Au cœur du contrat d’assurance, la prestation de l’assureur ne peut être versée qu’après une étape indispensable : l’évaluation du sinistre. Avant tout règlement, il faut mesurer la nature et l’ampleur des dommages afin de fixer l’indemnité due. Cette opération est cruciale : elle assure la correspondance entre la perte subie et la somme versée, en évitant à la fois l’appauvrissement de l’assuré et son enrichissement injustifié.
Deux mécanismes structurent cette évaluation : l’expertise amiable, qui repose sur la concertation des parties et permet souvent un règlement rapide, et l’expertise judiciaire, sollicitée lorsque le désaccord persiste et que l’intervention d’un juge devient nécessaire. Dans les deux cas, le principe du contradictoire constitue la garantie essentielle de la valeur probatoire des constats réalisés.
Une fois le sinistre évalué, reste à déterminer le montant de la prestation. La logique varie selon le type d’assurance : forfaitaire en assurance de personnes, indemnitaire en assurance de dommages. À ce stade, divers correctifs (plafonds, franchises, indexations) et règles particulières (TVA, affectation des fonds, pertes d’exploitation, valeur agréée, etc.) viennent préciser le calcul.
Enfin, se pose la question de l’exécution : qui doit payer, à qui, dans quels délais, et selon quelles modalités ? L’assureur est tenu de verser l’indemnité « dans le délai convenu » (C. assur., art. L. 113-5), mais la loi prévoit, dans certaines branches (incendie, dommages-ouvrage, automobile), des délais impératifs et des sanctions spécifiques en cas de retard, allant jusqu’au doublement du taux légal des intérêts.
Ainsi, de l’évaluation du dommage jusqu’au paiement effectif, la détermination et l’exécution de la prestation assurantielle mettent en jeu un ensemble articulé de règles techniques, contractuelles et légales, qui visent à concilier la protection de l’assuré et l’équilibre économique du système assurantiel.
A. La détermination de la prestation
1. L’évaluation du sinistre
L’indemnisation d’un sinistre ne peut intervenir qu’à la condition préalable que son étendue ait été évaluée. Avant de payer, l’assureur doit connaître la nature et le montant des dommages, et l’assuré doit pouvoir discuter les bases de calcul de l’indemnité qui lui sera allouée. Cette opération d’évaluation est donc au cœur du mécanisme indemnitaire : elle assure la correspondance entre la perte subie et la prestation due, tout en prévenant les risques d’abus ou d’enrichissement injustifié.
Dans la pratique, l’évaluation se décline selon l’ampleur et la complexité du sinistre. Pour les dommages de faible importance, le règlement s’effectue souvent de gré à gré : l’assuré transmet un devis ou une estimation des réparations, et l’assureur procède au remboursement, après déduction des éventuelles franchises, dans la limite de la garantie contractuelle. Ce mode de règlement, rapide et pragmatique, illustre l’esprit de confiance et de simplification qui préside aux sinistres courants.
Mais dès que les enjeux financiers s’élèvent ou que les circonstances sont discutées, la simple évaluation bilatérale ne suffit plus. L’assureur peut mandater un inspecteur ou un technicien afin de constater les pertes, et, en cas de désaccord persistant, les parties ont recours à une expertise. Celle-ci se situe alors à la croisée des chemins entre technique et droit : en s’appuyant sur les compétences d’un spécialiste, il s’agit de déterminer la réalité des dommages, d’en chiffrer les conséquences et de fonder l’indemnisation sur une base objectivée.
Ainsi, l’évaluation du sinistre suit une progression logique : lorsque les dommages sont modestes, elle se règle le plus souvent par un simple accord entre l’assuré et l’assureur ; en revanche, lorsque les pertes sont importantes ou contestées, elle nécessite l’intervention d’un expert. L’expertise peut alors être conduite amiablement, sous le contrôle des parties, ou judiciairement, sous l’autorité du juge. Ce passage du gré à gré à l’expertise traduit une hiérarchie des modes d’évaluation, proportionnée à la gravité du sinistre et à la difficulté de chiffrer les dommages.
1.1. L’expertise amiable
a. Nature et finalité de l’expertise amiable
L’évaluation du sinistre constitue le passage obligé de tout processus indemnitaire : sans chiffrage préalable des pertes, aucune indemnité ne peut être versée. La prestation de l’assureur dépend en effet de la traduction économique du dommage subi, qu’il s’agisse d’une indemnisation à caractère indemnitaire (assurance de dommages) ou forfaitaire (assurance de personnes). Or, si certains sinistres se prêtent à une estimation simple — par exemple un dégât des eaux mineur réglé sur la base d’un devis —, d’autres, par leur ampleur ou leur complexité, requièrent l’intervention d’un technicien spécialisé.
L’expertise amiable répond à cette nécessité. Elle se définit comme une opération technique, menée à la demande des parties, destinée à apprécier les causes, la consistance et le montant des dommages. Elle se situe ainsi à la charnière entre l’obligation déclarative de l’assuré et l’obligation de règlement de l’assureur.
Sa fonction est double : d’une part, elle éclaire l’assureur sur l’étendue de la prestation due en lui fournissant une base objective de calcul ; d’autre part, elle tend à rapprocher les positions des parties et à faciliter un accord sur le règlement du sinistre, en évitant autant que possible une judiciarisation du litige.
La pratique distingue plusieurs modalités d’expertise amiable :
- L’expertise unilatérale, initiée par une seule partie, généralement l’assureur qui mandate son expert ; elle permet d’obtenir rapidement une estimation mais sa valeur probatoire demeure limitée faute de contradictoire ;
- L’expertise contradictoire, lorsque chaque partie choisit son expert, les opérations se déroulant de façon concertée ; en cas de désaccord persistant, une tierce expertise peut être organisée afin de trancher le différend ;
- L’expertise conjointe, enfin, qui consiste à désigner d’un commun accord un expert unique chargé d’établir un rapport accepté par tous.
Ces distinctions, largement reprises par la doctrine et la jurisprudence (v. Cass. ch. mixte, 28 sept. 2012, n°11-18.710), traduisent l’importance accordée au principe du contradictoire: seule une expertise menée dans des conditions garantissant la participation des parties peut prétendre emporter l’adhésion du juge et servir de fondement probatoire suffisant.
Sur le plan juridique, la source principale de l’expertise amiable réside dans l’article L. 112-1 du Code des assurances, qui impose que les polices précisent « la procédure et les principes relatifs à l’estimation des dommages ». Autrement dit, c’est le contrat qui encadre le recours à l’expertise et en détermine les modalités pratiques (désignation de l’expert, délais, procédure de tierce expertise, etc.). De telles stipulations, loin d’être accessoires, conditionnent l’équilibre de la relation d’assurance, en ce qu’elles visent à assurer une estimation équitable des dommages et, partant, une indemnisation conforme au principe indemnitaire (art. L. 121-1 C. assur.).
En définitive, l’expertise amiable occupe une place intermédiaire : elle n’est pas une mesure judiciaire, mais elle dépasse le simple règlement de gré à gré. Elle constitue un instrument technique et probatoire destiné à rendre possible une indemnisation équitable, en conciliant les intérêts de l’assuré et de l’assureur.
b. Le statut et la mission des experts d’assurance
L’expertise amiable fait intervenir un professionnel chargé de donner une traduction technique et chiffrée du sinistre. Concrètement, il constate les causes et les circonstances de l’événement, évalue l’étendue des dommages et propose, le cas échéant, un montant d’indemnisation. Sa mission est donc d’apporter aux parties une base objective pour discuter et régler le sinistre. Mais parce que cet expert est généralement choisi et rémunéré par l’assureur, son statut, son indépendance et la portée juridique de son intervention suscitent de nombreuses interrogations.
==>La diversité des statuts
Selon les branches d’assurance, les experts mobilisés obéissent à des régimes distincts :
- L’expert automobile, dont la profession est encadrée par le Code de la route (art. L. 326-1 s.), doit être inscrit sur une liste préfectorale après vérification de sa qualification technique ;
- L’expert en construction, particulièrement sollicité dans le domaine de l’assurance dommages-ouvrage, voit son intervention organisée par des clauses types prévues à l’article A. 243-1 du Code des assurances ;
- L’expert médical, qui intervient en matière de dommages corporels, agit dans le cadre d’une expertise médico-légale, parfois controversée pour son manque de neutralité (v. not. V. Lambert-Faivre, Droit du dommage corporel).
Ces statuts spécifiques révèlent une constante : la recherche d’une compétence technique et d’une méthodologie reconnues, destinées à garantir l’objectivité des évaluations.
==>Le débat sur l’indépendance des experts
Malgré cette exigence de compétence, l’indépendance des experts d’assureurs fait l’objet de critiques persistantes. Mandatés et rémunérés par les compagnies, ils apparaissent souvent comme économiquement dépendants d’elles, ce qui suscite la défiance des assurés et des associations de consommateurs. Plusieurs auteurs ont dénoncé cette situation de «dépendance professionnelle » et de « dépendance économique ».
Il en résulte une pratique consistant, pour certains assurés, à recourir à des experts d’assurés, dont l’intervention vise à rétablir un équilibre face aux experts de compagnies. La doctrine relève cependant que cette « dualisation » des expertises entretient une méfiance réciproque et accroît les coûts sans toujours améliorer la qualité du règlement.
==>La qualification juridique du contrat d’expertise
Le lien juridique unissant l’assureur et l’expert a également été discuté.
Traditionnellement, il est analysé comme un contrat d’entreprise au sens de l’article 1710 du Code civil : l’expert s’engage à réaliser une prestation intellectuelle contre rémunération, en toute indépendance, sans représenter son donneur d’ordre (Cass. 1re civ., 19 févr. 1968 ).
Toutefois, la pratique entretient l’ambiguïté en présentant fréquemment l’expert comme «mandaté » par l’assureur. Certaines décisions ont d’ailleurs admis, dans des circonstances particulières, l’existence d’un mandat apparent, en ce sens que l’assuré pouvait légitimement croire que l’expert agissait au nom de la compagnie (Cass. 2e civ., 7 févr. 1993).
Cette ambivalence explique certaines dérives : il n’est pas rare que l’expert fasse signer à l’assuré une « lettre d’acceptation d’indemnité », assimilable à un règlement du sinistre, alors même qu’il n’a pas juridiquement pouvoir d’engager l’assureur
c. Le régime de l’expertise amiable
i. Principes directeurs
En assurance de dommages, l’indemnité doit refléter le préjudice : avant de payer, il faut donc mesurer le dommage. Les polices doivent d’ailleurs indiquer « la procédure et les principes relatifs à l’estimation », ce qui fonde contractuellement le recours à l’expertise amiable et en encadre le déroulement (art. L.112-1 C. assur.). Les auteurs rappellent à cet égard que l’expertise amiable et contradictoire constitue un outil de gestion du sinistre, organisé par le contrat et/ou les conventions inter-assureurs, distinct de l’expertise judiciaire et soumis à ses propres règles de force et de preuve.
Trois traits structurent le régime : (i) son caractère amiable (elle naît d’un accord des parties ou d’une clause de la police), (ii) sa vocation subsidiaire par rapport au simple règlement de gré à gré (on y recourt si l’accord fait défaut ou si l’enjeu est important), et surtout (iii) son caractère contradictoire, condition essentielle de recevabilité et de valeur probatoire.
ii. Formes de l’expertise amiable et portée probatoire
==>Expertise unilatérale
Lorsqu’un expert est mandaté par une seule partie — généralement l’assureur, parfois l’assuré —, on parle d’expertise unilatérale. Le rapport qui en résulte n’est pas nul en soi : il peut être versé aux débats et discuté devant le juge. La Cour de cassation a clairement posé qu’un tel rapport ne peut être écarté d’office dès lors qu’il est régulièrement produit et soumis à la contradiction (Cass. ch. mixte, 28 sept. 2012, n°11-18.710). Mais la même décision précise qu’il ne peut à lui seul fonder une décision de justice. Autrement dit, c’est une preuve recevable, mais intrinsèquement insuffisante.
Le juge ne pourra donc l’utiliser qu’en appui d’autres éléments de preuve (témoignages, documents, présomptions). La jurisprudence illustre cette position : la Cour de cassation a admis qu’un rapport unilatéral puisse être retenu « à titre de simple renseignement », mais jamais comme pièce unique (Cass. 1re civ., 28 janv. 2010). La règle a été réaffirmée récemment (Cass. 2e civ., 21 sept. 2023, n° 22-10.698).
En pratique, cela signifie que l’expertise unilatérale reste un outil utile pour éclairer le juge, mais qu’elle ne prend véritablement sa valeur que si elle est corroborée et si les parties ont eu l’occasion d’en discuter le contenu.
==>Expertise amiable menée contradictoirement
Lorsque l’expertise se déroule en respectant le principe du contradictoire, sa portée change radicalement. Le contradictoire suppose que toutes les parties concernées soient convoquées, qu’elles puissent présenter leurs observations (« dires »), accéder aux pièces utilisées par l’expert, et recevoir communication d’un pré-rapport avant le dépôt du rapport définitif. La Cour de cassation a ainsi exigé que les éléments techniques collectés par l’expert soient discutés avant le rapport final, faute de quoi l’expertise peut être écartée (Cass. 1re civ., 1er févr. 2012).
