Le régime juridique de la responsabilité du fait des choses tel qu’on le connaît aujourd’hui est le fruit d’une longue construction jurisprudentielle dont il convient de rappeler les grandes lignes, avant de s’intéresser à ses conditions de mise en œuvre.
I) La lente reconnaissance d’un principe général de responsabilité du fait des choses
==> La situation en 1804
Aux termes de l’article 1242, al. 1er du Code civil « on est responsable non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l’on a sous sa garde ».
Lors de l’adoption du Code civil en 1804, ses rédacteurs n’avaient pour seule intention, en insérant cet alinéa, que d’annoncer les cas particuliers de responsabilité du fait des choses prévus aux articles 1243 (responsabilité du fait des animaux) et 1244 (responsabilité du fait des bâtiments en ruine).
Il s’agissait, en d’autres termes, d’un texte de transition entre la responsabilité du fait personnel des articles 1240 et 1241 et les cas spéciaux de responsabilité énumérés aux dispositions suivantes. L’article 1242, al. 1er était en ce sens dépourvu de toute valeur normative.
Pendant près d’un siècle, nul n’a envisagé l’existence d’un principe général de responsabilité du fait des choses, pas plus d’ailleurs qu’un principe général de responsabilité du fait d’autrui.
Les seules choses dont l’intervention dans la production d’un dommage était susceptible d’engager la responsabilité du gardien, ne pouvaient être, selon la jurisprudence, que celles énumérées aux articles 1243 et 1244 du Code civil.
Dans l’hypothèse où la chose à l’origine d’un dommage n’était, ni un animal, ni un bâtiment en ruine, on estimait, dès lors, qu’elle devait être appréhendée comme un simple instrument de l’action humaine, de sorte qu’il appartenait à la victime de rechercher la responsabilité du gardien sur le fondement de la responsabilité du fait personnel.
Cela supposait donc de rapporter la preuve d’une faute en relation avec le dommage (V. en ce sens Cass. civ., 19 juill. 1870 )
La liste des cas de responsabilité du fait des choses est demeurée limitative jusqu’à l’avènement de la Révolution industrielle.
Comme le souligne Philippe Brun, « si dans la société agraire du début du XIXe siècle, les animaux et les bâtiments ont pu apparaître comme les principales sources de dommages parmi les choses, ce schéma a volé en éclat avec la Révolution industrielle »[1].
Cette révolution a, en effet, été accompagnée par un accroissement considérable des accidents de personnes provoqués par l’explosion des techniques encore mal maîtrisées, liées notamment à l’exploitation des machines à vapeur.
La victime se retrouvait le plus souvent dans l’impossibilité de déterminer la cause exacte du dommage et, surtout, d’établir une faute à l’encontre du gardien.
Cela aboutissait alors à une situation particulièrement injuste. Les victimes étaient privées d’indemnisation en raison des conditions restrictives de mise en œuvre de la responsabilité du fait personnel : en l’absence de faute, la responsabilité du propriétaire de machine ne pouvait pas être engagée, quand bien même l’accident survenait dans le cadre de l’exécution d’un contrat de travail.
Aussi, faut-il attendre la fin du XIXe siècle pour que naisse une prise de conscience de la nécessité d’améliorer le sort des victimes du machinisme en jurisprudence.
À la vérité, deux étapes ont été nécessaires à la reconnaissance d’un principe général de responsabilité du fait des choses :
==> Première étape vers la reconnaissance d’un principe général de responsabilité du fait des choses : l’arrêt Teffaine
Dans un arrêt du 16 juin 1896, la Cour de cassation reconnaît pour la première fois le caractère non limitatif de l’ancien article 1384, alinéa 1er du Code civil.
Faits :
Explosion de la chaudière du remorqueur à vapeur « Marie », qui cause la mort de Monsieur Teffaine.
Procédure :
En l’espèce, comme le releva la Cour d’appel, aucune faute ne pouvait être imputée, ni à Monsieur Teffaine, ni à son employeur.
Aussi, les juges du fond ont-ils considéré que l’explosion était due à un défaut de soudure de la chaudière, de sorte qu’il s’agissait d’un vice de construction.
Guidée par un souci d’indemnisation de la veuve de la victime, la Cour d’appel n’en a pas moins condamné le propriétaire du remorqueur au paiement de dommages et intérêt en se fondant sur le cas spécial de responsabilité du fait des bâtiments en ruine.
Solution :
Malgré l’interprétation pour le moins extensive, sinon contestable de l’ancien article 1386 du Code civil à laquelle s’était livrée la Cour d’appel et dont on était légitimement en droit d’attendre, au regard de la jurisprudence antérieure, qu’elle encourt la cassation, la Chambre civile rejette le pourvoi formé par l’employeur de Monsieur Teffaine.
La Cour de cassation considère, en effet, que si l’article 1386 du Code civil n’avait certes pas vocation à s’appliquer en l’espèce, la responsabilité du propriétaire du remorqueur n’en pouvait pas moins être recherchée sur le fondement de l’article 1384, alinéa 1er du Code civil.
La Chambre civile affirme en ce sens que « aux termes de l’art.1384 c. civ., [l’explosion résultant d’un vice de construction de la chaudière ], qui exclut le cas fortuit et la force majeure, établit, vis-à-vis de la victime de l’accident, la responsabilité du propriétaire du remorqueur sans qu’il puisse s’y soustraire en prouvant soit la faute du constructeur de la machine, soit le caractère occulte du vice incriminé ».
Pour la matière fois elle confère donc à l’article 1384 al. 1er une valeur normative, sans considération de la simple fonction introductive que lui avaient assignée les rédacteurs du Code civil.
À partir de cette décision, l’article 1384 al. 1er va connaître un essor particulièrement important, en dépit d’une période de flottement jurisprudentiel, les tribunaux étant pour le moins hésitant quant à l’application du principe général de responsabilité du fait des choses qui venait d’être découvert.
==> Période de flottement jurisprudentiel
Plusieurs incertitudes ont entouré l’arrêt Teffaine. La doctrine et la jurisprudence se sont, en effet, interrogées sur la question de savoir s’il ne convenait pas de réduire le domaine d’application du principe général de responsabilité du fait des choses.
Pour y parvenir, deux solutions ont été envisagées :
- L’adoption d’une conception restrictive de la notion de chose
- À la suite de l’arrêt Teffaine, il a été préconisé de limiter l’application de l’article 1384, al. 1er:
- aux meubles
- aux choses dangereuses
- aux choses présentant un vice interne
- aux choses non actionnées par la main de l’homme
- Dans un arrêt du 22 mars 1911, la Cour de cassation a, par exemple, estimé que dans l’hypothèse où la chose qui a causé le dommage est une automobile, l’article 1384, al. 1er n’a pas vocation à s’appliquer dans la mesure où il s’agit d’une chose actionnée par la main du conducteur, de sorte que le dommage est dû, en réalité, au seul fait de l’homme ( req., 22 mars 1911).
- Elle en déduit alors que la responsabilité du conducteur ne peut être recherchée que le fondement de l’article 1382, ce qui suppose, pour la victime, de rapporter la preuve d’une faute.
- À la suite de l’arrêt Teffaine, il a été préconisé de limiter l’application de l’article 1384, al. 1er:
- L’admission d’une présomption de faute
- Alors que dans l’arrêt Teffaine, la Cour de cassation avait, a priori, exclu que le gardien de la chose qui a causé un dommage puisse s’exonérer de sa responsabilité en prouvant qu’il n’a pas commis de faute, elle revint toutefois sur sa position dans un arrêt du 30 mars 1897.
- La chambre des requêtes considère, en effet, que l’article 1384, al. 1er du Code civil édicte une simple présomption de faute, laquelle peut, dès lors, être combattue par la preuve contraire ( req., 30 mars 1897)
- Par la suite, la Cour de cassation renforça la présomption, en exigeant du gardien qu’il rapporte la preuve positive d’un fait extérieur générateur de dommage et pas seulement la preuve négative de l’absence d’imprudence ou de négligence.
- Aussi, cela revenait-il à instaurer une présomption quasi-irréfragable de responsabilité à l’encontre du gardien.
