Dans l’économie du contrat d’assurance, l’exclusion n’est pas une marge : c’est l’un des lieux où se joue la traduction juridique de l’incertitude. Assurer, c’est promettre une prise en charge d’un aléa — mais c’est aussi encadrer l’aléa par la délimitation et par l’exclusion. À la périphérie, les exclusions légales (guerre et émeutes : C. assur., art. L.121-8 ; terrorisme : art. L.126-1 et L.126-2 ; suicide en période probatoire : art. L.132-7 ; meurtre du bénéficiaire : art. L.132-24) sont l’expression d’une politique du risque, d’ordre public, qui soustrait certaines hypothèses à la liberté des parties. Au cœur du contrat, les exclusions conventionnelles relèvent, elles, de la liberté contractuelle : l’assureur propose, l’assuré adhère. Mais cette liberté n’est pas un pouvoir discrétionnaire ; elle est civilisée par la forme et par la mesure.
Deux bornes cardinales en fixent la morale et la technique. La première, textuelle, commande que l’exclusion soit “formelle et limitée” (C. assur., art. L.113-1, al. 1) : elle doit être intelligible, précise, non équivoque, de sorte que l’assuré sache exactement dans quels cas il n’est pas garanti. La seconde, matérielle, exige qu’elle soit “mentionnée en caractères très apparents” (art. L.112-4) : la visibilité typographique devient ici un instrument de loyauté contractuelle. Cette double exigence, la Cour de cassation l’a élevée au rang de loi de police applicable même à des polices régies par une loi étrangère produisant effet en France (Cass. 2e civ., 15 juin 2023, n° 21-20.538). L’exclusion n’est donc valide qu’autant qu’elle dit clairement ce qu’elle retranche et qu’elle le montre.
À ce titre, la jurisprudence n’oppose pas liberté et contrôle : elle les articule. Elle admet, au nom de la cohérence économique du contrat, des clauses qui laissent une garantie non dérisoire, telles celles validées dans le contentieux des pertes d’exploitation COVID-19 (AXA) — exclusions jugées “formelles et limitées” parce qu’elles n’éviscéraient pas la garantie de fermeture administrative (Cass. 2e civ., 1er déc. 2022, n° 21-15.392, et s). Mais elle refuse les exclusions ambiguës qui exigeraient une réécriture judiciaire : ainsi, une clause rendue incertaine par un mésusage de la conjonction “lorsque” a été tenue pour non formelle, donc inopposable (Cass. 2e civ., 25 janv. 2024, n° 22-14.739). Et, sur le terrain de l’apparence, elle rappelle fermement que le “gras” ne suffit pas si la présentation n’attire pas spécialement l’attention de l’assuré (v. Cass. 2e civ., 14 oct. 2021, n° 20-11.980).
Cette grammaire du contrôle s’enracine dans une philosophie contractuelle de la protection: parce que le contrat d’assurance est un contrat d’adhésion, l’outil d’exclusion ne peut devenir un instrument d’éviction. La règle “formel et limité” n’est donc pas un simple canon de rédaction ; c’est une technique de domestication du pouvoir d’exclure, qui reconduit l’assureur à sa promesse centrale — convertir le risque en prix — sans lui permettre de défaire l’attente légitime de couverture.
À l’inverse, là où le texte délimite l’objet (polices “à périls dénommés”, périmètres d’activité, de lieux ou de personnes), la non-garantie est implicite par non-assurance : question de périmètre, non d’exception. La doctrine a depuis longtemps mis des mots sur ce cheminement intellectuel: préciser l’objet n’est pas encore restreindre ce qui a été couvert, et la ligne de partage commande le régime (notamment quant à la charge de la preuve).
Car la rationalité probatoire renforce la rationalité matérielle : à l’assuré, la preuve des conditions de garantie ; à l’assureur, la preuve des conditions de fait de l’exclusion qu’il oppose — solution constante depuis 1980 (v. Cass. 1re civ., 15 oct. 1980, n° 79-17.075). Et en responsabilité civile, l’exclusion ne saurait moduler la couverture selon la gravité des fautes des personnes dont l’assuré répond (C. assur., art. L.121-2) : ici, la liberté recule devant une exigence de socialisation du risque.
Nous nous focaliserons ici sur les conditions de validité des exclusions de garantie conventionnelles.
