Le Droit dans tous ses états

LE DROIT DANS TOUS SES ETATS

Les présomptions judiciaires ou du fait de l’homme: régime (art. 1382 C. civ.)

1. Notion de présomption

Dans le langage courant une présomption est, selon le Dictionnaire de l’Académie Française, une opinion fondée sur des indices ou des apparences, sur ce qui est probable sans être certain.

Le mot présomption vient du latin praesumptio, « anticipation, hardiesse, assurance », lequel est dérivé du verbe praesumere qui signifie « appréhender d’avance »

Dans son sens premier, une présomption s’analyse donc à un préjugé, une supposition une conjecture, une prévision et plus généralement à une idée faite avant toute expérience.

La notion de présomption a très vite été empruntée par les juristes afin de décrire la technique consistant à conférer à un fait inconnu une vraisemblance sur la base d’une probabilité raisonnable.

Car si, en droit, est un point commun que les présomptions partagent, aussi diverses et variées soient-elles, il est à rechercher dans leur fondement : la probabilité.

Cette idée est exprimée par l’adage que l’on peut lire sous la plume de Cujas : Praesumptio sumitur de eo quod plerumque fit. Cet adage signifie que la présomption se déduit de ce qui arrive le plus souvent.

Ainsi, une présomption n’est autre que l’interprétation d’une probabilité obéissant à la loi du plus grand nombre.

Plus précisément, elle est le produit d’un raisonnement par induction, soit un raisonnement consistant à remonter, par une suite d’opérations cognitives, de données particulières (faits, expériences, énoncés) à des propositions plus générales, de cas particuliers à la loi qui les régit, des effets à la cause, des conséquences au principe, de l’expérience à la théorie.

C’est ce que Domat a cherché à exprimer en écrivant que « les présomptions sont des conséquences qu’on tire d’un fait connu pour servir à faire connaître la vérité d’un fait incertain »[1].

Pothier définissait, quant à lui, la présomption comme « le jugement que la loi ou l’homme porte sur la vérité d’une chose »[2].

Plus tard, les rédacteurs du Code civil s’inspireront de ces définitions pour définir les présomptions à l’ancien article 1349 comme « des conséquences que la loi ou le magistrat tire d’un fait connu à un fait inconnu. »

Cette définition a été vivement critiquée par la doctrine. En l’absence de précision, le texte laissait à penser que les présomptions formaient un seul et même ensemble alors que, comme souligné par des auteurs « on désigne sous le mot « présomptions » des concepts qui n’ont que très peu de points communs »[3].

En effet, les présomptions ne sauraient être appréhendées de façon unitaire, car elles sont multiples ; ne serait-ce que parce qu’elles ne remplissent pas toutes les mêmes fonctions.

2. Fonctions des présomptions

En simplifiant à l’extrême, on attribue aux présomptions deux fonctions bien distinctes :

  • La fonction de dispense de preuve
  • La fonction de mode de preuve

?La fonction de déplacement de l’objet de la preuve ou les présomptions légales (de droit)

Il est des cas où le raisonnement inductif consistant à tirer un fait inconnu d’un fait connu est mis en œuvre, non pas par le juge, mais par le législateur lui-même ; c’est le mécanisme des présomptions légales ou présomptions de droit.

L’article 1354, al. 1er du Code civil prévoit en ce sens que la présomption légale est celle « que la loi attache à certains actes ou à certains faits en les tenant pour certains ».

Dans cette hypothèse, le juge est privé de sa faculté de sélectionner les indices susceptibles d’emporter sa conviction ; c’est la loi qui lui impose de tenir pour vrai le fait qui lui est soumis.

Aussi, les présomptions légales ne constituent pas des modes de preuve, la véracité du fait objet de la présomption étant réglée par la loi.

Pour cette raison, elles sont désormais traitées séparément des présomptions judiciaires, ces dernières étant, quant à elles, abordée dans le chapitre du Code civil consacré aux modes de preuves.

Comment dès lors analyser les présomptions légales ?

Si l’on se reporte à l’article 1354 du Code civil, elles sont présentées comme remplissant la fonction de dispense de preuve.

Ce texte dispose que la présomption légale « dispense celui au profit duquel elle existe d’en rapporter la preuve ».

Certains auteurs soulèvent que l’emploi du terme « dispense » n’est pas des plus opportun car il suggère qu’une présomption légale opérerait un renversement systématique de la charge de la charge de la preuve au détriment du défendeur.

