==>Notion
Parler de devoir de conseil plutôt que d’obligation de conseil ne relève pas d’une simple coquetterie terminologique. Ce glissement lexical signale une inflexion plus profonde dans la manière de concevoir la relation entre le distributeur d’assurance et son interlocuteur. Là où la notion d’obligation s’inscrit dans l’architecture classique du droit des contrats — créancier, débiteur, inexécution, responsabilité —, celle de devoir suggère une exigence plus vaste, moins circonscrite par les seules catégories juridiques. Le devoir renvoie à une posture professionnelle, à une attitude d’engagement éclairé qui excède le strict formalisme normatif.
En cela, le devoir se distingue de l’obligation par son enracinement dans une forme d’éthique de la relation, parfois qualifiée de déontologique, parfois pensée en termes fonctionnels. Là où l’obligation décrit un lien contraignant entre deux sujets de droit, le devoir incarne une norme d’attitude, qui traduit l’idée selon laquelle savoir implique responsabilité. Le distributeur ne se contente pas d’exécuter une prestation : il est supposé comprendre, anticiper, orienter. Il ne subit pas l’obligation, il assume un rôle.
De plus en plus présente dans la doctrine, cette terminologie s’affirme comme une manière d’exprimer que la norme juridique, ici, ne se contente pas d’ordonner un comportement mais qualifie une charge professionnelle spécifique, liée à l’asymétrie d’information, à la technicité du produit, à la vulnérabilité relative du preneur d’assurance. Le choix du mot devoir est donc porteur : il traduit une évolution du droit positif vers une exigence de comportement structurant l’identité même du professionnel, et non plus seulement les modalités de son engagement contractuel.
En somme, là où l’obligation engage juridiquement, le devoir engage ontologiquement le professionnel dans ce qu’il est et ce qu’il représente : un acteur du marché, certes, mais surtout un intermédiaire de confiance, un professionnel de l’éclairage dans un domaine complexe, opaque, parfois anxiogène. C’est dans cette perspective que doit être saisie la notion de devoir de conseil, telle qu’elle se dégage de l’article L. 521-4 du Code des assurances.
Loin de demeurer une pure construction doctrinale, cette exigence a désormais trouvé son assise dans un fondement textuel explicite. L’article L. 521-4 du Code des assurances érige le devoir de conseil en obligation précontractuelle autonome, engageant le professionnel dans une démarche active et personnalisée : il doit s’enquérir des exigences et des besoins exprimés par le client, apprécier la pertinence du contrat envisagé au regard de ces éléments, et émettre, le cas échéant, un avis motivé sur l’opportunité de souscrire. La directive du 20 janvier 2016, dont cette disposition est la transposition, conforte cette orientation en conférant au conseil une fonction structurante de l’acte de distribution.
La doctrine souligne cette spécificité. Ainsi, Hubert Groutel rappelle que le conseil « suppose une appréciation intellectuelle, une analyse comparative et une orientation active ». Il ne s’agit donc pas simplement de porter à la connaissance du souscripteur un contenu normatif ou contractuel, mais de l’accompagner, par une démarche de compréhension, vers la solution la mieux adaptée à sa situation. Le conseil se distingue de l’information par sa dimension qualitative, par l’effort d’intelligibilité et par l’intention d’orientation.
Dès lors, le devoir de conseil peut être défini comme l’exigence faite au professionnel d’accompagner le client dans son acte de souscription, par un processus d’analyse, de reformulation et de recommandation, en fonction des besoins qu’il a su exprimer ou que le professionnel a pu objectiver. Il ne s’agit pas simplement d’informer, ni même de prévenir : il s’agit d’aider à décider — ce qui suppose de faire preuve de compétence, de loyauté, et d’écoute.
==>L’évolution du devoir de conseil
Le devoir de conseil n’est pas une création législative ex nihilo. Il s’est d’abord construit dans le silence des textes, au fil d’une construction prétorienne, par laquelle la jurisprudence a progressivement imposé au professionnel de l’assurance une exigence de loyauté active à l’égard de son client. Ce mouvement, d’abord diffus, s’est nourri d’une logique d’équité et d’efficacité, à mesure que les juridictions, confrontées à des litiges mettant en cause des intermédiaires défaillants, en ont affirmé la nécessité.