Si ces exigences sont respectées, la valeur probatoire du rapport est nettement renforcée. Le juge peut alors s’appuyer largement sur ses conclusions, sans être obligé de recourir à une expertise judiciaire complémentaire, dès lors qu’il s’estime suffisamment éclairé. En revanche, une expertise menée sans contradictoire ne peut pas être « rattrapée » simplement parce qu’elle est débattue ensuite devant le tribunal : dans ce cas, le rapport ne pourra pas suffire à lui seul pour fonder la décision.
Deux enseignements se dégagent de la jurisprudence :
- D’une part, même une partie qui n’a pas participé aux opérations d’expertise peut se voir opposer le rapport, à condition qu’elle ait ensuite eu la possibilité d’en discuter les conclusions devant le juge. La Cour de cassation a admis cette opposabilité, tout en exigeant souvent que le rapport soit conforté par d’autres preuves (par ex. Cass. crim., 13 déc. 2011).
- D’autre part, la simple production du rapport au cours de l’instance ne suffit pas : encore faut-il que les parties aient eu une véritable possibilité de débat sur les opérations d’expertise. Faute de quoi, le rapport est inopposable.
Enfin, le contradictoire n’impose pas une présence constante des parties à toutes les étapes matérielles de l’expertise. Certaines vérifications peuvent être effectuées sans elles, à condition que leurs résultats soient ensuite portés à leur connaissance et puissent donner lieu à observations (Cass. 2e civ., 13 janv. 2005).
==>Expertise conjointe (expert unique accepté des deux)
Lorsque les parties s’entendent pour confier la mission d’évaluation à un expert unique, on parle d’expertise conjointe. Cette modalité demeure une expertise amiable : elle ne produit pas, en elle-même, d’effet obligatoire à l’égard des tiers ni du juge. Toutefois, sa valeur probatoire est renforcée dès lors que le déroulement de l’expertise respecte les exigences du contradictoire. Cela suppose que l’expert convoque les parties, recueille leurs observations, leur communique un pré-rapport et, in fine, rédige un rapport définitif détaillant les méthodes employées, les chiffrages retenus ainsi que les éventuels points de désaccord.
Si malgré ces garanties un désaccord persiste, les polices d’assurance prévoient souvent la mise en œuvre d’une tierce expertise. Dans ce cas, chaque partie désigne son propre expert, et ces deux experts choisissent ensemble un troisième, appelé « tiers-expert », chargé de les départager. Les trois experts travaillent alors collégialement et arrêtent leurs conclusions à la majorité des voix. Lorsque les deux premiers experts ne parviennent pas à s’entendre sur le choix du tiers, ou si l’une des parties refuse de nommer son expert, le président du tribunal judiciaire (ou du tribunal de commerce compétent) peut procéder à cette désignation sur simple requête.
iii. Le déroulement de l’expertise amiable contradictoire
Le respect du contradictoire n’est pas un principe abstrait : il se traduit concrètement par une série d’étapes destinées à garantir l’équilibre de la procédure et l’opposabilité du rapport. L’expertise amiable contradictoire suit ainsi une méthodologie bien établie, que la doctrine et la pratique professionnelle décrivent avec précision.
La première étape consiste dans la désignation des experts. Chaque partie est libre de choisir le sien, dans les conditions prévues par la police. Certains contrats prévoient même des clauses de récusation, permettant d’écarter un expert dont l’indépendance serait mise en cause. Cette faculté constitue une première garantie d’équité.
Une fois désignés, les experts procèdent à la convocation des parties intéressées. L’assuré, l’assureur, mais aussi, le cas échéant, les tiers responsables ou leurs propres assureurs, doivent être appelés à participer aux opérations. C’est à ce stade que les pièces utiles à l’évaluation sont échangées afin que chacun dispose des mêmes informations.
Vient ensuite la phase de constatation matérielle. Les experts procèdent à l’inventaire des pertes et à l’évaluation des mesures de sauvetage. Cette étape est déterminante car elle fonde le chiffrage ultérieur de l’indemnité. Elle doit se dérouler en présence des parties ou, à tout le moins, donner lieu à un compte rendu qui puisse être discuté.
L’expertise se poursuit par la formulation d’observations (souvent appelées « dires »). Chaque partie peut commenter les constats, contester certains points et apporter des précisions. L’expert est alors tenu d’y répondre de manière motivée, garantissant que le débat technique ne soit pas réduit à une formalité.
Sur cette base, les experts procèdent à l’arrêté des dommages. Ils déterminent la valeur des biens ou le montant des pertes en suivant les principes prévus par le contrat (valeur à neuf, valeur vénale, modalités de calcul des pertes d’exploitation, etc.). La police d’assurance joue ici un rôle central puisqu’elle encadre la méthode de chiffrage.
Enfin, l’ensemble des opérations est consigné dans un procès-verbal d’expertise. Ce document reprend les constats, le chiffrage retenu et, le cas échéant, les divergences subsistantes entre les experts ou les parties. Il est ensuite communiqué à tous, de manière à ce que chacun puisse en débattre.
Ce formalisme n’a rien de superflu. Il constitue la traduction concrète du contradictoire et conditionne la recevabilité du rapport devant le juge. Un rapport qui ne respecterait pas ces garanties risquerait de perdre une grande partie de sa force probatoire. À l’inverse, lorsque toutes ces étapes sont respectées, le juge peut retenir les conclusions de l’expertise amiable comme base sérieuse et suffisante pour fixer l’indemnité due.
iv. La tierce expertise
Lorsque deux experts désignés par les parties ne parviennent pas à s’entendre sur l’évaluation des dommages, la procédure prévoit le recours à une tierce expertise. Il s’agit d’un mécanisme d’arbitrage technique destiné à départager les experts et à éviter que le litige ne bascule immédiatement devant le juge.
Concrètement, chacun des deux experts nommés par les parties choisit un tiers-expert chargé de trancher les divergences. Les trois experts travaillent alors de manière collégiale et rendent une décision adoptée à la majorité des voix. Ce mode de fonctionnement vise à garantir un équilibre : aucun expert ne peut imposer seul son analyse, et la solution résulte d’une confrontation argumentée entre professionnels.
Si les deux experts ne parviennent pas à s’accorder sur le choix du tiers, ou si l’une des parties refuse de désigner son propre expert, la loi prévoit une solution : le président du tribunal judiciaire ou du tribunal de commerce compétent peut procéder à cette nomination sur requête de la partie la plus diligente, après mise en demeure restée infructueuse.
La question des honoraires est également encadrée par les polices d’assurance. En règle générale, chaque partie supporte les frais de son expert et les honoraires du tiers-expert sont partagés par moitié. Ce partage a pour finalité d’inciter les parties à rechercher un accord préalable et à éviter de multiplier les coûts.
Ce dispositif, bien connu dans les assurances de dommages et même intégré à certaines conventions inter-assureurs, joue un rôle d’outil de régulation. En instituant un mécanisme d’arbitrage technique, il permet souvent de trouver une solution définitive sans passer par une expertise judiciaire. Cela participe à la célérité du règlement des sinistres et contribue à limiter les contentieux, tout en renforçant la confiance dans la valeur probatoire de l’expertise amiable.
v. Les effets de l’expertise amiable
L’expertise amiable, lorsqu’elle est régulièrement menée, produit des effets à deux niveaux : dans la relation contractuelle entre l’assureur et l’assuré, et dans le cadre d’un éventuel procès judiciaire.
==>Effets dans la relation contractuelle
Entre les parties au contrat, un rapport d’expertise amiable correctement conduit exerce un poids déterminant lors de la négociation de l’indemnité. Bien qu’il n’ait pas par lui-même de caractère obligatoire, il fournit une base technique difficilement contestable, surtout lorsqu’il est contradictoire. Certaines polices prévoient même que l’indemnisation soit conditionnée à la production d’un tel rapport. L’assureur conserve toutefois une marge d’appréciation : il peut décider de suivre les conclusions de l’expert ou, dans certains cas, de les discuter s’il estime qu’elles excèdent la garantie prévue par la police. L’expertise a donc valeur de référence, sans pour autant figer absolument le règlement du sinistre.
==>Effets dans le procès judiciaire
La valeur probatoire de l’expertise amiable varie selon les conditions dans lesquelles elle a été réalisée :
- Expertise unilatérale non contradictoire : le rapport doit être examiné par le juge s’il est régulièrement produit et soumis à la discussion des parties, mais il ne peut, à lui seul, fonder la décision. Il conserve donc une portée limitée, à titre de simple renseignement.
- Expertise amiable contradictoire : lorsque le contradictoire a été pleinement respecté, le rapport acquiert une force probatoire bien plus grande. La Cour de cassation a admis qu’un tel rapport puisse suffire à asseoir la décision du juge, sans qu’une expertise judiciaire complémentaire soit nécessaire (Cass. com., 19 nov. 2013).
Dans tous les cas, deux éléments sont décisifs pour apprécier la valeur de l’expertise amiable : d’une part, le respect des stipulations contractuelles qui organisent la procédure d’estimation (art. L. 112-1 C. assur.) ; d’autre part, la traçabilité du contradictoire (convocations, dires des parties, réponses de l’expert). Ces garanties conditionnent la recevabilité du rapport et la confiance que le juge pourra lui accorder.
d. Les modalités spécifiques de l’expertise amiable
Si le principe de l’expertise amiable est commun à toutes les assurances de dommages, sa mise en œuvre varie selon la nature du sinistre et les pratiques propres à chaque secteur. Les contrats d’assurance prévoient le plus souvent des procédures détaillées, destinées à encadrer le travail des experts et à garantir le respect du contradictoire.
i. Cadre commun
Dans la plupart des polices, chaque partie désigne un expert pour défendre ses intérêts. Les experts procèdent ensemble à l’évaluation des pertes, consignent leurs constatations dans un procès-verbal et, en cas de désaccord persistant, déclenchent une tierce expertise.
Ce mécanisme est d’ailleurs prévu par les articles 1592 et suivants du Code de procédure civile: un troisième expert est alors choisi d’un commun accord ou, à défaut, désigné par le président du tribunal judiciaire ou du tribunal de commerce compétent. Les trois experts statuent à la majorité, et leurs conclusions fixent la base technique de l’indemnisation. Ce système vise à éviter la judiciarisation immédiate et à conférer à l’expertise amiable une autorité renforcée.
ii. Règles spéciales
==>L’expertise en matière de pertes d’exploitation
Dans les assurances couvrant les pertes d’exploitation, la mission de l’expert se déroule en plusieurs phases.
- Immédiatement après le sinistre, l’expert procède à une estimation provisoire afin de permettre à l’assureur de verser, le cas échéant, des acomptes.
- Pendant la période d’interruption ou de ralentissement de l’activité, il suit l’évolution des données comptables (chiffre d’affaires, charges, marges) et apprécie l’opportunité des frais supplémentaires exposés par l’entreprise pour limiter ses pertes.
- Enfin, au terme de la période d’indemnisation, l’expert arrête le montant définitif de l’indemnité due.
==>L’expertise en assurance dommages-ouvrage
En matière de construction, le rôle de l’expertise amiable est encadré par les clauses types imposées par l’article A. 243-1 du Code des assurances. Ces clauses fixent une procédure stricte : désignation rapide d’un expert après la déclaration du sinistre, respect de délais impératifs pour la communication des conclusions, établissement d’un rapport motivé.
L’objectif est d’assurer une indemnisation rapide du maître d’ouvrage afin que les travaux de réparation puissent être entrepris sans attendre l’issue d’un éventuel contentieux. La Cour de cassation a confirmé que l’assureur dommages-ouvrage n’est pas systématiquement tenu de désigner un expert si la mise en jeu de la garantie apparaît manifestement injustifiée (Cass. 3e civ., 17 mars 2004, n° 02-17.355).
==>L’expertise automobile
Dans le domaine de l’automobile, l’expertise occupe une place centrale. Elle est encadrée par le Code de la route (art. L. 326-1 s.) et suppose que l’expert soit inscrit sur une liste préfectorale. Sa mission ne se limite pas au chiffrage des réparations : il doit également vérifier les conditions de sécurité du véhicule et, le cas échéant, délivrer une attestation de conformité. Ici encore, le contradictoire est essentiel, notamment lorsque l’assuré conteste le montant retenu pour la valeur de remplacement.
==>L’expertise médicale
En matière de dommages corporels, l’expertise médicale obéit à des règles spécifiques. Réalisée par un médecin-expert, elle consiste à apprécier l’état de santé de la victime, les séquelles, le taux d’incapacité et les besoins éventuels en assistance. La jurisprudence exige la mise en place effective d’une procédure contradictoire : la victime doit être convoquée, assister à l’examen et avoir la possibilité de se faire assister par son propre médecin-conseil. À défaut, le rapport médical risque d’être écarté ou fortement relativisé dans sa valeur probatoire.
==>Autres domaines particuliers
Au-delà des branches classiques, l’expertise amiable connaît des déclinaisons spécifiques adaptées aux besoins de certains secteurs.
En assurance des risques industriels, la technicité des installations impose souvent la présence de plusieurs experts spécialisés, issus de disciplines différentes (ingénierie, chimie, électronique, etc.). L’évaluation se fait alors de manière collective et pluridisciplinaire, afin de cerner avec précision la nature et l’ampleur des dommages.
Certaines polices prévoient en outre la prise en charge des honoraires d’experts d’assuré. Cette stipulation vise à rétablir l’équilibre du débat contradictoire, en permettant à l’assuré de se faire assister par son propre technicien face à l’expert mandaté par la compagnie. Ce mécanisme est particulièrement utile dans les sinistres complexes ou à fort enjeu financier.
