Si le sinistre déclenche d’abord une obligation pour l’assureur — celle d’indemniser son assuré conformément au contrat —, il ouvre symétriquement des prérogatives qui tempèrent cette charge. L’assurance n’est pas un mécanisme à sens unique : elle repose sur un équilibre. L’assureur, tenu de verser l’indemnité, doit pouvoir, en retour, préserver ses intérêts et rétablir la charge définitive du dommage là où elle doit revenir.
Cette contrepartie s’exprime principalement à travers deux droits reconnus à l’assureur. Le premier est le recours subrogatoire, par lequel l’assureur, après paiement, se substitue à l’assuré pour agir contre le responsable du sinistre. Le second est le droit de résiliation, qui permet, dans certaines hypothèses, de mettre fin au contrat après sinistre afin de maîtriser le risque et d’éviter une aggravation future.
Ces prérogatives, différentes dans leur objet mais complémentaires dans leur fonction, rappellent que l’équilibre du rapport assurantiel ne réside pas seulement dans l’obligation d’indemniser : il suppose aussi que l’assureur conserve les moyens de limiter l’exposition au risque et de répercuter la charge du dommage sur son véritable débiteur.
Nous nous focaliserons ici sur les effets du recours subrogatoire de l’assureur.
a. Les effets à l’égard de l’assureur
Dès qu’il a versé l’indemnité, l’assureur est subrogé de plein droit dans les droits et actions de l’assuré contre le tiers responsable, à concurrence du paiement (C. civ., art. 1346-4 ; C. assur., art. L. 121-12). Il s’agit d’un mécanisme légal qui n’exige ni cession de créance ni quittance subrogative. La jurisprudence l’énonce avec constance : la simple production de la police et la preuve du règlement suffisent à établir la subrogation (Cass. 1re civ., 5 avr. 1978). Le transfert opère à la date du paiement et porte sur la créance telle qu’elle existait dans le patrimoine de l’assuré, avec ses accessoires, qu’il s’agisse des sûretés ou des clauses qui en renforçaient l’efficacité.
Depuis l’ordonnance du 10 février 2016, le Code civil encadre en outre l’opposabilité de la subrogation au débiteur. L’article 1346-5 dispose qu’elle ne produit ses effets à l’égard du tiers responsable qu’à condition qu’il en ait été informé, soit par une notification de l’assureur, soit parce qu’il a lui-même reconnu cette subrogation. Tant que cette information n’a pas été notitfiée, le tiers reste légitimement fondé à considérer que son seul créancier est l’assuré. Dans ce cas, il peut valablement s’acquitter entre ses mains, sans craindre d’être exposé à une nouvelle demande de l’assureur. Il pourrait même invoquer la compensation entre sa dette envers l’assuré et une créance qu’il détient sur lui, si les conditions étaient réunies avant qu’il n’ait eu connaissance de la subrogation (Cass. com., 23 juin 1992). C’est pourquoi il est essentiel, en pratique, que l’assureur avertisse sans délai le tiers responsable de son paiement, afin de sécuriser l’action récursoire et d’écarter toute extinction de la dette par un règlement intervenu directement entre les mains de l’assuré.
Le transfert de droits opéré par la subrogation ne se limite pas à la créance principale. Il englobe aussi ses accessoires, « à l’exception des droits exclusivement attachés à la personne » (C. civ., art. 1346-4). Sont ainsi transmis, outre l’action en responsabilité, les sûretés réelles ou personnelles attachées à la créance et les stipulations qui en garantissent l’exécution. La question des intérêts moratoires illustre bien cette extension. Dans un premier temps, la Cour de cassation a retenu, par un arrêt d’Assemblée plénière du 7 février 1986, que ces intérêts couraient à compter de la date d’émission de la quittance subrogative. Elle est ensuite revenue sur cette position pour appliquer la règle de droit commun, désormais posée par l’article 1231-6 (ancien art. 1153) du Code civil, selon laquelle les intérêts au taux légal ne courent qu’à compter de la mise en demeure adressée au débiteur (Cass. 1re civ., 7 mai 2002). Cela impose, en pratique, d’adresser rapidement une mise en demeure au tiers responsable ou à son assureur, afin de faire courir utilement les intérêts.
