Les auteurs s’accordent à dire que les règles énoncées à l’article 9 du Code de procédure civile et à l’article 1353 du Code civil sont trop sommaires pour, d’une part, répartir avec suffisamment de précision la charge de la preuve entre les parties et, d’autre part, pour fournir une solution à tous les cas susceptibles de se présenter.
Des auteurs ont souligné en ce sens que, « au-delà des principes, l’étude de la jurisprudence révèle que la mise en œuvre pratique de la charge de la preuve ne peut reposer sur une alternative binaire. Tout effort de théorisation de la charge de la preuve rencontre des obstacles en raison de la très grande diversité des situations pratiques »[19].
Aussi, est-ce à la jurisprudence qu’est revenue la tâche de combler les vides laissés par les textes précités et d’en préciser le sens. L’analyse des décisions rendues ne permet toutefois pas de dégager des principes directeurs clairs.
Au vrai, les juges opèrent une répartition de la charge de la preuve au cas par cas. Ces derniers sont, en effet, guidés, moins par une volonté de définir des critères fixes et objectifs, que par des considérations d’opportunité.
Un essai de décryptage conduit à identifier trois points d’ancrage sur lesquels la jurisprudence à tendance à s’appuyer afin, tantôt de renverser la charge de la preuve pour des raisons de politique judiciaire, tantôt, de résoudre les cas pour lesquels la combinaison des articles 9 du Code de procédure civile et 1353 du Code civil ne fournit aucune solution.
Le premier point d’ancrage tient à l’anormalité de l’allégation soutenue. Le deuxième tient quant à lui à l’aptitude des parties à rapporter la preuve de ce qu’elles avancent. Le dernier point d’ancrage tient enfin à la difficulté à rapporter la preuve de frais négatifs.
1. L’anormalité de l’allégation
Une partie de la doctrine a soutenu que la règle énoncée à l’article 1353 du Code civil devait se comprendre comme faisant peser la charge de la preuve sur la partie au procès qui avance un fait contraire à l’état normal et habituel des choses[20].
Cette approche rejoint sensiblement l’exigence de ne rapporter la preuve que des seuls faits pertinents et contestés, l’objectif recherché étant toujours le même : dispenser les parties de prouver tous les faits qui ont concouru à la situation présentée au juge.
Leur imposer cette contrainte impliquerait d’exiger d’elles qu’elles remontent la causalité de l’univers. Or cela reviendrait à rendre la preuve impossible.
Afin de ne pas tomber dans cet excès, il a été proposé de ne faire peser la charge de la preuve que sur la partie contre laquelle l’apparence existe. Autrement dit, seules les allégations anormales devraient être prouvées.
Le critère de l’anormalité n’a pas laissé insensible la jurisprudence qui l’utilise parfois pour justifier l’application des règles énoncées à l’article 1353 du Code civil, parfois pour s’en affranchir, parfois encore pour résoudre une situation non réglée par les textes.
==> Le recours au critère de l’anormalité aux fins d’application des règles énoncées à l’article 1353 du Code civil
Si l’on se livre à une analyse les raisons profondes qui ont conduit le législateur à faire peser la charge de la preuve sur celui qui réclame l’exécution d’une obligation et non sur celui qui en conteste l’existence, on s’aperçoit qu’il s’est fondé sur l’observation de la normalité.
Pour saisir cette normalité, il s’est notamment appuyé sur le principe de l’autonomie de la volonté qui, pour mémoire, repose sur l’idée que l’Homme est libre, en ce sens qu’il ne saurait s’obliger qu’en vertu de sa propre volonté.
Seule la volonté serait, en d’autres termes, source d’obligations. On ne saurait obliger quelqu’un contre sa volonté, sauf à porter atteinte à sa liberté individuelle.
Si l’on admet qu’un contrat ait force obligatoire, c’est seulement parce que celui qui s’est obligé l’a voulu.
