Le Droit dans tous ses états

LE DROIT DANS TOUS SES ETATS

L’apparence : Théorie et régime juridique

Habit, barbe etc. Le Littré prête à Madame de Sévigné de ne pas toujours juger sur les apparences. Quelques sentences courtes et imagées, d’usage commun, qui expriment une vérité d’expérience ou un conseil de sagesse, autrement dit quelques proverbes, ne disent pas autre chose : « l’habit ne fait pas le moine » ; « la barbe ne fait pas le philosophe » ; « tout ce qui brille n’est pas or ». Est apparent, ce qui n’est pas tel qu’il paraît être (Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française – le Nouveau Petit Robert, v° Apparent). On sait tout cela depuis Rome.

Barbarius Philippus avait été suffisamment habile pour dissimuler sa véritable condition d’esclave et exercer la charge de préteur. Chargé d’apprécier la recevabilité de la demande, c’est lui qui donne une action (actio legis) au demandeur et nomme un juge. Pour mémoire, le droit romain ancien (ante 150 avant J.-C.) est dépendant de la procédure. Les Romains ne raisonnent pas en termes de droits subjectifs, mais en termes d’actions. Et c’est seulement dans la mesure où ils disposaient d’une action en justice qu’ils pouvaient s’estimer titulaires d’un droit. En bref, l’action précédait le droit (voy. J.-L. Thireau, Introduction historique au droit, Flammarion, 2001, pp. 66, 67).

Hésitation. Une fois Barbarius Philippus démasqué, un double problème s’est posé. Sanctionner le magistrat ; la chose était facile. Annuler ou valider les actes accomplis du prétendu magistrat ; l’affaire s’avérait plus délicate. En dépit de l’incompétence manifeste du préteur, la solution de validité s’est imposée (Ulpien, D. 1, 14, 3). Serait-ce que toute vérité ne serait décidément pas bonne à dire… Justinien (qui régna en Orient de 527 à 565 fut aux compilations éponymes ce que Portalis fut au Code civil. Il éleva un monument juridique à la gloire de la haute Antiquité romaine : le corpus juris civilis, composé not. du Digeste, qui rassemble les écrits des jurisconsultes classiques romains, des Institutes, le Codex, qui reprend les constitutions antérieures et les Novelles, qui reprennent l’activité législative de Justinien) reprit la solution en posant que la sentence rendue par un arbitre, réputé libre alors qu’il était esclave, devait conserver son autorité. Accurse (1182-1260 est resté célèbre pour avoir rassemblé les principaux commentaires dans un souci de présentation critique, aux fins de conciliation. Ce faisant, il a fixé de manière quasi définitive la doctrine des glossateurs du corpus juris civilis), glosant sur la lex Barbarius Philippus, formula ladite solution par la maxime : « error communis facit jus » (H. Mazeaud, La maxime « Error communis facit jus », RTDciv. 1924.929).

Solution. L’expression étant trouvée, la règle commença à faire fortune sans discontinuité. Et la jurisprudence de l’appliquer comme un précepte ayant pour lui l’autorité du droit romain. Ce que ne firent pas les rédacteurs du Code qui l’ont formellement passée sous silence. Et ce n’est que trois ans après la promulgation du Code civil qu’un texte législatif consacrera expressément sa validité (Avis du Conseil d’État du 2 juill. 1807, avis interprétatif ayant force de loi en vertu de la Constitution du 22 frimaire an VIII – 13 déc. 1799).

Consécration. Le Code civil, relisons-le. À bien y réfléchir, plusieurs textes consacrent des conséquences juridiques à l’apparence ou à des droits apparents. Une consultation sommaire de la législation codifiée sur le site Internet de diffusion du droit en ligne (www.legifrance.gouv.fr) l’atteste (voy. not. la table alphabétique du Code civil, v° Apparence). C’est le cas, par exemple, en droit du paiement de l’obligation. En pratique, il n’est jamais possible à un débiteur d’obtenir de quelqu’un une preuve incontestable de sa qualité de créancier. Le débiteur ne peut jamais être sûr que la personne dans les mains de laquelle il s’acquitte est réellement le créancier. La créance a pu être cédée. La dette a pu s’éteindre… Dans tout paiement, il y a une irréductible part de risque de mauvais paiement. C’est pourquoi article 1240 C.civ. (devenu l’art. 1342-3 bien plus simplement formulé) pose une règle importante pour protéger le débiteur. Il dit que le débiteur est libéré (et qu’il ne risque donc pas de payer deux fois) lorsqu’il a payé à une personne “en possession” de la créance, c’est-à-dire à une personne qui a la possession d’état de créancier ou, pour le dire autrement, à une personne qui a l’apparence de la qualité de créancier. Le débiteur peut donc se fier à l’apparence. Il est dispensé d’investigations en vue de s’assurer que cette apparence correspond à la réalité. Si elle n’y correspondait pas, le débiteur serait de bonne foi et sa dette serait éteinte. C’est donc le créancier véritable qui supporterait alors le mauvais paiement. C’est lui qui assume le risque d’un paiement à un faux créancier apparent.