Enfin, les conventions inter-assureurs ont parfois institué des procédures d’expertise simplifiées pour le règlement de sinistres collectifs ou de masse, notamment à la suite de catastrophes naturelles. Ces dispositifs permettent de raccourcir les délais et d’assurer une indemnisation rapide des victimes, sans sacrifier pour autant le principe du contradictoire.
Ainsi, l’expertise amiable ne se présente pas comme un modèle uniforme. Ses modalités varient selon la nature du risque, l’importance des dommages et les clauses contractuelles applicables. Mais derrière cette diversité, l’objectif demeure le même : offrir une évaluation contradictoire, précise et crédible des pertes subies, afin de faciliter une indemnisation rapide et équitable, sans qu’il soit nécessaire de recourir immédiatement à l’expertise judiciaire.
1.2. L’expertise judiciaire
L’évaluation d’un sinistre constitue une étape décisive dans le processus d’indemnisation. Elle permet de fixer le montant de la prestation due par l’assureur et, le cas échéant, de déterminer l’étendue des recours contre un tiers responsable. Lorsque l’expertise amiable aboutit à un accord, le règlement intervient rapidement, sans intervention du juge. Mais cette voie amiable échoue souvent : désaccord sur l’origine du dommage, contestation du montant des pertes, incertitude sur l’application de la garantie. Dans ces situations, seule l’expertise judiciaire permet de débloquer la discussion et d’éclairer le litige.
Encadrée par le Code de procédure civile (art. 143 et 232 s.), l’expertise judiciaire présente deux caractéristiques essentielles qui la distinguent de l’expertise amiable. D’une part, la désignation de l’expert relève du juge, qui choisit un technicien inscrit sur une liste officielle établie par les cours d’appel ou la Cour de cassation. Ce mode de désignation assure un contrôle institutionnel minimal de la compétence et de l’indépendance de l’expert. D’autre part, le rapport produit bénéficie d’une portée probatoire supérieure, car il est établi sous la surveillance du magistrat et dans le respect du contradictoire. Le juge reste libre dans son appréciation, mais il peut, s’il estime le rapport complet et rigoureux, fonder sa décision exclusivement sur ses conclusions — ce qui n’est pas admis pour une expertise amiable.
L’expertise judiciaire poursuit ainsi une double finalité. Elle fournit au juge l’éclairage technique indispensable pour statuer en connaissance de cause. Elle offre aussi aux parties un cadre contradictoire où chacun peut présenter ses observations et contester les éléments adverses, de sorte que le rapport final constitue une base commune de discussion. Ce double rôle, à la fois informatif et procédural, explique la place centrale de l’expertise judiciaire dans le règlement des litiges d’assurance.
Reste à examiner les conditions de recours à cette mesure, le déroulement de la mission d’expertise et les garanties offertes aux parties, ainsi que la valeur et les effets probatoires du rapport qui en résulte.
a. Le recours à l’expertise judiciaire
i. Les cas de recours à l’expertise judiciaire
Le recours à une expertise judiciaire est susceptible d’intervenir dans trois situations:
- L’échec ou l’insuffisance de l’expertise amiable
- L’expertise amiable constitue en principe la première étape d’évaluation des dommages.
- Mais elle peut se révéler inopérante : soit parce que les parties ne parviennent pas à s’accorder sur l’étendue des pertes ou sur le montant de l’indemnité, soit parce que l’assuré conteste les méthodes ou les conclusions de l’expert mandaté par l’assureur.
- Dans ce cas, seule une expertise judiciaire, placée sous l’autorité du juge, permet de trancher la contestation et de fournir un rapport opposable.
- Les contestations sérieuses sur le dommage ou sur la garantie
- Au-delà du désaccord sur le quantum, les parties peuvent diverger sur des questions plus fondamentales : la réalité du sinistre, son origine, le lien de causalité entre l’événement et les dommages, ou encore l’application de la garantie (validité de la police, exclusions, plafonds de garantie).
- Dans ces hypothèses, l’évaluation dépasse le cadre technique d’une expertise amiable et exige l’intervention d’un technicien commis par le juge.
- La conservation de la preuve avant tout procès
- Le Code de procédure civile permet de recourir à une expertise avant même toute saisine au fond, afin de conserver ou d’établir une preuve susceptible de disparaître ou de se dénaturer (art. 145 C. pr. civ.).
- Ce référé-expertise est fréquemment utilisé en assurance, notamment après un incendie, un dégât des eaux ou un accident industriel, lorsque les constatations doivent être réalisées rapidement.
- Le juge des référés, saisi à bref délai, désigne alors un expert chargé de procéder aux investigations techniques, de constater l’état des lieux et de recueillir les éléments nécessaires pour un éventuel procès ultérieur.
ii. Fondements de l’expertise judiciaire et statuts des experts
L’expertise judiciaire trouve son fondement dans les articles 143 et 232 et suivants du Code de procédure civile. L’article 143 confère au juge le pouvoir d’ordonner toute mesure d’instruction « légalement admissible », tandis que l’article 232 prévoit expressément la possibilité de commettre un technicien pour éclairer le tribunal sur des éléments techniques. Le juge conserve une large liberté d’appréciation pour décider de l’opportunité d’une expertise, mais il doit définir avec précision la mission confiée à l’expert.
La qualité d’expert judiciaire est régie par la loi du 29 juin 1971 et le décret du 23 décembre 2004. Ces textes instituent un système d’inscription sur des listes d’experts tenues au niveau des cours d’appel et de la Cour de cassation. L’inscription est soumise à des conditions de compétence, de moralité et d’expérience, et elle est révisée périodiquement. Cette organisation vise à assurer le sérieux, l’impartialité et la compétence des experts appelés à intervenir dans les procédures judiciaires.
En pratique, le juge choisit l’expert sur la liste établie par la cour d’appel dans le ressort de laquelle il statue, ou sur la liste nationale tenue par la Cour de cassation. Cette inscription constitue une garantie institutionnelle : elle atteste que l’expert dispose des connaissances techniques requises et qu’il a satisfait aux exigences de compétence et de probité fixées par les textes. Toutefois, le juge conserve la faculté de désigner un expert extérieur aux listes, dès lors que les circonstances le justifient, mais cette désignation reste exceptionnelle.
L’expert judiciaire n’agit pas de manière autonome : sa mission est strictement définie par l’ordonnance de désignation. Il ne dispose pas du pouvoir de trancher le litige, mais uniquement d’éclairer le juge par des constatations, analyses et évaluations techniques. Sa fonction est donc limitée à l’information, et son rapport ne lie pas le tribunal, qui conserve toujours son pouvoir souverain d’appréciation.
b. Le déroulement de l’expertise judiciaire
i. La désignation et la mission de l’expert
L’expertise judiciaire débute par la désignation de l’expert par le juge. Cette désignation peut intervenir soit en référé, sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile lorsqu’il s’agit de conserver ou d’établir une preuve avant tout procès, soit au cours de l’instance au fond, sur le fondement des articles 232 et suivants du même code. Le juge choisit en principe l’expert sur les listes établies par les cours d’appel ou par la Cour de cassation, garantissant ainsi que le technicien retenu dispose des compétences techniques et de l’expérience nécessaires.
La mission de l’expert est définie par l’ordonnance de désignation. Cette mission doit être précise et circonscrire le champ de l’intervention : constater des faits, analyser les causes du sinistre, chiffrer les dommages ou répondre à des questions techniques déterminées. L’expert n’a pas pour rôle de trancher le litige ni d’interpréter le contrat, mais uniquement de fournir au juge des éléments techniques pour éclairer sa décision. Cette limitation découle directement du principe selon lequel l’expertise est une mesure d’instruction et non un transfert de pouvoir juridictionnel.
ii. Le principe du contradictoire
Le déroulement de l’expertise judiciaire repose sur le respect scrupuleux du contradictoire, consacré par l’article 16 du Code de procédure civile. Dès sa désignation, l’expert convoque toutes les parties intéressées afin qu’elles puissent participer aux opérations et présenter leurs observations. Les pièces communiquées par une partie doivent être transmises à l’ensemble des autres, afin que chacune dispose des mêmes éléments pour débattre.
Les opérations techniques sont organisées de manière à assurer un débat effectif. Dans la pratique, l’expert procède souvent à la rédaction d’un pré-rapport dans lequel il expose ses premières constatations et propositions. Ce document est soumis aux observations des parties, qui peuvent formuler leurs “dires” par écrit. L’expert est tenu d’y répondre de manière motivée, et cette correspondance doit figurer dans le rapport final. Cette phase de discussion écrite est essentielle : elle garantit que les arguments et contestations des parties ont été entendus et examinés.
Le contradictoire s’applique également aux investigations matérielles. Si l’expert effectue seul certaines vérifications ou essais techniques, il doit ensuite en communiquer les résultats aux parties afin qu’elles puissent en débattre avant le dépôt du rapport. La jurisprudence admet que toutes les opérations ne nécessitent pas la présence constante des parties, mais impose que les résultats essentiels soient soumis à discussion contradictoire avant que le rapport ne soit remis au juge (Cass. 2e civ., 13 janv. 2005).
Focus: les dires dans l’expertise judiciaire
==>Définition et fonction
Le dire est un écrit adressé par une partie (ou son conseil) à l’expert judiciaire pendant le déroulement de l’expertise. Il s’agit d’une observation, d’une demande ou d’une contestation relative aux opérations en cours. Les dires constituent l’outil par excellence du contradictoire: ils permettent aux parties d’exprimer leurs arguments techniques ou juridiques, de réagir aux constatations de l’expert ou aux observations adverses, et d’infléchir le contenu du rapport final.
En pratique, tout ce qui n’est pas formulé dans un dire risque de ne pas apparaître dans le rapport. C’est pourquoi les praticiens considèrent qu’un dossier d’expertise se “joue” largement par la qualité et la pertinence des dires.
==>Cadre procédural
Le Code de procédure civile ne définit pas expressément le dire, mais son existence découle du principe du contradictoire (art. 16 CPC). L’expert doit recueillir les observations écrites des parties, y répondre de manière motivée, et annexer l’ensemble de ces documents à son rapport. La jurisprudence est constante : un rapport d’expertise est irrégulier si l’expert ne répond pas aux dires qui lui ont été adressés (Cass. 2e civ., 8 juin 2000).
Ainsi, le dire est un droit pour les parties et une obligation de prise en compte pour l’expert.
==>Contenu et rédaction
Un dire peut porter sur différents aspects de la mission :
- contester la méthode retenue par l’expert (par ex. valeur de remplacement au lieu du coût de réparation) ;
- demander une précision ou une vérification complémentaire ;
- produire une pièce technique ou comptable et exiger qu’elle soit intégrée au débat ;
- réagir à une observation de l’expert ou à l’argument de la partie adverse ;
- soulever une difficulté de procédure (absence de convocation, dépassement de mission, etc.).
Sur la forme, le dire doit être rédigé de manière claire et concise. La pratique recommande :
- un intitulé précis (Dire n° 1 de la société X relatif à la méthode d’évaluation du préjudice) ;
- un exposé factuel court et objectif ;
- des arguments structurés, idéalement appuyés sur des pièces jointes ;
- une conclusion sous forme de demande (nous sollicitons que l’expert retienne la méthode Y, ou à défaut motive les raisons de son refus).
L’expert doit ensuite répondre point par point et annexer le dire ainsi que sa réponse au rapport.
==>Les canons d’usage en pratique
La pratique judiciaire a dégagé quelques règles implicites, qui constituent les “canons” de l’usage des dires :
- La traçabilité : tout dire doit être envoyé simultanément à l’expert et aux autres parties (souvent par mail avec copie, parfois par RPVA en expertise civile).
- La numérotation : il est d’usage de numéroter les dires dans l’ordre chronologique (Dire n°1, Dire n°2…), ce qui facilite le suivi par l’expert et par le juge.
- La réactivité : un dire doit être rédigé rapidement après la réunion ou la réception d’un pré-rapport, afin de peser réellement sur les conclusions de l’expert.
- La sobriété : un dire n’est pas un mémoire d’avocat. Il doit rester centré sur l’objet technique de l’expertise, même si l’argumentaire juridique peut y apparaître en filigrane. Les développements trop longs ou polémiques sont contre-productifs.
- La conservation : les dires et les réponses de l’expert font partie intégrante du rapport et constituent des pièces de la procédure. Ils doivent donc être conservés avec soin et pourront être produits devant le juge.
iii. Le rôle du juge dans le contrôle de l’expertise
L’expert agit sous la supervision du juge, qui demeure le maître de la mesure d’instruction. Dans certaines juridictions, un magistrat est expressément désigné comme juge du contrôle des expertises. Il est chargé de veiller au bon déroulement des opérations et de statuer sur les incidents qui peuvent survenir.
Ces incidents sont variés : une partie peut demander la récusation de l’expert en cas de doute sur son impartialité, solliciter sa substitution pour cause d’empêchement, ou contester la régularité de certaines opérations. Le juge du contrôle tranche également les difficultés relatives au calendrier ou aux prorogations de délais.
