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Le devoir de conseil lors de l’exécution du contrat d’assurance vie

Le contrat d’assurance vie français occupe une place unique parmi les instruments d’épargne européens par son succès commercial et sa polyvalence juridique. Né de la tradition assurantielle du XIXe siècle comme mécanisme de protection contre les aléas de la vie humaine, il s’est progressivement métamorphosé en un instrument hybride à la croisée de l’assurance et de l’investissement.. Cette transformation s’est accélérée avec le développement des contrats en unités de compte dans les années 1980. En introduisant une exposition directe aux marchés financiers, ces contrats ont profondément modifié la physionomie juridique de l’assurance vie et contribué à la complexification de son régime.

La spécificité des contrats d’assurance vie tient à leur double nature:

  • D’une part, ils demeurent des contrats d’assurance au sens de l’article L. 310-1 du Code des assurances, mobilisant l’aléa de la durée de la vie humaine et organisant le transfert d’un risque vers l’assureur.
  • D’autre part, ils constituent des véhicules d’investissement exposant l’épargnant aux fluctuations des marchés financiers, particulièrement lorsque les garanties sont exprimées en unités de compte.

Cette double finalité – protection et placement – confère à l’assurance vie un statut hybride qui justifie pleinement l’application de règles juridiques spécifiques, distinctes de celles régissant les autres branches d’assurance.

Le périmètre des « produits d’investissement fondés sur l’assurance », tel que défini à l’article L. 522-1 du Code des assurances, englobe trois catégories de contrats soumis à des règles particulières. Il s’agit premièrement des contrats d’assurance vie individuels comportant des valeurs de rachat, deuxièmement des contrats de capitalisation, et troisièmement des contrats d’assurance de groupe comportant des valeurs de rachat ou de transfert lorsque l’adhésion n’est pas obligatoire. Ces contrats partagent la caractéristique commune d’exposer le souscripteur ou l’adhérent à un risque financier dépassant le seul aléa assurantiel traditionnel.

Cette spécificité économique et juridique des contrats d’assurance vie a conduit les autorités européennes à prendre conscience de la nécessité d’harmoniser les règles de protection des épargnants, quel que soit le support contractuel utilisé – assurance ou produit financier. En effet, des instruments différents peuvent répondre à des besoins d’épargne similaires, ce qui crée un risque de chevauchement et de conflits entre les différentes règles applicables. La directive 2016/97/UE du 20 janvier 2016 sur la distribution d’assurances exprime cette préoccupation de manière explicite : son considérant 56 appelle à prévenir tout « arbitrage réglementaire » entre produits concurrents.

Transposée en droit français par l’ordonnance n° 2018-361 du 16 mai 2018, cette directive a profondément modifié le régime applicable aux produits d’investissement fondés sur l’assurance.

Parmi les évolutions introduites par la réforme de 2018, le renforcement du devoir de conseil tient une place centrale. Initialement élaboré par la jurisprudence, ce devoir a été progressivement consolidé puis codifié dans le Code des assurances.

Désormais, l’article L. 522-5 du Code des assurances, dans sa version issue de l’ordonnance du 16 mai 2018, encadre rigoureusement la façon dont le distributeur doit formuler son conseil. Il définit les différentes étapes à suivre pour s’assurer que le contrat proposé correspond réellement à la situation, aux objectifs et aux connaissances du souscripteur.

Cette organisation du conseil s’inspire directement des pratiques en vigueur dans le domaine financier, notamment celles encadrant les services d’investissement. Elle témoigne d’un rapprochement assumé entre les régimes de protection des investisseurs et des assurés, dans une logique d’harmonisation des pratiques au sein du marché de l’épargne.

La loi n° 2023-973 du 23 octobre 2023, dite « loi Industrie verte », a introduit une nouveauté importante dans le droit des assurances : l’instauration d’un devoir de conseil dans la durée. Ce dispositif, entré en vigueur le 24 octobre 2024, oblige les distributeurs à ne plus se limiter à un simple conseil au moment de la souscription du contrat. Désormais, ils doivent accompagner le souscripteur tout au long de la vie du contrat.

