Ch. mixte, 09 janv. 2015, n° 13-310 : Perte de droits à la retraite, rente et revirement

Le donné. Le législateur a décidé que l’indemnisation des accidents de travail-maladies professionnelles (AT-MP) serait forfaitaire. Dont acte. Le juge, qui ne dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation de même nature que celui du Parlement, veille. Rue Montpensier : « le plafonnement de l’indemnité destinée à compenser la perte de salaire résultant de l’incapacité n’institue pas une restriction disproportionnée aux droits des victimes d’accident du travail ou de maladie professionnelle »[1]. Quai de l’Horloge : le seul fait pour la victime d’un risque professionnel de ne pas être éligible, en principe, à une réparation intégrale n’engendre pas de discrimination prohibée par la Convention européenne des droits de l’Homme et de sauvegarde des libertés fondamentales[2]. L’affaire était décidément mal engagée.

En l’espèce, un salarié fait une chute de plusieurs mètres sur son lieu de travail. Le caractère professionnel de l’accident est reconnu par la caisse d’assurance-maladie. Six mois plus tard, le salarié victime est licencié pour inaptitude physique et impossibilité de reclassement. Saisie, la Cour d’appel de Rennes retient la faute inexcusable de l’employeur, majore la rente allouée au taux maximum, mais déboute la victime de sa demande au titre de la perte de droits à la retraite.

Contrairement à l’analyse qui est faite par les juges du fond, l’auteur du pourvoi soutient en substance que ladite perte n’est pas un chef de dommage couvert par le livre IV du Code de la sécurité sociale, qu’elle peut donc faire l’objet d’une demande d’indemnisation complémentaire.

La question posée par le pourvoi est simple en apparence. Elle consiste à se demander ce que compense précisément la rente majorée à raison de la faute inexcusable de l’employeur. La réponse, qui est débattue en doctrine, est acquise en jurisprudence : la perte des droits à la retraite est nécessairement indemnisée par application du livre IV du Code de la sécurité sociale (principe) ; la perte subie ne saurait donner lieu, par voie de conséquence, à une réparation distincte (effet).

Le construit. Le principe de l’indemnisation est réaffirmé en l’espèce : « la perte de droits à la retraite est couverte par la rente majorée ». Et la Cour de cassation de préciser que ladite rente répare « notamment les pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle résultant de l’incapacité permanente partielle subsistant au jour de la consolidation ». Cette solution est acquise en jurisprudence depuis près de cinq ans[3].

Ceci étant rappelé, le sens de l’arrêt ne s’impose pas d’emblée au lecteur. C’est qu’on n’y trouve pas affirmé que la rente majorée indemnise la perte des droits à la retraite. La solution ne surprend pourtant pas. On la doit à la nomenclature des préjudices corporels[4] à laquelle la chambre mixte renvoie par prétérition. La définition de l’incidence professionnelle doit retenir l’attention. Ce chef de préjudice patrimonial à caractère définitif a pour objet d’indemniser non la perte de revenus liée à l’invalidité permanente de la victime, mais les incidences périphériques du dommage touchant à la sphère professionnelle, en l’occurrence la perte de retraite. Ceci posé, la Cour de cassation aurait été bien imprudente de s’aventurer à retenir une définition originale de la rente.

L’indemnisation de tous les retentissements de l’accident du travail imputables à la faute inexcusable de l’employeur a été rendue possible par une décision du Conseil constitutionnel. Il faut bien voir que jusqu’à la décision précitée du 18 juin 2010, cette faute qualifiée autorisait certes le salarié victime à demander la majoration de sa rente et la compensation de quelques autres postes de préjudice, mais c’était tout. On doit au Conseil d’avoir écarté le caractère limitatif de la liste des chefs de dommage réparables (cons. 18). La Cour de cassation s’est appliquée à le redire[5]. Il restait encore à s’entendre sur ce que sont « des dommages non couverts » par le droit des risques professionnels et, par voie de conséquence, à déterminer l’étendue de la réparation.

Par faveur pour le salarié victime, il aurait pu être considéré que tous les dommages non totalement couverts pouvaient être compensés. Cette interprétation aurait fondé la victime à échapper, par la bande en quelque sorte, à l’indemnisation forfaitaire. Saisie de la question, la deuxième Chambre civile avait refusé de franchir le Rubicon[6]. Elle est à présent confortée dans son analyse par l’arrêt rendu en chambre mixte : l’indemnisation ne saurait jamais être intégrale, à tout le moins pas à l’initiative du juge. La perte des droits à la retraite subie par le salarié victime étant indemnisée à raison de l’allocation d’une rente, elle ne saurait donner lieu à une réparation distincte. En disant cela, la Cour de cassation se conforme à la jurisprudence du Conseil constitutionnel et à la volonté du législateur.

