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Sinistre dans le cadre du contrat d’assurance : la charge de la preuve

La charge de la preuve en matière d’assurance obéit d’abord au droit commun (C. civ., art. 1353) : actori incumbit probatio. Celui qui réclame l’exécution de l’obligation d’indemniser doit établir la matérialité du sinistre et son rattachement au risque garanti ; corrélativement, celui qui entend décliner la garantie doit prouver les faits qui fondent son refus (exclusions, conditions non remplies, faute intentionnelle ou dolosive). Transposée au contentieux assurantiel, cette matrice se traduit par une répartition nette : à l’assuré, la preuve du sinistre et de l’application de la police ; à l’assureur, la preuve des causes d’exclusion ou d’exonération qu’il invoque (C. assur., art. L. 112-4 et L. 113-1 ; v. not. Cass. 1re civ., 11 oct. 1989 ; Cass. 2e civ., 2 avr. 1997).

Autour de ce socle, deux séries d’aménagements structurent le régime. D’une part, des règles spéciales gouvernent certaines hypothèses sensibles, au premier rang desquelles les dommages de guerre, d’émeutes ou de mouvements populaires : l’article L. 121-8 du Code des assurances opère ici un partage probatoire dérogatoire, en imposant à l’assuré d’écarter la guerre étrangère et à l’assureur d’établir la guerre civile ou les troubles internes. D’autre part, la mise en œuvre de la preuve se heurte aux exigences méthodologiques du procès : respect du contradictoire, portée des expertises amiables ou contractuelles, et limites des stipulations probatoires insérées dans les polices. Si le contrat peut définir l’étendue du risque, il ne peut ni renverser la charge légale, ni restreindre la liberté des moyens de preuve au point d’en vider la substance (C. civ., art. 1353 ; C. assur., art. L. 112-4 et L. 113-1 ; v. Cass. 2e civ., 10 mars 2004).

L’étude se déploie ainsi en trois temps : (A) les principes généraux de répartition du fardeau (droit commun et spécificités assurantielles) ; (B) les modalités pratiques de la preuve selon les branches (assurances de personnes, construction/DO, preuve de la déclaration du sinistre) ; (C) les aménagements contractuels et leur contrôle, à l’aune du droit de la consommation et de la jurisprudence, garantissant l’équilibre entre sécurité juridique de l’assuré et liberté de délimitation de la garantie par l’assureur.

A. Principes généraux

En l’absence de dispositions spécifiques sur la preuve du sinistre dans le Code des assurances, le régime probatoire se déduit du droit commun : actori incumbit probatio. Celui qui réclame l’exécution de l’obligation d’indemniser doit établir les faits générateurs de cette obligation (C. civ., art. 1353). Concrètement, il appartient à l’assuré de démontrer la matérialité du sinistre et son rattachement au risque contractuellement garanti — la Cour de cassation l’énonce de façon constante : « il appartient à l’assuré qui réclame l’exécution du contrat d’assurance d’établir l’existence du sinistre » (Cass. 1re civ., 11 oct. 1989,). Dans certaines espèces, elle ajoute qu’il revient à l’assuré de produire la police et la preuve de la réalisation de l’événement pour prétendre à garantie (Cass. 2e civ., 22 janv. 2009, n° 07-19.532).

Une fois le sinistre établi par l’assuré (C. civ., art. 1353), il revient à l’assureur qui conteste la garantie d’en rapporter les causes d’exclusion ou d’exonération : clause d’exclusion, condition de garantie non remplie, inexistence du sinistre, faute intentionnelle ou dolosive (Cass. 1re civ., 15 oct. 1980, n° 79-17.075). Ce fardeau ne peut pas être inversé par la police : « nonobstant toute convention contraire », la preuve de l’exclusion demeure à la charge de l’assureur (Cass. 2e civ., 2 avr. 1997).

Deux textes éclairent cette solution :

Il en résulte logiquement que celui qui invoque l’exclusion — l’assureur — doit en établir les conditions de fait et la pertinence au cas concret ; l’assuré n’a pas à « prouver qu’il n’entre pas » dans le champ d’une clause dérogatoire (v. déjà Cass. 2e civ., 2 avr. 1997).

La seule hypothèse où le législateur répartit expressément la charge de la preuve concerne les sinistres liés à la guerre et aux troubles collectifs. L’article L.121-8 du Code des assurances pose, d’une part, une délimitation négative : « l’assureur ne répond pas, sauf convention contraire, des pertes et dommages occasionnés soit par la guerre étrangère, soit par la guerre civile, soit par des émeutes ou par des mouvements populaires » (C. assur., art. L.121-8). D’autre part, il organise un partage du fardeau probatoire:

Deux conséquences pratiques en découlent. Premièrement, l’assuré peut se contenter de démontrer, par tous moyens, l’absence de lien avec la guerre étrangère (il n’a pas à identifier positivement une autre cause déterminée). Deuxièmement, l’assureur doit caractériser positivement le rattachement du dommage à l’une des causes légales d’exclusion (guerre civile/émeutes/mouvements populaires), faute de quoi la garantie demeure due. Ce dispositif, d’ordre public, fixe ainsi clairement l’économie des preuves dans ces situations particulières (C. assur., art. L.121-8).

B. Mise en oeuvre

1. Assurance de personnes

En assurance-vie, la preuve du suicide obéit désormais au droit commun de la charge de la preuve. Le législateur a mis fin au régime dérogatoire antérieur :

Conséquence : en application de l’article 1353 C. civ., l’assureur qui invoque l’exclusion pour suicide doit en prouver tous les éléments, à savoir le suicide et sa survenance dans l’année suivant la souscription (C. assur., art. L.132-7). Le bénéficiaire se borne à établir le décès et la mise en jeu du contrat ; l’assureur, s’il refuse de payer, doit établir positivement l’exclusion.

