Le Droit dans tous ses états

LE DROIT DANS TOUS SES ETATS

Qu’est-ce que l’État?

Pour Carré de Malberg toute la problématique qui se rapporte à l’identification de l’État « se ramène essentiellement à la question suivante : qu’est-ce qu’un État (in concreto) ? Ou mieux qu’est-ce que l’État (in abstracto) ? »[1]. Ainsi, l’identification des conditions d’existence de l’État passe-t-elle par une appréhension de l’État d’abord, in concreto (A), puis, in abstracto (B).

I) L’État in concreto

L’omniprésente et insaisissable entité étatique. Qu’est-ce que l’État ? Voici une question dont la simple formulation est susceptible de réveiller les plus ardentes passions chez nombre d’entre nous. Sans doute, cela s’explique-t-il par le fait que dans la vie de tout un chacun, l’État est omniprésent. Nous le rencontrons directement ou indirectement, d’abord, sous les traits de l’officier d’état civil à l’occasion des évènements majeurs de notre vie, soit lorsque l’on naît, que l’on se marie et que l’on meurt. On le rencontre également à de très nombreuses reprises entre ces trois événements. Tantôt, c’est nous qui venons à lui quand, par exemple, on doit obtenir un permis de construire, une nouvelle carte grise, ou déclarer en préfecture la création d’une association ou la tenue d’une manifestation. Tantôt, c’est lui qui vient à nous, en se manifestant, entre autres, sous la forme d’un flash de radar, d’un avis d’imposition, d’une assignation à comparaître, ou bien d’une sirène d’ambulance. Non seulement, il semble n’y avoir nul chemin que l’on puisse emprunter sans que l’on croise l’État sur sa route, mais encore le nombre de représentations dans lesquelles il s’incarne est tel, qu’on peut légitimement penser qu’il est là, partout, tout autour de nous. L’État apparaît comme une chose diffuse à l’état gazeux, dénuée de toute consistance matérielle, mais qui, à tout instant, peut surgir et se rappeler à notre bon souvenir en prenant la forme de n’importe quel élément du décor qui nous entoure. La conséquence en est, pour le juriste, qu’il s’avère extrêmement difficile de le définir. Ce ne sont pas les tentatives qui ont manqué. Pourtant, le constat est là. Encore aujourd’hui, il n’est aucune définition de l’État qui fasse l’unanimité chez les auteurs. Tous s’accordent certes à dire que l’État existe. Ils sont, cependant, encore très loin de s’entendre sur la détermination des conditions de son existence. C’est pourquoi, avant de s’employer à les passer en revue, faisons, au préalable, un petit détour par la racine de la notion d’État[2].

La naissance du concept d’État. Étymologiquement, le terme « état » dérive de status, mot latin qui, dans un premier temps, servait à désigner, non pas le pouvoir politique en place, mais la condition sociale d’une catégorie d’hommes. Il était employé dans des expressions telles que les « états généraux », le « tiers état » ou encore les « assemblées d’états ». Selon les historiens, il faut attendre la Renaissance pour que le terme État, augmenté d’une majuscule, prenne possession de son sens moderne. L’instigateur de cette évolution terminologique, du moins on le suppose, ne serait autre que l’italien Nicolas Machiavel qui, dans les premières lignes du Prince, écrit que « tous les États, toutes les seigneuries qui eurent et ont commandement sur les hommes, furent et sont ou Républiques ou Principautés »[3]. À partir du XVIe siècle, la notion d’État devient alors de plus en plus abstraite. En témoigne cette phrase de Théodore de Bèze dans laquelle il affirme que « le peuple établit le roi comme administrateur de l’État public »[4]. Pour Georges Burdeau, c’est le Traité des Seigneuries de Charles Loyseau qui « atteste le passage définitif dans la doctrine du mot État tel que nous l’entendons aujourd’hui »[5]. Une fois achevé le processus, de ce que l’on pourrait appeler « l’abstractisation » de la notion d’État, il quitte son statut de mot pour endosser celui d’idée[6]. Bien que le chemin menant de l’un à l’autre soit fort court, une différence considérable sépare, néanmoins, les deux statuts. Tandis que le mot a un nombre de significations limité, l’idée en possède, potentiellement, autant qu’il est d’agents pour la porter. Il en résulte que, dès lors, que l’État fait son apparition dans le monde – non pas platonicien, mais sensible – des idées, il devient un nouveau minerai que les auteurs peuvent exploiter pour façonner leur pensée. Évidemment, plus le minerai est riche et plus il est de carriers qui voudront se l’approprier. C’est précisément le cas de l’État qui a fait l’objet d’un nombre incalculable de définitions dans des sciences diverses et variées.

