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Gestion de l’actif commun: régime des actes visant à aliéner certains biens ou à les grever de droits réels (art. 1424, al. 1er C. civ.)

Bien que les actes à titre onéreux soient, en application de l’article 1421, al. 1er du Code civil, soumis au principe de gestion concurrente, certains d’entre eux échappent à la règle.

En raison de leur gravité ou de la valeur du bien sur lequel ils portent, leur accomplissement requiert le consentement des deux époux, faute de quoi ils encourent la nullité.

Les actes à titre onéreux soumis au principe de cogestion sont expressément visés par les articles 1422, al. 3e, 1424 et 1425 du Code civil.

Nous nous focaliserons ici sur les actes visant à aliéner certains biens ou à les grever de droits réels.

L’article 1424, al. 1er du Code civil prévoit que « les époux ne peuvent, l’un sans l’autre, aliéner ou grever de droits réels les immeubles, fonds de commerce et exploitations dépendant de la communauté, non plus que les droits sociaux non négociables et les meubles corporels dont l’aliénation est soumise à publicité. Ils ne peuvent, sans leur conjoint, percevoir les capitaux provenant de telles opérations. »

Il ressort de cette disposition que lorsqu’elles portent sur les biens visés par le texte, les actes d’aliénation et de constitution de droits réels sont soumis au principe de cogestion.

I) Les biens visés

Plusieurs catégories de biens sont visées par l’article 1424, al. 1er du Code civil. Ces biens présentent la particularité de constituer un élément d’actif important pour le ménage, soit parce que, intrinsèquement, ils sont pourvus d’une grande valeur économique, soit parce qu’ils sont de nature à procurer à la cellule familiale des revenus de subsistance,

A) Les immeubles

L’article 517 du Code civil dispose que « les biens sont immeubles, ou par leur nature, ou par leur destination, ou par l’objet auquel ils s’appliquent. »

Ainsi existe-t-il trois catégories d’immeubles dont il ressort, à l’analyse, que l’immeuble se caractérise par sa fixité, en ce sens qu’il ne peut pas être déplacé contrairement aux meubles qui se caractérisent par leur mobilité.

B) Les fonds de commerce et exploitations

L’article 1424, al. 1er du Code civil intègre dans le périmètre de la cogestion les fonds de commerce et les exploitations qui dépendent de la communauté.

Si la définition des premiers est désormais bien établie, plus difficile est l’appréhension de la notion d’exploitation.

Il conviendra, par ailleurs, d’envisager séparément la situation du conjoint qui collabore à l’activité de celui qui est à la tête, soit d’un fonds de commerce, soit d’une exploitation.

==> Les fonds de commerce

Selon la définition couramment admise, le fonds de commerce est un ensemble de d’éléments mobiliers corporels (matériel, marchandises, outils,) et incorporels (droit au bail, brevets, nom commercial) qui sont affectés à l’exploitation d’une activité commerciale.

Parce qu’un fonds de commerce est une universalité de fait, il constitue un bien qui se distingue des éléments qui le composent.

S’agissant de l’application de l’article 1424 du Code civil il y a lieu de distinguer selon l’acte de disposition consiste ou non en une aliénation ou en la constitution d’une sûreté réelle.

==> Les exploitations

En application de l’article 1424, al. 1er du Code civil, les actes de disposition portant sur une exploitation sont donc soumis au principe de cogestion.

Le texte ne définit pas, néanmoins, la notion d’exploitation. Quant à la jurisprudence, elle est également silencieuse, à tout le moins elle ne fournit pas de définition générale.

Pour la doctrine, il s’agit de « toute activité économique indépendante, qu’elle soit commerciale, industrielle, artisanale ou libérale constitue une entreprise donc une exploitation »[3].

L’exploitation consiste, autrement dit une universalité de faits et donc en un ensemble d’éléments mobiliers et immobiliers affectés à l’exercice d’une activité économique.

Par analogie le fonds de commerce, il y a lieu de distinguer selon que l’acte de disposition porte sur l’exploitation prise dans son ensemble, de ceux qui ont pour objet un élément spécifique:

Au total, les règles applicables au fonds de commerce sont pleinement transposables à l’exploitation.

