Résumé.
C’est de droit et pratique de la compensation du dommage corporel dont il est question en l’espèce et, plus précisément, de capitalisation des préjudices futurs consécutifs à une atteinte à l’intégrité physique. Dans le cas particulier, les modalités de la réparation, qui sont aussi techniques que fondamentales, doivent retenir l’attention. C’est que le barème de la Gazette du Palais est sous le feu des projecteurs. Et, dans la mesure où les tables de capitalisation intéressent tout régleur, il a été jugé pertinent d’en faire état.
Commentaire.
En l’espèce, la GMF reproche à la cour d’appel d’avoir majoré le capital alloué à la victime en faisant application d’un barème de capitalisation intégrant une déduction de l’inflation future, violant, par voie de conséquence, l’article 1382 du Code civil (C. civ., art. 1240 nouv. à compter du 1er oct. 2016) et le principe de la réparation intégrale. Le demandeur soutient pour l’essentiel, d’une part, que la victime ayant fait le choix d’être indemnisée de ses préjudices futurs par l’allocation d’un capital (i.e. {à supprimer ?} ok et non par le service d’une rente), elle seule doit assumer le risque de l’érosion monétaire et, plus généralement, souffrir les événements futurs susceptibles d’affecter le rendement ultérieur dudit capital. L’assureur soutient, d’autre part, que la cour n’était certainement pas fondée à appliquer d’office le barème incriminé, en l’occurrence celui publié à la Gazette du Palais en mars 2013 (1).
Dans un arrêt du 5 avril 2016 à paraître au Bulletin des arrêts de la Cour de cassation, la chambre criminelle de la Cour de cassation rejette le pourvoi aux motifs que (i) la cour d’appel de Besançon a fait application du barème de capitalisation qui lui a paru le plus adapté à assurer les modalités de la réparation pour le futur ; (ii) la cour n’avait pas à soumettre ce choix au contradictoire. Ces deux affirmations appellent successivement quelques commentaires.
1. L’adaptation du barème de capitalisation de la Gazette du Palais.
La Cour de cassation considère que le barème de capitalisation des préjudices futurs appliqué dans le cas d’espèce est le plus pertinent en ce qu’il assure la réparation intégrale du dommage corporel subi par la victime, qui suppose manifestement de pallier la dépréciation monétaire. Et l’assureur d’estimer, pour sa part, que l’inflation étant purement hypothétique, tant dans son principe que dans son montant, la solution retenue profite par trop (pour ne pas dire indûment) à l’intéressée.
L’argument n’est pas nouveau (2). Les assureurs sont en effet hostiles à la prise en compte de l’inflation future en la matière. On peut leur accorder qu’une estimation à long terme de ladite inflation est pour le moins divinatoire. Ceci étant dit, l’absence de toute prise en compte est susceptible de conduire à des résultats plus fâcheux encore, les fluctuations de la monnaie pouvant empêcher la victime de remployer utilement les dommages et intérêts compensatoires alloués. Aussi, entre deux maux, pouvait-on raisonnablement choisir le moindre. En définitive, prendre le risque de pécher par excès aux fins de rétablissement de la personne, c’est affaire de politique juridique. En revanche, laisser la Cour régulatrice se prononcer seule sur une si grave question, c’est affaire de responsabilité politique. Ce n’est pas à dire que le législateur ne se soit pas saisi utilement de cette question et qu’il n’ait pas cherché à imposer un barème unique de capitalisation applicable à toutes les victimes de dommages corporels quels que soient la source de l’accident et le système d’indemnisation. Mais les faits sont têtus : il ne s’est manifestement pas assez appliqué (3).