Un arrêt précurseur mérite en ce sens d’être signalé. Dans un arrêt du 10 novembre 1964 (Cass. 1re civ., 10 nov. 1964, n°62-13.411), la Cour de cassation reconnaît explicitement que le courtier d’assurance, au regard de la relation de confiance nouée avec son client de longue date, ne saurait se soustraire à un rôle actif dans le suivi et l’évaluation des garanties souscrites. En l’espèce, la haute juridiction approuve les juges du fond d’avoir reproché au professionnel de ne pas avoir été, vis-à-vis de son client, « le guide sûr et le conseiller expérimenté qu’il aurait dû être ». Le manquement ainsi constaté n’était pas réductible à une simple omission, mais relevait d’une véritable défaillance dans l’exercice d’un rôle de vigilance et d’accompagnement. Par cette formule, la Haute juridiction anticipe déjà, en creux, ce que la doctrine qualifiera plus tard de devoir de conseil.
Cette position jurisprudentielle a ensuite connu un développement soutenu, notamment dans les années 1980. Ainsi, la responsabilité d’un agent général est retenue pour ne pas avoir proposé une garantie couvrant précisément les besoins exprimés par l’assuré (Cass. 1re civ., 6 mai 1981). Cette solution reposait encore sur le droit commun de la responsabilité, en particulier l’ancien article 1382 du Code civil, et n’exigeait pas nécessairement l’existence d’un contrat entre l’assuré lésé et le professionnel fautif.
C’est le droit européen qui viendra donner à cette exigence un fondement textuel spécifique. La directive du 9 décembre 2002 a amorcé la reconnaissance du conseil comme une composante autonome de la distribution d’assurance. Mais c’est la directive (UE) 2016/97 du 20 janvier 2016 (dite directive sur la distribution d’assurance, ou DDA) qui parachève cette reconnaissance. Elle définit expressément le conseil comme “la fourniture de recommandations personnalisées à un client, à sa demande ou à l’initiative du distributeur des produits d’assurance, au sujet d’un ou de plusieurs contrats d’assurance” (art. 2, § 15, DDA), et l’érige en exigence centrale du processus de distribution. La directive promeut ainsi une logique d’adéquation entre les caractéristiques du produit et les besoins propres du souscripteur, ce qui renforce la portée fonctionnelle du devoir de conseil.
Transposée à l’article L. 521-4 du Code des assurances, la définition du devoir de conseil issue de la directive (UE) 2016/97 s’impose aujourd’hui comme une règle juridique autonome, applicable à l’ensemble des professionnels de la distribution d’assurance, sans distinction de statut ou de mode d’intervention. Le texte français reprend fidèlement les exigences européennes en imposant au distributeur :
- de s’enquérir des exigences et des besoins exprimés par le client ;
- d’apprécier l’adéquation du contrat proposé à cette situation ;
- et, le cas échéant, de formuler un avis motivé sur l’opportunité de souscrire.
Cette transposition ne se limite pas à formaliser une pratique déjà existante : elle transforme la nature même de l’exigence. Ce qui relevait autrefois d’un impératif de loyauté, nourri par la jurisprudence et les usages professionnels, devient désormais une obligation légale précisément définie. Le conseil n’est plus laissé à l’appréciation du professionnel : il s’impose comme une condition incontournable de la validité de l’acte de distribution. Le droit n’invite plus à bien faire : il ordonne de faire bien.
==>La fonction du devoir de conseil
Le devoir de conseil ne saurait être relégué au rang d’exigence accessoire. Il ne s’agit pas d’un correctif périphérique, mais d’une exigence centrale, qui façonne la substance même de l’engagement contractuel. Sa raison d’être réside dans le déséquilibre structurel qui affecte la relation d’assurance : celle-ci oppose, d’un côté, un professionnel aguerri, doté d’une maîtrise technique, juridique et commerciale des produits assurantiels ; de l’autre, un souscripteur profane, dont la capacité à comprendre la portée des garanties proposées est limitée par son absence de compétence spécifique. Il ne s’agit donc pas de restaurer un équilibre abstrait, mais de garantir une adéquation réelle entre le contrat proposé et les besoins de l’assuré.