Concrètement, cela signifie que le distributeur doit vérifier régulièrement si le contrat d’assurance vie souscrit reste adapté à la situation du client. Cette obligation s’impose notamment :

  • lorsque la situation personnelle ou financière du souscripteur évolue (ex. : changement d’emploi, divorce, retraite),
  • ou lorsqu’une opération importante est effectuée sur le contrat, comme un rachat, un versement significatif ou un arbitrage d’actifs.

Par cette réforme, le législateur a voulu renforcer la protection de l’épargnant en faisant du devoir de conseil une obligation continue, et non plus ponctuelle.

Dès lors, une question centrale se pose : comment concilier cette exigence croissante de protection des épargnants avec les contraintes pratiques et commerciales pesant sur les distributeurs ? Plus précisément, quels sont les dispositifs juridiques qui encadrent aujourd’hui le devoir de conseil en assurance vie, à chacun des temps du contrat, et en quoi se distinguent-ils du droit commun applicable aux autres assurances ?

Nous nous focaliserons ici sur les obligations du distributeur lors de l’exécution du contrat d’assurance vie.

L’innovation majeure de la loi du 23 octobre 2023 réside dans l’instauration d’un « devoir de conseil dans la durée » qui prolonge les obligations du distributeur au-delà de la formation du contrat. Cette évolution s’articule autour d’un mécanisme d’actualisation périodique du conseil et d’obligations spécifiques lors des opérations affectant le contrat.

1. L’actualisation périodique du conseil

a. Le principe de l’évaluation quadriennale

L’innovation la plus remarquable de la loi du 23 octobre 2023 réside dans l’institution d’une obligation d’actualisation périodique du conseil qui révolutionne la temporalité de l’accompagnement en assurance vie. L’article L. 522-5, III, 2° du Code des assurances consacre désormais une démarche proactive d’évaluation qui transcende la logique traditionnelle du conseil ponctuel pour instituer un véritable suivi dans la durée.

La périodicité de l’obligation d’actualisation n’est pas uniforme : elle dépend du degré d’accompagnement offert par le distributeur, un délai réduit s’appliquant lorsque celui-ci fournit un service de recommandation personnalisée. Le législateur a ainsi prévu un délai de quatre ans pour les contrats bénéficiant d’un conseil standard, tandis que ce délai est ramené à deux ans dans le cas d’un service à haute valeur ajoutée. Cette distinction repose sur une gradation des obligations professionnelles en fonction de l’intensité du conseil initialement fourni. Plus l’analyse du distributeur s’est révélée poussée lors de la souscription, plus le devoir de suivi s’impose à échéance rapprochée. L’obligation de conseil s’inscrit ainsi dans une logique évolutive, proportionnée à l’implication du professionnel et à la sophistication du service délivré au client.

Cette modulation procède d’une logique à la fois incitative et économique. En récompensant l’excellence du conseil par un engagement renforcé dans la durée, le dispositif encourage les distributeurs à développer une approche patrimoniale sophistiquée, tout en leur permettant de justifier la valeur ajoutée de leurs prestations les plus élaborées. L’articulation entre la qualité du service et l’intensité du suivi constitue ainsi un mécanisme d’émulation professionnelle particulièrement habile.

Le choix de ces périodicités s’avère remarquablement adapté aux spécificités de l’épargne assurantielle. Le délai quadriennal épouse naturellement les caractéristiques intrinsèques de l’assurance vie : horizon d’investissement structurellement long, stabilité relative des objectifs patrimoniaux, et faible fréquence des interventions sur les contrats. Cette périodicité évite l’écueil d’une surveillance excessive qui risquerait de dégénérer en harcèlement commercial, tout en prévenant l’abandon de l’épargnant à un produit potentiellement devenu inadéquat.

