L’intelligence artificielle, la réparation du dommage corporel et l’assurance

Interface homme-machine.- Qui consomme des biens et des services sur le web a dû, à un moment ou un autre, avoir été prié par un système d’informations d’attester qu’il n’était pas une machine… Voilà une bien singulière révolution. C’est dire combien la fameuse IHM – interface homme-machine – est pleine de virtualités potentielles qui échappent encore à beaucoup de gens, juristes compris dont la production de droit est encore (et pour l’essentiel) artisanale tandis qu’elle aspire pourtant ici et là à l’industrialisation.

Algorithmisation.- La question des rapports qu’entretiennent intelligence artificielle, réparation du dommage corporel et assurance se pose plus particulièrement depuis que la nouvelle économie (celle de la  startup nation, du big data,de l’open data, de la data science et des legaltechs) rend possible l’algorithmisation du droit. En résumé, il se pourrait fort bien que les affaires des hommes puissent être gouvernées par une intelligence artificielle et que, pour ce qui nous concerne plus particulièrement, la liquidation des chefs de préjudices corporels puisse être plutôt bien dite à l’aide d’outils de modélisation scientifique et ce par anticipation.

Clef de voûte.- Anticipation. Voilà la clef de voûte, qui ne saurait exclusivement avoir partie liée avec la cinématographie, la météorologie ou bien encore la cartomancie. C’est que le désir de connaître est irrépressible, toutes les parties intéressées recherchant le montant des dommages et intérêts compensatoires en jeu. Quant à l’assureur du risque de responsabilité civile, le calcul de la provision technique ne souffre pas le doute (pas plus que le calcul de la dotation générale de fonctionnement des fonds d’indemnisation et de garantie). Seulement voilà, la variance du risque de responsabilité est telle que son assurabilité est structurellement précaire. Aussi, et à titre très conservatoire à ce stade, peut-on inférer de l’intelligence artificielle une baisse significative de ladite variance pour les uns et une augmentation remarquable de la prévoyance pour les autres.

Ternaire.- À la question posée de savoir quel apport au singulier est-on en droit d’attendre de l’intelligence artificielle à la réparation du dommage corporel, toute une série de mots peut être convoquée, lesquels mots, une fois regroupés, forment un ternaire : prévisibilité, facilité, sécurité et qui participent, plus fondamentalement de l’égalité de tout un chacun devant la connaissance.

C’est ce qui sera montré en premier lieu, à savoir combien, et c’est heureux au fond, l’égalité apportée par l’algorithmisation du droit de la réparation du dommage corporel est profitable I). Chose faite, une fois le projecteur braqué sur les tenants de l’intelligence artificielle, il importera, en second lieu, d’attirer l’attention sur les zones d’ombres et les aboutissants de l’algorithmisation de la matière pour dire combien ladite égalité est trompeuse en ce sens qu’elle n’est que nominale (II).

I.- Heureuse et profitable égalité apportée par l’algorithmisation de la réparation du dommage corporel

La connaissance par toutes les parties intéressées du quantum des dommages et intérêts susceptibles d’être grosso modo alloués dans un cas particulier participe d’une heureuse et profitable égalité. La data science et l’algorithmisation de la réparation du dommage corporel autorisent à croire, d’une part, que l’égalité sous étude est faisable techniquement et donnent à penser, d’autre part, qu’elle est opportune politiquement.

A.- Faisabilité technique

Réservation.- Le recours à l’intelligence artificielle dans le dessein de garantir à tout un chacun un égal accès à la connaissance est faisable techniquement bien que la liquidation des chefs de préjudices corporels soit un exercice relativement complexe, qui est l’affaire de personnes sachantes qui ne sont pas très nombreuses ni pas toujours très faciles à identifier.

Rares sont les justiciables qui savent que la maîtrise du droit du dommage corporel est une spécialité que peuvent renseigner quelques avocats-conseils[1] et un contentieux exclusivement confié aux tribunaux judiciaires à défaut de transaction[2]. Rares sont encore les juristes ou les personnes instruites qui peuvent sans trop de difficultés s’aventurer. Ce n’est pas à dire qu’aucune formation ne soit proposée ni qu’aucune source doctrinale ou jurisprudentielle ne soit accessible en la matière. Bien au contraire. Seulement voilà, la connaissance élémentaire du droit de la réparation du dommage corporel se monnaye (formation, abonnement, honoraires) tandis que, dans le même temps, toutes les règles qui organisent le paiement des dommages et intérêts compensatoires sont désormais en libre accès. Cela a été bien vu par les faiseurs de systèmes algorithmiques qui sont très désireux de proposer à la vente quelques nouveaux services, considérant à raison que la connaissance pure est à présent libre de droits. Nous y reviendrons.

Invention.- Pour l’heure, faute de traitement automatisé des données ni de référentiel indicatif d’indemnisation des préjudices corporels 2.0, toutes les personnes intéressées sont laissées à leur imagination fertile et leurs ressources techniques respectives pour gagner en efficacité. Il faut bien voir que le dommage causé est irréversible et le retour au statu quo ante illusoire. Aussi bien les opérateurs économiques ont-ils toujours recherché un moyen de procéder méthodiquement tantôt pour informer, tantôt pour conseiller, tantôt pour transiger, tantôt pour juger : toujours, et invariablement, pour économiser du temps (à tout le moins)[3]. L’élaboration d’étalonnages s’est donc nécessairement faite de façon manuelle mais confidentielle pour l’essentiel par chacun des acteurs de la réparation : maximisation de l’allocation des ressources oblige.

Disruption.- Les algorithmiciens ont trouvé dans le droit un terrain fructueux d’expérimentation. Les juristes ont d’abord résisté. Ils sont nombreux à continuer du reste en repoussant l’algorithmisation. Et de soutenir que le droit est affaire des seuls femmes et hommes passés grands maîtres dans l’art de liquider les chefs de préjudices corporels et de garantir le principe de la réparation intégrale. Mais aussi vertueuse soit la démarche, qui est animée par le désir de protéger au mieux les victimes, n’est-il pas douteux qu’on puisse continuer de s’opposer à toute invention qui participerait d’un égal accès à la connaissance ? Car, c’est ce dont il semble bien être question en vérité.

D’ingénieux informaticiens accompagnés par d’audacieux juristes ont fait le pari que l’algorithmisation du droit n’était pas une lubie de chercheurs désœuvrés et par trop aventureux mais une remarquable innovation de rupture. Innovation qui se caractérise précisément par la modification d’un marché en l’ouvrant au plus grand nombre.

Il faut bien voir que le droit aspire (naturellement pourrait-on dire) à l’algorithmisation. On l’a montré ailleurs[4]. La structuration de la règle juridique est de type binaire (qualification juridique/régime, conditions/effets, principe/exception…). Quant à sa révélation, elle est mathématique (ou presque) en ce sens qu’elle suppose employées quelques méthodes éprouvées d’exploration et de résolution des problèmes. Ainsi présenté, le droit ressemble assez au langage des microprocesseurs des ordinateurs, au code qui est utilisé dans les technologies de l’information et de la communication. Le juriste et l’informaticien, le législateur et l’ingénieur, ne parleraient-ils pas le même langage en fin de compte ou, à tout le moins, un langage plus commun qu’il n’y paraît de prime abord ?

En résumé, l’algorithmisation sous étude participe très certainement d’un égal accès à la connaissance. Non seulement, il est techniquement faisable de le garantir mais, plus encore, il est politiquement opportun de procéder.

B.- Opportunité politique

Open data.- Les industriels n’ont pas manqué de relever le caractère assez artisanal de nombreux pans ou chaînes de production du droit. Dans le même temps, jamais le volume de données disponibles en France et mises à disposition pour une utilisation gratuite n’a été si grand[5]. Tout Legifrance, tous les arrêts de la Cour de cassation, toutes les décisions du Conseil d’État sont en open data (https://www.data.gouv.fr). Il en sera de même sous peu de tous les arrêts rendus par les cours judiciaires d’appel.

Datajust.- Sur cette pente, le Gouvernement a publié un décret n° 2020-356 du 27 mars 2020 Datajust ayant pour finalité le développement d’un algorithme destiné précisément à permettre l’élaboration d’un référentiel indicatif d’indemnisation des préjudices corporels. Peu important les critiques qui ont pu être formulées quant au déploiement du dispositif, l’intention était des plus intéressantes[6]. Saisi, le Conseil d’État considérait du reste le 30 décembre dernier qu’il n’y avait aucune raison d’annuler ledit décret[7]. Le 13 janvier dernier, le ministère de la justice faisait pourtant machine arrière et renonçait (pour l’instant) à l’expérimentation.

Justice algorithmique.- Que l’algorithmisation de la réparation du dommage corporel fasse naître quelques craintes, et que la méthode employée soit critiquable, personne n’en disconviendra. Il faut bien voir que pratiquer une intelligence artificielle dans notre cas particulier, c’est une sacrée entreprise, à savoir : renseigner la créance de réparation de la victime et la dette de dommages et intérêts du responsable. En bref, c’est dire du droit assisté par ordinateur et possiblement faire justice. Que l’IA participe du règlement amiable des différends, chacun étant peu ou prou avisé de ses droits et obligations respectifs, que, partant, le référentiel indicatif d’indemnisation des préjudices corporels désengorge les tribunaux, c’est chose. Seulement voilà, toute cette ingénierie n’est acceptable que pour autant que l’algorithmisation de la réparation n’est pas l’affaire des seuls opérateurs économiques, privés s’entend[8].

Service public.- Il serait des plus opportuns que l’État s’applique à développer un algorithme et/ou à réguler les modèles mathématiques existants : service public du droit et de la  justice oblige. La nature est ainsi faite qu’elle exècre le vide. Les systèmes algorithmiques à visée indemnitaire ne sont plus du tout underground pendant qu’ils sont autrement plus fructueux que les publications (sans préjudice de leur qualité naturellement) qui consistent à renseigner les pratiques des juridictions (pour l’essentiel), des barémisations, des nomenclatures, des référentiels.  Seulement, en l’état, lesdits systèmes ne sont pas régulés du tout. Or c’est d’aide à la décision juridique et juridictionnelle dont il est question. Sous couvert de participer à la défense d’un égal accès à la connaissance de tout un chacun, ces legal startups pourraient donner à penser aux victimes et à celles et ceux qui pratiquent leurs algorithmes que le droit serait une suite sans discontinuité ni rupture de données élémentaires que rien ne ferait plus mentir. Chose faite, seul le fort, à savoir celui qui a la connaissance du droit et la puissance rhétorique de se disputer, saurait déjouer la vérité algorithmique. La prudence est donc de mise.

C’est ce qu’il importe à présent d’aborder à savoir qu’à la différence de l’ordre juridique, l’ordre numérique ne promeut qu’une bien trompeuse égalité nominale.

II.- Trompeuse et nominale égalité apportée par l’algorithmisation de la réparation du dommage corporel

L’égalité nominale d’accès à la connaissance est trompeuse pour deux séries de raisons. D’une part, l’accaparement de l’algorithmisation par les juristes et plus généralement par toutes les personnes intéressées est vraisemblablement tronquée (A). D’autre part, le chiffrement des règles de droit réalisé par les algorithmiciens est possiblement biaisé (B).

A.- Accaparement tronqué

Efficience.- L’accaparement par tout un chacun des référentiels indicatifs d’indemnisation des préjudices corporels peut être tronqué en ce sens que si la réparation algorithmique lève l’asymétrie d’information et facilite la liquidation des chefs de préjudices réparables, le trait qui sépare simplification et simplisme n’est pas épais. Prenons garde à ce que sous couvert de facilitation, il ne s’agisse pas bien plutôt de supplantation.

La réparation algorithmique a un mérite : elle simplifie très notablement la recherche de la vérité pendant qu’elle réduit les coûts de production. Mais à la manière d’un code juridique imprimé par un éditeur dont le maniement des notes sous articles est des plus commodes pour le spécialiste mais se révèle être un faux ami pour celui qui s’y aventure à l’occasion, le code informatique pourrait tromper ses utilisateurs les moins avertis, qu’ils soient juristes ou bien profanes.

Performativité.- On écrit, comme pour nous rassurer, que les référentiels d’indemnisation quels qu’ils soient ne sont qu’indicatifs, qu’ils ne seraient tout au plus que des vade-mecum. Seulement, il est bien su que le savoir algorithmique est performatif (normatif)[9]. Qu’on le veuille ou non, et les faits sont têtus, l’utilisation de ces outils finit toujours par être mécanique. L’expérience de l’évaluation barémisée du dommage corporel prouve trop. Les experts médicaux se départissent mal des gradations des atteintes renseignées dans leurs livres de travail. Aussi le juriste expert pourrait-il ne pas faire bien mieux à l’heure de monétiser les chefs de préjudices objectivés à l’aide de l’algorithme. Et la personnalisation nécessaire des dommages et intérêts d’être alors reléguée.

Mais il y a plus fâcheux encore car ce premier risque est connu. C’est que le chiffrement des règles juridiques est possiblement biaisé tandis que les intelligences artificielles destinées à suggérer le droit sont des systèmes à haut risque au sens de la proposition de règlement du 21 avril 2021 de la commission européenne sur l’usage de l’IA. Un pareil effet ciseau est aussi remarquable qu’il prête à discussion.