Au bilan, il est donc normal que les hommes soient libres de tout engagement les uns à l’égard des autres.
Aussi, en prévoyant qu’il appartient que c’est à celui qui réclame l’exécution d’une obligation de la prouver, l’article 1353, al. 1er fait peser fait finalement peser la charge de la preuve sur celui qui conteste la normalité, soit sur celui qui se prévaut d’un « lien juridique qui assujettit celui qu’il désigne comme son débiteur »[21].
La Cour de cassation fait régulièrement application de cette règle, lorsqu’elle affirme, notamment que « la charge de la preuve de l’existence d’un contrat incombe à celui qui s’en prévaut » (Cass. 3e civ. 18 févr. 1981, n°79-15.643).
Dans le même sens, la Chambre sociale a jugé dans un arrêt du 19 décembre 2007 que « c’est à celui qui se prévaut de l’existence d’un contrat de travail d’en rapporter la preuve » (Cass. soc. 19 déc. 2007, n°06-44.517).
À cet égard, la Haute juridiction adopte la même solution s’agissant de la preuve du contenu du contrat.
Dans un arrêt du 18 novembre 1997, la Première chambre civile a ainsi précisé « qu’il incombe au prestataire, en sa qualité de demandeur, d’établir le montant de sa créance, et, à cet effet, de fournir les éléments permettant de fixer ce montant, et qu’il appartient au juge d’apprécier celui-ci en fonction notamment de la qualité du travail fourni » (Cass. 1ère civ. 18 nov. 1997, n°95-21.161).
Elle a encore décidé dans un arrêt du 2 novembre 2005, qu’il revient à l’entrepreneur de prouver que son client avait commandé ou accepté les travaux réalisés, ce qui, au cas particulier, était contesté par ce dernier (Cass. 1ère civ. 2 nov. 2005, n°02-18.723).
==> Le recours au critère de l’anormalité aux fins de s’affranchir des règles énoncées à l’article 1353 du Code civil
La normalité n’étant pas toujours conforme aux règles de répartition de la charge de la preuve, la Cour de cassation décide parfois de s’en affranchir.
Tel a été le cas dans un arrêt remarqué rendu le 21 mars 2001 aux termes duquel elle a jugé « qu’en présence d’un contrat de travail apparent, c’est à celui qui en conteste l’existence ou qui prétend qu’il y a été mis fin ou qu’il est fictif d’en administrer la preuve » (Cass. soc. 21 mars 2001, n°99-42.006).
L’application de l’article 1353, al. 1er du Code civil aurait dû conduire à l’adoption de la solution inverse. En effet, en principe, c’est d’abord à celui qui réclame l’exécution d’une obligation de la prouver.
En faisant peser la charge de la preuve sur celui qui en contestait l’existence, la Chambre sociale s’est, de toute évidence, quelque peu écartée de l’interprétation classique de l’article 1353, al. 1er du Code civil.
Pour justifier cet écart, elle convoque l’apparence du contrat de travail qui, au particulier, était a priori suffisamment manifeste pour ne pas pouvoir être contestée, raison pour laquelle elle a estimé que la charge de la preuve pesait sur la partie qui en contestait l’existence.
==> Le recours au critère de l’anormalité aux fins de résoudre une situation non réglée par les textes
Il est unanimement admis en doctrine que les règles énoncées par les textes ne permettent pas de résoudre toutes les situations qui se présentent au juge.
Lorsque, par exemple, un créancier réclame l’exécution du contrat et que le débiteur lui oppose la nullité, les règles énoncées à l’article 1353 du Code civil ne permettent pas de déterminer sur quelle partie pèse la charge de la preuve.
