L’évolution de la responsabilité de l’entreprise dans la survenance du risque professionnel d’une dette d’argent de l’employeur à une créance de réparation du salarié ?

1. Position dogmatique. En comparaison avec le droit civil de la réparation du dommage corporel, qui a été façonné tout au long du XXe siècle pour garantir aux victimes une réparation intégrale des atteintes subies – que le professeur Lambert Faivre a présenté dans des termes choisis : « L’évolution de la responsabilité civile d’une dette de responsabilité à une créance de réparation »[1] -, le droit social de la réparation forfaitaire des risques professionnels n’aura pour ainsi dire pas varié sur la période. Exception faite de quelques corrections techniques, l’exorbitance de ce dernier régime aura résisté à tous les vents progressistes. Il aura été dit que la réparation des atteintes souffertes par le corps laborieux ne saurait jamais être intégrale tandis que, et par comparaison, il n’est pour ainsi dire aucune autre victime dont la réparation des atteintes à l’intégrité physique n’est pas guidée par le principe directeur de l’équivalence entre le dommage subi et les chefs de préjudices indemnisés[2].

2. Corrections paramétriques. Depuis que le Conseil constitutionnel a autorisé que tous les dommages corporels subis consécutivement à une faute inexcusable de l’employeur soient réparés intégralement par le truchement de l’action en indemnisation complémentaire de l’article L. 452-3 du Code de la sécurité sociale, à la condition qu’ils n’aient pas été couverts par le livre 4[3], le champ des possibles a semblé s’ouvrir. L’applicabilité des règles de droit civil favorables aux victimes a paru facilitée, la réforme du régime juridique sous étude par capillarité sérieusement envisageable et l’évolution de la responsabilité de l’entreprise dans la survenance du risque professionnel d’une dette d’argent de l’employeur à une créance de réparation du salarié en passe d’être acquise. Un arrêt d’assemblée plénière rendu en janvier 2023 par la Cour de cassation a donné à penser que l’hypothèse de travail était des plus sérieuses[4]. Autorisant la victime à demander l’indemnisation du déficit fonctionnel permanent nonobstant le service d’une rente AT, la Cour augmentait un peu plus encore la liste des chefs de préjudices indemnisables.

Après que deux juridictions du fond sont entrées en voie de dissidence[5], la rente d’accident du travail a fini par être regardée par la cour régulatrice comme ayant pour objet exclusif de compenser, sur une base forfaitaire, les préjudices subis par la victime dans sa vie professionnelle en conséquence de l’accident, c’est-à-dire ses pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité[6]. Pour le dire autrement, la rente, qui répare chef de préjudice patrimonial, ne répare pas (ou plus) l’incapacité physiologique, les souffrances endurées post consolidation ni les troubles dans les conditions d’existence, qui sont des composantes du déficit fonctionnel[7].

Au final, la restriction du droit subjectif à réparation des salariés victimes d’une faute qualifiée de l’employeur est de moindre intensité[8]. La solution nouvelle s’inscrit dans le sillage de la décision du Conseil constitutionnel précitée. Elle est parfaitement conforme aux règles qui organisent le recours des tiers payeurs dont la Cour de cassation faisait litière jusqu’alors. Depuis, et en toute logique, sont affectées pareillement : les pensions d’invalidité des salariés[9] comme celles des travailleurs indépendants[10], les pensions de retraite[11], les rentes viagères d’invalidité[12] et plus généralement toutes les prestations dont les modalités de calcul ne prennent en compte aucun facteur personnel[13].

Où l’on peut faire remarquer que, sous couvert d’une correction plutôt paramétrique de la matière (sans préjudice de son importance pour les personnes concernées naturellement), c’est possiblement tout le système de couverture des risques professionnels dont l’économie générale serait sur le point de basculer.

3. Incidences systémiques. L’extension par le Conseil constitutionnel de la liste des chefs de préjudices intégralement réparables et la réduction de l’assiette du recours des organismes de sécurité sociale ont pour effet d’augmenter le coût moyen des sinistres supportés par le ou les assureurs du risque professionnel, à savoir : la caisse ou la mutualité sociale agricole (prise en qualité d’assureur public de première intention) et l’organisme d’assurance privé (pris en qualité de débiteur final de la réparation) auprès duquel l’employeur aura possiblement cherché à couvrir en tout ou partie les conséquences financières d’une faute inexcusable[14].

Pour le dire autrement, et parce que le droit et l’économie de l’assurance commandent que des provisions techniques prudentielles soient établies[15], la réparation intégrale de tous les chefs de préjudices contraint (à tout le moins en théorie) les assureurs à majorer les cotisations des employeurs aux fins de financement de la couverture du risque aggravé.

Tandis qu’on imaginait assez la réaction farouche des souscripteurs employeurs et inversement l’approbation appuyée des salariés assurés, ces derniers joignirent leurs voix aux premiers pour critiquer l’amélioration continuée de leur propre sort par la Cour de cassation. Aux termes de l’accord national interprofessionnel du 15 mai 2023 relatif aux accidents du travail et des maladies professionnelles, les partenaires sociaux appellent le législateur à prendre toutes les mesures nécessaires pour revenir en arrière et garantir que la nature duale de la rente AT/ MP ne soit pas (ou plus) remise en cause. Comprenons bien : l’exhortation est le fait des organisations d’employeurs et des organisations syndicales de salariés.

Pour l’heure, la jurisprudence de la Cour de cassation est toujours de droit positif. Les travaux préparatoires des lois de financement de la sécurité sociale pour 2024 et 2025 renfermaient pourtant des amendements abrogatifs. Qu’il ne s’agisse pas du bon véhicule législatif ou bien encore que la séquence politique n’ait pas été la plus propice à la correction, la question reviendra sur le devant de la scène lorsque le temps de la transposition de l’accord sera venu.

4. Plan. Cette résistance farouche des parties prenantes signale un trouble manifeste dans les esprits. Il se pourrait fort que les partenaires sociaux aient craint qu’en succombant à la tentation de la réparation intégrale de tous les risques professionnels, ce qui est une expérience de pensée des plus stimulantes (1), c’est tout le régime de compensation qui encourait un risque à son tour : celui de la commutation ou, pour le dire autrement, de la substitution par le droit commun. A l’analyse, et à l’aune d’un principe de réalité (2), la résistance ne surprend pas outre mesure. Simplement celle qui a été choisie par les partenaires sociaux aurait pour effet (réflexe en quelque sorte) de dégrader la prise en charge actuelle des victimes d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle[16]. Tandis que la Cour de cassation a avancé d’une case le dispositif sur le grand échiquier de la réparation intégrale, le législateur est prié de reculer de deux. Une position à mi-chemin pourrait être esquissée, qui serait de nature, à l’aune des lignes de force qui ont été dessinées en droit civil de la réparation, à satisfaire les intérêts légitimes mais contradictoires des employeurs et des salariés tout en préservant l’économie générale de la branche et du système d’indemnisation des risques professionnels.

I.- Expérience de pensée

Une expérience de pensée est une hypothèse conçue pour explorer des idées, des concepts ou des principes. La question est posée dans le cas particulier de savoir si l’on peut succomber à la tentation de la réparation intégrale (A) sans nécessairement provoquer la commutation du système d’indemnisation des risques professionnels (B).

A.- Succomber à la tentation de la réparation intégrale ?