L’arrêté du 12 juin 2024 organise la mise en œuvre pratique de cette révolution conceptuelle avec un pragmatisme bienvenu. En fixant le point de départ de la première période d’observation au 24 octobre 2024, il ménage une transition équilibrée : les premières actualisations concrètes n’interviendront qu’en octobre 2028 pour les contrats standards et dès octobre 2026 pour les services personnalisés. Cette phase transitoire permet aux distributeurs d’adapter progressivement leur organisation et leurs systèmes d’information à cette nouvelle contrainte.

La recommandation ACPR 2024-R-03 du 21 novembre 2024 accompagne cette montée en charge en appelant les professionnels à entreprendre dès maintenant les chantiers préparatoires nécessaires. Cette anticipation témoigne de l’ampleur de la transformation organisationnelle que suppose l’effectivité de ce nouveau devoir.

L’actualisation ainsi instituée transcende la simple prise de contact pour exiger une véritable mise à jour de la connaissance client. Le distributeur doit identifier et évaluer toutes les évolutions susceptibles d’affecter la pertinence du contrat : modifications de la situation familiale, professionnelle ou patrimoniale, évolution des objectifs d’investissement, variation de la tolérance au risque et de la capacité à subir des pertes, mais aussi nouvelles préférences de durabilité. Cette exigence d’exhaustivité traduit l’ambition d’une adaptation continue du produit aux besoins évolutifs de l’épargnant.

Lorsque cette évaluation révèle une inadéquation, naît une obligation de conseil correctif qui constitue l’une des innovations les plus significatives du dispositif. Le distributeur doit alors informer son client des écarts constatés et lui recommander les adaptations nécessaires sur support durable. Cette démarche proactive consacre un nouveau paradigme professionnel : le distributeur ne peut plus se contenter du seul acte de vente mais devient comptable d’un accompagnement patrimonial continu.

Toutefois, ce devoir d’actualisation respecte scrupuleusement l’autonomie du souscripteur. Si celui-ci refuse de répondre aux sollicitations ou maintient un silence prolongé malgré relance, le distributeur se trouve libéré de son obligation. Ce mécanisme de sauvegarde prévient toute dérive vers le démarchage commercial abusif tout en préservant la liberté individuelle.

Cette mutation du devoir de conseil, d’acte ponctuel en processus continu, marque une transformation paradigmatique de la relation contractuelle en assurance vie. Elle impose aux distributeurs un changement à la fois culturel et opérationnel, les plaçant désormais au cœur d’un accompagnement patrimonial dynamique et responsable.

b. L’actualisation en cas d’évolution de la situation du client

L’article L. 522-5, III, 1° impose au distributeur d’actualiser son devoir de conseil « lorsqu’il est informé d’un changement dans la situation personnelle et financière du souscripteur ou dans ses objectifs d’investissement ». Cette obligation marque l’avènement d’un conseil véritablement dynamique qui rompt avec la conception traditionnelle limitant les obligations du distributeur à la phase précontractuelle. Elle institue un devoir de veille permanent qui transforme la relation contractuelle d’une logique de vente unique vers un modèle d’accompagnement continu.

L’aspect révolutionnaire de cette disposition réside dans sa dimension transversale. Cette obligation s’applique que l’information soit recueillie dans le cadre du contrat d’assurance vie lui-même ou « dans le cadre de la gestion d’un autre contrat d’assurance ou de produits et services bancaires ». Cette approche globale bouleverse l’organisation traditionnelle en silos pour imposer une vision client intégrée.

Concrètement, un changement de situation professionnelle signalé lors d’une demande de crédit immobilier doit déclencher un réexamen des contrats d’assurance vie. Une évolution familiale (mariage, divorce, naissance, décès) mentionnée pour un contrat d’assurance automobile doit entraîner une vérification de la clause bénéficiaire en assurance vie. Un départ en retraite dans le cadre d’un plan d’épargne entreprise doit questionner l’ensemble de la stratégie d’épargne du client.