Les innombrables définitions de l’État. L’État se trouve, de la sorte, être la cible d’études réalisées en histoire, en anthropologie, en sociologie, en géographie, en économie, en droit, et dans bien d’autres disciplines universitaires. Pour le géographe, par exemple, l’État c’est une « forme d’organisation politique du territoire »[7]. Pour le sociologue Max Weber en revanche, l’État « consiste en un rapport de domination de l’homme par l’homme fondé sur le moyen de la violence légitime »[8]. Pour le philosophe Engels encore, l’État n’est autre que « l’instrument de la classe dominante qui lui permet simultanément de maintenir l’ordre et la paix en assurant la sécurité de la société tout entière, mais aussi de perpétuer son emprise sur les classes dominées »[9]. Et l’on pourrait continuer sur des dizaines de pages sans que l’on parvienne à obtenir une liste exhaustive de toutes les définitions de l’État. Dans ces conditions, laquelle choisir ? Sur quelle conception de l’État doit-on s’appuyer pour poursuivre notre théorie ? N’y a-t-il pas un point commun que partagent ces définitions entre elles ? À la vérité, la première question qu’il convient de se poser quant au choix à faire d’une définition satisfaisante de l’État n’est pas de savoir ce que l’on doit trouver dans cette définition, mais plutôt sous quel angle elle doit être abordée. Autrement dit, n’y aurait-il pas une discipline, en particulier, qui serait susceptible de constituer une sorte de milieu naturel avec lequel le concept d’État pourrait être en adéquation ? Pour Kelsen – qui indirectement répond à Weber –, cela ne fait aucun doute, le concept d’État est, avant tout, juridique. Sa définition passe nécessairement par le droit[10]. Comme le rapporte Michel Troper, qui fait état de la pensée kelsénienne, « tout concept sociologique d’État présuppose en réalité un concept juridique. […] Ainsi, la tentative la plus achevée pour former une théorie sociologique de l’État repose sur une définition de l’État comme relation de domination. L’État serait une relation où certains commandent, tandis que d’autres obéissent. […] Si l’on prétend définir l’État de cette manière, il faut indiquer en quoi la domination exercée par l’État ou dans le cadre de l’État est spécifique. Or on ne peut y parvenir qu’en indiquant que cette domination prétend être légitime, c’est-à-dire qu’elle existe dans un ordre juridique ».

Une population. C’est donc sous l’angle du droit qu’il semble falloir se positionner pour appréhender la notion d’État. La question qui, dès lors, se pose est de savoir comment les juristes définissent l’État et s’il existe un consensus autour de cette définition. Si l’on ouvre les manuels de droit constitutionnel, il apparaît que ce consensus existe. L’État y est presque toujours défini par la réunion des trois mêmes conditions que sont la population, le territoire et la puissance publique. Pour nombre d’auteurs, l’État s’assimile, de la sorte, en « une communauté d’hommes fixée sur un territoire propre et possédant une organisation d’où résulte pour le groupe envisagé dans ses rapports avec ses membres une puissance supérieure d’action, de commandement et de coercition »[11]. Précisons la consistance des trois conditions d’existence de l’État que pose cette définition. S’agissant de la première, la population, elle tend à mettre l’accent sur le fait que l’État est « une communauté humaine »[12] et qu’il est « le centre de convergences sociales »[13]. Surtout, le groupe d’individus qui le constitue « présente une individualité par rapport à d’autres, au point de constituer une nation »[14]. Par Nation il faut entendre, selon Roger Bonnard, « la collectivité limite, celle qui englobe toutes les autres et n’est englobée par aucune »[15]. En d’autres termes, la Nation serait le niveau d’évolution le plus élevé du groupe, celui au-delà duquel les sociétés humaines ne sont encore jamais allées. La seule solution pour qu’elles y parviennent serait que leurs membres se réunissent en une forme de société politique encore plus perfectionnée, mais aussi plus universelle que l’État. Pour Carré de Malberg, « l’État et la nation ne sont, sous deux noms différents, qu’un seul et même être. L’État, c’est la personne abstraite en qui se résume et s’unifie la nation »[16]. Pour certains constitutionnalistes, il faut, cependant, prendre garde de ne pas accorder une place trop importante au concept de Nation dans l’identification des éléments constitutifs de l’État. Car, « il peut […] se produire […] qu’un État ait une population qui ne présente aucune homogénéité, ni linguistique, ni ethnique, ni culturelle et qu’il n’y ait aucun sentiment d’appartenance nationale. Il n’en est pas moins un État. Ce n’est donc pas l’existence d’une nation, mais seulement celle d’une population, qui est une condition de l’État »[17].

