Si le sinistre déclenche d’abord une obligation pour l’assureur — celle d’indemniser son assuré conformément au contrat —, il ouvre symétriquement des prérogatives qui tempèrent cette charge. L’assurance n’est pas un mécanisme à sens unique : elle repose sur un équilibre. L’assureur, tenu de verser l’indemnité, doit pouvoir, en retour, préserver ses intérêts et rétablir la charge définitive du dommage là où elle doit revenir.
Cette contrepartie s’exprime principalement à travers deux droits reconnus à l’assureur. Le premier est le recours subrogatoire, par lequel l’assureur, après paiement, se substitue à l’assuré pour agir contre le responsable du sinistre. Le second est le droit de résiliation, qui permet, dans certaines hypothèses, de mettre fin au contrat après sinistre afin de maîtriser le risque et d’éviter une aggravation future.
Ces prérogatives, différentes dans leur objet mais complémentaires dans leur fonction, rappellent que l’équilibre du rapport assurantiel ne réside pas seulement dans l’obligation d’indemniser : il suppose aussi que l’assureur conserve les moyens de limiter l’exposition au risque et de répercuter la charge du dommage sur son véritable débiteur.
Nous nous focaliserons ici sur les conditions d’exercice du recours subrogatoire de l’assureur.
La question centrale est simple : qui doit, en définitive, porter le poids d’un dommage ? En pratique, c’est l’assureur qui intervient le premier, en exécutant la garantie due à son assuré. Mais cette intervention n’a pas pour objet de créer un gain chez la victime, ni d’effacer la dette du responsable. Le droit cherche donc à organiser le passage de la charge du dommage de celui qui a payé — l’assureur — vers celui qui devait répondre du sinistre — l’auteur ou son assureur de responsabilité.
C’est précisément la fonction du recours subrogatoire. Par ce mécanisme, l’assureur qui a indemnisé son assuré se trouve investi, à due concurrence de son paiement, des droits et actions que celui-ci détenait contre le tiers responsable. La subrogation ne crée pas une créance nouvelle, elle transfère une créance existante : la dette reste identique dans son objet et sa mesure, seul change le titulaire.
En cela, le recours subrogatoire exprime une double exigence : protéger l’assuré, indemnisé sans attendre, et rétablir l’équilibre en faisant peser, in fine, la charge sur le véritable débiteur. Il s’inscrit dans une architecture plus large, où coexistent d’autres instruments de réallocation — action directe, appel en garantie, contribution entre coresponsables — mais il occupe une place singulière : celle de l’« après-paiement », lorsque l’assureur prend la relève de son assuré pour rétablir la juste répartition des responsabilités.
Nous nous focaliserons ici sur les conditions d’exercice du recours subrogatoire.
a. L’indemnisation préalable de l’assuré
==>Droit commun
La subrogation personnelle procède du paiement : elle naît du règlement qui désintéresse le créancier et ne peut, par définition, intervenir ni avant—faute de fait générateur—ni après, l’obligation étant alors éteinte par le paiement (C. civ., art. 1346-4). En sa forme légale, elle suppose que le tiers solvens justifie d’un intérêt légitime et que son paiement libère, envers le créancier, celui sur qui doit peser la charge définitive de la dette (C. civ., art. 1346). En sa forme conventionnelle, elle exige la concomitance de l’acte subrogatoire et du paiement, sauf manifestation antérieure de volonté permettant que la subrogation prenne effet « au moment du paiement » ; une subrogation annoncée avant le règlement relève de la cession de créance, tandis qu’une subrogation postérieure est sans objet (C. civ., art. 1346-1 ; Cass. com., 29 janv. 1991). Dans tous les cas, la subrogation se mesure au paiement : elle transmet au subrogé la créance telle qu’elle existe, avec ses accessoires, dans la limite des sommes effectivement versées (C. civ., art. 1346-4). Si le paiement est partiel, la subrogation est partielle ; le créancier originaire conserve par préférence le reliquat, conformément à l’article 1346-3 du Code civil, expression de l’adage nemo contra se subrogare censetur. Enfin, la subrogation n’emporte pas, par elle-même, transfert des intérêts conventionnels attachés au rapport initial : sauf stipulation nouvelle, le subrogé ne peut prétendre qu’aux intérêts au taux légal et à compter de la mise en demeure (C. civ., art. 1346-4).
