==> Ratio legis
Lorsqu’un entrepreneur individuel exerce, en nom propre, son activité professionnelle, il s’expose à ce que la totalité de son patrimoine – professionnel et personnel – soit saisie en cas de difficultés financières.
Jusque récemment, le seul moyen pour un entrepreneur de préserver son patrimoine personnel en limitant le gage des créanciers aux biens exploités à titre professionnel était de créer une société.
En effet, le recours à la forme sociétale répond parfaitement au souci de distinguer patrimoine professionnel et patrimoine personnel, dettes professionnelles et dettes personnelles.
Une société, personne morale distincte de l’entrepreneur, dispose d’un patrimoine propre et répond des dettes résultant de son activité. Quant au patrimoine personnel de l’entrepreneur, il demeure extérieur à l’activité professionnelle et, par conséquent, est protégé de ses aléas.
La création d’une personne morale se révèle néanmoins parfois inadaptée à l’exercice d’une activité professionnelle à titre individuel en raison de la lourdeur du formalisme et des obligations qui pèsent sur le chef d’entreprise.
Par ailleurs, des études ont révélé que la vulnérabilité de leur statut ou plutôt de leur absence de statut, ne suffisait pas à inciter les entrepreneurs individuels à faire le choix systématique de la forme sociétale. Ils sont en proie à des « freins psychologiques », que l’on peut résumer en une réticence de l’entrepreneur à constituer une personne morale distincte.
==> De l’EURL à l’EIRL
Fort de ce constat, le législateur a cherché à encourager les entrepreneurs à se tourner vers la forme sociale en simplifiant les règles de création et de fonctionnement des sociétés :
- La loi n° 85-697 du 11 juillet 1985 relative à l’entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée et à l’exploitation agricole à responsabilité limitée a rompu avec le principe de l’affectio societatis, selon lequel une société résulte de la volonté de collaborer d’au moins deux associés, en permettant à un entrepreneur individuel de constituer seul une société ;
- La loi n° 94-126 du 11 février 1994 relative à l’initiative et à l’entreprise individuelle a procédé à une refonte des formalités et obligations auxquelles étaient soumises les entreprises, dans le but de les simplifier ;
- La loi du 1er août 2003 pour l’initiative économique a d’abord institué le mécanisme d’insaisissabilité de la résidence principale aux articles L. 526-1 à L. 526-5 du code de commerce, constituant une entorse au droit de gage général posé aux articles 2284 et 2285 du code civil. Elle a ensuite supprimé le capital minimum dans les SARL, rompant ainsi avec le principe de capitalisation des sociétés ;
- La loi n° 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l’économie a procédé à de nouvelles simplifications dans le fonctionnement des entreprises et étendu l’insaisissabilité à tous les biens fonciers non affectés à l’usage professionnel.
Nonobstant ces réformes successives qui visaient à encourager l’exercice de l’entreprenariat individuel au moyen d’une forme sociale, ni l’EURL ni l’insaisissabilité de la résidence principale n’ont attiré les entrepreneurs.
Le législateur en a tiré la conséquence, qu’il convenait de changer de paradigme et d’ouvrir une brèche dans le sacro-saint principe de l’unicité du patrimoine.
Pour mémoire, ce principe théorisé au début du XIXe siècle par Charles Aubry et Charles-Frédéric Rau, signifie qu’une personne ne peut être titulaire que d’un seul patrimoine. Aussi, parle-t-on, d’unicité ou d’indivisibilité du patrimoine.
- Positivement, il en résulte que le passif répond du passif et que l’ensemble des dettes sont exécutoires sur l’ensemble des biens, conformément aux articles 2284 et 2285 du Code civil : « qui s’oblige, oblige le sien»
- Négativement, il se déduit qu’il est interdit d’isoler certains éléments du patrimoine, pour constituer une universalité distincte du reste du patrimoine
Ainsi, une personne qui affecterait certains biens à l’exercice d’une activité professionnelle n’aurait, par principe, pas pour effet de créer un ensemble de biens et de dettes séparé de son patrimoine personnel, sauf à créer une personne morale ou à accomplir les formalités aux fins de constituer un patrimoine professionnel.
Très tôt le principe d’unicité du patrimoine a été critiqué par la doctrine en ce qu’elle exposait l’entrepreneur individuel à des risques financiers importants sur son patrimoine personnel pour des dettes nées dans le cadre de son activité professionnelle.
Jusque récemment, la seule solution qui s’offrait à lui pour contourner le principe d’unicité du patrimoine était de créer une société, laquelle serait titulaire d’un patrimoine distinct de son propre patrimoine.
À cet égard, tout entrepreneur individuel, qu’il soit commerçant, artisan, indépendant ou agriculteur, peut créer une société unipersonnelle à responsabilité limitée et opérer de cette manière une distinction entre son patrimoine personnel et son patrimoine professionnel.
L’EURL n’a toutefois pas obtenu le succès escompté, les entrepreneurs individuels préférant majoritairement exercer leur activité en nom propre.