La preuve du suicide est libre et peut résulter d’un faisceau d’indices convergents : préparatifs, circonstances matérielles du décès, lettres d’adieu, comportement antérieur, trajectoire volontaire, etc.. Cette méthode permet d’établir la réalité d’un suicide volontaire dans le délai d’un an, conformément à l’article L.132-7.

2. Construction – dommages-ouvrage / RC

En assurance construction, les clauses types annexées à l’article A.243-1 organisent un véritable pouvoir d’investigation : l’assuré doit laisser pratiquer toutes investigations utiles et l’expert remet un rapport exclusivement consacré aux causes, proportions et estimations du sinistre (Ann. II, A.243-1 C. assur.). Ce dispositif facilite l’instruction du dossier, mais n’emporte aucun déplacement du fardeau : la preuve d’une exclusion demeure à la charge de l’assureur (C. civ., art. 1353 ; C. assur., art. L.112-4 et L.113-1).

Ces investigations ne valent que si conduites dans le respect du contradictoire : convocation des parties, communication des pièces, libre discussion du rapport ; à défaut, le rapport n’est en principe pas opposable à la partie non appelée (CPC, art. 16). Le juge ne peut pas se fonder exclusivement sur une expertise unilatérale réalisée à la demande d’une partie (Ch. mixte, 26 sept. 2012, n°11-18.710). À l’inverse, sauf fraude, un rapport établi hors la présence de l’assureur peut lui être opposable s’il a pu en débattre contradictoirement devant le juge (Cass. 1re civ., 22 mai 2008).

Dans le même esprit, la Commission des clauses abusives a jugé abusive la clause écartant l’assuré du « procès » des recours exercés par l’assureur (CCA, avis n° 90-02, 10 nov. 1989, DO) : la recherche de la preuve ne peut se faire au prix du contradictoire.

3. Preuve de la déclaration du sinistre (à distinguer de la preuve du sinistre)

La question est autonome : il s’agit non de prouver le sinistre, mais l’exécution par l’assuré de son obligation déclarative.

C. Aménagements de la charge de la preuve

Certaines polices cherchent à aménager la charge et les modes de preuve du sinistre. Mais l’aménagement ne peut ni renverser la charge légale (C. civ., art. 1353) ni restreindre les moyens de preuve de l’assuré sous couvert de technique contractuelle (C. assur., art. L.112-4 et L.113-1). C’est tout le sens de l’arrêt de principe rendu le 10 mars 2004 : saisie d’une police « vol » subordonnant la garantie à la présence d’indices matériels prédéfinis (effraction, forcement de la direction, modification des branchements), la Cour de cassation censure la décision qui exigeait ces seuls indices et rappelle que « la preuve du sinistre, qui est libre, ne pouvait être limitée par le contrat » (Cass. 2e civ., 10 mars 2004, n°03-10.154, au visa de l’ancien art. 1315 C. civ. et de l’art. 6 § 1 CEDH). Autrement dit, l’assureur peut définir l’objet de la garantie ; il ne peut ni déplacer la charge probatoire, ni imposer un mode de preuve exclusif ou manifestement impraticable, ni réduire la liberté des moyens de preuve au point d’en vider la substance (C. assur., art. L. 112-4 et L. 113-1).

La jurisprudence ultérieure a précisé sans infléchir la règle : des clauses peuvent décrire les circonstances matérielles déclenchant la garantie (effraction, précautions minimales) à la condition, d’une part, de ne pas renverser la charge et, d’autre part, de laisser à l’assuré la possibilité d’établir par tout moyen la réalisation du sinistre dans le cadre convenu ; corrélativement, elle écarte les lectures purement littérales et indifférenciées des stipulations lorsqu’elles aboutissent à nier l’évidence factuelle—ainsi en cas de vol avec violences, la présence de clés laissées dans le véhicule ne suffit pas à faire tomber la garantie (Cass. 2e civ., 24 mai 2006).

Lorsque l’assuré est consommateur, l’exigence se renforce : sont abusives les clauses qui renversent la charge de la preuve ou limitent les moyens de preuve (C. cons., art. L. 212-1 et R. 212-1), contrôle que le juge exerce d’office ; est ainsi critiquable la stipulation excluant la garantie « si le conducteur était en état alcoolique, sauf à l’assuré de prouver l’absence de lien causal », alors qu’en droit commun il appartient à l’assureur d’établir ce lien pour décliner sa garantie (Cass. 1re civ., 12 mai 2016, n° 14-24.698). L’orientation de la Commission des clauses abusives converge, déconseillant depuis longtemps les clauses imposant des procédés probatoires restrictifs (inventaire ou facture préalable conservée à part, effraction érigée en indice unique), analysées comme une voie détournée de refus de garantie (CCA, reco n° 85-04, 20 sept. 1985 ; reco synthèse n° 91-02, 23 mars 1990).

Enfin, s’agissant des exclusions, la Cour de cassation rappelle « nonobstant toute convention contraire » que leur preuve incombe à l’assureur, de sorte qu’aucune clause ne peut déplacer ce fardeau (Cass. 2e civ., 2 avr. 1997; C. assur., art. L. 112-4 et L. 113-1). En définitive, le contrat peut seulement définir l’étendue de la garantie ; il ne peut ni inverser la charge de la preuve ni restreindre les moyens de preuve de l’assuré. Est réputée non écrite toute clause qui impose un mode de preuve unique ou fait peser sur l’assuré la preuve d’un fait que la loi met à la charge de l’assureur (C. civ., art. 1353 ; C. assur., art. L. 112-4 et L. 113-1).

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