En résumé, “lorsqu’une personne exerce un droit sans titre, une fonction sans qualité, et passe aux yeux de tous, par suite d’une erreur invincible comme détenant la légitimité juridique, ceux qui ont traité avec elle ou recouru à son office sont protégés contre le défaut de droit ou le défaut de pouvoir : la croyance collective à un droit ou à un pouvoir, quoique erronée, équivaut à l’existence de ce droit ou de ce pouvoir ; la réalité est sacrifiée à l’apparence, d’où résulte le maintien de l’opération qui, au regard des principes, devrait être annulée sans discussion”. La maxime ne se contente donc pas de condenser en une formule brève les règles dans le détail desquelles s’est complu le législateur. Elle ne permet pas seulement de trancher l’une des multitudes de questions laissées dans l’ombre par les rédacteurs. Elle heurte le droit civil (H. Mazeaud, op. cit.).

Chaque fois que l’adage est invoqué, la loi a été méconnue. Appliquer la maxime, c’est toujours valider une violation de la règle de droit. L’application de ce que l’on nomme ordinairement la théorie de l’apparence a un effet d’inhibition de la norme. Elle traduit en quelque sorte une certaine soumission du droit aux faits (J. Ghestin et alii, Droit civil, Introduction générale, p. 829).

Les fonctions de l’apparence (I). Les conditions de l’apparence (II).

I – Les fonctions de l’apparence

Plusieurs séries de considérations président aux fonctions de l’apparence.

En technique, l’apparence et sa théorie sont une construction méthodologique qui offre au juge un guide pour motiver des décisions qui font prévaloir le fait sur le droit. De ce point de vue, l’expression désigne la matrice d’un principe dérogatoire à l’application normale des règles de formation et de transmission des droits. Cette matrice est tel ce dieu de la mythologie grecque à une tête, mais à deux visages : Janus. Pendant que le système du Code civil assigne aux apparences une fonction de présomption, le juge leur attribue une fonction de validation des actes nuls.

En pratique, l’apparence et sa théorie ont pour fonctions d’assurer la sécurité des tiers et la rapidité des transactions. Plus le commerce juridique a besoin de rapidité, plus se justifie que l’on puisse se fier aux apparences.

En théorie, l’ordre public, la paix publique, la sécurité sociale exigent que ceux qui ont failli ne soient pas laissés sans protection ; parce qu’il leur était impossible de ne pas se tromper, il importe de faire fléchir en leur faveur la rigueur de la loi (H. Mazeaud, op. cit., p. 950). Comprenons bien. Il ne s’agit pas d’ériger la théorie de l’apparence en règle générale et abstraite. Le vers serait dans le fruit. Si l’on a fini par donner à l’erreur la puissance du droit, ce n’est que de façon très circonstanciée. L’ignorance de la situation véritable ne suffit pas à justifier la dérogation aux conséquences logiques de l’application des règles de droit. Les conditions de l’apparence l’attestent.

II – Les conditions de l’apparence

La notion d’apparence étant invoquée dans maints domaines, elle tend à devenir protéiforme. Il reste pour autant qu’il s’agit nécessairement d’une situation de fait visible qui provoque une croyance erronée. En toute hypothèse, la question est de savoir si, conformément aux règles et aux usages de la matière considérée, un individu normalement avisé aurait admis pour vrai ce qui n’était au mieux que vraisemblable.

En définitive, l’apparence suppose réunies une condition matérielle et une condition intellectuelle ou psychologique.