Territoire et souveraineté. La deuxième condition d’existence de l’État, c’est le territoire. Techniquement, il est un espace géographique à trois dimensions[18], délimité par des frontières naturelles ou artificielles. En réalité, il est bien plus. Selon Georges Burdeau, « le territoire est à la fois le symbole et une protection avancée de l’idée nationale. Il permet de réaliser cette synthèse d’un sol et d’une idée » [19]. Plus qu’un élément constitutif de l’État, le territoire est une sorte de composante de son identité. Il relèverait donc moins du domaine de l’avoir que du domaine de l’être. Pour Carré de Malberg « une communauté nationale n’est apte à former un État qu’autant qu’elle possède une surface de sol sur laquelle elle puisse s’affirmer comme maîtresse d’elle-même et indépendante […] »[20]. On voit là, l’importance du territoire. Sans lui, aucun État ne saurait se constituer. De l’avis de la majorité des auteurs[21], le territoire est « une condition indispensable pour que l’autorité politique s’exerce efficacement »[22]. Un État dépourvu de territoire serait un État qui éprouverait les pires difficultés à réaliser son action et, par voie de conséquence, dont la puissance publique ne saurait s’exercer. Or cette puissance publique est, elle-même, un élément constitutif de l’État, le dernier. D’aucuns n’hésitent pas, d’ailleurs, à réduire les conditions d’existence de l’État à cette seule puissance publique, plus connue sous le nom de souveraineté. Comment peut-on la définir ? Selon Olivier Beaud « la souveraineté est riche d’une double et indissociable signification. D’un côté, elle traduit la faculté qu’a l’État de créer du droit de manière absolument originaire ; ses normes n’ont pas besoin d’être légalement fondées sur d’autres normes juridiques. […] D’un autre côté […] elle implique un droit à avoir le droit de commander, un titre de pouvoir […] »[23]. C’est là que résiderait, pour nombre d’auteurs, le critère décisif de l’État[24]. Denys de Béchillon abonde en ce sens lorsqu’il affirme que, « c’est la puissance détenue par cette entité gouvernante, sur cette population, dans ce territoire, qui discrimine l’État en regard des autres formes politiques, et rien d’autre »[25]. Est-ce à dire que, dès lors, que l’on rencontre cette configuration, on se trouve nécessairement en présence d’un État ? Si tel est l’idée véhiculée dans la plupart des ouvrages, nombreux sont pourtant ceux à dénoncer cette vision de l’État in concreto, qui consiste moins à le définir qu’à le décrire.

