Résumé
Alors qu’il a été réécrit il y a bientôt dix ans (loi n° 2006-1640 du 21 décembre 2006 de financement de la sécurité sociale pour 2007, art. 25), qu’il a fait l’objet d’arrêts remarqués – et répétés – du Conseil d’État et de la Cour de cassation, qu’il est le sujet de quelques articles de doctrine, le « nouveau » droit du recours des tiers payeurs est encore mal compris. Pour preuve, la Cour de cassation est contrainte de rappeler, une fois encore, qu’en présence de pertes de gains professionnels ou d’incidence professionnelle de l’incapacité, la rente versée à la victime d’un risque professionnel s’impute prioritairement sur ces deux postes de préjudice patrimoniaux, tandis que le reliquat éventuel s’impute sur le poste de préjudice extrapatrimonial du déficit fonctionnel permanent, s’il existe.
Commentaire
1. Le service de prestations indemnitaires est l’affaire d’une foule de débiteurs : (i) La caisse d’assurance maladie ; (ii) l’employeur privé ou public tenu de maintenir, tout le temps de la période d’inactivité professionnelle consécutive à l’accident, salaires et accessoires en vertu du contrat de travail, d’une convention collective, d’un statut ; (iii) l’auteur du dommage et son assureur de responsabilité civile. Partant, il existe un risque que la victime, cumulant les prestations, finisse par s’enrichir indûment. Le principe indemnitaire commande dès lors l’imputation des prestations servies.
Aux termes de la loi, l’imputation des chefs de préjudices patrimoniaux est de principe, tandis que l’imputation des chefs de préjudices extrapatrimoniaux est d’exception (L. n° 85-677, 5 juill. 1985, art. 31). C’est droit pour toute une série de raisons. Seulement, dans la mesure où il n’existe pas de table de concordance entre les prestations versées par les débiteurs de prestations sociales et les chefs de préjudice indemnisés, l’exercice de l’action subrogatoire des tiers payeurs risque, sous couvert d’imputation, d’amputer purement et simplement l’indemnisation à laquelle la victime peut légitimement prétendre en raison des chefs de préjudices professionnels subis. C’est précisément ce dont il est question en l’espèce.
2. Alors qu’elle circule à moto, une personne est victime d’un accident de trajet pour la réparation duquel une caisse primaire d’assurance maladie verse une rente. Assignés en indemnisation des préjudices subis, le conducteur du véhicule impliqué et son assureur sont condamnés. Dans le dessein d’empêcher, d’une part, un enrichissement de la victime et de pallier, d’autre part, l’appauvrissement du tiers payeur, la cour d’appel déduit des sommes accordées à la victime, au titre de la compensation du déficit fonctionnel permanent souffert, le capital de rente. Ce faisant, elle prive la victime de l’indemnisation des douleurs permanentes qu’elle ressent, de la perte de sa qualité de vie et des troubles dans les conditions de l’existence.
Au visa des articles 29 et 31 de la loi du 5 juillet 1985, L. 434-1 et L. 434-2 du Code de la sécurité sociale, ensemble le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime, la Cour de cassation dit à nouveau « qu’il résulte des deux derniers textes que le capital ou la rente versé à la victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle indemnise, d’une part, les pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité, d’autre part, le déficit fonctionnel permanent ; qu’en présence de pertes de gains professionnels ou d’incidence professionnelle de l’incapacité, la rente s’impute prioritairement sur ces deux postes de préjudice patrimoniaux, tandis que le reliquat éventuel s’impute sur le poste de préjudice extrapatrimonial du déficit fonctionnel permanent, s’il existe ». Ceci rappelé, la cassation ne surprend guère. Ce n’est pas à dire qu’elle doive emporter la conviction. En bref, la cour d’appel d’Angers n’aurait pas dû se borner à déduire du seul déficit fonctionnel permanent un capital rente AT.