La question des frais et honoraires fait également partie de la supervision du juge. Lors de la désignation, celui-ci fixe une consignation à verser à titre de provision sur la rémunération de l’expert (art. 269 C. pr. civ.). Les honoraires définitifs sont ensuite taxés par ordonnance, en fonction de la durée des opérations, de leur complexité et de l’utilité du rapport pour la solution du litige. Cette taxation peut faire l’objet d’un recours. La répartition finale des frais entre les parties relève du jugement au fond, qui peut en mettre la charge à la partie perdante ou décider d’un partage en fonction des circonstances.
c. Les sanctions en cas d’irrégularité
i. La solution dégagée par la jurisprudence
La jurisprudence a longtemps hésité sur la sanction applicable en cas d’irrégularité dans la conduite d’une expertise judiciaire. Certains arrêts retenaient que le rapport était purement inopposable à la partie qui n’avait pas pu participer aux opérations. D’autres, au contraire, considéraient qu’il devait être pris en compte comme une preuve parmi d’autres, le juge restant libre de l’apprécier.
Cette incertitude a été levée par un arrêt important rendu par la Cour de cassation, réunie en chambre mixte, le 28 septembre 2012. L’affaire concernait un assureur qui réclamait l’indemnisation d’un sinistre sur la base d’un rapport établi par l’expert qu’il avait mandaté seul. Ses prétentions reposaient uniquement sur ce document. La cour d’appel avait écarté le rapport en raison de son caractère non contradictoire.
Saisie d’un pourvoi, la Cour de cassation a confirmé la décision en posant une règle désormais constante :
« si le juge ne peut refuser d’examiner une pièce régulièrement versée aux débats et soumise à la discussion contradictoire, il ne peut se fonder exclusivement sur une expertise réalisée à la demande de l’une des parties » (Cass. ch. mixte, 28 sept. 2012, n° 11-18.710).
Cette solution écarte l’idée d’une inopposabilité automatique : un rapport unilatéral produit régulièrement aux débats et discuté contradictoirement doit être pris en considération. Mais il ne peut suffire, à lui seul, à fonder la décision du juge.
La sanction n’est donc pas l’exclusion de la pièce, mais son utilisation limitée : elle ne peut constituer le seul support de la décision. Juridiquement, l’irrégularité relève du régime des nullités de procédure prévu à l’article 175 du Code de procédure civile. Le rapport reste présent dans le débat, mais il doit être complété ou corroboré par d’autres éléments pour emporter la conviction du juge.
ii. L’exigence d’un grief pour obtenir la nullité
L’arrêt de la chambre mixte du 28 septembre 2012 a confirmé que l’irrégularité d’une expertise judiciaire n’entraîne pas automatiquement son annulation. Pour qu’une nullité soit prononcée, la partie qui la demande doit démontrer l’existence d’un grief, c’est-à-dire prouver que la violation du contradictoire a réellement porté atteinte à ses droits de défense.
La jurisprudence fournit plusieurs exemples. Lorsqu’une partie n’a pas été convoquée à une réunion d’expertise, elle est privée de la possibilité de présenter ses arguments ou de contester les constatations de l’expert : le grief est alors évident, et la nullité du rapport doit être prononcée. De même, si l’expert procède à des vérifications techniques sans en communiquer les résultats aux parties pour qu’elles puissent en débattre, le principe du contradictoire est méconnu et le rapport est frappé de nullité (Cass. 1re civ., 1er févr. 2012).
En revanche, certaines irrégularités ne suffisent pas à justifier la nullité. Un retard dans l’envoi d’une convocation, une erreur matérielle corrigée avant la réunion, ou tout autre incident sans conséquence réelle sur la possibilité de participer utilement aux opérations ne constituent pas un grief au sens de l’article 175 du Code de procédure civile. Dans ces hypothèses, le rapport reste valable et peut être pris en compte par le juge.
d. La force probante et l’opposabilité de l’expertise judiciaire
L’expertise judiciaire, ordonnée par le juge, bénéficie d’une autorité particulière. Conduite par un expert inscrit sur une liste et agissant sous le contrôle juridictionnel, elle constitue un élément de preuve essentiel. Si le juge conserve son pouvoir souverain d’appréciation, il peut, lorsqu’il estime le rapport complet et contradictoire, fonder sa décision uniquement sur ses conclusions. Cette force probante distingue l’expertise judiciaire de l’expertise amiable, dont la portée demeure limitée.
A cet égard, dans un arrêt du 19 juin 1991, la Cour de cassation a précisé que l’expertise judiciaire est opposable à l’assureur dès lors qu’il a eu connaissance du rapport et la possibilité d’en discuter les conclusions, sauf fraude. Dans cette affaire, un assureur contestait l’opposabilité d’une expertise judiciaire au motif qu’il n’avait pas été partie à la procédure ayant abouti à la désignation de l’expert. La Cour de cassation a censuré cette position et jugé que « la décision judiciaire, qui condamne un assuré à raison de sa responsabilité, constitue pour l’assureur, qui a garanti celle-ci, la réalisation, tant dans son principe que dans son étendue, du risque couvert ; il en découle que l’assureur qui, en connaissance des résultats de l’expertise dont le but était d’établir la réalité et l’étendue du sinistre, a eu la possibilité d’en discuter les conclusions, ne peut, sauf s’il y a eu fraude à son encontre, soutenir qu’elle lui est inopposable. » (Cass. 3e civ., 19 juin 1991, n°89-16.599).
Autrement dit, dès lors qu’une partie a eu la possibilité de discuter contradictoirement le rapport, elle ne peut plus contester son opposabilité. Le seul fait de ne pas avoir été formellement partie à la désignation de l’expert ne suffit pas à écarter ses conclusions.
La question se pose également lorsqu’un rapport a été réalisé dans une autre procédure (par exemple devant le juge pénal ou dans une instance civile distincte). Sur ce point, la Cour de cassation a admis, dans un arrêt du 22 novembre 2012, qu’une expertise ordonnée dans une autre instance peut être utilisée dans un procès ultérieur à condition d’être régulièrement versée aux débats et soumise à la discussion contradictoire des parties (Cass. 2e civ., 22 nov. 2012, n°10-26.198 10).
La Haute juridiction a rejeté l’argument selon lequel un tel rapport, établi dans un autre cadre procédural, serait inopposable : tant que les parties au nouveau litige peuvent le contester et débattre de ses conclusions, le juge peut s’y référer.
Cette jurisprudence a été confirmée à plusieurs reprises (Cass. 2e civ., 29 sept. 2016).
En définitive, la valeur probatoire d’une expertise judiciaire repose entièrement sur le respect du contradictoire.
- Lorsque les parties ont été régulièrement convoquées et ont pu participer aux opérations — en présentant des dires, en répondant aux observations adverses et en discutant les méthodes retenues —, le rapport est pleinement opposable : il peut être retenu comme élément central de la décision.
- Lorsqu’un rapport provient d’une autre instance, il peut également être utilisé dans un nouveau litige, à la condition d’être produit aux débats et soumis à la discussion contradictoire. Dans ce cas, le juge peut s’y appuyer sans qu’il soit nécessaire d’ordonner une nouvelle expertise.
- En revanche, si le contradictoire a été méconnu, par exemple en cas d’absence de convocation d’une partie ou de non-communication des vérifications techniques, le rapport ne peut pas être utilisé comme fondement de la décision. Sa portée probatoire est alors très limitée, sinon quasi nulle.
2. Détermination du montant de la prestation
2.1. Les principes directeurs gouvernant la détermination du montant de la prestation
a. Le principe indemnitaire
i. Assurances de dommages vs assurances de personnes
La détermination du montant de la prestation d’assurance obéit à deux logiques radicalement différentes, selon que l’on se trouve en présence d’une assurance de personnes ou d’une assurance de dommages.
Dans les assurances de personnes – à l’exception de l’assurance-vie qui relève d’un régime spécifique – prévaut le principe forfaitaire. L’article L. 131-1, alinéa 1er du Code des assurances dispose que « les sommes assurées sont fixées par le contrat ». Concrètement, l’assureur s’engage à verser un capital ou une rente dont le montant est déterminé dès la conclusion du contrat, sans considération du préjudice réellement subi. Ainsi, un contrat d’accident peut prévoir le versement d’un capital déterminé en cas de décès ou d’invalidité, indépendamment des pertes économiques ou patrimoniales effectivement constatées. La jurisprudence confirme cette autonomie : la prestation contractuelle ne s’impute pas sur l’indemnité réparant un dommage corporel allouée en droit commun ; elle se cumule avec celle-ci (Cass. 2e civ., 23 sept. 1999, n° 97-21.279). Certes, la Cour de cassation a admis que certaines garanties de personnes pouvaient revêtir un caractère indemnitaire, mais il s’agit d’exceptions. En principe, la prestation demeure forfaitaire : son montant est fixé par avance et non ajusté en fonction du dommage.
Les assurances de dommages obéissent, à l’inverse, au principe indemnitaire, énoncé à l’article L. 121-1 du Code des assurances : « l’assurance relative aux biens est un contrat d’indemnité ; l’indemnité due par l’assureur à l’assuré ne peut pas dépasser le montant de la valeur de la chose assurée au moment du sinistre ». Ici, le contrat a pour fonction de replacer l’assuré dans la situation où il se trouvait avant le sinistre, sans gain ni perte. Le montant de l’indemnité doit donc correspondre exactement au dommage subi. La Cour de cassation veille à l’application stricte de ce principe : l’indemnité doit être limitée à la valeur réelle du bien au jour du sinistre, même si un capital déclaré ou une valeur agréée a été stipulé (Cass. 1re civ., 13 mai 1997, n°95-15.237). De même, dans les assurances en valeur à neuf, conçues pour compenser la dépréciation liée à l’usage et au temps, le versement du complément d’indemnité n’est possible que si l’assuré procède effectivement à la reconstruction ou au remplacement du bien. Ce complément n’est pas automatique : il est subordonné à la justification des travaux, généralement par la production de factures (Cass. 1re civ., 4 déc. 2001, n°98-18.766).
En définitive, deux logiques distinctes coexistent. Les assurances de personnes reposent sur un mécanisme forfaitaire : la prestation – capital ou rente – est fixée par avance, sans lien direct avec l’ampleur du dommage. À l’inverse, les assurances de dommages obéissent au principe de la réparation intégrale : l’indemnité doit replacer l’assuré dans la situation qui était la sienne avant le sinistre, ni plus ni moins. L’assuré ne peut tirer bénéfice de la réalisation du risque, mais il doit être indemnisé de l’intégralité de la perte subie, dans les limites légales et contractuelles.
C’est pourquoi la question de l’évaluation du montant de la prestation se pose avant tout en assurance de dommages. Dans les assurances de personnes, le montant est déterminé ex ante par le contrat, et il n’y a pas lieu de rechercher la correspondance avec un préjudice concret. En revanche, en assurance de dommages, l’indemnité varie nécessairement en fonction de la valeur du bien ou de l’étendue du dommage. Il faut donc fixer avec précision le moment et les modalités de cette évaluation, afin de garantir le respect du principe indemnitaire et d’éviter à la fois l’enrichissement de l’assuré et son appauvrissement injustifié.
ii. Le moment de l’évaluation
La mise en œuvre du principe indemnitaire suppose de déterminer à quel moment la valeur du dommage doit être appréciée. Cette question est centrale en assurance de dommages, puisque l’indemnité doit correspondre à la perte réellement subie, sans excéder ni réduire cette perte. Elle s’efface en revanche dans les assurances de personnes, où la prestation est fixée d’avance par le contrat, indépendamment de toute référence à un dommage concret.
En assurance de biens, le principe indemnitaire impose que l’indemnité soit calculée en fonction de la valeur de la chose au moment du sinistre. L’article L. 121-1 du Code des assurances le rappelle expressément : l’indemnité « ne peut pas dépasser le montant de la valeur de la chose assurée au moment du sinistre ».
La Cour de cassation veille à ce que cette règle soit strictement appliquée. Dans une affaire concernant le vol de pièces d’or acquises en Turquie, la Cour d’appel avait évalué l’indemnité en convertissant la valeur des factures selon le taux de change en vigueur au jour de sa décision, et non à la date du sinistre. La Deuxième chambre civile a cassé l’arrêt, en jugeant qu’« il ne pouvait être procédé à la conversion selon le taux applicable au jour de la décision » et que seule la valeur du bien au jour du sinistre devait être retenue (Cass. 2e civ., 8 juill. 2021, n° 20-10.575).
Cette solution illustre le rôle protecteur du principe indemnitaire : l’indemnité doit refléter la perte réellement subie par l’assuré au moment où le risque se réalise. La fixation par référence à un élément ultérieur, tel qu’un taux de change ou une variation de marché, revient à altérer cette correspondance et à rompre l’équilibre voulu par le législateur.
En assurance de responsabilité, la logique est différente. L’indemnité ne vise pas à compenser la perte d’un bien de l’assuré, mais à réparer le préjudice subi par un tiers du fait de l’assuré. Or ce préjudice peut évoluer dans le temps : il peut s’aggraver ou, au contraire, se consolider. Figer l’évaluation au seul jour du fait générateur reviendrait à indemniser un dommage partiel ou hypothétique.
C’est précisément ce qu’a rappelé la Cour de cassation dans une affaire où le propriétaire d’un véhicule de collection détruit lors d’une tempête recherchait la garantie de l’assureur responsabilité civile du garagiste qui en avait la garde. La Cour d’appel avait limité l’indemnité à la valeur du véhicule au jour du sinistre, sur le fondement de l’article L. 121-1 du Code des assurances. La Cour de cassation a censuré cette décision : elle a jugé que, dès lors que l’action tendait à la réparation du préjudice sur le fondement de la responsabilité civile, le dommage devait être évalué au jour de la décision, et non au jour du sinistre (Cass. 2e civ., 12 mai 2010, n° 09-12.056).