De deux choses l’une :
- Soit l’on considère que le débiteur conteste la validité du contrat auquel cas il appartient au créancier d’établir que l’acte est bien valide
- Soit l’on considère que le débiteur conteste l’allégation de la nullité auquel cas c’est à lui qu’il revient de prouver que le contrat n’est pas valide
Afin d’apporter une solution à cette situation, la jurisprudence a décidé que, en cas de contestation de la validité d’un contrat, la preuve pèse sur la partie qui se prévaut de la nullité de l’acte et non sur celle qui se prévaut de l’exécution d’obligation souscrite.
Dans un arrêt du 26 janvier 1972, la Cour de cassation a par exemple jugé, s’agissant d’une action en nullité d’un contrat sur le fondement de l’erreur, vice du consentement, « qu’il appartient à l’acheteur arguant de son erreur d’établir le caractère, pour lui substantiel, des qualités qu’il n’a pas trouvées dans l’objet acheté » (Cass. 1ère civ. 26 janv. 1972, n°69-14.771).
La jurisprudence postule ainsi que lorsqu’un contrat est conclu, il est plus vraisemblable qu’il soit valable, qu’il soit entaché d’un vice.
La solution adoptée est identique s’agissant de l’action en garantie des vices cachés.
Dans un arrêt du 12 juillet 2007, la Première chambre civile a affirmé en ce sens que « c’est à l’acquéreur exerçant l’action en garantie des vices cachés qu’il appartient de rapporter la preuve de l’existence et de la cause des vices qu’il allègue, en sollicitant au besoin une mesure d’expertise » (Cass. 1ère civ. 12 juill. 2007, n°05-10.435).
Il est, en effet, plus probable que la chose acquise soit en bon état de fonctionnement qu’elle soit affectée d’un vice qui la rende impropre à son usage.
Guidée par la même logique, la Cour de cassation décide régulièrement qu’il appartient à la partie qui réclame l’exécution d’un contrat à titre gratuit de prouver l’intention libérale de l’auteur de la libéralité (V. en ce sens Cass. 3e civ. 31 mai 1989, n°88-11.524).
Cette décision participe de l’idée que la fourniture d’un bien ou d’une somme d’argent à autrui sans contrepartie n’est pas une opération normale.
Parce qu’une telle opération ne peut être consentie qu’à titre exceptionnel, la charge de la preuve ne peut donc peser que sur celui qui en conteste la nature.
Sur la base d’un raisonnement similaire, la Cour de cassation a jugé, dans un arrêt du 19 décembre 1989 que « gratuit de sa nature, le mandat est présumé salarié lorsqu’il est conféré à une personne dont la profession habituelle consiste à s’occuper des affaires d’autrui » (Cass. 1ère civ. 19 déc. 1989, n°87-11.428).
2. L’aptitude à rapporter la preuve
Il n’est pas rare que les juridictions s’affranchissent des règles énoncées à l’article 1353 du Code civil aux fins de protéger la partie la plus faible contre le risque de preuve.
En pareille circonstance, la décision du juge est alors guidée par le critère de « l’aptitude à la preuve », soit de la plus ou moins grande difficulté susceptible d’être rencontrée par une partie à rapporter la preuve de ses allégations.
Plusieurs domaines donnent lieu à l’application par la jurisprudence du critère de l’aptitude à la preuve, au nombre desquels figurent notamment :
- L’obligation d’information
- Les devoirs de conseil et de mise en garde
- La responsabilité médicale
- La fraude bancaire
==> L’obligation d’information
En matière de responsabilité contractuelle, il est constant en jurisprudence, qui se fonde sur l’article 9 du Code de procédure civile, que c’est à la victime de prouver que les conditions de mise en œuvre de la responsabilité sont réunies.
Il lui faudra notamment établir l’existence d’une faute et donc d’un manquement de son cocontractant à ses obligations contractuelles.
Par un arrêt du 25 février 1997, la Cour de cassation a, pour la première fois, assorti cette règle d’une exception en jugeant que « celui qui est légalement ou contractuellement tenu d’une obligation particulière d’information doit rapporter la preuve de l’exécution de cette obligation » (Cass. 1ère civ. 25 févr. 1997, n°94-19.685).
