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Objet du contrat d’assurance : les interdictions de garantir

Garantir n’est pas effacer le futur ; c’est consentir à porter, avec d’autres, une part d’incertitude. L’assurance repose sur une idée simple et exigeante : la mutualisation de l’aléa. Elle présuppose que le sinistre, s’il advient, ne résulte ni d’un dessein ni d’une certitude, mais d’un monde où l’événement demeure ouvert. Dès que le hasard s’efface, la promesse d’assurance se corrompt : elle cesse d’être prévoyance pour devenir financement d’un acte voulu, voire prime à la transgression. C’est tout le sens des empêchements de garantir : tracer des frontières pour que la protection reste protection, et non instrument de détournement.

Ces frontières répondent à une double rationalité. Technique, d’abord : l’aléa est la condition d’existence du contrat d’assurance, parce que lui seul autorise le calcul, donc la prime et la solidarité entre assurés. D’où l’exclusion, par la loi, des dommages provenant d’une faute intentionnelle ou dolosive de l’assuré ; couvrir l’acte voulu, c’est abolir l’aléa qui fait tenir l’édifice (C. assur., art. L. 113-1, al. 2). La Cour de cassation l’a dit avec netteté : la faute dolosive, autonome, suppose un acte délibéré accompli avec la conscience du caractère inéluctable du dommage, ce qui fait perdre à l’opération son caractère aléatoire (Cass. 2e civ. 14 mars 2024, n°22-18.426). La même exigence irrigue d’autres exclusions légales (suicide en assurance-vie, vice propre, guerre : C. assur., art. L. 132-7, L. 132-24, L. 121-7, L. 121-8). Éthique, ensuite : nul ne peut s’assurer de sa peine ni faire de l’assurance l’écran d’une illégalité ; l’ordre public et la personnalité des peines s’y opposent, comme l’illustre l’inassurabilité des amendes et des activités prohibées (v. p. ex. Cass. 1re civ. 5 mai 1993, n°91-15.401).

Entre ces deux pôles se déploie la liberté contractuelle, mais sous conditions. Les parties peuvent délimiter la promesse par des exclusions conventionnelles ; encore faut-il qu’elles soient formelles et limitées (C. assur., art. L. 113-1, al. 1) et très apparentes (art. L. 112-4). Le juge veille à ce que l’exclusion dise précisément ce qu’elle retranche — ni formules balais, ni renvois vagues — et qu’elle ne vide pas la garantie de sa substance. Ainsi, est écartée l’exclusion rendue ambiguë par sa rédaction (Cass. 2e civ. 25 janv. 2024, n°22-14.739), tandis qu’est admise la clause claire qui, bien que restrictive, laisse subsister une couverture substantielle — y compris, s’agissant des pertes d’exploitation liées à la Covid-19, lorsque la police maintenait d’autres hypothèses garanties (Cass. 2e civ. 1er déc. 2022, n°21-15.392).

Au total, les empêchements de garantir ne sont pas des obstacles arbitraires : ils sont la grammaire d’un contrat dont la finalité est sociale. Admettre certaines exclusions, c’est calibrer la promesse au juste risque, pour protéger la mutualité ; interdire d’autres garanties, c’est préserver l’éthique du lien assurantiel — ni prime au calcul certain, ni subvention de l’illicite. C’est à partir de cette tension fondatrice que l’étude distinguera, d’une part, les exclusions de garantie (légales et conventionnelles) et, d’autre part, les interdictions de garantir, ces lignes rouges où l’assurance renonce pour mieux demeurer elle-même.

Nous nous focaliserons ici sur les interdictions de garantir.

L’assurance ne se réduit pas à un mécanisme contractuel d’indemnisation : elle constitue une technique sociale de répartition des risques, qui n’a de sens que si elle repose sur l’aléa. Ce constat interdit de transformer le contrat d’assurance en instrument de couverture de comportements délibérés ou de sanctions étatiques. Le droit positif trace ainsi des frontières impératives de l’assurabilité : certaines situations, parce qu’elles font disparaître l’incertitude ou heurtent l’ordre public, échappent par nature à toute mutualisation.

Ces interdictions ne se bornent pas à encadrer la liberté contractuelle ; elles traduisent une définition négative de l’objet assurable, en distinguant les risques qui peuvent être socialisés de ceux qui relèvent de la responsabilité intransférable de l’individu ou de la puissance publique. C’est pourquoi la faute intentionnelle, la faute dolosive ou encore les peines pénales et administratives ne figurent pas parmi les exclusions « négociées » mais parmi les interdits légaux, qui s’imposent de plein droit à l’ensemble des contrats, toutes branches confondues.