B.- Chiffrement biaisé

Implémentation.- Tant que les machines ne penseront pas par elles-mêmes (machine learning), l’implémentation des données sera encore la responsabilité de femmes et d’hommes rompus à l’exercice. L’interface homme-machine suppose donc l’association de professionnels avisés des systèmes complexes qu’ils soient juridiques ou numériques. Il importe donc que leur qualité respective soit connue de tous les utilisateurs, que la représentativité (qui des avocats de victimes de dommages corporels, qui des fonds d’indemnisation et de garantie, qui des assureurs) ne souffre pas la discussion. C’est d’explicabilité dont il est question ou, pour le dire autrement, d’éthique de la décision.

Pourquoi cela ? Eh bien parce qu’il faut avoir à l’esprit que les informations renseignées par un système d’information quel qu’il soit (output) sont nécessairement corrélées aux données qui sont entrées (input). C’est très précisément là que réside le biais méthodologique et le risque que représente la réparation algorithmique du dommage corporel, biais et risque qui font dire que l’égalité d’accès à la connaissance n’est que nominale ou apparente, c’est selon.

Indexation.- En bref, il importe de toujours rechercher qui a la responsabilité de sélectionner puis de rentrer la donnée pertinente et aux termes de quel protocole. C’est d’indexation dont il est question techniquement. Les données primitives exploitées par l’algorithme doivent être connues des utilisateurs, une révision des contenus doit être programmée, des évaluations et crash-tests doivent être faits…entre autres conditions. C’est ce qu’il est désormais courant d’appeler « gouvernance des algorithmes »[10]. Il ne faut jamais perdre de vue la puissance normative de la modélisation mathématico-juridique ainsi que les biais algorithmiques.

En bref, la logique mathématique ne saurait jamais être complètement neutre. C’est le sens des théorèmes d’incomplétude formulés par Kurt Gödel (1931).

En guise de conclusion, à la question de savoir quel est l’apport de l’IA en droit de la réparation du dommage corporel, l’égalité d’accès à la connaissance est une première réponse qui confine à une quasi certitude. En revanche, à la question de savoir si l’algorithmisation est de nature à faciliter le travail des sachants ou bien à les supplanter, le doute est de mise.

Certains soutiendront qu’il n’appartient pas à la raison mathématique de gouverner les affaires humaines ; que le droit est un art subtil qui échappe encore à la machine qui consiste à concilier deux impératifs antagonistes : la sécurité (pour permettre une prévisibilité suffisante de la solution) et la souplesse (pour permettre son adaptation à l’évolution sociale) ; que, partant, la mathématisation du droit est illusoire.  

D’autres défendront que l’algorithmisation, aussi imparfaite soit-elle en droit, n’est pas praticable en économie car elle est inflationniste : les parties intéressées considérant la donnée non pas comme un indicateur en-deçà duquel on peut raisonnablement travailler mais une jauge au-delà de laquelle on ne saurait que toujours aller.

Les arguments des uns et des autres renferment une part de vérité. Ceci étant, si l’on considère qu’il n’est pas déraisonnable du tout d’imaginer que le mouvement d’algorithmisation de la réparation des dommages continue de s’amplifier, une nouvelle question ne manquera pas alors de se poser. La voici : veut-on que du droit soit suggéré par des algorithmes (privés) faiseurs de loi ou bien par un législateur faiseur d’algorithmes (publics) ?


[1] Règlement intérieur national de la profession d’avocat, art. 11-2.

[2] Art. L. 211-4-1 c. org. jud.

[3] Voy. not. en ce sens, S. Merabet, La digitalisation pour une meilleure justice. A propos du plan d’action 2022-25 de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice, Jcp G. 2022.5.

[4] La réparation algorithmique du dommage corporel : binaire ou ternaire ?, Resp civ. et assur. mai 2021, étude 7 ; Intelligence artificielle et réparation des dommages in La responsabilité civile et l’intelligence artificielle, Bruylant 2022, à paraître.

[5] Arr. du 24 juin 2014 rel. à la gratuité de la réutilisation des bases de données juridiques de la direction de l’information légale et administrative.

[6] Voy. not. J. Bourdoiseau, Datajust ou la réforme du droit de la responsabilité à la découpe, Lexbase 23 avr. 2020, n° 821 ; R. Bigot, Datajust alias Themis IA, Lexbase 07 mai 2020.

[7] CE, 10e et 9e ch. réunies, 30 déc. 2021, n° 440376.

[8] Voy. par ex. J. Horn, Exemple d’utilisation d’une solution IA développée par une legaltech dans des contentieux PI – Utilisation de LitiMark, Dalloz IP/IT 2021.263.

[9] Voy. not. L. Viaut, L’évaluation des préjudices corporels par les algorithmes, Petites affiches 31 mai 2021, p. 10.

[10] Voy. not. L. Huttner et D. Merigoux, Traduire la loi en code grâce au langage de programmation Catala, Dr. fiscal févr. 2021.121. Voy. aussi Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, La transformation numérique dans le secteur français de l’assurance, analyses et synthèses n° 132, 2018 ; Institut Montaigne, Algorithmes : contrôle des biais, rapport, mars 2020 (https://www.institutmontaigne.org/publications/algorithmes-controle-des-biais-svp)

Article à paraître Dalloz IP/IT 2022

Intelligence artificielle et réparation des dommages

Groupe de recherche européen sur la responsabilité civile et l’assurance, Journées lyonnaises, 2021, Bruylant 2022, à paraître

Intelligence artificielle, réparation des dommages et arbitrage[1]. A la question de savoir quels rapports entretiennent « intelligence artificielle » et « réparation des dommages », deux positions extrêmes semblent se dessiner. Les rapports nationaux sont en ce sens.

La première position, conservatrice et prudente, consiste à défendre que peu importants soient les apports de la technologie à notre affaire, il n’est pas de bonne méthode de faire dire le droit en général et plus particulièrement le droit civil de la responsabilité par une intelligence artificielle. Le droit, mieux la justice (qui est un projet plus grand), est une affaire de femmes et d’hommes instruits et rompus à l’exercice qui, au nom du peuple français, départagent les parties à la cause et ramènent la paix sociale. En somme, c’est d’intelligence originelle partant humaine dont il doit être question.

La seconde position, novatrice mais aventureuse, consiste à soutenir que les facilités promises sont telles que l’algorithmisation du droit de la responsabilité à visée réparatrice est un must have ; que ce serait à se demander même pour quelle raison le travail de modélisation scientifique n’est pas encore abouti.

Tous les rapports nationaux renseignent le doute ou l’hésitation relativement à la question qui nous occupe. Cela étant, en Allemagne et en France, il se pourrait qu’on cédât franchement à la tentation tandis qu’en Belgique, en Italie (rapp. p. 1) ou encore en Roumanie, le rubicon ne saurait être résolument franchi à ce jour. Que la technologie ne soit pas au point ou bien que les techniciens ne soient pas d’accord, c’est égal.

Chaque thèse a ses partisans. Et c’est bien naturel. Ceci étant, choisir l’une ou bien l’autre sans procès c’est renoncer d’emblée et aller un peu vite en besogne. Or, celui qui ne doute pas ne peut être certain de rien (loi de Kepler).

Intelligence artificielle, réparation des dommages et doute. Formulée autrement, la question des rapports qu’entretiennent « intelligence artificielle » et « réparation des dommages » invite à se demander si le droit de la responsabilité peut frayer ou non avec la science toute naissante de la liquidation algorithmique des chefs de dommages. Peut-être même s’il le faut.

Ce n’est pas de droit positif dont il s’agit. Ce n’est pas un problème de technique juridique – à tout le moins pas en première intention – qui est ici formulé. Il ne s’agit pas de se demander comment articuler les facilités offertes par la Machine avec les règles de droit processuel. Il ne s’agit pas de se demander quoi faire des résultats proposés par un logiciel relativement au principe substantiel (matriciel) de la réparation intégrale. Il ne s’agit même pas de se demander si l’algorithmisation porterait atteinte à un droit ou liberté fondamentale que la constitution garantit. Les faiseurs de systèmes que nous sommes sauraient trouver un modus operandi. C’est une question plus fondamentale qui est posée dans le cas particulier, une question de philosophie du droit. S’interroger sur les rapports que pourraient entretenir « intelligence artificielle » et « réparation des dommages » ne consiste pas à se demander ce qu’est le droit de la responsabilité civile à l’heure de l’open data et de la data science mais bien plutôt ce que doit être le droit. C’est encore se demander collectivement ce qui est attendu de celles et ceux qui pratiquent le droit et façonnent à demande ses règles. C’est de science algorithmique et d’art juridique dont il est question en fin de compte. Voilà la tension dialectique qui a réunit tous les présents aux journées lyonnaises du Groupe de recherche européen sur la responsabilité civile et l’assurance et qui transparaît à la lecture de tous les rapports nationaux.

Pour résumer et se rassurer un peu, rien que de très ordinaire pour nous autres les juristes et le rapporteur de synthèse auquel il est demandé d’écrire une histoire, un récit d’anticipation.

Science algorithmique, art juridique et récit d’anticipation. Nous ne saurions naturellement procéder in extenso. La tâche serait trop grande. Qu’il nous soit permis de ne poser ici que quelques jalons avant que nous débattions pour qu’à la fin (il faut l’espérer) nous puissions y voir plus clair.

Le récit d’anticipation proposé, d’autres s’y sont attelés bien avant nous. En 1956, un romancier américain décrit un monde dans lequel un système prédictif est capable de désigner des criminels en puissance sur le point de commettre une infraction. Stoppés in extremis dans leur projet respectif, ils sont jugés sur le champ et écroués. Spielberg adaptera cette nouvelle en 2002. Minority report était créé. Il y sera question de prédiction mathématique, de justice algorithmisée et d’erreur judiciaire. C’est que, aussi ingénieux soit le système, il renfermait une faille. Nous y reviendrons. Plus récemment, et ce n’est pas de fiction dont il s’agit, une firme – Cambridge analytica – s’est aventurée à renseigner à l’aide d’un algorithme, alimenté de données personnelles extraites à la volée de comptes Facebook de dizaines de millions d’internautes, les soutiens d’un candidat à la magistrature suprême américaine. Ce faisant, l’équipe de campagne était en mesure de commander des contenus ciblés sur les réseaux sociaux pour orienter les votes.

Que nous apprennent ces deux premières illustrations. Eh bien qu’il y a matière à douter sérieusement qu’une intelligence artificielle puisse gouverner les affaires des hommes.

Preuve s’il en était besoin que les nombres n’ont pas forcément le pouvoir ordonnateur qu’on leur prête depuis Pythagore. Or (c’est ce qui doit retenir l’attention) s’il existe au moins deux façons de faire quelque chose et qu’au moins l’une de ces façons peut entraîner une catastrophe, il se trouvera forcément quelqu’un quelque part pour emprunter cette voie (loi de Murphy).

Pouvoir ordonnateur des nombres, loi de Murphy et principe de réalité. Le risque étant connu, peu important que sa réalisation soit incertaine, nous devrions par voie de conséquence nous garder (à tout le moins en première intention) de prier qu’une pareille intelligence réparât les dommages de quelque nature qu’ils soient. Ceci étant, et relativement à la méthode proposée, doutons méthodiquement soit qu’il s’agisse, après mûre réflexion, de renforcer les résolutions des opposants à l’algorithmisation de la responsabilité civile, soit (et à l’inverse) qu’il s’agisse de soutenir les solutions des zélateurs du droit 2.0.

Car autant le dire tout de suite avec les rapporteurs nationaux, si la question des rapports qu’entretiennent « intelligence artificielle » et « réparation des dommages » se pose c’est que les outils de modélisation scientifique ne sont pas une vue de l’esprit. Les instruments d’aide à la décision médicale ou bien encore à la chirurgie (ex. le diagnostic algorithmique et, plus ambitieux encore le Health data hub[2]) sont le quotidien des professionnels de santé tandis que les outils d’aide à la décision judiciaire font florès. Des juges américains, sur le point d’accorder une libération sous caution, sont ainsi aider par un logiciel qui évalue le risque de défaut de comparution de l’intéressé (Compas)[3]. Tandis que de côté-ci de l’Atlantique des firmes proposent des systèmes d’aide à la décision juridique ou judiciaire supplantant (bien que ce ne soit pas la vocation affichée des legaltech) les quelques expériences de barémisation indicative bien connues des spécialistes de la réparation du dommage corporel.

Nous reviendrons bien entendu sur les tentatives de réparation algorithmique des dommages qu’on ne manquera pas d’évaluer (II). Mais pour commencer, il nous a semblé nécessaire de s’arrêter sur la tentation de la réparation algorithmique des dommages (I).

I.- La tentation de la réparation algorithmique des dommages

La réparation algorithmique des dommages est tentante pour de bonnes raisons qui tiennent plus particulièrement, d’une part, à la faisabilité technique qui est proposée (A) et, d’autre part, aux facilités juridiques qui sont inférées (B).

A.- Faisabilité technique

La faisabilité technique à laquelle on peut songer est à double détente. C’est d’abord une histoire de droit (1) avant d’être ensuite une affaire de nombres (2).