II) L’État in abstracto

Les vices de la définition in concreto. Cette définition de l’État par la description de ses éléments constitutifs est l’une des premières critiques qui peut être formulée à l’encontre de l’approche in concreto. Comme l’écrit Georges Burdeau, « on veut être complet parce que l’on décrit, et décrire n’est pas définir »[26]. Carré de Malberg partage et justifie cette critique en affirmant que « la science juridique n’a pas seulement pour objet de constater les faits générateurs du droit, mais elle a pour tâche principale de définir les relations juridiques qui découlent de ces faits. Or, à ce point de vue, l’insuffisance de la définition […] proposée provient manifestement de ce qu’elle se borne à indiquer les éléments qui concourent à engendrer l’État, bien plutôt qu’elle ne définit l’État lui-même »[27]. En d’autres termes, l’entité que constitue l’État résulte bien de la réunion des éléments que sont la population, le territoire et la puissance publique, mais elle ne se confond pas avec eux ; sauf à considérer que l’État n’est finalement qu’un phénomène naturel. Toutefois, si l’on admet qu’il est un fait, alors « on ne peut expliquer comment ce fait provoque, chez les hommes, le sentiment de l’obligation d’obéir »[28]. La définition canonique de l’État n’est donc pas valide. Là, ne s’arrête pas la critique que l’on peut lui adresser. Il en est une autre, émanant de Kelsen, qui place cette définition face à ses propres contradictions. Le célèbre juriste autrichien pointe notamment du doigt un point que l’on ne saurait négliger : à supposer que l’État ait bien pour composantes les trois éléments constitutifs précédemment énoncés, comment savoir si l’on se trouve en leur présence ? Un territoire, une population et à plus forte raison une puissance publique ne sont, a priori, pas des choses que l’on peut identifier empiriquement comme on sait reconnaître une table ou une chaise lorsqu’on en voit une. Ces éléments ne peuvent être identifiés que s’ils ont préalablement été définis abstraitement. Or en toute logique, ils ne peuvent l’être que « par l’État lui-même »[29], puisqu’ils sont précisément censés le constituer. Dès lors, si le peuple, le territoire et la puissance publique doivent être définis par l’État, il devient impossible de définir l’État par ces trois éléments constitutifs[30]. Il en résulte qu’il doit être emprunté une autre voie si l’on veut se saisir du concept d’État.

La conception dualiste. Aussi, cela nous impose-t-il d’abandonner la vision in concreto de l’État, qui consiste à le définir par ses conditions d’existence, pour l’appréhender in abstracto, soit de tenter de le définir par l’abstraction qu’est le droit. Pour ce faire, il nous faut partir de l’opposition qui existe entre les deux grandes conceptions qui portent sur les rapports qu’entretiennent le droit et l’État, l’une qualifiée de dualiste, l’autre de moniste. S’agissant de la première, la conception dualiste, ses défenseurs, dont les plus connus sont Max Weber[31], Georg Jelinek[32], Léon Duguit[33], Georges Gurvitch[34] ou encore Maurice Hauriou[35], soutiennent que l’État et le droit sont deux réalités distinctes. Là encore une distinction doit être opérée entre ceux qui considèrent que l’État précède le droit et les partisans du contraire. Pour ceux qui pensent qu’il ne saurait exister de droit avant l’apparition de l’État, ils défendent grosso modo l’idée que l’État n’est, à l’origine, qu’un simple fait social. Il serait né de la survenance d’un conflit qui, à un moment donné de l’Histoire, aurait conduit à la domination des uns par les autres[36]. Puis, dans un second temps, par un acte de volonté – sa propre volonté – l’État se serait lui-même soumis au droit qu’il a créé, devenant alors une personne juridique à part entière, titulaire de droits et débiteur d’obligations. C’est la théorie de l’auto-limitation. Pour Jellinek, « tout droit n’est tel que parce qu’il lie non seulement les sujets, mais le pouvoir politique lui-même »[37]. Et de poursuivre, « quand l’État édicte une loi, cette loi ne lie pas seulement les individus, mais elle oblige l’activité propre de l’État à l’observation juridique de ses règles »[38]. En définitive, cette théorie de l’auto-limitation consiste à voir dans l’État « l’unique source du droit »[39], d’où il s’ensuit « un processus d’objectivation du droit qui, se détachant de la volonté souveraine qui l’a posé, acquiert une consistance propre et en vient à lier l’État »[40]. Défendue par Carré de Malberg, qui dira de cette doctrine qu’elle est « justifiée » et « conforme à la réalité des faits »[41], nombreux sont pourtant ses opposants, notamment dans les rangs des juristes français.