Or tel n’est pas le cas ; le plaideur est toujours tenu de prouver le fait qu’il allègue.

Seulement, la preuve ne pourra se faire qu’au moyen de faits voisins et annexes dont l’établissement permettra de faire jouer la présomption légale.

Ainsi, s’agit-il moins d’une dispense de preuve, que d’un déplacement de l’objet de la preuve.

Le rapport au Président de la République accompagnant l’ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit de la preuve a souligné en ce sens que les présomptions légales « ont toutes pour effet de dispenser de preuve, mais non de « toute preuve », car elles peuvent n’avoir comme effet que de déplacer l’objet de la preuve, et non d’en dispenser totalement le demandeur ».

Prenons l’exemple de la preuve de la propriété d’un bien qui peut, dans de nombreux cas, s’avérer difficile, sinon impossible à rapporter, en particulier lorsqu’il s’agit d’un meuble.

C’est la raison pour laquelle elle est classiquement présentée comme la probatio diabolica.

Cette qualification de preuve du diable vient de ce que pour établir irréfutablement la légitimité du rapport d’appropriation d’un bien, il faudrait être en mesure de remonter la chaîne des transferts successifs de propriété jusqu’au premier propriétaire, preuve que « seul le diable pourrait rapporter ».

Afin de faciliter la preuve de la propriété, il a donc été institué une présomption de propriété qui repose sur le postulat consistant à admettre que statistiquement, il est de grande chance pour que le possesseur de la chose soit également son propriétaire.

Aussi, pour se voir reconnaître la qualité de propriétaire, il y a lieu de rapporter la preuve, non pas de la propriété du bien, mais de sa possession.

On retrouve ce mécanisme de déplacement de l’objet de la preuve avec la célèbre présomption « pater is est » énoncée à l’article 312 du Code civil.

Cette disposition pose que « l’enfant conçu ou né pendant le mariage a pour père le mari ».

Ainsi, pour que le mari de la mère établisse son lien de filiation avec l’enfant, il lui faudra prouver, non pas l’existence d’un lien biologique, mais que la naissance est intervenue pendant le mariage.

Les deux exemples ci-dessus exposés démontrent qu’une présomption légale ne dispense nullement son bénéficiaire de toute preuve, puisque si elle dispense de la preuve de la propriété ou de la paternité, c’est seulement par le déplacement de l’objet de la preuve vers le fait que, soit le possesseur est le propriétaire du bien, soit que l’enfant a été conçu pendant le mariage.

Ainsi, la présomption légale allège seulement le fardeau de la preuve, en ce qu’elle admet que la preuve puisse être rapportée indirectement.

?La fonction de mode de preuve ou les présomptions judiciaires (de fait)

Lorsque la preuve est libre, il est admis que le juge puise dans les circonstances de la cause la preuve du fait contesté ; c’est le mécanisme des présomptions judiciaires, qualifiées également de présomptions du fait de l’homme ou présomptions de fait.

Dans cette hypothèse, les présomptions remplissent la fonction de mode de preuve, puisque constituant un véritable moyen d’établir le fait allégué.

On retrouve ici le raisonnement par induction. Il est mis en œuvre par le juge qui donc à partir d’un ou plusieurs indices connus, va tirer des conséquences quant à la réalité du fait contesté.

Ainsi, la décision du juge est-elle assise sur la probabilité du fait induit.

À cet égard, en application de l’article 1382 du Code civil, seules les présomptions « graves, précises et concordantes » sont admises.

Lorsque cette condition est remplie, les présomptions judiciaires « sont laissées à l’appréciation du juge ».

L’ancien article 1353 du Code civil prévoyait dans le même sens qu’elles doivent être « abandonnées aux lumières et à la prudence du magistrat ».

Comme souligné par des auteurs « la preuve construite sur des indices n’est donc acquise que si elle correspond à l’intime conviction du juge »[10].

3. Admissibilité des présomptions judiciaires

Il ressort de l’article 1382 du Code civil que le recours aux présomptions judiciaires par le juge est subordonné à la réunion de deux conditions cumulatives qui tiennent, d’une part, à leur domaine et, d’autre part, à leurs caractères.

?Le domaine des présomptions judiciaires

L’article 1382 du Code civil prévoit que les présomptions judiciaires peuvent être admises par le juge « dans les cas seulement où la loi admet la preuve par tout moyen. »

Il ne pourra donc être fait usage, par le juge, des présomptions judiciaires que dans les seuls domaines où la preuve est libre.

