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L’architecture normative du réseau internet – Esquisse d’une théorie
éd. L’Harmattan, coll. « Le Droit Aujourd’hui », 8 juill. 2014

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Directeur : Jérôme Huet – Université Paris 2 Panthéon-Assas

Jury: François TERRÉ (Président), Pascale DEUMIER (Rapporteur), Célia ZOLYNSKI (Rapporteur), Cédric MANARA, Pierre LECLERCQ

Mention: Très honorable, Félicitations du jury à l’unanimité, autorisation de publication en l’état, proposition pour tout prix de thèse.

Distinction: Travail couronné de la Mention honorifique de l’université Paris 2 Panthéon-Assas.

Présentation du sujet:

Toute ma réflexion a eu pour point de départ la question suivante : pour quelle raison un ouvrage de la dimension d’internet a pu être édifié sans qu’aucun maître d’œuvre n’ait été désigné pour coordonner les conduites de ses bâtisseurs ? Ces derniers sont de nationalités très différentes et donc soumis à des droits différents. Or il s’avère qu’ils ont globalement œuvré dans le même sens, ce qui laisse à penser qu’ils ont observé les mêmes normes. Quelles sont ces normes ? Quelle est leur nature ? Peuvent-elles être qualifiées de juridiques ? Ce sont là autant de questions auxquelles il m’a fallu répondre afin de mener à bien ma théorie.

Pour anodines que soient ces questions en apparence, elles soulèvent, en réalité, de nombreuses difficultés. Aucune autorité n’a, en effet, été désignée pour adresser des directives aux architectes du réseau. Ces derniers ne se sont pas non plus concertés pour déterminer le sens dans lequel ils devaient œuvrer. Il a donc été nécessaire de s’interroger, dans un premier temps, sur l’existence même d’une gouvernance de ces derniers. Il s’est avéré que si, dans la société qu’ils forment, il n’existe aucun rapport de pouvoir entre eux, leur conduite n’en converge pas moins vers un même point, de sorte que c’est bien là la preuve qu’ils font l’objet d’une gouvernance. Restait à déterminer par quoi ; ce qui est revenu à se questionner sur les contraintes susceptibles de s’exercer sur les agents.

Pour les identifier, je me suis appuyé sur la thèse défendue par Lawrence Lessig selon laquelle l’architecture du réseau exercerait sur les internautes des contraintes techniques, lesquelles contraintes pourraient être qualifiées de normes. Ce constitutionnaliste américain affirme en ce sens : « Architecture is politics. Code is law ». En d’autres termes, la source des normes par lesquelles est régie la conduite des architectes du réseau résiderait dans l’architecture même de celui-ci. Restait donc à m’interroger, après les avoir identifiées, sur la nature de ces contraintes architecturales. Peuvent-elles être qualifiées de normes ? Si oui, constituent-elles du droit ? Assurément, c’est là la première grande difficulté à laquelle je me suis heurté, sinon la plus grande, dans le cadre de l’élaboration de ma théorie.

Voilà manifestement un concept, la norme, et plus encore la règle de droit, qui se laisse difficilement apprivoiser. Pour y parvenir, c’est vers Kelsen que je me suis tourné. À la lecture de ses écrits j’ai compris ce qu’était véritablement une norme, soit la signification d’une proposition prescriptive indiquant un modèle de conduite, et pourquoi toutes les normes ne pouvaient pas être qualifiées de juridiques. Le mouvement doctrinal tend, certes, de nos jours, à s’écarter de plus en plus de la pensée kelsenienne. Cependant le maître de Vienne est le seul à m’avoir apporté une réponse convaincante à la question suivante : en quoi l’ordre émis par le bandit de grand chemin se distingue-t-il de l’injonction énoncée par le percepteur des impôts ? Il est nécessaire de distinguer ces deux commandements, faute de quoi le concept de norme perd tout son intérêt.