L’opposabilité de la subrogation obéit à une logique binaire. À l’égard des tiers, elle est acquise dès le paiement, de sorte que la date du règlement fixe la priorité en cas de concours (C. civ., art. 1346-5, al. 3). À l’égard du débiteur, elle ne peut être invoquée par le subrogé qu’à la condition d’une notification ou d’une prise d’acte ; tant que cette exigence n’est pas satisfaite, le débiteur demeure fondé à opposer au subrogé toutes les exceptions inhérentes à la dette, ainsi que celles nées de ses rapports avec le subrogeant antérieurement à l’opposabilité (C. civ., art. 1346-5, al. 1 et 2). La preuve des conditions de la subrogation, au premier rang desquelles le paiement libératoire, relève du régime probatoire des faits juridiques : elle est libre. Peuvent être produits des relevés bancaires, des écritures comptables, une quittance subrogative ou une transaction ; la jurisprudence admet également des équivalents probatoires qui établissent le rattachement causal du règlement à la dette éteinte, tel un rapport d’expertise circonstancié (CE, 25 nov. 2021) ou une traçabilité informatique fixant la réalité et la date de l’ordre de paiement (Cass. 3e civ., 4 juill. 2024). Il s’ensuit que la destination matérielle des fonds est indifférente dès lors que le créancier est valablement désintéressé : la subrogation opère si le paiement, effectué pour le compte du subrogeant, a libéré la dette, la condition d’existence tenant au paiement lui-même et la condition d’opposabilité tenant à sa portée à l’égard du débiteur et des tiers.
==>Droit des assurances
En assurance de dommages, la subrogation légale n’existe qu’à la condition d’un paiement indemnitaire préalable effectué en exécution de la garantie. Elle naît du règlement opéré par l’assureur et se mesure strictement à ce règlement : la créance transmise est celle de l’assuré, avec ses accessoires, mais dans la limite des sommes effectivement versées. Il appartient donc à l’assureur d’établir que le versement a la qualité d’indemnité d’assurance, ce qui résulte en principe de la production de la police et des justificatifs de règlement ; d’autres pièces peuvent compléter ces éléments probatoires lorsqu’il s’agit de prouver le rattachement du paiement à la garantie (par exemple, un rapport d’expertise circonstancié ou la traçabilité d’un ordre de paiement : CE, 25 nov. 2021 ; Cass. 3e civ., 4 juill. 2024). À l’inverse, un versement hors garantie — geste gracieux, arrangement commercial, indemnité payée malgré une exclusion opposable, avenant non souscrit, restitution de la chose volée — n’ouvre aucun recours subrogatoire (v. not. Cass. 1re civ., 23 sept. 2003). La destination du paiement est indifférente dès lors que le créancier est valablement désintéressé : qu’il soit versé à l’assuré, à un prestataire ou directement à la victime en responsabilité civile, l’effet subrogatoire joue pourvu que le règlement éteigne la dette d’assurance (Cass. 2e civ., 31 mars 2022). La mesure du recours s’en déduit immédiatement : d’une part, l’assureur ne peut recouvrer que les sommes effectivement payées (il ne peut réclamer une « valeur à neuf » non réglée) ; d’autre part, le recouvrement reste plafonné par la dette du responsable envers l’assuré, de sorte que l’assureur ne peut exiger davantage que ce que le tiers devait à ce dernier. Enfin, l’assuré, une fois indemnisé, perd qualité pour agir à hauteur de la fraction payée — sauf mandat spécial — mais demeure recevable pour son reliquat : la subrogation suit le paiement et ne le dépasse jamais.