1.- Histoire de droit

Règle de droit, structuration binaire et révélation mathématique. Le droit aspire à l’algorithmisation car la structuration de la règle est binaire et sa révélation mathématique (ou presque).

La structuration de la règle juridique ressemble à s’y méprendre au langage des microprocesseurs des ordinateurs, au code qui est utilisé dans les technologies de l’information et de la communication. La règle est écrite de façon binaire : si/alors, qualification juridique/régime, conditions/effets, principe/exception. Le législateur et l’ingénieur parlent donc le même langage… Enfin c’est ce dont ce dernier est convaincu.

Quant à la révélation de la règle applicable aux faits de l’espèce, elle suppose de suivre une démarche logique, pour ne pas dire mathématique. Car le droit ne saurait être bien dit sans une pensée rationnelle, la formulation discursive des vérités, sans rigueur ni exactitude. En bref, l’hypothèse de la réparation algorithmique des dommages est plutôt familière au juriste. Pour preuve : le droit et ses méthodes d’exploration et de résolution des problèmes (qui sont des algorithmes en définitive) sont un puissant vecteur de correction de la réalité. Une personne est victime du comportement dommageable d’un individu (le donné) ? Juridiquement, cette dernière est titulaire d’un droit subjectif au paiement d’un contingent de dommages et intérêts compensatoires (le construit). Appréhendés en droit, les faits de l’espèce (la réalité) sont en quelque sorte réencodés.

En bref, les juristes sont invariablement des faiseurs de systèmes techniques et d’algorithmiques.

On ne s’étonnera donc pas que le droit et ses artisans aient vocation à être (r)attrapés par la science et ses industriels qui se jouent des nombres et font des affaires.

2.- Affaire de nombres

Digitalisation et données. Les rapports français et belge montrent plus particulièrement combien la croissance du volume de données disponibles sous forme numérique est exponentielle.

Par voie de conséquence, il existe désormais beaucoup de matière pour nourrir un algorithme quelconque, lui permettre de simuler un phénomène, une situation à l’aune des données qui auront été implémentées dans un programme informatique (qui est appelé « code »). Il est à noter au passage une différence notable entre les pays interrogés dans nos journées lyonnaises. Si les juristes italiens et roumains pratiquent autrement moins l’algorithmisation des règles de la réparation des dommages que leurs homologues allemands et français, c’est très précisément parce que la digitalisation des décisions de justice est moins avancée à ce jour. Quant à la Belgique, le rapport national renseigne l’existence d’un obstacle juridique à ladite digitalisation, qui vient tout récemment d’être levé. À terme, il devrait y avoir suffisamment de matière pour alimenter un algorithme. La Belgique se rapprocherait donc de très près de la France.

Il est remarquable qu’en France précisément des millions de données juridiques aient été mises à disposition pour une réutilisation gratuite[4] par le service public de la diffusion du droit en ligne – Legifrance pratique l’open data[5]. Ce n’est pas tout. Depuis quelques semaines à présent, toutes les décisions rendues par la Cour de cassation française sont aussi en open data. Il devrait en être de même au printemps 2022 des décisions des cours d’appel (hors matière pénale)[6]. Même chose du côté du Conseil d’État français.

La tentation de l’algorithmisation est donc grande car c’est tout à fait faisable techniquement, tout particulièrement en France qui se singularise très nettement dans le concert des droits nationaux continentaux interrogés. Mais il y a d’autres raisons qui président à l’algorithmisation sous étude : ce sont les facilités juridiques qui sont proposées par l’intelligence artificielle.

B.- Facilités juridiques

Égalité, intelligibilité et acceptabilité. Au titre des facilités qu’on peut inférer juridiquement parlant des algorithmes à visée réparatoire, on doit pouvoir compter une intelligibilité améliorée des règles applicables à la cause partant une égalité nominale des personnes intéressées et une acceptabilité possiblement renforcées du sort réservé en droit à la victime.

Il faut bien voir que les règles qui gouvernent la réparation des dommages, et plus particulièrement les atteintes à l’intégrité physique, ne sont pas d’un maniement aisé. La monétisation de toute une série de chefs de dommages tant patrimoniaux (futurs) qu’extrapatrimoniaux suppose acquise une compétence technique pointue. Un étalonnage mathématisé présenterait entre autres avantages de prévenir une asymétrie éventuelle d’information en plaçant toutes les personnes sur un pied d’égalité (à tout le moins nominale)[7] à savoir les victimes, leurs conseils, leurs contradicteurs légitimes et leurs juges.

Au fond, et ce strict point de vue, la réparation algorithmique des dommages participe d’une politique publique d’aide à l’accès au droit qui ne dit pas son nom. La notice du décret n° 2020- 356 du 27 mars 2020 Datajust élaborant un référentiel indicatif d’indemnisation des dommages corporels est en ce sens[8].

C’est encore dans le cas particulier l’acceptabilité de la décision qui se joue possiblement C’est que le statut de celui ou celle qui a procédé à l’indemnisation est nécessaire pour conférer son autorité à l’énoncé mais pas suffisant. Toutes les fois que le dommage subi est irréversible, que le retour au statu quo ante est proprement illusoire (et c’est très précisément le cas en droit de la réparation d’un certain nombre de chefs de dommages corporels) on peut inférer de l’algorithmisation de la réparation des dommages une prévention contre le sentiment d’arbitraire que la personne en charge de la liquidation des chefs de préjudice a pu faire naître dans l’esprit de la victime.

Voilà une première série de considérations qui participe de la tentation de la réparation algorithmique des dommages. Puisque selon la loi de Casanova, la meilleure façon d’y résister est d’y succomber, je vous propose de braquer à présent le projecteur sur les tentatives de réparation algorithmique des dommages.

II.- Les tentatives de réparation algorithmique des dommages

Opérateurs privés vs administration publique. Les tentatives de réparation algorithmique des dommages sont relativement nombreuses et plutôt récentes, à tout le moins en France car, une fois encore, et à ce jour, le recours à l’intelligence artificielle est plus anecdotique, réduit (en comparaison avec la France) – un état basal ou élémentaire – dans les autres droits internes sous étude.

Ces tentatives sont des plus intéressantes en ce sens qu’elles ont eu notamment pour objet et/ou effet de parachever un travail polymorphe entamé il y a plusieurs années à présent et accompli tous azimuts qui est fait (pour ne prendre que quelques exemples saillants rappelés par les rapporteurs nationaux) d’articles de doctrine renseignant les pratiques indemnitaires des tribunaux et des cours d’appel, de barèmes plus ou moins officiels, de guides ou vade-mecum, de nomenclatures et de référentiels. Les juristes belges et français les pratiquent volontiers pendant qu’avocats et juges ne manquent pas de rappeler que ces outils d’aide à la décision ne sauraient jamais être contraignants : principe de la réparation intégrale obligerait…

Depuis lors, ce sont positionnées sur le segment de marché de la digitalisation de la justice, de l’algorithmisation de la réparation des dommages, de nouveaux opérateurs – plus ou moins capés à en croire les rapporteurs – privés[9] et publics[10].

Une analyse critique de l’offre de services en termes d’intelligence artificielle ainsi formulée par les legaltechs sera faite d’abord (A). Un essai à visée plus prospective sera proposé ensuite (B).

A.- Analyse critique

Biais de raisonnement. L’analyse critique de l’algorithmisation de la réparation des dommages que nous proposons d’esquisser consiste à identifier quelques biais de raisonnement induits par l’intelligence artificielle et dont il importe qu’on se garde à tout prix. Nous nous sommes demandés en préparant ce rapport si ce n’était pas la crainte d’échouer dans cette entreprise d’évaluation critique et de contrôle systématique qui faisait douter qu’il faille pousser plus loin l’expérience.

Le problème de fond nous semble tenir au fait qu’un esprit mal avisé pourrait se convaincre qu’une suggestion algorithmique dite par une machine serait équipollente à la vérité juridique recherchée par une femme ou un homme de l’art.

L’embêtant dans cette affaire tient plus concrètement d’abord à la performativité du code (1) et à l’opacité de l’algorithme ensuite (2).

1.- Performativité du code

Suggestion algorithmique vs vérité juridique. La réparation algorithmique des dommages a un mérite : elle simplifie la recherche de la vérité, plus encore pour celles et ceux qui ne pratiqueraient la matière qu’occasionnellement ou bien qui seraient tout juste entrés en voie de spécialisation. Seulement voilà : la paroi est mince entre facilitation et supplantation. Il n’est pas assez d’écrire qu’un référentiel d’indemnisation est indicatif, qu’il ne saurait jamais être rangé dans les normes de droit dur. Le savoir algorithmique est performatif (voire impératif pour celui qui le pratiquerait sans prudence) et ce pour plein de raisons (recherche du temps perdu entre autres). Volens nolens, son utilisation finit toujours par être mécanique. Alors, le doute méthodique du juriste, qui est la condition sine qua non pour accéder à la vérité, est chassé par la certitude scientifique apparente de la machine. Pour le dire autrement, le savoir prédictif est normatif. Et il n’y a qu’un pas pour que la vérité censée être dite par personnes instruites et sachantes soit en définitive dite par une machine qui ordonne des 0 et des 1. C’est le delta qui existe si vous voulez entre les mathématiques de l’intelligibilité et les mathématiques que j’ai appelées ailleurs de contrôle[11].

Rien de bien grave nous dira peut-être le rapporteur allemand toutes les fois (à tout le moins) qu’il ne s’agit que de réparer des dommages de masse de faible valeur. Il reste que, dans tous les cas de figure, la suggestion algorithmique est le fruit de l’apprentissage de données tirées du passé. Au mieux, le code informatique peut dire ce qui est mais certainement pas (à tout le moins pas encore) ce qui doit être. L’intelligence artificielle que nous pratiquons (qualifiée de « faible ») n’est pas encore capable de le faire. C’est que cette dernière IA n’est qu’un programme qui n’est pas doté de sens et se concentre uniquement sur la tâche pour laquelle il a été programmé. En bref, les machines ne pensent pas encore par elles-mêmes (ce qu’on appelle le machine learning ou IA « forte »).

Alors, et cela pourrait prêter à sourire, aussi moderne soit ce code informatique là, il est porteur d’une obsolescence intrinsèque qu’on fait mine de ne pas voir. Que la binarité soit un trait caractéristique de la structuration de la règle de droit et que, par voie de conséquence, la modélisation mathématique soit séduisante est une chose. Il reste que dire le droit et rendre la justice impliquent la recherche d’un équilibre entre des intérêts concurrents dont le tiers-juge est le garant (en dernière intention). Droit et justice ne sont pas synonyme. Si la règle juridique aspire à la binarité, sa mise en œuvre se recommande d’un ternaire… En bref, on ne saurait jamais se passer d’un tiers neutre même pas dans une startup nation.

Qu’il soit juridique ou algorithmique, un code se discute. Seulement pour que chacun puisse se voir juridiquement et équitablement attribuer ce qui lui est dû, il importe de lever l’opacité de l’algorithme.

2.- Opacité de l’algorithme

Le code 2.0 doit retenir l’attention de tout un chacun. Aussi puissants soient les calculateurs, et peu important que l’algorithme soit programmé pour apprendre, les machines ne sont encore que le produit de la science humaine, la donnée est encore l’affaire de femmes et d’hommes. Ce n’est pas le moindre des biais méthodologiques. Il a ceci de commun avec celui qu’on vient de décrire qu’il est trompeur.

Biais méthodologiques. Les résultats qui sont renseignés par un système d’information (output) sont toujours corrélés aux données qui ont été collectées puis entrées (input). De quoi parle-t-on ? Eh bien de jugement de valeurs dans tous les sens du terme (juridique et technologique). Or un juge, quel qu’il soit, a une obligation : celle de motiver sa décision (art. 455 du Code de procédure civile). Et ce pour de justes et utiles raisons que nous connaissons bien : prévention de l’arbitraire et condition du contrôle de légalité. Quand on sait la puissance performative de la modélisation mathématique, ce serait commettre une erreur de ne pas rechercher à lever l’opacité algorithmique qui est bien connue des faiseurs de systèmes d’informations.

Clef de voûte. La transparence en la matière est la clef de voute. L’édification mathématique ne saurait valablement prospérer sans que la méthode analytique des décisions sélectionnées aux fins d’apprentissage de l’algorithme n’ait été explicitée, sans que la sélection des décisions de justice voire des transactions n’ait été présentée, sans que la qualité et le nombre des personnes qui ont procédé n’aient été renseignés. Seulement voilà, et ce qui suit n’augure rien de très bon : le code informatique est un secret industriel protégé en tant que tel que les legaltechs, qui sont en concurrence, n’ont aucun intérêt à révéler. Les initiatives publiques doivent donc être impérativement soutenues. L’accessibilité doit être garantie. En bref, Datajust, qui est un référentiel public relatif à l’indemnisation des victimes de dommages corporels, est la voie à suivre. Encore qu’il ne satisfasse pas complètement aux conditions de praticabilité et de démocratisation attendus. Et que, partant, sa performativité soit possiblement trop grande. Possiblement car l’essai n’a pas été encore transformé en raison des doutes que le décret a suscité.

Doutes que nous souhaiterions aborder à présent dans un essai prospectif pour lister quelques conditions qui nous semble devoir être satisfaites pour qu’ils soient levés.