- Dans un arrêt du 16 décembre 1920, la chambre civile affirma en ce sens que « la présomption de faute édictée par l’article 1384, alinéa 1, à l’encontre de celui qui a sous sa garde la chose inanimée qui a causé le dommage ne peut être détruite que par la preuve d’un cas fortuit ou de force majeure, ou d’une cause étrangère qui ne lui soit pas imputable. Il ne suffit pas de prouver qu’il n’a commis aucune faute, ni que la cause du dommage est demeurée inconnue » ( civ., 16 déc. 1920).
- Alors que dans l’arrêt Teffaine, la Cour de cassation avait, a priori, exclu que le gardien de la chose qui a causé un dommage puisse s’exonérer de sa responsabilité en prouvant qu’il n’a pas commis de faute, elle revint toutefois sur sa position dans un arrêt du 30 mars 1897.
En réaction à ce flottement jurisprudentiel née à la suite de l’arrêt Teffaine, la Cour de cassation n’a eu d’autre choix que de préciser sa position.
==> Seconde étape vers la reconnaissance d’un principe général de responsabilité du fait des choses : l’arrêt Jand’heur
Dans un arrêt Jand’heur du 13 février 1930, non seulement la Cour de cassation va réitérer la solution qu’elle avait adoptée dans l’arrêt Teffaine, mais encore elle va mettre fin aux incertitudes qui entouraient la découverte, en 1896, d’un principe général de responsabilité du fait des choses.
Fait :
Une adolescente, Lise Jand’heur, est renversée et blessée par un camion alors qu’elle traverse la chaussée.
Procédure :
Plusieurs étapes procédurales doivent être distinguées dans l’affaire Jand’heur afin de bien en saisir l’enjeu.
- Première étape
- Dans un arrêt du 29 décembre 1925, la Cour d’appel de Besançon refuse d’indemniser la victime.
- Les juges du fond estiment que, dans la mesure où la chose qui a causé le dommage (le camion) était actionnée par la main de l’homme, le dommage était imputable, non pas au fait d’une chose, mais au fait de l’homme.
- Aussi, pour la Cour d’appel, la responsabilité du conducteur du camion ne pouvait être recherchée que sur le fondement de l’article 1382 du Code civil.
- Il appartenait donc à la victime de rapporter la preuve d’une faute.
- Deuxième étape
- Dans un premier arrêt du 21 février 1927, la Cour de cassation censure la décision rendue par la juge du fond, estimant que l’article 1384, al. 1er avait bien vocation à s’appliquer, peu importe que la chose à l’origine du dommage ait été ou non actionnée par la main de l’homme ( civ., 21 févr. 1927)
- La haute juridiction précisa néanmoins que « le gardien n’est responsable que s’il s’agit d’une chose soumise à la nécessité d’une garde en raison des dangers qu’elle peut faire courir à autrui».
- Critique
- Bien que, par cette décision, la Cour de cassation soit revenue sur son refus de faire application de l’article 1384, al. 1er aux accidents de la circulation, sa position n’en a pas moins fait l’objet de critiques.
- Il a, en effet, été reproché à la haute juridiction d’avoir substitué à la distinction entre les choses actionnées par la main de l’homme et celles qui ne le sont pas une autre distinction : la distinction entre les choses dangereuses et les choses non dangereuses.
- Or il s’agit là d’une distinction qui, comme la précédente, n’est pas très heureuse pour plusieurs raisons :
- Quel critère retenir pour distinguer les choses dangereuses des choses non dangereuses ?
- La distinction opérée par la Cour de cassation apparaît ici pour le moins arbitraire.
- Qui plus est, le fait qu’une chose ait commis un dommage n’établit-il pas d’emblée qu’elle est dangereuse ?
- Par ailleurs, l’instauration d’une distinction entre les choses dangereuses et les choses non dangereuses conduit à restreindre le domaine d’application de l’article 1384 al. 1er, alors que si l’on se rapporte à la lettre du texte, la loi n’opère aucune distinction parmi les choses.
- Enfin, la solution retenue par la Cour de cassation traduit un retour au système de la faute pourtant abandonné dans l’arrêt Teffaine, puis dans l’arrêt du 16 décembre 1920, en ce sens que la Cour de cassation considère, en creux, que lorsque le dommage est causé par une chose non dangereuse, seul l’établissement d’un comportement fautif du gardien est susceptible d’engager sa responsabilité.
- Troisième étape
- La Cour d’appel de renvoi refuse de s’incliner devant la décision adoptée par la Chambre civile le 21 février 1927
- Les juges du fond considèrent que la responsabilité du conducteur du camion ne peut être recherchée que sur le fondement de la responsabilité du fait personnel, la chose à l’origine du dommage ayant été actionnée par la main de l’homme.
- Quatrième étape
- Dans un arrêt du 13 février 1930 qui fera date, les chambres réunies de Cour de cassation censurent une nouvelle fois la décision des juges du fond.
- La haute juridiction formule, dans cette décision, deux affirmations sur lesquelles est assis le droit positif de la responsabilité du fait des choses :
- En premier lieu, elle considère que « la présomption de responsabilité établie par cet article à l’encontre de celui qui a sous sa garde la chose inanimée qui a causé un dommage à autrui ne peut être détruite que par la preuve d’un cas fortuit ou de force majeure ou d’une cause étrangère qui ne lui soit pas imputable ; qu’il ne suffit pas de prouver qu’il n’a commis aucune faute ou que la cause du fait dommageable est demeurée inconnue»
- En second lieu, la Cour de cassation décide que « la loi, pour l’application de la présomption qu’elle édicte, ne distingue pas suivant que la chose qui a causé le dommage était ou non actionnée par la main de l’homme ; qu’il n’est pas nécessaire qu’elle ait un vice inhérent à sa nature et susceptible de causer le dommage, l’article 1384 rattachant la responsabilité à la garde de la chose, non à la chose elle-même».
==> Analyse de l’arrêt Jand’heur
Plusieurs enseignements peuvent être tirés de l’arrêt Jand’heur :
- Réaffirmation du principe général de responsabilité du fait des choses
- La Cour de cassation ne manque pas de réaffirmer le principe général de responsabilité du fait des choses en retenant comme visa de sa décision l’article 1384, alinéa 1er du Code civil.
- Consécration d’une présomption de responsabilité
- Dans l’arrêt Jand’heur, la Cour de cassation utilise l’expression « présomption de responsabilité» et non « présomption de faute ».
- Aussi, par cette expression, la haute juridiction entend-elle édicter la règle le gardien de la chose ayant causé un dommage ne saurait s’exonérer de sa responsabilité en prouvant qu’il n’a pas commis de faute ou que la cause du fait dommageable est demeurée inconnue.
- La preuve de l’absence de faute est inopérante, de sorte que le seul moyen pour le gardien de s’exonérer de sa responsabilité est d’établir la survenance d’une cause étrangère dans la production du dommage (cas fortuit ou force majeure).
- En édictant, pour la première fois, une présomption de responsabilité, la Cour de cassation abandonne dès lors la faute comme fondement de la responsabilité du fait des choses.
- Il ne s’agit donc plus d’une responsabilité subjective, mais objective, dite encore responsabilité de plein droit.
- Extension du domaine d’application du principe général de responsabilité du fait des choses
- La volonté de la Cour de cassation d’étendre le domaine d’application du principe général de responsabilité du fait des choses s’est traduite par :
- Le rejet de la distinction entre les choses dangereuses et les choses non dangereuses
- Le rejet de la distinction entre les meubles et les immeubles
- Le rejet de la distinction entre les choses actionnées ou non par la main de l’homme
- Le rejet de l’exigence d’un vice inhérent à la nature de la chose.
- La volonté de la Cour de cassation d’étendre le domaine d’application du principe général de responsabilité du fait des choses s’est traduite par :
- Mise en avant du critère de la garde, comme condition de mise en œuvre du principe général de responsabilité du fait des choses
- Dans l’arrêt Jand’heur, la Cour de cassation insiste particulièrement sur le fait que la mise en œuvre de l’article 1384, al. 1er est liée, pour l’essentiel, à la garde de la chose et non à sa nature.
- Autrement dit, pour que la responsabilité du gardien puisse être recherchée, seul compte que la chose à l’origine du dommage ait été placée sous sa garde, peu importe qu’il s’agisse ou non d’une chose dangereuse ou qu’elle présente un vice interne.