Le rejet de la théorie de l’auto-limitation. Pour Duguit, par exemple, « si l’État […] n’est soumis au droit que parce qu’il le veut bien, quand le veut et dans la mesure où il le veut, en réalité il n’est point subordonné au droit »[42]. Pour Hauriou, dans la théorie de l’auto-limitation « on ne peut s’empêcher de soupçonner une colossale méprise »,[43] car, nous dit-il, elle aboutit à une sorte « d’omnipotence du pouvoir de domination étatique »[44]. Selon ces auteurs qui, certes, partagent l’idée que l’État et le droit sont deux réalités distinctes, le droit n’est pas un dispositif intrinsèque de limitation de la puissance étatique. Il est un dispositif extrinsèque de limitation. Le droit serait extérieur à l’État, ce qui fait de lui une entité tout à la fois antérieure et supérieure à ce dernier. Plus précisément, selon Duguit, l’État voit sa volonté limitée par le droit objectif. C’est ce que l’on appelle la doctrine de l’hétéro-limitation. Comme le souligne Jacques Chevallier, avec cette doctrine « on est censée quitter le terrain du strict positivisme »[45], encore qu’il est certains auteurs qui considèrent la théorie de l’auto-limitation comme relevant également de la théorie moderne du droit naturel[46]. En tout état de cause, selon la doctrine de l’hétéro-limitation, l’État est, là aussi, regardé comme un phénomène naturel. Duguit écrit, dans cette perspective, que « dans tous les groupes sociaux qu’on qualifie d’États […] le fait est toujours là, identique à lui-même : les plus forts imposent leur volonté aux plus faibles »[47]. Cependant, à la différence de la théorie de l’auto-limitation, qui sublime la puissance de l’État, la doctrine de l’hétéro-limitation ne fait de lui qu’un docile transcripteur du « droit objectif ». Selon Duguit, ce n’est que lorsque le groupe social « comprend et admet qu’une réaction contre les violateurs de la règle peut être socialement organisée »[48] que la norme sociale se transforme en une norme juridique. En conséquence, le droit ne constitue pas l’expression de la puissance de l’État comme peuvent le soutenir les tenants de la doctrine de l’auto-limitation. Il n’est qu’un simple fait social. Aussi, est-ce précisément dans ce fait social, qui est extérieur à l’État que la règle qui vient limiter sa puissance prend sa source. Elle s’impose objectivement à lui tout autant qu’elle s’impose à ses sujets.

La conception moniste. Si séduisante puisse être la théorie de l’hétéro-limitation, elle n’échappe pas, elle aussi, à la critique. La plus radicale et la plus incisive a, sans surprise, été formulée par Kelsen qui ne va pas se contenter de pourfendre la pensée de Duguit, Hauriou et de tous ceux qui adhérent à l’idée que la volonté de l’État serait limitée par un droit objectif supérieur à sa puissance. Le maître de Vienne va aller bien plus loin encore, en remettant, ni plus, ni moins en cause la sacro-sainte dualité entre l’État et le droit de sorte que tombent, sous le coup de sa critique, tant la théorie de l’hétéro-limitation, que la théorie de l’auto-limitation prônée par Jellinek. Comme le rapporte Michel Troper, pour Kelsen l’une des plus grosses erreurs faites par les défenseurs de la dualité entre l’État et le droit c’est de considérer qu’il est un produit de la volonté. Car, si on l’admet, « il faut malgré tout expliquer que tout acte de volonté ne produit pas une règle. On ne peut y parvenir qu’en distinguant parmi les actes de volonté ceux qui sont accomplis en application d’un acte de volonté supérieur et qui pour cette raison sont créateurs de droit. […] Or la volonté est nécessairement celle d’une personne et l’acte de volonté supérieur doit nécessairement être attribué, comme les autres à une personne. La théorie traditionnelle est ainsi amenée à imaginer un être supérieur, qu’on se représente comme une espèce de surhomme et dont la volonté produit les règles de niveau supérieur, appelées droit objectif » [49], À partir de ce constat, Kelsen construit plusieurs critiques à l’encontre de la conception dualiste. L’une d’entre elles consiste à poser la question de savoir comment l’État pourrait être doué d’une quelconque volonté alors que cela suppose « une conscience et une capacité de se représenter un but »[50], ce dont il est, en tant que pure abstraction, totalement dépourvu. Par ailleurs, et c’est là le principal argument qui doit emporter la conviction de tous, Kelsen rappelle que la volonté est un fait. Or conformément à la loi de Hume, un fait ne saurait produire du droit[51]. Comme le souligne Michel Troper, « ce sont les normes […] qui font d’un certain fait, l’expression d’une volonté, la condition de production d’une norme. Une norme supérieure transforme la volonté en fait créateur de droit. Ce n’est pas la volonté qui produit la norme, mais la norme qui produit la volonté »[52].