B.- Essai prospectif

À titre de remarque liminaire, il faut dire (qu’on la redoute ou non) que l’algorithmisation de la réparation des dommages ne saurait prospérer sans que, au préalable, de la donnée soit mise à la disposition du public et des opérateurs. Or, open data et big data ne sont pas aussi répandus qu’on veut bien l’imaginer. En France, nous y sommes presque bien que, en l’état, le compte n’y soit pas tout à fait encore[12]. Ailleurs, la donnée est la propriété presque exclusive de firmes privées qui monnayent un accès amélioré aux décisions de justice sélectionnées par elles-mêmes (Belgique) ou bien la donnée ne peut tout bonnement pas être partagée (Italie).

Une fois cette condition remplie, l’algorithme est en mesure de travailler. Pour s’assurer que le travail soit bien fait, il importerait qu’on s’entende sur quelques spécifications techniques et politiques. C’est sur ces dernières que je souhaiterais conclure.

Régulation. En l’état, les systèmes d’information ne sont pas régulés du tout. On se souviendra qu’il aura fallu une exploitation abusive et sans précédent des données personnelles par les Gafam[13] pour qu’on se décide à élaborer un règlement général sur la protection desdites données. Seulement, et sans préjudice des dommages causés aux personnes concernées, il n’est pas ou plus question ici de l’accaparement de données par quelques firmes de marchands. L’affaire est d’un tout autre calibre. C’est d’assistance à la décision juridique ou judiciaire dont il est question. Que la justice ne soit plus tout à fait une fonction régalienne de l’État, admettons. Mais les responsabilistes ne sauraient prêter leur concours sans aucune prévention à l’utilisation de l’intelligence artificielle dans la réparation des dommages. Pour le dire autrement, une gouvernance technique et scientifique nous semble devoir être mise en place. Cette exigence est présente dans les rapports tout particulièrement dans le rapport belge.

Règlementation. Le 21 avril 2021 a été diffusé une proposition de règlement européen établissant des règles harmonisées concernant l’intelligence artificielle[14] dans laquelle les IA sont distinguées selon le risque qu’elles font courir. Et des intelligences artificielles, destinées à suggérer le droit pour faire bref, d’être qualifiées de « systèmes à haut risque »…

En résumé, le code doit être connu de ses utilisateurs, les données primitives exploitées par l’algorithme doivent être indexées, une révision des contenus doit être programmée, des évaluations et crash-test doivent être faits. Et nous sommes loin d’épuiser les conditions qu’il s’agirait qu’on respectât pour bien faire. C’est de « gouvernance des algorithmes » dont il est question au fond[15]. C’est qu’il ne faut jamais perdre de vue la puissance normative de la modélisation mathématico-juridique ainsi que les biais algorithmiques. En bref, la logique mathématique ne saurait jamais être complètement neutre. C’est le sens des théorèmes d’incomplétude formulés par Kurt Gödel (1931).

En conclusion et parce que nous sommes convaincus qu’on ne stoppera pas le mouvement d’algorithmisation de la réparation des dommages, permettez-nous de formuler une question qui transparaît des rapports nationaux : veut-on que du droit soit suggéré par des algorithmes (privés) faiseurs de loi ou bien par un législateur faiseur d’algorithmes (publics) ?


[1] La forme orale de ce rapport a été conservée.

[2] https://www.health-data-hub.fr/

[3] V. not. sur ce sujet, A. Jean, Les algorithmes sont-ils la loi ? Editions de l’observatoire,

[4] Arr. du 24 juin 2014 relatif à la gratuité de la réutilisation des bases de données juridiques de la direction de l’information légale et administrative.

[5] Plateforme ouverte des données publiques françaises https://www.data.gouv.fr. Service public de la diffusion du droit en ligne : https://www.legifrance.gouv.fr/

[6][6] https://www.courdecassation.fr/la-cour-de-cassation/demain/lopen-data-des-decisions-judiciaires

[7] J. Bourdoiseau, Intelligence artificielle, réparation du dommage corporel et assurance, Dalloz IP/IT, 2022 (à paraître).

[8] Expérimentation dont la légalité a été vérifiée par le Conseil d’État français (CE, 10e et 9e ch. réunies, 30 déc. 2021, n° 440376) mais que le Gouvernement a décidé d’abandonner (Ministère de la justice, comm., 13 janv. 2022). Ch. Quézel-Ambrunaz, V. Rivollier et M. Viglino, Le retrait de Datajust ou la fausse défaite des barèmes, D. 2022.467.

[9] Allemagne : Actineo. Belgique : Grille corpus, Repair, Jaumain. France : Case law analytics, Predictice, Juridata analytics. Voy. par ex. J. Horn, Exemple d’utilisation d’une solution IA développée par une legaltech dans des contentieux PI – Utilisation de LitiMark, Dalloz IP/IT 2021.263.

[10] France : Datajust. Italie : legal analytics for italian law.

[11] J. Bourdoiseau, La réparation algorithmique du dommage corporel : binaire ou ternaire ?, Resp civ. et assur. mai 2021, étude 7.

[12] Il est à noter, pour ne prendre que cet exemple, que les juges administratifs français ont accès à la totalité des décisions rendues (quel que soit le degré de juridiction) à l’aide d’un outil qui n’est mis à disposition que pour partie aux justiciables (ce qui interroge), à tout le moins à ce jour (https://www.conseil-etat.fr/arianeweb/#/recherche).

[13] Google, Apple, Facebook (Meta), Amazon, Microsoft. Voy. aussi les géants chinois : BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi).

[14] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX:52021PC0206

[15] Voy. not. L. Huttner et D. Merigoux, Traduire la loi en code grâce au langage de programmation Catala, Dr. fiscal févr. 2021.121. Voy. aussi Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, La transformation numérique dans le secteur français de l’assurance, analyses et synthèses n° 132, 2018 ; Institut Montaigne, Algorithmes : contrôle des biais, rapport, mars 2020,

(https://www.institutmontaigne.org/publications/algorithmes-controle-des-biais-svp)

La réparation algorithmique du dommage corporel : binaire ou ternaire ?

L’intelligence artificielle a ses adorateurs. La ferveur qui les anime leur fait dire urbi et orbi que le temps de la justice mathématique est enfin venu, que Leibniz et ses continuateurs avaient raison. En résumé, le droit (qui se résumerait à une collection de règles binaires si/alors) serait algorithmique. Relativement à la réparation du dommage corporel, et par voie de conséquence, la promesse d’une égalité arithmétique de traitement entre les victimes serait faite. Qu’il nous soit permis d’exprimer quelques réserves et de douter (méthodiquement) que la raison mathématique puisse sérieusement gouverner les affaires humaines.

***

Banalité !. –  Le droit de la victime à la réparation de son dommage corporel est constitué de règles éparses et complexes. Non que celles-ci soient compliquées par nature. Simplement, la réalité qu’elles ont vocation à appréhender est des moins simples. C’est que le dommage subi est irréversible, le retour au statu quo ante proprement illusoire. Partant, le paiement de dommages-intérêts compensatoires suppose une articulation fine, le travail d’hommes et de femmes passés maîtres dans l’art juridique, qui doivent nécessairement sacrifier à une méthodologie ou, pour le dire autrement, une façon systématique de procéder. Il y a une bonne raison à cela : le droit (ou pour être plus exact sa structuration) est algorithmique. Sa révélation dans un cas particulier repose sur une démarche à la fois logique et mathématique. Le droit ne saurait être bien dit sans une pensée rationnelle, la formulation discursive des vérités, sans rigueur ni exactitude. En bref, l’hypothèse de la réparation algorithmique du dommage corporel est très familière au juriste, qui est l’alpha et l’omega du travail des gens instruits (Kojève). Cinq années d’études supérieures auront à peine suffi à nos étudiants pour commencer à s’en rendre compte du reste.Sous des atours un tantinet énigmatiques, le sujet a tout bonnement partie liée avec la réalisation méthodique du droit privéNote1. L’affaire semble donc moins étrange qu’il n’y paraît. Encore que, appliqués au sujet, binaire et ternaire sont des mots pour le moins bizarres.

Étrangeté ?. –  Vérification faite, ils sont inconnus de la langue du droit. Le vocabulaire juridique n’en dit rien du tout. Même constat du côté du Dictionnaire de la culture juridique et du Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit. Ce qui est pour le moins surprenant car la binarité est un trait caractéristique du droit ou de la science juridique. C’est d’ailleurs pour cette raison que la modélisation mathématique est séduisante. Simplement pour que le droit soit utilement et justement dit, c’est un ternaire qui doit nécessairement être à la manœuvre. Reprenons.

Binarité. –  La règle de droit est écrite pour résoudre un problème (plerumque fit). Quant à son écriture, sa structuration, elle est très souvent à deux détentes : qualification juridique/régime, conditions/effets, principe/exception, etc. Ainsi présenté, le droit ressemble à s’y méprendre au langage des microprocesseurs des ordinateurs, au code qui est utilisé dans les technologies de l’information et de la communication. On ne s’étonnera donc pas que le droit et ses artisans aient été (r) attrapés par la science et ses industriels. C’est une innovation de rupture tout à fait remarquable à laquelle on assiste. Cette innovation-là modifie un marché non pas avec un meilleur produit – c’est le rôle de l’innovation pure – mais en l’ouvrant au plus grand nombre. L’algorithmisation sous étude participe donc de l’accès à la connaissance. De ce point de vue, nous aurions mauvaise grâce de refuser d’emblée de vérifier la pertinence de l’hypothèse de la réparation algorithmique du dommage corporel. Le Conseil constitutionnel n’a-t-il pas érigé l’accessibilité et l’intelligibilité de la loi – par extension du droit – au rang des objectifs de valeur constitutionnelleNote 2 ?

Ternaire. –  Ceci posé, la justice est un projet plus grand que le droit et ses algorithmes. La structuration de la règle est une chose. Sa mise en œuvre en est une autre. Elle implique un équilibre entre des intérêts concurrents dont la balance est le symbole le plus évocateur et le juge le garant. Pour le dire autrement, la justice exige le regard d’une troisième personne, un tiers neutre, qui fera acte d’autorité, avec le souci d’intégrer dans sa pensée la confrontation des intérêts en conflit, afin d’exercer en toute objectivité son pouvoir de juger. Il n’est pas certain du tout qu’une suite de 0 et de 1, qu’un algorithme, puisse juridiquement et équitablement attribuer à chacun ce qui lui est dû. On prête certes aux nombres un pouvoir ordonnateur (Pythagore) à telle enseigne que le monde serait mathématiqueNote 3. Mais, Aristote en personne, qui soutenait que la correction du dommage obéissait à un principe d’égalité arithmétique (justice corrective), finit par considérer pourtant que les nombres n’aidaient pas toujours à y voir plus clairNote 4.C’est très précisément ce qu’il s’agira d’illustrer dans cette étude en montrant, en premier lieu, combien les vertus des mathématiques de l’intelligibilité sont grandes en ce qu’elles sont une promesse d’amélioration de l’existant (1) – c’est à tout le moins ce qu’on veut bien nous dire – pour suggérer, en second lieu, combien la pente qui mène tout droit aux mathématiques de contrôle est inclinéeNote 5 (2).

1.   La réparation algorithmique du dommage corporel et les mathématiques de l’intelligibilité

Vade-mecum. –  La réparation algorithmique du dommage corporel est à l’image de l’évaluation médicalisée de l’atteinte à l’intégrité physique et psychique ou bien encore des directives d’interprétation des contrats, à savoir un vade-mecum, une direction de pensée, un guide-âne. D’aucuns soutiennent que meilleure sera la connaissance de ce qui se pratique, telle que les choses se rencontrent le plus souvent, moins l’appréciation portée dans le cas particulier pourrait souffrir la critique. En somme, les mathématiques participeraient de l’intelligibilité des règles qui gouvernent l’évaluation du dommage et la monétisation des chefs de préjudices subis.

Égalité(s). –  L’étalonnage présenterait un autre avantage en ce sens qu’il serait de nature à prévenir l’asymétrie d’informations en plaçant toutes les personnes intéressées sur un pied d’égalité (à tout le moins nominal). De ce strict point de vue, Datajust ne saurait prêter le flanc à la critique. La notice du décret n° 2020-356 du 27 mars 2020 portant création d’un traitement automatisé de données à caractère personnel est très claire à ce sujet : l’algorithme est destiné à permettre l’élaboration d’un référentiel indicatif d’indemnisation des préjudices corporels, l’information des parties à l’aide de l’évaluation du montant de l’indemnisation à laquelle les victimes peuvent prétendre ainsi que l’information ou la documentation des juges appelés à statuer sur des demandes d’indemnisation des préjudices corporels. En un mot, c’est de politique publique d’aide à l’accès au droit dont il s’agit en fin de compte.

Accès au droit. –  L’algorithme pourrait volontiers faire office de facilitateur en permettant à toute personne intéressée de connaître la matière. C’est que les nombres qui seront renseignés par la machine pourraient aider tout un chacun à y voir plus clair précisément. Quant à la vocation prédictive du dispositif, elle ne doit donc pas inquiéter, à tout le moins pas en première intention. Il se pourrait même qu’elle participe d’une adhésion renforcée au jugement qui a été prononcé, à la transaction qui a été acceptée. Si l’on s’accorde pour dire que le principe d’équivalence entre la réparation et le dommage est une croyance qui structure la perception des victimes et de leurs proches, il y aurait beaucoup à gagner à renforcer l’acceptabilité du sort qui a été réservé en droit aux intéressés.