Aussi, contrairement à l’achat d’un bien tangible, l’assurance repose sur la promesse d’une protection future contre un aléa incertain, formulée à travers un contrat dont les stipulations techniques, exclusions, conditions et délais sont rarement pleinement maîtrisés par le client. Dans ce contexte, le devoir de conseil vise à rééquilibrer la relation en permettant au professionnel de traduire, clarifier et adapter l’offre à la situation concrète du souscripteur.
En amont de la conclusion du contrat, ce devoir poursuit une triple finalité :
- Identifier les besoins et contraintes spécifiques du client à travers un dialogue structuré,
- Adapter l’offre d’assurance à ces éléments, en écartant les produits inadaptés,
- Accompagner la décision du souscripteur, par une recommandation claire et motivée.
Il ne s’agit donc pas uniquement d’un exercice d’information descendante, mais d’un véritable travail de mise en adéquation, orienté vers la sécurité juridique et économique du preneur d’assurance. Ce rôle est d’autant plus crucial que l’inadéquation des garanties constitue l’une des principales sources de contentieux, notamment en cas de sinistre.
La jurisprudence l’a d’ailleurs expressément reconnu: le devoir de conseil ne se limite pas à la phase de souscription du contrat. Dans un arrêt du 5 juillet 2006, la Cour de cassation a affirmé que «?le devoir d’information et de conseil de l’agent d’assurance ne s’achève pas lors de la souscription du contrat?» (Cass. 2e civ., 5 juill. 2006, n° 04-10.273). Cette précision souligne la dimension évolutive du devoir de conseil, lequel ne s’épuise pas dans l’instant de la formation, mais accompagne la relation contractuelle dans la durée, en particulier lorsque survient une modification du contrat ou un changement dans la situation de l’assuré. Le conseil devient alors une exigence continue, réactivée par les événements, au service de l’adéquation permanente entre la garantie et les besoins.
Ainsi, le devoir de conseil remplit une double fonction essentielle. D’une part, une fonction réparatrice, en ce qu’il vise à corriger les déséquilibres informationnels structurels entre le professionnel et le souscripteur, notamment ceux liés à la complexité technique des produits et à l’opacité des clauses contractuelles. D’autre part, une fonction préventive, puisqu’il tend à éviter les litiges nés de garanties inadaptées, en s’assurant en amont que la solution proposée correspond effectivement aux besoins exprimés ou objectivés du client. Ce faisant, le devoir de conseil conduit à repenser la relation contractuelle au-delà du seul principe d’autonomie de la volonté. Il ne s’agit plus seulement de garantir la liberté de contracter, mais de veiller à ce que cette liberté s’exerce de manière éclairée, dans un cadre où l’asymétrie d’information est compensée par l’expertise et la diligence du professionnel. Le contrat ne procède plus d’un simple échange de consentements : il repose sur un processus d’accompagnement, destiné à assurer l’adéquation entre les besoins et exigences du candidat à l’assurance et la solution proposée.
==>Nature du devoir de conseil
Le devoir de conseil en assurance revêt une nature hybride, à l’intersection du droit des contrats, de la responsabilité, et de ce que la doctrine qualifie désormais, à juste titre, d’obligation professionnelle autonome.
Lorsque le distributeur (intermédiaire, agent général, courtier, ou encore assureur en vente directe) entretient avec le souscripteur un lien contractuel, la jurisprudence rattache classiquement le devoir de conseil au régime de la responsabilité contractuelle : l’inexécution du devoir ouvre droit à réparation en vertu des articles 1103, 1217 et 1231-1 du Code civil. À l’inverse, en l’absence de lien contractuel — notamment en présence d’un tiers souscripteur ou lorsque le professionnel agit au nom exclusif de l’assureur — le manquement au devoir de conseil engage la responsabilité délictuelle sur le fondement de l’article 1240 du Code civil.