5. Comparaison. Les règles qui prescrivent les modalités de la réparation des risques professionnels n’autorisent pas la victime à exiger ni de l’assureur public ni de l’employeur la restitutio in integrum. Les exceptions sont suffisamment rares pour renseigner la solidité du principe[17]. Et les défenseurs de la réparation intégrale du dommage corporel de dénoncer en conséquence la rupture franche d’égalité des victimes devant la loi. Si l’on se place à la toute fin du XXe siècle, la différence de traitement est nette. Cent années de pratique du droit civil ou administratif de la responsabilité attestent la levée de la quasi-totalité des obstacles à la réparation (intégrale) du dommage corporel[18] tandis que, et sur la même période, le régime exorbitant de droit social n’a pas varié. Si l’on déplace à présent de quelques degrés le point d’observation et qu’on observe les régimes sous étude à la toute fin du XIXe siècle, la rupture d’égalité affecte cette fois-ci les victimes de droit commun, qui sont tenues de rapporter la preuve d’une faute objectivement anormale et subjectivement imputable au défendeur. A ce jour, et nonobstant l’objectivation remarquable de la faute, la charge de la preuve supportées par ces dernières constitue encore un obstacle à l’action en responsabilité civile. En bref, le droit interne comparé renseigne que le singulier sied plutôt mal à la rupture d’égalité. Mais il y a bien plus troublant dans le cas particulier, qui prête autrement plus le flanc à la critique : la constance.

6. Constance. Tandis que l’atteinte à l’intégrité corporelle était élevée en summa injuria mettant en question la paix sociale[19], qu’elle commandait d’audacieuses corrections du droit civil aux fins d’implication d’un débiteur de dommages-intérêts solvable puis l’invention d’un service public de la réparation des dommages corporels de masse[20], les victimes d’un risque professionnel, meurtries à leur corps défendant, ont été priées de se contenter de quelques revenus de remplacement forfaitaires[21] et chefs de préjudices limitativement énumérés.

Au résultat, le droit de la réparation du dommage corporel est devenu une sorte de Janus bifront : levée du gros des obstacles à la réparation intégrale des chefs de préjudices corporels dans un cas (droit civil) ; échafaudage de maints empêchements dans l’autre (droit social).

Rien n’y fait : aucun rapport, aucune proposition de loi, aucun article de doctrine défendant la nécessité de réparer intégralement les risques professionnels ne trouve grâce aux yeux du législateur. Aussi bien l’extrême pusillanimité des juges en charge du contentieux des accidents du travail et des maladies professionnelles est-elle entendable. C’est que, pour paraphraser une formule usitée par le Conseil constitutionnel, la Cour de cassation ne dispose (très vraisemblablement) pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement. Preuve en est sa résistance farouche à l’extension du domaine d’application du principe de la réparation intégrale du dommage corporel en la matière.

7. Résistance. Une fois encore, le positionnement de la cour régulatrice force le respect. Résister à l’observance d’un principe d’application générale tant du droit civil que du droit administratif de la responsabilité, pratiqué par la quasi-totalité de tous les droits européens[22] renseigne la volonté ferme de ne pas déjouer les prescriptions du législateur ni affecter, en cédant à la tentation de renouer avec le principe de la réparation intégrale du dommage corporel, l’économie générale du régime d’indemnisation des risques professionnels.

Cela étant, à défaut de droit idéalement juste, du moins faut-il que le droit imparfait dont on dispose soit le même pour tous (Ph. Jestaz). Or, en la matière, le droit de la réparation des risques professionnels est loin de tout à fait satisfaire le principe d’égalité de traitement entre les salariés concernés par une atteinte à l’intégrité physique.

8. Cohérence ? Le scandale de l’amiante a contraint le législateur à écrire dans l’urgence un régime de réparation idoine. Aux termes des règles applicables, non seulement les salariés qui ont inhalés des poussières mortifères sont mieux loties que toutes les victimes d’un risque professionnel mais l’indemnisation susceptible d’être allouée est exorbitante du droit civil de la réparation. En ce sens, il a été inventé une catégorie de travailleurs victimes dont le dommage corporel est réparé plus qu’intégralement que toutes les autres[23]. Pour sa part, la Cour de cassation a refusé des années durant aux travailleurs de l’amiante, ayant eu l’infortune de ne pas être employés dans l’un des établissements de l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998[24], tout droit subjectif à la réparation tandis que les « élus » jouissaient en revanche d’une présomption irréfragable de préjudice[25]. Comprenons bien : niant tout intérêt juridiquement protégé aux salariés en situation concrète de sous-traitance, la Cour n’accorda pas le droit à ces derniers de rapporter la preuve du caractère anxiogène et préjudiciable de l’exposition[26]. Et lorsqu’elle finit par être convaincue qu’une telle discrimination ne pouvait raisonnablement prospérer plus longtemps, il fut alors posé des conditions des plus strictes à l’action en réparation[27].

Où l’on constate que le droit des accidents du travail et des maladies professionnels (et la remarque vaut pour tout système juridique) est un ensemble de règles techniques intriquées, qui forment un tout cohérent tant en droit qu’en économie, inventé pour résoudre des problématiques complexes et arbitrer des intérêts divergents. Ceci pour dire qu’une institution juridique n’est certainement pas une vulgaire collection de règles disparates[28]. Succomber à la tentation et écarter au profit de tout un chacun la réparation forfaitaire ne saurait donc se résumer à une banale modification de type paramétrique : c’est bien plutôt de nature à entraîner la commutation de tout le système d’indemnisation des risques professionnels.

B.- Commuter le système d’indemnisation des risques professionnels

9. Risque. La commutation du système est un risque qu’il faut avoir à l’esprit. Les régimes juridiques, qui consacrent une équivalence quantitative entre le préjudice subi et la réparation octroyée, exigent de la victime qu’elle rapporte les faits nécessaires au succès de ses prétentions, à savoir un fait causal préjudiciable à tout le moins. Le régime d’indemnisation des victimes de l’amiante n’échappe pas à la règle[29]. Non seulement, le fait du défendeur doit être prouvé mais il importe encore que, nonobstant le tort qui a été causé, la victime rapporte au surplus la preuve de quelques conséquences patrimoniales et/ou extrapatrimoniales. Pour le dire autrement et à hauteur de principe : pas de présomption de fait générateur ni de présomption de préjudice. Quant au défendeur, une fois sa responsabilité déclarée, il est autorisé à exciper la faute exonératoire de la victime pour échapper à la dette de dommages-intérêts.

Il n’y a rien de tout cela en droit de la sécurité sociale, qui ne renoue avec une logique de type responsabiliste et accusatoire que très accessoirement, à tout le moins est-ce l’économie générale du livre 4, qui fait des concessions réciproquement consenties par l’employeur et la victime la clef de voûte.

Dans ces conditions, la question peut être posée de savoir si la restitutio in integrum en droit social de la réparation peut être substituée sans entraîner aucune perturbation dans un système juridique de couverture des risques professionnels vieux de 127 années[30].

10. Perturbation(s) ? Etendre le domaine d’application de la réparation intégrale, sans aucune autre modification des règles sous étude, singulariserait de façon tout à fait remarquable le régime d’indemnisation des victimes d’accidents du travail et des maladies professionnelles. Tandis qu’à ce jour, le rétablissement aussi exact que possible de l’équilibre détruit par le dommage fait figure en quelque sorte de signifiant, que le principe guide le salarié victime dans sa demande de justice (augmentée) – le contentieux de la faute inexcusable qui majore notablement le contingent de dommages-intérêts l’atteste –, voilà que, à front renversé, cette correction remarquable du droit social de la réparation pourrait inspirer les victimes de droit commun dans leur quête d’assouplissement des règles du droit civil de la responsabilité. Le nombre de systèmes de résolution des différends n’est pas indéfini. Quant à ceux qui sont de droit positif, ils ne sauraient être absolument étanches. L’hypothèse de travail n’est donc pas incongrue, qui supposerait naturellement de longues années de dispute entre toutes les parties intéressées dans les prétoires et les assemblées car substituer le simple fait causal à la faute n’est pas une mince affaire[31].

Mais il est une autre hypothèse de perturbation plus saisissable à court terme. Elle réside dans un risque de rigidification du système d’indemnisation des AT/MP. La réparation des affections psychiques au travail pourrait se révéler être à cet égard un terrain d’observation instructif.