Cette solution illustre la spécificité de l’assurance de responsabilité : l’indemnité doit refléter le préjudice réellement éprouvé par la victime au moment où le juge statue, conformément au principe de réparation intégrale, et non une évaluation figée à la date du fait générateur.
Ainsi, le moment de l’évaluation traduit la finalité propre de chaque type d’assurance : dans l’assurance de biens, assurer la stricte compensation d’une perte patrimoniale constatée à un instant donné ; dans l’assurance de responsabilité, indemniser un préjudice évolutif, apprécié au moment où il est définitivement reconnu par le juge.
b. Les correctifs au principe indemnitaire
Si le principe indemnitaire interdit toute indemnisation excédant la valeur réelle de la perte, son application ne se fait pas dans l’absolu. Il est encadré et modulé par un ensemble de règles qui en assurent la mise en œuvre concrète. Certaines sont d’origine légale : elles précisent par exemple si l’indemnité doit être calculée toutes taxes comprises ou hors taxes, ou encore si l’assuré est libre d’affecter les fonds perçus à l’usage de son choix. D’autres correctifs relèvent de la liberté contractuelle : plafonds de garantie, franchises ou règles proportionnelles viennent ajuster la charge de l’assureur et déterminer la part laissée à la charge de l’assuré.
Ces mécanismes, qu’ils soient légaux ou conventionnels, traduisent une même exigence : assurer le respect du principe indemnitaire en évitant tout enrichissement injustifié de l’assuré, tout en permettant aux parties d’aménager la portée de la garantie dans des limites admises par la loi.
i. Les correctifs légaux
Le principe indemnitaire, posé par l’article L. 121-1 du Code des assurances, veut que l’indemnité corresponde à la valeur du bien au moment du sinistre, sans excéder le dommage réel. Mais sa mise en œuvre pratique appelle certains ajustements, que le législateur et la jurisprudence ont précisés. Deux points principaux se dégagent : la question de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) et celle du libre emploi des fonds d’indemnisation.
==>La question de la TVA
Le traitement de la TVA illustre la recherche d’un équilibre entre respect du principe indemnitaire et neutralité fiscale. L’indemnité doit refléter la dépense réelle que l’assuré devra engager pour remettre le bien en état, ce qui dépend de sa situation au regard de la TVA.
Lorsque l’assuré n’est pas assujetti à la TVA et ne peut donc pas la récupérer, l’indemnité doit être calculée toutes taxes comprises. La Cour de cassation l’a jugé dans une affaire où l’assuré n’avait pas justifié de son assujettissement : faute de preuve, l’indemnité a été fixée hors taxe (Cass. 1re civ., 15 janv. 2002, n° 98-20.945). L’assuré doit donc démontrer qu’il supporte effectivement la taxe pour obtenir une indemnité TTC.
À l’inverse, lorsque l’assuré est assujetti à la TVA, il peut la déduire ou la récupérer ; l’indemnité est alors calculée hors taxes, afin d’éviter tout enrichissement indu (Cass. 1re civ., 15 déc. 1998, n° 96-20.969).
Des situations particulières ont été précisées : si l’assuré était assujetti à la TVA au moment du sinistre mais qu’il a cessé de l’être avant le règlement de l’indemnité, celle-ci doit inclure la taxe, puisqu’il n’est plus en mesure de la récupérer (Cass. 1re civ., 1er déc. 1998, n° 96-21.278).
Pour les personnes morales de droit public, le Conseil d’État et la Cour de cassation imposent également une indemnisation TTC. En effet, le FCTVA (fonds de compensation de la TVA) ne permet pas une récupération intégrale et immédiate de la taxe. Dès lors, l’assureur doit indemniser sur la base du coût TTC des travaux (CE, 19 avr. 1991).
Enfin, dans le domaine spécifique du crédit-bail, le Conseil d’État a jugé que les indemnités versées à la société de crédit-bail pour compenser la perte de véhicules loués n’avaient pas à être soumises à la TVA. Ces indemnités ne rémunèrent pas une prestation de services, mais visent uniquement à compenser une perte patrimoniale (CE, 29 juill. 1998).
Il ressort de cette jurisprudence que le traitement de la TVA constitue un véritable correctif légal au principe indemnitaire, garantissant que l’indemnité couvre les charges réelles de l’assuré, sans constituer une source de profit.
==>Le libre emploi des fonds
Autre correctif légal : la détermination de la liberté dont dispose l’assuré dans l’usage de l’indemnité perçue. En principe, la Cour de cassation reconnaît à l’assuré une liberté totale: il n’est pas tenu de consacrer les sommes versées à la remise en état du bien endommagé, ni de justifier de l’usage des fonds. L’indemnité compense le préjudice patrimonial causé par le sinistre, mais son affectation relève du choix de l’assuré (Cass. 3e civ., 7 déc. 1994).
Cette liberté connaît toutefois des exceptions, dictées par des considérations d’ordre public :
En matière d’assurance dommages-ouvrage, l’article L. 242-1 du Code des assurances impose que l’indemnité soit affectée au financement des travaux de réparation des désordres de nature décennale. La Cour de cassation a confirmé que cette affectation obligatoire écarte la règle de libre disposition (Cass. 3e civ., 17 déc. 2003, n° 01-17.608).
En matière de dommages environnementaux, l’article L. 121-17 du Code des assurances prévoit que les indemnités perçues pour des dommages causés à un immeuble bâti doivent être utilisées pour la remise en état de l’immeuble ou de son terrain, d’une manière compatible avec l’environnement. La Cour de cassation a précisé que ce texte s’applique à toutes les assurances de dommages, et non aux seules catastrophes naturelles (Cass. 2e civ., 18 avr. 2019, n° 18-13.371). Elle a également jugé que si le versement de l’indemnité n’est pas subordonné à la réalisation préalable des travaux, l’assureur peut obtenir restitution si l’assuré n’a pas affecté les sommes aux mesures prescrites par arrêté municipal (Cass. 2e civ., 29 mars 2006, n° 05-10.841).
Ces exceptions demeurent limitées, mais elles soulignent que le principe de libre emploi cède lorsqu’il existe une exigence supérieure d’intérêt général – protection des acquéreurs d’immeubles, sécurité environnementale – qui justifie de contraindre l’assuré à affecter les fonds perçus à une finalité déterminée.
ii. Les correctifs conventionnels
Au-delà des limites fixées par la loi, le principe indemnitaire peut encore être aménagé par les stipulations contractuelles. Ces ajustements, très répandus dans la pratique, permettent d’adapter l’étendue de la couverture aux besoins de l’assuré et à la stratégie de l’assureur. Mais cette liberté n’est pas absolue : les clauses ne sont admises qu’à la condition de préserver l’essence du contrat d’indemnité, c’est-à-dire garantir la réparation du dommage subi, sans procurer à l’assuré un gain indu ni réduire la garantie à néant.
==>Les plafonds de garantie
Le plafond de garantie fixe la limite maximale d’indemnisation à la charge de l’assureur. Il peut être stipulé par sinistre ou par année d’assurance.
- Le plafond par sinistre borne l’engagement de l’assureur pour chaque événement garanti.
- Le plafond annuel, quant à lui, s’épuise au fur et à mesure des règlements et peut laisser l’assuré sans couverture si plusieurs sinistres surviennent dans l’année.
La jurisprudence admet la validité de ces clauses, sauf lorsque la loi en exclut expressément l’application. Ainsi, il est interdit de limiter contractuellement la garantie en assurance de responsabilité décennale des constructeurs, en raison de son caractère obligatoire et d’ordre public (Cass. 3e civ., 4 janv. 1996, n° 93-17.646).
En revanche, dans les autres assurances, le plafond joue pleinement. La Cour de cassation l’a confirmé, en jugeant que le plafond fixé au contrat constitue la limite de l’indemnisation due, quel que soit le nombre de sinistres ou de victimes (Cass. 1re civ., 23 nov. 1999, n°97-22.150). Le fait que l’assureur règle, ponctuellement, une somme excédant le plafond contractuel n’implique pas qu’il ait renoncé à se prévaloir de cette limite. La Cour de cassation a rappelé que de tels paiements, effectués dans le cadre de la gestion du sinistre, n’équivalent pas à une renonciation non équivoque au plafond stipulé (Cass. 2e civ., 8 juill. 2004, n° 03-13.923).
==>Les franchises
Autre outil de modulation, la franchise désigne la part du dommage laissée à la charge de l’assuré. Elle permet de responsabiliser l’assuré et de limiter la fréquence des règlements.
Les techniques sont variées :
- Franchise simple (ou relative) : le sinistre n’est indemnisé que s’il dépasse le montant de la franchise, mais il est alors couvert intégralement.
- Exemple : avec une franchise simple de 1 000 €, un sinistre de 800 € ne donne lieu à aucune indemnité. Mais si le sinistre atteint 6 000 €, l’assureur indemnise 6 000 € en totalité.
- Franchise absolue : l’indemnité correspond au dommage diminué du montant de la franchise, quel que soit son niveau.
- Exemple : pour une franchise absolue de 1 000 €, un dommage de 6 000 € sera indemnisé à hauteur de 5 000 € ; un dommage de 800 € ne donnera lieu à aucune indemnisation.
- Franchise en valeur : exprimée en euros ou indexée, elle fixe un seuil en dessous duquel l’assureur n’intervient pas.
- Exemple : si la franchise en valeur est fixée à 500 €, tout dommage inférieur à ce montant reste à la charge de l’assuré ; au-delà, seule la part excédant 500 € est indemnisée (selon qu’il s’agit d’une franchise simple ou absolue).
- Franchise proportionnelle : calculée en pourcentage du dommage ou de l’indemnité, elle peut être défavorable à l’assuré.
- Exemple : une police prévoit une franchise proportionnelle de 15 % du montant du sinistre. Si l’assuré subit un dommage évalué à 100 000 €, l’indemnité sera réduite de 15 000 €, et il ne percevra que 85 000 €. En cas de sinistre plus important, par exemple 400 000 €, la franchise atteint 60 000 €, laissant une charge particulièrement lourde à l’assuré.
- La Cour de cassation a rappelé que de telles clauses sont inopposables lorsqu’elles conduisent à priver la garantie de tout contenu effectif (Cass. 1re civ., 16 oct. 1990, n°88-17.513).
- Franchise en durée : courante en assurance perte d’exploitation ou assurance maladie, elle exclut la couverture des pertes survenues pendant une période initiale (par exemple, les dix premiers jours d’interruption).
- Exemple : une police perte d’exploitation prévoit une franchise de 10 jours. Si l’activité est interrompue pendant 15 jours, seuls les 5 derniers jours seront indemnisés.
Si ces clauses sont admises, elles doivent néanmoins respecter le principe indemnitaire: elles ne peuvent avoir pour effet de rendre illusoire la garantie consentie.
==>La règle proportionnelle de capitaux
Enfin, le principe indemnitaire trouve un prolongement dans la règle proportionnelle de capitaux, prévue à l’article L. 121-5 du Code des assurances. Lorsque la valeur réelle du bien au jour du sinistre est supérieure au capital assuré, l’assuré est réputé rester son propre assureur pour l’excédent et supporte une part proportionnelle du dommage. Ce mécanisme sanctionne la sous-assurance.
La jurisprudence a précisé que cette règle ne constitue pas une aggravation de risque et qu’elle est donc distincte de la règle proportionnelle de prime de l’article L. 113-9 (Cass. 1re civ., 8 juill. 1986, n° 84-14.714). Elle peut même être opposée au tiers lésé lorsque l’assuré est en mesure de déterminer le capital à garantir, comme en matière de responsabilité du déménageur (Cass. 1re civ., 28 juin 1989, n° 85-16.790).
Toutefois, des dérogations conventionnelles sont admises. Ainsi, lorsque les capitaux assurés ont fait l’objet d’une estimation préalable par un expert agréé, l’assureur renonce en principe à l’application de la règle proportionnelle. Dans ce cas, les biens sont indemnisés pour leur valeur déclarée, sous réserve de la vétusté et des franchises prévues au contrat.
2.2. Les méthodes d’évaluation de l’indemnité selon l’objet couvert
a. Bâtiments
S’agissant des bâtiments, l’indemnité est en principe calculée d’après la valeur de reconstruction au jour du sinistre, déduction faite de la vétusté et en incluant les honoraires d’architecte. Cette valeur, souvent qualifiée de « valeur d’usage », incarne l’application stricte du principe indemnitaire posé par l’article L. 121-1 du Code des assurances.
Toutefois, de nombreux contrats prévoient une couverture en valeur à neuf, destinée à replacer l’assuré dans la situation la plus proche possible de celle qui aurait été la sienne si le sinistre n’avait pas eu lieu. Dans ce cas, le versement du complément entre la valeur d’usage et la valeur à neuf est subordonné à la reconstruction effective du bien, qui doit être justifiée par la production de factures. La Cour de cassation a d’ailleurs rappelé que, faute de reconstruction, l’assuré ne pouvait prétendre qu’au montant vétusté déduite (Cass. 1re civ., 4 déc. 2001, n° 98-18.766). En pratique, ce complément est souvent plafonné : il se limite à la valeur d’usage majorée d’un pourcentage fixé par le contrat, le plus souvent 25 %. Ainsi, seuls les immeubles dont la vétusté est inférieure à ce seuil seront intégralement indemnisés « à neuf ».
