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Liberté et rupture des négociations: régime juridique des pourparlers

À titre de remarque liminaire il peut être rappelé que le nouvel article 1101 du Code civil définit le contrat comme « un accord de volontés entre deux ou plusieurs personnes destinées à créer, modifier, transmettre ou éteindre des obligations. »

Pour mémoire, l’ancien article 1101 le définissait comme la « convention par laquelle une ou plusieurs personnes s’obligent, envers une ou plusieurs autres, à donner, à faire ou à ne pas faire quelque chose. »

Deux éléments essentiels ressortent de la nouvelle définition du contrat :

Schématiquement le contrat se résume donc à l’équation suivante :

CONTRAT = Accord de volontés + Création et/ou opération sur rapport d’obligations

Ainsi, le contrat repose-t-il sur la rencontre des volontés en ce sens qu’il est le produit d’un échange des consentements entre les parties.

Cette composante du contrat n’a pas été modifiée par l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations.

Et pour cause, l’accord de volontés est le fait générateur du contrat.

Alors qu’en 1804 les rédacteurs du Code civil s’étaient presque exclusivement focalisés sur les conditions de validité du contrat, l’ordonnance du 10 février 2016 a remédié à cette carence en consacrant une section entière au processus de conclusion du contrat.

Trois étapes doivent être distinguées :

I) L’entrée en négociation

Si, par principe, la participation à des négociations en vue de la conclusion d’un contrat est libre, elle peut constituer une obligation en cas de rédaction d’une lettre d’intention.

A) Le principe de liberté d’entrer en négociations

Aux termes de l’article 1112 du Code civil « l’initiative, le déroulement et la rupture des négociations précontractuelles sont libres ».

Ainsi, le législateur a-t-il institué un principe de liberté des négociations. Négativement, cela signifie que les agents sont libres de décliner une invitation à entrer en pourparlers.

Autrement dit, un refus de négocier ne saurait, en lui-même, engager la responsabilité de son auteur.

Immédiatement une question alors se pose : que doit-on entendre par « négociations » ?

==>Définition

François Terré définit la négociation contractuelle comme « la période exploratoire durant laquelle les futurs contractants échangent leurs points de vue, formulent et discutent les propositions qu’ils font mutuellement afin de déterminer le contenu du contrat, sans être pour autant assurés de le conclure »[1].

Il s’agit, en d’autres termes, de la phase au cours de laquelle les agents vont chercher à trouver un accord quant à la détermination des termes du contrat.

À défaut d’accord, la rencontre des volontés ne se réalisera pas, de sorte que le contrat ne pourra pas former. Aucune obligation ne sera donc créée.

==>Invitation à entrer en pourparlers et offre de contracter

B) L’obligation d’entrer ou de poursuivre les négociations

Si, par principe, la participation à des négociations en vue de la conclusion d’un contrat est libre, elle devient obligatoire dans deux hypothèses :

==>La rédaction d’une lettre d’intention

La lettre d’intention se définit comme le document par lequel les futurs contractants expriment leur intérêt pour le contrat, à tout le moins pour engager ou poursuivre les négociations.

La lettre d’intention se caractérise par son contenu en ce sens qu’elle ne porte pas sur les éléments essentiels du contrat, ni sur ses modalités.

Aussi, selon la précision de la lettre d’intention, la jurisprudence considère qu’elle pourra obliger son auteur, soit à engager ou poursuivre les négociations, soit purement et simplement à contracter.

Dans un arrêt du 6 janvier 2012, la Cour de cassation a ainsi confirmé la condamnation de l’auteur d’une lettre d’intention au paiement de dommages et intérêts en raison du non-respect des termes de son engagement (Cass. com., 6 nov. 2012, n°11-26.582).

==>L’obtention d’un accord de principe (punctation)

II) Le déroulement des négociations

Lors du déroulement des négociations, plusieurs obligations échoient aux futurs contractants ce qui témoigne de la volonté du législateur d’encadrer cette situation de fait qui précède la formation du contrat.

Ainsi, nonobstant la liberté de négociations dont jouissent les parties n’est-elle pas absolue. Elle trouve sa limite dans l’observation de deux obligations générales qui président à la formation du contrat :

A) Sur l’obligation de bonne foi

Il peut être observé qu’il est désormais fait référence à l’obligation de bonne foi à deux reprises dans le sous-titre du Code civil consacré au contrat

Cette double référence à l’obligation de bonne foi révèle la place que le législateur a entendu donner à l’obligation de bonne foi en droit des contrats : centrale.