L’assimilation de l’État à l’ordre juridique. Toutes ces critiques additionnées conduisent Kelsen à rejeter en bloc les théories qui font de l’État et du droit deux entités distinctes[53]. Pour lui, ils ne forment, en réalité, qu’une seule et même entité. Kelsen prône l’identité de l’État et du droit. Selon cette thèse, que l’on qualifie de moniste, la puissance de l’État, qui se traduit par la faculté que ses représentants ont, à commander, en son nom, la conduite des gouvernés par l’édiction de normes, se confond avec la contrainte qu’exerce le droit, en réaction à l’inexécution de ses prescriptions. Il s’agirait là, d’un seul et même ordre de contrainte[54]. Pour autant, tout ordre de contrainte n’est pas un État, laisse sous-entendre Kelsen. Il faut nécessairement que les normes qui le composent entretiennent des rapports dynamiques entre elles. Pour Kelsen, seul un ordre juridique, qui se caractérise par le fait qu’il règle les conditions de production de ses propres normes, fait exister l’État en tant que personne juridique. Par ailleurs, nous dit-il, « pour être un État, il faut que l’ordre juridique ait le caractère d’une organisation au sens plus étroit et plus spécifique de ce mot, c’est-à-dire qu’il institue pour la création et l’application des normes qui le constituent des organes spécialisés ; il faut qu’il se présente un certain degré de centralisation »[55]. Cela signifie que, pour s’identifier à un État, un ordre juridique ne doit pas voir ses normes produites et appliquées par les sujets eux-mêmes, comme cela peut être observé au niveau « des ordres juridiques pré-étatiques des sociétés primitives »[56] ou de « l’ordre juridique international »[57], mais par « des organes spécialisés », tels des assemblées ou des tribunaux. S’agissant, enfin, de la puissance de l’État, dont la prise en compte ne saurait être négligée par aucune théorie prétendument porteuse d’une définition de l’État, Kelsen considère qu’elle « n’est pas une force ou une instance mystique, qui serait dissimulée derrière l’État ou derrière son droit ; elle n’est rien d’autre que l’efficacité de l’ordre juridique étatique »[58]. En définitive, pour Kelsen, l’État est « la personnification de l’ordre juridique »[59].

Adhésion à la conception moniste. Malgré le retentissement de la pensée kelsenienne chez les juristes, nombreux sont ceux qui ont refusé d’y souscrire au premier rang desquels on trouve Maurice Hauriou qui considère comme dangereuse l’idée qu’un ordre de contrainte relativement centralisé et qui possède toutes les propriétés d’un ordre juridique, puisse mécaniquement bénéficier de la qualité d’État. Pour Hauriou, qui soutient que la puissance de l’État ne peut être limitée qu’à la condition que le droit soit supérieur à ce dernier, la thèse soutenue par Kelsen « mutilerait de façon arbitraire »[60], tant le concept d’État, que celui du droit en les réduisant l’un à l’autre. Cela reviendrait, selon lui, à supprimer l’État comme « réalité vivante »[61] pour le remplacer par un ordonnancement abstrait de règles. Une autre critique est formulée à l’encontre de la théorie développée par le maître de Vienne. Elle émane, cette fois-ci de Michel Troper. Celui-ci met en exergue le fait qu’« une grande partie de [la] critique [kelsennienne] de la thèse dualiste est fondée sur l’impossibilité de donner de l’État une définition non juridique, c’est-à-dire que tout concept d’État présuppose un concept juridique et de cette impossibilité, il conclut que l’État se confond avec le droit. Mais cette conclusion n’est guère convaincante, car il y a bien des objets qu’on ne peut définir que juridiquement et qui pourtant ne se confondent pas avec le droit »[62]. Malgré les multiples reproches que Michel Troper fait à la thèse défendue par Kelsen, cela ne l’empêche pas, pour autant, d’y voir de nombreux avantages dont la somme paraît être supérieure aux inconvénients qu’elle présente. Il avance, en ce sens, que l’identification de l’État et du droit permet de « caractériser le droit comme technique d’organisation du pouvoir »[63] et de comprendre que, finalement, « l’État n’est pas autre chose que le nom que l’on donne au pouvoir politique lorsqu’il s’exerce dans une certaine forme, la forme juridique »[64]. Enfin, cette théorie a le grand avantage de montrer que « ce n’est pas l’État qui définit le droit, mais le droit, la forme juridique, qui définit l’État ». Cela signifie que, pour être confondu à un État, l’ordre numérique doit nécessairement endosser la qualité d’ordre juridique ce qui, nous l’avons vu, n’est pas le cas.