Qu’en est-il des contraintes architecturales qui s’exercent sur les bâtisseurs du réseau ? De quel côté doivent-elles être rangées ? Sont-elles plus proches de l’ordre émis par le bandit de grand chemin ou de l’injonction formulée par le percepteur des impôts ? Après avoir établi que les contraintes techniques en question pouvaient être qualifiées de prescriptions et que, en raison de la relation de subsomption qui existe entre elles, ces dernières pouvaient être assimilées à des normes, je suis arrivé à la conclusion qu’elles ne pouvaient pas être qualifiées de juridiques dans la mesure où l’ordre normatif auquel elles appartiennent est seulement statique[1]. Or il aurait fallu, comme l’a démontré Michel Troper, que cet ordre normatif soit également dynamique[2] pour qu’elles soient empreintes de juridicité. Autrement dit, si, les contraintes qu’exerce l’architecture du réseau sur ses bâtisseurs sont des normes de conduite, elles ne sauraient, pour autant, être regardées comme constituant du droit. Elles forment autre chose. C’est ce que j’ai choisi de nommer l’ordre numérique.

Cet ordre normatif est étonnant à plus d’un titre. Les normes qui le composent sont le produit, non pas d’un acte de volonté, comme c’est le cas des normes juridiques, mais d’un acte de conduite. Que doit-on entendre par là ? Il s’agit de normes qui répondent à un mécanisme de production spontané, telles des règles coutumières ou morales. Pour comprendre ce mécanisme, on peut se remémorer l’exemple donné par David Hume des rameurs qui, sans se concerter, vont ramer dans le même sens. Leurs conduites respectives entrent spontanément en résonnance. Pour les normes numériques c’est approximativement la même chose. À la différence des rameurs, les bâtisseurs du réseau voient, cependant, leurs conduites entrer en résonance, en s’observant non pas directement, mais par l’entremise de l’architecture de l’édifice numérique. Aussi, cette résonance, qui va s’instaurer entre eux, fixera un modèle stable de comportement, qui les conduira progressivement à donner à ce modèle la signification de norme. Ainsi, se créent les normes de l’ordre numérique.

Quelles sont les caractéristiques de cet ordre normatif ? C’est ce que je me suis employé à déterminer dans la seconde partie de ma thèse. L’une des caractéristiques que j’ai relevée est que l’ordre numérique peut être regardé comme un système normatif qui émerge de l’association que réalise le réseau de tous les ordres juridiques réunis. Si, en effet, l’on admet que l’ordre numérique est le produit de la coordination de conduites, lesquelles conduites sont, à la base, gouvernées par les droits nationaux, alors il peut corrélativement en être déduit que l’ordre numérique en constitue la synthèse. En théorie générale des systèmes, on dit qu’il constitue le niveau d’organisation émergent. Le recours à cette théorie générale des systèmes m’a conduit, ensuite, à me poser la question de savoir si l’ordre numérique ne pouvait pas être qualifié d’État. Mais elle m’a également amené à envisager l’idée que les règles de droit, produit d’actes de volonté, seraient statistiquement susceptibles de générer plus de désordre que d’ordre au sein de la société numérique.

En théorie générale des systèmes il existe un principe, la loi de la variété requise, démontrée par le physicien Ashby, loi selon laquelle un système complexe ne saurait se voir contrôler par un système moins complexe que lui. Appliquée au système numérique, cela signifierait donc que les États, dans la mesure où ils constituent des systèmes moins complexes que lui, ne sauraient le contrôler soit, appréhender efficacement la conduite de ses architectes. Et cela se vérifie pleinement dans les faits. C’est la raison pour laquelle j’arrive à la conclusion que la société numérique peut difficilement faire l’objet d’une hétéro-organisation étatique. Je le concède bien volontiers : la thèse que j’avance est pour le moins déroutante voire difficile à admettre. En la soutenant, mon intention n’est cependant nullement de provoquer, ni de remettre en cause la fonction du droit. Cette thèse que je défends a seulement pour ambition de montrer pourquoi la règle juridique peine tant à s’appliquer dans le cyberespace. Et force est de constater que, bien sur le plan théorique sa validé dans cet espace est pour le moins contestable, elle s’y applique néanmoins, de sorte qu’elle se retrouve en concurrence frontale avec les normes qui composent l’ordre numérique.