Ainsi, tout autant les parties doivent observer l’obligation de bonne foi au moment de l’exécution du contrat, ils devront s’y plier en amont, soit durant toute la phase de négociation.

==>Étendue de l’obligation de bonne foi

Lors du déroulement des négociations, l’exigence de bonne foi signifie que les parties doivent être véritablement animées par la volonté de contracter. Autrement dit, elles doivent être sincères dans leur démarche de négocier et ne pas délibérément laisser croire à l’autre que les pourparlers ont une chance d’aboutir, alors qu’il n’en est rien.

Dans un arrêt du 20 mars 1972 la Cour de cassation considère en ce sens qu’une partie a manqué « aux règles de la bonne foi dans les relations commerciales » en maintenant « dans une incertitude prolongée » son cocontractant alors qu’elle n’avait nullement l’intention de contracter (Cass. com. 20 mars 1972, n°70-14.154).

La même solution a été retenue dans un arrêt du 18 juin 2002 (Cass. com. 18 juin 2002, n°99-16.488)

==>Limites à l’obligation de bonne foi

Bien que l’obligation de bonne foi commande aux parties d’être sincères lors du déroulement des pourparlers, elle n’implique pas, malgré tout, une transparence totale.

La question s’est, de sorte, posée en jurisprudence de savoir si l’obligation de bonne foi fait obstacle à ce que les futurs contractants mènent des négociations parallèles avec un concurrent ?

Deux situations doivent être distinguées :

B) Sur l’obligation d’information

L’obligation d’information qui pèse sur les futurs contractants est expressément formulée à l’article 1112-1 du Code civil.

Cette disposition prévoit que :

Plusieurs enseignements peuvent être retirés de cette disposition :

1. Autonomie de l’obligation d’information

==>Avant la réforme introduite par l’ordonnance du 10 février 2016

Si, avant la réforme, le législateur a multiplié les obligations spéciales d’information propres à des secteurs d’activité spécifiques, aucun texte ne reconnaissait d’obligation générale d’information.

Aussi, c’est à la jurisprudence qu’est revenue la tâche, non seulement de la consacrer, mais encore de lui trouver une assise juridique.

Dans cette perspective, la Cour de cassation a cherché à rattacher l’obligation générale d’information à divers textes.

Néanmoins, aucune cohérence ne se dégageait quant aux choix des différents fondements juridiques.

Deux étapes ont marqué l’évolution de la jurisprudence :

==>Depuis la réforme introduite par l’ordonnance du 10 février 2016

L’obligation générale d’information a été consacrée par le législateur à l’article 1112-1 du Code civil, de sorte qu’elle dispose d’un fondement textuel qui lui est propre.

Aussi, est-elle désormais totalement déconnectée des autres fondements juridiques auxquels elle était traditionnellement rattachée.

Il en résulte qu’il n’y a plus lieu de s’interroger sur l’opportunité de reconnaître une obligation d’information lors de la formation du contrat ou à l’occasion de son exécution.

Elle ne peut donc plus être regardée comme une obligation d’appoint de la théorie des vices du consentement.

L’obligation d’information s’impose désormais en toutes circonstances : elle est érigée en principe cardinal du droit des contrats.

2. Domaine d’application de l’obligation d’information

L’article 1112-1 du Code civil n’a pas seulement reconnu à l’obligation d’information son autonomie, il a également étendu son domaine d’application à tous les contrats.

Avant la réforme introduite par l’ordonnance du 10 février 2016, le législateur n’avait jamais conféré à l’obligation d’information de portée générale, si bien qu’elle n’était reconnue que dans des branches spéciales du droit des contrats (droit de la consommation, droit de la vente, droit commercial, droit du travail, droit bancaire, etc.)

En instituant l’obligation d’information à l’article 1112-1 du Code civil, le législateur a entendu consacrer la position de la Cour de cassation qui, depuis de nombreuses années, avait fait de l’obligation d’information un principe cardinal du droit commun des contrats.

Ainsi, cette jurisprudence est-elle désormais inscrite dans le marbre de la loi. L’obligation d’information a vocation à s’appliquer à tous les contrats, sans distinctions.

Est-ce à dire que l’article 1112-1 rend obsolètes les dispositions particulières qui, avant la réforme de 2016, avaient déjà consacré l’obligation d’information ?

Tel serait le cas si l’objet de l’obligation d’information ou ses modalités d’exécution étaient similaires d’un texte à l’autre. Toutefois, il n’en est rien.

L’obligation d’information est envisagée différemment selon le domaine dans lequel elle a vocation à s’imposer aux agents.