Au total, il ressort de l’arrêt Jand’heur que, par une construction purement prétorienne, la responsabilité du fait des choses est devenue une responsabilité de plein droit ou objective, en ce sens que l’obligation de réparation naît, désormais, indépendamment de l’établissement d’une faute.
Autrement dit, le gardien engage sa responsabilité, dès lors que la chose qu’il avait sous sa garde a concouru à la production du dommage.
Pour faire échec à l’action en réparation diligentée contre lui, il ne disposera que de deux options :
- Rapporter la preuve d’une cause étrangère dont la survenance a rompu le lien de causalité entre le dommage et le fait de la chose
- Démontrer que les conditions de mise en œuvre de la responsabilité du fait des choses ne sont pas réunies
II) Les conditions de mise en œuvre du principe général de responsabilité du fait des choses
Les conditions de mise en œuvre de la responsabilité du fait des choses sont au nombre de quatre, parmi lesquels on dénombre deux constantes et deux conditions spéciales :
- Les constantes
- Le dommage
- Le lien de causalité
- Les conditions spéciales
- La garde de la chose
- Le fait de la chose
Les constantes ayant fait l’objet d’une étude dans des fiches séparées, nous ne nous focaliserons que sur les conditions spéciales de mise en œuvre de la responsabilité du fait des choses.
A) La garde de la chose
- La définition de la garde
Que doit-on entendre par la notion de garde ?
A priori, seul le gardien de la chose est susceptible d’engager sa responsabilité sur le fondement de l’article 1242 du Code civil.
Le plus souvent, la condition relative à la garde ne soulèvera guère de difficultés dans la mesure où le gardien sera tout à la fois le propriétaire et le détenteur de la chose lors de la production du dommage.
Quid néanmoins, dans l’hypothèse où le propriétaire et le détenteur de la chose sont deux personnes distinctes ?
Cette situation se rencontrera notamment lorsque la chose à l’origine du dommage aura été empruntée ou volée.
Dans pareille circonstance, qui doit être désigné gardien et supporter la charge de l’obligation de réparation ? Est-ce le propriétaire ou le détenteur de la chose ?
Deux théories sont envisageables :
- La théorie de la garde juridique de la chose: la garde incomberait à celui qui est propriétaire de la chose, car lui seul posséderait un véritable pouvoir sur la chose
- La théorie de la garde matérielle de la chose: La garde supposerait une maîtrise concrète et effective de la chose, de sorte que seul son détenteur effectif, qu’il en soit ou non le propriétaire, pourrait être qualifié de gardien
La question de la notion de garde a été tranchée dans un célèbre arrêt Franck du 2 décembre 1941, lequel vient clore une affaire dans le cadre de laquelle la Cour de cassation a été amenée à se prononcer par deux fois.
Affaire Franck
==>Les faits
Le Docteur Franck prête sa voiture à son fils. Dans la nuit du 24 au 25 décembre 1929, la voiture est volée.
Le voleur, dont l’identité est demeurée inconnue, percute et blesse mortellement le facteur Connot.
Une action en responsabilité est alors engagée à l’encontre du propriétaire du véhicule.
==>Enjeux
Dans l’affaire Franck le choix de la conception la garde n’était pas sans enjeux :
- Dans l’hypothèse, où les juges retiendraient une conception matérielle de la garde, ils priveraient, de facto, la victime du dommage d’indemnisation dans la mesure où elle ne pourrait obtenir réparation qu’en engageant une action en responsabilité contre le voleur de la voiture. Or celui-ci n’a pas été interpellé, si bien que son identité est demeurée inconnue.
- Dans l’hypothèse où les juges adopteraient la théorie de la garde juridique, cela reviendrait à engager la responsabilité du propriétaire du véhicule, alors qu’il n’en était pourtant pas le détenteur au moment de la production du dommage. Cette solution serait néanmoins favorable à la victime, puisqu’elle serait alors en mesure de diligenter des poursuites contre un débiteur identifié.
==> Premier arrêt : l’adoption de la conception juridique de la garde
Dans un premier arrêt du 3 mars 1936, la Cour de cassation considère que le propriétaire de la voiture, instrument du dommage, en a conservé la garde, malgré le vol (Cass. civ., 3 mars 1936).
Ainsi, retient-elle une conception juridique de la garde : peu importe le pouvoir de fait sur la chose, seul compte le pouvoir de droit.
Bien que cette solution soit contraire à la jurisprudence des juges du fond qui s’étaient majoritairement prononcés en faveur de la théorie de la garde matérielle, elle s’inscrivait néanmoins dans le droit fil du mouvement d’objectivation de la responsabilité du fait des choses amorcée quarante ans plus tôt par l’arrêt Teffaine.
==> Résistance des juges du fond
L’objectif poursuivi par la Cour de cassation n’est, malgré tout, pas partagé par la Cour d’appel de renvoi qui résiste et déboute la victime de sa demande de réparation (CA Besançon, 25 févr. 1937).
Les juges du fond estiment que la responsabilité du propriétaire de la voiture ne saurait être engagée, la garde de la voiture ayant été transféré au conducteur par l’effet du vol.
Qui plus est, la Cour d’appel relève que, en raison des circonstances, aucune faute de surveillance ne saurait être reprochée au propriétaire de la voiture.
==> Second arrêt : l’adoption de la conception matérielle de la garde
Dans un arrêt Franck du 2 décembre 1941, la Cour de cassation se range finalement derrière la position des juges du fond en adoptant la théorie de la garde matérielle.
Dans l’arrêt Franck, la Cour de cassation estime que dès lors que le propriétaire est privé de l’usage, de la direction et du contrôle de la chose, il n’en a plus la garde, de sorte que la présomption de responsabilité édictée à l’article 1384, al. 1er du Code civil doit être écartée.
Autrement dit, le propriétaire de la chose peut combattre la présomption de responsabilité qui pèse sur lui en démontrant qu’il n’en était pas le gardien lors de la production du dommage, ce qui donc suppose qu’il établisse avoir perdu les pouvoirs d’usage, de direction et de contrôle de la chose.
La garde comporte ainsi trois éléments constitutifs qui déterminent la qualité de gardien :
- L’usage: maîtrise de la chose dans son propre intérêt
- La direction : décider de la finalité de l’usage
- Contrôle : capacité à prévenir le fonctionnement anormal de la chose
==> Analyse de l’arrêt
La solution adoptée par la Cour de cassation dans l’arrêt Franck appelle deux observations :
- Abandon de la conception juridique de la garde
- En validant la décision des juges du fond qui ont refusé de retenir la responsabilité du propriétaire du véhicule, la Cour de cassation abandonne la théorie de la garde juridique au profit d’une conception matérielle de la garde.
- La haute juridiction a, manifestement, entendu faire prédominer l’exercice effectif des pouvoirs sur la chose au moment du dommage
- Résurgence de la faute
- L’adoption de la théorie de la garde matérielle par la Cour de cassation repose sur l’idée qu’il serait inconcevable que l’on condamne le propriétaire de la chose, alors qu’il n’avait aucun moyen d’empêcher la production du dommage.
- Autrement dit, celui à qui l’on vole sa chose n’est pour rien dans le fait que celle-ci ait causé un dommage
- Aussi, l’idée sous-jacente est que le propriétaire de la chose ne saurait engager sa responsabilité si sa conduite est totalement étrangère à la production du dommage.
- Dans la mesure où, il n’y est pour rien, il ne doit pas être condamné à payer
- Avec l’arrêt Franck, on assiste alors à une résurgence de la faute, dont on devine qu’elle justifie ici l’adoption par la Cour de cassation de la conception matérielle de la garde.
- La responsabilité aurait été beaucoup plus objective si elle avait fait application de la théorie de la garde juridique.
Au total, il apparaît que la solution adoptée par la Cour de cassation dans l’arrêt Franck est à contre-courant du mouvement d’objectivation de la responsabilité engagé par l’arrêt Teffaine d’abord, puis par l’arrêt Jand’heur.
==> Confirmation de l’arrêt Franck
Malgré les critiques dont il a fait l’objet, l’arrêt Franck a été confirmé à de nombreuses reprises par la Cour de cassation, laquelle conserve, encore aujourd’hui, la même définition de la notion de garde.
