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Soc., 11 févr. 2015, n° 14-13.538 : clause de désignation, contrat en cours et modulation de la jurisprudence constitutionnelle dans le temps

L’arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation apporte une nouvelle pierre au droit de la protection sociale complémentaire et au droit des clauses de désignation en particulier. La lecture du dispositif donne à penser que « rien n’est (décidément) plus proche du vrai que le faux » (A. Einstein).

En l’espèce, la société Pain d’or contracte auprès d’un organisme d’assurance complémentaire une couverture garantissant à ses salariés le remboursement des frais de soins de santé. Partant, elle refuse de s’affilier au régime géré par AG2R prévoyance.

Cette dernière soutient que l’adhésion au régime est obligatoire. Pour cause, au terme d’une convention collective nationale, AG2R prévoyance est désignée pour gérer le régime de remboursement complémentaire obligatoire des frais de santé des salariés entrant dans le champ d’application. Et la convention d’imposer à toutes les entreprises concernées de souscrire les garanties à compter du 1er janvier 2007. Partant, AG2R prévoyance entend obtenir en justice la régularisation de l’adhésion et le paiement d’un rappel de cotisations.

Saisie, la Cour d’appel de Chambéry rejettent les demandes de l’assureur et réforme le jugement. AG2R se pourvoit en cassation.

La décision de la cour régulatrice est rendue sur fond de tension dialectique à l’origine de laquelle le Conseil constitutionnel a partie liée. Il importe de dire quelques mots de l’une de ses décisions avant d’aller plus loin dans l’analyse.

À l’occasion du contrôle de constitutionnalité de la loi de sécurisation de l’emploi du 14 juin 2013, le Conseil décide que l’article L. 912-1 C. sécu. soc. n’est pas conforme aux droits et libertés que la Constitution garantit (décision n° 2013-672 DC du 13 juin 2013). Le considérant n° 11 est explicite. La disposition critiquée méconnaît la liberté contractuelle et la liberté d’entreprendre au sens de l’article 4 de la Déclaration des droits de 1789. Aucune entreprise appartenant à une même branche professionnelle ne saurait donc se voir imposer le choix de l’organisme de prévoyance chargé d’assurer une protection complémentaire ni un contrat au contenu totalement prédéfini. Le Conseil aurait pu en rester là. Rétrospectivement, la sécurité juridique s’en serait trouvée moins malmenée. Il est décidé que la déclaration d’inconstitutionnalité « n’est toutefois pas applicable aux contrats pris sur ce fondement, en cours lors de cette publication (i.e. 16 juin 2013), et liant les entreprises à celles qui sont régies par le code des assurances, aux institutions relevant tu titre III du code de la sécurité sociale et au mutuelles relevant du code de la mutualité » (cons. 14. V. égal. en ce sens Cons. const. décision n° 2013-349 QPC du 18 oct. 2013).

La Cour d’appel de Chambéry (07 janvier 2014, n° 12/02382) constate que l’appelante n’est pas liée avec Ag2r prévoyance. Faute de contrat en cours, les juges du fond considèrent qu’il n’y a pas lieu de faire survivre la loi ancienne, en l’occurrence l’article L. 912-1 C. sécu. soc. qui a été maintenu un temps dans l’arsenal législatif pour ne pas trahir les attentes légitimes des parties. L’entreprise n’était donc pas tenue de s’affilier au régime géré par AG2R prévoyance ni n’était débitrice des cotisations afférentes.

La Chambre sociale de la Cour de cassation ne partage pas l’analyse et casse l’arrêt pour violation de la loi. Les contrat en cours sont en vérité « les actes à caractère de conventions ou d’accords collectifs ayant procédé à la désignation d’organismes assureurs pour les besoins du fonctionnement des dispositifs de mutualisation que les partenaires sociaux ont entendu mettre en place, voire les actes contractuels signés par eux avec les organismes assureurs en vue de lier ces derniers et de préciser les stipulations du texte conventionnel de branche et ses modalités de mise en œuvre effective ».

Revenons, en premier lieu, sur ce que dit la Cour de cassation. Chose faite, nous nous attarderons, en second lieu, sur ce que la Cour régulatrice ne dit pas.

1.- Le dit

La Cour de cassation affirme que les contrats que le Conseil constitutionnel a nécessairement eu à l’esprit en modulant dans le temps les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité de l’article L. 912-1 C. sécu. soc. sont les accords de branches, ceux-là même qui accordent les garanties collectives de prévoyance et contiennent la clause de désignation. En l’espèce, la convention collective nationale étant en cours, il importait alors à l’entreprise de s’affilier au régime dont la gestion avait été confiée par les partenaires sociaux à AG2R prévoyance. Aussi, la déclaration d’inconstitutionnalité est-elle dénuée de tout effet et ce tant que l’accord est censé durer. C’est dire que les clauses de désignation ont encore de beaux jours devant elles. Il ne suffit que d’imaginer que la convention ou l’accord collectif soit tacitement reconduit…Pour le dire autrement, c’est la survivance du droit tel qu’il était avant la décision du Conseil constitutionnel qui est consacrée. C’est le sens du visa de l’article L. 912-1 C. sécu. soc. et de l’avenant n° 83 à la convention collective nationale de la boulangerie et boulangerie-pâtisserie du 19 mars 1976 est en ce sens.