Acceptabilité. –  Le droit et ses algorithmes (i.e. ses méthodes d’exploration et de résolution des problèmes) sont un puissant vecteur de correction de la réalité. Une personne est victime du comportement dommageable d’un individu (le donné) ? Juridiquement, cette dernière est titulaire d’un droit subjectif au paiement d’un contingent de dommages et intérêts compensatoires (le construit). Appréhendés en droit, les faits de l’espèce (la réalité) sont en quelque sorte réencodés. L’acceptabilité d’une telle opération par toutes les parties prenantes suppose que des explications soient données, qui sont plus utiles encore lorsqu’il s’agit de procéder à l’évaluation de la réparation de préjudices non économiques ou bien encore à l’évaluation de chefs de préjudices patrimoniaux futurs. Cette dernière évaluation étant inévitablement arbitraire, on ne saurait garantir aux victimes aucune égalité de traitement. Il serait erroné, de notre point de vue, de penser que le statut de celui ou celle qui a procédé au codage suffit à conférer son autorité à l’énoncé. Il n’est pas ou plus suffisant de déclarer publiquement au nom du peuple français laquelle des prétentions en conflit est bien fondée pour panser les plaies de la victime et rétablir la paix (CPC, art. 454). Si on veut bien admettre qu’« une décision de justice ne puise sa rationalité que dans la confrontation des arguments qui l’a fait naître […], alors on conviendra que la connaissance des débats est une condition de l’acceptation de la rationalité de la décision »Note 6. Ceci pour suggérer qu’un référentiel indicatif d’indemnisation des préjudices corporels pourrait participer de l’œuvre de justice et de la transparence qui est appelée de leurs vœux par les justiciables. La symbolique du nouveau palais de justice de Paris, qui est fait de verre et d’acier, est caractéristique. On peut en effet inférer de la connaissance (certes hypothétique) par tout un chacun des dommages et intérêts qui pourraient être alloués par comparaison avec un cas approchant un effort plus créatif encore du juge pour garantir l’autorité de sa décision : faire comprendre, non pas faire croire, que les dommages et intérêts alloués sont ceux qui, toute chose égale par ailleurs, attestent l’observance du principe de l’équivalence entre la réparation et le dommage. Est-il si iconoclaste de défendre que l’algorithme qui a été employé pour rétablir aussi exactement que possible l’équilibre détruit par le dommage fait figure en quelque sorte de signifiant ? Ne pourrait-on pas soutenir que, relativement au chiffrage de toute une série de chefs de préjudices (qui est un exercice qui tient de la gageure), la réparation algorithmique garantit aux adversaires en conflit qu’ils ont été séparés avec le souci d’une égalité de traitement ? Mieux : que ces derniers n’ont pas été départagés à l’aide d’un ersatz de barémisation (ou pire en application d’un critère « aquadigital » (Quézel-Ambrunaz) ? Que leur conseil, leur contradicteur légitime et leur juge (ternaire) ont été en mesure de parler un même langage (binaire) ?Mais voilà qu’une nouvelle question se pose à la manière d’une matriochka : la réparation algorithmique du dommage corporel ne renfermerait-elle pas un pouvoir heuristique qui ne dit pas son nom ?

Heuristique. –  C’est qu’il faut être passé grand maître dans l’art de la réparation du dommage corporel pour être en mesure de transformer en monnaie aussi utilement que justement les chefs de préjudices corporels. Ce n’est pas une compétence technique dont sont nécessairement doués tous les avocats ni tous les juges tandis que les premiers sont pourtant amenés à porter assistance et conseil en toutes circonstances pendant que les autres sont priés de dire le droit quoi qu’il en soitNote 7. Il n’est pas anodin d’avoir attribué aux tribunaux judiciaires compétence exclusive pour connaître des actions en réparation d’un dommage corporel (COJ, art. L. 211-4-1)…En somme, et c’est le sens de cette première série de considérations, l’élaboration d’un référentiel indicatif d’indemnisation des chefs de préjudices gagnerait à être défendue. C’est une proposition qui a été faite par les rédacteurs de l’avant-projet de réforme du droit de la responsabilité civile à laquelle s’est rangée depuis la ChancellerieNote 8. Datajust en est la manifestation éclatante. Ceci étant, la concorde est loin d’être acquise à ce sujet. Dans une récente proposition de loiNote 9, des sénateurs ont supprimé toute mention à l’étalonnage de la monétisation des chefs de préjudices renseignés. Pour leur part, de nombreux auteurs (théoriciens et praticiens) refusent de croire au miracle de la réparation algorithmique et nous exhortent à ne pas céder à la tentation pour nous délivrer du mal. Ce serait un tort de ne pas les entendre. Car les mathématiques de l’intelligibilité, qui donnent le sentiment à tout un chacun de maîtriser l’évaluation du préjudice corporel sont une chose. Mais nous savons trop que toute chose a son revers. Et, dans le cas particulier, il n’y a qu’un pas entre ces mathématiques-là et les mathématiques qui, sous couvert d’ordonner pour informer, pourraient participer d’un regrettable contrôleNote 10.

2.   La réparation algorithmique du dommage corporel ou les mathématiques de contrôle

Performativité. –  La réparation algorithmique du dommage corporel, qui a le mérite de simplifier la recherche de la vérité, est une tentation à laquelle on peut volontiers succomber. Le chiffrement de la réalité que le droit a participé à façonner est un facilitateur, particulièrement pour les généralistes qui seraient amenés à pratiquer la matière occasionnellement ou bien pour celles et ceux qui seraient entrés en voie de spécialisation. Seulement voilà, la paroi est mince entre faciliter et supplanter. Il n’est pas assez d’écrire qu’un référentiel d’indemnisation des préjudices corporels est indicatif, qu’il ne serait qu’un vade-mecum. Le savoir algorithmique est performatif (voire impératif pour celui qui le pratiquerait sans prudence). Volens nolens, son utilisation finit toujours (de proche en proche) par être mécanique. Le doute méthodique du juriste, qui est la condition sine qua non d’accès à la vérité, est chassé par la certitude scientifique de la machine. « Les héritiers de Pythagore ont en commun de postuler l’existence dans le monde d’une légalité de type numérique, qui se donnerait à voir aussi bien dans le domaine de la cosmologie que dans ceux de la théologie, de la musique, de l’éthique ou du droit »Note 11. Pour dire les choses autrement, le savoir prédictif est normatif.

Normativité. –  Les pôles émetteurs du droit sont à l’image d’un iceberg. Le gros de l’affaire se trouve sous la ligne de flottaison. Il y a les grandes sources du droit qui se donnent facilement à contempler (loi, règlement, jurisprudence). Et puis les petites sources du droit qui ont une égale vocation à influencer le comportement des acteurs juridiques mais qui attirent moins l’attentionNote 12. C’est le cas des documents de portée générale émanant d’une autorité publique tels que les circulaires, instructions, recommandations, notes, présentations ou interprétations du droit positifNote 13. Il s’agirait désormais d’ajouter à cette longue liste les livres blancs (sur l’indemnisation du dommage corporel notamment), les nomenclatures et, last but not least, les algorithmesNote 14. Les praticiens le savent parfaitement. L’expérience de l’évaluation barémisée du dommage subi par la victime prouve trop. Les experts médicaux se départissant mal des gradations de l’atteinte renseignées dans leurs livres de travail (ex. barème du concours médical) le juriste expert pourrait ne pas faire bien mieux à l’heure de monétiser les chefs de préjudices objectivés. En bref, la barémisation, à l’image des formules de convention qui sont du prêt à contracter, éloigne possiblement le juriste de la personnalisation nécessaire des dommages et intérêts compensatoires, du sur-mesure qu’il est pourtant prié de plaider ou bien de négocier. L’aide opportune à la décision pourrait très rapidement prendre les traits d’une assistance fâcheuse à la décision, une décision sous contrôle en quelque sorte. Il n’y a qu’un pas pour que la vérité censée être dite par des hommes et femmes instruits et sachants soit en définitive dite par une machine qui ordonne des 0 et des 1. Et il y a plus fâcheux. L’ère des machines qui réfléchiraient par elles-mêmes n’est pas encore venue. En bref, l’implémentation de la donnée est toujours affaire d’hommes et de femmesNote 15.

Implémentation. –  Il faut très clairement avoir à l’esprit que les informations qui sont renseignées par un système d’information quel qu’il soit (output) sont corrélées aux données qui sont entrées (input) – c’est à tout le moins ce qu’il faut espérer sans quoi il y aurait matière à s’inquiéter plus sérieusement encore. C’est là que réside le biais méthodologique et le risque que représente la réparation algorithmique du dommage corporel. Il importe de toujours rechercher qui a la responsabilité de rentrer la donnée et aux termes de quel protocole. Ce serait commettre une grave erreur de ne pas s’en préoccuper. Car, la puissance performative de ces modèles mathématiques (qui ne sont jamais neutres) est telle qu’elle pourrait pousser ses utilisateurs, à leur corps défendant le plus souvent, au conservatismeNote 16. Non seulement la pertinence de la nomenclature des chefs de préjudices pourrait ne pas être réinterrogée. Mais le quantum des dommages-intérêts statistiquement accordés dans un cas de figure pourrait ne pas être corrigé non plus (à la hausse comme à la baisse du reste).

En conclusion , à la question de savoir si la réparation algorithmique du dommage corporel est de nature à faciliter le travail des sachants ou bien à les supplanter, permettez-moi de douter franchement que la raison mathématique puisse sérieusement gouverner les affaires humaines. C’est que le droit est l’art de concilier deux impératifs antagonistes : la sécurité (pour permettre une prévisibilité suffisante de la solution) et la souplesse (pour permettre son adaptation à l’évolution sociale). Par nature, les normes juridiques allient concepts durs et concepts mous (les standards), lesquels donnent une grande et nécessaire latitude aux juristes et rendent illusoire la mathématisation du droit et, plus particulièrement, la réparation algorithmique du dommage corporel.

Note 1 H. Motulsky, Principes d’une réalisation méthodique du droit privé. La théorie des éléments générateurs des droits subjectifs, préf. P. Roubier : rééd. Dalloz, 2002, p. 47 et s.

Note 2 Cons. const., 16 déc. 1999, n° 99-421 DC, cons. 13.

Note 3 V. sur ce point, A. Supiot, La gouvernance par les nombres : Fayard, 2015, p. 104 et s.

Note 4 V. particulièrement ce qui est écrit dans Éthique à Nicomaque sur la justice de réciprocité proportionnelle – préfiguration de notre justice sociale.

Note 5 Étude présentée dans le cadre du webinaire « État des lieux critiques des outils d’évaluation des préjudices consécutifs à un dommage corporel » (Ch. Quézel-Ambrunaz (dir.) : université de Savoie, déc. 2020).

Note 6 D. Rousseau, Une opinion dissidente en faveur des opinions dissidentes : Cah. Cons. const., n° 8, 2000, p.113. – V. P. Drai, Le délibéré et l’imagination du juge, Mél. R. Perrot : Dalloz, 1996, p. 107, spéc. 118 : « [le juge] ne doit plus se considérer comme satisfait s’il a pu motiver sa décision de façon acceptable. Il lui faut se surpasser et rechercher si cette décision sera tenue pour juste ou, du moins, raisonnable et, en plus, acceptable pour les parties ».

Note 7 V. également B. Mornet, Le référentiel indicatif d’indemnisation du dommage corporel des cours d’appel in Des spécificités de l’indemnisation du dommage corporel : Bruylant, 2017, p. 243.

Note 8 Projet de réforme, 13 mars 2017, art. 1271.

Note 9 Prop.de loi n° 678, 29 juill. 2020.

Note 10 En ce sens, Ph. Baumard, La compromission numérique, nouvelle incrimination principielle ? in Vers de nouvelles humanités, t. 59 :

APD, 2017, p. 237, spéc. p. 241.

Note 11 A. Supiot, La gouvernance par les nombres : Fayard, 2015, p. 106.

Note 12 S. Gerry-Vernière, Les petites sources du droit. À propos des sources étatiques non contraignantes, préf. N. Molfessis : Economica, 2012.

Note 13 À noter que ces documents peuvent être déférés au juge de l’excès de pouvoir lorsqu’ils sont susceptibles d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation d’autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en œuvre : CE, 12 juin 2020, n° 418142 :

JurisData n° 2020-007983 ; RD adm. 2020, comm. 39.

Note 14 V. également J.-B. Prévost, Penser la blessure. Un éclairage philosophique sur la réparation du dommage corporel, préf. Ph. Brun, LGDJ, 2018, p. 138 « normativité seconde ».

Note 15 Pour aller plus loin, S. Mérabet, Vers un droit de l’intelligence artificielle, préf. H. Barbier, vol. 197 : Dalloz, 2020, spéc. p. 191 et s.

Note 16 V. not. en ce sens, Les enjeux de la justice prédictive : JCP G 2017, doctr. 31. – Également en ce sens, J.-M. Sauvé, La justice prédictive (introduction) : Dalloz, 2018, p. 9.