- Dans un arrêt du 26 mars 1971, la chambre mixte a insisté sur le fait que « la responsabilité du dommage cause par le fait d’une chose inanimée est liée à l’usage qui en est fait ainsi qu’aux pouvoirs de direction et de contrôle exercés sur elle, qui caractérisent la garde» ( ch. mixte, 26 mars 1971).
- Dans un arrêt du 17 mars 2011, la Cour de cassation a, de nouveau, martelé la définition de la garde, en affirmant que « est déclaré gardien celui qui exerce sur la chose les pouvoirs d’usage, de direction et de contrôle au moment où celle-ci a été l’instrument du dommage» ( 2e civ., 17 mars 2011).
2. L’aptitude du gardien
Comme en matière de responsabilité du fait personnel, la Cour de cassation a, pendant longtemps, refusé que le gardien privé de discernement (aliéné mental et enfant en bas âge) puisse engager sa responsabilité sur le fondement de l’article 1384, al. 1er.
Dans un arrêt du 28 avril 1947, la Cour de cassation a affirmé en ce sens que « l’usage et les pouvoirs de direction et de contrôle, fondement de l’obligation de garde au sens de l’article 1384, alinéa 1er (…) impliquent la faculté de discernement ».
La Cour de cassation justifie sa solution en considérant que dès lors que le gardien est privé de discernement, il ne saurait, par définition, exercer un pouvoir d’usage, de direction et de contrôle de la chose.
Or il s’agit là d’une condition de mise en œuvre de la responsabilité du fait des choses. D’où l’impossibilité de retenir la responsabilité des enfants en bas âge et des déments sur le fondement de l’article 1384, al. 1er.
==> Première évolution : admission jurisprudentielle de la responsabilité du dément
Dans un arrêt Trichard du 18 décembre 1964, la Cour de cassation a estimé que « qu’une obnubilation passagère des facultés intellectuelles, qu’elle soit qualifiée de démence au sens de l’article 64 du Code pénal (C. pén., art. 122-1) ou qu’elle procède d’un quelconque malaise physique, n’est pas un événement susceptible de constituer une cause de dommage extérieure ou étrangère au gardien ».
Ainsi, la haute juridiction reconnaît-elle, pour la première fois, que la privation de discernement du gardien ne faisait pas obstacle à l’engagement de sa responsabilité sur le fondement de l’article 1384, al. 1er du Code civil lorsque la chose qu’il avait sous sa garde a causé un dommage (Cass. 2e civ., 18 déc. 1964).
La cour de cassation va réitérer plus nettement la solution retenue dans l’arrêt Trichard dans une décision du 1er mars 1967 où elle affirme, sans ambiguïté, que « celui qui exerce sur une chose les pouvoirs d’usage, de direction et de contrôle, conserve la qualité de gardien, même s’il n’est pas en mesure d’exercer correctement lesdits pouvoirs » (Cass. 2e civ., 1er mars 1967)
==> Deuxième évolution : admission légale de la responsabilité du dément
L’évolution jurisprudentielle engagée par l’arrêt Trichard fut consacrée par la loi du 3 janvier 1968 qui introduit un article 489-2 dans le Code civil, devenu aujourd’hui l’article 414-3.
Cette disposition prévoit que « celui qui a causé un dommage à autrui alors qu’il était sous l’empire d’un trouble mental n’en est pas moins obligé à réparation. »
==> Troisième évolution : admission jurisprudentielle de la responsabilité de l’infans
Tout comme en matière de responsabilité du fait personnel, le sort de l’infans a suivi celui du dément, ce, indépendamment de l’intervention du législateur.
Ainsi, la Cour de cassation a-t-elle décidé dans un arrêt Gabillet du 9 mai 1984, soit le même jour que les arrêts Fullenwarth, Lemaire et Derguini que les juges du fond n’avaient pas à rechercher si le gardien de la chose ayant causé un dommage, un infans en l’occurrence dans l’arrêt en l’espèce, était doué de discernement.
Par cet arrêt, la Cour de cassation abandonne donc définitivement l’exigence de discernement du gardien.
La Cour de cassation n’opère plus aucune distinction entre le dément et l’enfant : les deux sont susceptibles d’engager leur responsabilité sur le fondement de l’article 1384, al. 1er dès lors qu’est établie leur qualité de gardien.
==> Observations
Si, cette solution est parfaitement cohérente avec l’évolution de la notion de faute, elle l’est moins avec le maintien par la Cour de cassation du recours à la théorie de la garde matérielle.
En effet, comment la Cour de cassation peut-elle justifier le fait qu’elle dénie au propriétaire d’une chose qui a causé un dommage la qualité de gardien dès lors qu’il n’avait pas sur elle un pouvoir d’usage, de direction et de contrôle alors qu’elle admet, en parallèle, qu’un infans puisse posséder pareil pouvoir ?
Lorsqu’une personne est privée de discernement, peut-on raisonnablement affirmer qu’elle possède un pouvoir d’usage, de direction et de contrôle sur les choses qu’elle détient ? On est légitimement en droit d’en douter.
C’est la raison pour laquelle on peut reprocher à la Cour de cassation le manque de cohérence de sa jurisprudence
Si donc elle voulait être cohérente, il faudrait qu’elle abandonne l’application de la théorie de la garde matérielle, pour consacrer la théorie de la garde juridique.
Car si le dément ou l’enfant en bas âge peut sans aucune difficulté endosser la qualité de propriétaire, on peut difficilement concevoir qu’il exerce un pouvoir d’usage de direction et de contrôle sur une chose et donc être désigné comme gardien de la chose qui a causé un dommage.
3. La désignation du gardien
==> La présomption de garde
Bien que ce soit la définition matérielle de la garde qui ait cours, les rapports de droit qu’entretiennent les agents entre eux ne sont pas ignorés dans le cadre de la responsabilité du fait des choses.
C’est la raison pour laquelle la Cour de cassation ne rejette pas totalement la théorie de la garde juridique, ce pour une raison simple : elle fait peser sur le propriétaire de la chose qui a causé un dommage une présomption de garde.
Le propriétaire est présumé gardien dans deux hypothèses distinctes :
- Lorsqu’il exerce un pouvoir direct sur la chose
- Il s’agit de l’hypothèse où le propriétaire est aussi le détenteur de la chose
- Les trois éléments constitutifs de la garde sont ici réunis, de sorte que cette situation ne soulève, a priori, guère de difficulté
- Lorsqu’il exerce un pouvoir indirect sur la chose
- Il s’agit de l’hypothèse où la chose est détenue par un préposé
- En raison du lien de subordination, si le préposé à l’usage de la chose, le propriétaire conserve le pouvoir de direction et de contrôle.
- Ainsi, existe-t-il une incompatibilité entre les qualités de gardien et de préposé.
==> Le renversement de la présomption
La présomption de garde posée par la jurisprudence est une présomption simple, de sorte que le propriétaire de la chose qui a causé un dommage peut s’exonérer de sa responsabilité en prouvant qu’il n’avait pas de pouvoir d’usage de direction et de contrôle sur la chose au moment de la réalisation du dommage.
Il doit, en d’autres termes, prouver que la garde de la chose a été transférée à un autre gardien !
Toutefois, le combat de cette présomption pourra s’avérer difficile, celle-ci relevant, en certains cas, de la pure fiction.
Ainsi, la Cour de cassation a-t-elle pu estimer que l’on pouvait être gardien de la chose qui a causé un dommage, sans le savoir.
Dans un arrêt rendu en date du 23 janvier 2003 où la haute juridiction a condamné en ce sens le propriétaire d’un immeuble sur le fondement de l’article 1384, al. 1er alors que celui-ci ignorait la présence d’un détonateur dans son immeuble qui avait installé pour extraire des pierres de construction et dont le déclenchement a occasionné de nombreuses lésions à un ouvrier qui se trouvait sur le chantier (Cass. 2e civ., 23 janv. 2003).
La cour de cassation a, en effet, considéré que « la seule présence du détonateur, quelqu’en fût l’origine, sur la propriété de Mme Z… la constituait gardienne de cette chose, et [de sorte] que le transfert de la garde du détonateur à l’entreprise de carrelage n’était pas établi et que la victime n’avait pas commis de faute ».