La mesure du recours suit par ailleurs exactement celle de l’indemnisation versée. Ainsi, en assurance incendie, la subrogation porte non seulement sur le montant des dommages matériels mais aussi sur les garanties annexes comme les frais de nettoyage ou les honoraires de l’expert d’assuré, dès lors qu’ils ont été effectivement réglés par l’assureur (Cass. 2e civ., 25 janv. 2024). À l’inverse, ne sont pas récupérables les sommes qui ne correspondent pas à la dette du responsable, telles que des débours sans cause ou des dommages-intérêts autonomes qui ne trouvent pas leur origine dans le sinistre indemnisé.
S’agissant des limites du recours, le principe directeur demeure classique : le subrogé n’a pas plus de droits que le subrogeant. L’assureur ne peut donc prétendre ni à une indemnisation supérieure à celle que l’assuré pouvait obtenir du tiers, ni à des droits que ce dernier n’avait pas (CE, 16 oct. 1995). Le recours est ainsi doublement borné : d’une part par le montant effectivement payé à l’assuré (C. civ., art. 1346-3 ; v. Cass. 1re civ., 21 févr. 2006, censurant un arrêt qui avait condamné le tiers à plus que le montant versé), d’autre part par l’assiette de la dette du responsable, l’assureur ne pouvant récupérer au-delà du préjudice juridiquement imputable au tiers (Cass. 2e civ., 5 avr. 2007). Parce qu’il reprend la position juridique de son assuré, l’assureur subrogé est également tenu par les stipulations qui liaient ce dernier au responsable : ainsi, une clause compromissoire convenue entre eux s’impose à l’assureur (Cass. 1re civ., 16 mars 2004). De même, si la responsabilité était partagée ou si une limitation contractuelle venait réduire le droit de l’assuré, le recours de l’assureur s’en trouve affecté (Cass. 2e civ., 24 oct. 2013).
L’exercice de ce recours obéit enfin à certaines règles procédurales. L’assureur peut agir seul, indépendamment de l’assuré, et choisir le moment pour se substituer à lui, y compris en intervenant en appel ou en introduisant une nouvelle instance après le paiement (Cass. 2e civ., 4 févr. 2010 ). Il n’a pas à attendre que la responsabilité de l’assuré ait été judiciairement constatée : le recours subrogatoire peut être exercé en l’absence de décision préalablement rendue (Cass. 3e civ., 25 avr. 2007). Mais la charge de la preuve pèse intégralement sur lui : il doit démontrer la responsabilité du tiers, établir l’existence du sinistre et son lien causal, et justifier du paiement, la simple mention « assureur subrogé » ne suffisant pas (Cass. 1re civ., 27 févr. 2001). En matière de coassurance, l’apériteur est présumé mandaté pour agir au nom de l’ensemble des coassureurs et peut réclamer le remboursement de la totalité de l’indemnité versée, sous réserve de produire la police ou son avenant mentionnant la coassurance et la quittance précisant la part de chacun (Cass. com., 21 nov. 2018). En revanche, la réassurance demeure sans incidence : elle ne fait pas obstacle au recours, l’assureur direct restant seul créancier et seul responsable à l’égard de l’assuré comme des tiers (CE, 31 mai 2021). Enfin, dans certaines hypothèses, notamment en assurance de responsabilité, l’assureur peut articuler la subrogation prévue à l’article L. 121-12 du Code des assurances avec celle de l’article 1346 du Code civil (ancien art. 1251, 3°), en se plaçant non seulement dans les droits de son assuré, mais aussi dans ceux de la victime. La jurisprudence administrative admet expressément cette double subrogation et considère que l’assureur exerce alors une action fondée sur les droits de la victime, avec toutes les exceptions qui auraient pu être opposées à celle-ci (CE, 20 déc. 2022).