N.B. Article publié à Resp. civ. et assur. mai 2021, étude 7.

Actualité : L’intelligence artificielle, la responsabilité civile et la réparation des dommages (projet de règlement)

Le Groupe de recherche européen sur la responsabilité civile et l’assurance en Europe, qui regroupe de nombreux responsabilistes (universitaires, avocats et magistrats), s’est réuni à la Faculté de droit de l’Université Lyon3 pour son séminaire annuel (oct. 21). Au programme des journées lyonnaises : “La responsabilité civile et l’intelligence artificielle” en général et plus particulièrement “L’intelligence artificielle et la réparation des dommages”. Dans l’attente d’un prolongement éditorial des travaux collectifs, voici quelques considérations analytiques sur les droits français et étrangers interrogés (droits allemand, belge, italien, roumain – espagnol à venir) ainsi que quelques autres développements à visée prospective. J.B.

1.- Intelligence artificielle, réparation des dommages et arbitrage. A la question de savoir quels rapports entretiennent « intelligence artificielle » et « réparation des dommages », deux positions extrêmes semblent se dessiner. Les rapports nationaux sont en ce sens.

La première position, conservatrice et prudente, consiste à défendre que peu importants soient les apports de la technologie à notre affaire, il n’est pas de bonne méthode de faire dire le droit en général et plus particulièrement le droit civil de la responsabilité par une intelligence artificielle. Le droit, mieux la justice (qui est un projet plus grand), est une affaire de femmes et d’hommes instruits, rompus à l’exercice qui, au nom du peuple français, départagent les parties à la cause et ramènent la paix sociale. En somme, c’est d’intelligence originelle partant humaine dont il doit être question.

La seconde position, novatrice mais aventureuse, consiste à soutenir que les facilités promises sont telles que l’algorithmisation du droit de la responsabilité à visée réparatrice est un must have ; que ce serait à se demander même pour quelle raison le travail de modélisation scientifique n’est pas encore abouti.

Tous les rapports nationaux renseignent le doute ou l’hésitation relativement à la question qui nous occupe. Cela étant, en Allemagne et en France, il se pourrait qu’on cédât franchement à la tentation tandis qu’en Belgique, en Italie ou encore en Roumanie, le rubicon ne saurait être résolument franchi à ce jour. Que la technologie ne soit pas au point ou bien que les techniciens ne soient pas d’accord, c’est égal.

Chaque thèse à ses partisans. Et c’est bien naturel. Ceci étant, choisir l’une ou bien l’autre sans procès c’est renoncer d’emblée et aller un peu vite en besogne. Or, celui qui ne doute pas ne peut être certain de rien (loi de Kepler).

2.- Intelligence artificielle, réparation des dommages et doute. Formulée autrement, la question des rapports qu’entretiennent « intelligence artificielle » et « réparation des dommages » invite à se demander si le droit de la responsabilité peut frayer ou non avec la science toute naissante de la liquidation algorithmique des chefs de dommages. Peut-être même s’il le faut.

Ce n’est pas de droit positif dont il s’agit. Ce n’est pas un problème de technique juridique – à tout le moins pas en première intention – qui est ici formulé. Il ne s’agit pas de se demander comment articuler les facilités offertes par la Machine avec les règles de droit processuel. Il ne s’agit pas de se demander quoi faire des résultats proposés par un logiciel relativement au principe substantiel (matriciel) de la réparation intégrale. Il ne s’agit même pas de se demander si l’algorithmisation porterait atteinte à un droit ou liberté fondamentale que la constitution garantit. Les faiseurs de systèmes que nous sommes sauraient trouver un modus operandi. Il me semble que c’est une question plus fondamentale qui est posée dans le cas particulier, une question de philosophie du droit. S’interroger sur les rapports que pourraient entretenir « intelligence artificielle » et « réparation des dommages » ne consiste pas à se demander ce qu’est le droit de la responsabilité civile à l’heure de l’open data mais bien plutôt ce que doit être le droit. C’est encore se demander collectivement ce qui est attendu de celles et ceux qui pratiquent le droit et façonnent à demande ses règles. C’est de science algorithmique et d’art juridique dont il est question en fin de compte. Voilà la tension dialectique qui nous réunit au fond ce matin. Il me semble l’avoir perçue à la lecture de chacun des rapports nationaux.

Pour résumé et se rassurer un peu, rien que de très ordinaire pour nous autres les juristes. Il est demandé d’écrire une histoire, un récit d’anticipation.

3.- Science algorithmique, art juridique et récit d’anticipation. Je ne saurais naturellement procéder in extenso dans ce papier (si tant est que j’en sois capable). Aussi, permettez-moi de me limiter à poser quelques jalons avant que nous ne débattions et qu’à la fin (il faut l’espérer) nous puissions y voir plus clair.

Le récit d’anticipation que je m’apprête à vous faire, d’autres s’y sont attelés bien avant moi. En 1956, un romancier américain décrit un monde dans lequel un système prédictif est capable de désigner des criminels en puissance sur le point de commettre une infraction. Stoppés in extremis dans leur projet respectif, ils sont jugés sur le champ et écroués. Spielberg adaptera cette nouvelle en 2002. Minority report était créé. Il y sera question de prédiction mathématique, de justice algorithmisée et d’erreur judiciaire. C’est que, aussi ingénieux soit le système, il renfermait une faille. Nous y reviendrons. Plus récemment, et ce n’est pas de fiction dont il s’agit, une firme – Cambridge analytica – s’est aventurée à renseigner à l’aide d’un algorithme, alimenté de données personnelles extraites à la volée de comptes Facebook de dizaines de millions d’internautes, les soutiens d’un candidat à la magistrature suprême américaine. Ce faisant, l’équipe de campagne était en mesure de commander des contenus ciblés sur les réseaux sociaux pour orienter les votes.

Que nous apprennent ces deux premières illustrations. Eh bien qu’il y a matière à douter sérieusement qu’une intelligence artificielle puisse gouverner les affaires des hommes. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas d’écarter l’hypothèse de travail d’un revers de main mais de s’interroger méthodiquement sur ses vices et vertus.

Preuve s’il en était besoin que les nombres n’ont pas forcément le pouvoir ordonnateur qu’on leur prête depuis Pythagore. Or (c’est ce qui doit retenir l’attention) s’il existe au moins deux façons de faire quelque chose et qu’au moins l’une de ces façons peut entraîner une catastrophe, il se trouvera forcément quelqu’un quelque part pour emprunter cette voie (loi de Murphy).

4.- Pouvoir ordonnateur des nombres, loi de Murphy et principe de réalité. Le risque étant connu, peu important que sa réalisation soit incertaine, nous devrions par voie de conséquence nous garder (à tout le moins en première intention) de prier qu’une pareille intelligence réparât les dommages de quelque nature qu’ils soient. Ceci étant, et relativement à la méthode proposée, doutons méthodiquement (loi de Descartes) soit qu’il s’agisse, après mûre réflexion, de renforcer les résolutions des opposants à l’algorithmisation de la responsabilité civile, soit (et à l’inverse) qu’il s’agisse de soutenir les solutions des zélateurs du droit 2.0.

Car autant le dire tout de suite avec les rapporteurs nationaux, si la question des rapports qu’entretiennent « intelligence artificielle » et « réparation des dommages » se pose c’est que les outils de modélisation scientifique ne sont pas une vue de l’esprit. Les instruments d’aide à la décision médicale ou bien encore à la chirurgie (ex. le diagnostic algorithmique et, plus ambitieux encore le Health data hub[2]) sont le quotidien des professionnels de santé tandis que les outils d’aide à la décision judiciaire font florès. Des juges américains, sur le point d’accorder une libération sous caution, sont ainsi aider par un logiciel qui évalue le risque de défaut de comparution de l’intéressé (Compas). Tandis que de côté-ci de l’Atlantique des firmes proposent des systèmes d’aide à la décision juridique ou judiciaire supplantant (bien que ce ne soit pas la vocation affichée des legaltech) les quelques expériences de barémisation indicative bien connus des spécialistes de la réparation du dommage corporel.

Nous reviendrons bien entendu sur les tentatives de réparation algorithmique des dommages qu’on ne manquera pas d’évaluer (II). Mais pour commencer, il m’a semblé nécessaire que nous nous arrêtions sur la tentation de la réparation algorithmique des dommages (I).

I.- La tentation de la réparation algorithmique des dommages

La réparation algorithmique des dommages est tentante pour de bonnes raisons qui tiennent plus particulièrement, d’une part, à la faisabilité technique qui est proposée (A) et, d’autre part, aux facilités juridiques qui sont inférées (B).

A.- Faisabilité technique

La faisabilité technique à laquelle on peut songer est à double détente. C’est d’abord une histoire de droit (1) avant d’être ensuite une affaire de nombres (2).

1.- Histoire de droit

5.- Règle de droit, structuration binaire et révélation mathématique. Le droit aspire à l’algorithmisation car la structuration de la règle est binaire et sa révélation mathématique (ou presque).

La structuration de la règle juridique ressemble à s’y méprendre au langage des microprocesseurs des ordinateurs, au code qui est utilisé dans les technologies de l’information et de la communication. La règle est écrite de façon binaire : si/alors, qualification juridique/régime, conditions/effets, principe/exception. Le législateur et l’ingénieur parle donc le même langage…enfin c’est ce dont ces derniers sont convaincus.

Quant à la révélation de la règle applicable aux faits de l’espèce, elle suppose de suivre une démarche logique, pour ne pas dire mathématique. Car le droit ne saurait être bien dit sans une pensée rationnelle, la formulation discursive des vérités, sans rigueur ni exactitude. En bref, l’hypothèse de la réparation algorithmique des dommages est plutôt familière au juriste. Pour preuve : le droit et ses méthodes d’exploration et de résolution des problèmes (qui sont des algorithmes en définitive) sont un puissant vecteur de correction de la réalité. Une personne est victime du comportement dommageable d’un individu (le donné) ? Juridiquement, cette dernière est titulaire d’un droit subjectif au paiement d’un contingent de dommages et intérêts compensatoires (le construit). Appréhendés en droit, les faits de l’espèce (la réalité) sont en quelque sorte ré-encodés.

En bref, les juristes sont invariablement des faiseurs de systèmes techniques et d’algorithmiques.

On ne s’étonnera donc pas que le droit et ses artisans aient vocation à être (r)attrapés par la science et ses industriels qui se jouent des nombres et font des affaires.

2.- Affaire de nombres

6.- Digitalisation et données. Les rapports français et belge montrent plus particulièrement combien la croissance du volume de données disponibles sous forme numérique est exponentielle.

Par voie de conséquence, il existe désormais beaucoup de matière pour nourrir un algorithme quelconque, lui permettre de simuler un phénomène, une situation à l’aune des données qui auront été implémentées dans un programme informatique (qui est appelé « code »). Il est à noter au passage une différence notable entre les pays interrogés dans nos journées lyonnaises. Si les juristes italiens et roumains pratiquent autrement moins l’algorithmisation des règles de la réparation des dommages que leurs homologues allemands, et français, c’est très précisément parce que la digitalisation des décisions de justice est moins avancée à ce jour.

Il est remarquable qu’en France des millions de données juridiques aient été mises à disposition pour une réutilisation gratuite[3] par le service public de la diffusion du droit en ligne – Legifrance pratique l’open data. Ce n’est pas tout. Depuis quelques semaines à présent, toutes les décisions rendues par la Cour de cassation française sont aussi en open data. Il devrait en être de même au printemps 2022 des décisions des cours d’appel (hors matière pénale)[4]. Même chose du côté du Conseil d’État français. Quant à la digitalisation des décisions judiciaires rendues par les juridictions belges, le cadre normatif a été inventé par le législateur constitutionnel – l’obstacle juridique est donc levé. Par comparaison, la Roumanie n’est encore qu’au stade de la consultation.

La tentation de l’algorithmisation est donc grande car c’est tout à fait faisable techniquement, tout particulièrement en France qui se singularise très nettement dans le concert des droits nationaux continentaux interrogés. Mais il y a d’autres raisons qui président à l’algorithmisation sous étude : ce sont les facilités juridiques qui sont proposées par l’intelligence artificielle.

B.- Facilités juridiques

7.- Egalite, intelligibilité et acceptabilité. Au titre des facilités qu’on peut inférer juridiquement parlant des algorithmes à visée réparatoire, on doit pouvoir compter une intelligibilité améliorée des règles applicables à la cause partant une égalité nominale des personnes intéressées et une acceptabilité possiblement renforcées du sort réservé en droit à la victime.

Il faut bien voir que les règles qui gouvernent la réparation des dommages, et plus particulièrement les atteintes à l’intégrité physique, ne sont pas d’un maniement aisé. La monétisation de toute une série de chefs de dommages tant patrimoniaux (futurs) qu’extrapatrimoniaux suppose acquise une compétence technique pointue. Un étalonnage mathématisé présenterait entre autres avantages de prévenir une asymétrie éventuelle d’information en plaçant toutes les personnes sur un pied d’égalité (à tout le moins nominale) à savoir les victimes, leurs conseils, leurs contradicteurs légitimes et leurs juges.