Par souci de justice sociale et de protection de la famille des entrepreneurs ayant adopté cette seconde modalité – risquée – d’exercice, le législateur a finalement décidé d’ouvrir une brèche dans le principe d’unicité du patrimoine en créant, par la loi n° 2010-658 du 15 juin 2010, le statut d’entrepreneur individuel à responsabilité limitée (EIRL).
La particularité de ce statut – et c’est la révolution opérée par ce texte – est qu’il permet à l’entrepreneur individuel, tout à la fois d’exercer son activité en nom propre et de créer un patrimoine d’affectation.
Pour la première fois, l’entrepreneur individuel était ainsi autorisé à affecter un patrimoine à l’exercice de son activité professionnelle de façon à protéger son patrimoine personnel et familial, sans créer de personne morale distincte de sa personne.
À l’analyse, la création d’un patrimoine d’affectation déroge aux règles posées aux articles 2284 et 2285 du Code civil, en établissant que les créances personnelles de l’entrepreneur ne sont gagées que sur le patrimoine non affecté, et les créances professionnelles sur le patrimoine affecté.
L’admission de la constitution d’un patrimoine d’affectation opère donc une rupture profonde avec le dogme de l’unicité du patrimoine organisé jusqu’alors par le droit civil français.
Le bénéfice du régime de l’EIRL était toutefois subordonné à l’observation d’un formalisme rigoureux visant à garantir la sécurité juridique de l’entrepreneur lui-même et des tiers.
Pour créer un patrimoine d’affectation, l’entrepreneur devait notamment :
- D’une part, procéder à une déclaration d’affectation
- D’autre part, tenir une comptabilité séparée
Là encore, à l’instar de l’EURL, l’EIRL n’a pas rencontré un franc succès chez les entrepreneurs individuels.
Selon une étude réalisée par le Conseil d’État, en 2021, seuls 97 000 chefs d’entreprise étaient soumis au régime de l’EIRL alors que, à la même époque, on comptait près de 3 millions de travailleurs indépendants.
Les raisons de cet échec doivent sans doute être recherchées dans la complexité des formalités administratives et comptables requises pour créer une EIRL, quoiqu’elles aient été progressivement simplifiées, notamment par la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises dite « PACTE ».
C’est dans ce contexte, qu’il est à nouveau apparu nécessaire de réformer le statut de l’entrepreneur individuel.
==> La création d’un statut unique d’entrepreneur individuel
Animé par la volonté de renforcer la protection des travailleurs indépendants, le législateur est intervenu en 2022 aux fins de créer un statut unique d’entrepreneur individuel.
À cet effet, la loi n° 2022-172 du 14 février 2022 en faveur de l’activité professionnelle indépendante a innové en instaurant une séparation de plein droit entre le patrimoine personnel et le patrimoine professionnel de l’entrepreneur individuel.
Il n’est désormais plus nécessaire que celui-ci procède à une déclaration préalable d’affectation.
Dès lors qu’une personne exerce en son nom propre une ou plusieurs activités professionnelles indépendantes, elle est titulaire de deux patrimoines :
- Un patrimoine professionnel constitué des biens, droits, obligations et sûretés dont l’entrepreneur est titulaire et qui sont utiles à son activité ou à ses activités professionnelles indépendantes
- Un patrimoine personnel constitué des éléments du patrimoine de l’entrepreneur individuel non compris dans le patrimoine professionnel
Outre la consécration d’une séparation de plein droit des patrimoines de l’entrepreneur individuel, la loi du 14 février 2022 a instauré un dispositif permettant la transmission universelle du patrimoine professionnel entre vifs, y compris sous la forme d’un apport en société.
Ce dispositif déroge au principe selon lequel une personne physique ne peut, de son vivant, transmettre son patrimoine.
Pour cette catégorie de personnes, il est seulement permis de transmettre des biens et des obligations à titre particulier.
Le régime de cette transmission universelle de patrimoine instauré par la loi du 14 février 2022 est largement emprunté à celui applicable en cas de fusion de sociétés ou de réunion des parts sociales en une seule main.
À cet égard, bien qu’ouvert désormais aux personnes physiques, ce nouveau dispositif, à l’instar de la séparation des patrimoines professionnel et personnel, ne peut bénéficier qu’aux seuls entrepreneurs individuels.
§1: Les conditions d’éligibilité au statut d’entrepreneur individuel
Le statut institué par la loi n° 2022-172 du 14 février 2022 en faveur de l’activité professionnelle indépendante ne bénéficie qu’aux seuls entrepreneurs individuels.
L’article L. 526-22 du Code de commerce définit l’entrepreneur individuel comme « une personne physique qui exerce en son nom propre une ou plusieurs activités professionnelles indépendantes. »
Il ressort de cette disposition que la qualité d’entrepreneur individuel requiert la réunion de plusieurs éléments cumulatifs :
- Premier élément
- L’entrepreneur individuel est nécessairement une personne physique.
- Et pour cause, le statut unique d’entrepreneur individuel a précisément été créé pour les personnes qui ne souhaitaient pas, pour diverses raisons, exercer leur activité professionnelle par l’entremise d’une société.
- Aussi, le statut d’entrepreneur individuel ne saurait être sollicité par une personne morale.