Ainsi, la charge de la preuve de l’exécution de l’obligation d’information pèse, non pas sur le créancier de cette obligation, mais sur son débiteur, les juges estimant que celui-ci était susceptible d’éprouver des difficultés à rapporter la preuve du manquement de son cocontractant.
Cette solution a été généralisée pour tous les professionnels auxquels il appartient donc désormais d’établir qu’ils ont parfaitement exécuté leur obligation d’information à l’égard de leur client.
La Première chambre civile a, par exemple, jugé, pour le banquier dispensateur de crédit, « qu’il incombe au prêteur d’apporter la preuve qu’il a satisfait à l’obligation d’information » (Cass. 1ère civ. 19 sept. 2007, n°06-16.755).
La Chambre commerciale a statué dans le même sens pour les avocats en décidant, dans un arrêt du 13 octobre 2009, que « l’avocat, conseiller juridique et fiscal, est tenu d’une obligation particulière d’information vis-à-vis de son client, laquelle comporte le devoir de s’informer de l’ensemble des conditions de l’opération pour laquelle son concours est demandé, et qu’il lui incombe de prouver qu’il a exécuté cette obligation » (Cass. com. 13 oct. 2009, n°08-10.430).
Répondant à une demande des praticiens qui ont exprimé le souhait de voir cette règle gravée dans le marbre de la loi, le législateur a consacré la solution dégagée par la jurisprudence à l’occasion de la réforme du droit des contrats opérée par l’ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016.
Aussi, l’article 1112-1, al. 4e du Code civil prévoit désormais que « il incombe à celui qui prétend qu’une information lui était due de prouver que l’autre partie la lui devait, à charge pour cette autre partie de prouver qu’elle l’a fournie. »
Il peut être observé que, en faisant peser la charge de la preuve de l’exécution de l’obligation d’information sur son débiteur, la Cour de cassation a adopté une solution conforme au second alinéa de l’article 1353 du Code civil.
Pour mémoire, cette disposition prévoit que « celui qui se prétend libéré doit justifier le paiement ou le fait qui a produit l’extinction de son obligation. »
==> Les devoirs de conseil et de mise en garde
Il est fréquent que le débiteur d’une obligation d’information, soit également assujetti à un devoir de conseil, voire de mise garde.
À cet égard, il s’agit là de trois obligations qui ne se confondent pas :
- S’agissant de l’obligation d’information
- Elle consiste pour son débiteur à devoir communiquer toutes les informations portant sur les caractéristiques essentielles de la prestation objet du contrat.
- Il s’agit, en d’autres termes, de délivrer des explications claires et précises sur l’opération projetée
- L’obligation d’information vise ainsi à ce que le consentement du cocontractant soit libre et éclairé, de sorte qu’il soit en capacité de se déterminer en toute connaissance de cause.
- S’agissant du devoir de conseil
- À la différence de l’obligation d’information, l’obligation de conseil ne se limite pas à contraindre son débiteur à décrire de façon objective les principales caractéristiques de la prestation fournie ; elle l’oblige à orienter le choix de son client en personnalisant l’information délivrée
- Autrement dit, cette obligation implique pour le débiteur de ce devoir :
- Dans un premier temps, de s’enquérir de la situation de son client et plus précisément de ses objectifs, de ses besoins et de son budget
- Dans un second temps, d’émettre un avis sur l’opportunité de contracter, à tout le moins d’indiquer quel serait le choix le plus adapté, parmi plusieurs options présentées, au regard de la situation déclarée par le client
- En somme, l’obligation de conseil n’est autre que l’opération de subjectivisation d’une information initialement brute, soit la prise en compte dans l’information délivrée de la situation particulière du bénéficiaire de cette information.
- S’agissant du devoir de mise en garde
- Il consiste pour son débiteur à alerter le bénéficiaire sur les risques que comporte l’opération projetée.