11. Expérimentation. L’Assurance maladie – risques professionnels renseigne depuis plusieurs années à présent une croissance tout à fait significative de la prise en charge par la branche des affections psychiques liées au travail[32]. Un rapport daté d’une dizaine d’années déjà révélait que les troubles psychosociaux pris en charge au titre des accidents du travail étaient vingt fois plus élevés[33] que les maladies dont l’origine professionnelle a été reconnue sur le fondement de l’article L. 452-3, alinéa 7 du code de la sécurité sociale. L’indemnisation de ces troubles, qui ne cessent de croître[34], objective le caractère pathogène de la relation de travail. Elle interroge aussi les modalités de leur constatation.

L’assurance maladie relève que les revenus de remplacement sont accordés sur la seule foi du certificat médical initial rédigé par un médecin (traitant, spécialiste ou urgentiste). Au vu des conditions d’exercice des professionnels de santé, qui se sont nettement dégradées, il est douteux qu’une consultation médicale standard, qui dure une quinzaine de minutes en moyenne selon un rapport de la Dress[35], soit de nature à autoriser le praticien à se prononcer sur l’imputabilité des troubles renseignés au travail et à juger de l’intrication des prédispositions éventuelles de la victime et/ou d’un état antérieur. Le glissement notionnel en droit est alors subreptice. Une dépression, un trouble anxieux ou un état de stress fait aussitôt présumer l’existence de chefs de préjudices corporels imputables à l’entreprise, déclenche le paiement de revenus de remplacement par la caisse et rend justiciable l’employeur par voie de conséquence d’une action en reconnaissance du caractère inexcusable de sa faute aux fins de majoration de la couverture assurantielle.

12. Perception. L’observance des règles juridiques est aussi affaire de perception. Il suffit que l’une des parties concernées par la survenance du risque professionnel ne soit plus convaincue du caractère réciproque des concessions pour que le système se raidisse et que le combat soit entamé ou plutôt aggravé pour être plus précis. Dans un tel cas de figure, les contestations n’auront alors de cesse de croître non plus seulement dans le chef du salarié victime, dont la demande d’amélioration de sa condition est entendable, mais également dans celui de l’employeur possiblement mal assuré, qui cherchera à échapper en toute ou partie à la dette. Quant aux coûts environnés de la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles, il est à craindre qu’ils ne se démultiplient. Aussi est-on vite rattrapé par un principe de réalité.

II.- Principe de réalité

Le principe de réalité fait dire que les conditions d’une réparation intégrale ne sont pas encore réunies, qu’il est plus raisonnable pour l’heure de résister à la tentation (A). Il ne s’agit toutefois pas de se résigner à un constat d’impuissance. Le droit est fait d’outils techniques qui sont de nature à corriger le système d’indemnisation des risques professionnels (B).

A.- Résister à la tentation de la réparation intégrale

13. Système. Les règles qui forment le droit de la sécurité sociale sont ordonnées de telle sorte que le règlement amiable des suites du risques professionnel soit préféré au contentieux. Dans un tel système juridique, les concessions réciproques consenties par les parties sont la clef de voûte. Et ce n’est que lorsqu’il est jugé par le salarié pour l’essentiel (ou le législateur)[36] que le risque est nécessairement survenu par la faute qualifiée de l’employeur qu’il est alors substitué une logique de type responsabiliste mais sui generis. La réparation forfaitaire est justement améliorée dans le chef de la victime tandis que la contribution tarifaire est utilement majorée dans le chef de l’employeur (à tout le moins théoriquement)[37] : remboursement des prestations services par la caisse ou par la mutualité sociale agricole, abondement de la branche en cotisations supplémentaires du fait de la réalisation du risque[38], incitation à la mise en place de mesure préventive aux fins de ristournes (entre autres contreparties). Où l’on constate que ces dernières utilités, censés prêter à autrement plus de conséquences pour la communauté que les quelques chefs de préjudices corporels surnuméraires indemnisés, attestent l’attention fixée du législateur bien plutôt sur la dette de l’employeur que sur la créance du salarié.

C’est une attention qui s’est inscrite des années durant en opposition radicale avec les évolutions que le droit civil de la responsabilité a connues, qui ont consisté pour la Cour de cassation à corriger chacun des régimes particuliers pour garantir à la victime d’un dommage corporel une créance de réparation et pour le législateur à inventer des dispositifs spéciaux d’indemnisation des victimes de dommages corporels de masse. Depuis que le Conseil constitutionnel a conditionné la conformité de l’article L. 452-3 du Code de la sécurité sociale à la réparation intégrale de très nombreux chefs de préjudices corporels, il se pourrait que les facteurs soient en passe d’être inversés. Et le travail continué tout récemment par la Cour de cassation pour améliorer la créance de réparation de la victime y participe grandement.

Le conditionnel reste pourtant de mise. Aussitôt après que la Cour de cassation s’est employée à modifier la définition de la rente, augmentant par voie de conséquence le contingent de dommages-intérêts que la victime peut espérer obtenir, les organisations professionnelles d’employeurs et de salariés ont dit à l’unanimité leur franche opposition à la jurisprudence arrêtée en assemblée plénière[39] et leur volonté de maintenir un système spécifique qui répond à différentes exigences, qui dépassent largement les seuls intérêts de la victime, et participent de l’économie générale de la branche.

14. Branche. Le Conseil constitutionnel considère en ce sens que la réparation forfaitaire de la perte de salaire ou de l’incapacité, l’exclusion de certains préjudices et l’impossibilité, pour la victime ou ses ayants droit, d’agir contre l’employeur, n’instituent pas des restrictions disproportionnées par rapport aux objectifs d’intérêt général poursuivis, à savoir : l’automaticité, la rapidité et la sécurité de la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles[40] ; des qualités qui sont garanties par l’intervention de l’assureur public obligatoire pour le compte de qui il appartiendra, dont la capacité à couvrir le sinistre est exclusivement financée par les employeurs (art. L. 241-5 c. sécu. soc.).

Les tableaux d’équilibre, qui figurent en tête des lois de financement de la sécurité sociale, donnent à penser que la branche AT/MP est bénéficiaire et que, par voie de conséquence, il n’est pas déraisonnable de substituer la réparation intégrale des AT/MP à la compensation forfaitaire de principe. Et de soutenir au surplus (la nature assurantielle de la branche y invite volontiers) que la réalisation d’un sinistre obligeant l’employeur concerné à majorer sa contribution en raison des prestations sociales versées pour son compte, les empêchements échafaudés à ladite réparation sont douteux.

Il importe toutefois de faire remarquer, d’une part, qu’en raison du reversement forfaitaire à la branche maladie et de compensations diverses[41], les bénéfices de la branche AT/MP sont loin d’avoir l’ampleur qu’on imagine et, d’autre part, que la tarification des accidents du travail et des maladies professionnelles n’a pas la vertu qu’on lui prête[42]. « Les modalités de calcul du taux de cotisation mutualisent (en effet) trop fortement les sinistres entre les entreprises et annihilent en conséquence l’effet de prévention » [43]. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, et c’est un effet critiquable de la tarification collective, le risque professionnel survenu dans une entreprise de moins de 20 salariés n’entraîne pas mécaniquement une hausse des cotisations sociales patronales[44].

Dans un tel contexte, où la proportionnalité de la cotisation n’est pas appliquée nonobstant l’aggravation du risque (ce qui n’est pas conforme à la technique de l’assurance), la majoration de la couverture du risque est difficilement envisageable.

Dit autrement, la réparation intégrale de tous les chefs de préjudices corporels (sans distinction) subis par le travailleur victime devrait pouvoir être envisagée sous un autre jour, une fois le système d’indemnisation des accidents du travail et des maladies professionnelles corrigé.

