La grande sécu : une utopie constructive ?

Projet de rapport du Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie sur l’articulation entre assurance maladie obligatoire et assurance maladie complémentaire

Article paru au JCP G. 17 Janvier 2022, 50

Un scenario du « grand remplacement » des assurances maladies privées a été écrit. – Son nom : la « Grande sécu ». – Le scenario de la « Grande sécu » promeut l’extension du champ d’intervention de la sécurité sociale. – Dit autrement, et sans détour, c’est de nationalisation du marché de l’assurance santé dont il est question

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La sécurité sociale couvre de nombreux risques et charges de l’existence. Au nombre de ceux-ci, la maladie est l’objet de toutes les attentions.

Complexité(s). – Le système de protection sociale français est relativement complexe. Il y a une bonne raison à cela : il n’est pas si simple d’assurer la population française tout entière contre les risques et charges de l’existence, particulièrement la maladie. Il y en a une autre : une foule d’opérateurs publics et privés garantissent à tout un chacun (ou presque) le remboursement des frais de soins de santé.

Multiplicité. – Ces opérateurs sont l’assurance maladie obligatoire (AMO. – Caisses primaires d’assurance maladie / Caisses de la mutualité sociale agricole) et l’assurance maladie complémentaire (AMC). Il est à noter que les secondes ont été inventées avant les premières. C’est que les employeurs et les travailleurs n’ont pas attendu la Libération (et les ordonnances des 4 et 19 octobre 1945 portant organisation de la sécurité sociale) pour s’organiser et aider les moins lotis à financer les soins nécessaires à leur rétablissement. Ceci pour dire que les difficultés d’articulation des garanties sous étude entre AMO et AMC ne sont pas nouvelles.

Complémentarité. – À ce jour, les organismes d’assurance maladie obligatoire ne remboursent pas (en principe) la totalité des dépenses de santé. Un taux de participation est attendu de l’assuré dans le financement des soins. Le rôle principal des opérateurs d’assurance privés (sociétés d’assurance, mutuelles et institutions de prévoyance) est donc de rembourser la partie des dépenses de santé qui restent à la charge du patient (ce qu’on appelle techniquement le ticket modérateur) après remboursement forfaitaire de l’assurance maladie. Lorsque, par exemple, un médecin généraliste conventionné facture 25 € d’honoraires au titre de sa consultation, l’AMO rembourse au patient (17,50 €) et l’AMC les 07,50 € restants. Le ticket modérateur (TM) est de 30 %. C’est un petit plus compliqué en réalité (c’est du reste une critique qui est faite de l’existant), car une participation forfaitaire d’1 € est demandé à l’assuré de plus de 18 ans. Mais passons ; c’est l’ordre de grandeur qui importe dans le cas particulier.

Moralité, celles et ceux qui n’ont pas de complémentaire santé peuvent être contraints de faire un effort important pour solvabiliser les soins reçus ou à recevoir. C’est un effort qui va tout de même decrescendo à mesure que le recours à la complémentaire santé solidaire de l’article L. 861-1 du Code de la sécurité sociale progresse. À ce jour, nombreuses sont les personnes qui se sont assurées chez un opérateur d’assurance privé, plus encore que dans un passé récent car depuis le 1er janvier 2016 tous les salariés du secteur privé doivent (en principe) être couverts (CSS, art. L. 911-7) tandis que les agents publics, qui sont libres (en principe) de souscrire une complémentaire santé, ont droit à une participation de leur employeur de 15 € (D. n° 2021-1164, 8 sept. 2021). Disons-le : l’articulation entre l’AMO et l’AMC est des moins évidentes mais des plus intéressantes.