b. Les effets à l’égard de l’assuré
La subrogation produit un effet immédiat : dès que l’assureur verse l’indemnité, l’assuré est dessaisi de ses droits contre le tiers responsable. Ceux-ci sont transmis à l’assureur, mais uniquement à hauteur de la somme payée (C. civ., art. 1346-4 ; C. assur., art. L. 121-12). L’assuré n’a donc plus la possibilité d’exercer une action personnelle contre l’auteur du dommage pour la part déjà indemnisée (Cass. 1re civ., 1er déc. 2009, n° 08-20.656). Cette règle répond à une exigence simple : éviter une double réparation d’un même préjudice, qui résulterait d’un cumul entre l’indemnité d’assurance et une action directe de la victime contre le responsable.
Ce dessaisissement n’est toutefois pas absolu. La jurisprudence et la doctrine ont reconnu plusieurs tempéraments qui permettent à l’assuré de conserver, dans certaines hypothèses, une capacité d’action résiduelle. Ainsi, l’assuré peut continuer à agir en justice, non pas en son nom propre, mais au nom de l’assureur subrogé, dès lors qu’une convention expresse ou tacite le prévoit. La Cour de cassation a admis qu’il puisse introduire ou poursuivre une action dans l’intérêt de son assureur, à condition d’établir l’existence d’un mandat ou d’une ratification (Cass. 1re civ., 29 avr. 1975). Ce mécanisme permet d’éviter les interruptions ou toutes autres difficultés procédurales qui pourraient survenir si l’assureur choisissait de ne pas agir lui-même.
De la même manière, tant que l’assureur n’a pas versé l’indemnité, l’assuré conserve ses droits contre le tiers responsable. La subrogation suppose un paiement préalable ; elle ne peut donc intervenir que pour les droits non encore exercés. La Cour administrative d’appel de Bordeaux a ainsi jugé que l’assureur ne saurait se substituer à l’assuré lorsque celui-ci a déjà engagé une action contre le responsable (CAA Bordeaux, 16 oct. 2001).
Une troisième hypothèse doit être envisagée : celle du paiement partiel. Lorsque l’assureur n’indemnise que partiellement le dommage, l’assuré conserve le droit d’agir pour la part non réglée. La subrogation ne s’exerce alors que dans la mesure exacte du paiement (C. civ., art. 1346-3). La Cour de cassation l’a rappelé avec fermeté, soulignant que l’assuré peut conserver un droit d’action pour le reliquat de sa créance (Cass. 1re civ., 27 févr. 2007). Dans cette situation, les actions de l’assuré et de l’assureur coexistent, chacune pour sa part, ce qui suppose parfois une coordination procédurale afin d’éviter les doublons et les contradictions.
En sens inverse, certaines situations peuvent compromettre les recours de l’assureur du fait même du comportement de l’assuré. L’article L. 121-12, alinéa 2 du Code des assurances prévoit d’ailleurs que l’assureur peut être privé de son recours si l’assuré a rendu la subrogation impossible. Il est de nombreuses illustrations de l’application de cette règle en jurisprudence. Ainsi, une déclaration tardive du sinistre peut empêcher l’assureur d’agir efficacement contre le responsable et entraîner la perte de son recours (Cass. 3e civ., 8 févr. 2018). De même, si l’assuré renonce contractuellement à tout recours au profit du tiers responsable, l’assureur est définitivement privé de toute action subrogatoire (Cass. 1re civ., 3 nov. 1993). La solution est identique lorsque l’assuré a reconnu sa propre responsabilité : cette reconnaissance lie l’assureur dans ses rapports avec le tiers et neutralise son recours. Enfin, la prescription acquise du droit d’agir contre le tiers s’impose également à l’assureur, qui ne dispose jamais d’un délai supérieur à celui dont aurait bénéficié son assuré (Cass. 2e civ., 17 déc. 2020).
c. Les effets à l’égard du tiers
La subrogation est sans incidence sur la situation du tiers responsable. Par un effet de stricte symétrie, le tiers peut opposer à l’assureur subrogé toutes les exceptions et moyens de défense qu’il aurait pu soulever à l’encontre de l’assuré. La Cour de cassation l’a rappelé à plusieurs reprises : l’assureur agit dans les droits de son assuré et ne saurait être investi de prérogatives supérieures (Cass. 1re civ., 12 déc. 1977).