==> Le transfert de la garde
Dans la mesure où le propriétaire de la chose est présumé être le gardien, cela signifie qu’on l’autorise à renverser cette présomption, ce qui suppose qu’il démontre qu’une autre personne que lui exerçait un pouvoir d’usage, de direction et de contrôle sur la chose au moment du dommage.
Autrement dit, le propriétaire devra démontrer qu’il y a eu un transfert de la garde dans tous ses éléments constitutifs.
Deux situations doivent être distinguées :
- Le transfert de la garde est involontaire
- L’examen de la jurisprudence révèle que le transfert involontaire de la garde fera toujours tomber la présomption de garde qui pèse sur le propriétaire de la chose.
- Il appartient, néanmoins, au propriétaire de démontrer que le transfert de la garde était bien involontaire.
- Le transfert de la garde est volontaire
- Effets variables
- Dans l’hypothèse où le propriétaire a exprimé la volonté de se déposséder de la chose qui a causé un dommage le transfert de la garde ne fera pas toujours tomber la présomption de garde
- Le propriétaire devra démontrer qu’il y a eu transfert de la garde dans tous ses éléments constitutifs (pouvoir de d’usage, de direction et de contrôle)
- Cas d’admission du transfert de la garde
- La Cour de cassation admet qu’il y a un transfert de la garde dans le cadre de la relation entre :
- Le vendeur et l’acheteur ( 2e civ., 28 févr. 1996)
- Le prestataire de services et le client ( 2e civ., 8 mai 1964)
- Le propriétaire et l’emprunteur ( 2e civ., 14 janv. 1999)
- Cas de non-admission du transfert de la garde
- La Cour de cassation estime ainsi qu’il y a une incompatibilité entre les qualités de :
- Propriétaire et préposé ( 2e civ., 20 avr. 2000)
- Propriétaire et locataire ( 2e civ., 15 mars 2007)
- Critères d’appréciation
- Pour renverser la présomption de garde, le propriétaire doit établir qu’il a transféré :
- le pouvoir d’usage de la chose
- la maîtrise intellectuelle de la chose (direction et contrôle)
- Une illustration de cette exigence peut être trouvée dans un arrêt du 19 juin 2003.
- La Cour de cassation a estimé dans cette décision qu’il n’y avait pas transfert de garde dans le cadre d’une relation de courtoisie ( 2e civ., 19 juin 2003)
- Il s’agissait en l’espèce du prêt d’une tondeuse entre voisins.
- La Cour de cassation valide la décision des juges du fonds qui ont refusé de reconnaître le transfert de garde, estimant que le propriétaire de la chose « n’avait confié sa tondeuse à M. X… que pour un court laps de temps et pour un usage déterminé dans son propre intérêt, que M. X… n’avait pas été autorisé à se servir de la tondeuse pour son usage personnel, ni à la sortir de la propriété»
- Ainsi, ressort-il de cet arrêt que le prêt d’une chose n’entraîne pas le transfert de garde lorsque l’usage est :
- Circonscrit dans le temps
- Circonscrit dans l’espace
- Effectué dans l’intérêt exclusif du propriétaire
- Pour renverser la présomption de garde, le propriétaire doit établir qu’il a transféré :
- La Cour de cassation estime ainsi qu’il y a une incompatibilité entre les qualités de :
- La Cour de cassation admet qu’il y a un transfert de la garde dans le cadre de la relation entre :
- Effets variables
Au total, il apparaît que la garde est alternative, en ce sens que deux personnes ne sauraient être qualifiées de gardiens dès lors qu’elles exercent des pouvoirs sur la chose à des titres différents.
Toutefois, comment faire lorsque des personnes auront une maîtrise commune de la chose, exerçant sur elle un pouvoir au même titre. Tel sera le cas des copropriétaires ou des coemprunteurs.
Dans cette situation, on parle de garde commue ou collective.
==> La garde collective
Deux hypothèses doivent être distinguées :
- Un groupe composé de personnes exerçant les mêmes pouvoirs sur la chose
- Plusieurs groupes investis tantôt des mêmes pouvoirs, tantôt de pouvoirs différents
==> Première hypothèse : Un groupe composé de personnes exerçant les mêmes pouvoirs sur la chose
- Admission de l’exercice d’une garde commune des membres d’un même groupe
- Dans un arrêt du 20 novembre 1968, la Cour de cassation a admis que la garde pouvait être exercée en commun par les membres d’un même groupe ( 2e civ. 20 nov. 1968)
- Faits
- Il s’agissait en l’espèce d’un joueur de tennis qui, dans le cadre d’une compétition, sert deux balles d’essai dont la seconde atteint l’œil droit de l’autre joueur
- Action en réparation engagée à l’encontre de l’auteur du dommage.
- Procédure
- Dans un arrêt du 26 mai 1966, la Cour d’appel de Besançon déboute le demandeur de son action en responsabilité estimant que la victime avait accepté les risques inhérents au jeu.
- Solution
- Si la Cour de cassation valide la décision des juges du fond, elle justifie sa solution sur un fondement différent
- La deuxième chambre civile estime, en effet que :
- La Cour d’appel « ayant constaté qu’au moment de l’accident, chaque joueur exerçait sur la balle les mêmes pouvoirs de direction et de contrôle, la cour d’appel a pu déduire que cet usage commun de l’instrument du dommage ne permettait pas à Forestier Marechal de fonder son action sur l’article 1384, 1er alinéa».
- Analyse de l’arrêt
- Deux enseignements peuvent être retirés de la décision rendue par la Cour de cassation
- Définition de la garde
- L’intérêt de cet arrêt réside essentiellement dans la définition que la Cour de cassation donne de la garde commune.
- Pour la Cour de cassation il y a garde commune lorsque les mêmes du groupe exercent les mêmes pouvoirs d’usage, de direction et de contrôle sur la chose
- En l’espèce, on pouvait estimer qu’il y avait garde commune, dans la mesure où les joueurs de tennis jouent l’un avec l’autre : ils ont donc le même pouvoir sur la chose
- Incompatibilité entre les qualités de victimes et de gardien en cas de garde commune
- Il ressort de cette décision que dès lors que la victime exerçait une garde commune avec l’auteur du dommage, elle ne saurait obtenir réparation
- On ne peut donc pas cumuler, dans l’hypothèse de la garde commune, les qualités de victime et de gardien.
- Portée de l’arrêt
- La solution dégagée par la Cour de cassation dans l’arrêt du 20 novembre 1968 a été confirmée à plusieurs reprises.
- Ainsi, la responsabilité commune des membres d’un même groupe a été retenue dans plusieurs situations :
- Partie de chasse où le tireur ayant blessé l’un de ses partenaires n’a pas pu être identifié ( 2e civ., 15 déc. 1980)
- Réunion de d’un groupe de fumeurs dont l’un d’eux a provoqué un incendie un jetant sur le sol son mégot de cigarette non consumé ( 2e civ., 14 juin 1984)
- Définition de la garde
- Deux enseignements peuvent être retirés de la décision rendue par la Cour de cassation
- Faits
- Dans un arrêt du 20 novembre 1968, la Cour de cassation a admis que la garde pouvait être exercée en commun par les membres d’un même groupe ( 2e civ. 20 nov. 1968)
==> Seconde hypothèse : plusieurs groupes investis tantôt des mêmes pouvoirs dans chaque groupe, tantôt de pouvoirs différents
- Admission de l’exercice d’une garde commune entre les membres de plusieurs groupes investis des mêmes pouvoirs dans chaque groupe
- Dans un arrêt du 7 novembre 1988 la Cour de cassation a retenu la qualification de garde commune dans l’hypothèse où deux groupes différents étaient investis des mêmes pouvoirs dans chaque groupe ( 2e civ., 7 nov. 1988)
- Faits
- Au cours d’un jeu collectif entre deux groupes d’enfants jouant aux Indiens, l’un d’eux qui appartenait au groupe des assiégeants est blessé à l’œil par une flèche de l’un des assiégés
- L’auteur du dommage n’ayant pas pu être identifié, action des parents à l’encontre du père de l’un des enfants de l’autre groupe
- Procédure
- Par un arrêt du 5 décembre 1986, la Cour d’appel de Colmar déboute les parents de la victime de leur action en réparation.