En observant cette concurrence à laquelle se livrent les normes juridiques et numériques, cela m’a permis de mettre en exergue l’architecture normative du réseau internet qui se compose des deux sortes de règles de conduite. Existe-t-il des conflits entre règles de droit et normes dont sont porteurs les principes de fonctionnement du réseau ? Y en a-t-il une qui prend le pas sur l’autre ? Pour répondre à ces questions, second objectif de ma théorie, je me suis placé sous l’angle des différentes composantes de l’internet prises une à une. J’ai observé, à partir de cet angle, les rapports qu’entretiennent les ordres juridiques et numériques entre eux. Hormis ce qui concerne l’appréhension de la conduite des bâtisseurs des infrastructures physiques du réseau, soit les poseurs de câbles, il ressort de mon analyse qu’il n’existe globalement aucune convergence entre le droit des États et les règles de l’ordre numérique. Le conflit majeur qui les oppose porte sur la question de l’appréhension du code informatique lequel est à l’internet ce que la recette de cuisine est au mets du grand chef étoilé. Tandis que les ordres étatiques rendent ce code informatique appropriable, par le jeu des droits de propriété intellectuelle qu’ils confèrent à leurs sujets de droit, l’ordre numérique est, quant à lui, constitué de normes qui tendent à interdire la monopolisation de ce code informatique. À quelles normes les bâtisseurs du réseau internet doivent-ils se conformer ?

C’est une question sur laquelle j’ai délibérément choisi de ne pas me prononcer afin de ne pas verser dans l’idéologie et rester dans le domaine de la théorie. Aussi, ai-je trouvé plus intéressant de répondre par une autre question dont la réponse constitue la conclusion de ma thèse : quelles sont les règles  qui, parmi celles qui composent les ordres étatiques et numériques, servent le mieux l’évolution, au sens darwinien du terme, du système numérique pris, tant dans sa composante humaine, que dans sa composante matérielle ?

Pour répondre à cette question, je me suis appuyé sur les travaux de Friedrich Hayek, qui avance que la raison humaine est fondamentalement limitée, en ce sens que l’homme ne saurait contrôler un système dont la complexité le dépasse. Cela expliquerait pourquoi les législateurs nationaux éprouvent les pires difficultés à appréhender la conduite des agents qui évoluent dans le cyberespace. Dans ces conditions, on est légitimement en droit de se demander par quel processus l’ordre se crée-t-il dans les systèmes complexes ? Comme l’ont démontré les systématiciens, la création d’ordre ne peut procéder, dans de tels systèmes, que d’un processus d’auto-organisation. Que doit-on en conclure s’agissant de la création d’ordre au sein de la société numérique ? Seules les règles qui répondent à un processus de production spontané sont à même de créer de l’ordre et donc, de servir l’évolution de cette société.

Je soutiens, par conséquent, et c’est là que réside ma thèse, que toute norme créée ex nihilo par une autorité étatique, qui donc procèderait de la seule raison humaine, est susceptible de générer, statistiquement, plus de désordre que d’ordre, d’où la nécessité que les législateurs nationaux, s’ils souhaitent insuffler de l’ordre au sein de la société numérique, s’emploient à légiférer dans le sens de l’ordre normatif spontané qui règle la conduite des architectes du réseau : l’ordre numérique.

J’en ai parfaitement conscience, les conséquences qui peuvent être tirées de cette théorie sont graves. Comment, en effet, imaginer un seul instant qu’un législateur doive, pour élaborer la loi, se départir des considérations morales pour ne s’attacher qu’à créer de l’ordre, ce qui supposerait donc que l’acte de légiférer consiste en un acte de connaissance, une connaissance des normes produit d’un processus de production spontanée ? Dès lors, dans l’hypothèse où les considérations de justice et d’ordre ne se confondraient pas, est-ce à dire qu’entre les deux, seule la recherche d’ordre devrait présider à la création de la règle de droit ? Il s’agit là d’une question que l’on est inévitablement conduit à se poser si l’on raisonne en se situant dans le paradigme de la complexité.

Assez paradoxalement, alors que ma thèse est achevée, cette question m’inspire, encore aujourd’hui, infiniment plus d’interrogations que je ne suis parvenu à apporter de réponses. Aussi, cela a-t-il fait naître chez moi et je conclurai là-dessus, l’envie de m’interroger d’avantage sur la fonction du droit et plus encore de poursuivre mon travail de réflexion sur sa définition.

[1] Dans pareil ordre normatif les normes tirent leur validité du rapport de conformité qu’elles entretiennent avec le contenu de la norme supérieure.

[2] Dans un ordre normatif dynamique, la validité des normes réside dans une norme d’habilitation supérieure.

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