Cette règle permet notamment au tiers d’invoquer la compensation (Cass. com., 14 janv. 1997), la prescription (Cass. 1re civ., 18 nov. 2003), ou encore les clauses contractuelles opposables à l’assuré. Ainsi, lorsqu’un contrat conclu entre l’assuré et le tiers comportait une clause compromissoire, celle-ci lie également l’assureur subrogé, qui doit respecter la voie de règlement des différends choisie par son assuré (Cass. 1re civ., 16 mars 2004). L’assureur ne peut donc se soustraire aux limites conventionnelles qui pesaient sur l’assuré.
Au-delà des exceptions procédurales ou substantielles, le tiers dispose également d’un droit de contestation du montant de la créance subrogatoire. Devant le Fonds de garantie des assurances obligatoires de dommages, l’auteur du dommage peut contester la somme réclamée dans un délai de trois mois à compter de la mise en demeure (C. assur., art. R. 421-16).
Dans son arrêt du 29 mai 2009, l’Assemblée plénière a posé un principe essentiel : “constitue un droit fondamental, en vue d’un procès équitable, le droit d’être pleinement informé de la faculté de contester devant un juge une transaction opposée à celui qui n’y était pas partie” (Cass. ass. plén., 29 mai 2009, n°08-11.422).
L’affaire concernait un conducteur non assuré, assigné par le Fonds de garantie des assurances obligatoires de dommages (FGAO) après que celui-ci eut indemnisé la victime d’un accident. Pour justifier sa demande, le Fonds avait adressé au responsable deux lettres recommandées mentionnant que le remboursement était demandé « conformément aux articles L. 421-3 et R. 421-16 du Code des assurances ». Toutefois, ces lettres se bornaient à citer les textes sans mentionner explicitement l’existence d’une transaction, ni préciser le droit de contester, le délai imparti pour le faire et le point de départ de ce délai.
La Cour de cassation a jugé que cette information était insuffisante. En l’absence de notification claire et complète, la transaction conclue entre le Fonds et l’assureur de la victime ne pouvait être opposée au responsable non assuré. En d’autres termes, ce dernier ne pouvait être tenu par un accord auquel il n’avait pas participé et dont il n’avait pas été informé de manière effective.
Pour autant, l’Assemblée plénière a rappelé que cette inopposabilité n’empêchait pas le Fonds d’agir sur un autre fondement : en vertu de l’article L. 421-3 du Code des assurances, le FGAO demeure subrogé dans les droits du créancier de l’indemnité contre l’auteur de l’accident. Même si la transaction ne lui était pas opposable, le recours subrogatoire subsistait et devait être examiné par le juge du fond.
Un raisonnement similaire s’applique au Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions (FGTI). Dans ce cadre, l’auteur de l’infraction peut contester le montant de l’indemnité réclamée par le fonds, dans la mesure exacte des droits qu’il aurait pu opposer à la victime subrogeante (Cass. crim., 11 janv. 2002). À défaut d’exercer cette faculté dans les délais prévus, il s’expose toutefois à la forclusion, ce qui confère au recours du fonds une force particulière.
Enfin, le tiers peut également faire valoir que la responsabilité de l’assuré-victime est engagée dans la réalisation du dommage. Cette circonstance réduit corrélativement le droit à remboursement de l’assureur subrogé. En effet, si la victime était partiellement responsable, l’assureur ne peut réclamer au tiers que la part correspondant à la responsabilité imputable à celui-ci, et doit supporter la réduction corrélative (Cass. 2e civ., 24 oct. 2013). La logique indemnitaire commande ainsi que le recours de l’assureur ne puisse excéder ce que la victime elle-même aurait pu obtenir après application des règles de partage de responsabilité.