Au fond, et ce strict point de vue, la réparation algorithmique des dommages participe d’une politique publique d’aide à l’accès au droit qui ne dit pas son nom. La notice du décret n° 2020- 356 du 27 mars 2020 Datajust élaborant un référentiel indicatif d’indemnisation des dommages corporels est en ce sens.

C’est encore dans le cas particulier l’acceptabilité de la décision qui se joue possiblement C’est que le statut de celui ou celle qui a procédé à l’indemnisation est nécessaire pour conférer son autorité à l’énoncé mais pas suffisant. Toutes les fois que le dommage subi est irréversible, que le retour au statu quo ante est proprement illusoire (et c’est très précisément le cas en droit de la réparation d’un certain nombre de chefs de dommages corporels) on peut inférer de l’algorithmisation de la réparation des dommages une prévention contre le sentiment d’arbitraire que la personne en charge de la liquidation des chefs de préjudice a pu faire naître dans l’esprit de la victime.

Voilà une première série de considérations qui participe de la tentation de la réparation algorithmique des dommages. Puisque selon la loi de Casanova, la meilleure façon d’y résister est d’y succomber, je vous propose de braquer à présent le projecteur sur les tentatives de réparation algorithmique des dommages.

2.- Les tentatives de réparation algorithmique des dommages

8.- Opérateurs privés vs administration publique. Les tentatives de réparation algorithmique des dommages sont relativement nombreuses et plutôt récentes, à tout le moins en France car, une fois encore, et à ce jour, le recours à l’intelligence artificielle est plus anecdotique, réduit (en comparaison avec la France) – un état basal ou élémentaire – dans les autres droits internes sous étude.

Ces tentatives sont des plus intéressantes en ce sens qu’elles ont eu notamment pour objet et/ou effet de parachever un travail polymorphe entamé il y a plusieurs années à présent et accompli tous azimuts qui est fait (pour ne prendre que quelques exemples saillants rappelés par les rapporteurs nationaux) d’articles de doctrine renseignant les pratiques indemnitaires des tribunaux et des cours d’appel, de barèmes plus ou moins officiels, de guides ou vade-mecum, de nomenclatures et de référentiels, etc. Les juristes belges et français les pratiquent volontiers pendant qu’avocats et juges ne manquent pas de rappeler que ces outils d’aide à la décision ne sauraient jamais être contraignants : principe de la réparation intégrale obligerait…

Depuis lors, se sont positionnées sur le segment de marché de la digitalisation de la justice, de l’algorithmisation de la réparation des dommages, de nouveaux opérateurs – plus ou moins capés à en croire les rapporteurs – privés (not. Allemagne : Actineo / Belgique : Grille corpus, Repair, Jaumain / France : Case law analytics, Predictice, Juridata analytics) et public (France : Datajust / Italie : legal analytics for italian law).

Une analyse critique de l’offre de services en termes d’intelligence artificielle ainsi formulées par les legaltech sera faite d’abord (A). Un essai à visée plus prospective sera proposé ensuite (B).

A.- Analyse critique

9.- Biais de raisonnement. L’analyse critique de l’algorithmisation de la réparation des dommages que je vous propose d’esquisser (en portant la voix des rapporteurs nationaux) consiste à identifier quelques biais de raisonnement induits par l’intelligence artificielle et dont il importe qu’on se garde à tout prix. Je me suis demandé en préparant ce rapport de synthèse si ce n’était pas la crainte d’échouer dans cette entreprise d’évaluation critique et de contrôle systématique qui faisait douter qu’il faille pousser plus loin l’expérience.

Le problème de fond me semble tenir au fait qu’un esprit mal avisé pourrait se convaincre qu’une suggestion algorithmique dite par une machine serait équipollente à la vérité juridique recherchée par un homme ou une femme de l’art.

L’embêtant dans cette affaire tient plus concrètement d’abord à la performativité du code (1) et à l’opacité de l’algorithme (2).

1.- Performativité du code

10.- Suggestion algorithmique vs vérité juridique. La réparation algorithmique des dommages a un mérite : elle simplifie la recherche de la vérité, plus encore pour celles et ceux qui ne pratiqueraient la matière qu’occasionnellement ou bien qui seraient tout juste entrés en voie de spécialisation. Seulement voilà : la paroi est mince entre facilitation et supplantation. Il n’est pas assez d’écrire qu’un référentiel d’indemnisation est indicatif, qu’il ne serait jamais être rangé dans les normes de droit dur. Le savoir algorithmique est performatif (voire impératif pour celui qui le pratiquerait sans prudence) et ce pour plein de raisons (recherche du temps perdu not.). Volens nolens, son utilisation finit toujours (de proche en proche) par être mécanique. Alors, le doute méthodique du juriste, qui est la condition sine qua non pour accéder à la vérité, est chassé par la certitude scientifique apparente de la machine. Pour le dire autrement, le savoir prédictif est normatif. Et il n’y a qu’un pas pour que la vérité censée être dite par des femmes et des hommes instruits et sachants soit en définitive dite par une machine qui ordonne des 0 et des 1. C’est le delta qui existe si vous voulez entre les mathématiques de l’intelligibilité et les mathématiques que j’ai appelées ailleurs de contrôle (v. art. JB in Responsabilité et assurance, LexisNexis, 2021.)

11.- Rien de bien grave nous dira peut-être le rapporteur allemand toutes les fois (à tout le moins) qu’il ne s’agit que de réparer des dommages de masse de faible valeur, l’automatisation est pertinente (v. par ex. l’Estonie qui pourrait avoir initié le juge-robot pour les petites affaires de – 5.000 euros). Il reste que, dans tous les cas de figure, la suggestion algorithmique est le fruit de l’apprentissage de données tirées du passé. Au mieux, le code informatique peut dire ce qui est mais certainement pas (à tout le moins pas encore) ce qui doit être. C’est que l’intelligence artificielle que nous pratiquons (qu’il est d’usage de qualifiée de faible) n’est pas encore capable de le faire. Alors, et cela pourrait prêter à sourire, aussi moderne soit ce code informatique là, il est porteur d’une obsolescence intrinsèque qu’on fait mine de ne pas voir. Que la binarité soit un trait caractéristique de la structuration de la règle de droit et que, par voie de conséquence, la modélisation mathématique soit séduisante est une chose. Il reste que dire le droit et rendre la justice impliquent la recherche d’un équilibre entre des intérêts concurrents dont le tiers-juge est le garant (en dernière intention). Droit et justice ne sont pas synonyme. Si la règle juridique aspire à la binarité, sa mise en œuvre se recommande d’un ternaire…En bref, on ne saurait jamais se passer d’un tiers neutre même pas dans une start’up nation.

Qu’il soit juridique ou algorithmique, un code se discute. Seulement pour que chacun puisse se voir juridiquement et équitablement attribuer ce qui lui est dû, il importe de lever l’opacité de l’algorithme.

2.- Opacité de l’algorithme

12.- Le code 2.0 doit retenir l’attention de tout un chacun. Aussi puissants soient les calculateurs, et peu important que l’algorithme soit programmé pour apprendre, les machines ne sont encore que le produit de la science humaine, la donnée est encore l’affaire de femmes et d’hommes. Ce n’est pas le moindre des biais méthodologiques. Il a ceci de commun avec celui qu’on vient de décrire qu’il est trompeur.

13.- Biais méthodologiques. Les résultats qui sont renseignés par un système d’information (output) sont toujours corrélés aux données qui ont été collectées puis entrées (input). De quoi parle-t-on. Eh bien de jugement de valeurs dans tous les sens du terme (juridique et technologique). Or un juge quel qu’il soit a une obligation : celle de motiver sa décision (art. 455 cpc). Et ce pour de justes et utiles raisons que nous connaissons bien : prévention de l’arbitraire et condition du contrôle de légalité. Quand on sait la puissance performative de la modélisation mathématique, ce serait commettre une erreur de ne pas rechercher à lever l’opacité algorithmique qui est bien connue des faiseurs de systèmes d’informations.

14.- Clef de voûte. La transparence en la matière est la clef de voute. L’édification mathématique ne saurait valablement prospérer sans que la méthode analytique des décisions sélectionnées aux fins d’apprentissage de l’algorithme n’ait été explicitée, sans que la sélection des décisions de justice voire des transactions n’ait été présentée, sans que la qualité et le nombre des personnes qui ont procédé n’aient été renseignés. Seulement voilà, et ce que je veux vous dire n’augure rien de très bon : le code informatique est un secret industriel protégé en tant que tel que les legaltech, qui sont en concurrence, n’ont aucun intérêt à révéler. Les initiatives publiques doivent donc être impérativement soutenues. L’accessibilité doit être garantie. En bref, Datajust, qui est un référentiel public relatif à l’indemnisation des victimes de dommages corporels, est la voie à suivre. Encore qu’il ne satisfasse pas complètement aux conditions de praticabilité et de démocratisation attendus. Et que, partant, sa performativité soit possiblement trop grande. Possiblement car l’essai n’a pas été encore transformée en raison des doutes que le décret a suscité.

Doutes que je souhaiterais aborder à présent dans un essai prospectif pour lister quelques conditions qui me semble devoir être satisfaites pour qu’ils soient levés.

B.- Essai prospectif

15.- Algorithmisation et open data. À titre de remarque liminaire, il faut dire (qu’on la redoute ou non) que l’algorithmisation de la réparation des dommages ne sauraient prospérer sans que, au préalable, de la donnée soit mise à la disposition du public et des opérateurs. Or, l’open data n’est pas aussi répandu qu’on veut bien l’imaginer. En France, je l’ai dit tout à l’heure, nous y sommes presque. En l’état, le compte n’y pas tout à fait encore. Ailleurs, la donnée est la propriété presque exclusive de firmes privées qui monnayent un accès amélioré aux décisions de justice sélectionnées par elles-mêmes (Belgique) ou bien la donnée ne peut tout bonnement pas être partagée (Italie).

Une fois cette condition remplie, l’algorithme est en mesure de travailler. Pour s’assurer que le travail soit bien fait, il importerait qu’on s’entende sur quelques spécifications techniques et politiques. C’est sur ces dernières que je souhaiterais conclure.

16.- Régulation. En l’état, les systèmes d’information ne sont pas régulés du tout. On se souviendra qu’il aura fallu une exploitation abusive et sans précédent des données personnelles par les Gafam pour qu’on se décide à élaborer un règlement général sur la protection desdites données. Seulement, et sans préjudice des dommages causés aux personnes concernées, il n’est pas ou plus question ici de l’accaparement de données par quelques firmes de marchands. L’affaire est d’un tout autre calibre. C’est d’assistance à la décision juridique ou judiciaire dont il est question. Que la justice ne soit plus tout à fait une fonction régalienne de l’État, admettons. Mais les responsabilistes ne sauraient prêter leur concours sans aucune prévention à l’utilisation de l’intelligence artificielle dans la réparation des dommages. Pour le dire autrement, une gouvernance technique et scientifique me semble devoir être mise en place. Cette exigence est présente dans les rapports tout particulièrement dans le rapport belge.

17.- Règlementation. Le 21 avril 2021 a été diffusé une proposition de règlement établissant des règles harmonisées concernant l’intelligence artificielle dans laquelle les IA sont distinguées selon le risque qu’elles font courir. Et des intelligences artificielles, destinées à suggérer le droit pour faire bref, d’être qualifiées de systèmes à haut risque. La belle affaire. On est encore loin du compte.

En résumé, le code doit être connu de ses utilisateurs, les données primitives exploitées par l’algorithme doivent être indexées, une révision des contenus doit être programmée, des évaluations et crash-test doivent être faits. Et je suis loin d’épuiser les conditions qu’il s’agirait qu’on respectât pour bien faire.

18.- En conclusion et parce que je suis intimement convaincu qu’on ne stoppera pas le mouvement d’algorithmisation de la réparation des dommages, permettez-moi de formuler cette question un tantinet provocante et qui transparaît des rapports nationaux : veut-on que du droit soit suggéré par des algorithmes (privés) faiseurs de loi ou bien plutôt du droit dit par un législateur faiseur d’algorithmes (publics) ?


[1] Un style parlé a été employé dans cette version provisoire.

[2] https://www.health-data-hub.fr/

[3] Arr. du 24 juin 2014 relatif à la gratuité de la réutilisation des bases de données juridiques de la direction de l’information légale et administrative.

[4][4] https://www.courdecassation.fr/la-cour-de-cassation/demain/lopen-data-des-decisions-judiciaires

DataJust, l’aide à la décision et l’indemnisation du dommage corporel

La crise sanitaire absolument inédite est l’occasion d’une activité normative assurément inouïe. Le législateur s’étant résigné à habiliter le Gouvernement à adopter toutes les mesures d’urgence pour faire face aux conséquences de l’épidémie de Covid-19 (loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, la livraison quotidienne du Journal officiel donne à contempler un nombre d’ordonnances (entre autres textes) sans précédent… Le temps viendra de remettre sur l’ouvrage cette production de normes tous azimuts et exorbitantes dont l’écriture d’un certain nombre d’entre elles prête inévitablement le flanc à la critique (l’article 4 de l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 relatif à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire et à l’adaptation des procédures pendant cette même période est un exemple typique. Pour preuve : l’encre de ce dernier texte à peine sèche, il a fallu le réécrire -ordonnance n° 2020-427 du 15 avril 2020 portant diverses dispositions en matière de délais pour faire face à l’épidémie de covid-19.