1. Fondements et portée des interdictions

L’assurance repose sur un principe cardinal : elle ne peut couvrir que des événements incertains. C’est pourquoi l’article L. 113-1, alinéa 2 du Code des assurances interdit à l’assureur de répondre des pertes ou dommages causés par une faute intentionnelle ou dolosive de l’assuré. Cette règle répond à une double exigence :

Au-delà, l’interdit s’inscrit dans l’ordre public : certaines garanties ne peuvent, par leur nature, être validées par la liberté contractuelle car elles heurteraient l’éthique de la sanction (C. civ., art. 6). Comme le souligne la doctrine, il ne s’agit pas d’une exclusion de garantie parmi d’autres, mais de la constatation d’une inassurabilité qui touche à l’objet même du contrat.

Deux conséquences en découlent immédiatement :

A l’analyse, le droit des assurances distingue deux niveaux de limitation de la garantie.

Ces interdits valent pour toutes les branches, sous réserve de régimes particuliers :

Ces exemples montrent que le législateur trace la frontière de l’assurabilité chaque fois que l’aléa disparaît ou que l’ordre public commande de soustraire certains comportements ou sanctions à toute forme de mutualisation.

Deux fondements principaux structurent le régime des interdictions légales.

Ces deux interdits irriguent des situations variées. Ainsi, lorsque le contrat est conclu par une personne morale, l’intention s’apprécie en la personne de ses dirigeants de droit ou de fait. De même, dans l’assurance pour compte, la faute intentionnelle du souscripteur peut faire obstacle à la garantie du bénéficiaire (articulation des articles L. 113-1 et L. 112-1 du Code des assurances). Ces exemples montrent que l’interdit légal ne se réduit pas à une règle technique : il exprime une définition de l’assurabilité qui s’impose à tous les contrats, quelles qu’en soient les formes.

L’inassurabilité légale ne dépend pas de la volonté des parties : c’est la loi qui fixe les risques que l’assurance ne peut jamais couvrir.

2. Les interdictions de principe

a. La faute intentionnelle ou dolosive

==>Principe

L’article L. 113-1, alinéa 2 du Code des assurances interdit à l’assureur de prendre en charge les dommages « provenant d’une faute intentionnelle ou dolosive de l’assuré ». La justification est simple : l’assurance n’a de sens que face à un événement incertain. Dès lors que l’assuré veut le dommage ou se place volontairement dans une situation où sa survenance est inévitable, l’aléa disparaît et la garantie devient impossible.

La Cour de cassation définit ainsi la faute intentionnelle comme celle qui « implique la volonté de son auteur de créer le dommage tel qu’il est survenu » (Cass. 2e civ., 28 mars 2019, n° 18-15.829). Depuis peu, elle distingue clairement cette hypothèse de la faute dolosive : celle-ci ne suppose pas que l’assuré ait recherché le dommage précis, mais qu’il ait commis un acte délibéré en ayant conscience qu’il rendait le sinistre inévitable (Cass. 2e civ., 20 mai 2020, n° 19-11.538 ).

Lorsque l’assurance est souscrite au nom d’une personne morale, l’intention ou la faute dolosive s’apprécie au regard du comportement de son dirigeant de droit ou de fait, et non des simples préposés.

==>Preuve, qualification et limites

La charge de la preuve de la faute intentionnelle ou dolosive repose sur l’assureur (Cass. 1re civ., 15 janv. 1991, n° 89-12.918). Cette preuve est exigeante : une condamnation pénale, même pour une infraction intentionnelle, n’entraîne pas automatiquement l’exclusion de garantie. Elle ne suffit pas à établir que l’assuré a voulu le dommage tel qu’il s’est produit (Cass. 2e civ., 16 janv. 2020, n° 18-18.909).

À l’inverse, les juridictions reconnaissent la faute dolosive lorsqu’un assuré adopte un comportement délibéré qui rend le sinistre inévitable. Ainsi :

À l’inverse, la simple imprudence, la négligence, voire la faute lourde ou inexcusable ne suffisent pas à faire jouer l’interdit légal de l’article L. 113-1, al. 2 (Cass. 1re civ., 13 nov. 1990, n° 88-13.486). Ces fautes peuvent toutefois être écartées de la garantie par une exclusion conventionnelle, à condition d’être « formelles et limitées » (C. assur., art. L. 113-1, al. 1).