La question de la reconstruction se heurte parfois aux contraintes d’urbanisme. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la simple inconstructibilité d’une zone ne fait pas obstacle, en soi, à la reconstruction à l’identique d’un bâtiment détruit par un sinistre. Seules des dispositions expresses de la réglementation locale, justifiées par des motifs impérieux – notamment de sécurité publique – peuvent légalement interdire la reconstruction (CE, 8 nov. 2017). En outre, certaines polices prévoient une garantie des frais de reconstitution, destinée à compenser l’écart de coût résultant de l’inflation entre la date du sinistre et celle des travaux. Ce mécanisme, qui dépasse la stricte logique indemnitaire, est toutefois plafonné : l’indemnité ne peut excéder un pourcentage de la valeur à neuf au jour du sinistre, souvent limité à 30 %.
b. Mobilier personnel
Pour ce qui concerne le mobilier personnel, l’évaluation après sinistre se fait d’ordinaire à la valeur de remplacement au jour du sinistre, vétusté déduite. Là encore, une option de couverture « en valeur à neuf » peut être souscrite, soit au jour du sinistre, soit au jour de la reconstitution, afin de prendre en compte l’évolution ultérieure des prix.
Sur le terrain probatoire, la Cour de cassation a jugé que l’assureur ne pouvait exiger la production de factures d’achat lorsque le contrat n’imposait pas une telle formalité (Cass. 2e civ., 7 févr. 2019, n° 17-31.256). Quant aux objets précieux – bijoux, tableaux, collections – ils peuvent être couverts sur la base d’une valeur agréée. L’assuré fait alors établir une expertise préalable, généralement valable trois ans, qui fixe par avance le montant de l’indemnité en cas de sinistre total. En cas de sinistre partiel, la moins-value est déterminée soit par les mêmes experts, soit de gré à gré entre les parties, mais toujours sous le contrôle du principe indemnitaire, qui interdit de dépasser la valeur réelle du bien au jour du sinistre.
c. Matériel (professionnel)
S’agissant du matériel professionnel, la règle est comparable à celle du mobilier: l’indemnisation correspond à la valeur de remplacement par un matériel d’état et de rendement identiques, frais de transport et d’installation inclus. Le contrat peut également prévoir une couverture en valeur à neuf, au jour du sinistre ou au jour de la reconstitution. Ce type de clause vise à protéger l’entreprise contre les effets de l’obsolescence technique et à lui permettre de maintenir la continuité de son exploitation.
d. Marchandises
Pour les marchandises, le mode d’évaluation varie selon leur nature et leur état de transformation. Les matières premières, les emballages et les approvisionnements sont indemnisés d’après leur prix d’achat, apprécié au dernier cours précédant le sinistre, frais de transport et de manutention compris. Les produits semi-ouvrés, en cours de fabrication ou achevés sont, quant à eux, évalués sur la base de leur coût de production, lequel inclut le prix des matières et composants utilisés, les frais de fabrication déjà engagés et une quote-part des frais généraux de production, à l’exclusion toutefois des frais de distribution.
e. Appareils électriques et électroniques (risques industriels, artisanaux, commerciaux)
Les appareils électriques et électroniques, utilisés dans un cadre industriel, artisanal ou commercial, obéissent à une logique particulière. La garantie s’étend aux machines, moteurs et canalisations électriques (à l’exception des réseaux enterrés).
En cas de destruction totale, le dommage est évalué à la valeur de remplacement à neuf par un matériel équivalent, mais diminuée d’un abattement pour vétusté calculé selon un barème forfaitaire par année écoulée depuis la sortie d’usine ou l’installation. Il convient encore de retrancher la valeur de sauvetage. Les contrats comportent fréquemment des exclusions, notamment pour les dommages internes aux machines, ceux liés aux intempéries sur les toitures, ou encore pour les véhicules et objets dont la valeur ne s’amoindrit pas avec le temps, tels que bijoux ou œuvres d’art.
f. Espèces, titres et autres valeurs
S’agissant des espèces, titres et autres valeurs, la couverture est strictement encadrée. Elle suppose en principe que ces biens soient conservés dans des meubles réfractaires agréés et elle est plafonnée au capital fixé aux conditions particulières. Les règles d’évaluation dépendent de la nature du support : pour les titres cotés, l’indemnisation se fait aux cours officiels de la dernière séance boursière précédant le sinistre ; pour les titres nominatifs, elle porte essentiellement sur les frais d’opposition et de remplacement, ainsi que sur les pertes d’intérêts liées à un ajournement.
Pour les autres valeurs, la garantie est limitée aux frais de procédure de remplacement. Dans tous les cas, l’assuré doit établir l’existence et la valeur des biens détruits ou volés, et l’assureur n’est tenu de verser l’indemnité qu’après preuve de l’échec des procédures d’opposition ou de publication. La jurisprudence précise que la règle proportionnelle de capitaux prévue à l’article L. 121-5 du Code des assurances n’est pas applicable à ce type de garantie, ce qui illustre son caractère spécifique.
g. Supports d’information (documents, données)
Les supports d’information, qu’il s’agisse de documents ou de données, sont indemnisés sur la base des justificatifs de reconstitution ou de remplacement (factures, mémoires), dans un délai qui ne peut excéder deux ans à compter du sinistre. Des acomptes peuvent être versés au fur et à mesure des opérations de reconstitution, mais à la condition que l’assuré en rapporte la preuve.
h. “Valeur à dire d’expert” / Valeur agréée (régime général)
En raison de la difficulté d’évaluer certains biens, la pratique a développé le mécanisme de la valeur agréée, dite « à dire d’expert ». Une expertise préalable est alors réalisée, donnant lieu à un état descriptif annexé au contrat et signé par les parties, généralement valable pour une durée de trois ans. Lorsque le bien est détruit ou perdu, la valeur fixée lors de cette expertise détermine directement le montant de l’indemnité, sans qu’il soit nécessaire de procéder à une nouvelle estimation. En cas de dommage partiel, la moins-value est en principe arrêtée par les mêmes experts ; à défaut d’accord, elle peut être fixée par d’autres experts ou, en dernier ressort, par le juge.
Certains contrats vont encore plus loin en prévoyant que, même en cas d’atteinte limitée, l’assureur verse la valeur totale prévue à l’inventaire, à la condition que l’assuré lui transfère la propriété de l’objet endommagé. Si l’assuré préfère conserver le bien, l’indemnité se limite alors à la moins-value convenue avec l’assureur.
Quoi qu’il en soit, la valeur agréée reste enfermée dans les limites du principe indemnitaire : elle ne peut jamais conduire à une indemnisation supérieure à la valeur réelle du bien au jour du dommage (Cass. 1re civ., 13 mai 1997, n° 95-15.237).
i. Postes complémentaires liés au sinistre
L’indemnisation ne se limite pas à la seule réparation des biens sinistrés : elle peut également couvrir des postes complémentaires. C’est le cas, tout d’abord, des honoraires d’expert engagés par l’assuré, dont le remboursement est prévu par de nombreux contrats, sous réserve des conditions générales applicables. S’ajoutent les frais techniques rendus nécessaires par la reconstruction : honoraires d’architectes, de décorateurs, de bureaux d’études, d’ingénierie ou de contrôle technique, à condition que leur intervention soit jugée indispensable « à dire d’expert ». Ces remboursements peuvent toutefois être plafonnés par le contrat.
À cela s’ajoute, dans certaines hypothèses, la prise en charge de la prime d’assurance dommages-ouvrage rendue obligatoire par les articles L. 242-1 et L. 242-2 du Code des assurances. Lorsque des travaux sont imposés par le sinistre, cette prime peut être remboursée à l’assuré, sous réserve qu’elle ait été effectivement payée, et dans la limite fixée contractuellement.
j. Pertes de loyers
Les contrats couvrent parfois la perte de loyers résultant de l’inoccupation temporaire des locaux sinistrés. L’indemnité est alors calculée d’après le temps nécessaire à la remise en état, déterminé « à dire d’expert », et dans la limite d’une durée généralement fixée à une année. La garantie n’inclut pas le défaut de location après achèvement des travaux et n’est exigible qu’une fois les locaux remis en état. L’indemnisation est en outre plafonnée à la somme prévue aux conditions particulières. Si, au jour du sinistre, la valeur locative annuelle excède le capital assuré, la règle proportionnelle de capitaux prévue à l’article L. 121-5 s’applique, réduisant l’indemnité en proportion du défaut d’assurance.
k. Pertes indirectes
Peuvent également être indemnisées les pertes indirectes subies par l’assuré. Deux modalités coexistent. Dans la formule forfaitaire, l’assureur verse une somme correspondant à un pourcentage de l’indemnité allouée pour les biens endommagés (bâtiments, matériel, marchandises). Ce mécanisme cesse de plein droit en cas de chômage ou de cessation d’activité, l’assuré étant alors remboursé de la portion de prime afférente à la période non couverte, sauf s’il maintient le paiement de son personnel pendant une période n’excédant pas trente jours. Dans la formule fondée sur justificatifs, l’assuré doit établir la réalité et le montant des pertes au moyen de factures, devis, mémoires ou bulletins de salaire, l’indemnité correspondant alors aux frais effectivement supportés.
l. Spécificités utiles de chiffrage (rappels jurisprudentiels)
La jurisprudence est venue préciser certaines règles de chiffrage. La Cour de cassation rappelle que l’indemnité doit être fixée à la valeur des biens au jour du sinistre, et non à celle constatée au jour de la décision judiciaire (Cass. 2e civ., 8 juill. 2021, n° 20-10.575). Lorsque le bien a été acquis à l’état d’épave puis réparé, la valeur augmentée par les travaux effectués doit être prise en compte pour le calcul de l’indemnité (Cass. 2e civ., 11 sept. 2008, n° 07-15.171). Enfin, s’agissant d’un fonds de commerce, la garantie doit être appréciée en fonction de sa valeur réelle au moment du sinistre, dans la limite du capital déclaré au contrat (Cass. 1re civ., 13 mai 1997, n° 95-15.237).
m. Capitaux assurés et indexation (impact sur l’assiette)
Enfin, dans les polices indexées, l’assiette de l’indemnisation évolue automatiquement en fonction d’un indice choisi par les parties. Les capitaux assurés, les franchises, les limitations contractuelles et même les primes sont ainsi révisés à chaque échéance. Les capitaux à retenir au jour du sinistre sont ceux figurant dans le dernier avenant ou, à défaut, dans la police initiale, actualisés selon la valeur de l’indice mentionnée sur la dernière quittance intervenue avant le sinistre. Ce mécanisme permet de maintenir l’équilibre du contrat face à l’érosion monétaire et fixe le plafond maximal de l’indemnité, avant application des autres mécanismes de limitation comme les franchises ou la règle proportionnelle.
B. L’exécution de la prestation
L’assurance ne prend tout son sens qu’au stade de son exécution. La promesse de garantie donnée lors de la conclusion du contrat doit, au moment du sinistre, se traduire par le versement effectif de la prestation due. C’est à ce stade que se mesure l’utilité économique du mécanisme assurantiel : assurer la réparation rapide et certaine des conséquences du risque garanti.
Le Code des assurances fixe un cadre général. L’article L.113-5 impose à l’assureur d’exécuter son obligation « dans le délai convenu ». À défaut de précision contractuelle, la jurisprudence et certaines dispositions spéciales (incendie, catastrophes naturelles, dommages-ouvrage, etc.) viennent encadrer la date d’exigibilité.
L’exécution soulève plusieurs questions pratiques : qui est débiteur et qui est créancier de la prestation ? À quel moment l’indemnité devient-elle exigible ? Peut-on en obtenir une partie par provision, avant la liquidation définitive du sinistre ? Quelles sont les conséquences d’un retard de paiement, en termes d’intérêts moratoires ou de dommages-intérêts ? Enfin, quels événements peuvent retarder ou empêcher le règlement ?
C’est autour de ces interrogations que s’organise l’analyse de l’exécution de la prestation d’assurance.
1. Les parties intéressées au paiement de l’indemnité
a. Le débiteur de la prestation
Le débiteur naturel de l’indemnité d’assurance est l’assureur. La loi lui impose d’exécuter sa prestation « dans le délai convenu » (C. assur., art. L.113-5), délai qui doit être expressément prévu par la police (art. R.*112-1). Cette obligation se déclenche lors de la réalisation du risque ou à l’échéance prévue du contrat. Elle est toutefois strictement bornée: l’assureur n’est jamais tenu au-delà des limites fixées par la convention, notamment les plafonds de garantie stipulés.
La situation se complexifie lorsque plusieurs assureurs sont engagés sur un même risque. En cas de coassurance, chacun d’eux n’est tenu que pour la part qu’il a acceptée, sans solidarité entre eux (Cass. 2e civ., 12 mai 2011, n° 10-18.399). L’assureur dit « apériteur » cumule deux fonctions : il reste engagé comme assureur pour sa propre ligne et agit, en outre, comme mandataire des coassureurs afin de centraliser et répartir les règlements. Il ne peut en principe être condamné à payer au-delà de sa quote-part (Cass. com., 4 juill. 1995, n° 93-11.963). Une limite importante existe néanmoins : si l’assureur ne démontre pas que l’assuré a été informé, lors de la souscription, de la répartition des engagements entre coassureurs, il peut être tenu d’indemniser le sinistre dans son intégralité (Cass. 2e civ., 8 févr. 2006, n° 04-20.420).