Cette transversalité de l’information marque une évolution significative vers une approche globale de la relation client. Elle suppose une coordination entre les différents services du distributeur et une circulation fluide de l’information pertinente. Cette exigence impose une refonte organisationnelle majeure : coordination entre tous les services client, formation des collaborateurs à l’identification des informations pertinentes quel que soit leur contexte de recueil, adaptation des systèmes d’information pour centraliser et partager les données dans le respect du RGPD.

La recommandation ACPR 2024-R-03 du 21 novembre 2024 illustre cette obligation : «lorsqu’un distributeur est informé de la perte d’emploi de l’adhérent ou du souscripteur dans le cadre d’un contrat d’assurance-emprunteur, ou du départ en retraite à l’occasion de la liquidation d’un contrat de retraite supplémentaire». Ces événements, captés dans un contexte spécifique, peuvent bouleverser l’ensemble de la stratégie patrimoniale et justifier une révision complète des contrats d’assurance vie.

L’actualisation doit être proportionnée à l’ampleur du changement. Une modification mineure des revenus peut justifier une simple vérification de la capacité d’épargne, tandis qu’un bouleversement majeur (divorce, héritage, départ en retraite) nécessite une réévaluation globale incluant objectifs de transmission, préférences fiscales, et allocation d’actifs. Le distributeur doit adopter une approche patrimoniale globale tenant compte de l’impact sur l’ensemble de la situation du client.

Lorsque l’actualisation révèle une inadéquation, le distributeur doit informer le client de manière circonstanciée et lui conseiller les adaptations nécessaires : arbitrages, modification des versements, révision de la clause bénéficiaire, voire rachat ou souscription d’un nouveau contrat. Cette obligation de conseil correctif constitue la finalité du mécanisme et garantit une adaptation continue de la stratégie d’épargne aux évolutions de la vie du client.

2. Le conseil lors des opérations affectant le contrat

Au-delà de l’actualisation périodique, la loi du 23 octobre 2023 complète le dispositif en instaurant une obligation de conseil déclenchée par certaines opérations. L’article L. 522-5, III, 3° du Code des assurances soumet désormais le distributeur à un devoir de conseil « à l’occasion de toute opération susceptible d’affecter le contrat de façon significative ».

Cette disposition révèle une logique nouvelle : elle fait de chaque intervention importante sur le contrat l’occasion d’une réévaluation de son adéquation. Contrairement au conseil périodique qui intervient selon un calendrier prédéterminé, ce conseil « à la demande » se déclenche au gré des initiatives de l’épargnant, transformant chaque versement, arbitrage ou rachat substantiel en moment de vérification de la pertinence du contrat.

Cette innovation marque une rupture conceptuelle majeure. Là où l’épargnant pouvait jusqu’alors modifier librement son contrat, toute opération d’ampleur devient désormais prétexte à un nouvel examen de ses besoins et de la cohérence de sa stratégie patrimoniale.

a. La définition des opérations déclenchant l’obligation de conseil

Il faut définir quelles opérations justifient ce nouveau conseil. L’arrêté du 12 juin 2024 établit des seuils chiffrés pour éviter qu’un distributeur soit tenu de conseiller à chaque micro-opération.

Le système retenu distingue selon l’importance du contrat. Pour les contrats de moins de 100 000 euros, toute opération de 2 500 euros minimum et représentant au moins 20 % de l’encours déclenche l’obligation. Pour les contrats plus importants (100 000 euros et plus), les seuils montent à 30 000 euros et 25 % de l’encours.

Cette graduation s’explique aisément : une opération de 5 000 euros sur un contrat de 25 000 euros (soit 20 %) peut bouleverser significativement la stratégie d’épargne, tandis que la même somme sur un contrat de 500 000 euros demeure marginale.