- Les juges du fond estiment que la garde appartenait au groupe des assiégés, de sorte que « sur le fondement d’une responsabilité collective, la responsabilité d’un seul membre du groupe ne pouvait être retenue sans provoquer la mise en cause des autres»
- Solution
- La Cour de cassation censure la décision des juges du fond considérant que « lorsque la garde d’une chose instrument d’un dommage est exercée en commun par plusieurs personnes, chacun des cogardiens est tenu, vis-à-vis de la victime, à la réparation intégrale du dommage».
- Autrement dit, pour la Cour de cassation les membres du groupe assiégé ont exercé une garde commune de la chose, de sorte que chacun d’eux engage sa responsabilité.
- Analyse de l’arrêt
- L’intérêt de l’arrêt est double
- Celui qui lance décoche une flèche n’a pas le même pouvoir que celui qui la reçoit
- Il ne saurait donc y avoir garde commune dans l’hypothèse où l’archer serait identifié (situation différente de la balle de tennis)
- Chaque membre du groupe-gardien pris isolément engage sa responsabilité à l’égard de la victime lorsque l’auteur du dommage n’est pas identifié
- Celui qui lance décoche une flèche n’a pas le même pouvoir que celui qui la reçoit
- L’intérêt de l’arrêt est double
- Faits
- Dans un arrêt du 7 novembre 1988 la Cour de cassation a retenu la qualification de garde commune dans l’hypothèse où deux groupes différents étaient investis des mêmes pouvoirs dans chaque groupe ( 2e civ., 7 nov. 1988)
- Rejet de l’exercice d’une garde commune entre les membres de plusieurs groupes investis de pouvoirs différents dans chaque groupe
- Dans un arrêt du 28 mars 2002, la Cour de cassation n’a pas retenu la qualification de garde commune dans l’hypothèse où les membres de deux groupes étaient investis de pouvoirs différents dans chaque groupe ( 2e civ., 28 mars 2002)
- Faits
- Une jeune fille participant à une partie de base-ball improvisée est blessée à l’œil droit par une balle de tennis relancée en sa direction au moyen d’une raquette de tennis au lieu d’une batte de base-ball
- Action en réparation engagée sur le fondement de la responsabilité du fait des choses
- Procédure
- Par un arrêt du 11 janvier 1999, la Cour d’appel d’Orléans déboute la victime de sa demande de réparation
- Les juges du fond estiment que la victime exerçait la garde commune de la chose, instrument du dommage, de sorte qu’elle n’était pas fondée à obtenir réparation de son préjudice
- Solution
- La Cour de cassation rejette la qualification de garde commune, considérant que la chose, instrument du dommage, n’était pas la balle, comme soutenu par la Cour d’appel, mais la raquette.
- Or seul l’auteur du dommage exerçait sur elle un pouvoir d’usage, de direction et de contrôle
- La Cour de cassation affirme en ce sens que « la balle de tennis avait été projetée vers la victime par le moyen d’une raquette de tennis dont le jeune Mohamed Y… avait alors l’usage, la direction et le contrôle, ce dont il résultait que la raquette avait été l’instrument du dommage»
- Analyse de l’arrêt
- De toute évidence, la solution retenue par la Cour de cassation en l’espèce apparaît pour le moins surprenante si on la rapproche de l’arrêt du 20 novembre 1968 où la Cour de cassation avait retenu la qualification de garde commune s’agissant d’une partie de tennis ( 2e civ. 20 nov. 1968).
- Est-ce à dire que la deuxième chambre civile a entendu revenir sur cette solution ?
- Deux analyses sont possibles :
- Première analyse
- Au tennis, chaque joueur est gardien de sa raquette, de sorte que l’on pourrait envisager de retenir la responsabilité des joueurs pris individuellement sur le fondement de l’article 1384, al. 1er
- Ils ne pourraient donc plus être considérés comme exerçant une garde commune.
- Seconde analyse
- Il ressort de la jurisprudence que pour qu’il y ait garde commune, il est nécessaire que chaque agent exerce les mêmes pouvoirs d’usage, de direction et de contrôle sur l’instrument du dommage.
- Or en l’espèce, les joueurs n’exercent pas le même pouvoir sur la balle, car l’un l’utilise à main nue alors que l’autre a en sa possession une raquette de tennis
- Dès lors, parce qu’ils n’utilisent pas le même type d’instrument, ils n’exercent pas les mêmes pouvoirs sur la balle
- Et comme ils n’exercent pas les mêmes pouvoirs sur la balle, il ne saurait y avoir de garde commune
- La solution adoptée dans l’arrêt du 20 novembre 1968 ne serait donc pas caduque.
- Première analyse
- Faits
- Dans un arrêt du 28 mars 2002, la Cour de cassation n’a pas retenu la qualification de garde commune dans l’hypothèse où les membres de deux groupes étaient investis de pouvoirs différents dans chaque groupe ( 2e civ., 28 mars 2002)
- Remise en cause de l’appréciation de la notion de garde commune ?
- Dans un arrêt du 13 janvier 2005, la Cour de cassation a adopté une solution que certains auteurs ont interprétée comme annonciatrice d’un changement d’appréciation de la notion de garde commune ( 2e civ., 13 janv. 2005)
- Faits
- Au cours d’une partie de football, un joueur est blessé par le choc contre sa tête du ballon frappé du pied par le gardien de but de l’équipe adverse
- Action en réparation engagée contre l’auteur du dommage sur le fondement de la responsabilité du fait des choses
- Procédure
- Dans un arrêt du 15 janvier 2003, la Cour d’appel d’Angers déboute la victime de sa demande de réparation estimant que « lors d’un jeu collectif comme un match de football… les joueurs ont dans leur ensemble la garde collective du ballon et l’un des joueurs ne peut avoir au cours de l’action la qualité de gardien de la balle par rapport à un autre joueur” et que “celui qui le détient (le ballon)… est contraint de le renvoyer immédiatement ou de subir les attaques de ses adversaires… (de sorte) qu’au cours d’un match de football, tous les joueurs ont l’usage du ballon mais nul n’en a individuellement le contrôle et la direction»
- Ainsi, pour les juges du fond, dans la mesure où les joueurs exerçaient une garde commune du ballon, la victime ne pouvait, obtenir réparation de son préjudice, en raison de l’incompatibilité qui existe entre les qualités de victime et de gardien.
- Solution
- La Cour de cassation valide la décision de la Cour d’appel, considérant qu’il y avait bien garde commun du ballon
- Elle affirme en ce sens que « au cours du jeu collectif comme le football, qu’il soit amical ou pratiqué dans une compétition officielle, tous les joueurs ont l’usage du ballon mais nul n’en a individuellement le contrôle et la direction ; que l’action qui consiste à taper dans le ballon pour le renvoyer à un autre joueur ou dans le but ne fait pas du joueur qui détient le ballon un très bref instant le gardien de celui-ci ; que le joueur qui a le ballon est contraint en effet de le renvoyer immédiatement ou de subir les attaques de ses adversaires qui tentent de l’empêcher de le contrôler et de le diriger, en sorte qu’il ne dispose que d’un temps de détention très bref pour exercer sur le ballon un pouvoir sans cesse disputé»
- Si de prime abord, la solution retenue par la Cour de cassation ne paraît pas contestable, dans la mesure où tous les joueurs exercent bien les mêmes pouvoirs d’usage, de direction et de contrôle sur le ballon, la motivation de l’arrêt est pour le moins étonnante.
- Pour justifier l’absence d’indemnisation de la victime la Cour de cassation tient le raisonnement suivant :
- Tous les joueurs de football exercent les mêmes de pouvoir d’usage, de direction et de contrôle sur la chose, de sorte qu’il y a garde collective
- Comme il y a garde collective, aucun des joueurs ne donc être désigné comme gardien individuellement
- Dès lors, il n’y a pas de responsable ce qui prive la victime de toute action en réparation
- Tel n’est cependant pas le raisonnement qu’elle tient habituellement.