Le droit positif encadre les exclusions par un triptyque désormais classique : (i) elles doivent être formelles et limitées (C. assur., art. L. 113-1, al. 1), (ii) elles doivent être mentionnées en caractères très apparents (art. L. 112-4, in fine).
1. Le caractère « formel et limité » (art. L. 113-1, al. 1)
L’article L. 113-1, alinéa 1er, du Code des assurances conditionne la validité des exclusions de garantie à leur caractère « formel et limité ». Cette formule, issue de la loi du 13 juillet 1930, constitue un instrument central de protection de l’assuré : elle empêche que la liberté contractuelle des parties ne conduise à la mise en place de clauses trop vagues, imprécises ou vidant la couverture de toute substance.
a. Formel
Le terme « formel » renvoie d’abord à l’exigence d’une clause écrite et exprimée en termes clairs, précis et non équivoques. L’assuré doit être en mesure, à la lecture du contrat, de savoir exactement dans quels cas il n’est pas garanti. Dès lors, toute stipulation dont la portée ne peut être connue qu’au prix d’une interprétation incertaine est réputée non écrite. La Cour de cassation le rappelle régulièrement : une exclusion « ne peut être formelle et limitée dès lors qu’elle doit être interprétée » (Cass. 1re civ., 22 mai 2001, n° 99-10.849).
Cette exigence exclut les renvois généraux à des normes indéterminées (« règles de l’art », « lois, règlements et normes en vigueur », DTU non identifiés : Cass. 3e civ., 26 nov. 2003, n° 01-16.126), ainsi que les formulations trop floues comme « défaut d’entretien » ou «réparations indispensables », dépourvues de critères objectifs (Cass. 2e civ., 13 déc. 2012, n° 11-22.412). Le même raisonnement vaut pour certaines notions médicales indéterminées (« troubles psychiques » : Cass. 2e civ., 2 avr. 2009, n° 08-12.587 ; « et autre mal de dos » : Cass. 2e civ., 17 juin 2021, n° 19-24.467).
L’exigence de précision impose aussi que les clauses médicales ou biologiques soient accompagnées de critères mesurables. Ainsi, la Cour de cassation distingue entre l’exclusion d’un état d’imprégnation alcoolique assorti d’un seuil légalement caractérisé (valide : Cass. 2e civ., 25 oct. 2018, n° 17-31.296) et la simple référence à une «imprégnation alcoolique » non chiffrée (invalide : Cass. 1re civ., 9 déc. 1997, n° 96-10.592).
La haute juridiction a parfois admis qu’une exclusion visant une pathologie précise pouvait être jugée claire, même si la liste des affections n’était communiquée que dans un document confidentiel remis à l’assuré (Cass. 2e civ., 4 avr. 2024, n° 22-18.186). La clause litigieuse visait les « suites et conséquences éventuelles des pathologies disco-vertébrales du rachis lombo-sacré », sans que cette pathologie soit reproduite dans le certificat d’adhésion lui-même. Elle était mentionnée dans une lettre confidentielle remise à l’assuré lors de la souscription, en raison du secret médical, l’assuré reconnaissant par sa signature en avoir pris connaissance.
La Cour de cassation approuve la Cour d’appel d’avoir jugé que cette clause demeurait claire et limitée, même si l’intitulé figurant au contrat ne précisait pas lui-même la pathologie concernée. Pour la Deuxième chambre civile, la clarté n’est pas ici appréciée de manière abstraite et intrinsèque à la clause : elle est combinée avec l’exigence d’accessibilité effective de l’information pour l’assuré. Dès lors que ce dernier a reçu un document explicite et compréhensible, dont il a reconnu la remise, la condition de formalisme posée par l’article L. 113-1 du Code des assurances est regardée comme remplie.
Cette solution interroge. La jurisprudence classique définissait une exclusion « formelle » comme celle qui se réfère à des critères précis, sans nécessité d’interprétation (v. not. Cass. 2e civ., 8 oct. 2009, n° 08-19.646). Ici, la Haute juridiction accepte qu’une clause soit validée alors même que son intelligibilité ne résulte pas uniquement du corps du contrat, mais d’un document extérieur, tenu confidentiel, destiné à l’assuré seul. En ce sens, l’arrêt semble déplacer le curseur du contrôle : au lieu d’exiger une transparence intrinsèque et immédiate de la clause, il admet que le critère de clarté puisse être satisfait par un mécanisme d’information contextualisé, reposant sur la preuve de la remise effective d’un écrit distinct.