La question qui alors se pose est de savoir quels sont ces domaines où la preuve est libre.

Pour le déterminer, il convient de se reporter, dans un premier temps, à l’article 1358 du Code civil qui érige en principe le système de la preuve libre.

Cette disposition prévoit en ce sens que « hors les cas où la loi en dispose autrement, la preuve peut être apportée par tout moyen. »

Aussi, parce que la preuve est libre, sauf dispositions contraires, les présomptions judiciaires sont elles aussi admises par principe.

Reste à déterminer quelles sont les dispositions qui dérogent au principe de liberté de la preuve.

Tout d’abord, il y a lieu de compter sur l’article 1359 du Code civil qui prévoit que pour les actes juridiques portant sur une somme ou une valeur excédant un montant fixé par décret (1.500 euros) la preuve se fait par écrit.

Il résulte de cette disposition que la preuve n’est pas libre s’agissant d’établir les actes juridiques dont le montant est supérieur à 1500 euros.

On peut en déduire a contrario, que la preuve se fait par tout moyen s’agissant de prouver :

  • D’une part, des faits juridiques
  • D’autre part, des actes dont le montant n’excède pas 1 500 euros

Dans ces deux domaines, les présomptions judiciaires sont ainsi admises.

Ensuite, il est un autre texte qui énonce une exception au principe de liberté de la preuve : l’article L. 110-3 du Code de commerce.

Cette disposition prévoit que « à l’égard des commerçants, les actes de commerce peuvent se prouver par tous moyens à moins qu’il n’en soit autrement disposé par la loi ».

La preuve est donc libre pour les opérations qui présentent un caractère commercial au sens des articles L. 110-1 et L. 110-2 du Code de commerce.

Aussi, dans ce domaine, les présomptions judiciaires sont-elles admises ; à la condition toutefois que le défendeur soit une personne qui endosse la qualité de commerçant et que cette personne ait accompli un acte de commerce.

Enfin, au nombre des textes qui dérogent au principe de liberté de la preuve, on peut compter sur l’article 1433, al. 3e du Code civil.

Cette disposition prévoit, s’agissant de la preuve des récompenses sous le régime légal que, « si une contestation est élevée, la preuve que la communauté a tiré profit de biens propres peut être administrée par tous les moyens, même par témoignages et présomptions. »

Il s’agit là d’une dérogation au principe institué par l’article 1402, al. 2e du Code civil qui prévoit que la preuve du caractère propre d’un bien ne peut se faire qu’en produisant un écrit.

Car en effet, en cas d’impossibilité matérielle ou morale pour un époux de se procurer un écrit, il pourra prouver la propriété du bien propre qu’il revendique par tout moyen dit l’article 1433, al. 3e et notamment en se prévalant de présomptions judiciaires.

?Les caractères des présomptions judiciaires

L’article 1382 du Code civil prévoit que les présomptions judiciaires peuvent être admises par le juge « si elles sont graves, précises et concordantes ».

Il ressort de cette disposition que le raisonnement inductif qui préside à la mise en œuvre d’une présomption judiciaire requiert l’existence d’indices qui présentent certains caractères : ils doivent être graves, précis et concordants.

Autrement dit, la convergence des indices relevés par le juge doit être si forte, qu’elle doit lui permettre de conclure à l’existence du fait allégué à tout le moins à conférer à ce fait une crédibilité suffisante pour qu’il soit réputé comme vrai.

Si, pris individuellement, les caractères que doivent présenter les présomptions judiciaires pour être admises par le juge se laissent saisir relativement facilement, la formulation de l’article 1382 du Code civil soulève en revanche deux interrogations :