B.- Corriger le système d’indemnisation des risques professionnels

15. Assurances. Depuis que système d’indemnisation des risques professionnels a été complété par le juge constitutionnel et qu’il a été amélioré dans la foulée par le juge de cassation, la condition du salarié victime a été très nettement améliorée. Pousser encore d’un cran l’étendue de la réparation pour satisfaire les aspirations légitimes des travailleurs et répondre à ce qui a été présenté comme une exigence fondamentale de justice[45] suppose de bien avoir à l’esprit que les assouplissements du droit civil de la responsabilité, qui ont été commandés par le principe de réparation intégrale du dommage corporel, n’ont été rendus possibles qu’avec le perfectionnement des techniques de l’assurance et de la réassurance ainsi que par l’extension du domaine d’application de l’obligation d’assurance de dommages[46]. Sans ce dernier amortissement, la règle aurait été un « enfer de sévérité » pour l’auteur du dommage[47] plus particulièrement encore lorsqu’une réparation intégrale est ordonnée en raison de la responsabilité de plein droit du défendeur.

Ceci rappelé, et par comparaison avec le droit civil de la réparation, qui sert de modèle de référence, l’économie générale du droit social de la réparation des risques professionnels est à présent bien plus aboutie qu’on ne pourrait le penser. Tandis que le législateur a décidé en 1898 que la réparation des dommages causés sans faute de l’employeur serait forfaitaire, les juges ont décidé plus de 110 années plus tard que la réparation des dommages causés par la faute inexcusable de ce dernier seraient réparés (presque) intégralement peu important du reste que le débiteur des dommages-intérêts compensatoires soit assuré ou non. Où l’on constate la sévérité, qui ne se donne pas à voir facilement, du droit social de la réparation des dommages corporels.

L’amélioration de l’existant tant dans le chef de la victime que dans celui de l’employeur, qui consiste à réduire au maximum voire à supprimer le reste à charge, est par voie de conséquence suspendue au caractère obligatoire de l’assurance complémentaire contre la survenance des risques professionnels. Une telle hypothèse est de nature à poser des questions en cascade. A quelle partie au contrat de travail il reviendrait de souscrire le contrat d’assurance ? La réponse n’est pas si évidence car le risque de l’emploi est également supporté par les travailleurs. Convient-il d’obliger la souscription d’une assurance de dommage en garantie de la dette de responsabilité ou bien serait-il plus judicieux de recommander qu’il soit souscrit une assurance de personnes ? Après tout, c’est d’intégrité physique voire de vie tout simplement dont il s’agit. La généralisation de la prévoyance d’entreprise est d’ailleurs opportunément à l’étude[48]. Enfin, et sans prétendre épuiser les questionnements, à partir du moment où le risque est complètement couvert, comment prévenir voire punir les comportements accidentogènes éventuels des employeurs ou bien encore le caractère possiblement pathogène de la relation de travail ?

16. Pénalisation. Une première réponse se trouve dans le droit commun des assurances, qui renferme de nombreuses techniques de pénalisation assurantielle, qui ont vocation à jouer consécutivement à la déclaration d’un sinistre. On peut citer pêle-mêle : les limitations et exclusions de garantie, la globalisation des sinistres sériels, le découvert obligatoire, la franchise, le plafond de garantie, l’augmentation des primes et cotisations ou bien encore la résiliation après sinistre. Il existe un autre levier qui participe à prévenir la réalisation du risque : la tarification comportementale, qui consiste à adapter la prime ou la cotisation d’assurance au regard de l’appréhension du risque par le preneur d’assurance. Si cette dernière charge devait être supportée par l’employeur, lequel ayant tout de même la haute responsabilité des conditions de travail[49], il lui importerait de renseigner les actions déployées aux fins de prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles pour déclencher une ristourne éventuelle en application du principe de proportionnalité de la prime ou cotisation au risque. Le dispositif est vertueux, qui a pour objet de limiter les coûts financiers et humains du risque de l’emploi, dispositif avec lequel l’assureur public gagnerait à renouer plus largement aux fins de prévention des risques professionnels.

17. Prévention. Qu’il faille améliorer la compensation des dommages survenus au temps et au lieu du travail est une chose mais ce sont hélas les suites regrettables d’un défaut de prévention des risques. Or, l’économie générale de la branche et les règles juridiques édictées en regard tendent bien plutôt à assurer la protection de la sécurité et de la santé des travailleurs[50]. « Les législations du travail sont venues en complément imposer aux entreprises des contraintes organisationnelles destinées à ancrer la logique de prévention dans leur fonctionnement même » [51]. La prévention est du reste un aspect essentiel de la mission de la Caisse nationale de l’assurance maladie et de la Caisse centrale de la mutualité sociale agricole[52]. Concrètement, les contrôleurs de sécurité et les ingénieurs-conseils disposent d’un droit d’entrée dans les entreprises et sur les chantiers[53]. Ils peuvent ainsi évaluer les situations de travail existantes, le niveau global de prévention et proposer des actions préventives ou correctives adaptées à ces situations. Chose faite, l’établissement doit en informer la caisse régionale et l’inspection du travail à peine en cas de non-respect de l’injonction d’être redevable d’une cotisation supplémentaire[54].

Les employeurs spontanément convaincus, qui ont accompli des efforts particuliers de prévention, sont récompensés par des ristournes, des avances et des subventions accordées par les CARSAT[55]. Quant aux autres, ils sont sanctionnés par une majoration du taux des cotisations AT/MP et une cotisation supplémentaire pour risque exceptionnel[56]. C’est à tout le moins le principe. Seulement voilà, les modalités de tarification collective du risque ne tiennent pas compte de la sinistralité de l’établissement concerné[57]. L’employeur n’est donc par voie de conséquence pas encouragé plus que cela à faire mieux. Et il importe alors au juge chargé du contentieux de la sécurité sociale de redresser les torts, ce qui fait perdre au système d’indemnisation des risques professionnels une bonne part de ses atouts.

Dans un système fondamentalement assurantiel comme l’est la branche AT/MP, il semblerait approprié de ne pas s’éloigner d’une règle de l’assurance aussi élémentaire que structurelle, à savoir : la proportionnalité de la cotisation au risque.

A charge pour l’employeur d’assurer la dette de remboursement des prestations sociales servies et la majoration de la cotisation en conséquence de la réalisation du risque, les techniques de pénalisation assurantielle et les politiques de ristourne (pratiquées par l’assureur public et l’assureur privé) devraient participer à une prévention renforcée des risques professionnels et autorisé la réparation intégrale des chefs de préjudices corporels pour le cas où une faute inexcusable a été commise.

C’est très vraisemblablement à ces conditions qu’il pourrait être dit, le moment venu, que la responsabilité de l’entreprise dans la survenance du risque professionnel a évolué d’une dette d’argent de l’employeur à une créance de réparation du salarié.