==> Cas particulier du conjoint de commerçant ou d’exploitant

Lorsque le conjoint d’un commerçant ou d’un artisan a opté pour le statut de conjoint collaborateur au sens de l’article L. 121-4 du Code de commerce, la loi lui confère un pouvoir de représentation du chef de l’entreprise.

L’article L. 121-6 du Code de commerce prévoit en ce sens que « le conjoint collaborateur, lorsqu’il est mentionné au registre du commerce et des sociétés, au répertoire des métiers ou au registre des entreprises tenu par les chambres de métiers d’Alsace et de Moselle est réputé avoir reçu du chef d’entreprise le mandat d’accomplir au nom de ce dernier les actes d’administration concernant les besoins de l’entreprise. »

À l’analyse, l’octroi de ce pouvoir au conjoint collaborateur, qui s’ajoute à ceux dont il est investi au titre de son régime matrimonial, revient à instaurer un principe de gestion concurrente pour les actes visés par le texte.

Pour les auteurs, il s’agit de tous les actes de gestion courante de l’entreprise, par opposition aux actes dont l’accomplissement est susceptible d’avoir des incidences significatives pour l’exploitation.

Ce pouvoir dont est titulaire le conjoint de l’exploitant n’est toutefois pas absolu.

En effet, une limite semble être tracée par l’article L. 121-5 du Code de commerce qui prévoit que « une personne immatriculée au répertoire des métiers ou un commerçant ne peut, sans le consentement exprès de son conjoint, lorsque celui-ci participe à son activité professionnelle en qualité de conjoint travaillant dans l’entreprise, aliéner ou grever de droits réels les éléments du fonds de commerce ou de l’entreprise artisanale dépendant de la communauté, qui, par leur importance ou par leur nature, sont nécessaires à l’exploitation de l’entreprise, ni donner à bail ce fonds de commerce ou cette entreprise artisanale. Il ne peut, sans ce consentement exprès, percevoir les capitaux provenant de telles opérations. »

Cette disposition pose manifestement une règle qui se rapproche très étroitement celle énoncée par l’article 1424, al. 1er du Code civil en ce qu’elle pose un principe de cogestion pour les actes les plus graves accomplis dans le cadre de la gestion de l’exploitation.

Ainsi, requièrent le consentement des deux époux, tous les actes qui visent à « aliéner ou grever de droits réels les éléments du fonds de commerce ou de l’entreprise artisanale dépendant de la communauté, qui, par leur importance ou par leur nature, sont nécessaires à l’exploitation de l’entreprise ».

Pratiquement, le mandat donné au conjoint couvre les seuls actes qui consistent à acheter ou vendre, dès lors qu’ils relèvent d’une gestion normale de l’entreprise.

Tel ne serait pas le cas de la constitution d’un nantissement de l’exploitation ou d’un élément constitutif de celle-ci (clientèle, marque, brevet etc.), qui donc relève de la cogestion.

En revanche, le renouvellement de stock, le règlement d’une facture, l’acquisition de matières premières relèvent du domaine de la présomption.

C) Les droits sociaux non négociables

L’article 1424, al. 1er du Code civil soumet à cogestion les actes de disposition portant sur « les droits sociaux non négociables ».

Par droits sociaux non négociables, il faut entendre les parts d’intérêt qui représentent un droit dont la titularité est étroitement attachée à la personne de son détenteur.

Selon Estelle Naudin, leur singularité réside dans l’impossibilité pour ces titres sociaux de faire l’objet d’une quelconque « transmission sur un marché financier »[4].

Il s’agit, autrement dit, des parts sociales émises par les sociétés de personnes ainsi que par les SARL.

D’aucuns ont critiqué l’exclusion des droits sociaux négociables du domaine de la cogestion.

Au soutien de leur thèse ils ont avancé que la cession de droits sociaux, qu’ils puissent ou non faire l’objet d’une cotation en bourse, est susceptible de produire les mêmes effets dans les deux cas : l’aliénation d’une entreprise.

L’opération présente ainsi un danger particulier pour le patrimoine du couple lorsque les actions cédées représentent une importante valeur économique.

Bien que séduisant, cet argument n’a pas emporté la conviction de la Cour de cassation qui, dans un arrêt du 28 février 1995, a fait une application stricte de l’article 1424 du Code civil.