Sur le plan conceptuel, cela marque une tension. L’exigence de « formalisme » tend traditionnellement à protéger l’assuré contre toute ambiguïté par la force du texte contractuel lui-même. Or, l’arrêt du 4 avril 2024 substitue à cette logique une conception plus souple, fondée sur la réception personnelle d’un document annexe, conciliant transparence contractuelle et contraintes propres au secret médical. L’exclusion demeure néanmoins «limitée » au sens de l’article L. 113-1, puisqu’elle ne vise qu’une pathologie spécifique et n’anéantit pas l’objet du contrat, lequel conserve sa substance en garantissant l’assuré contre les autres affections.
Il reste que cette jurisprudence appelle la prudence. Elle pourrait ouvrir la voie à une fragmentation de l’information contractuelle, rendant la vérification de la condition de formalisme dépendante non plus seulement de la lettre du contrat, mais de la traçabilité de documents annexes. Ce faisant, le critère protecteur d’intelligibilité immédiate de la clause d’assurance se trouve relativisé, au risque de complexifier le contrôle de validité des exclusions par les juridictions du fond.
b. Limitée
Dire qu’une exclusion doit être « limitée » revient à exiger qu’elle retranche quelques hypothèses précisément visées sans transformer la police en couverture illusoire. La Cour de cassation sanctionne ainsi les stipulations qui, par leur ampleur, vident la garantie de sa substance ou « suppriment pratiquement toutes les garanties prévues » (Cass. 1re civ., 14 janv. 1992, n° 88-19.313). Le contrôle n’est pas seulement sémantique : il est fonctionnel. Le juge vérifie in concreto l’incidence concrète de la clause sur l’économie du contrat et précise ce qui demeure garanti après son application (Cass. 2e civ., 9 févr. 2012, n° 10-31.057).
On peut tirer deux enseignements de la jurisprudence:
- L’exclusion est « limitée » si elle laisse subsister un noyau substantiel de couverture
- C’est l’archétype des polices de responsabilité “produits livrés” : la clause écartant le coût de réfection du produit défectueux demeure licite dès lors que la garantie reste ouverte pour les dommages causés aux tiers par ce produit après livraison (Cass. 1re civ., 6 janv. 1993, n° 89-20.730).
- Même logique pour les polices RC “travaux” qui excluent les frais de reprise de la prestation fautive tout en maintenant la réparation des atteintes subies par les tiers : la clause est tenue pour admissible parce qu’elle n’anéantit pas la fonction de transfert du risque (v. par ex. Cass. 2e civ., 19 nov. 2009, n° 08-14.300).
- L’exigence selon laquelle une exclusion doit être « limitée » s’apprécie par rapport à la garantie particulière qu’elle affecte, et non pas par rapport à l’ensemble du contrat.
- En d’autres termes, il ne s’agit pas de vérifier si l’assuré conserve d’autres garanties dans le contrat (par exemple une garantie incendie ou vol), mais de voir si, dans le champ de la garantie visée (par exemple les pertes d’exploitation), la clause laisse encore subsister une protection effective (Cass. 2e civ., 9 févr. 2023, n° 21-18.067).
- À l’inverse, l’exclusion n’est pas « limitée » si elle confine à l’éviction générale du risque
- Sont ainsi écartées les clauses à portée tentaculaire (par ex. renvoi global aux « lois, règlements et normes » dont toute violation supprimerait la garantie), car leur jeu aboutit à neutraliser la couverture (Cass. 2e civ., 2 oct. 2008, n° 07-15.810).
- Dans la même veine, l’exclusion qui, par sa généralité, ramène à peu de chose l’étendue assurée est frappée de nullité (Cass. 1re civ., 14 janv. 1992, n° 88-19.313).
- La crise sanitaire a fourni un terrain d’application emblématique de ce critère de subsistance.
- En matière de pertes d’exploitation, la Cour a validé les clauses AXA excluant la fermeture administrative pour cause d’épidémie/pandémie, au motif qu’elles ne vidaient pas la garantie : demeuraient couvertes d’autres fermetures administratives (maladie contagieuse isolée, meurtre, intoxication, etc.) (Cass. 2e civ., 1er déc. 2022, n° 21-15.392).