Le dispositif prévoit une exception notable : tout investissement dans les actifs non cotés visés à l’article L. 132-5-4 déclenche automatiquement le conseil, quel que soit le montant. Cette règle absolue traduit la méfiance du législateur envers ces supports complexes et souvent illiquides, dont les risques justifient un accompagnement systématique.

b. La différenciation du conseil selon la nature de l’opération

Le contenu du conseil varie selon le type d’opération envisagée.

==>Pour les versements et arbitrages

Le distributeur doit justifier ses préconisations. La recommandation ACPR 2024-R-03 du 21 novembre 2024 l’oblige à « exposer les raisons qui ont motivé la préconisation des supports et de l’allocation proposés au regard du profil de risque de l’adhérent ». En pratique, cela signifie qu’il ne peut plus se contenter de proposer un placement : il doit expliquer pourquoi ce placement convient à ce client précis.

Cette exigence atteint son intensité maximale pour les unités de compte non cotées. Ces supports, par leur complexité et leur illiquidité potentielle, appellent un devoir d’alerte renforcé. Le distributeur doit alors exposer clairement les risques spécifiques de ces placements : absence de cotation quotidienne, difficultés de sortie, volatilité accrue, ou encore opacité des actifs sous-jacents. Cette vigilance particulière s’inscrit dans une jurisprudence constante qui impose une information adaptée à la sophistication du produit proposé.

==>Pour les rachats

Les rachats appellent une attention particulière car leurs conséquences sont souvent irréversibles. L’ACPR impose trois obligations principales:

  • D’abord, lorsque le rachat intervient avant huit ans, le distributeur doit informer de ses conséquences fiscales. Cette obligation répond à une logique patrimoniale évidente : l’assurance vie constituant souvent un instrument d’optimisation fiscale, un rachat prématuré peut anéantir l’avantage recherché et compromettre la stratégie globale de l’épargnant.
  • Ensuite, quand le rachat concerne une unité de compte bénéficiant d’une garantie en capital, le distributeur doit avertir de la perte irréversible de cette protection. Cette vigilance se justifie pleinement : la garantie perdue ne peut être reconstituée, et sa disparition peut contrarier fondamentalement les objectifs de sécurisation poursuivis par l’épargnant.
  • Enfin, pour les unités de compte non cotées, le distributeur doit révéler l’existence d’éventuelles pénalités de rachat. Ces indemnités, parfois substantielles, peuvent considérablement réduire le produit de l’opération et doivent être intégrées dans l’évaluation de son opportunité.

==>Pour les changements d’orientation de gestion

Toute modification de la stratégie d’investissement exige une justification circonstanciée qui transcende la simple recommandation commerciale. Le distributeur doit expliquer les raisons qui motivent le conseil de cette nouvelle orientation au regard de la capacité à subir des pertes de l’adhérent et de son profil de risque.

Cette obligation suppose une démarche méthodique en plusieurs étapes. Le distributeur doit d’abord actualiser le profil du client, en vérifiant que ses caractéristiques patrimoniales, ses objectifs et sa tolérance au risque n’ont pas évolué. Il doit ensuite analyser l’adéquation de la nouvelle stratégie avec cette situation actualisée, en démontrant que le changement préconisé améliore effectivement la correspondance entre le contrat et les besoins de l’épargnant.

Cette approche révèle l’ambition du législateur de transformer chaque intervention sur le contrat en occasion de vérification de sa pertinence globale. Le distributeur ne peut plus concevoir les modifications de manière isolée mais doit les inscrire dans une vision patrimoniale cohérente et évolutive.

c. Les exigences organisationnelles

L’effectivité du conseil dans la durée impose aux distributeurs une profonde transformation de leur organisation. Cette mutation dépasse la simple adaptation réglementaire pour questionner l’ensemble des processus commerciaux et des outils de gestion de la relation client.