Dans cette décision, elle a jugé que « si l’article 1421, alinéa 2, du Code civil autorise l’époux exerçant une profession séparée, à accomplir seul les actes de disposition nécessaires à celle-ci, l’article 1424 du même Code apporte une exception formelle à ce principe, en disposant que les époux ne peuvent, l’un sans l’autre, aliéner des droits sociaux non négociables » (Cass. 28 févr. 1995, n°95-16.794).

Pour la haute juridiction, le principe de cogestion fait donc échec à l’aliénation par un époux seul de droits sociaux non négociables, quand bien même la cession de ces parts d’intérêt s’inscrirait dans le cadre de l’exercice de l’activité professionnelle d’un époux.

À cet égard, il peut être observé que dans cette décision, la Cour de cassation fait fi de la distinction entre le titre et la finance.

Pour mémoire, il est admis en jurisprudence, que le titre, soit la qualité d’associé, constitue un bien propre, tandis que la finance, soit la valeur économique des droits sociaux, tombe en communauté (V. en ce sens Cass. 1ère civ., 9 juill. 1991, n°90-12.503 ; Cass. 1ère civ., 10 févr. 1998, n°96-16.735).

Si dès lors, le titre est un bien propre, son aliénation devrait relever, en application de l’article 1428 du Code civil, du pouvoir de gestion exclusif de son titulaire.

Telle n’est pourtant pas la solution qui se dégage de l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 28 février 1995, puisque, affirmant que le principe de cogestion avait vocation à s’appliquer, sans faire cas du caractère propre du titre.

On peut en déduire, s’agissant des actes de disposition portant sur des droits sociaux non négociables, que le principe de cogestion posé par l’article 1424, al. 1er du Code civil prime le principe de gestion exclusif énoncé par l’article 1428.

Un arrêt rendu le 12 juin 2014 n’est toutefois pas sans avoir jeté le doute sur cette solution.

Dans cette décision, la Cour de cassation a, en effet, affirmé que « qu’à la dissolution de la communauté matrimoniale, la qualité d’associé attaché à des parts sociales non négociables dépendant de celle-ci ne tombe pas dans l’indivision post-communautaire qui n’en recueille que leur valeur » (Cass. 1re civ., 12 juin 2014, n° 13-16.309).

Si dès lors l’époux titulaire du titre peut disposer seul durant la période post-communautaire des droits sociaux non négociables tombés en indivision, est-ce à dire qu’il était investi du même pouvoir au cours du mariage ?

Si tel est le cas, cela signifierait que le caractère propre des droits sociaux, quant au titre, ferait obstacle à l’application de l’article 1424, al. 1er du Code civil.

Admettre cette solution reviendrait néanmoins à systématiquement neutraliser le principe de cogestion pour les actes de disposition portant sur des droits non négociables, alors même que cette catégorie de biens est expressément visée par le texte.

Pour cette raison, la doctrine majoritaire s’accorde à dire que, en tout état de cause, l’article 1424 s’applique aux droits sociaux non négociables, peu importe que le titre appartienne en propre à un époux.

D) Les meubles corporels dont l’aliénation est soumise à publicité

Derniers biens à relever du domaine de la cogestion : les meubles corporels dont l’aliénation est soumise à publicité.

Ces biens ne sont autres que les navires, bateaux de rivières ou encore les aéronefs. S’agissant des automobiles, l’article 1424 ne leur est pas applicable.

La raison en est que leur aliénation n’est pas soumise à publicité. Ils font certes l’objet d’une immatriculation.

Toutefois, cette formalité relève d’une obligation qui présente un caractère purement administratif.

Son observation ne conditionne donc pas la validité de leur aliénation ; d’où leur exclusion du domaine de la cogestion.

II) Les opérations visées

L’article 1424, al. 1er du Code civil soumet à la cogestion deux sortes d’actes de disposition :

À ces deux catégories d’actes, il convient d’en ajouter une troisième, particulière, ceux visant à percevoir des capitaux.

A) S’agissant des actes d’aliénation

==> Les actes qui relèvent du domaine de la cogestion

La notion d’aliénation n’est définie par aucun texte. Dans son sens général, il s’agit de tout acte qui vise à transférer la propriété d’un bien.

Au nombre des actes d’aliénation, on compte notamment :

Il est encore admis que la promesse synallagmatique ou unilatérale de vente sont des actes d’aliénation au sens de l’article 1424 du Code civil (V. en ce sens Cass. 3e civ. 5 nov. 1974).