  1. RTD Civ. 1986.1. V. not. G. Wester, Les principes de la réparation confrontés au dommage corporel, Bibl. dr. pr., t. 631, LGDJ, 2023, nos 52 et s. ?
  2. G. Viney, P. Jourdain, S. Carval, Traité de droit civil, Les effets de la responsabilité, 4e éd. , LGDJ, 2017, nos 57 et s. ?
  3. Cons. const., décision n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010, cons. n° 18. ?
  4. Nos 21-23.947 et 20-23.673 : JCP S. 2023.1061, comm. X. Aumeran ; RDSS 2023.345, note F. Kessler ; Resp. civ. et assur. mars 2023, comm. 52, obs. L. Bloch ; RTD civ. 2023.382, obs. P. Jourdain. V. égal. E. Jeansen, Contribution à la détermination de l’objet de la rente AT-MP, Dr. soc. 2023, p. 88 ;S. Hocquet-Berg, LFSS sur les rentes AT-MP : retour sur une tragi-comédie en trois actes, Dr. soc. 2024, p. 251 ; M. Keim-Bagot, Ce que répare la rente AT-MP…, Dr. soc. 2024, p. 388 ; S. Porchy-Simon, Avis de gros temps sur l’indemnisation des victimes d’accident du travail, D. 2023.1803. ?
  5. CA Nancy, 07 sept. 2021 rendu sur renvoi après cassation, n° 21/00095 ; CA Metz, 24 janv. 2022, n° 2/00023. ?
  6. Pourvoi n° 21-23.947, cons. 10. V. déjà en ce sens, CE, section, avis, 8 mars 2013, n° 361273, publié au Recueil Lebon ; CE, 23 décembre 2015, n° 374628 ; CE, 18 octobre 2017, n° 404065. ?
  7. V. pour une définition constante : Civ. 2, 28 mai 2009, n° 08-16.829, D. 2010.49, obs. O. Gout ; RTD Civ. 2009.534, obs. P. Jourdain. ?
  8. V. sur l’expression de « victimes à droits restreints » : G. Lyon-Caen, Les victimes d’accident du travail, victimes aussi d’une discrimination, Dr. soc. 1990, p. 737. ?
  9. Civ. 2, 16 mai 2024, n° 22-22.029 – 19 sept. 2024, n° 23-11.424. ?
  10. Civ. 2, 06 juill. 2023, n° 21-24.283 – 10 oct. 2024, n° 22-22.642. ?
  11. Civ. 2, 16 mai 2024, n° 22-20.614. ?
  12. Civ.2, 10 oct. 2024, n° 22-23.393. ?
  13. V. égal. en ce sens, Ch. Quézel-Ambrunaz, Resp. civ. et assur. déc. 2024, comm. 269. ?
  14. Art. L. 452-4, al. 3 c. sécu. soc. ?
  15. Art. R. 343-7 C. assur. ?
  16. V. en ce sens, S. Porchy-Simon, art. préc. ?
  17. Art L. 452-5 (cas de la faute intentionnelle de l’employeur) et L. 455-1-1 c. sécu. soc. (cas de l’accident de la circulation au travail). ?
  18. V. not. en ce sens, Droit privé et public de la responsabilité extracontractuelle, étude comparée, ss. dir. N. Albert, F. Leduc, O. Sabard, LexisNexis, 2017. ?
  19. G. Ripert, Le régime démocratique et le droit civil moderne, 2e éd., LGDJ, 1948, p. 476. ?
  20. J. Bourdoiseau, L’influence perturbatrice du dommage corporel en droit des obligations, bibl. dr. pr., t. 513, LGDJ, 2010 ; La compensation des dommages corporels de masse ou la concurrence des services publics, mél. Leduc, LexisNexis, 2025, p. 57 (à paraître). ?
  21. Sans préjudice du maintien de salaire de l’article L. 1226-1 C. trav. et des prestations possiblement servies au titre de la prévoyance. ?
  22. La réparation intégrale en Europe, études comparatives des droits nationaux, ss. dir. Ph Pierre et F. Leduc, Larcier, 2012. ?
  23. Indemnisation du préjudice d’anxiété pour quelques-unes nonobstant l’irrecevabilité de toute action juridictionnelle future en réparation du même préjudice (loi n° 2000-1257 du 23 déc. 2000, art. 53, IV) et non déduction des prestations sociales versées pour quelques autres (loi n° 2015-1785 du 29 déc. 2015, art. 171). ?
  24. Art. 41, I, 1° de la loi n° 98-1194 du 23 déc. 1998 de financement de la sécurité sociale pour 1999 qui a créé l’ACAATA. ?
  25. Soc., 11 mai 2010, n° 09-42.241 – 3 mars 2015, n° 13-20.474. ?
  26. Soc., 26 avr. 2017, n° 15-19.037. ?
  27. Ass. plén.,5 avr. 2019, n° 18-17.442 : obligation de rapporter la preuve d’une exposition à l’amiante (condition 1) générant un risque élevé de développer une pathologie (condition 2) grave (condition 3). Extension de la solution aux victimes d’une substance nocive ou toxique (Soc., 11 sept. 2019, n° 17-25.300). Extension de cette jurisprudence au profit des tiers (Soc., 08 févr. 2023, n° 20-23.312). ?
  28. J.-L. Bergel, Théorie générale du droit, 4e éd., Dalloz, 2003, nos 164 et s. ?
  29. Loi n° 2000-1257 du 23 déc. 2000, art. 53, III. ?
  30. V. égal. en ce sens, S. Hocquet-Berg, art. préc. ?
  31. V. pour une première tentative en droit de la responsabilité parentale : Civ. 2, 10 mai 2001, n° 99-11.287 Levert. Et une proposition de rétablissement de la faute : art. 1240 ensemble 1244 du projet de réforme de la responsabilité civile (Sénat, proposition de loi n° 678 du 29 juill. 2020). ?
  32. Assurance maladie – risques professionnels, rapport annuel d’activité pour 2023, pp. 138 et s. On appelle « affections psychiques » certaines maladies relevant du chapitre V de la CIM 10 « Troubles mentaux et du comportement » ainsi que les classes Z55 à Z65 « Sujets dont la santé peut être menacée par des condi­tions socio-économiques et psychosociales » et les classes Z70 à Z76 « Sujets ayant recours aux services de santé pour d’autres motifs » du chapitre XXI « Facteurs influant sur l’état de santé et motifs de recours aux ser­vices de santé ». V. égal., Assurance maladie – risques professionnels, Les affections psychiques liées au travail, janv. 2018, https://www.assurance-maladie.ameli.fr/etudes-et-donnees/2018-sante-travail-affections-psychiques). A noter que l’assouplissement de la règlementation et l’invention de la notion d’incidence professionnelle prévisible ont facilité la saisine des C2RMP. ?
  33. Assurance maladie – risques professionnels, Les affections psychiques liées au travail, janv. 2018, p. 3. ?
  34. Rapport annuel préc., p. 147. ?
  35. Dress, La durée des séances des médecins généralistes, rapport, avr. 2006. La durée moyenne d’une consultation en cabinet est de 15 minutes. Elle est de 25 minutes lorsque sont abordés des problèmes psychologiques et psychiatriques. Rapport publié dans un contexte moins défavorable au regard de la dégradation des conditions de travail des professionnels de santé que nous connaissons depuis quelques années (v. not. sur le sujet les derniers rapports publiés par le Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie, https://www.securite-sociale.fr/hcaam). ?
  36. Article L. 4131-4 et L. 4154-3 c. trav. (cas de présomptions légales de faute inexcusable). ?
  37. Le risque est assurable : la peine n’est donc pas nécessairement ressentie ni la prévention encouragée. A noter encore que la majoration de la tarification ne concerne pas les établissements concernés par une tarification collective, ce qui représente le gros de l’affaire. ?
  38. Art. R. 242-6-1 c. sécu. soc. (v. aussi art. D. 242-6-1 c. sécu. soc.). ?
  39. ANI du 15 mai 2023 rel. aux accidents du travail et aux maladies professionnelles. Dans le cas particulier, les partenaires sociaux appellent le législateur à prendre toutes les mesures nécessaires afin de garantir que la nature duale de la rente AT/MP ne soit pas remise en cause. Et des amendements en ce sens d’être déposés au projet de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2024 (art. 39) puis, faute d’avoir emporté la conviction, au projet avorté de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2025 (art. 24). ?
  40. Cons. const., décision n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010,Epoux L., cons. n° 16. ?
  41. Assurance maladie – risques professionnels, rapport annuel d’activité pour 2023, p. 10. Transferts et compensations qui représentent plus de 2 086 milliards d’euros, soit 15,7 % des cotisations. ?
  42. V. not. sur le sujet, P. Morvan, Droit de la protection sociale, 11e éd., LexisNexis, 2023, nos 217 et s. La tarification collective, qui s’applique aux entreprises de moins de 20 salariés, ne tient aucun compte de la sinistralité de l’employeur ni de ses efforts pour prévenir les risques. Pour mémoire, 4,8 millions d’entreprises françaises composent les secteurs marchands non agricoles et non financiers et 96 % d’entre elles sont des entreprises occupant moins de 10 personnes (Insee, Les entreprises en France, déc. 2023, p. 56, https://www.insee.fr/fr/statistiques/7681078). ?
  43. P. Morvan, op. cit., n° 212. ?
  44. P. Morvan, op. cit., eod loc. V. égal. art. D 262-6-14 c. sécu. soc. Il a été décidé de ne pas pénaliser à outrance l’entreprise par la survenance d’un accident majeur mais isolé. ?
  45. Y. Saint-Jour, Les anomalies fondamentales de la législation des accidents du travail, RDSS 1985, p. 520. ?
  46. V. not. sur le sujet, G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, Traité de droit civil, Les régimes spéciaux et l’assurance de responsabilité, 4e éd., LGDJ, 2017, n° 396. G. Viney, Traité de droit civil, Introduction à la responsabilité, 4e éd., LGDJ, 2019, nos 20 et s. ?
  47. G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, Traité de droit civil préc., n° 58-1. Pour mémoire, la loi n° 46-2426 du 30 oct. 1946 sur la prévention et la réparation des AT-MP « interdit à l’employeurs de se garantir par une assurance contre les conséquences de la faute inexcusable » (art. 65, al. 2), laquelle interdiction ne sera pas indifférente à la conception très stricte de la faute inexcusable par la Cour de cassation. Il faudra attendre la réforme de 1987 (loi n° 87-39 du 27 janv. 1987 portant diverses mesures d’ordre social, art. 33, II, al. 2) et les arrêts amiantes (Cass. soc., 28 avr. 2002, n° 00-11.793 – MP – et 11 avr. 2002, n° 00-16.535 – AT) rendus plus tard pour que le régime de la réparation de la faute inexcusable soit assoupli. ?
  48. V. not. Assemblée natio., proposition de loi visant à instaurer une prévoyance collective obligatoire pour tous les salariés, n° 2663 du 28 mai 2024. ?
  49. Art. L. 4121-1 et s. c. trav. ?
  50. Loi n° 46-2426 du 30 oct. 1946 sur la prévention et la réparation des AT-MP. V. not. cette étude très empirique proposée par des ingénieurs conseils d’une caisse régionale (devenue CARSAT) : J. Pachod, C. Oillic-Tissier et A. Antoni, La prévention, priorité de la branche AT-MP, RDSS 2010.628. ?
  51. R. Lafore, Le régime des accidents du travail et des maladies professionnelles : questions récurrentes et enjeux contemporains, RDSS 2018.577. ?
  52. Art. L. 221-1, 2° c. sécu. soc. : « La caisse nationale a pour rôle (…) de définir et de mettre en œuvre les mesures de prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (…) ». Art. L. 723-11, 7° et 8° c. rur. V. égal. Cons. const., décision n° 93-332 DC du 13 janv. 1994, loi rel. à la santé publique et à la protection sociale. ?
  53. Art. L 243-11 c. sécu. soc. ?
  54. Art. L. 422-4 c. sécu. soc. En 2023, ce sont seulement 1055 injonctions qui ont été notifiées ?
  55. Art. L. 242-7 (ristournes) et L. 422-5 (avances et subventions) c. sécu. soc. ?
  56. Art. L. 242-7, al. 1 et 2, c. sécu. soc. V. aussi les articles L. 452-2, al. 6 et R. 452-2 c. sécu. soc. ?
  57. La majoration forfaitaire du taux net collectif pour les entreprises de moins de 10 salariés a été pratiquée quelques mois. Un décret n° 2023-1317 du 28 déc. 2023 a mis un terme à l’expérimentation (abrogation des articles D. 242-6-11 et D. 242-35 c. sécu. soc.). ?(Article publié in Droit social, févr. 2025)