La preuve du paiement est traditionnellement apportée par la signature d’une quittance. Celle-ci fait présumer que l’indemnité a bien été réglée, mais la présomption n’est pas irréfragable : elle peut être renversée par tout moyen, en particulier lorsque l’assureur a la qualité de commerçant. Pour éviter les confusions nées des « quittances » signées par anticipation, la pratique conseille de recourir à un document intitulé « accord de règlement » (Cass. 1re civ., 21 févr. 1984).
b. Le créancier de la prestation
Le créancier naturel de l’indemnité est celui qui, au terme du contrat ou de la loi, justifie d’un droit à percevoir la prestation d’assurance. Mais cette qualité, apparemment simple, se révèle multiple et parfois conflictuelle : elle peut concerner l’assuré lui-même, ses ayants-cause, la victime d’un dommage, ou encore les créanciers privilégiés du bien sinistré.
i. Le bénéficiaire désigné ou ses ayants-cause
En principe, l’indemnité est versée directement au bénéficiaire de la garantie, à charge pour lui d’établir ses droits. Pour un immeuble, la production d’un titre de propriété suffit, le droit commun de la preuve immobilière étant applicable (Cass. 3e civ., 20 juill. 1988, n°87-10.998). Pour un meuble, c’est la règle « en fait de meubles, possession vaut titre » qui s’applique : l’assureur peut se libérer entre les mains du propriétaire apparent. En cas de vente d’un immeuble assuré, l’acquéreur recueille l’intégralité des droits nés du contrat et peut obtenir l’indemnité même pour un sinistre survenu avant le transfert (Cass. 3e civ., 7 mars 2019, n° 18-10.973). Dans l’hypothèse d’un risque locatif, l’indemnité doit revenir au propriétaire, sauf convention permettant un paiement direct au locataire pour exécuter les réparations ; mais si ce dernier ne procède pas aux travaux, l’assureur est fondé à exiger la restitution des sommes versées (Cass. 1re civ., 11 oct. 1994, n° 92-13.043).
L’assuré peut aussi céder sa créance d’indemnité à un tiers, par exemple au garagiste chargé de réparer le véhicule sinistré. Cette cession n’est toutefois opposable à l’assureur qu’à condition de respecter les formalités requises : à défaut, le paiement opéré à l’assuré reste valable, et le cessionnaire ne peut rien exiger de l’assureur (Cass. 1re civ., 19 févr. 2013, n° 11-24.373).
Il existe encore des contrats souscrits « pour compte de qui il appartiendra » (C. assur., art. L.112-1). Une telle clause permet au souscripteur d’assurer non seulement son propre intérêt, mais aussi celui d’autrui, le contrat valant alors stipulation pour autrui. La jurisprudence a même admis que, selon l’intention commune des parties, une assurance de choses souscrite pour compte pouvait se transformer en assurance de responsabilité (Cass. 1re civ., 5 févr. 1974, n° 72-12.980). Mais ce mécanisme ne joue jamais de plein droit : il suppose une volonté claire, faute de quoi le bénéficiaire ne peut se prévaloir d’un droit propre (Cass. 2e civ., 5 mars 2020, n° 19-10.201).
À travers toutes ces hypothèses, un principe demeure : avant de régler son assuré, l’assureur doit vérifier, autant que possible, que les véritables lésés ont été indemnisés. Ainsi, une juridiction ne peut condamner un assureur à payer un locataire responsable d’un incendie sans s’assurer que le propriétaire avait été désintéressé (Cass. 1re civ., 7 janv. 1982, n° 80-14.793).
Enfin, la réception de l’indemnité par le bénéficiaire peut passer par un intermédiaire. Lorsque l’assureur verse les fonds à un courtier, le paiement n’est libératoire que si ce dernier dispose d’un mandat d’encaissement régulier ; à défaut, l’assuré ou le bénéficiaire reste en droit d’exiger un second paiement (Cass. 1re civ., 13 oct. 1999, n° 97-17.684). À l’inverse, si le courtier mandaté a reçu un chèque et l’a expédié par courrier simple, la perte du titre de paiement engage sa responsabilité personnelle, et non celle de l’assureur, qui demeure réputé libéré (Cass. 1re civ., 9 mai 1994, n° 91-21.876).
L’hypothèse du paiement indu doit également être évoquée. Lorsqu’il verse une indemnité qui n’était pas due, l’assureur peut en demander la restitution sur le fondement du droit commun (C. civ., art. 1302 et 1302-1). Cette action échappe au délai biennal de l’article L.114-1 du Code des assurances, car elle ne dérive pas du contrat (Cass. 1re civ., 27 févr. 1996, n° 94-12.645). Elle demeure ouverte même si le paiement indu procède d’une fraude, comme dans le cas d’un incendie volontaire. Les négligences éventuelles de l’assureur ne font que fonder une demande de dommages-intérêts venant s’imputer sur la créance de restitution (Cass. 2e civ., 20 mai 2020, n° 19-12.239).
ii. Le bénéficiaire titulaire d’un droit propre
En matière de responsabilité civile, la victime dispose d’un droit propre et exclusif à l’encontre de l’assureur du responsable (C. assur., art. L.124-3). Tant qu’elle n’a pas été désintéressée, l’assureur ne peut valablement régler une autre personne. Cette action directe peut être exercée indépendamment de toute mise en cause de l’assuré (Cass. 3e civ., 1er déc. 2004, n°03-14.309), et la victime peut même rechercher la responsabilité délictuelle de l’assureur en cas de manœuvres dilatoires lui causant un préjudice (Cass. 2e civ., 10 mai 2007, n°06-13.269).
Les créanciers privilégiés et hypothécaires bénéficient eux aussi d’un droit propre. L’article L.121-13 du Code des assurances attribue de plein droit l’indemnité d’assurance au profit de ces créanciers, dans la limite de leur créance certaine, liquide et exigible (Cass. 1re civ., 7 avr. 1992, n° 89-12.247). Ce droit est opposable dès la demande de paiement adressée à l’assureur (Cass. 1re civ., 29 févr. 2000, n° 97-21.099). L’assureur n’a certes pas à rechercher spontanément l’existence d’hypothèques, mais il engage sa responsabilité s’il règle son assuré malgré une opposition formée ou en connaissance de cause (Cass. 2e civ., 22 nov. 2018, n° 17-20.926). L’attribution légale investit ces créanciers d’un droit propre et d’une action directe. Ainsi, un créancier gagiste est recevable à agir contre l’assureur (Cass. 1re civ., 30 mars 1978, n° 76-14.784), et l’assureur qui règle son assuré malgré opposition du gagiste peut voir sa responsabilité engagée (Cass. 1re civ., 10 juin 1997, n° 94-20.773). Le créancier dont l’indemnité n’entre pas dans le patrimoine du débiteur peut même former tierce opposition contre un jugement (Cass. 1re civ., 21 janv. 1997, n° 94-16.157). Enfin, en cas de procédure collective, la victime n’est pas soumise à la vérification des créances pour agir contre l’assureur du responsable (Cass. com., 25 mars 1997, n° 95-10.062).
Le droit local d’Alsace-Moselle renforce encore la position des créanciers hypothécaires et privilégiés (C. assur., art. L.192-3 à L.192-7). Leur protection se manifeste par le maintien de la garantie malgré certaines causes d’extinction, l’information obligatoire de l’assureur, la faculté de payer la prime à la place de l’assuré, ou encore le droit de s’opposer au paiement de l’indemnité lorsque le contrat impose la reconstruction. À cela s’ajoute un avantage financier : l’indemnité porte intérêt de plein droit au taux légal un mois après la déclaration du sinistre, et une provision peut être demandée si le dommage n’est pas intégralement chiffré, sauf retard imputable à l’assuré (art. L.191-7).
Dans tous les cas, l’assureur doit se montrer attentif aux droits concurrents. Il ne peut régler son assuré sans avoir vérifié la situation des victimes ou des créanciers privilégiés. De même, il ne peut opposer à la victime l’exception de compensation entre l’indemnité due et la prime impayée par l’assuré : cette compensation est inopposable aux tiers titulaires d’un droit propre (C. civ., art. 1347 ; C. assur., art. L.112-6 ; Cass. 1re civ., 31 mars 1993, n° 91-13.637).
2. La date d’exigibilité de la prestation
L’exigibilité de la prestation d’assurance revient à déterminer le moment précis où l’assureur est tenu de verser les sommes dues. Cette question, essentielle pour l’assuré comme pour ses créanciers, est gouvernée par un principe simple mais dont l’application appelle plusieurs nuances.
En droit commun, l’article L.113-5 du Code des assurances prévoit que l’assureur doit s’exécuter « dans le délai convenu ». Le texte renvoie donc au contrat le soin de fixer le calendrier du règlement, et l’article R.*112-1 impose que cette stipulation figure expressément dans la police. En pratique, les conditions générales prévoient que l’indemnité est payable après déclaration du sinistre et, souvent, après remise des justificatifs requis ou achèvement de l’expertise. La liberté contractuelle joue donc à plein, sous réserve que l’assureur n’abuse pas de cette marge en multipliant les exigences dilatoires.
La loi encadre toutefois cette liberté dans certaines branches où l’urgence commande une protection particulière. Ainsi, en matière d’assurance incendie, l’article L.122-2 organise un calendrier impératif : si l’expertise n’est pas terminée dans les trois mois de l’état des pertes, l’assuré peut mettre en demeure son assureur et faire courir les intérêts ; passé six mois, chacune des parties peut saisir le juge. D’autres régimes spéciaux fixent des délais identiques ou analogues : dix jours pour l’assurance catastrophes naturelles (art. L.125-2), trois mois pour les catastrophes technologiques (art. L.128-2), soixante jours pour les assurances de dommages-ouvrage (art. L.242-1). Dans ces hypothèses, la date d’exigibilité est déterminée par la loi elle-même, de manière impérative, afin d’assurer la célérité du règlement.
La jurisprudence, enfin, joue un rôle correcteur. Elle rappelle que l’assureur doit collaborer loyalement aux opérations d’expertise et que celles-ci ne peuvent être instrumentalisées pour différer indéfiniment le paiement. Lorsqu’un délai légal ou contractuel est dépassé sans justification valable, l’assureur s’expose à devoir des intérêts moratoires, voire des dommages-intérêts en cas de résistance abusive.
3. Le paiement par provision
Le temps de l’expertise ou des discussions sur la garantie ne doit pas condamner l’assuré ou la victime à l’attente. Pour éviter qu’un différé de règlement ne les prive des ressources indispensables, le droit a organisé un mécanisme d’anticipation : la provision. Elle permet le versement partiel d’une indemnité, lorsque le principe de l’obligation de l’assureur ne prête pas sérieusement à discussion.
a. Les conditions d’octroi de la provision
La possibilité d’obtenir une provision repose sur l’article 835, alinéa 2 du Code de procédure civile (ancien art. 809, al. 2), qui autorise le juge des référés à accorder une somme à valoir « lorsque l’existence de l’obligation n’est pas sérieusement contestable ».
Le juge de la mise en état dispose d’une compétence parallèle (ancien art. 771, al. 2 CPC). La jurisprudence a toujours rappelé que cette notion est centrale : si le litige soulève une réelle difficulté, la provision doit être refusée. Ainsi, la Cour de cassation a jugé que la question d’une suspension de garantie en cas de vente de véhicule constituait une contestation sérieuse, excluant toute provision (Cass. 1re civ., 13 nov. 2002, n° 00-11.722). À l’inverse, elle a considéré que le refus de garantie fondé sur une exclusion figurant dans un document séparé et non signé ne pouvait être retenu comme contestation sérieuse (Cass. 1re civ., 15 juin 1982).
b. Régimes spéciaux
En matière d’assurance de choses, la provision est particulièrement utile lorsque le dommage est certain mais que le montant n’est pas encore arrêté. Le législateur a d’ailleurs renforcé cette exigence en assurance incendie : si l’expertise n’est pas achevée dans les trois mois de la déclaration des pertes, l’assuré peut faire courir les intérêts par simple sommation, et passé six mois, il est libre de saisir le juge (C. assur., art. L.122-2). La Cour de cassation a précisé que l’assureur est tenu de se prêter loyalement aux opérations d’expertise, et qu’à défaut, le juge peut ordonner lui-même les mesures nécessaires (Cass. 1re civ., 10 mai 1984, n° 83-10.259). Le caractère d’ordre public de ce régime interdit toute clause dérogatoire (Cass. civ., 24 oct. 1951).
L’assurance dommages-ouvrage va plus loin encore. L’assureur doit notifier sa position sur la garantie dans les soixante jours suivant la déclaration, puis présenter une offre dans les quatre-vingt-dix jours, laquelle peut être provisionnelle (C. assur., art. L.242-1). Le paiement doit intervenir dans les quinze jours de l’acceptation. S’il manque à ces délais, l’assuré peut engager les travaux et l’indemnité est majorée de plein droit d’intérêts au double du taux légal. La Cour de cassation a jugé que ce régime spécial est exclusif et limitatif : un assuré ne peut obtenir une réparation complémentaire, par exemple au titre d’une perte de loyers, en dehors du mécanisme prévu par la loi (Cass. 3e civ., 7 mars 2007, n° 05-20.485).