- À la différence de l’obligation de conseil, le devoir de mise en garde ne vise donc pas à orienter la décision du cocontractant ; il vise seulement à le prévenir des conséquences négatives auxquelles il s’expose s’il s’engage.
- Le devoir de mise en garde est donc tout à la fois plus contraignant que l’obligation d’information qui est étrangère à toute appréciation subjective de l’opération et moins contraignant que l’obligation de conseil qui implique, pour son débiteur, d’orienter le choix du cocontractant.
Ceci étant posé, la jurisprudence a appliqué aux devoirs de conseil et de mise en garde la même solution que celle dégagée pour l’obligation d’information s’agissant de la charge de la preuve, considérant que le créancier de l’un ou l’autre de ces devoirs n’était pas en mesure de rapporter la preuve de leur inexécution.
- Application au devoir de conseil
- Dans un arrêt du 28 octobre 2010, la Première chambre civile a, par exemple, jugé « qu’il incombe au vendeur professionnel de prouver qu’il s’est acquitté de l’obligation de conseil lui imposant de se renseigner sur les besoins de l’acheteur afin d’être en mesure de l’informer quant à l’adéquation de la chose proposée à l’utilisation qui en est prévue» ( 1ère civ. 28 oct. 2010, n°09-16.913).
- La Chambre commerciale a retenu la même solution pour les sociétés de gestion de portefeuille en décidant que « c’est à celui qui est contractuellement tenu d’une obligation particulière de conseil de rapporter la preuve de l’exécution de cette obligation» ( com. 22 mars 2011, n°10-13.727).
- Application au devoir de mise en garde
- Par deux arrêts rendus le 29 juin 2007, la Cour de cassation, réunie en chambre mixte, casse et annule les décisions prises par deux Cour d’appel (Dijon et Aix-en-Provence) qui avaient refusé de retenir la responsabilité d’établissements bancaires au motif :
- Soit que « la banque qui n’avait pas à s’immiscer dans les affaires de ses clients et ne possédait pas d’informations que ceux-ci auraient ignorées, n’avait ni devoir de conseil, ni devoir d’information envers eux»
- Soit qu’il n’était pas démontré que « les crédits litigieux auraient été disproportionnés par rapport à la capacité financière de l’emprunteur et que l’établissement bancaire qui consent un prêt n’est débiteur d’aucune obligation à l’égard du professionnel emprunteur»
- La chambre mixte de la Cour de cassation censure les deux décisions qui lui sont soumises.
- Elle reproche, sensiblement dans les mêmes termes, aux juges du fond de n’avoir pas précisé si le client « était un emprunteur non averti et, dans l’affirmative, si, conformément au devoir de mise en garde auquel elle était tenue à son égard lors de la conclusion du contrat, la caisse justifiait avoir satisfait à cette obligation à raison des capacités financières de l’emprunteur et des risques de l’endettement né de l’octroi des prêts». ( ch. Mixte, 29 juin 2007, n°05-21.104 et n°06-11673).
- L’un des enseignements qui peut être retiré de ces deux décisions est que la charge de la preuve de la bonne exécution du devoir de mise en garde pèse sur le banquier dispensateur de crédit, soit sur le débiteur de cette obligation.
- La solution retenue est ainsi la même que pour le devoir de conseil et l’obligation d’information.
- Par deux arrêts rendus le 29 juin 2007, la Cour de cassation, réunie en chambre mixte, casse et annule les décisions prises par deux Cour d’appel (Dijon et Aix-en-Provence) qui avaient refusé de retenir la responsabilité d’établissements bancaires au motif :
==> Droit du travail
Le droit du travail est un domaine qui regorge d’exemples de décisions qui ont été guidées par le critère de l’aptitude à la preuve.
Comme relevé par des auteurs « cette matière se caractérise surtout par l’existence de mécanismes dérogatoires et parfois très atypiques d’attribution de la charge de la preuve »[22].