L’accident du travail, l’accident de trajet, l’accident de mission et les maladies professionnelles : approche notionnelle

Typologie.- Les risques professionnels formellement appréhendés par le Code de la sécurité sociale sont l’accident du travail (art. L. 411-1), l’accident de trajet (art. L. 411-2) et les maladies professionnelles (art. L. 461-1).

Il en est un dernier qui participe matériellement de la législation sociale et pour la réparation duquel la Cour de cassation applique le droit des accidents du travail : c’est l’accident de mission. A savoir un accident survenu alors que le salarié est exceptionnellement détaché de l’entreprise (Civ. 2, 12 mai 2003, n° 01-20.968, publié au bulletin : “Attendu cependant que le salarié effectuant une mission a droit à la protection prévue à l’article L. 411-1 css pendant le temps de la mission qu’il accomplit pour son employeur, peu important que l’accident survienne à l’occasion d’un acte professionnel ou d’un acte de la vie courante, sauf la possibilité pour l’employeur ou la Caisse de rapporter la preuve que le salarié a interrompu sa mission pour un motif personnel”…ce qui, autant le dire, sera des plus difficiles. Voy. typiquement par ex. : Civ. 2, 12 oct. 2017, n° 16-22.481, publié au bulletin).

Définitions.- L’accident du travail est défini à l’article L. 411-1 css qui dispose : “est considéré comme un accident du travail, quelle qu’en soit la cause, l’accident survenu par le fait ou à l’occasion du travail à toute personne salariée ou travaillant, à quelque titre ou en quelque lieu que ce soit, pour un ou plusieurs employeurs ou chefs d’entreprise”. Où l’on constate que les marqueurs de généralité (fait du travail, occasion du travail, quelque titre, quelque lieu, pour un ou plusieurs) participent d’un domaine d’application du texte que le législateur a voulu des plus grands. Il y a de bonnes raisons à cela. D’abord, le branche AT-MP sert des prestations “avantageuses” en comparaison avec celles qui sont accordées par la branche maladie (mais forfaitaires ne l’oublions pas. Voy. l’article “La sécurité sociale : Tour d’horizon”). Ensuite, le système de couverture des accidents du travail et des maladies professionnelles étant à base assurantielle, les mauvais risques (qui ont une forte probabilité que l’événement assuré se réalise ou bien dont le risque s’est déjà réalisé) ont vocation à payer plus de cotisations sociales que les bons. Dès lors qu’un accident du travail ou une maladie professionnelle survient, il se peut fort bien que les mesures de prévention n’aient pas été suffisantes et que les travailleurs aient été mis en danger d’une manière ou d’une autre. Mais nous reviendrons sur la notion (voy. l’article “L’accident du travail”). Relativement aux maladies professionnelles, aucune approche uniciste n’a semblé praticable. Le pluriel s’est imposé à l’esprit. Le législateur social s’est contenté d’édicter une série de règles propres à la compensation des maladies d’origine professionnelle sans jamais proposer de définition. En bref, chaque maladie répond à une série de conditions précises. C’est du côté de la doctrine que nous nous tournerons pour mieux cerner l’objet d’étude (voy. l’article “Les maladies professionnelles). Pour l’heure, on se limitera à dire que la maladie est un phénomène naturel immanent à l’organisme ; qu’on la définit ordinairement comme une altération de l’état de santé se manifestant par un ensemble de signes et de symptômes perceptibles directement ou non, correspond à des troubles généraux ou localisés, fonctionnels ou lésionnels, dus à des causes internes ou externes et comportant une évolution. Quant à l’accident de trajet, l’approche n’est pas trop compliquée si ce n’est que le législateur dit de ce dernier accident que c’est un accident du travail…Les choses se compliquent.

Distinction accident du travail vs accident de trajet.- L’accident qui survient pendant le trajet d’aller et retour entre la maison et le travail (pour faire simple pour l’instant) ou bien entre le lieu du travail et le lieu où le travailleur prend habituellement ses repas reste un accident du travail. L’article L. 411-2 css qui définit ce dernier accident est très clair à ce sujet : “est également considéré comme un accident du travail (…), l’accident survenu” entre ses deux séries de bornes (maison-travail // cantine-travail et inversement). On voit mal spontanément l’intérêt de la distinction. Il faut toutefois relever que les éléments requis pour la qualification d’accident de trajet sont propres à cette éventualité. Voilà une première explication. Il faut noter encore que le régime d’indemnisation de ce dernier accident autorise la réparation intégrale des chefs de préjudice subis via le cumul des prestations en espèce accordées par la branche AT-MP et les dommages et intérêts compensatoires payés par le tiers responsable de l’accident (pour peu qu’il y ait en un naturellement mais quelle que soit sa qualité). C’est tout à fait remarquable en droit des risques professionnels qui n’accorde en principe que des prestations forfaitaires (voy. l’article précité “La sécurité sociale : un tour d’horizon”) et ferme à la victime les voies du droit commun de la réparation du dommage corporel. Il sera indiqué enfin que dans ses rapports avec la sécurité sociale, l’employeur ne répond pas financièrement de l’accident de trajet de la même manière que s’il s’était agi d’un accident du travail. Ce dernier est l’occasion d’une majoration de ce qu’on appelle le compte AT-MP de l’employeur. En bref, une fois que le risque assuré est survenu, l’employeur subi une majoration de sa cotisation. Tandis qu’en cas d’accident de trajet, la cotisation étant conçue comme un pourcentage des salaires identiques pour toutes les entreprises, aucun malus n’est imputé.