S’agissant du mandat de vendre donné par un époux à un agent immobilier, la question s’est posée de savoir si sa validité était subordonnée à l’accord des deux époux.

Il ressort d’un arrêt du 20 novembre 2013, qu’il y a lieu de distinguer selon que l’époux a consenti au mandataire le mandat de rechercher des acquéreurs ou selon qu’il lui a confié le mandat d’aliéner le bien.

Dans le premier cas, il s’agit d’un mandat d’entremise : le mandataire n’a pas le pouvoir d’agir au nom et pour le compte du mandat, de sorte que celui-ci n’est pas définitivement engagé en cas de conclusion de l’opération

Dans le second cas, il s’agit d’un mandat de vendre : le mandataire est investi du pouvoir d’agir au nom et pour le compte de son mandant qui, dès lors, sera engagé en cas de conclusion du contrat de vente.

Pour la Cour de cassation, le principe de cogestion n’a vocation à s’appliquer que pour les actes ayant pour objet de confier à un intermédiaire un mandat de vendre (Cass. 1ère civ. 20 nov. 2013, n°12-26.128).

Par ailleurs, il a été admis que la conclusion d’un compromis visant à un partage de biens communs ou encore une transaction ayant pour effet de renoncer à un droit de propriété relevaient du domaine de la cogestion (Cass. 1ère civ. 8 févr. 2000, n°97-19.920).

Au fond, ce qui importe c’est que l’acte d’aliénation :

==> Les actes qui ne relèvent pas du domaine de la cogestion

S’agissant des actes d’aliénation exclus du domaine de l’article 1424, al. 1er du Code civil, il est admis que le principe de cogestion ne s’applique pas aux aliénations forcées, soit celles qui interviennent

Cette exclusion se justifie par le fait générateur de l’aliénation qui est indépendant de la volonté de l’époux, qui non seulement n’en est pas à l’initiative, mais encore n’a d’autre choix que d’y consentir.

Dans le droit fil de cette exclusion, le principe de cogestion n’a pas vocation à s’appliquer aux actes portant création d’une obligation personnelle, quand bien même l’inexécution de cette obligation est susceptible de conduire à la saisie de biens communs.

Admettre la solution inverse, reviendrait à considérablement fragiliser la situation des créanciers sur lesquels pèserait la menace d’une annulation de l’acte conclu avec un époux seul en raison d’un dépassement de pouvoir.

Afin de préserver les intérêts des tiers qui doivent pouvoir contracter avec un époux seul, sans risquer de voir l’opération conclue remise en cause, le législateur a circonscrit le domaine de l’article 1424 aux actes de disposition volontaires.

Enfin, dans un arrêt du 14 septembre 2017, la Cour de cassation a exclu du domaine de la cogestion l’exercice du droit de rétractation conféré par l’article L. 271-1 du Code de la construction et de l’habitation aux acquéreurs d’un immeuble.

Au soutien de sa décision, elle affirme que la rétractation de l’un des époux emportait celle de l’autre, de sorte que la promesse de vente était caduque (Cass. 3e civ. 14 sept. 2017, n°16-17.856).

À cet égard, dans un arrêt du 9 juin 2012, la Cour de cassation a précisé, s’agissant de la notification prévue par l’article L. 271-1 du code de la construction et de l’habitation, que lorsqu’elle a été effectuée non par lettres distinctes, adressées à chacun des époux acquéreurs, mais par une lettre unique libellée au nom des deux, « elle ne peut produire effet à l’égard des deux que si l’avis de réception a été signé par chacun des époux ou si l’époux signataire était muni d’un pouvoir à l’effet de représenter son conjoint » (Cass. 3e civ. 9 juin 2010, n°09-15.361).

Faute d’observation de ce formalisme, le délai de rétractation ne saurait courir à l’encontre de l’époux auquel la notification n’a pas été notifiée ou qui n’a pas signé le bordereau de réception.

B) S’agissant des actes de constitution de droits réels

1. Principe général

Les actes de constitution de droits réels sur l’un des biens visés par l’article 1424, al. 1er du Code civil relèvent du domaine de la cogestion.

Pour mémoire, il existe deux catégories de droits réels :

Faute de précision dans le texte, il est indifférent que l’acte de disposition porte sur des droits réels principaux ou accessoires.