Aussi, l’article 1112-1 du Code n’est nullement dépourvu de toute utilité. Il a vocation à s’appliquer à défaut de texte spécial prévoyant une obligation d’information.

III) La rupture des négociations

A) Principe : la liberté de rupture des pourparlers

Aux termes de l’article 1112, al. 1 « la rupture des négociations précontractuelles […] libres ».

Ainsi, cette règle n’est autre que le corolaire de la liberté contractuelle : dans la mesure où les futures parties sont libres de contracter, elles sont tout autant libres de ne pas s’engager dans les liens contractuels

Il en résulte que la rupture unilatérale des pourparlers ne saurait constituer, en soi, un fait générateur de responsabilité. La rupture ne peut, en elle-même, être fautive, quand bien même elle causerait un préjudice au partenaire.

Admettre le contraire reviendrait à porter atteinte à la liberté individuelle et à la sécurité commerciale.

C’est la raison pour laquelle la Cour de cassation aime à rappeler dans certains arrêts l’existence d’un « droit de rupture unilatérale des pourparlers précontractuels » (Cass. 3e civ., 28 juin 2006, n°04-20.040).

Une question immédiatement se pose : le droit de rupture des pourparlers constitue-t-il un droit discrétionnaire, en ce sens que son exercice dommageable ne donnera jamais lieu à réparation ou s’agit-il d’un droit relatif, soit d’un droit dont l’exercice abusif est sanctionné ?

B) Exception : l’exercice abusif du droit de rupture des pourparlers

L’examen de la jurisprudence révèle que l’exercice du droit de rupture des pourparlers est susceptible d’engager la responsabilité de titulaire lorsqu’un abus est caractérisé.

Aussi, dans un arrêt du 3 octobre 1972, la Cour de cassation a-t-elle eu l’occasion de préciser qu’en cas de rupture abusive des négociations « la responsabilité délictuelle prévue aux articles susvisés du code civil peut être retenue en l’absence d’intention de nuire » (Cass. 3e civ. 3 oct. 1972, n°71-12.993).

Ainsi, le droit de rompre unilatéralement les pourparlers n’est-il pas sans limite. Il s’agit d’un droit, non pas discrétionnaire, mais relatif dont l’exercice abusif est sanctionné.

Deux questions alors se posent :

1. Quid de la nature de la responsabilité ?

Traditionnellement l’exercice abusif du droit de rompre les pourparlers est sanctionné sur le terrain de la responsabilité délictuelle.

Cette solution s’explique par le fait, en cas de rupture des négociations par définition, le contrat n’a pas pu se former.

Par conséquent, l’action en réparation ne saurait être diligentée que sur le fondement de la responsabilité extracontractuelle.

Dans un arrêt du 11 janvier 1984, la Cour de cassation a jugé en ce sens que « la victime d’une faute commise au cours de la période qui a précédé la conclusion d’un contrat est en droit de poursuivre la réparation du préjudice qu’elle estime avoir subi sur le fondement de la responsabilité délictuelle » (Cass. com. 11 janv. 1984, n°82-13.259).

La haute juridiction réitère de façon récurrente cette solution en visant systématiquement les articles qui régissent la responsabilité extractontractuelle (V. notamment en ce sens Cass. com. 11 juill. 2000, n°97-18.275 ; Cass. com. 18 sept. 2012, n°11-19.629).

2. Quid des conditions de mise en œuvre de la responsabilité ?

a. La faute

Pour engager la responsabilité de l’auteur de la rupture des pourparlers la victime devra établir l’existence d’une faute, étant précisé que la rupture en elle-même ne saurait être constitutive d’une fautive, conformément au principe de libre rupture des pourparlers.

Le fait générateur de la responsabilité ne pourra donc résider que dans des circonstances extérieures à la rupture (Cass. com. 26 nov. 2003, n°00-10.243 et 00-10.949).

Quelles sont ces circonstances ?

L’ordonnance du 10 février 2016 ne le précise pas. L’article 1112, al. 2 du Code civil pose seulement l’exigence de la faute. Par conséquent, c’est vers la jurisprudence qu’il convient de se tourner.

Il ressort de cette dernière que, en matière de rupture abusive des pourparlers, la faute s’apparente à un manquement aux obligations de loyauté et de bonne foi

Pour apprécier ce manquement, les juridictions adoptent, le plus souvent, la méthode du faisceau d’indice.

Les indices auxquels se réfèrent les tribunaux sont nombreux et variés.

L’exercice abusif du droit de rompre les pourparlers peut ainsi se déduire de :

b. Le préjudice

==>Sur les modalités de la réparation

En cas de rupture abusive des pourparlers, dans la mesure où le contrat n’a pas pu se former, la réparation du préjudice de la victime ne pourra se traduire que par l’allocation de dommages et intérêts.