Les effets d’une pareille indemnisation sont notables. Le licenciement pour inaptitude et l’impossibilité de reclassement sont relégués au second plan en l’espèce. Il n’en a pas toujours été ainsi.

La Chambre sociale de la Cour de cassation décide, dans un arrêt du 26 octobre 2011, que le salarié a le droit de demander à la juridiction prud’homale une indemnité réparant la perte des droits à la retraite[7], et ce toutes les fois que le licenciement est prononcé en raison d’une inaptitude consécutive à un accident du travail jugé imputable à une faute inexcusable de l’employeur. Le renvoi devant une chambre mixte s’imposait.

Désireuse manifestement de conjurer le mauvais sort que le droit des risques professionnels continue de réserver au salarié victime, la Chambre sociale offrait à cette dernière la possibilité de demander la compensation de chefs de préjudice singuliers jugés alors (en opportunité) irréductibles à la perte des gains professionnels ou à l’incidence professionnelle. En se prononçant de la sorte, le juge était sur sa ligne. Pour mémoire, il décidait, dans le courant de l’année 2006 : « lorsqu’un salarié a été licencié en raison d’une inaptitude consécutive à une maladie professionnelle qui a été jugée imputable à une faute inexcusable de l’employeur, il a droit à une indemnité réparant la perte de son emploi due à cette faute de l’employeur ». Et d’ajouter « que les juges du fond apprécient souverainement les éléments à prendre en compte pour fixer le montant de cette indemnisation à laquelle ne fait pas obstacle la réparation spécifique afférente à la maladie professionnelle ayant pour origine la faute inexcusable de l’employeur »[8].

L’arrêt sous étude met un terme à cette jurisprudence. Alors que le pourvoi ne l’y invitait pas, la chambre mixte de la Cour de cassation décide que la perte des droits à la retraite est couverte de manière forfaitaire par la rente majorée, quand bien même serait-elle consécutive à un licenciement du salarié pour inaptitude. Autant dire que la jurisprudence indemnisant la perte d’emploi consécutive à un accident du travail ou une maladie professionnelle risque, par voie de conséquence, de vaciller. L’attention est de mise.


  1. Cons. const., 18 juin 2010, n° 2010-8 QPC, consid. 17. ?
  2. Cass. 2e civ., 11 juill. 2013, n° 12-15402. ?
  3. Cass. 2e civ., 11 juin 2009, n° 07-21768 – Cass. 2e civ., 28 févr. 2013, n° 11-21015. ?
  4. Colloque, « Autour de la nomenclature des préjudices corporels. Hommage au président Dintilhac », et not. notre article « Les préjudices professionnels » : Gaz. Pal. 27 déc. 2014, p. 32, n° 203f0. ?
  5. Cass. 2e civ., 30 juin 2011, n° 10-19475. Contra : Cass. soc., 16 nov. 1988, n° 87-12800. ?
  6. Cass. 2e civ., 4 avr. 2012, nos 11-18014, 11-15393, 11-14311, 11-12299. ?
  7. Cass. soc., 26 oct. 2011, n° 10-20991. ?
  8. Cass. soc., 17 mai 2006, n° 04-47455. V. égal. en ce sens, Cass. soc., 26 janv. 2011, n° 09-41342, inédit – Cass. soc., 23 sept. 2014, n° 13-17212. ?

(Article publié in Gazette du palais, 5-7 juill. 2015)

L’évolution de la responsabilité de l’entreprise dans la survenance du risque professionnel d’une dette d’argent de l’employeur à une créance de réparation du salarié ?

1. Position dogmatique. En comparaison avec le droit civil de la réparation du dommage corporel, qui a été façonné tout au long du XXe siècle pour garantir aux victimes une réparation intégrale des atteintes subies – que le professeur Lambert Faivre a présenté dans des termes choisis : « L’évolution de la responsabilité civile d’une dette de responsabilité à une créance de réparation »[1] -, le droit social de la réparation forfaitaire des risques professionnels n’aura pour ainsi dire pas varié sur la période. Exception faite de quelques corrections techniques, l’exorbitance de ce dernier régime aura résisté à tous les vents progressistes. Il aura été dit que la réparation des atteintes souffertes par le corps laborieux ne saurait jamais être intégrale tandis que, et par comparaison, il n’est pour ainsi dire aucune autre victime dont la réparation des atteintes à l’intégrité physique n’est pas guidée par le principe directeur de l’équivalence entre le dommage subi et les chefs de préjudices indemnisés[2].