La subrogation produit ses effets à la date du paiement, qui fixe la naissance du droit transféré et la priorité en cas de concours ; la créance subrogée passe avec ses accessoires (sûretés, réserve de propriété), à l’exclusion des droits attachés à la personne. Les intérêts du recours subrogatoire ne courent qu’à compter de la mise en demeure du débiteur, sauf convention nouvelle. À l’égard du débiteur, l’invocation de la subrogation par l’assureur suppose, pour son opposabilité, notification ou prise d’acte ; à défaut, le débiteur peut opposer au subrogé les exceptions qu’il tenait du rapport antérieur. Un aménagement est toutefois admis en dommages-ouvrage : pour éviter l’« effet ciseau » des délais, l’assureur DO peut assigner avant d’avoir réglé, à la condition déterminante d’avoir effectivement payé avant que le juge du fond statue (Cass. 3e civ., 9 juill. 2003). Cet assouplissement ne modifie pas les conditions d’existence du droit : la subrogation naît du paiement ; le procès peut s’ouvrir plus tôt, mais le droit d’agir en qualité de subrogé n’advient qu’au règlement effectif qui éteint la dette d’assurance et transfère, à due concurrence, la créance de l’assuré contre le tiers.
b. L’existence d’un tiers responsable
==>La détermination de la qualité de tiers
Le recours subrogatoire n’est ouvert qu’à l’encontre d’un tiers au regard du contrat d’assurance. Il est, en revanche, irrecevable contre toute personne qui, au sens matériel de la police, bénéficie de la garantie. La jurisprudence a, à maintes reprises, rappelé cette exclusion. Ne peut être poursuivi à ce titre le conducteur ou gardien d’un véhicule lorsqu’il est couvert par une police de responsabilité automobile ; le copropriétaire garanti par une police d’immeuble ; l’officier ministériel assuré pour compte ; l’intervenant à l’acte de construire inclus dans une police « tous risques chantier » ; ou encore l’installateur bénéficiant d’une stipulation pour compte. Dans toutes ces hypothèses, l’intéressé n’est pas un tiers mais un assuré au sens de la police : l’assureur de dommages est donc privé de recours à son encontre. La solution demeure la même même lorsqu’une clause stipule que «les assurés ont qualité de tiers entre eux » : une telle stipulation est réputée inopérante à l’égard du recours subrogatoire, car elle ne modifie pas la qualité d’assuré que confère la police et ne peut pas contourner la règle d’irrecevabilité.
Cette qualification s’apprécie concrètement au regard du bénéfice effectif de la garantie au jour du sinistre, et non en fonction du seul libellé des parties. En pratique, il incombe donc à l’assureur qui envisage un recours de démontrer positivement la qualité de tiers de la personne mise en cause. Cette vérification doit être conduite police en main, en tenant compte non seulement des stipulations expresses mais aussi des assurances « pour compte » et des garanties par extension. Ainsi, en matière automobile, toute personne ayant la garde ou la conduite du véhicule est réputée assurée et ne peut être poursuivie par l’assureur. De même, les polices « tous risques chantier » intègrent dans leur périmètre l’ensemble des intervenants à l’acte de construire, ce qui ferme le recours à l’assureur contre eux. Cette cartographie préalable est décisive : elle permet d’écarter les cibles irrecevables et d’orienter l’action vers un véritable débiteur du dommage.
Lorsqu’une personne est reconnue extérieure au cercle des assurés, elle peut être tenue pour tiers débiteur au sens de l’article L. 121-12 du Code des assurances. Le recours devient alors recevable, qu’il s’agisse d’un cocontractant de l’assuré — par exemple un dépositaire tenu à restitution —, d’un sous-traitant intervenu dans l’exécution de l’ouvrage, ou encore d’une personne publique susceptible d’engager sa responsabilité sur le terrain administratif, notamment en cas de défaut d’entretien normal ou d’attroupements et rassemblements (CGCT, art. L. 2216-3). La jurisprudence insiste toutefois sur l’exigence de diligence lorsque le recours est exercé contre un sous-traitant : l’assureur doit agir sans retard, sous peine de voir son action paralysée.