- Dans la jurisprudence antérieure, pour refuser à la victime son droit à indemnisation, elle raisonnait de la manière suivante :
- Tous les joueurs de football exercent les mêmes de pouvoir d’usage, de direction et de contrôle sur la chose, de sorte qu’il y a garde collective
- Dès lors qu’il y a garde collectif, alors tous les membres du groupe doivent être désignés comme gardiens
- Le joueur ayant subi le dommage ne pouvant pas cumuler les qualités de victime et de gardien, il ne peut donc prétendre à indemnisation.
- En résumé :
- Dans la jurisprudence antérieure, la Cour de cassation considère que garde collective implique que chacun des membres du groupe est gardien
- Dans l’arrêt en l’espèce, la haute juridiction estime que la garde collective implique que personne n’est gardien
- Critiques
- Dans l’hypothèse où le groupe dont les membres exercent une garde commune de la chose, instrument du dommage, est une personne morale, la solution retenue en l’espèce permettrait éventuellement de rechercher la responsabilité du groupement
- Toutefois, dans l’hypothèse où le groupe n’est pas une personne morale, la victime ne peut se retourner contre personne, elle est sans débiteur, dans la mesure où aucun des membres des groupes n’est gardien.
- Cette hypothèse se rencontrera notamment lorsque la victime sera un spectateur, soit une personne étrangère au groupe et qui donc échappe à la qualification de gardien.
B) Le fait de la chose
Que doit-on entendre par fait de la chose ? De quel fait parle-t-on ?
Faut-il un rôle actif de la chose dans la production du dommage ou une simple participation causale suffit ?
Autrement dit, est-il seulement nécessaire que la chose intervienne dans la réalisation du dommage ou faut-il qu’elle en soit la véritable cause ?
Manifestement, la nature du rapport entre le fait de la chose et le dommage a été source, pour la jurisprudence et la doctrine, de nombreuses interrogations.
Aussi, afin de dresser un état du droit positif en la matière, convient-il d’exposer les solutions traditionnelles rendues par la Cour de cassation, puis de s’interroger sur la possible remise en cause de ces solutions au regard de la jurisprudence récente.
- Les solutions jurisprudentielles traditionnelles
Selon la jurisprudence classique, il est nécessaire que la chose ait été l’instrument du dommage pour que son gardien engage sa responsabilité.
Ainsi, estime-t-on qu’une chose parfaitement inerte, qui n’est pas dans une position anormale, dont le fonctionnement n’est pas anormal, dont l’état n’est pas non plus anormal ou qui n’est pas dans une position anormale, ne peut être considérée comme l’instrument du dommage.
==> Exigence d’un rôle actif de la chose
Pour être l’instrument du dommage, il faut donc que la chose ait joué un rôle actif dans la production du dommage.
Telle est l’exigence posée par la Cour de cassation dans un célèbre arrêt Dame Cadé du 19 février 1941 (Cass. civ., 19 févr. 1941).
- Faits
- La cliente d’un établissement municipal de bains est prise d’un malaise.
- Il s’ensuit une chute
- La cliente se brûle alors au bras par le contact prolongé d’un tuyau du chauffage central.
- Elle engage une action en responsabilité contre l’établissement.
- Procédure
- Par un arrêt du 23 janvier 1937, la Cour d’appel de Colmar déboute la victime de sa demande de réparation.
- Les juges du fond estiment que « l’accident a eu pour cause le malaise de la dame Cadé, qui a provoqué sa chute au contact d’un tuyau du chauffage central, et non ce tuyau, qui n’a joué qu’un rôle purement inerte»
- Ils estiment, en d’autres termes, que ce n’est pas le fait de la chose qui a été l’instrument du dommage.
- Pour la Cour d’appel, seule la chute en est la cause
- Solution
- La Cour de cassation valide la solution retenue par les juges du fond.
- Elle estime en ce sens que « pour l’application de l’article 1384, § 1er, du Code civil, la chose incriminée doit être la cause du dommage; que si elle est présumée en être la cause génératrice dès lors qu’inerte ou non elle est intervenue dans sa réalisation, le gardien peut détruire cette présomption en prouvant que la chose n’a joué qu’un rôle purement passif, qu’elle a seulement subi l’action étrangère génératrice du dommage ».
- Autrement dit, la haute juridiction estime que pour que l’on puisse considérer que la chose est intervenue dans la réalisation du dommage, il est nécessaire qu’elle ait joué un rôle actif.
- La Cour de cassation précise qu’il importe peu que la chose ait été inerte ou en mouvement
- Ce qui compte c’est le rôle actif de la chose dans la production du dommage.
- Or en l’espèce, le tuyau ne présentait aucune anormalité, ni dans sa position, ni dans son fonctionnement, ni dans son état.
- Le tuyau était parfaitement à sa place, d’où l’absence de rôle actif de la chose.
==> Confirmation de l’exigence de rôle actif
Dans un arrêt du 11 janvier 1995, la Cour de cassation à réaffirmer l’exigence de rôle actif de la chose (Cass. 2e civ., 11 janv. 1995).
- Faits
- Une plaque d’éclairement, en matériau translucide positionné sur la toiture d’un immeuble se prise sous le poids d’un ouvrier qui se blesse en chutant
- La victime engage une action en responsabilité contre le propriétaire de l’immeuble
- Procédure
- Par un arrêt du 15 septembre 1992, la Cour d’appel de Nancy fait droit à la demande d’indemnisation de la victime
- Les juges du fond estiment que « en se rompant sous le poids de la victime, cette plaque a été l’instrument du dommage, même si, par ailleurs, elle se trouvait à sa place normale, était inerte et en bon état»
- Solution
- La Cour de cassation casse l’arrêt de la Cour d’appel en rappelant que pour que la chose puisse être considérée comme l’instrument du dommage, il est nécessaire qu’elle ait joué un rôle actif.
- Aussi, cela suppose-t-il que la victime démontre que la chose qui était inerte présentait une anormalité, ce qui n’était pas le cas en l’espèce.
- Dès lors, la responsabilité du gardien ne saurait être recherchée.
==> Bilan
Il ressort de la jurisprudence que pour qu’il y ait rôle actif de la chose, il faut donc qu’elle soit la cause réelle du dommage et non qu’elle y ait simplement contribué.
La jurisprudence raisonne ici en termes de causalité adéquate :
- Si l’on retient l’équivalence des conditions:
- sans le tuyau pas de dommage
- sans la plaque de Plexiglas pas de dommage non plus.
- Si l’on retient la causalité adéquate
- On doit se demander si la chose a joué un rôle majeur dans la production du dommage
- Pour le déterminer cela suppose d’établir que la chose présentait une anormalité :
- Soit dans sa structure
- Soit dans son fonctionnement
- Soit dans sa position
- Soit dans son état
==> Présomption de rôle actif
- Instauration d’une présomption de rôle actif
- Afin de faciliter la preuve du rôle actif de la chose pour la victime, la Cour de cassation a instauré une présomption de rôle actif dans un arrêt du 28 novembre 1984 ( 2e civ., 28 nov. 1984)
- La haute juridiction a ainsi reproché à une Cour d’appel d’avoir débouté une victime de sa demande d’indemnisation, celle-ci n’étant pas parvenue à établir le rôle actif de la chose alors que, selon la Cour de cassation, il y avait en l’espèce présomption de rôle actif.
- Pour la Cour de cassation, la charge de la preuve reposait donc, non pas sur la victime, mais sur le gardien de la chose.
- Domaine limité de la présomption de rôle actif
- Bien que la Cour de cassation instaure dans cette décision une présomption de rôle actif à la faveur de la victime, elle en délimite cependant le domaine d’application de façon restrictive.
- En effet, la présomption de rôle actif n’a vocation à s’appliquer que si la chose était en mouvement et est entrée en contact avec la victime.
- Dans le cas contraire il appartiendra à la victime d’établir le rôle actif de la chose.
==>En résumé
Pour la victime, afin d’établir le rôle actif de la chose, deux situations doivent être distinguées :
- La chose en mouvement
- MOUVEMENT + CONTACT = PRÉSOMPTION DE RÔLE ACTIF
- Il appartient à la victime d’établir le mouvement de la chose ( 2e civ., 5 janv. 1994)
- Dans l’hypothèse, très rare, d’absence de contact entre la chose et le siège du dommage, la présomption de rôle actif est écartée
- Il appartiendra donc à la victime de prouver que la chose est la cause de son dommage
- Exemple: le skieur qui chute en étant surpris par un autre skieur qui lui coupe la route sans le heurter doit établir le rôle actif de la chose ( 2e civ., 3 avr. 1978)
- Pour ce faire, il devra démontrer l’anormalité de la chose, soit dans sa structure ou son état, soit dans son positionnement, soit dans son comportement.
