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Les démembrements du droit de propriété: vue générale

==> Notion

On dit du droit de propriété qu’il est le plus complet des droits réels, dans la mesure où il confère à son titulaire toutes les prérogatives susceptibles d’être exercées sur une chose.

Paul Roubier a écrit en ce sens que « la notion du droit de propriété sur les choses corporelles, mobilières ou immobilières, peut être considérée comme la forme la plus complète de droit subjectif ».

Le propriétaire réunit ainsi en une seule main toutes les prérogatives qui sont susceptibles d’être exercées sur la chose. Le propriétaire peut en tirer toutes les utilités qu’elle a à lui donner. C’est cette particularité qui confère au droit de propriété son caractère absolu.

Cette plénitude du droit de propriété résulte directement de ses attributs que sont l’usus, le fructus et l’abusus.

Ces attributs fondent la souveraineté dont est investi le propriétaire qui exclut tout autre de la chose.

Peu importe que la propriété soit individuelle (un seul titulaire du droit) ou collective (plusieurs titulaires du droit), la propriété est toujours assortie des mêmes attributs. Est-ce à dire que ces attributs sont indissociables ? Il n’en est rien.

En effet, ainsi que l’observent des auteurs « le droit réel de propriété est divisible, non seulement en ce que son assiette physique peut être subdivisée en deux ou plusieurs parcelles, mais encore en ce que ses éléments constitutifs, dissociés suivant divers clivages peuvent être dévolus à des personnes différentes entre lesquelles les prérogatives du propriétaire se trouvent réparties »[1].

Rien n’interdit donc de répartir les utilités de la chose entre plusieurs titulaires, qui exerceront sur elles pouvoirs différents : c’est ce que l’on appelle le démembrement du droit de propriété.

Le démembrement consiste, en somme, en un partage des utilités de la chose entre un tiers et le propriétaire[2].

==> Des droits réels

À l’examen, les démembrements ont en commun d’être de même nature que le droit de propriété : tous confèrent à leur titulaire un droit réel sur la chose qui en est l’objet.

Pour mémoire, le droit réel octroie à son titulaire un pouvoir direct et immédiat sur une chose. Structurellement, le droit réel suppose un sujet, le propriétaire et un objet, la chose sur laquelle s’exerce le droit réel.

La nature de droits réels des démembrements du droit de propriété emporte plusieurs conséquences :

==> Des droits temporaires

Pour Cyril Grimaldi, parce que « les démembrements de la propriété privent le propriétaire de la valeur d’usage de la chose […] un démembrement de la propriété ne peut être que temporaire : si la jouissance d’un bien était octroyée à perpétuité à un tiers, le droit de propriété aurait une valeur nulle ».

Ainsi, à l’exception des servitudes qui sont perpétuelles, les démembrements du droit de propriété sont tous assortis d’un terme extinctif. Le propriétaire a toujours vocation à recouvrer l’ensemble des utilités de son bien.

==> Une égalité imparfaite

En toute logique, la somme des démembrements du droit de propriété devrait être égale au tout que constitue la pleine propriété, soit rassemblée dans tous ses attributs.

Tel n’est pourtant pas le cas. Il suffit pour s’en convaincre d’observer que le démembrement du droit de propriété entre un usufruitier et un nu-propriétaire ne permet, ni à l’un, ni à l’autre de détruire le bien, alors même qu’il s’agit d’une prérogative dont est investi le plein propriétaire.

Ce constat a conduit des auteurs à relever que « quantitativement, l’usufruitier a moins de pouvoir que le propriétaire n’en perd… ; quant au nu-propriétaire, il a moins de pouvoir que ce qu’il aurait si son droit était ce qu’il reste de la propriété après ablation de l’usus et du fructus »[3].

La situation du nu-propriétaire et de l’usufruitier n’est pas isolée. Lorsque, en effet, un droit d’habitation est consenti à un tiers sur la chose, les droits de détruire ou de donner à bail le bien sont neutralisés par le démembrement du droit de propriété.

À l’examen, il apparaît que la pleine propriété est plus que la somme de ses démembrements, de sorte que les pouvoirs dont est investi le propriétaire sur la chose sont supérieurs à ceux réunis lorsque la propriété est démembrée.

==> Numerus clausus

À la différence des droits personnels dont la création procède de la volonté des personnes – pourvu qu’ils ne portent pas atteinte à l’ordre public et aux bonnes mœurs – il est classiquement admis que la création des droits réels relève du seul monopole du législateur.

Selon cette thèse, dite du numerus clausus, les droits réels seraient, en effet, limitativement énumérés par la loi, ce qui priverait les propriétaires de la possibilité d’en créer de nouveaux.

Au soutien de cette thèse, il est avancé que l’article 543 du Code civil, qui serait d’interprétation stricte, dresserait une liste limitative des droits réels susceptibles d’être exercés sur une chose.

Pour mémoire, cette disposition prévoit que « on peut avoir sur les biens, ou un droit de propriété, ou un simple droit de jouissance, ou seulement des services fonciers à prétendre. »

Est-ce à dire que la volonté des personnes est impuissance à créer de nouvelles prérogatives, en dehors de celles envisagées par le texte ?