[1] R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, Dalloz, coll. « Bibliothèque Dalloz », 2003, p. 1.

[2] Pour une introduction à la théorie générale de l’État V. notamment Ch. Behrendt et F. Bouhon, Introduction à la Théorie générale de l’État, Larcier, 2009 ; F. Perin, Introduction au droit public : théorie générale de l’État, Presses universitaires de Liège, 1971 ; J. Dabin, L’État ou le politique : essai de définition, Dalloz, 1957.

[3] N. Machiavel, Le Prince, Gallimard, coll. « La pléiade », 1952, p. 290.

[4] Cité in S. Goyard-Fabre, L’État figure moderne de la politique, Armand Colin, coll. « Cursus », 1999, p. 9.

[5] G. Burdeau, Traité de Science politique, L’État, LGDJ, 3e éd., 1980, T. 2, n° 1, p. 5.

[6] S. Goyard-Fabre, op. préc., p. 10.

[7] P. Baud, S. Bourgeat et C. Bras, Dictionnaire de géographie, Hatier, 4 éd., 2008, 605 p.

[8] Max Weber, Le Savant et le Politique, Union, 1963, pp. 125.

[9] Cité in M. Barbier, La pensée politique de Karl Marx, L’Harmattan, 1991, p. 191.

[10] V. en ce sens N. Bobbio, Essais de théorie du droit, LGDJ, coll. « La pensée juridique », 2000, p. 255.

[11] Ce n’est pas la définition que retient Carré de Malberg qui préférera une vision in abstracto de l’État. R. Carré de Malberg, op. préc., p. 7.

[12] Ibid., p. 2.

[13] P. Pactet et F. Mélin-Soucramanien, op. cit. note 19, p. 35.

[14] J. et J.- E. Gicquel, Droit constitutionnel et institutions politiques, Montchrestien, coll. « Domat droit public », 2012, n° 89, p. 58.

[15] R. Bonnard, « La conception juridique de l’État », Revue du droit public, 1922, p. 20.

[16] R. Carré de Malberg, op. préc., p. 332.

[17] F. Hamon et M. Troper, op. cit. note 28, p. 29.

[18] Il comprend non seulement la surface terrestre mais aussi l’espace aérien et maritime.

[19] G. Burdeau, op. cit. note 68, p. 98.

[20] R. Carré de Malberg, op. préc., p. 3

[21] V. la thèse contraire développée par Duguit (L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, 3e éd., Paris, 1927, T. II, p. 58).

[22] F. Hamon et M. Troper, op. cit. note 28, p. 28.

[23] O. Beaud, La puissance de l’État, PUF, coll. « Leviathan », 1994, p. 20.

[24] V. notamment en ce sens Jean Bodin qui a écrit que « l’État est un droit gouvernement de plusieurs ménages et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine » (J. Bodin, Les six livres de la république, Liv I, ch. I. Cité in E. Carpano, État de droit et droits européens, L’Harmattan, 2005, p. 55).

[25] D. De Béchillon, Qu’est-ce qu’une règle de droit, Odile Jacob, Paris, 1997, p. 106.