Le défi principal réside dans la conciliation de deux exigences apparemment contradictoires: fournir un conseil approfondi tout en préservant la fluidité des opérations. La recommandation ACPR 2024-R-03 du 21 novembre 2024 impose au distributeur de « mettre en place des moyens suffisants et proportionnés pour permettre la fourniture d’un conseil dans un délai permettant de ne pas retarder l’opération ou entraîner la réalisation de l’opération dans des conditions moins favorables ».

Cette contrainte s’avère particulièrement critique pour les opérations de marché. Un versement différé ou un arbitrage retardé peut faire perdre à l’épargnant le bénéfice d’une conjoncture favorable ou l’exposer à une évolution défavorable des cours. Le conseil, conçu pour protéger l’épargnant, ne doit pas se retourner contre lui par excès de formalisme.

Face à cette équation complexe, la digitalisation s’impose comme une solution incontournable. L’ACPR préconise le développement d’« outils en ligne qui permettent d’automatiser l’actualisation des informations » et la mise en place de « formulaires permettant de collecter les informations nécessaires ».

Cette transformation technologique suppose la mise en place de questionnaires en ligne adaptatifs, capables de cibler les informations pertinentes selon le type d’opération envisagée. Elle exige également le développement d’algorithmes de scoring permettant d’évaluer rapidement l’adéquation de l’opération avec le profil client actualisé.

L’enjeu dépasse la simple efficacité opérationnelle pour toucher à la qualité même du conseil. Les outils numériques doivent permettre une personnalisation fine des recommandations, en intégrant l’ensemble des paramètres patrimoniaux et familiaux de l’épargnant. Cette ambition suppose des investissements technologiques substantiels et une refonte complète des systèmes d’information.

Toutefois, cette logique d’efficacité connaît une limite absolue que pose l’ACPR : « la formalisation du conseil ne peut jamais conduire au non-respect des exigences contractuelles et réglementaires en matière de délais de règlement et de valorisation ». Cette priorité accordée aux délais traduit un équilibre délicat entre protection renforcée et fluidité opérationnelle.

En pratique, cette contrainte impose aux distributeurs de concevoir des processus de conseil suffisamment agiles pour s’adapter aux urgences opérationnelles. Elle suppose également la mise en place de procédures dégradées permettant de traiter les demandes lorsque le conseil complet ne peut être délivré dans les délais impartis.

Cette évolution dessine les contours d’une nouvelle organisation de la distribution d’assurance vie. Le distributeur traditionnel, organisé autour de la vente ponctuelle, doit se transformer en conseiller patrimonial permanent, capable d’accompagner l’évolution des besoins de ses clients sur la durée.

Cette mutation suppose une révision complète des modèles économiques, des compétences requises et des outils de travail. Elle exige également une adaptation des systèmes de rémunération, pour valoriser l’accompagnement dans la durée autant que l’acte de vente initial.

L’enjeu final demeure la capacité des distributeurs à concilier excellence du service client et efficacité commerciale, dans un environnement réglementaire de plus en plus exigeant et complexe.

3. La responsabilité du distributeur en cas de manquement

La mise en œuvre du conseil dans la durée transforme profondément le régime de responsabilité applicable aux distributeurs de contrats d’assurance vie. Cette évolution s’inscrit dans un mouvement jurisprudentiel désormais bien établi, qui précise tant la nature de l’obligation de conseil que ses modalités d’appréciation.

a. Une obligation de moyens

La jurisprudence constante considère que l’obligation de conseil pesant sur les distributeurs est une obligation de moyens, et non de résultat. Cette qualification protège le professionnel contre les aléas propres aux marchés financiers, tout en lui imposant une réelle rigueur dans l’élaboration de son conseil.

Un jugement du tribunal de grande instance de Strasbourg du 18 janvier 2005 illustre cette position : le juge a précisé que l’obligation de conseil « ne peut aboutir à faire endosser à ces professionnels les conséquences d’une dégradation des valeurs de référence ». Il ne s’agit donc pas de garantir la performance du produit recommandé, mais bien de s’assurer que le conseil donné était adapté, au moment où il a été formulé, à la situation du client.