  • Première interrogation
    • Une lecture littérale de l’article 1382 du Code civil suggère que le juge ne peut recourir au mécanisme des présomptions judiciaires que s’il dispose d’une pluralité d’indices.
    • Est-ce à dire que celui-ci ne saurait rendre sa décision en se fondant sur un seul indice ?
    • Ce serait là contraire au principe exprimé par l’ancien adage « testis unus, testis nullus ».
    • Telle n’est toutefois pas la solution retenue par la jurisprudence.
    • Dans un arrêt du 18 mars 1997, la Cour de cassation a décidé, par exemple, que la règle énoncée à l’ancien article 1353 du Code civil, devenu l’article 1382 « ne s’oppose pas à ce que les juges forment leur conviction sur un fait unique, si celui-ci leur paraît de nature à établir la preuve nécessaire » (Cass. 1ère civ. 18 mars 1997, n°94-21.396).
    • Ainsi, pour la haute juridiction, le juge peut parfaitement fonder sa décision sur un seul indice, pourvu qu’il soit suffisamment probant.
  • Seconde interrogation
    • L’article 1382 du Code civil est formulé de telle sorte que l’on pourrait être légitimement porté à comprendre que, pour être admise, une présomption judiciaire doit être cumulativement grave, précise et concordante.
    • Faut-il en déduire que des indices qui ne réuniraient pas ces trois caractères n’autoriseraient pas le juge à leur conférer la valeur de présomption judiciaire ?
    • La jurisprudence a répondu par la négative à cette interrogation.
    • Dans un arrêt du 18 avril 1972, la Cour de cassation a affirmé en ce sens que les juges « ne sont pas tenus de rappeler dans leur décision l’exigence légale de présomptions graves, précises et concordantes » (Cass. 3e civ. 18 avr. 1972, n°71-10.237).
    • Ainsi, n’est-il pas exigé des juges qu’ils vérifient si les présomptions sur lesquelles ils entendent fonder leur décision présentent les trois caractères énoncés par l’article 1382 du Code civil.

Au-delà des interrogations soulevées par la formulation de l’article 1382 du Code civil, les indices d’où le juge peut induire l’existence du fait allégué sont multiples, sinon innombrables.

Il pourra s’agir des constatations matérielles produites aux débats et notamment celles réalisées par des officiers publics (huissiers, notaire etc.).

Des indices pourront également être dégagés de tout document de nature à fournir des informations pertinentes et utiles permettant au juge de l’éclairer sur le fait en cause, pourvu que le document sur lequel il s’appuie ait pu être préalablement discuté contradictoirement par les parties.

À cet égard, le juge pourra collecter des indices matériels en procédant à des vérifications personnelles.

L’article 179 du Code de procédure civile prévoit ainsi que le juge peut, afin de les vérifier lui-même, prendre en toute matière une connaissance personnelle des faits litigieux, les parties présentes ou appelées.

Il procède, par ailleurs, aux constatations, évaluations, appréciations ou reconstitutions qu’il estime nécessaires, en se transportant si besoin est sur les lieux.

Toujours dans le but de recueillir des indices en vue d’alimenter son raisonnement inductif, le juge peut, en toute matière, faire comparaître personnellement les parties ou l’une d’elles (art. 184 CPC).

En les interrogeant, il pourra capter des indices tirés des déclarations et/ou de l’attitude de la partie entendue.

Le juge pourra, en outre, s’attacher les besoins d’un technicien. L’article 232 du Code de procédure civile dispose en ce sens que « le juge peut commettre toute personne de son choix pour l’éclairer par des constatations, par une consultation ou par une expertise sur une question de fait qui requiert les lumières d’un technicien. »

4. Force probante des présomptions judiciaires

L’article 1382 du Code civil prévoit que les présomptions « sont laissées à l’appréciation du juge ».

Cela signifie que le juge n’est pas contraint de tenir pour vrai le fait qui s’infère des indices qu’il relève, quand bien même ils seraient graves, précis et concordants.

Il lui appartient seulement, en toute conscience, d’apprécier la valeur et la portée de ces indices. Le juge demeure toujours libre de leur reconnaître ou de leur dénier une force probante (V. en ce sens Cass. 3e civ. 4 oct. 2000, n°98-11.780 ; Cass. 2e civ. 2 juin 2005, n°03-20.011).

Aussi cette force probante dépend-elle entièrement de l’intime conviction du juge ; il n’est lié, ni par les constatations matérielles produites aux débats, ni par les vérifications personnelles qu’il serait conduit à effectuer.

C’est pour cette raison que les présomptions judiciaires relèvent, à l’instar du témoignage ou de l’aveu extrajudiciaire, de la catégorie des modes de preuve imparfaits.

  1. J. Domat, Les lois civiles dans leur ordre naturel, 1703, p. 271 ?
  2. R.J. Pothier, Traité des obligations, 1764, Dalloz 2011, 2011, p. 408 ?
  3. E. Vergès, G. Vial et O. Leclerc, Droit de la preuve, éd. Puf, 2022, n°232, p. 242 ?

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