle 2, ch. 4, 30 janv. 2020, n° 19/02479) et épousée de longue date par le juge administratif (CE, avis, 4 juin 2007, n° 303422 et 304214, Lagier, Cst Guignon : JCP G 2007, IV, 2448. – CAA Bordeaux, 29 déc. 2017, n° 17BX01561, inédit. – Comp. relativement au préjudice d’anxiété CE, 9 nov. 2016, n° 393108 : JurisData n° 2016-024113 ; JCP G 2017, 58, note J.-Ch. Rotoullié).Sans faire offense aux victimes, on peut être hésitant quant aux réponses à apporter aux questions de savoir, d’abord, s’il est juste de réparer en soi l’angoisse et l’inquiétude, ensuite, dans l’affirmative, s’il est utile d’opter pour une ventilation fine des chefs de préjudices extrapatrimoniaux.

Sur la première hésitation, qui consiste à questionner la fonction du droit, il importerait qu’on s’interrogeât sur l’intérêt des victimes qui a été lésé et qui serait digne d’être protégé par le système juridique soit pour renforcer les résolutions et continuer la marche qui a été entamée sur la voie de l’indemnisation tous azimuts soit, et à rebours, pour endiguer le flot des demandes et hiérarchiser les chefs de préjudices indemnisables (comme cela est pratiqué par ailleurs dans des droits étrangers). Pour mémoire, souffrir d’un dommage corporel est certes nécessaire mais pas ou plus suffisant. Convaincu à tort ou à raison par la pertinence de la distinction entre le donné (le dommage) et le construit (le préjudice), les rédacteurs des projet et proposition de réforme de la responsabilité civile sont désireux d’insérer dans le Code civil un article 1235 qui disposerait qu’« est réparable tout préjudice certain résultant d’un dommage et consistant en la lésion d’un intérêt licite, patrimonial ou extrapatrimonial » (Ministère de la Justice, Projet de réforme de la responsabilité civile, 13 mars 2017. – Sénat, prop. de loi n° 678, 29 juill. 2020, portant réforme de la responsabilité civile. – V. également art. 1270).

Quant à la seconde hésitation, si l’on concède que le découpage est une marque de réalisme qui consiste à appréhender au plus près les situations dommageables dans la diversité de leurs configurations concrètes (F. Leduc, Le droit de la responsabilité hors le code civil : LPA 6 juill. 2005, p. 6), il s’agirait qu’on s’assurât que la compartimentation est profitable à tous points de vue. De récentes publications défendent la spécificité du préjudice d’angoisse des victimes directes et du préjudice d’attente et d’inquiétude des proches (S. Porchy-Simon (dir.), L’indemnisation des préjudices situationnels d’angoisse des victimes directes et de leurs proches, Rapport : La documentation française, mars 2016. – Barreau de Paris, Livre blanc sur les préjudices subis lors des attentats. Le préjudice spécifique d’angoisse des victimes directes. Le préjudice spécifique d’attente et d’inquiétude des proches : nov. 2016). Les décisions commentées attestent que le dialogue du palais avec l’université et les cabinets doit être continué se poursuivre.

Dans l’immédiat, en attendant que les questions qui subsistent trouvent une réponse qui satisfasse toutes les parties prenantes, une voie médiane pourrait être choisie, qui consisterait à affiner le poste de préjudice des souffrances endurées ? Cela supposerait d’abord de distinguer (comme le prévoit le projet de décret instaurant une nomenclature des préjudices résultant d’une atteinte à la personne) les souffrances endurées ex ante et celles subies ex post consolidation ; ensuite à insérer des sous-postes de préjudices ; en outre à corriger la gradation des souffrances ; enfin à corréler autant que possible l’évaluation de l’atteinte et sa compensation en argent. Un référentiel d’indemnisation serait des plus utiles dans le cas particulier. DataJust, qui est un traitement automatisé de données créé au printemps 2020, pourrait servir de guide pour celles et ceux qui ont en charge la liquidation des chefs de préjudices corporels (J. Bourdoiseau, DataJust où la réforme du droit de la responsabilité civile à la

découpe ? : Lexbase, n° 821, 23 avr. 2020). On gagnerait à améliorer l’existant et non à s’en débarrasser d’un revers de la main comme l’a fait tout récemment le Sénat (V. proposition de réforme, préc.). Il y aurait un grand bénéfice à tirer, au vu de la réforme de la procédure d’appel en matière civile, de ce que les données extraites des décisions de justice rendues en première instance par les tribunaux judiciaires, qui ont désormais une compétence d’exception dans la réparation du dommage corporel (COJ, art. L. 211-4-1), puissent être implémentées. Le dispositif pourrait être sécurisé plus surement si la définition des catégories de données et des informations relatives aux préjudices subis était confiée à un comité de sages.

Concernant les chefs de dommages que sont l’angoisse et l’inquiétude, l’aide à la décision algorithmique pourrait être des plus fructueuses. Pour l’heure, et sous réserve qu’on s’accorde à dire qu’une telle ventilation est bonne, le rendu n’est pas des plus équitables. Alors que l’angoisse et l’inquiétude subies par les victimes sont graduées de façon identique en l’espèce (TGI Paris, 15 mars 2019, n° 15/00064, préc.), la monétisation de leurs souffrances respectives, rangées sous la bannière des souffrances endurées, peut aller du simple au quintuple.

Article publié au JCP G. 19 oct. 2020, doctr. 1190, Jurisprudence du Tribunal judiciaire de Paris