Cette qualification n’affaiblit cependant en rien l’intensité de l’obligation. La Cour de cassation a, au contraire, renforcé son exigence lorsque le produit recommandé se révèle inadapté au profil de l’épargnant. Ainsi, dans un arrêt du 13 juillet 2006, elle a condamné un assureur pour avoir commercialisé un contrat dont les charges étaient « manifestement disproportionnées par rapport aux revenus du souscripteur ».

Plus récemment, dans un arrêt du 15 septembre 2022, la Cour a affirmé que l’assureur qui omet de recommander une garantie mieux adaptée cause nécessairement un préjudice à son assuré (Cass. 2e civ., 15 sept. 2022, n° 20-22.363).

b. Une obligation dont l’intensité diffère selon le profil du souscripteur

L’intensité du devoir de conseil dépend du niveau de compétence et d’expérience du souscripteur. Ce principe, désormais bien établi en jurisprudence, conduit à adapter le contenu du conseil aux capacités réelles de compréhension du client.

Dans un arrêt du 16 mars 2010 , la Cour de cassation a jugé qu’« un client même profane ne peut ignorer que la valeur des titres mobiliers est tributaire des fluctuations de la bourse» (Cass. com., 16 mars 2010, n° 08-21.713). Cet arrêt instaure une présomption de connaissance élémentaire des mécanismes financiers, du moins pour les produits les plus courants. Il en découle que le distributeur n’est pas tenu d’expliciter les risques les plus manifestes lorsque ceux-ci relèvent du bon sens ou d’un savoir de base largement partagé.

À l’inverse, lorsque le client dispose d’une expérience ou d’une expertise particulière, les juridictions exigent de lui une vigilance accrue. Dans un arrêt du 11 juin 2009, la deuxième chambre civile a jugé qu’un gérant professionnel spécialisé « ne pouvait ignorer le sens de la limite de tonnage prévue dans la police d’assurance » (Cass. 2e civ., 11 juin 2009, n° 08-17.586). Ce raisonnement revient à réduire l’obligation d’information pesant sur l’assureur, dès lors que le client est en mesure de comprendre seul les implications du contrat, compte tenu de sa profession ou de son expérience avérée.

Cette modulation du devoir de conseil trouve une traduction concrète dans les exigences relatives au recueil d’informations imposées au distributeur. La recommandation ACPR 2024-R-03 du 21 novembre 2024 interdit expressément de se fonder exclusivement sur les déclarations subjectives du client concernant ses connaissances en matière financière. Elle impose au contraire une démarche d’évaluation rigoureuse, fondée sur des éléments objectivables et vérifiables.

Le distributeur doit notamment distinguer les connaissances théoriques du client — telles qu’elles peuvent apparaître dans un questionnaire ou être déclarées oralement — de son expérience effective, appréciée à travers la détention passée ou actuelle de produits similaires, la nature des investissements réalisés, ou encore la fréquence et la complexité des opérations antérieures. Cette double analyse vise à ajuster la teneur du conseil au degré réel de compréhension du souscripteur.

En pratique, cela signifie que le distributeur ne peut se contenter d’un simple formulaire d’auto-évaluation. Il lui revient de croiser les déclarations du client avec des éléments objectifs, comme les caractéristiques de son portefeuille, ses précédents arbitrages, ou son historique d’investissement. Cette précaution est destinée à prévenir les erreurs d’appréciation susceptibles de conduire à une recommandation inadaptée : soit parce qu’elle serait trop complexe pour un client mal préparé, soit parce qu’elle sous-exploiterait les capacités d’un client expérimenté.

c. Une responsabilité étendue dans le temps

L’instauration d’un devoir de conseil dans la durée transforme en profondeur le régime de responsabilité applicable aux distributeurs. Ceux-ci ne sont plus uniquement tenus de délivrer un conseil adapté au moment de la souscription ; leur responsabilité peut désormais être engagée en cas de défaut de suivi, d’absence d’actualisation, ou d’inadéquation persistante du contrat avec les besoins évolutifs du client.