En responsabilité civile, la provision peut profiter non seulement à l’assuré mais aussi à la victime, grâce à l’action directe prévue à l’article L.124-3 du Code des assurances. La jurisprudence a admis que le juge des référés condamne l’assureur du responsable à verser une provision à la victime, sans que l’assuré ne soit nécessairement mis en cause, lorsque la responsabilité n’est pas sérieusement contestée (Cass. com., 30 janv. 1990, n°88-12.447). Déjà, un arrêt ancien avait reconnu que l’assuré pouvait être écarté si l’assureur reconnaissait la responsabilité ou si une condamnation était intervenue (Cass. civ., 13 déc. 1938).
Il appartient toutefois au juge des référés d’apprécier le sérieux des moyens d’exonération soulevés par l’assureur ; leur invocation peut suffire à bloquer l’allocation d’une provision (Cass. 2e civ., 4 juin 2015, n° 14-13.405). Lorsque la responsabilité dépend de la juridiction administrative, le juge judiciaire doit surseoir tant que celle-ci ne s’est pas prononcée, sauf reconnaissance expresse par l’assureur (Cass. 1re civ., 7 mars 1995, n° 92-21.988).
En assurance automobile, la loi a institué un véritable système de provision légale au profit des victimes de dommages corporels. L’assureur est tenu de présenter une offre dans les huit mois de l’accident, laquelle peut être provisionnelle si l’état de la victime n’est pas consolidé (C. assur., art. L.211-9). En cas de manquement, la sanction est automatique : l’indemnité allouée produit intérêts de plein droit au double du taux légal (C. assur., art. L.211-13 ; Cass. 2e civ., 20 avr. 2000, n° 98-11.540).
c. Effets procéduraux
La demande de provision produit des effets procéduraux importants. Elle interrompt la prescription biennale applicable aux actions dérivant du contrat d’assurance (C. civ., art. 2241). Si la décision de référé est ensuite infirmée au fond, l’assureur peut réclamer restitution des sommes versées. Mais les intérêts attachés à cette restitution ne courent qu’à compter de la notification de la décision ouvrant droit au remboursement, et non rétroactivement.
4. Le retard de paiement
Lorsque l’assureur tarde à s’exécuter, l’équilibre contractuel est rompu. La garantie promise au moment de la souscription n’a de valeur que si elle se concrétise rapidement en espèces. Le retard dans le règlement n’est donc pas neutre : il entraîne l’obligation de payer des intérêts, et, dans certaines circonstances, peut justifier l’allocation de dommages-intérêts complémentaires.
a. Les intérêts moratoires
En matière d’obligation pécuniaire, le droit commun est clair : « les dommages et intérêts dus à raison du retard dans le paiement d’une somme d’argent consistent dans l’intérêt au taux légal » (C. civ., art. 1231-6, anc. art. 1153). L’assureur qui ne règle pas dans le délai convenu se trouve donc redevable d’intérêts moratoires, indépendamment de toute démonstration de préjudice. Ceux-ci ne sont pas une indemnité nouvelle, mais la sanction du temps perdu.
La question la plus délicate concerne leur point de départ.
- En assurance de choses, la jurisprudence considère que, l’indemnité étant fixée en fonction de la valeur du bien au jour du sinistre, les intérêts courent en principe à compter de la mise en demeure adressée à l’assureur (Cass. 1re civ., 10 févr. 2004, n° 99-20.716). L’assignation, même imprécise dans son chiffrage, vaut mise en demeure et fait courir les intérêts (Cass. 2e civ., 20 oct. 2016, n° 15-25.324).
- En assurance de responsabilité, la solution a longtemps été incertaine : certains arrêts faisaient courir les intérêts à compter de la décision judiciaire fixant l’indemnité, d’autres à compter de la réclamation de la victime. L’hésitation a pris fin avec la jurisprudence des années 1990 : l’Assemblée plénière a jugé, en 1992, que le juge peut fixer le point de départ à une date antérieure à sa décision (Ass. plén., 3 juill. 1992, n° 90-83.430), et en 1998 la première chambre civile a qualifié de «moratoires» les intérêts dus dès la demande (Cass. 1re civ., 28 avr. 1998, n° 96-14.762). La solution est désormais bien assise : l’assureur de responsabilité doit intérêts à compter de la mise en demeure, même s’il ne doit verser que le plafond de garantie (Cass. 1re civ., 14 nov. 2001, n° 98-19.205).
Ces intérêts moratoires échappent à la logique contractuelle de la garantie. Ils constituent une dette autonome : la Cour de cassation l’a clairement affirmé en jugeant que ni le principe indemnitaire, ni le plafond de garantie stipulé au contrat ne peuvent limiter leur cours (Cass. 1re civ., 14 nov. 2001, préc.). En d’autres termes, le retard se paie en plus de l’indemnité, sans restriction.
Certaines particularités doivent être relevées. Lorsque la somme est consignée sur décision judiciaire en raison d’un doute sur l’identité du bénéficiaire, le cours des intérêts est suspendu jusqu’à ce que la somme consignée soit remise au véritable créancier (Cass. 1re civ., 25 nov. 2003, n° 98-12.734). La capitalisation des intérêts n’est possible qu’à compter d’une demande formelle (C. civ., art. 1343-2 ; Cass. 2e civ., 10 nov. 2009, n° 08-12.954). Enfin, il faut distinguer les intérêts moratoires, dus pour le retard, de l’actualisation contractuelle du montant de l’indemnité, qui répare un autre aspect du préjudice : les deux peuvent donc se cumuler (Cass. 1re civ., 16 mai 1995, n° 92-15.376).
b. Les dommages-intérêts compensatoires
Les intérêts moratoires sont automatiques, mais ils n’épuisent pas la réparation possible. L’article 1231-6, alinéa 3 du Code civil prévoit que le créancier peut obtenir des dommages-intérêts complémentaires lorsqu’il démontre un préjudice distinct du simple retard et une mauvaise foi de son débiteur.
En assurance, cela vise l’hypothèse où l’assureur adopte une attitude dilatoire, refuse de coopérer aux opérations d’expertise ou conteste abusivement sa garantie. Les préjudices réparés sont variés : frais supplémentaires de relogement, pertes d’exploitation aggravées par l’absence de trésorerie, coûts de déplacement ou de location pour poursuivre l’activité. La jurisprudence en fournit des illustrations : elle a retenu la responsabilité de l’assureur qui, par sa résistance abusive, a causé un dommage autonome à son assuré (Cass. 1re civ., 7 janv. 1997).
La victime d’un dommage peut elle-même se prévaloir de ce mécanisme lorsqu’elle agit par voie d’action directe. La Cour de cassation a admis qu’elle pouvait rechercher la responsabilité délictuelle de l’assureur pour avoir, par ses manœuvres, aggravé sa situation (Cass. 2e civ., 10 mai 2007, n° 06-13.269).
À l’inverse, aucun manquement n’est retenu lorsque l’assureur a formulé rapidement une offre sérieuse, mais que c’est l’assuré qui a choisi d’engager un contentieux long et coûteux (Cass. 2e civ., 5 mars 2020, n° 19-14.061).
c. Les régimes spéciaux
Plusieurs branches d’assurance connaissent des sanctions légales spécifiques, plus sévères que le droit commun.
En assurance dommages-ouvrage, le dépassement des délais légaux ou la présentation d’une offre manifestement insuffisante entraîne, de plein droit, le paiement d’intérêts au double du taux légal (C. assur., art. L.242-1). La Cour de cassation a précisé que ce régime est exclusif : l’assuré ne peut obtenir d’indemnité complémentaire, par exemple pour perte de loyers, en dehors du mécanisme légal (Cass. 3e civ., 7 mars 2007, n° 05-20.485).
En assurance automobile, l’article L.211-13 prévoit que le défaut d’offre dans le délai entraîne la même sanction : les intérêts au double du taux légal courent sur la totalité de l’indemnité, y compris sur les provisions déjà versées (Cass. 2e civ., 20 avr. 2000, n° 98-11.540).
En assurance incendie, le régime d’ordre public de l’article L.122-2 permet de faire courir les intérêts par sommation trois mois après l’état des pertes, et ouvre l’action judiciaire au bout de six mois.
5. Les empêchements au paiement
Le paiement de l’indemnité n’est jamais inconditionnel. Même lorsque la garantie paraît acquise, l’assureur conserve la possibilité d’opposer certaines limites ou exceptions, issues tant du contrat que de la loi. Ces empêchements, qui visent à préserver l’équilibre du rapport d’assurance, obéissent à un régime complexe : ils traduisent la règle selon laquelle le droit de l’assuré, ou celui du tiers qui invoque le bénéfice de la police, ne peut excéder ce qui a été effectivement promis.
a. L’opposabilité des exceptions contractuelles et légales
L’article L.112-6 du Code des assurances pose le principe : l’assureur peut opposer au souscripteur, comme au tiers qui se prévaut du contrat, les exceptions qu’il aurait pu invoquer contre l’assuré originaire. Ce texte, combiné à l’article L.124-3, consacre l’idée que la victime n’a pas un droit absolu, mais un droit mesuré par l’étendue de la garantie souscrite (Cass. 1re civ., 28 juin 1989, n° 85-16.790).
Encore faut-il distinguer selon le moment où l’exception est invoquée. Seules celles qui sont antérieures au sinistre sont opposables à la victime : les déchéances ou exclusions fondées sur un comportement postérieur à l’accident ne sauraient limiter son action directe (Cass. 1re civ., 28 janv. 1975, n° 73-13.284). En revanche, peuvent lui être opposées notamment:
- la réduction proportionnelle des capitaux prévue par l’article L.121-5 ou par l’article L.113-9 en cas de déclaration inexacte ;
- la suspension pour non-paiement de prime (C. assur., art. L.113-3) ou la nullité pour fausse déclaration intentionnelle (C. assur., art. L.113-8).
- la résiliation régulièrement intervenue avant le sinistre (Cass. 2e civ., 4 juill. 2007, n° 06-14.610) ;
- les exclusions et limitations de garantie, même si elles ne figurent pas sur l’attestation délivrée;
- la franchise;
- le plafond contractuel de garantie;
Toutefois, c’est à l’assureur de prouver le bien-fondé de l’exception en produisant le contrat. Faute de communiquer les conditions particulières de la police, il ne peut opposer aucune limitation à la victime (Cass. 1re civ., 7 juill. 1998, n° 96-16.360). Inversement, la victime ne saurait contester la validité intrinsèque d’une clause d’exclusion : seul l’assuré est recevable à le faire (Cass. 3e civ., 28 oct. 2003, n° 01-13.490).
b. La renonciation par la direction du procès
L’article L.113-17 introduit une limite majeure au droit de l’assureur : celui qui prend la direction d’un procès intenté à son assuré est réputé avoir renoncé aux exceptions dont il avait connaissance à ce moment. Ainsi, l’assureur qui assure la défense de son assuré sans réserve ne peut ultérieurement invoquer une nullité ou une exclusion dont il savait l’existence (Cass. 1re civ., 18 mai 2004, n° 01-14.964).
Cette renonciation est toutefois strictement limitée : elle ne porte pas sur la nature du risque garanti ni sur le montant de la garantie. L’assureur conserve donc la faculté d’opposer un plafond contractuel ou une franchise, même après avoir pris en charge la défense (Cass. 2e civ., 20 janv. 2022, n° 20-17.649). De même, il peut toujours refuser sa garantie lorsque la personne mise en cause n’a pas la qualité d’assuré (Cass. 2e civ., 22 févr. 2007, n°05-18.162).
La jurisprudence veille cependant à vérifier que l’assureur a effectivement dirigé le procès. Lorsque l’assuré conserve une autonomie réelle dans sa défense, l’article L.113-17 ne joue pas (Cass. 1re civ., 23 mars 1999, n° 97-13.194).
C. L’action en restitution des paiements indus
Un autre empêchement tient au cas où l’assureur a déjà versé une indemnité qu’il n’aurait pas dû. Le droit commun lui reconnaît la possibilité d’en obtenir la restitution (C. civ., art. 1302 et 1302-1). La jurisprudence a clairement affirmé que cette action échappe à la prescription biennale de l’article L.114-1 du Code des assurances, car elle ne dérive pas du contrat d’assurance (Cass. 1re civ., 27 févr. 1996, n° 94-12.645).
La répétition est admise même lorsque le paiement procède d’une fraude de l’assuré, par exemple un incendie volontaire : dans ce cas, l’absence d’assurance est opposable à tous, et les fautes commises par l’assureur n’y font pas obstacle, sauf à justifier des dommages-intérêts imputables sur la restitution (Cass. 2e civ., 20 mai 2020, n° 19-12.239). Elle est également ouverte lorsque l’assureur a payé en vertu d’une décision de justice ultérieurement réformée (Cass. 1re civ., 20 janv. 1998, n° 96-11.176).
La limite réside dans le cas des provisions judiciaires : lorsqu’elles sont allouées par un juge des référés, leur restitution relève de la prescription biennale, car elles dérivent directement du contrat d’assurance (Cass. 2e civ., 28 juin 2007, n° 06-14.428). Enfin, la répétition ne peut être exercée que contre le véritable bénéficiaire de l’indemnité indue : si l’assureur a indemnisé une victime au-delà de la garantie, il ne peut agir en restitution contre elle, mais seulement contre son assuré, bénéficiaire réel de la couverture (Cass. 1re civ., 22 sept. 2011, n° 10-14.871).