3. La doctrine de la Cour de cassation est fermement établie. On la doit à une salve de six arrêts tirée respectivement par la chambre criminelle en mai 2009 (1) puis par la deuxième chambre civile en juin 2009 (2). Comprenne qui pourra. Le 10 septembre dernier, la Cour de cassation était pourtant contrainte de rappeler sa jurisprudence relative au droit de la compensation du dommage corporel en général (3). Ceci pour souligner que la règle d’imputation n’étant manifestement pas encore bien sue, il n’eut pas été inutile de publier l’arrêt commenté. Encore qu’il ne s’agit possiblement pas de (défaut de) connaissance en l’occurrence, mais bien plutôt de (mauvaise) volonté…
4. À la question de savoir ce que compense concrètement la rente AT (ou de service), l’hésitation est permise. Si l’on considère qu’elle a vocation à compenser un préjudice personnel de la victime, alors la rente doit être imputée sur les chefs de préjudices extrapatrimoniaux, précisément sur le déficit fonctionnel. La question se pose avec acuité lorsque la rente servie excède le préjudice professionnel. Elle se pose dans les mêmes termes lorsqu’elle est accordée alors que la victime ne subit aucune perte de rémunération. La tentation est grande de penser, dans l’un et l’autre cas, que l’accipiens a été indemnisé en violation du principe de la réparation intégrale, qui interdit qu’il résulte pour la victime une quelconque perte ou un profit.
5. Il est pourtant douteux qu’une prestation corrélée au salaire puisse réparer des préjudices personnels (4). Soutenir que la rente compense (en tout ou partie) la perte de qualité de vie est contestable. C’est pourtant la conséquence de l’imputation faite par les juges du fond en l’espèce. À défaut de compenser une perte des rémunérations, ces prestations participent de l’indemnisation de l’incidence professionnelle. Il faut bien avoir à l’esprit que la rente ne saurait jamais compenser tous les aspects du retentissement professionnel. La jurisprudence qui impute par défaut sur le déficit fonctionnel permanent est des plus strictes à l’endroit des victimes. Un temps, le Conseil d’État s’est d’ailleurs inscrit en faux par rapport à son homologue judiciaire (5). Depuis, la haute juridiction administrative a reviré. Elle estime qu’en cas d’insuffisance ou d’absence des préjudices professionnels, la pension militaire d’invalidité s’impute nécessairement sur le déficit fonctionnel (6).
Sans partager cette analyse (7), il faut bien admettre qu’il aurait été des plus fâcheux que la Cour de cassation et le Conseil continuent de diverger. Il reste – et c’est l’objet de la critique – que cette jurisprudence est topique d’un renversement de facteurs.
Pour mémoire, le recours sur les préjudices à caractère personnel est en principe exclu. Ce n’est pas à dire que le tiers payeur ne saurait jamais imputer les prestations servies sur le déficit fonctionnel permanent. Simplement, la loi exige qu’il rapporte la preuve qu’il a effectivement et préalablement versé à la victime une prestation indemnisant de manière incontestable un poste de préjudice personnel. C’est l’article 31 de la loi n° 85-667 du 5 juillet 1985, qui constitue en la matière le droit commun du recours des tiers payeurs, qui le dit. C’est une solution qui n’est pourtant appliquée ni par la cour d’appel ni pas la Cour régulatrice. En l’espèce, alors que la caisse primaire n’atteste nullement avoir participé à l’indemnisation du déficit fonctionnel permanent de l’assuré-victime, ce qui, au regard du texte, aurait dû justifier la cassation pour violation de la loi, la Cour de cassation casse l’arrêt, faute pour les juges du fond de n’avoir pas imputé au premier chef les dommages-intérêts alloués sur la rente, le tout au visa de l’article 31 et d’un audacieux renversement de la charge de la preuve. Comprenne qui pourra ?
1.- Cass. crim., 19 mai 2009, nos°08-82666, 08-86050 et 08-86.485
2.- Cass. 2e civ., 11 juin 2009, nos°08-16089, 07-21768 et 08-11853 : RTD civ. 2009, p. 545, obs. P. Jourdain ; v. not. H. Groutel, « Recours des tiers payeurs : enfin des règles sur l’imputation des rentes d’accident du travail (et prestations analogues) » : Resp. civ. et assur. 2009, étude 10.
3. Cass. 2e civ., 10 sept. 2015, n° 14-21936, D.
4. S. Porchy-Simon, « Imputation de la rente accident du travail : le divorce entre le Conseil d’État et la Cour de cassation est consommé » : D. 2013, p. 593 ; v. égal. en ce sens J. Bourdoiseau, « Les préjudices professionnels » : Gaz. Pal. 27 déc. 2014, p. 32, n° 203f0.
6. CE, 7 oct. 2013, n° 337851, Ministre de la Défense c/ H. : Resp. civ. et assur. 2014, comm. 10, obs H. Groutel ; Gaz. Pal. 25 févr. 2014, p. 31, n° 167×5, note C. Bernfeld – CAA Marseille, 30 janv. 2014, n° 11MA02435, D (consid. 16) – CAA Nancy, 30 janv. 2014, n° 13NC00593, D (consid. 4) – CAA Lyon, 26 juin 2014, n° 13LY00883, D (consid. 4).