Progrès. – Aussi, le ministère des Solidarités et de la Santé a-t-il commandé au Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie (HCAAM.https://www.securite-sociale.fr/hcaam) un rapport sur l’articulation entre l’assurance maladie obligatoire publique et l’assurance maladie complémentaire privée. Une instruction technique de quatre scenarii a été faite par l’instance de réflexion et de propositions. Un projet de rapport de plus d’une centaine de pages a été rédigé. L’invention d’une Grande sécu et la suppression des opérateurs privés d’assurance maladie est l’un d’entre eux, indiscutablement le plus ambitieux, probablement . La publication du rapport tarde alors que de très nombreuses personnes concernées ou intéressées ont pu prendre connaissance du projet. C’est regrettable, quelles que soient les réserves ou franches oppositions formulées relativement aux axes de réformation étudiés dans le cas particulier, c’est du modèle social français dont il est question ici. Modèle dont il ne semble pas déraisonnable de débattre sur la période…

Avant de présenter dans les grandes lignes les hypothèses de travail (2), qui pourraient être débattues par les candidats à la présidence de la République, quelques-unes des critiques qui sont faites de l’existant seront proposées (1).

1.  Articulation AMO/AMC : l’état des lieux

Paradoxe. – En l’état, l’articulation étudiée est le siège de quelques paradoxes que d’aucuns qualifient volontiers de regrettables.

La généralisation de la complémentaire santé (L. n° 2013-504, 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi. – CSS, art. L. 911-7, préc.) et la suppression des clauses de désignation (Cons. const., 13 juin 2013, n° 2013-672 DC : JCP G 2013, 929, note J. Ghestin ; JCP G 2013, 839, note G. Duchange) qui étaient insérées dans de nombreux accords collectifs du travail aux fins de sélection d’un unique opérateur d’assurance chargé de couvrir le risque santé pour tous les travailleurs employés par les entreprises de la branche professionnelle concernée, ont eu pour effet d’ouvrir a maxima le marché de l’assurance maladie complémentaire. Ce faisant, tandis que ce dernier segment de marché était l’affaire des institutions de prévoyance et des mutuelles, les compagnies d’assurance ont pu mieux se positionner, ce qui a participé d’une baisse des tarifs.

Dans le même temps, tandis qu’on assistait à la libéralisation du marché, le législateur règlementait a maxima l’activité des opérateurs et le contenu des garanties offertes : contrat d’assurance forcé (CSS, art. L. 911-7), contenu obligatoire de la police déterminé (CSS, art. L. 871-1), économie du contrat imposé (CSS, art. L. 862-4, II). Libéralisation ici et, « en même temps », socialisation là. On s’accordera à dire que ce n’est pas le moindre des paradoxes (V. not. V. Roulet, L’encadrement des prestations pour les salariés : la multiplication des exigences :

RDSS 2017, p. 447).

Effort. – Chaque médaille ayant son revers, la généralisation de la complémentaire santé appelée de leurs vœux par les partenaires sociaux ne fut qu’une généralisation et demi. À l’expérience, les ménages pauvres et les personnes âgées ont été contraints (quand la chose a pu se faire) à un taux d’effort important pour s’assurer (via des contrats d’assurance individuelle à adhésion facultative relativement onéreux en comparaison avec les contrats collectifs à adhésion obligatoire souscrits par les employeurs au profit de leurs salariés. – V. not. J. Bourdoiseau, La généralisation de la complémentaire santé : un bilan : RDSS 2017, p. 436).

Transferts. – Il faut toutefois bien reconnaître que l’AMC a été l’occasion de fructueux transferts paramétriques. Plus concrètement, les primes et cotisations d’assurance payées par les travailleurs et/ou les employeurs ont dispensé l’État d’augmenter les cotisations sociales patronales et les prélèvements obligatoires pour tout un chacun (le consentement à l’impôt étant des plus fragiles). Seulement voilà, les pratiques tarifaires des professionnels de santé (jugées excessives) ont fini volens nolens par être solvabilisées. Et c’est sans compter – ce point a été mis en lumière par les commentateurs – que les charges de gestion administrative d’une telle opération d’assurance à deux détentes (AMO et AMC) ont été augmentées mécaniquement.

À malheur (relatif), chose est bonne : les opérateurs d’assurance privés ont inventé des terrains nouveaux de différenciation (télésanté, service de prévention, réseaux de soins, utilisation innovante des données de santé notamment). Et c’est tant mieux pour les assurés.