- MOUVEMENT + CONTACT = PRÉSOMPTION DE RÔLE ACTIF
- La chose inerte
- Dès lors que la chose est inerte, il apparaît difficile de présumer le lien de causalité : il est vraisemblable que le dommage est dû plutôt à l’activité de la victime qu’à l’intervention de la chose.
- Aussi, afin d’engager la responsabilité du gardien, il reviendra à la victime de rapporter la preuve du rôle actif de la chose en démontrant qu’elle présentait une anormalité
- Soit dans sa structure
- Soit dans son fonctionnement
- Soit dans sa position
- Soit dans son état
2. La possible remise en cause des solutions jurisprudentielles traditionnelles
Afin, d’apprécier la possible remise en cause des solutions jurisprudentielles traditionnelles, il convient de se tourner vers plusieurs arrêts qui concernaient tous des accidents dans lesquels étaient impliqués, tantôt des parois vitrées, tantôt une boîte aux lettres, tantôt un plot de signalisation.
==> Le cas des parois vitrées
- Les faits
- Une victime se blesse en heurtant à une paroi vitrée qu’elle n’avait pas vue, laquelle paroi se brise.
- Solution
- Dans deux décisions rendues par la deuxième chambre civile le 15 juin 2000 et le 19 février 2004, la Cour de cassation a estimé, contre l’avis des juges du fond, que dans la mesure où la paroi vitrée est intervenue dans la réalisation du dommage, la victime était fondée à agir en réparation.
==> Le cas de la boîte aux lettres
- Faits
- Un piéton se blesse en heurtant une boîte aux lettres qui débordait sur le trottoir de 40 cm et à une hauteur de 1m43
- Solution
- Dans un arrêt du 25 octobre 2001, la Cour de cassation casse la décision rendue par la Cour d’appel qui avait refusé de faire droit à la demande d’indemnisation de la victime, estimant que « la boîte aux lettres, répondant aux prescriptions de ” l’administration des PTT “, qui occupait une position normale et ne présentait aucun débordement excessif susceptible de causer une gêne, n’a pu jouer un rôle causal dans la réalisation de l’accident»
- Autrement dit, pour les juges du fond, le rôle actif de la chose n’était pas établi.
- Tel n’est pas la solution retenue par la Cour de cassation qui, au contraire, considère que « la boîte aux lettres avait été, de par sa position, l’instrument du dommage»
- Dans un arrêt du 25 octobre 2001, la Cour de cassation casse la décision rendue par la Cour d’appel qui avait refusé de faire droit à la demande d’indemnisation de la victime, estimant que « la boîte aux lettres, répondant aux prescriptions de ” l’administration des PTT “, qui occupait une position normale et ne présentait aucun débordement excessif susceptible de causer une gêne, n’a pu jouer un rôle causal dans la réalisation de l’accident»
==> Le cas du plot de signalisation
- Faits
- Le client d’une grande surface se blesse en heurtant un plot de ciment situé sur le côté du passage piéton
- Solution
- Comme dans les arrêts précédents, contrairement aux juges du fond qui avaient refusé de faire droit à la demande d’indemnisation de la victime, celle-ci ne démontrant pas le rôle actif de la chose, la Cour de cassation considère que le plot était bien l’instrument du dommage.
- La demande d’indemnisation de la victime était donc fondée.
==> Analyse des solutions
Comment interpréter les solutions adoptées par la Cour de cassation dans les décisions sus-exposées ?
Dans toutes ces décisions, la chose impliquée dans le dommage était inerte et ne présentait, a priori, aucune anormalité.
Pourtant, la Cour de cassation considère que la chose a été l’instrument du dommage, alors que telle n’était pas sa position antérieurement.
Dès lors, comment comprendre ces différents arrêts ?
- Première explication.
- La Cour de cassation fait ce qu’elle veut, sans suivre aucune règle, ni aucun critère.
- Autrement dit, elle engage la responsabilité de qui elle veut en s’appuyant, tantôt sur la théorie de la causalité adéquate (jurisprudence traditionnelle), tantôt sur la théorie de l’équivalence des conditions (jurisprudence récente)
- Deuxième explication
- Désormais, la seule intervention causale de la chose dans le dommage suffirait à engager la responsabilité du gardien.
- Il n’y aurait donc plus besoin de rapporter la preuve du rôle actif de la chose, car un rôle tout court de la chose dans la production du dommage suffirait.
- Le critère du rôle actif serait donc remplacé par le critère de la simple participation causale au dommage.
- On passerait alors d’une causalité adéquate à une équivalence des conditions.
- Cependant, la réduction du fait des choses à une simple intervention causale ne se vérifie pas dans des arrêts plus récents
- 2ème, 25 novembre 2004: le gardien de l’escalier est mis hors de cause faute d’anormalité
- 2ème, 24 février 2004: même solution pour le gardien d’un tremplin
- Troisième explication
- Il y aurait présomption de rôle actif non seulement en cas de mouvement + contact mais également en cas de simple contact avec la chose.
- La présomption de rôle actif aurait donc été étendue.
- L’idée serait que, si dommage il y a eu,
- c’est nécessairement que la paroi du verre avait un vice car sinon elle n’aurait pas cédé.
- C’est nécessairement que la boîte aux lettres était mal placée sinon personne ne se serait cogné dedans.
- Cela impliquerait donc que l’on puisse rapporter la preuve contraire, car il ne s’agirait là que d’une simple présomption de rôle actif.
- Dès lors dans ces affaires, le gardien de la boîte aux lettres ou de la vitre en verre ne serait pas parvenu à démontrer la normalité de la chose
- Quatrième explication
- L’explication selon laquelle on assisterait à un assouplissement probatoire dans le domaine de la responsabilité du fait des choses ne saurait tenir si l’on se réfère à un arrêt rendu le 24 février 2005 ( 2e civ., 24 févr. 2005)
- Dans cet arrêt il s’agissait là encore d’une paroi vitrée dans laquelle une victime se heurte
- La Cour de cassation retient la responsabilité du gardien de la vitre en faisant référence à l’anormalité de la chose
- Aussi, cela signifierait que le gardien de la baie vitrée aurait pu s’exonérer de sa responsabilité en démontrant l’absence d’anormalité de la chose, ce qu’il n’est pas parvenu à faire.
- Pour la Cour de cassation on était donc en présence d’une chose, certes inertes, mais comportant une anormalité.
- D’où la responsabilité du gardien
- C’est donc, finalement, une solution somme toute classique car quand chose inerte + contact la présomption de rôle actif ne joue pas.
- Mais s’il y a anormalité alors on considère que le rôle actif de la chose est établi, ce qui était le cas en l’espèce
- L’explication selon laquelle on assisterait à un assouplissement probatoire dans le domaine de la responsabilité du fait des choses ne saurait tenir si l’on se réfère à un arrêt rendu le 24 février 2005 ( 2e civ., 24 févr. 2005)
==> Confirmation de l’exigence d’anormalité
Après une période de flottement jurisprudentielle où l’on était légitimement en droit de se demander si l’exigence d’anormalité n’avait pas été abandonnée à la faveur de l’établissement d’une simple intervention causale de la chose dans la production du dommage, les derniers arrêts de la Cour de cassation révèlent que cette dernière semble être revenue à une position plus traditionnelle.
En effet, la haute juridiction fait, de nouveau, explicitement référence à l’exigence d’anormalité afin d’apprécier le rôle ou non actif de la chose inerte.
Dans un arrêt du 10 novembre 2009 elle a ainsi validé la décision d’une Cour d’appel qui avait débouté une victime de sa demande d’indemnisation estimant qu’elle n’avait pas établi l’anormalité de la chose inerte impliquée dans le dommage (Cass. 2e civ., 10 nov. 2009)
La même solution a été retenue dans un arrêt du 13 décembre 2012 (Cass. 2e civ., 13 déc. 2012)
[1] Ph. Brun, Responsabilité civile extracontractuelle, LexisNexis, 2005, n°414, p. 211.