- À l’inverse, lorsqu’une rédaction équivoque brouille la portée de la clause — ici, un mésusage de la conjonction « lorsque » — l’exclusion est écartée, non parce qu’elle viderait la garantie, mais faute d’être formelle : elle ne peut dès lors recevoir application (Cass. 2e civ., 25 janv. 2024, n° 22-14.739).
Au total, l’adjectif « limité » impose une double contrainte : circonscrire l’éviction à des hypothèses déterminées et préserver un champ résiduel réel de couverture. La clause est licite lorsqu’elle retrace une frontière, non lorsqu’elle efface la carte. Cette logique, propre au droit des assurances, se suffit à elle-même : la Cour de cassation l’a d’ailleurs rappelé en refusant de substituer au contrôle de l’article L. 113-1 le régime général des clauses abusives de l’article 1171 du code civil dans ce contentieux (Cass. 2e civ., 21 sept. 2023, n° 22-13.759).
2. La mention « en caractères très apparents » (art. L. 112-4, in fine)
La validité d’une exclusion de garantie ne dépend pas seulement de sa clarté (formelle) et de sa portée (limitée). Elle suppose encore qu’elle soit portée à la connaissance de l’assuré dans des conditions de visibilité renforcée. Le législateur impose en effet que toute clause d’exclusion soit rédigée « en caractères très apparents » (C. assur., art. L. 112-4, al. 2), afin d’assurer une véritable vigilance de l’assuré au moment de la conclusion du contrat. Cette exigence, de nature préventive, traduit une logique protectrice : le consentement de l’assuré ne saurait être éclairé si les clauses qui réduisent la portée de la garantie lui sont dissimulées dans la masse des conditions générales.
La jurisprudence a toujours adopté une approche concrète. Le simple fait que la clause soit rédigée en caractères gras ne suffit pas si, replacée dans son contexte, elle ne ressort pas véritablement de l’ensemble du document contractuel. Ainsi, la Cour de cassation a censuré une cour d’appel qui s’était bornée à relever que la clause litigieuse était rédigée en «caractères lisibles et gras », sans vérifier si, dans la typographie et la mise en page globale, elle apparaissait effectivement de manière saillante (Cass. 2e civ., 14 oct. 2021, n° 20-11.980). De même, une clause imprimée en gras mais noyée parmi d’autres stipulations présentées en rouge a été jugée non conforme, faute d’attirer suffisamment l’attention de l’assuré (Cass. 1re civ., 1er déc. 1998, n° 96-18.993).
Inversement, la Haute juridiction fait preuve de souplesse lorsque la présentation globale assure effectivement la visibilité de la clause. Elle admet, par exemple, que le renvoi opéré par une convention spéciale vers des conditions générales soit valable, dès lors que ces dernières contiennent l’exclusion en caractères très apparents (Cass. 2e civ., 26 nov. 2020, n° 19-16.797). Le critère n’est donc pas purement formel : il s’agit d’un contrôle pragmatique de la lisibilité réelle de l’exclusion par l’assuré.
Ce contrôle dépasse d’ailleurs le seul support contractuel. La Cour de cassation a étendu l’exigence de présentation claire et saillante aux documents accessoires qui concourent à l’information précontractuelle ou à l’adhésion : notice d’information en assurance de groupe, note de couverture, voire documents publicitaires lorsque leur présentation est susceptible d’induire l’assuré en erreur (Cass. 1re civ., 20 juin 2000, n° 98-11.212). La finalité est ici de garantir que l’assuré n’est pas trompé, même indirectement, sur l’étendue réelle de la couverture.
Enfin, il convient de rappeler une limite essentielle : l’exigence de l’article L. 112-4, al. 2, ne concerne que les clauses d’exclusion de garantie. Elle ne s’étend pas aux stipulations qui définissent l’objet même de l’assurance, c’est-à-dire la délimitation initiale du risque couvert. La Cour de cassation a ainsi jugé que la définition du risque assuré échappait à l’article L. 112-4 (Cass. 1re civ., 27 nov. 1990, n° 88-12.964). Cette distinction est capitale, car elle conditionne la frontière entre la liberté de l’assureur de fixer l’objet de la garantie et l’encadrement strict des exclusions qui en réduisent la portée.