En l’espèce, la chambre criminelle de la Cour de cassation se range à la solution retenue par la deuxième chambre civile (4). Ce faisant, la Cour régulatrice raisonne dans ce contentieux comme elle l’a fait par le passé, lorsqu’il s’est agi de pallier l’érosion de la rente à raison précisément de l’inflation (5). Il pourrait être soutenu que la victime cumulerait en quelque sorte les avantages de la rente (et de son indexation) et ceux consistant à bénéficier immédiatement du capital (6). En réponse, il pourrait être opposé, avec un auteur, que « la prise en compte d’un taux moyen d’inflation “générale” ne tient pas compte de l’augmentation parfois beaucoup plus rapide et plus significative du prix de certains matériels spécifiques (fauteuil électrique, matériel ergonomique, etc.). Ensuite, et surtout (…) il y aurait quelque paradoxe à prétendre à l’application de taux élevés comme celui du taux TEC 10 (taux de l’échéance constante 10 ans publié par la Banque de France), notamment en raison de l’inflation, et à refuser de prendre en compte cette même inflation lorsque l’on considère les préjudices futurs de la victime (7).
2. Le choix du barème de capitalisation de la Gazette du Palais.
La chambre criminelle considère que la cour d’appel est tout à fait fondée à appliquer d’office le barème de capitalisation édité par la Gazette du Palais en mars 2013. Elle estime plus précisément, et contrairement à ce que soutient le demandeur, que le choix du barème n’a pas à être soumis au débat contradictoire : exercice du pouvoir souverain d’appréciation obligerait. Les velléités de discussion sont ainsi fermées. Quant à la jurisprudence initiée par l’arrêt précité rendu par la deuxième chambre civile, elle est suivie.
Ce dernier mouvement de convergence entre l’une et l’autre chambres est un motif de satisfaction, car il garde les victimes d’une éventuelle inelegantia juris. On peut toutefois regretter cette solution pour plusieurs raisons d’inégale valeur. Alors que d’ordinaire – et à raison –, la Cour de cassation contrôle le respect du principe de l’équivalence entre le dommage et la réparation, elle s’y refuse dans le cas particulier. Le choix du barème de capitalisation des préjudices futurs affecte pourtant le principe de la réparation intégrale. Certes, ce dernier principe imposant une appréciation concrète du préjudice effectivement subi, sa mise en œuvre relève du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond (8). Et la Cour de cassation de reconnaître par ailleurs à ces derniers une saisine à large spectre dans la mesure où lesdits juges sont libres d’allouer soit un capital et une rente, soit un capital ou une rente (9). Ceci étant, c’est de pouvoir souverain dont il s’agit et non de pouvoir discrétionnaire. « C’est la raison pour laquelle la liberté laissée aux juges du fond dans l’application du principe de l’équivalence entre la réparation et le dommage n’est pas pour autant sans borne. Pour preuve, la Cour de cassation a développé un contrôle plus actif de la motivation des juges du fond relative à l’évaluation de la réparation, en censurant davantage que par le passé, notamment pour contradiction de motifs (10) ou défaut de réponse à conclusion (v. Cass. 2e civ., 21 juin 1989, n° 87-18379 : Bull. civ. II, n° 133 – Cass. 2e civ., 11 sept. 2003, n° 01-10663 : Bull. civ. II, n° 249) (11). À cet égard, l’arrêt rendu par la chambre criminelle (et par la deuxième chambre civile avant elle) est le marqueur d’un recul du contrôle de légalité, qui donne matière à réfléchir. Dans la mesure où il n’existe pas un seul mais plusieurs barèmes de capitalisation volontiers pratiqués (12), qui ont respectivement leur logique (et leur taux d’actualisation), il paraissait pertinent de laisser les parties répliquer. Le barème de la Gazette du Palais a été actualisé, pour la deuxième fois, en avril 2016 (13). C’est heureux. Mais imaginons par hypothèse qu’il devienne obsolète ; les parties gagneraient alors à défendre l’application d’un système de solutions plus opératoire, à charge pour le juge d’en apprécier la pertinence. Et alors que le Centre de recherche en droit public et privé des obligations et de la consommation de l’université de Savoie vient tout récemment de proposer un barème des plus intéressants (v. supra), il est décidément regrettable que les parties intéressées ne puissent être fondées à substituer un barème de capitalisation à celui choisi d’autorité par le juge de la réparation. Quand bien même le barème de la Gazette du Palais a reçu un excellent accueil des juridictions tant civiles qu’administratives (14) et que, par voie de conséquence, la tentation est grande de vouloir l’imposer à la « manière de » la nomenclature des postes de préjudice, il s’agit d’y résister. C’est que l’accueil du barème de capitalisation des préjudices futurs édité par la Gazette du Palais continue de recevoir un accueil par les assureurs inversement proportionnel des assureurs à celui quasi unanime réservé par les praticiens de la compensation du dommage corporel à la nomenclature Dintilhac (15).