En matière de discrimination par exemple, alors que l’article L. 1134-1 du Code du travail prévoit qu’il appartient au salarié de présenter « des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte » pour que son action prospère, la Cour de cassation décide qu’il y a lieu de le dispenser de rapporter une telle preuve (V. en ce sens Cass. soc. 19 déc. 2012, n°10-20.526 et n°10-20.528)
Dans un arrêt du 9 mars 2011, la Chambre sociale a par ailleurs jugé, par souci de protection du salarié, « qu’il appartenait à l’employeur, peu important l’absence d’entretien d’évaluation, de justifier des éléments permettant de déterminer si les objectifs fixés au salarié […] avaient été atteints » (Cass. soc. 9 mars 2011, n°09-70.313).
Poursuivant le même objectif, elle a encore décidé que « les dispositions de l’article L. 3171-4 du code du travail relatives à la répartition de la charge de la preuve des heures de travail effectuées entre l’employeur et le salarié ne sont pas applicables à la preuve du respect des seuils et plafonds prévus par le droit de l’Union européenne, qui incombe à l’employeur » (Cass. soc. 17 oct. 2012, n°10-17.370).
==> Fraude bancaire
Régulièrement, la Cour de cassation rappelle que, en cas d’utilisation frauduleuse d’un instrument de paiement, il appartient à l’établissement bancaire de rapporter la preuve de la faute de son titulaire.
Dans un arrêt du 28 mars 2018, elle a par exemple affirmé que « si, aux termes des articles L. 133-16 et L. 133-17 du code monétaire et financier, il appartient à l’utilisateur de services de paiement de prendre toute mesure raisonnable pour préserver la sécurité de ses dispositifs de sécurité personnalisés et d’informer sans tarder son prestataire de tels services de toute utilisation non autorisée de l’instrument de paiement ou des données qui lui sont liées, c’est à ce prestataire qu’il incombe, par application des articles L. 133-19, IV, et L. 133-23 du même code, de rapporter la preuve que l’utilisateur, qui nie avoir autorisé une opération de paiement, a agi frauduleusement ou n’a pas satisfait intentionnellement ou par négligence grave à ses obligations ».
La Chambre commerciale ajoute que « cette preuve ne peut se déduire du seul fait que l’instrument de paiement ou les données personnelles qui lui sont liées ont été effectivement utilisés » (Cass. com. 28 mars 2018, n° 16-20018).
Cette position est partagée par la première chambre civile qui avait statué dans le même sens dans un arrêt du 28 mars 2018 en considérant que « en cas de perte ou de vol, le titulaire d’une carte de paiement qui a effectué la mise en opposition dans les meilleurs délais compte tenu de ses habitudes d’utilisation de cette carte, ne supporte intégralement la perte subie que s’il a agi avec négligence constituant une faute lourde ; qu’il appartient à l’émetteur de rapporter cette preuve ».
La Cour de cassation avait, à l’instar de la Chambre commerciale, précisé que « la circonstance que la carte ait été utilisée par un tiers avec composition du code confidentiel n’est, à elle seule, pas susceptible de constituer la preuve d’une telle faute » (Cass. 1ère civ. 28 mars 2008, n° 16-20018).
3. Les faits négatifs
Afin de prouver leurs allégations, comme exigé par l’article 9 du code de procédure civile, les plaideurs peuvent être conduits à établir deux sortes de faits : des faits positifs et des faits négatifs.
Que recouvrent ces deux catégories de faits ?
- Un fait est dit positif lorsqu’il consiste en une action, en la survenance d’un événement ; il s’agit, autrement dit, de tout ce qui se produit.
- Un fait est dit négatif, lorsqu’il consiste en une abstention, en quelque chose qui ne s’est pas manifesté ou n’a pas été exécuté
Prouver un fait positif n’est, en soi, jamais insurmontable car ce qui existe ou ce qui se produit laisse toujours une empreinte, une marque, un indice.