Une partie des auteurs réfutent cette théorie en soutenant que l’article 543 ne pose aucune interdiction formelle quant à la création de nouveaux droits réels. Tout au plus il en dresse une liste qui n’est toutefois pas exhaustive.

Autre argument soulevé en opposition à la thèse du numerus clausus : la jurisprudence aurait admis la création d’un droit spécial de jouissance en dehors de tout texte.

Un premier pas aurait été franchi depuis l’arrêt « Caquelard » (Cass. req. 13 février 1834) qui avait énoncé que « ni [les articles 544, 546 et 552 du code civil], ni aucune autre loi n’excluent les diverses modifications et décompositions dont le droit ordinaire de propriété est susceptible ».

La Cour de cassation ne répondait toutefois pas explicitement à la question de savoir si l’on peut créer par convention d’autres droits réels que ceux qui sont prévus par la loi.

Il faut attendre 2012, pour que la haute juridiction se prononce sur cette question, les affaires qu’elle a eu à connaître jusqu’alors ne lui ayant jamais réellement permis de dire la règle.

Dans un arrêt vivement remarqué du 31 octobre 2012 et intitulé « Maison de Poésie », la Cour de cassation a effet jugé que la création d’un droit réel pouvait procéder de la libre volonté des parties.

Cass. 3e civ., 31 octobre 2012
Sur le deuxième moyen :

Vu les articles 544 et 1134 du code civil ;

Attendu qu'il résulte de ces textes que le propriétaire peut consentir, sous réserve des règles d'ordre public, un droit réel conférant le bénéfice d'une jouissance spéciale de son bien ;

Attendu, selon l'arrêt attaqué (Paris, 10 février 2011), que par acte notarié des 7 avril et 30 juin 1932, la fondation La Maison de Poésie a vendu à la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (la SACD), un hôtel particulier, l'acte mentionnant que "n'est toutefois pas comprise dans la présente vente et en est au contraire formellement exclue, la jouissance ou l'occupation par La Maison de Poésie et par elle seule des locaux où elle est installée actuellement et qui dépendent dudit immeuble" et "au cas où la SACD le jugerait nécessaire, elle aurait le droit de demander que le deuxième étage et autres locaux occupés par La Maison de Poésie soient mis à sa disposition, à charge par elle d'édifier dans la propriété présentement vendue et de mettre gratuitement à la disposition de La Maison de Poésie et pour toute la durée de la fondation, une construction de même importance, qualité, cube et surface pour surface" (...) "en conséquence de tout ce qui précède, La Maison de Poésie ne sera appelée à quitter les locaux qu'elle occupe actuellement que lorsque les locaux de remplacement seront complètement aménagés et prêts à recevoir les meubles, livres et objets d'art et tous accessoires utiles à son fonctionnement, nouveaux locaux qu'elle occupera gratuitement et pendant toute son existence" ; que, le 7 mai 2007, la SACD a assigné La Maison de Poésie en expulsion et en paiement d'une indemnité pour l'occupation sans droit ni titre des locaux ;

Attendu que pour accueillir la demande l'arrêt retient que le droit concédé dans l'acte de vente à La Maison de Poésie est un droit d'usage et d'habitation et que ce droit, qui s'établit et se perd de la même manière que l'usufruit et ne peut excéder une durée de trente ans lorsqu'il est accordé à une personne morale, est désormais expiré ;

Qu'en statuant ainsi, alors que les parties étaient convenues de conférer à La Maison de Poésie, pendant toute la durée de son existence, la jouissance ou l'occupation des locaux où elle était installée ou de locaux de remplacement, la cour d'appel, qui a méconnu leur volonté de constituer un droit réel au profit de la fondation, a violé les textes susvisés ;

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres moyens :

CASSE ET ANNULE, dans toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 10 février 2011, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Paris, autrement composée ;

De toute évidence, l’apport le plus important de ces deux arrêts, et que n’a pas manqué de remarquer la doctrine, réside sans aucun doute dans le premier d’entre eux, qui a admis que le droit réel créé par l’acte de vente de 1932 était distinct du droit d’usage et d’habitation (Cass. 3e civ., 31 octobre 2012, n°11-16.304).

De ce point de vue, le second de ces arrêts (Cass. 3e civ., 8 septembre 2016, n°14-26.953) ne fait que dire les choses d’une manière plus directe, la solution étant cependant déjà tout entière inscrite dans le premier.

Là réside à l’évidence l’audace qu’ont voulu percevoir certains de ses commentateurs : une longue tradition doctrinale tenait en effet, depuis Demolombe, à la thèse dite du numerus clausus des droits réels, selon laquelle le code civil fournissait une liste exhaustive des droits réels susceptibles d’être créés.

L’attendu de principe, qui vient coiffer l’arrêt de 2012, balaie d’un revers de main cette thèse qui, en vérité, tenait moins à la lettre de l’article 543 code civil, lequel ne dit pas que la liste des droits réels serait exhaustive, qu’à l’interprétation qu’en a donnée au XIXe siècle l’école de l’exégèse.