- Une société est donc strictement assujettie au principe d’unicité de son patrimoine sans possibilité pour elle d’y déroger.
- Deuxième élément
- L’entrepreneur individuel exerce nécessairement en son nom propre, ce qui signifie qu’il agit pour son propre compte.
- Il n’intervient donc pas en représentation d’une tierce personne, de sorte qu’il est personnellement tenu aux engagements qu’il souscrit.
- Troisième élément
- Pour se prévaloir du statut d’entrepreneur individuel, il est nécessaire, précise l’article L. 526-22 du Code de commerce, d’exercer « une ou plusieurs activités professionnelles».
- La question qui alors se pose est de savoir ce que l’on doit entendre par « activité professionnelle».
- Aussi, l’activité exercée par l’entrepreneur doit constituer une profession.
- Par profession, il faut entendre selon le doyen Riper « le fait de consacrer d’une façon principale et habituelle son activité à l’accomplissement d’une tâche dans le dessein d’en tirer profit »
- En d’autres termes, pour qu’une activité constitue une profession, cela suppose qu’elle soit, pour son auteur, sa principale source de revenus et, surtout, lui permette d’assurer la pérennité de son entreprise
- Quatrième élément
- Le statut d’entrepreneur individuel ne peut bénéficier qu’aux personnes qui exercent une activité indépendante.
- L’indépendance dont il s’agit est juridique et non économique.
- Il en résulte que les membres d’un réseau de distribution ou un franchisé peuvent parfaitement endosser le statut d’entrepreneur individuel.
- Les personnes en revanche exclues du bénéfice de ce statut sont :
- Les salariés qui agissent pour le compte de leur employeur.
- Les dirigeants sociaux qui agissent au nom et pour le compte d’une société.
- Les mandataires, tels que les agents commerciaux qui représentent un commerçant
Il ressort de ces quatre éléments constitutifs de la notion d’entrepreneur individuel que le statut attaché à cette qualité est ouvert à de nombreux agents économiques au nombre desquels figurent notamment les commerçants, les artisans, les agriculteurs et plus généralement tous les autres professionnels indépendants, qu’ils relèvent ou nom d’une profession réglementée.
À cet égard, comme indiqué par les travaux parlementaires, l’immatriculation à un registre de publicité légale professionnelle n’est pas une condition pour bénéficier du statut d’entrepreneur individuel : ce statut peut donc bénéficier à un entrepreneur individuel dont la profession n’est pas soumise à une réglementation qui lui est propre et qui n’est donc pas inscrit sur un registre spécifique ou un ordre particulier.
§2: Les conditions d’exercice du statut d’entrepreneur individuel
==> La dénomination professionnelle
L’article R. 526-27 du Code de commerce issu du décret n° 2022-725 du 28 avril 2022, pose deux exigences s’agissant de la dénomination professionnelle adoptée par l’entrepreneur individuel :
- Première exigence
- Pour l’exercice de son activité professionnelle l’entrepreneur individuel utilise une dénomination incorporant son nom ou nom d’usage précédé ou suivi immédiatement des mots : “ entrepreneur individuel ” ou des initiales : “ EI ”.
- Cette restriction de la liberté de choisir une dénomination professionnelle se justifie par la protection des tiers auxquels le statut de l’entrepreneur individuel doit être porté à leur connaissance.
- Seconde exigence
- La dénomination choisie par l’entrepreneur individuel doit figurer sur tous les documents et correspondances à usage professionnel de l’intéressé.
À ces deux exigences énoncées par l’article R. 526-27 du Code de commerce, il convient d’en compter une troisième lorsque l’entrepreneur individuel exerce une activité commerciale.
En effet, l’article R. 123-237 du Code de commerce prévoit que toute personne immatriculée au registre du commerce et des sociétés est tenu d’indiquer sur ses factures, notes de commande, tarifs et documents publicitaires ainsi que sur toutes correspondances et tous récépissés concernant son activité et signés par elle ou en son nom la dénomination utilisée pour l’exercice de l’activité professionnelle incorporant son nom ou nom d’usage précédé ou suivi immédiatement des mots : “ entrepreneur individuel ” ou des initiales : “ EI ”.
Il devra indiquer, en outre, sur son site internet la mention RCS suivie du nom de la ville où se trouve le greffe où elle est immatriculée.
==> Le compte bancaire
Sous l’empire du droit antérieur, l’article L. 526-13 du Code de commerce imposait à l’entrepreneur individuel à responsabilité limitée (EIRL) d’« ouvrir dans un établissement de crédit un ou plusieurs comptes bancaires exclusivement dédiés à l’activité à laquelle le patrimoine a été affecté ».
Le décret n° 2022-725 du 28 avril 2022 a mis fin à cette obligation, de sorte que l’entrepreneur individuel n’est plus tenu d’ouvrir un compte bancaire exclusivement dédié à son activité professionnelle.
L’article R. 526-27 du Code de commerce prévoit seulement que « chaque compte bancaire dédié à son activité professionnelle ouvert par l’entrepreneur individuel doit contenir la dénomination dans son intitulé. »
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