Enfin, si le recours direct contre la personne assurée est fermé, il demeure la possibilité, lorsque le régime applicable l’autorise, d’agir contre l’assureur de responsabilité de cette personne (v. Cass. 3e civ., 17 déc. 2003). Mais quelle que soit la cible, l’assureur n’est subrogé que dans les droits dont son assuré disposait à la date du paiement : il agit dans les mêmes limites, supporte les mêmes exceptions, et ne peut revendiquer des prérogatives que l’assuré n’aurait pas eues (C. assur., art. L. 121-12 ; C. civ., art. 1346-4 et 1346-5).
En définitive, la reconnaissance de la qualité de tiers constitue la condition décisive de l’ouverture du recours subrogatoire. Si la personne bénéficie de la garantie, l’action lui est définitivement fermée ; si elle en est exclue, l’assureur peut valablement exercer son recours, dans les conditions et limites que connaissait déjà son assuré.
==>Conditions d’exercice du recours contre le tiers
Dès lors que la personne visée est tiers au contrat, l’article L. 121-12 du Code des assurances ouvre le recours quelle que soit la source de responsabilité invoquée: contractuelle, délictuelle, quasi-délictuelle ou administrative. A cet égard; la Cour de cassation rappelle que l’assureur n’a pas à démontrer, préalablement, un « rôle causal fautif » selon les canons du droit commun pour être recevable à agir : il suffit d’établir que le fait du tiers a causé le dommage pour engager l’action, le fondement juridique étant discuté au fond. La pratique en fournit des illustrations classiques : action contre le dépositaire bijoutier en raison de l’obligation de restitution (Cass. 1re civ., 10 juin 1997) ; action contre un sous-traitant, à la condition d’agir avec diligence ; action contre des personnes publiques selon les règles de la responsabilité administrative (défaut d’entretien, attroupements : CGCT, art. L. 2216-3), sous réserve des régimes spéciaux. Un régime particulier mérite toutefois d’être isolé : en matière de vol, la protection du possesseur de bonne foi (C. civ., art. 2276) interdit à l’assureur d’exercer une action en revendication sur le seul fondement de L. 121-12 lorsque le bien est retrouvé entre ses mains (Cass. 1re civ., 19 janv. 1994). L’automobile connaît ici une correction par l’article L. 211-1, al. 3 : lorsque la garde ou la conduite du véhicule a été obtenue contre le gré du propriétaire, l’assureur, après indemnisation, est subrogé pour agir contre la personne responsable – typiquement le gardien ou le conducteur non autorisé –, indépendamment de toute revendication ; la preuve du vol ou de l’absence de consentement pèse sur l’assureur et se trouve facilitée en cas de poursuites pénales, ainsi que le retient la jurisprudence citée dans vos sources. Quant à la mesure du recours, elle obéit à un double plafonnement, constant en jurisprudence : d’une part, les sommes effectivement versées par l’assureur (il n’est pas possible de recouvrer une « valeur à neuf » non payée) ; d’autre part, la dette du responsable envers l’assuré, l’assureur ne pouvant exiger plus que ce que le tiers devait à ce dernier. En présence d’un partage de responsabilité, l’opération s’effectue sur le préjudice de l’assuré et non sur l’indemnité d’assurance, ce qu’a encore rappelé le juge administratif (CE, 12 avr. 2023). Enfin, les incidences procédurales demeurent alignées sur l’action de l’assuré : l’objet, la compétence et la prescription se calquent sur son droit propre ; l’assignation engagée par l’assuré dans le délai peut profiter au subrogé ; après paiement, l’assuré perd qualité pour la fraction indemnisée (sauf mandat), et l’assureur a tout intérêt à notifier la subrogation au débiteur afin d’en assurer l’opposabilité et de prévenir tout paiement ou compensation postérieurs (C. civ., art. 1346-5).
En définitive, l’ouverture du recours subrogatoire dépend entièrement de la qualité de la personne visée. Lorsqu’elle bénéficie de la garantie d’assurance, elle ne peut en aucun cas être considérée comme un tiers et l’action de l’assureur est irrecevable. En revanche, si elle n’est pas couverte par la police, elle entre dans la catégorie des tiers débiteurs : l’assureur peut alors exercer son recours contre elle, mais uniquement dans les limites et aux conditions que connaissait déjà son assuré.