Ainsi, rien n’interdit, les propriétaires de consentir, sous réserve des règles d’ordre public, des droits réels conférant le bénéfice d’une jouissance spéciale de leur bien.

On doit en déduire que la catégorie des droits réels n’est désormais plus limitée par la liste qu’en donne le code et que les juristes peuvent donc imaginer des droits réels variés, adaptés à la situation des biens et de leurs propriétaires.

Dans un arrêt du 7 juin 2018, la Cour de cassation a réaffirmé sa position tout en précisant le sens de la règle.

Cass. 3e civ., 7 juin 2018
Sur le moyen unique, pris en sa deuxième branche, après avis donné aux parties en application de l’article 1015 du code de procédure civile :

Attendu, selon l’arrêt attaqué (Chambéry, 21 mars 2017), que la SCI L’Aigle blanc (la SCI) a acquis, en 2004, divers lots à vocation commerciale, dont un à usage de piscine, faisant partie d’un immeuble en copropriété ; que les vendeurs avaient signé, le 20 août 1970, une convention "valant additif" au règlement de copropriété par laquelle ils s’engageaient à assumer les frais de fonctionnement de la piscine et à autoriser son accès gratuit aux copropriétaires, au moins pendant la durée des vacances scolaires ; qu’un arrêt devenu définitif, déclarant valable cette convention, a condamné la SCI à procéder, dans les termes de celle-ci, à l’entretien et à l’exploitation de la piscine ; que la SCI a alors assigné le syndicat des copropriétaires de l’ensemble immobilier Grand Roc en constatation de l’expiration des effets de cette convention à compter du 20 août 2000 ;

Attendu que la société fait grief à l’arrêt de rejeter cette demande, alors, selon le moyen que les engagements perpétuels sont prohibés, le caractère perpétuel s’appréciant in concreto, en la personne du débiteur de l’engagement ; que si le propriétaire peut consentir, sous réserve des règles d’ordre public, un droit réel conférant le bénéfice d’une jouissance spéciale de son bien, ce droit ne peut être perpétuel et s’éteint, s’il n’est pas limité dans le temps par la volonté des parties, dans les conditions prévues par les articles 619 et 625 du code civil ; qu’en retenant que les droits et obligations contenues dans la convention du 20 août 1970 n’étaient pas perpétuels, tout en constatant que ceux-ci s’exerceront tant que les copropriétaires n’auront pas modifié le règlement de copropriété et que l’immeuble demeurera soumis au statut de la copropriété, ce dont il résultait que ces droits et obligations avaient une durée indéterminée et présentaient donc, pour le propriétaire des lots grevés desdites obligations, un caractère perpétuel, la cour d’appel a violé l’article 1210 du code civil, ensemble les articles 619 et 625 du code civil ;

Mais attendu qu’est perpétuel un droit réel attaché à un lot de copropriété conférant le bénéfice d’une jouissance spéciale d’un autre lot ; que la cour d’appel a retenu que les droits litigieux, qui avaient été établis en faveur des autres lots de copropriété et constituaient une charge imposée à certains lots, pour l’usage et l’utilité des autres lots appartenant à d’autres propriétaires, étaient des droits réels sui generis trouvant leur source dans le règlement de copropriété et que les parties avaient ainsi exprimé leur volonté de créer des droits et obligations attachés aux lots des copropriétaires ; qu’il en résulte que ces droits sont perpétuels ; que, par ce motif de pur droit, substitué à ceux critiqués, l’arrêt se trouve légalement justifié ;

Et attendu qu’il n’y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur les autres branches du moyen qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation ;

Par ces motifs :

REJETTE le pourvoi ;

Ce qu’il y a lieu de retenir des différents arrêts rendus par la Cour de cassation depuis 2012 ce que la création d’un droit réel peut parfaitement procéder de la libre volonté des parties, sous réserve, conformément à l’article 6 du Code civil, du respect des règles d’ordre public.

Cette faculté reconnue aux parties leur permet d’envisager la création d’un droit de jouissance spéciale selon une infinité de possibilités.

La spécialité de la jouissance du droit réel sui generis peut tenir, tantôt à son assiette (droit de jouissance d’une parcelle de terrain ou d’une maison), tantôt à ses attributs (droit de chasser, droit de récolter les fruits d’un arbre).

==> Variétés identifiées de démembrements

Initialement, les démembrements du droit de propriété, tels qu’envisagés par les rédacteurs du Code civil se limitaient à :

Aux côtés de ces démembrements historiques du droit de propriété, figurent d’autres droits réels qui ont été progressivement consacrés par le législateur. Au nombre de ces démembrements figurent notamment :

La jurisprudence a ajouté à cette liste des démembrements du droit de propriété :

[1] F. Terré, Ph. Simler, Droit civil – Les biens, éd. Dalloz, 2006, coll. « précis », n°773, p. 683.

[2] W. Dross, Droit civil. Les choses, LGDJ, 2012, n° 81

[3] F. Zénati et Th. Revet, Les biens, éd. PUF, 2008, n°244

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