Un texte du ministère de la Justice retient plus volontiers l’attention. Il s’agit du décret n° 2020-356 du 27 mars 2020 portant création d’un traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé « DataJust », publié au Journal officiel le 29 mars 2020. A la lecture de sa notice, tout paraît être dit : « DataJust » a, notamment, « pour finalité le développement d’un algorithme destiné à permettre […] l’élaboration d’un référentiel indicatif d’indemnisation des préjudices corporels, l’information des parties et l’aide à l’évaluation du montant de l’indemnisation à laquelle les victimes peuvent prétendre afin de favoriser un règlement amiable des litiges, ainsi que l’information ou la documentation des juges appelés à statuer sur des demandes d’indemnisation des préjudices corporels ».

Réflexion faite, tout n’a certainement pas été dit. Il n’est jamais de norme neutre aussi prétendument inspiratoire soit-elle.

1 – D’abord, et politiquement, il n’est pas dit que l’élaboration d’un référentiel indicatif d’indemnisation des préjudices corporels est une pièce d’un ensemble, autrement plus grand, à savoir : la réforme du droit de la responsabilité civile. C’est pourtant le cas. Depuis près de quinze années, professeurs et magistrats planchent sur l’écriture d’un droit de synthèse renouvelé (voy. not., P. Catala, ss. dir., Avant-projet de réforme du droit des obligations et de la prescription, 22 septembre 2005 ; F. Terré, ss. dir., Pour une réforme du droit de la responsabilité civile, Dalloz, 2011 ; J.-Cl. Bizot, ss. dir., Groupe de travail sur le projet intitulé Pour une réforme du droit de la responsabilité civile, Cour de cassation, février 2012). Pour sa part, la Chancellerie s’est faite fort d’écrire un projet de loi portant réforme de la responsabilité civile. Présenté le 13 mars 2017, ce dernier a, d’ailleurs, fait l’objet d’une consultation à laquelle ont répondu de nombreux professeurs de droit et acteurs du monde économique.

Tous ces savants corpus ont pour point commun de renfermer des règles particulières à la réparation de certaines catégories de dommages. Pour le dire autrement, il s’est avéré que la compensation des préjudices résultant d’une atteinte à l’intégrité physique supposait qu’on prescrivît des règles spéciales. Ceci étant, il a toujours été bien su que ces dernières, exorbitantes certes, n’en n’étaient pas moins une pierre d’un édifice autrement plus complexe à visée universelle. La responsabilité civile est, en effet, un « ultimum subsidium » (Ph. le Tourneau (dir.), Droit de la responsabilité et des contrats. Régimes d’indemnisation, « Dalloz Action », 2018-19, n° 01031), « un remède universel aux lacunes du droit et aux défaillances du législateur » (idid.). En édifiant le système de responsabilité, les rédacteurs du Code civil ont eu « la conviction que ce principe (de portée générale) répondait à une exigence permanente de justice, valable pour toute société humaine » (G. Viney, Traité de droit civil, introduction à la responsabilité, 4ème éd., LGDJ, 2019, n° 14). C’est pour cette raison (entre autres) qu’alors que le Gouvernement était autorisé à réformer le droit des contrats par voie d’ordonnance, le législateur n’entendit pas le laisser réécrire seul le droit de la responsabilité civile. Le rapport au président de la République relatif à l’ordonnance n° 2016-131 du 16 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations l’atteste : « La réforme de la responsabilité civile […] fera l’objet d’un projet de loi ultérieur qui sera débattu devant le Parlement, en raison des enjeux politiques et sociaux qui sont liés à ce domaine du droit ».

Aucun ministère ne saurait, donc, valablement réformer la matière et encore moins par bribes. Seulement voilà, la tentation était trop grande. Le normateur a cédé pour le meilleur (l’intention n’est pas sujette à caution) et pour le pire (la réalisation n’est pas exempte de critiques). Le décret précité reprend (presque) mot à mot un (seul) article du projet de loi de mars 2017 -l’article 1270-. Ce dernier article disposait « Un décret en Conseil d’État fixe les postes de préjudices extrapatrimoniaux (c’est là une différence remarquable avec le texte commenté qui ne se limite pas à cette catégorie de préjudices) qui peuvent être évalués selon un référentiel indicatif d’indemnisation, dont il détermine les modalités d’élaboration et de publication. Ce référentiel est réévalué tous les trois ans en fonction de l’évolution de la moyenne des indemnités accordées par les juridictions. A cette fin, une base de données rassemble, sous le contrôle de l’État et dans des conditions définies par décret en Conseil d’État, les décisions définitives rendues par les cours d’appel en matière d’indemnisation du dommage corporel des victimes d’un accident de la circulation ».

On saluera la cohérence politique : la réforme du droit des obligations ayant été faite façon puzzle (le droit commun des contrats sans le droit commun de la responsabilité), la réforme du droit de la responsabilité extracontractuelle est à présent entamée pièce par pièce (une règle particulière à la réparation du dommage corporel sans le reste des règles spéciales ni aucune des règles communes). On regrettera, toutefois, le désordre juridique qui ne manquera pas de se manifester et que les juristes s’échineront des années durant à résoudre. C’est que le droit des obligations est un système logique dans lequel tout se tient. Reformer ainsi la matière (ou entamer le travail de rénovation) c’est faire bien peu de cas des tenants et aboutissants du droit civil de la responsabilité et du droit de la réparation du dommage corporel.

2.- Ensuite, et fondamentalement, il n’est pas dit qu’un référentiel d’indemnisation (quand bien même serait-il indicatif) avait invariablement un caractère performatif. Il est bien su, et les praticiens le déplorent, qu’aussi indicatives que soient prétendument les données d’un référentiel, elles finissent toujours par être exploitées de proche en proche mécaniquement. C’est l’une des raisons de la franche opposition des praticiens de la réparation du dommage corporel. Ceci étant, on peut soutenir qu’à tout prendre, l’élaboration d’un référentiel indicatif d’indemnisation aux fins d’évaluation des chefs de préjudices extrapatrimoniaux entre autres n’est pas une mauvaise chose en soi. C’est qu’il n’y a aucune espèce d’équivalent envisageable dans le cas particulier. Et, dans la mesure où l’évaluation de la réparation des préjudices non économiques est nécessairement arbitraire, on ne saurait garantir aux victimes une égalité de traitement (voy. not. en ce sens, J. Bourdoiseau, De la réparation intégrale du dommage corporel in Des spécificités de l’indemnisation du dommage corporel, Bruylant, 2017, pp. 63 et s. ; S. PorchySimon, L’évaluation des préjudices par les acteurs de la réparation, RDSS, 2019, 1025). De ce strict point de vue, la réforme participe à l’instauration d’une certaine égalité (voy. encore les arts. 1269 et 1270 du projet de réforme). La demande en justice et l’offre d’indemnisation pourront passer pour moins fantaisistes tandis que la décision du juge pourra sembler moins discrétionnaire (encore qu’il soit tenu par le principe dispositif). C’est qu’un tel référentiel supposera expliquée la raison pour laquelle la victime se verra allouer plus ou moins de dommages et intérêts en comparaison avec ce qui est ordinairement accordé dans une situation approchante. Que l’on se rassure : le juriste n’est pas un géomètre condamné par le droit de la réparation du dommage corporel à l’application servile d’un quelconque théorème. A noter encore, et ce n’est pas le moindre des avantages escomptés, qu’on devrait observer une minoration de la variance du risque de responsabilité et, partant, une réduction théorique des primes et cotisations d’assurance.

3.- Enfin, et techniquement, il n’est pas dit que ledit référentiel dépassait notablement les propositions qui ont été faites dans un passé récent. Tout à fait consciente des fortes oppositions que pouvait susciter l’édiction d’un référentiel, la Chancellerie avait, très opportunément, limité le domaine dudit référentiel aux seuls chefs de préjudices extrapatrimoniaux. Car, c’était pour l’essentiel ces derniers dont l’évaluation monétaire était rendue des plus difficiles. Le changement de braquet est notable : tous les chefs de préjudice corporel sont à présent concernés. Ceci étant, la normalisation de la réparation du dommage corporel est un vieux projet du législateur (Ass. nat., prop. loi visant à améliorer l’indemnisation des victimes de dommages corporels à la suite d’un accident de la circulation, n° 2055 déposée le 5 novembre 2009). Répandue en droit comparé (F. Leduc, Ph. Pierre, ss. dir., La réparation intégrale en Europe. Études comparatives des droits nationaux, Larcier, 2012, pp. 97 et s.), elle est d’ailleurs pratiquée en France de manière informelle mais habituelle.

Il n’a pas été dit non plus -ce que le projet de loi précité contenait très logiquement (art. 1269. voy. encore l’art. 1262, al. 3) et ce qui suscite les plus grandes réserves quant à l’initiative du Gouvernement-, qu’il eut été nécessaire de consacrer une nomenclature des préjudices corporels. Comprenons bien. Le ministère s’est appliqué à élaborer un référentiel d’indemnisation des préjudices corporels sans, au préalable, avoir listés ces derniers. C’est des plus regrettables car on n’a de cesse de dénoncer les flottements notionnels et toutes les conséquences inférées (voy. not. en ce sens, S. Porchy-Simon, Plaidoyer pour une construction rationnelle du droit du dommage corporel, D., 2011. 2742 ; A. Guégan, Pitié pour l’incidence professionnelle et les (très) jeunes victimes, Gaz. pal., n° 19, mai 2019 ; Ch. Quézel-Ambrunaz, Préjudice d’affection et deuil pathologique : illustration de la perfectibilité de la nomenclature des postes de préjudice, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02264964). Surtout, et c’est ce qui doit retenir plus encore l’attention, rien n’est dit des incidences que pourrait avoir la communication aux juges d’un référentiel qui intègre les évaluations proposées dans le cadre de procédures de règlement amiable des litiges (décret n° 2020-356 du 27 mars 2020, art. 1, al. 2). Ces dernières sont d’ordinaire moindres que les dommages et intérêts alloués par les juridictions. Or, les données qui seront sorties par « Datajust » seront nécessairement corrélées aux données entrées dans le système d’information. Si les offres transactionnelles sont purement et simplement implémentées (décret n° 2020-356 du 27 mars 2020, art. 1, al. 2), alors le référentiel indicatif d’indemnisation renseignera des montants de dommages et intérêts possiblement minorés. C’est un des biais méthodologiques majeurs qu’il faut garder à l’esprit.

Dans une délibération n° 2020-002 du 9 janvier 2020, la CNIL s’est prononcée sur le développement, pour une durée de deux ans, d’un dispositif algorithmique permettant de recenser, par type de préjudice, les montants demandés et offerts par les parties (c’est nous qui soulignons) à un litige ainsi que les montants alloués aux victimes en indemnisation de leur dommage corporel dans les décisions de justice rendues en appel par les juridictions administratives et les formations civiles des juridictions judiciaires. On apprend que le traitement projeté sera réalisé à partir de la collecte des décisions d’appel relatives à l’indemnisation des préjudices corporels des trois dernières années (2017, 2018 et 2019) présentes dans les bases de données de la Cour de cassation (« JuriCA ») et du Conseil d’Etat (« Ariane »). Seulement, rien n’est dit relativement à la source desdits montants offerts par les régleurs. Rien n’est dit non plus quant à leur implémentation concrète. On comprend, à la lecture de la délibération de la Commission, que seuls les agents du bureau des obligations de la Chancellerie auront connaissance du référentiel et ce, tout le temps que durera le développement de l’algorithme ; que le référentiel ne sera communiqué au public que chose faite. En bref, ledit référentiel sera donc passé sous les fourches caudines du pouvoir exécutif avant d’avoir été communiqué à l’autorité judiciaire. C’est un deuxième biais qui donne à penser. Pour mémoire, des millions d’euros d’indemnités sont accordés chaque année via les nombreux dispositifs socialisés de compensation des dommages corporels qui relèvent peu ou prou d’une tutelle ministérielle. En conclusion, que l’intention soit louable en ce sens qu’un référentiel servira, sans aucun doute, « l’information ou la documentation des juges appelés à statuer sur des demandes d’indemnisation des préjudices corporels » (décret n° 2020356 du 27 mars 2020, art. 1, 4°), cela ne prête pas à discussion. En revanche, c’est sa réalisation qui est, en l’état, contestable.

Le Sénat s’est résolu à supprimer le dispositif. La proposition de la loi portant réforme de la responsabilité civile qui a été déposée sur le bureau de la présidence de la haute assemblée le 29 juillet 2020 (n° 678) ne dit plus un mot sur le dispositif (à la différence du projet de loi communiqué par le Gouvernement). C’est aller un peu vite en besogne. DataJust gagnerait à être amélioré. Il y aurait un grand profit à tirer, au vu de la réforme de la procédure d’appel en matière civile, à ce que les données extraites des décisions de justice rendues en première instance par les tribunaux judiciaires, qui ont désormais une compétence d’exception dans la réparation du dommage corporel (COJ, art. L. 211-4-1), soient implémentées. Le dispositif pourrait encore être autrement mieux sécurisé si la définition des catégories de données et informations relatives aux préjudices subis était confiée à un comité de sages…

Art. publié par JB sur Lexbase n° 821 du 23 avr. 2020