À l’inverse, la preuve d’un fait négatif apparaît bien plus délicate, sinon impossible à rapporter dans la mesure il s’agit d’établir un fait qui, par hypothèse, n’a laissé aucune trace, faute d’avoir existé ou de s’être produit.
Pour cette raison, la preuve d’un fait négatif a été qualifiée par la doctrine classique de probatio diabolica, soit de « preuve du diable ».
Comment prouver qu’une obligation de ne pas faire a été respectée ? Comment prouver qu’un événement ne s’est pas produit ou n’existe pas ? Comment prouver l’inexécution d’une obligation de faire ?
Si l’on s’en tient à la lettre de la loi, il est indifférent que le fait à prouver soit positif ou négatif : dans tous les cas il appartient au plaideur d’établir « les faits nécessaires au succès de sa prétention » (art. 9 CPC).
Est-ce à dire que le procès est perdu d’avance pour la partie sur laquelle pèse la charge de rapporter la preuve d’un fait négatif ? Il n’en est rien.
À l’analyse, il est parfaitement possible de prouver un fait négatif. Pour surmonter l’obstacle, il suffit d’établir un fait positif contraire.
Pour exemple :
- afin de prouver que l’on ne se trouvait pas en un lieu déterminé à une date donnée, il suffit d’établir que l’on se trouvait à un autre endroit à la même date.
- afin de prouver que la rupture d’un contrat de travail ne résulte pas d’une démission du salarié, il suffit d’établir le véritable motif qui en est la cause
Cette solution consistant prouver un fait négatif en établissant le fait opposé a très tôt été adoptée par la jurisprudence.
Lorsque, en effet, elle relève que la preuve d’un fait négatif est trop difficile à rapporter, elle renverse la charge de la preuve, obligeant ainsi la partie adverse à établir un fait positif.
L’illustration topique de cette approche nous est notamment fournie par le contentieux relatif à l’exécution de l’obligation d’information par les professionnels sur lesquels elle pèse (médecins, avocats, notaires, vendeurs etc.).
Régulièrement la Cour de cassation affirme que, en cas de manquement à cette obligation, il n’appartient pas au créancier de prouver qu’il n’a pas ou mal été informé, mais au professionnel d’établir qu’il a exécuté l’obligation qui lui échoit.
La Cour de cassation a affirmé, en ce sens, dans un arrêt du 25 février 1997, que « celui qui est légalement ou contractuellement tenu d’une obligation particulière d’information doit rapporter la preuve de l’exécution de cette obligation » (Cass. 1ère civ. 25 févr. 1997, n°94-19.685).
De façon générale, la Haute juridiction a tendance à considérer qu’il y a lieu de renverser la charge de la preuve toutes les fois que l’allégation formulée par un plaideur le contraint à devoir prouver un fait négatif (V. en ce sens Cass. soc. 15 févr. 1989, n°86-18.354 ; Cass. com. 24 janv. 2018, n° 16-21.492).
On ne saurait toutefois dégager de cette tendance un principe de dispense systématique de preuve pour le plaideur confronté à l’établissement d’un fait négatif.
Il n’est pas rare que la Cour de cassation maintienne la charge de la preuve sur ce dernier (V. en ce sens Cass. civ. 1ère 24 sept. 2009, n°08-16.305). Elle le fera notamment lorsqu’elle estimera que le fait négatif à prouver peut être établi au moyen de faits voisins ou connexes.
Au bilan, comme s’accordent à le dire les auteurs, la preuve des faits négatifs ne répond à aucun principe général. La jurisprudence est guidée moins par des règles d’attribution de la charge de la preuve que par des objectifs de politique juridique.
Le juge recherchera notamment à protéger la partie la plus faible tout en veillant à épargner les plaideurs d’avoir à rapporter la preuve d’un fait impossible.