En raison de l’absence de rencontre des volontés, cette dernière ne sera jamais fondée à revendiquer l’exécution forcée du contrat

L’article 1112, al. 2 vise d’ailleurs bien le contrat « non-conclu », ce qui d’emblée exclut la possibilité d’agir en exécution forcée.

==>Sur la détermination du préjudice réparable

En cas de rupture abusive des pourparlers la question se posera de savoir en quoi consiste le préjudice de la victime

Deux postes de préjudices sont susceptibles d’être envisagées : l’un est admis, l’autre est écarté :

*****

Arrêt Manoukian

(Cass. com., 26 nov. 2003)

Attendu, selon l’arrêt attaqué (Paris, 29 octobre 1999), que la société Alain Manoukian a engagé avec les consorts X… et Y… (les consorts X…),, actionnaires de la société Stuck, des négociations en vue de la cession des actions composant le capital de cette société ; que les pourparlers entrepris au printemps de l’année 1997 ont, à l’issue de plusieurs rencontres et de divers échanges de courriers, conduit à l’établissement, le 24 septembre 1997, d’un projet d’accord stipulant notamment plusieurs conditions suspensives qui devaient être réalisées avant le 10 octobre de la même année, date ultérieurement reportée au 31 octobre ; qu’après de nouvelles discussions, la société Alain Manoukian a, le 16 octobre 1997, accepté les demandes de modification formulées par les cédants et proposé de reporter la date limite de réalisation des conditions au 15 novembre 1997 ; que les consorts X… n’ayant formulé aucune observation, un nouveau projet de cession leur a été adressé le 13 novembre 1997 ; que le 24 novembre, la société Alain Manoukian a appris que les consorts X… avaient, le 10 novembre, consenti à la société Les complices une promesse de cession des actions de la société Stuck ; que la société Alain Manoukian a demandé que les consorts X… et la société Les complices soient condamnés à réparer le préjudice résultant de la rupture fautive des pourparlers ;

Sur le premier moyen du pourvoi formé par la société Alain Manoukian :

Attendu que la société Alain Manoukian fait grief à l’arrêt d’avoir limité à 400 000 francs la condamnation à dommages-intérêts prononcée à l’encontre des consorts X… alors, selon le moyen, que celui qui rompt brutalement des pourparlers relatifs à la cession des actions d’une société exploitant un fonds de commerce doit indemniser la victime de cette rupture de la perte de la chance qu’avait cette dernière d’obtenir les gains espérés tirés de l’exploitation dudit fonds de commerce en cas de conclusion du contrat ; qu’il importe peu que les parties ne soient parvenues à aucun accord ferme et définitif ; qu’en l’espèce, la cour d’appel a constaté que les consorts X… avaient engagé leur responsabilité délictuelle envers la société Alain Manoukian en rompant unilatéralement, brutalement et avec mauvaise foi les pourparlers qui avaient eu lieu entre eux au sujet de la cession des actions de la société Stuck exploitant un fonds de commerce dans le centre commercial Belle Epine ; qu’en estimant néanmoins que le préjudice subi par la société Alain Manoukian ne pouvait correspondre, du seul fait de l’absence d’accord ferme et définitif, à la perte de la chance qu’avait cette société d’obtenir les gains qu’elle pouvait espérer tirer de l’exploitation du fonds de commerce et en limitant la réparation du préjudice subi par la société Alain Manoukian aux frais occasionnés par la négociation et aux études préalables qu’elle avait engagées, la cour d’appel a violé l’article 1382 du Code civil ;

Mais attendu que les circonstances constitutives d’une faute commise dans l’exercice du droit de rupture unilatérale des pourparlers précontractuels ne sont pas la cause du préjudice consistant dans la perte d’une chance de réaliser les gains que permettait d’espérer la conclusion du contrat ;

Attendu que la cour d’appel a décidé à bon droit qu’en l’absence d’accord ferme et définitif, le préjudice subi par la société Alain Manoukian n’incluait que les frais occasionnés par la négociation et les études préalables auxquelles elle avait fait procéder et non les gains qu’elle pouvait, en cas de conclusion du contrat, espérer tirer de l’exploitation du fonds de commerce ni même la perte d’une chance d’obtenir ces gains ; que le moyen n’est pas fondé

*****

  1. F. Terré, Ph. Simpler et Y. Lequette, Droit civil – Les obligations, Dalloz, 9e éd., 2005, coll. « précis », n°184, p. 185. ?

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