Peu importe ce qu’on pense de la révision de l’articulation AMO/AMC, les faits sont têtus : les motifs d’insatisfaction sont relativement importants. On comprend assez aisément qu’une tentative d’amélioration de l’existant ait été commandée. Le HCAAM et son président par interim Pierre-Jean Lancry étaient tout désignés pour y procéder. Une instruction technique de quatre scenarii a été faite. Le Haut conseil n’a pas pris la responsabilité de recommander un scenario plutôt qu’un autre.

2.  Articulation AMO/AMC : l’état des vœux

Le premier scenario consiste à maintenir l’architecture existante et l’économie générale du système en l’améliorant. Le levier idoine proposé un temps et abandonné depuis a été l’invention d’un bouclier sanitaire. C’est une pratique bien connue, notamment à l’étranger (Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Suède, Suisse), qui consiste à faire supporter une quote-part des dépenses de santé par l’assuré social jusqu’à un certain seuil déterminé par le législateur. En deçà, l’intéressé est libre de s’assurer ou bien, dans le cas contraire, d’en supporter le coût sur ses deniers propres. Au-delà, il est pris en charge à 100 % par l’AMO. Ce scenario présente quelques avantages tout à fait notables. Il réduit la complexité des règles de remboursement ; il supprime les inégalités de restes à charge et de couverture en lien avec le statut d’emploi ; il allège le prix des primes et cotisations d’assurance complémentaire pour les salariés en situation de précarité et les retraités. Mais aussi avantageux que soit ce dispositif, d’aucuns l’ont jugé sans rapport aucun avec les lois mathématiques qui président à la définition du prix de la police d’assurance, et plus généralement, avec l’économie de l’assurance. On ajoutera pour notre part que bouclier sanitaire et architecture constante du système n’auraient pas fait bon ménage. Les mots qui fâchent ont donc été employés avec beaucoup de prudence et renvoyés en notes et annexe (fort intéressantes du reste) tandis que des corrections paramétriques se donnent plus volontiers à lire, telles : la généralisation du tiers payant, la forfaitisation de la participation financière des patients en cas d’hospitalisation, l’amélioration de la situation des personnes sortant d’un contrat collectif de groupe (projets de modification de l’article 4 de la loi n° 89-1009 du 31 décembre 1989. – V. not. V. Roulet, Pour une réforme de l’article 4 de la loi Évin : Rev. dr. soc. 2012, p. 1060), la facilitation de l’accès à la complémentaire santé des personnes en situation de précarité (notamment celle des retraités et des salariés à temps partiel), l’amélioration de la place des complémentaire santé dans la gouvernance du système de santé…

Le deuxième scenario consisterait à rendre l’assurance maladie complémentaire obligatoire, universelle, mutualisée (et financée pour moitié par l’employeur). Dans un tel système, les organismes complémentaires désireux de se positionner sur ce marché rendraient un service d’intérêt économique général (SIEG). Un tel service aurait pour objet de garantir un accès aux soins de l’ensemble de la population et de mettre en œuvre un degré élevé de solidarité dans la couverture assurantielle par le truchement (entre autres leviers) de la déconnexion entre les primes versées et les risques individuels couverts. À ce titre, les organismes d’assurance privés seraient tenus de garantir tous les candidats à l’assurance contre le risque santé (obligés par la loi de l’assurer) aux conditions nécessairement fixées par la puissance publique et possiblement améliorées par les branches professionnelles, ces dernières étant autorisées à moduler – nécessairement à la hausse – le panier de garanties (et à recommander par voie de conséquence quelques organismes d’assurance…). Les opérateurs d’assurance élus étant nécessairement incités à développer un modèle serviciel afin de se démarquer des concurrents, une récompense a été prévue : le législateur leur réserverait un droit exclusif aux fins de commercialisation de contrats d’assurance supplémentaires. Ces derniers contrats permettant aux mieux lotis et avisés de couvrir en tout ou partie des frais de santé facturés au-delà de la base de remboursement définie règlementairement.