Aussi, le principe de cogestion s’applique, tant aux actes qui ont pour objet le démembrement d’un droit de propriété ou à la constitution d’une servitude, qu’aux actes qui visent à donner en garantie un bien commun.

2. Cas particulier des sûretés réelles constituées au profit d’un tiers

S’agissant de la constitution d’une sûreté réelle au profit d’un tiers la question de l’application de l’article 1424 du Code civil n’est pas sans avoir soulevé des difficultés.

En effet, une telle sûreté, qualifiée de cautionnement réel, interroge sur sa nature en raison de son caractère hybride :

Compte tenu de cette double facette qui caractérise le cautionnement réel, on s’est d’abord interrogé sur la possibilité de le soumettre, par extension, au dispositif prévu par l’article 1415 du Code civil.

La position de la Cour de cassation sur cette question a connu plusieurs évolutions.

==> Première étape

Dans un premier temps, la Cour de cassation a jugé que la règle énoncée par l’article 1415 du Code civil était pleinement « applicable à la caution réelle » (Cass. 1ère civ. 11 avr. 1995, n°93-13.629).

Elle en déduit, dans l’affaire qui lui était soumise, que le nantissement constitué par le mari sur des titres dépendant de la communauté était nul, faute d’avoir obtenu l’accord préalable de son épouse.

En faisant application de l’article 1415 du Code civil, la Première chambre civile assimile donc le cautionnement réel au cautionnement personnel, à tout le moins elle lui applique la même règle.

D’aucuns ont justifié cette position en avançant qu’il y avait lieu de faire application du principe ubi lex non distinguit : là où la loi ne distingue pas, nous ne devons pas distinguer.

Autrement dit, dans la mesure où l’article 1415 du Code civil n’opère aucune distinction, tous les cautionnements seraient visés par le texte. Or le cautionnement réel constituerait une variété à part entière de cautionnement.

Bien que cette solution soit séduisante en ce qu’elle vise à protéger le ménage de l’accomplissement par un époux seul d’actes graves, elle n’est pas à l’abri des critiques.

La position adoptée par la Cour de cassation conduit, en effet, à dénaturer la sanction attachée à la violation de l’article 1415 du Code civil.

Contrairement à ce qui est suggéré par l’arrêt du 11 avril 1995, la règle énoncée par cette disposition consiste, non pas en une règle de pouvoir, mais en une règle de passif.

La conséquence en est que lorsqu’un époux se porte caution sans avoir obtenu, au préalable, l’accord de son conjoint, la sanction devrait être le cantonnement du gage des créanciers.

En aucun cas, le législateur n’a entendu sanctionner la violation de la règle par la nullité de l’acte litigieux.

Il suffit pour s’en convaincre de relire l’article 1415 qui prévoit expressément que « chacun des époux ne peut engager que ses biens propres et ses revenus, par un cautionnement ».

Si la sanction consistant à réduire le gage du créancier ne soulève pas de difficulté lorsque l’acte accompli en dépassement des pouvoirs d’un époux est un cautionnement personnel, la mise en œuvre de cette sanction devient bien moins évidente, sinon impossible, en présence d’un cautionnement réel.

Au bilan, si la solution retenue dans l’arrêt du 11 avril 1995 se justifie à certains égards pour les raisons ci-avant exposées, elle n’en reste pas moins critiquable en ce qu’elle conduit à dénaturer la sanction prévue par l’article 1415 du Code civil.

La Première chambre civile n’est manifestement pas restée insensible aux critiques émises par une frange importante de la doctrine puisque, quelques années plus tard, elle est revenue sur sa position, à tout le moins lui a apporté un ajustement.

==> Deuxième étape

Par trois arrêts rendus en date du 15 mai 2002, la Cour de cassation a jugé que si « le nantissement constitué par un tiers pour le débiteur est un cautionnement réel soumis à l’article 1415 du Code civil », le créancier n’en reste pas moins autorisé à exercer ses poursuites sur les biens propres et les revenus de la caution.

Plus précisément, elle affirme dans cette décision que « dans le cas d’un tel engagement consenti par un époux sur des biens communs, sans le consentement exprès de l’autre, la caution, qui peut invoquer l’inopposabilité de l’acte quant à ces biens, reste seulement tenue, en cette qualité, du paiement de la dette sur ses biens propres et ses revenus dans la double limite du montant de la somme garantie et de la valeur des biens engagés, celle-ci étant appréciée au jour de la demande d’exécution de la garantie ; qu’ainsi l’arrêt est légalement justifié » (Cass. 1ère civ. 15 mai 2002, n°00-15.298).