Mais au-delà de cette dichotomie entre responsabilité contractuelle et responsabilité délictuelle, le devoir de conseil trouve son véritable fondement dans la fonction même du distributeur d’assurance. Il s’agit, en effet, d’une obligation inhérente à l’exercice professionnel, pesant sur quiconque propose ou présente un produit d’assurance, en raison de sa compétence technique et de la complexité des opérations qu’il met en œuvre au bénéfice d’un cocontractant, souvent profane ou insuffisamment informé.
Cette conception fonctionnelle du devoir de conseil a été précocement affirmée par la jurisprudence, notamment dans un arrêt de principe de la première chambre civile du 6 mai 1981 aux termes duquel la Cour de cassation a retenu la faute d’un agent général et de sa compagnie pour ne pas avoir orienté une entreprise débutante vers une assurance couvrant sa responsabilité décennale, alors même que celle-ci leur avait demandé de souscrire les garanties nécessaires à l’exercice de son activité (Cass. 1re civ., 6 mai 1981, n° 80-10.019).
Depuis, cette approche a été confirmée de manière constante, la Haute juridiction rappelant que le professionnel est tenu à une obligation de conseil non pas en vertu d’un quelconque mandat ou contrat particulier, mais « en sa qualité de professionnel de l’assurance mettant sa compétence à la disposition du public » (Cass. 1re civ., 28 oct. 1986).
À cet égard, le devoir de conseil revêt, par nature, le caractère d’une obligation de moyens : le distributeur n’est pas tenu de garantir un résultat – en l’occurrence, la souscription d’une couverture parfaitement adaptée – mais il doit déployer l’ensemble des diligences attendues d’un professionnel compétent pour proposer un contrat en adéquation avec les besoins et exigences exprimés et les caractéristiques personnelles du souscripteur.
Cependant, la mise en œuvre de cette obligation obéit à un régime probatoire dérogatoire. Contrairement au principe selon lequel la charge de la preuve incombe au demandeur, il appartient ici au distributeur – et non à l’assuré – de démontrer qu’il a bien satisfait à son devoir de conseil. Ce renversement de la charge de la preuve, consacré à l’article 1353, alinéa 2 du Code civil, a été clairement affirmé par la Cour de cassation (Cass. 1re civ., 25 févr. 1997, n° 94-19.685). Il se justifie par l’asymétrie d’information et de compétence entre un professionnel de l’assurance, rompu à la technicité des produits distribués, et un client qui, bien souvent, ne dispose ni des connaissances, ni des outils lui permettant d’apprécier seul la pertinence des garanties proposées.
En d’autres termes, il ne suffit pas d’avoir conseillé : encore faut-il être en mesure d’en rapporter la preuve, au moyen de documents écrits, de comptes rendus d’entretien ou de tout autre élément attestant des diligences accomplies pour identifier les besoins du souscripteur et lui recommander une couverture adaptée.
==>Règles applicables
Le devoir de conseil en matière d’assurance fait l’objet d’un encadrement juridique à la fois général et spécial. Il obéit, d’une part, à un ensemble de règles communes applicables à tous les produits d’assurance, qu’ils relèvent du domaine des assurances de dommages ou des assurances de personnes. Il est également soumis, d’autre part, à des dispositions spécifiques, destinées à régir plus strictement la distribution des contrats d’assurance vie et de capitalisation, en particulier lorsqu’ils comportent une valeur de rachat ou sont exprimés en unités de compte.
Les règles générales, issues des articles L. 521-1 à L. 521-4 du Code des assurances, organisent les obligations pesant sur tout distributeur : devoir d’agir au mieux des intérêts du souscripteur, recueil préalable des besoins, justification du conseil formulé. Ce socle normatif encadre la distribution de l’ensemble des produits d’assurance dans une perspective de protection du consentement et d’adéquation des garanties proposées.
Mais ce cadre commun a été complété par un régime particulier, applicable aux produits d’assurance vie comportant des valeurs de rachat, aux contrats exprimés en unités de compte, ainsi qu’aux contrats de capitalisation. Ces instruments, assimilés à des produits d’investissement fondés sur l’assurance, font l’objet de dispositions particulières aux articles L. 522-1 à L. 522-7 du Code des assurances.