==>Spécificité en assurance de responsabilité

En assurance de responsabilité, l’interdit légal prend un relief particulier : l’intention doit viser la victime elle-même. Ainsi, un automobiliste qui se suicide en immobilisant son véhicule sur une voie ferrée n’a pas voulu porter préjudice à la SNCF : la garantie responsabilité civile reste due (Cass. 1re civ., 14 oct. 1997, n° 95-18.361). De même, un assuré qui met volontairement le feu à une porte n’a pas voulu incendier toute la cage d’escalier : la garantie subsiste pour les dommages non recherchés (Cass. 1re civ., 29 oct. 1985).

b. Inassurabilité de la responsabilité pénale et des peines

Un second interdit de principe découle de l’ordre public répressif : les peines pénales, fiscales ou administratives (amendes, interdictions d’exercer, retrait de permis, etc.) sont inassurables. Permettre leur couverture reviendrait à neutraliser leur fonction préventive et dissuasive (C. civ., art. 6). C’est pourquoi une assurance qui proposait de prendre en charge les conséquences d’un retrait de permis de conduire a été jugée illicite.

En revanche, la distinction est nette avec les conséquences civiles d’une infraction : les dommages-intérêts dus aux victimes peuvent être garantis par l’assurance de responsabilité civile, sous réserve de l’interdiction légale de la faute intentionnelle (C. assur., art. L. 113-1, al. 2).

La Cour de cassation a eu l’occasion de préciser que l’assurance ne peut pas avoir pour objet la couverture d’une activité illicite. Dans l’affaire dite du chiropracteur, un masseur-kinésithérapeute, condamné pour exercice illégal de la médecine et blessures involontaires à la suite de manipulations vertébrales, avait appelé en garantie son assureur. Celui-ci avait pourtant délivré un avenant mentionnant expressément l’activité de « chiropracteur ».

La Haute juridiction a rejeté son pourvoi : elle a jugé qu’« une assurance garantissant l’exercice illégal d’activités professionnelles est nulle comme contraire à l’ordre public ». Autrement dit, même si l’assureur avait contractuellement accepté de couvrir l’activité en cause, la nullité de la garantie était encourue dès lors que le contrat tendait à neutraliser les effets d’une condamnation pénale pour exercice illégal de la médecine (Cass. 1re civ., 5 mai 1993, n° 91-15.401).

3. Autres interdictions spécifiques

Outre les principes généraux tenant à la faute intentionnelle et aux sanctions pénales, certains textes spéciaux organisent des interdits ciblés qui limitent encore le champ de l’assurabilité.

En assurance maritime, l’article L. 172-13 du Code des assurances prévoit que l’assureur n’est jamais tenu des dommages résultant des fautes intentionnelles ou inexcusables de l’assuré. De même, l’article L. 175-3 précise que la faute intentionnelle du capitaine ne peut donner lieu à garantie. La logique est ici directement inspirée de celle de l’article L. 113-1, mais adaptée aux spécificités de la navigation maritime, où l’autorité et les choix du capitaine jouent un rôle déterminant dans la survenance du sinistre.

Les assurances aériennes et aéronautiques reprennent la même philosophie. Elles prohibent la couverture des dommages provoqués intentionnellement, en raison des impératifs de sécurité publique propres à ce type de transport. A cet égard, la jurisprudence et les textes applicables en ce domaine alignent ces contrats sur le régime commun de l’inassurabilité de la faute intentionnelle.

4. Conséquences des interdictions

Les interdictions légales de garantie emportent des effets directs tant sur le contrat que sur les litiges auxquels il peut donner lieu.

==>Nullité ou réputé non écrit

Lorsqu’un contrat d’assurance prétend couvrir un risque prohibé, la stipulation est privée d’effet. Ainsi, une clause qui garantirait une peine pénale, fiscale ou administrative est nulle car contraire à l’ordre public (C. civ., art. 6). De même, l’interdiction de garantir la faute intentionnelle ou dolosive s’applique de plein droit, sans qu’une clause contractuelle soit nécessaire : l’assureur est automatiquement dispensé de garantie (C. assur., art. L. 113-1, al. 2).

==>Opposabilité et action directe

En matière de responsabilité civile, la victime bénéficie d’un droit propre à l’encontre de l’assureur (C. assur., art. L. 124-3). Ce droit n’est toutefois pas illimité : l’assureur peut opposer à la victime les limites légales de la garantie, telles que l’inassurabilité de la faute intentionnelle ou des peines. En revanche, il ne peut pas lui opposer des exceptions personnelles tenant au comportement de l’assuré, comme une déchéance pour déclaration tardive. La frontière se situe entre la définition objective de la couverture (opposable à tous) et les stipulations qui ne sanctionnent que l’assuré (inopposables à la victime).

==>Charge de la preuve et enjeux contentieux

Il revient à l’assureur d’établir la faute intentionnelle ou dolosive pour être déchargé de sa garantie. Cette preuve est difficile, car elle implique de démontrer la volonté de provoquer le dommage ou la conscience de son inéluctabilité. À défaut, la garantie demeure acquise. À l’inverse, la simple imprudence ou la faute lourde, même manifeste, ne suffit pas à exclure la garantie.

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