À l’analyse, la Première chambre civile raisonne ici en deux temps :

Comme relevé par les auteurs, il se dégage de la solution retenue par la Cour de cassation « une conception double du cautionnement réel, composé à la fois d’une sûreté réelle et d’un engagement personnel »[1].

Selon cette conception, le cautionnement réel aurait pour effet, outre la constitution d’une sûreté sur le bien donné en garantie, de créer un engagement personnel au profit du créancier qui, faute de pouvoir exercer ses poursuites sur le bien grevé, pourrait les rediriger vers la caution qui donc serait tenue sur son patrimoine.

Cette approche présente indéniablement l’avantage de concilier la sanction prévue par l’article 1415 du Code civil, qui consiste à cantonner le gage du créancier, avec la particularité du cautionnement réel dont l’assiette se limite à un ou plusieurs biens déterminés.

Bien que séduisante, là encore la solution retenue par la Cour de cassation n’est pas totalement satisfaisante. Elle fait fi, en effet, du caractère exprès du cautionnement personnel.

L’ancien article 2292 du Code civil, devenu l’article 2294 prévoyait que « le cautionnement ne se présume point, il doit être exprès ».

Autrement dit, pour que les biens propres et les revenus de la caution réelle puissent être inclus dans le gage du créancier, encore faut-il que l’époux souscripteur de la garantie ait expressément donné son accord.

Certes il a agi en dépassement de ses pouvoirs. Si toutefois l’on admet que le créancier est investi d’un droit de gage général sur le patrimoine de l’époux caution, c’est que l’on considère que ce dernier est, d’une certaine façon, tenu au titre d’un cautionnement personnel.

Or la conclusion de cette variété de cautionnement requiert un engagement exprès de la caution.

Pour cette raison, les arrêts rendus par la Cour de cassation ont été vivement critiqués par une doctrine quasi unanime.

Si, dans un premier temps, la Chambre commerciale a adhéré à la solution adoptée par la Première Chambre civile (V. en ce sens Cass. com. 13 nov. 2002, n°95-18.994), son ralliement fut de courte durée.

Moins d’un an plus tard, la Chambre commerciale, dans une affaire où l’application de l’article 1415 n’était pas en cause, est revenue à une conception classique du cautionnement réel.

Dans un arrêt du 24 septembre 2003, elle a jugé en ce sens que « le nantissement d’un fonds de commerce consenti en garantie de la dette d’un tiers est une sûreté réelle qui n’a pas pour effet de faire peser sur le propriétaire du fonds une obligation personnelle au paiement de cette dette » (Cass. com. 24 sept. 2003, n°00-20.504).

Pour la chambre commerciale, la conclusion d’un cautionnement réel n’emporte donc pas création d’un engagement personnel de la caution, ce qui dès lors interdit au créancier d’exercer ses poursuites sur un bien autre que celui donné en garantie.

==> Troisième étape

En réaction à la divergence de positions qui s’était installée entre la Première chambre civile et la Chambre commerciale, la Cour de cassation s’est réunie en chambre mixte aux fins de définitivement trancher le débat.

À cet égard, par un arrêt rendu le 2 décembre 2005, elle a considéré « qu’une sûreté réelle consentie pour garantir la dette d’un tiers n’impliquant aucun engagement personnel à satisfaire à l’obligation d’autrui et n’étant pas dès lors un cautionnement » (Cass. ch. Mixte, 2 déc. 2005, n°03-18.210).

Il ressort de cette décision que la chambre mixte ne retient finalement aucune des solutions qui avaient été adoptées par les deux chambres en conflit.

Elle opère, au contraire, un revirement de jurisprudence en refusant de faire application de l’article 1415 du Code civil au cautionnement réel.

Pour la Cour de cassation, cette garantie ne saurait être assimilée au cautionnement personnel, seul visé par le texte. Elle évite d’ailleurs soigneusement de la désigner sous le nom de « cautionnement réel ». Elle lui préfère le qualificatif de « sûreté réelle ».