Le troisième scenario, dit de la Grande sécu, promeut l’extension du champ d’intervention de la sécurité sociale. Pour le dire autrement, et sans détour, c’est de nationalisation du marché de l’assurance santé dont il est question. L’idée générale est d’accroître le taux de remboursement de certaines dépenses de santé supportées par les caisses. Techniquement, cela consisterait (entre autres mesures) à supprimer les tickets modérateurs, les participations forfaitaires et franchises, à paramétrer un panier de soins remboursés complétement par l’AMO. Charge serait donc laissée aux patients de souscrire un contrat d’assurance maladie (à adhésion facultative) dans le dessein de profiter d’une couverture supplémentaire (de confort). Chacun cotisant selon ses moyens, la péréquation entre assurés sociaux aurait vocation à être augmentée et le tiers payant généralisé. Ce n’est pas le moindre des intérêts. La souscription de contrats d’assurance santé complémentaire n’étant plus pertinente, les aides fiscales et sociales accordées aux fins d’acquisition de ces couvertures assurantielles seraient supprimées tout comme les frais de gestion des assureurs privés. Les économies réalisées par toutes les parties prenantes auraient vocation (par un jeu de transfert de charges et de produits) à financer la couverture des risques lourds

(incapacité, invalidité, décès), à savoir une couverture appelée des vœux des partenaires sociaux (ANI, 11 janv. 2013pour un nouveau modèle économique et social au service de la compétitivité des entreprises et de la sécurisation de l’emploi et des parcours professionnels des salariés). C’est un scenario qui a fait déjà couler beaucoup d’encre, à tout le moins chez les personnes intéressées. Aussi est-il pour le moins étonnant qu’une telle proposition de réforme, qui aura été reportée sine die, et qui pourrait s’avérer être parmi les plus audacieuses qui n’aient jamais été prises depuis la création de la sécurité sociale, n’ait pour ainsi dire aucun écho. Les sujets et motifs de critique ne manquent pourtant pas. Il faut bien voir, entre autres considérations, que les salariés des organismes d’assurance complémentaire auraient vocation à être intégrés dans les organismes de sécurité sociale. On imagine à peine la complexité d’une telle intégration. Pour mémoire, ce sont 439 organismes qui exercent une activité de complémentaire santé et qui ont versé hors frais de gestion des sinistres 30,3 milliards d’euros en 2019 de prestations (Dress, Rapp. sur la situation des organismes complémentaires assurant une couverture santé, 2020).

La Grande sécu est sans aucun doute le scenario le plus audacieux et disruptif… Raison pour laquelle elle ne devrait pas être. Une heureuse utopie constructive : voilà plus sûrement ce qu’il se pourrait qu’elle soit en vérité (qui n’a peut-être pas dit son dernier mot).

Le quatrième et dernier scenario est celui dit du décroisement entre les domaines d’intervention respectifs de l’AMO et de l’AMC. Il s’agirait en bref d’un scénario de rupture, chacun des opérateurs d’assurance (caisses versus complémentaires santé) intervenant sur un panier de soins distinct. Au panier de soins public (totalement remboursé par la caisse) s’ajouterait en quelque sorte un panier de soins privé dont la qualité serait corrélée au contrat d’assurance supplémentaire souscrit, à charge pour les assureurs désireux de réaliser quelques économies d’échelle (qui consisteraient concrètement à renforcer la pratique des réseaux de soins et à réguler les marchés en dentaire, optique et audioprothèse, régulation qui est loin d’avoir porté ses fruits). Si l’on s’accorde à dire que les organismes d’assurance complémentaire interviennent quasiment au premier euro sur l’optique, le dentaire et l’audioprothèse, la base de remboursement de la sécurité sociale étant très faible (quelques euros en pratique), ce dernier scénario est peut-être moins singulier qu’il n’y paraît. Quant à savoir si les assurés sociaux s’y retrouveraient, rien n’est moins sûr.

Au terme de la lecture de ce dernier projet de rapport du HCAAM, qui mêle droit de l’assurance, économie de la santé et politique publique, droit interne et droit comparé, il y a matière à se féliciter que celles et ceux en responsabilité politique soient éclairés par des experts d’un tel niveau de compétences technique et théorique et de regretter que ces travaux ne soient pas encore connus du plus grand nombre ni débattus.