[26] G. Burdeau, op. cit. note 68, p. 168.

[27] R. Carré de Malberg, op. cit. note 64, p. 8.

[28] G. Burdeau, op. cit. note 68, p. 50

[29] F. Hamon et M. Troper, op. cit. note 28, pp. 30-31.

[30] Ibid., p. 13.

[31] M. Weber, Économie et société, 1922, trad. Française, Plon, 1971.

[32] G. Jellinek, L’État moderne et son droit : Théorie générale de l’État, éd. Panthéon-Assas, coll. « Les introuvables », 2005, T. II, 574 P.

[33] L. Duguit, op. cit. note 84.

[34] G. Gurvitch, La magie et le droit, Dalloz, coll. « Bibliothèque Dalloz », 2004, 122 p.

[35] M. Hauriou, Précis de Droit constitutionnel, 2e éd., Sirey, 1929.

[36] V. en ce sens B. de Jouvenel, Du Pouvoir, 1948, Hachette Littérature, coll. « Pluriel », 1998, pp. 128 et s.

[37] Georg Jellinek, op. préc., p. 130.

[38] Ibid., p. 131.

[39] R.. von Jhering, L’évolution du droit, trad. O. de Meulenaère, Paris, Chevalier-Marescq, 1901, 400 p.

[40] J. Chevallier, « L’État de droit », Revue du Droit Public et de la Science Politique en France et à l’Etranger, 1988, Mars-Avril, n° 2, pp 313-380.

[41] R. Carré de Malberg, op. cit. note 64, p. 234.

[42] L. Duguit, La doctrine allemande de l’autolimitation de l’État, Paris, Giard et Brière, 1919, p. 8.

[43] M. Hauriou, Principes de droit public, 2e éd., 1916, p. 73.

[44] Ibid., p. 32.

[45] J. Chevalier, art. préc., p. 352.

[46] V. en ce sens, L. Heuschling, État de droit, Rechtsstaat, Rule of law, Dalloz, coll. « Nouvelle bibliothèque », 2002, p. 508.

[47] L. Duguit, op. cit. note 84, p. 655.

[48] Ibid., p. 94

[49] M. Troper, Pour une théorie juridique de l’État, PUF, coll. « Léviathan », 1994, p. 147.

[50] Ibid.

[51] V. supra, n° 177.

[52] M. Troper, op. préc., p. 148.

[53] D’autres arguments sont évoqués par Kelsen pour combattre l’idée que l’État et le droit formeraient deux entités distinctes. Comme le souligne Michel Troper « Kelsen dénonce le caractère idéologique de la distinction. La théorie dualiste remplit une double fonction. D’une part, il faut que l’État soit présenté comme une personne distincte du droit, de telle manière que le droit puisse le justifier. L’État apparaît alors non comme le fait de la force, mais comme l’État de droit qui trouve son fondement et sa justification dans le droit en même temps qu’il le fonde. Mais d’autre part, présenter l’État comme en dehors du droit, implique qu’il possède des intérêts propres, supérieurs, pouvant conduire à écarter les règles juridiques toutes les fois qu’elles ont pour les gouvernants des conséquences déplaisantes. La doctrine dualiste peut ainsi servir à justifier la raison d’État » (Ibid., p. 149).

[54] H. Kelsen, op. cit. note 6, p. 281

[55] Ibid.

[56] Ibid.

[57] Ibid.

[58] Ibid., p. 285.

[59] H. Kelsen « L’essence de l’État », in Cahiers de philosophie politique et juridique, 1990, n° 17.

[60] M. Hauriou, op. cit. note 106.

[61] Ibid.

[62] Michel Troper illustre ses propos par des exemples. Ainsi, dit-il « d’une société commerciale, d’un crime ou de l’institution du mariage on ne peut donner aucune définition autre que juridique, mais cela signifie évidemment qu’il s’agit de conduites ou de rapports humains réglés par le droit et non pas qu’ils se confondent avec le droit » (M. Troper, op. cit. note 112, p. 155).

[63] M. Troper, La théorie du droit, le Droit, l’État, PUF, coll. « Leviathan », 2001, p. 261.

[64] Ibid., p. 181.

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