Deux obligations codifiées illustrent cette évolution:

  • La première est l’obligation d’actualisation périodique prévue à l’article L. 522-5, III, 2° du Code des assurances. Elle impose au distributeur, tous les quatre ans (ou deux ans en cas de service de recommandation personnalisée), de vérifier que le contrat demeure adapté à la situation du souscripteur. Si cette actualisation est omise, ou réalisée de manière superficielle, le distributeur peut se voir reprocher une carence fautive, notamment en cas de préjudice lié à une inadaptation non détectée ou non signalée.
  • La seconde est l’obligation de conseil déclenchée à l’occasion de toute opération susceptible d’affecter significativement le contrat, en vertu de l’article L. 522-5, III, 3°. À ce titre, le distributeur doit analyser l’impact d’un rachat partiel, d’un versement complémentaire, d’un arbitrage ou de toute autre opération substantielle, et alerter le client sur les éventuelles conséquences de cette modification. Une recommandation absente, imprécise ou inappropriée peut, là encore, constituer une faute génératrice de responsabilité.

Face à cette extension du risque contentieux, le régulateur a précisé les attentes en matière de preuve. La recommandation ACPR 2024-R-03 du 21 novembre 2024 impose aux distributeurs de conserver l’ensemble des éléments relatifs aux informations recueillies, aux conseils fournis et aux décisions prises. Ces données doivent non seulement être archivées de manière sécurisée, mais également rester accessibles pour être produites, en tant que de besoin, devant un juge ou dans le cadre d’un contrôle de l’Autorité.

Cette exigence de traçabilité constitue une garantie essentielle de sécurité juridique pour le distributeur. Elle permet, en cas de litige, de démontrer la réalité du conseil prodigué, son adéquation aux circonstances connues, et l’absence de manquement aux obligations légales et réglementaires.

 

  1. D. Langé, « Le devoir de conseil de l’intermédiaire en assurance après la loi du 15 décembre 2005 », Mélanges Bigot, p. 259 ?
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  5. P.-G. Marly, « Le mythe du devoir de conseil (à propos du conseil en investissement assurantiel) », Mél. Daigre, Lextenso, 2017, p. 561 ?
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  8. J. Kullmann, « L’interprétation systémique en droit des assurances », RGDA 2019, p. 234 ?
  9. J. Bigot, « Les niveaux de conseil : clarification ou complexification ? », RGDA 2018, p. 445 ?
  10. L. Mayaux, « Les assurances de personnes », Traité, t. IV, n° 435 ?
  11. H. Groutel, Traité du contrat d’assurance terrestre, Litec, 2008, n° 298 ?
  12. D. Langé, « La gradation des obligations de conseil », RGDA 2019, p. 156 ?
  13. P. Mayaux, « L’économie du conseil en assurance », Rev. dr. bancaire et fin. 2019, p. 23 ?
  14. H. Groutel, “Le devoir de conseil en assurance”, Risques 1990, n° 2, p. 89 ?
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  23. N. Reich, “Protection of Consumers’ Economic Interests by the EC”, Sydney Law Review, 1992, vol. 14, p. 23 ?
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  25. Cass. 1re civ., 10 nov. 1964, RGAT 1965, p. 175, note A. Besson ?
  26. J. Lasserre Capdeville, “Le conseil en investissement”, Rev. dr. bancaire et fin. 2018, dossier 15 ?
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  36. P.-G. Marly, « Le mythe du devoir de conseil », Mél. Daigre, Lextenso, 2017, p. 561 ?
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  48. CA Lyon, 18 févr. 2003, RGDA 2003, p. 371, obs. J. Kullmann ?
  49. Cass. 1re civ., 31 mars 1981, Bull. civ. I, n° 108 ; D. 1982, IR, p. 97, note Berr et Groutel. ?

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