Distinction accident du travail vs maladies professionnelles. Au vu de la jurisprudence de la Cour de cassation, l’accident a pour cause une action soudaine (Ch. réunies, 17 avr. 1921, S. 1921.1.81 ; Soc. 2 avr. 2003, n° 00-21.768. A noter que dans ce dernier arrêt, la Cour de cassation ne donne plus prise au caractère violent de l’action d’un élément extérieur) et pour effet une lésion corporelle. La soudaineté est un critère de distinction (assez opératoire) de l’accident du travail et de la maladie professionnelle. La soudaineté, qui seul importe au fond, permet d’appliquer la qualification d’accident à un ensemble d’événements soudains et fortuits (chocs, chutes, noyades, électrocution, intoxications brutales, etc.) sans qu’il y ait lieu de distinguer selon que l’accident a une origine mécanique ou qu’il résulte de l’action d’un agent chimique, thermique, lumineux ou acoustique. En toute logique, il n’y aurait pas lieu d’appliquer les dispositions de la loi lorsque le dommage a été volontairement recherché par son auteur. La jurisprudence réaffirme régulièrement le principe de cette exclusion, à tout le moins en droit des accidents de la circulation. Le droit prétorien de la sécurité sociale n’a pas cette rigueur, alors même que la lettre du Code est explicite : «  ne donnent lieu à aucune prestation en argent les maladies, blessures ou infirmités résultant de la faute intentionnelle (qui a consisté à rechercher le dommage) de l’assuré » (art. L. 375-1 – branche maladie – et L. 453-1 css – branche AT-MP). Il range dans la catégorie des accidents du travail les hypothèses de suicide chaque fois que « le travail est la cause génératrice de cet acte de désespoir ». Il procède identiquement en cas d’agression sur les lieux d’exécution de la prestation de travail. Quant à la cause de l’accident, peu important qu’elle ne soit pas extérieure. La jurisprudence applique l’article L. 411-1 css en cas de crise cardiaque survenue au temps et au lieu du travail ou encore de traumatisme survenant au cours d’un effort.

Cette interprétation in favorem pourrait passer pour un tantinet audacieuse, mais l’intérêt des victimes de dommages corporels et celui de leurs ayants droit l’imposaient sûrement. Pour ces derniers, la qualification d’accident du travail ouvre droit au versement d’une rente AT-MP (art. L. 434-07 et s. css). Au reste, l’esprit de la législation sur les risques professionnels ne paraît pas tourné. C’est bien là l’essentiel. Attention, tout ce qui porte atteinte à l’intégrité corporelle du salarié n’est pas nécessairement un accident du travail. Il y a aussi la maladie. Simplement, lorsqu’elle est causée par un fait soudain, la maladie est considérée comme un accident du travail. Il y aurait de nombreux exemples à proposer. A été qualifiée de la sorte, pour n’en prendre qu’un seul, la dépression nerveuse soudaine d’un salarié consécutive à un entretien d’évaluation au cours duquel l’employeur lui a notifié un changement d’affectation (Civ. 2, 1er juill. 2003, n° 02-30.576, publié au bulletin). Il est à noter pour finir sur ce point que la jurisprudence est tenté d’abandonner le critère de la soudaineté pour verser dans la catégorie des accidents du travail de nombreuses maladies professionnelles qui ne figurent pas dans les tableaux réglementaires de l’article R. 461-3 css. La tentation est si grande, que la meilleure façon d’y résister est précisément d’y succomber…

Cour EDH, 12 janv. 2017, req. n° 74734/14, Saumier c./ France : Risques professionnels et conventionnalité de la réparation forfaitaire

Résumé.

L’arrêt rendu le 12 janvier 2017 par la Cour européenne des droits de l’Homme a trait à l’indemnisation des accidents du travail et des maladies professionnelles. À l’unanimité, la Cour dit que le régime juridique (français) dédié, qui est exclusif d’une réparation intégrale, peu important la faute inexcusable commise par l’employeur, n’est pas constitutif d’une violation de la Convention européenne des droits de l’Homme et de sauvegarde des libertés fondamentales. L’exception de non-conventionnalité des articles L. 451-1, L. 452-1 et L. 452-3 du Code de la sécurité sociale est inopérante. Il n’y a donc pas discrimination.

Commentaire.

Alors qu’elle travaille pour un laboratoire, une salariée est exposée à du bioxyde de manganèse. Le contact avec l’agent chimique s’avère être des plus dommageables. L’intéressée contracte la maladie de Parkinson et doit cesser toute activité professionnelle. Son handicap est tel que l’assistance d’une tierce personne permanente s’impose.

Saisi, un tribunal des affaires de sécurité sociale reconnaît le caractère professionnel de la maladie. Dans la foulée, les organismes de sécurité sociale considèrent que la victime est définitivement inapte au travail. Saisie de nouvelles demandes, la juridiction sociale reconnaît la faute inexcusable de l’employeur et condamne ce dernier, dans le droit fil des jurisprudences respectives du Conseil constitutionnel (1) et de la Cour de cassation (2), à indemniser la victime de tous ses chefs de préjudices corporels tant patrimoniaux qu’extra-patrimoniaux. Et le juge de dire à la caisse, qui résistait du reste à la demande de l’assuré social, d’en faire l’avance.

Quatre ans de procédure auront été nécessaires en l’espèce pour que le droit soit dit et la salariée-victime remplie de ses droits. Le combat judiciaire est pourtant continué des années durant. Tour à tour ont été saisies une cour d’appel (CA Paris, 4 avr. 2013), la Cour de cassation (Cass. 2e civ., 28 mai 2014, n° 13-18509, D) et la Cour européenne des droits de l’Homme dans le cas particulier. C’est que la demanderesse, qui certes a été indemnisée, n’a pas été complètement replacée dans la situation qui aurait été la sienne si l’acte dommageable ne s’était pas produit, à tout le moins ne l’a-t-elle pas été au vu des règles qui président d’ordinaire à la compensation du dommage corporel. Privée en l’occurrence de l’espérance légitime d’une créance de réparation intégrale, la salariée dénonce la double peine dont elle est le siège. Non seulement elle subit les conséquences préjudiciables de la faute inexcusable commise par l’employeur, mais elle considère de surcroît, à raison du caractère forfaitaire de la réparation allouée, qu’elle est discriminée au sens de l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’Homme combiné avec l’article 1er du Protocole n° 1.

Les règles en conflit. En droit civil de la responsabilité, l’étendue de la réparation est gouvernée par un principe d’équivalence entre la réparation et le dommage. En droit des risques professionnels, la règle est différente. En principe, la victime n’est pas fondée à obtenir la réparation intégrale des chefs de dommages subis (3). Au mieux, elle peut espérer (tous chefs de préjudices confondus) une majoration des dommages et intérêts compensatoires, peu important la forme qu’ils prennent. C’est dire qu’il est organisé en droit positif français, en toute connaissance de cause, des disparités de traitement entre les victimes atteintes dans leur intégrité physique en général et les salariés victimes de dommages corporels en particulier.