Qu’on partage ou non l’interprétation que la Cour de cassation a donnée du considérant 14, il reste qu’elle est conforme à celle que son homologue a retenue en septembre 2013. De ce strict point de vue, il faut se féliciter que les opérateurs n’aient pas à subir les affres du dualisme juridictionnel. Au terme de toute une série d’arguments, la haute juridiction administrative considère pour sa part que « l’interprétation qui ne prêterait pour objet au considérant 14 que de réserver l’application des seuls actes contractuels conclu entre les entreprises et le ou le(s) organismes assureur(s) ne donnerait donc qu’une faible portée utile à cette énonciation de la décision du Conseil constitutionnel relative à son application dans le temps » (CE, Avis 26 sept. 2013, n° 387895, n° 18).

Il sera fait remarquer qu’il est plutôt audacieux de retenir une interprétation qui laisse perdurer une atteinte frontale aux droits et libertés que la Constitution garantit, atteinte qui décidait précisément le Conseil constitutionnel à neutraliser l’article L. 912-1 C. sécu. soc. (v. égal. en ce sens V. Roulet, note sous CA Paris, pôle 6, ch. 2, 16 oct. 2014, n° 12/17007, Les cahiers sociaux, n° 269, déc. 2014). Pour mémoire, l’ANI du 11 janvier 2013 disposait « les partenaires sociaux de la branche laisseront aux entreprises la liberté de retenir le ou les assureurs de leur choix » (art. 1er in Généralisation de la couverture complémentaire des frais de santé). Ceci pour dire que les cours régulatrices auraient valablement pu limiter le jeu résiduel des clauses de désignation. Concrètement, cela aurait consisté à laisser libres de contracter avec l’assureur collectif de leur choix les entreprises non encore liées avec l’assureur désigné (contra J. Barthélémy, Institut de protection sociale européenne, Validité des clauses de désignation – L’apport décisif de la Cour de cassation, 16 févr. 2015). Politiquement, cela aurait néanmoins consisté à laisser du champ à la liberté du souscripteur du contrat collectif au détriment de la solidarité garantie par les partenaires sociaux. Ceci pour dire encore que l’arrêt aurait gagné en intelligibilité à être moins lapidaire. Le visa de l’article 62 de la Constitution du 4 octobre 1958, aux termes duquel « les décisions du Conseil constitutionnel (…) s’imposent à toutes les autorités juridictionnelles », fussent-elles interprétées par les cours régulatrices (pourrait-on ajouter), pourrait ne pas suffire à convaincre la cour d’appel de renvoi…C’est que l’arrêt ne dit pas tout.

2.- Le non dit

La Cour de cassation prend soin d’indiquer que les contrats en cours sont ceux « ayant procédé à la désignation d’organismes assureurs pour les besoins du fonctionnement des dispositifs de mutualisation que les partenaires sociaux ont entendu mettre en place ». La solidarité, partant l’intérêt général, sourdent. Cette dernière considération n’a pourtant pas suffi au Conseil constitutionnel pour justifier les atteintes portées par les clauses de désignation aux libertés d’entreprendre et de contracter. Le commentaire autorisé du secrétariat général du Conseil l’atteste (pp. 15 et 16). La Cour de cassation décide pourtant de faire sienne la jurisprudence contra constitutionem de la Cour de justice de l’Union européenne. C’est un choix. Il lui appartenait alors de s’assurer que les conditions posées à la validité d’un pareil dispositif étaient réunies en l’espèce. Il s’agissait en l’occurrence de vérifier si AG2R prévoyance était ou non chargée de la gestion d’un service d’intérêt économique général au sens de l’article 106, paragraphe 2, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (CJUE, 3 mars 2011, aff. C-437/09, point 73). Or, en l’espèce, rien n’est dit sur le degré de solidarité élevé ou non du régime de remboursement complémentaire de frais de soins de santé géré par l’organisme (CJUE, op. cit, points 47 à 52).

Pour terminer, la Cour de cassation considère que « les contrats en cours sont aussi (…) (possiblement) les actes contractuels signés par les partenaires sociaux avec les organismes assureurs en vue de lier ces derniers et de préciser les stipulations du texte conventionnel de branche et ses modalités de mise en œuvre effective ». Le considérant est pour le moins elliptique.

Il semble que la Cour ait à l’esprit les actes juridiques qui constituent autant de conventions cadre aux conditions desquelles les bénéficiaires peuvent conclure : sortes de stipulations de contrat pour autrui qui ne disent pas leur nom. À la question de savoir qui sont les bénéficiaires, la Cour de cassation est taisante. L’intérêt d’assurance s’appréciant dans le chef du bénéficiaire de la prestation d’assurance (y compris en matière d’assurance de personnes) (1), on imagine que se sont les salariés pour le compte desquels « les actes contractuels » ont été signés par les partenaires sociaux. Ce sont pourtant les employeurs qui souscrivent les contrats d’assurance collective…

Puisse alors la cour de renvoi parvenir à démêler le vrai du faux.


1. V. en ce sens les développements tout à fait convaincants de M. Leduc in H. Groutel, F. Leduc, Ph. Pierre, M. Asselain, Traité du contrat d’assurance terrestre, préf. G. Durry, Litec, 2008, nos 113 et s. (l’identification du contrat d’assurance), spéc. N° 135.

(Article publié in Lexbase, mars 2015)

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