Réalité. Pour que la théorie de l’apparence s’applique, la valeur indicative des faits doit être telle qu’elle s’impose spontanément à l’esprit, sans le détour de raisonnements compliqués. Autrement présenté, il faut une réalité visible que l’observateur considérera comme révélatrice de la situation de droit. Les faits accumulés se renforcent et s’éclairent les uns aux autres de telle façon qu’aucun doute n’effleure le spectateur sur leur signification. La notion de possession d’état est topique. La loi dispose qu’elle s’établit par une réunion suffisante de faits qui révèlent le lien de filiation et de parenté entre une personne et la famille à laquelle elle est dite intervenir (C.civ., art. 311-1).

Erreur. La théorie est salvatrice pour les tiers qui, de bonne foi, se sont fiés à ce qu’ils ont pu voir. Voy. par ex. art. 1998 C.civ. (mandat apparent). Il ne s’agirait pas qu’elle déresponsabilisât les sujets de droit. L’error n’est pas n’importe quelle erreur. Il faut que l’erreur commise présente certains caractères qui dépassent la bonne foi strictement entendue. L’erreur doit traditionnellement être commune. La jurisprudence paraît se contenter plus récemment d’une erreur légitime. L’erreur commune est source de droit, elle fait le droit, dit l’adage. Elle doit être partagée. Dans la mesure où il s’agit de protéger, dans l’intérêt général, les relations juridiques, la contemplation de l’erreur dans la personne d’un seul individu serait incongrue. L’intérêt dont il est question n’est menacé que si un grand nombre d’individus est tombé ou aurait pu tomber dans l’erreur. C’est l’erreur, non pas universelle, mais celle commise par la masse. Il se créé alors la fameuse situation apparente à laquelle chacun a pu légitimement se fier. Le critère est objectif, assez facile à pratiquer, trop du reste. Il ne s’agirait pas qu’une erreur grossière torde le coup au droit pour la seule raison qu’elle a été partagée. En cette occurrence, il n’y a pas lieu de protéger l’errans. Le juge ne protège pas ceux qui ne sont pas suffisamment diligent et vigilant : de non vigilantibus non curat praetor (des non vigilant le préteur n’a cure).

Errans. Aussi bien, il importe pour celui qui est dans l’erreur de satisfaire un second critère, subjectif. L’attitude de l’errans doit être excusable et raisonnable. Considérant qu’à l’impossible nul n’est tenu, s’il était humainement impossible d’éviter le piège de l’apparence, la règle de droit doit être refoulée : summum jus, summa injuria (comble de droit, comble d’injustice). Il n’est pas tolérable qu’une application trop rigoureuse de la loi puisse déboucher sur une injustice suprême. Souvenons-nous que le doit est l’art du bon et de l’équitable.

Le caractère commun de l’erreur a été jugé un peu trop rigoureux. Aussi l’on a fait appel à une notion moins exigeante, l’erreur légitime. Cette erreur est appréciée dans la seule personne de l’errans. Peu importe en d’autres termes qu’aucune autre personne n’ait été trompée. Si la personne considérée avait de bonne raison de se tromper, son erreur est légitime.

La jurisprudence ne paraît pas avoir opté exclusivement pour l’une ou l’autre des conditions. Le juge est pragmatique. Il pratique l’une ou l’autre condition au gré des circonstances de l’espèce. La seconde a le mérite de “donner aux individus l’assurance que leur croyance légitime suffit à garantir leurs droits. [Ce faisant], on les incite encore davantage à agir et on leur permet de le faire vite”(J. Ghestin et alii, op. cit., p. 842).

Quelques esprits chagrins dénonceront l’incertitude qui règne en la matière. Ils ont raison. Encore qu’il n’y a pas à craindre de grands troubles dans la force, car si le domaine de cette théorie est vaste, l’application de ladite théorie présente un caractère subsidiaire. Selon l’opinion générale, les juridictions ne doivent y avoir recours que si elles ne trouvent pas dans les textes un moyen adéquat de justifier la solution qui leur paraît nécessaire. Force est de le répéter : le risque de subversion du Droit existe. Il doit être canalisé. L’apparence ne saurait prévaloir sur des solutions précises de la loi exactement adaptées à la situation (voy. égal. v° La fraude).

J.B.

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