1.- Gaz. Pal. 28 mars 2013, n° 123q5,
2.- V. récemment Cass. 2e civ., 10 déc. 2015, n°14-27243 et n° 14-27244, F-PBI : JCP G 2016, 152, note Brun P. V. égal. Brun P., « De quelques principes emblématiques et chefs de préjudices topiques en matière de grand handicap », Gaz. Pal. 7 août 2014, n° article, p. 23 ; Porchy-Simon S., Choix du barème de capitalisation et pouvoirs des juges du fond, D. 2016.350.
3.- Le Conseil constitutionnel a écarté un amendement en ce sens introduit dans la loi n° 2009-879 du 21 juill. 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires (Cons. const., 4 août 2011, n° 2011-640 DC).
4.- V. not. en ce sens, Cass. 2e civ., 10 déc. 2015, n° 14-24443 et n° 14-26726 ; Cass. 2e civ., 15 déc. 2015, n° 14-27243 et n° 14-27244.
5.- Cass. ch. mixte, 6 nov. 1974, n° 73-90244 : Bull. civ. ch. mixte, n° 5 ; JCP G 1975, II 17978, concl. Gégout, note Savatier R. ; Gaz. Pal. 1974, 2, doct., p. 868, note Moore J.-G. ; RTD civ. 1975, pp. 114 et 549, obs. Durry G.
6.- Ehrenfeld M., « Actualité jurisprudentielle sur le dommage corporel et le grand handicap – La problématique des barèmes de capitalisation et le recours des tiers payeurs » in Grand handicap et actualités du dommage corporel, Gaz. Pal. 7 août 2014, n° 188s2, p. 19 et s., spéc. p. 20.
7.- Brun P., note préc. sous Cass. 2e civ., 10 déc. 2015, n° de pourvoi ? n° 14-27.243 et n° 14-27.244. Philopoulos D., note sous Cass. 2e civ., 4 oct. 2012, n° 11-23426, D : Gaz. Pal. 10 nov. 2012, p. 38. V. égal. Quézel-Ambrunaz C., Notice du barème de capitalisation 2016 élaboré au sein du Centre de droit public et privé des obligations et de la consommation de l’université de Savoie, p. 6, www.fac-droit-savoie.fr/uploads/Notice-du-Barème-de-capitalisation-2016.pdf.
8.- Cass. ass. plén., 26 mars 1999, n° 95-20640 : Bull. ass. plén., n° 3 ; JCP G 2000, I 199, n° 12, obs. Viney G – Cass. 2e civ., 14 janv. 2016, n° 14-27 250 et n° 15-10271, D.
9.- Cass. req., 5 déc. 1904 : DP 1905, p. 77.
10.- V. Cass. 2e civ., 20 juin 2002, n° 00-15590.
11.- Leduc F., JCl. Administratif ou Brevets ou ? civil code, Fasc. 201, n° 52.
12.- Not. barème édité par la Gazette du Palais, barème proposé par l’Association française de l’assurance, barème des organismes sociaux de l’article R. 376-1 du CSS ; v. pour une présentation des barèmes de capitalisation, Le Roy J.-D., Le Roy M. et Bibal F., L’évaluation du préjudice corporel, 20e éd., 2015, Litec, p. 325 ; Lambert-Faivre Y. et Porchy-Simon S., Droit du dommage corporel, 7e éd., 2011, Dalloz, nos 230 et s.
13.- Gaz. Pal. 26 avr. 2016, n° 262g5.
14.- Mor G., Évaluation du préjudice corporel, 2e éd., 2014, éd. Delmas, n° 144-33.
15.- Guégan-Lécuyer A., « Vers une nomenclature des préjudices corporels enfin commune aux deux ordres de juridictions », Gaz. Pal. 4 sept. 2014, n° 189m4
(Article publié in Gazette du palais juin 2016)