La constitutionnalité des règles. La question a été posée de savoir si les articles L. 451-1, L. 452-1 et L. 452-3 du Code de la sécurité sociale ne portaient pas atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit (4). Le Conseil constitutionnel a répondu par la négative (v. supra). Mais ce dernier d’assortir le brevet de constitutionnalité d’une franche réserve d’interprétation, à savoir qu’« en présence d’une faute inexcusable de l’employeur, les dispositions de [l’article L. 452-3 du Code de la sécurité sociale] ne sauraient toutefois, sans porter une atteinte disproportionnée au droit des victimes d’actes fautifs, faire obstacle à ce que ces mêmes personnes, devant les mêmes juridictions, puissent demander à l’employeur réparation de l’ensemble des dommages non couverts par le livre IV du Code de la sécurité sociale » (cons. 18).

La doctrine de la Cour de cassation et les règles. La notion de « dommages non couverts par le livre IV » donna matière à hésitations. Fallait-il comprendre « dommages non couverts intégralement » ou bien « dommages non couverts tout court » tout court par l’une quelconque des dispositions du livre IV du Code de la sécurité sociale ? La Cour de cassation choisissait cette dernière interprétation (v. supra). Ce faisant, elle empêchait les salariés-victimes de demander une indemnisation complémentaire des chefs de préjudices forfaitairement indemnisés sur le fondement des articles L. 451-1 et suivants du Code de la sécurité sociale. Et la Cour de cassation de considérer, dans la droite ligne de sa jurisprudence, que les règles applicables à la cause n’engendrent ni une atteinte aux biens, ni une discrimination prohibée par les articles 14 de la Convention et 1er du Protocole additionnel n° 1 à ladite convention du seul fait que la victime ne peut obtenir une réparation intégrale de son préjudice (5).

Le brevet de constitutionnalité des dispositions critiquées n’étant toutefois pas des plus fermes (6), il y avait après tout matière à interroger le juge de Strasbourg quant à la conventionnalité du régime d’indemnisation des accidents du travail et des maladies professionnelles. C’est chose faite à présent. À l’analyse, la réponse apportée convainc peu.

La conventionnalité des règles. La Cour européenne des droits de l’Homme rappelle que, pour qu’un problème se pose au regard de l’article 14 de la Convention (combiné avec l’article 1 du Protocole n° 1), il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables (§ 51 et 66). Ceci fait, le juge européen suit le Gouvernement lorsqu’il soutient que les victimes d’accidents du travail ou de maladies professionnelles sont dans une situation différente de celle des autres victimes. Sur cette pente, il est considéré, dans la mesure où le salarié est dans un lien de subordination juridique avec l’employeur, que la survenance d’accidents et de maladies dans le cadre de l’exécution du travail constitue un risque particulier (§ 33, 60 et s.). Soit. L’ennuyant c’est qu’il n’a jamais été discuté du fait qu’en raison de sa qualité particulière de travailleur dépendant, la victime était soumise à des règles spéciales.

Valeur de la conventionnalité des règles. Pour le dire autrement, la requérante ne conteste pas, à tout le moins pas à proprement parler, l’existence d’un régime spécial d’indemnisation sans faute des accidents du travail et des maladies professionnelles. Elle défend seulement qu’elle ne saurait être valablement privée de la réparation intégrale de chacun de ses chefs de préjudices alors qu’elle est victime d’un fait dommageable inexcusable.

Ceci pour dire que la conventionnalité des dispositions critiquées, tirée de la nature contractuelle des relations entretenues avec l’employeur, ne saurait emporter la conviction par faute d’être spécieuse. À raison précisément du contrat de travail, l’intensité juridique de l’obligation de sécurité de l’employeur est des plus vigoureuses. Le Code du travail est en ce sens. Son article L. 4121-1, al. 1er oblige l’employeur à prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé des travailleurs. Qu’un manque de diligence (i.e. une faute simple) soit reproché est une chose, qu’une faute inexcusable soit reconnue en est une autre. Du reste, contrairement à ce qui est soutenu par le Gouvernement et affirmé par la Cour EDH, le régime d’indemnisation d’une faute dommageable inexcusable n’est certainement pas enviable. On rappellera que la charge probatoire de la victime n’est pas réduite à la portion congrue. Il y a manifestement une erreur d’appréciation qui a été commise. La reconnaissance d’une faute inexcusable n’ayant en principe rien de systématique (v. toutefois C. trav., art. L. 4131-4), il est erroné de soutenir en l’espèce, et cela à plusieurs reprises, que « les dispositions [critiquées] garantissent l’automaticité, la rapidité et la sécurité de la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles » (v. par ex. § 16).

Portée de la conventionnalité des règles. Les juges français et européens sont manifestement confrontés à la limite de leur saisine. Au fond, c’est de la grave question des séparations du pouvoir dont il est question. Ce n’est pas à dire que des efforts n’ont pas été faits par le juge pour majorer le quantum des indemnités (7). Ce n’est pas à dire non plus que des demandes itératives n’ont pasété faites tous azimuts par la doctrine dans le dessein d’assurer la réparation intégrale des victimes du travail en cas de faute inexcusable de l’employeur (8). Rien n’y fait pourtant : le Parlement français refuse en conscience de légiférer sur la question et d’étendre le domaine d’application du principe de la réparation intégrale. Et aussi puissant qu’il puisse être, le juge n’a certainement pas le pouvoir de heurter frontalement la volonté de la Représentation nationale ni de s’y substituer.

Puisse alors la proposition présentée par le député Warsmann sur le sujet, qui a été enregistrée à la présidence de l’Assemblée nationale le 7 octobre 2016 (n° 4098), se révéler plus fructueuse que les quelques autres faites par le passé… « Tout a [peut-être] été dit, mais comme personne n’écoute, il faut toujours répéter » (A. Gide)…


1.- Cons. const., 18 juin 2010, n° 2010-8 QPC, cons. 18.

2.- Cass. 2e civ., 4 avr. 2012, nos 11-15393, 11-18014, 11-12299 et 11-14311 : D. 2012, p. 1098, note Porchy-Simon S., et D. 2013, p. 40, obs. Brun P. ; Dr. soc. 2012, p. 839, note Hocquet-Berg S. ; RTD civ. 2012, p. 539, obs. Jourdain P. – V. pour un rappel exprès et didactique : Cass. 2e civ., 19 sept. 2013, n° 12-18074.

3.- V. toutefois l’article L. 452-5 ; voir bien plutôt l’article 53 de la loi n° 2000-1257 du 23 déc. 2000 de financement de la Sécurité sociale pour 2001 qui alloue une réparation intégrale aux victimes de l’amiante.

4.- À savoir, entre autres moyens, au principe d’égalité devant la loi et les charges publiques énoncé aux articles 1er, 6 et 13 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, ainsi qu’au principe de responsabilité, qui découle de son article 4.

4.- Cass. 2e civ., 11 juill. 2013, n° 12-15402 : Bull. civ. II, n° 158 – Cass. 2e civ., 28 mai 2014, n° 13-18509, D – Cass. 2e civ., 21 janv. 2016, n° 15-10536, D.

6.- V. égal. en ce sens : Porchy-Simon S., « L’indemnisation des préjudices des victimes de faute inexcusable à la suite de la décision du Conseil constitutionnel du 18 juin 2010 : réelle avancée ou espoir déçu ? », D. 2011, p. 459.

7.- V. not en ce sens notre article, « Du droit des risques professionnels, panorama », RLDC 2014/3, p. 19 et s. – Contra Cass. ch. mixte, 9 janv. 2015, n° 13-12310 : Lexbase janv. 2015, note Bourdoiseau J. (perte de droits à la retraite, rente et revirement) – Cass. soc., 06 oct. 2015, n° 13-26052 : Lexbase oct. 2015 (perte de salaire, rente et revirement – suite et fin), note Bourdoiseau J.

8.- V. notre article, op. cit. ; v. égal. Coulon C., « Indemnisation des victimes d’une faute inexcusable de l’employeur : le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation enfin entendus ? », Resp. civ. et assur. 2017, veille n° 2.

(Article publié in Gazette du palais mars 2017)