Les auteurs ont interprété cette éviction du terme « cautionnement réel » comme traduisant la volonté de la Cour de cassation de le « bannir de l’arsenal des concepts juridiques »[2].

Ainsi, pour la haute juridiction, la garantie consistant à affecter un bien déterminé au paiement préférentiel de la dette d’un tiers, ne présenterait aucun caractère hybride. Elle s’analyserait en une simple sûreté réelle. Les règles du cautionnement lui seraient dès lors inapplicables.

La doctrine en a déduit que la position adoptée par la Cour de cassation pour l’application d’article 1415 du Code civil devait être transposée à l’article 1424.

Le cautionnement réel, appartenant à la même catégorie que les sûretés – réelles – visées par l’article 1424 du Code civil, il est soumis au principe de cogestion.

Le législateur donnera, un an plus tard, raison à la doctrine, en ajoutant un second alinéa à l’article 1422 du Code civil. Cette nouvelle disposition prévoit que les époux « ne peuvent […] l’un sans l’autre, affecter l’un de ces biens à la garantie de la dette d’un tiers. »

Le législateur est ainsi venu confirmer que la protection du patrimoine familial contre un cautionnement réel qui aurait été souscrit par un époux seul devait être assurée, non pas par une règle de passif, mais par une règle de pouvoir et plus précisément par le principe de cogestion.

À cet égard, il peut être observé que le champ d’application de l’article 1422, al. 2e du Code civil est plus large que celui de l’article 1424, al. 1er .

En effet, tandis que cette dernière disposition ne s’applique qu’aux seuls biens visés par le texte (immeubles, fonds de commerce, droits sociaux non négociables et meubles dont l’aliénation est soumise à publicité), l’article 1422 s’applique à tous les biens.

Aussi, lorsqu’un bien est affecté en garantie de la dette d’un tiers, le domaine de la cogestion s’étend aux biens meubles et aux valeurs mobilières. C’est là le véritable intérêt du texte.

C) S’agissant des actes de perception de capitaux

L’article 1424, al. 1er in fine prévoit que les époux « ne peuvent, sans leur conjoint, percevoir les capitaux provenant de telles opérations », soit celles consistant à « aliéner ou grever de droits réels les immeubles, fonds de commerce et exploitations dépendant de la communauté, non plus que les droits sociaux non négociables et les meubles corporels dont l’aliénation est soumise à publicité ».

Il ressort de cette disposition que l’accord des deux époux n’est pas seulement requis pour l’accomplissement des actes d’aliénation et de constitution de droits réels visés par le texte, il est également exigé pour l’acte de perception des capitaux qui proviennent de ces opérations.

Par perception, il faut entendre selon Gérard Cornu « l’opération qui consiste à recueillir certains biens, notamment des revenus, suivant des modes variables (encaissement d’une somme d’argent en espèces, réception d’un chèque, inscription au crédit d’un compte, etc.) et qui, matériellement ou comptablement réalise l’entrée du bien perçu dans le patrimoine percepteur »[5].

Le plus souvent, l’acte de perception consistera à encaisser des fonds en paiement en règlement d’une créance.

Aussi, pour exemple, en cas de vente d’un immeuble commun, l’encaissement du produit de la vente ne sera valable que si les deux époux y ont consenti.

L’instauration d’un principe de cogestion pour les actes de perception de capitaux se justifie par le souci de protection des époux qui doivent être en mesure de contrôler les encaissements réalisés par leur conjoint.

Il en résulte que, pour les tiers, le paiement ne sera libératoire que dès lors qu’ils ont obtenu l’accord des deux époux.

À défaut, en application de l’article 1427 du Code civil, le paiement sera nul et comme le dit l’adage : qui paye mal, paye deux fois.

Dans un arrêt du 30 octobre 2006, la Cour de cassation a jugé en ce sens que « lorsqu’un époux commun en biens a perçu sans l’autre les capitaux provenant de l’aliénation de droits sociaux non négociables dépendant de la communauté et que l’autre époux demande un second paiement, il appartient à celui qui a payé, afin de s’y soustraire, de démontrer que la communauté a profité du paiement irrégulier » (Cass. 1ère civ. 30 oct. 2006, n°03-20.589).

Seule solution pour le tiers d’échapper à un double paiement : établir que la communauté a tiré avantage du paiement réalisé entre les mains d’un époux sans l’accord de son conjoint.

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