2. Corrections paramétriques. Depuis que le Conseil constitutionnel a autorisé que tous les dommages corporels subis consécutivement à une faute inexcusable de l’employeur soient réparés intégralement par le truchement de l’action en indemnisation complémentaire de l’article L. 452-3 du Code de la sécurité sociale, à la condition qu’ils n’aient pas été couverts par le livre 4[3], le champ des possibles a semblé s’ouvrir. L’applicabilité des règles de droit civil favorables aux victimes a paru facilitée, la réforme du régime juridique sous étude par capillarité sérieusement envisageable et l’évolution de la responsabilité de l’entreprise dans la survenance du risque professionnel d’une dette d’argent de l’employeur à une créance de réparation du salarié en passe d’être acquise. Un arrêt d’assemblée plénière rendu en janvier 2023 par la Cour de cassation a donné à penser que l’hypothèse de travail était des plus sérieuses[4]. Autorisant la victime à demander l’indemnisation du déficit fonctionnel permanent nonobstant le service d’une rente AT, la Cour augmentait un peu plus encore la liste des chefs de préjudices indemnisables.

Après que deux juridictions du fond sont entrées en voie de dissidence[5], la rente d’accident du travail a fini par être regardée par la cour régulatrice comme ayant pour objet exclusif de compenser, sur une base forfaitaire, les préjudices subis par la victime dans sa vie professionnelle en conséquence de l’accident, c’est-à-dire ses pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité[6]. Pour le dire autrement, la rente, qui répare chef de préjudice patrimonial, ne répare pas (ou plus) l’incapacité physiologique, les souffrances endurées post consolidation ni les troubles dans les conditions d’existence, qui sont des composantes du déficit fonctionnel[7].

Au final, la restriction du droit subjectif à réparation des salariés victimes d’une faute qualifiée de l’employeur est de moindre intensité[8]. La solution nouvelle s’inscrit dans le sillage de la décision du Conseil constitutionnel précitée. Elle est parfaitement conforme aux règles qui organisent le recours des tiers payeurs dont la Cour de cassation faisait litière jusqu’alors. Depuis, et en toute logique, sont affectées pareillement : les pensions d’invalidité des salariés[9] comme celles des travailleurs indépendants[10], les pensions de retraite[11], les rentes viagères d’invalidité[12] et plus généralement toutes les prestations dont les modalités de calcul ne prennent en compte aucun facteur personnel[13].

Où l’on peut faire remarquer que, sous couvert d’une correction plutôt paramétrique de la matière (sans préjudice de son importance pour les personnes concernées naturellement), c’est possiblement tout le système de couverture des risques professionnels dont l’économie générale serait sur le point de basculer.

3. Incidences systémiques. L’extension par le Conseil constitutionnel de la liste des chefs de préjudices intégralement réparables et la réduction de l’assiette du recours des organismes de sécurité sociale ont pour effet d’augmenter le coût moyen des sinistres supportés par le ou les assureurs du risque professionnel, à savoir : la caisse ou la mutualité sociale agricole (prise en qualité d’assureur public de première intention) et l’organisme d’assurance privé (pris en qualité de débiteur final de la réparation) auprès duquel l’employeur aura possiblement cherché à couvrir en tout ou partie les conséquences financières d’une faute inexcusable[14].

Pour le dire autrement, et parce que le droit et l’économie de l’assurance commandent que des provisions techniques prudentielles soient établies[15], la réparation intégrale de tous les chefs de préjudices contraint (à tout le moins en théorie) les assureurs à majorer les cotisations des employeurs aux fins de financement de la couverture du risque aggravé.

Tandis qu’on imaginait assez la réaction farouche des souscripteurs employeurs et inversement l’approbation appuyée des salariés assurés, ces derniers joignirent leurs voix aux premiers pour critiquer l’amélioration continuée de leur propre sort par la Cour de cassation. Aux termes de l’accord national interprofessionnel du 15 mai 2023 relatif aux accidents du travail et des maladies professionnelles, les partenaires sociaux appellent le législateur à prendre toutes les mesures nécessaires pour revenir en arrière et garantir que la nature duale de la rente AT/ MP ne soit pas (ou plus) remise en cause. Comprenons bien : l’exhortation est le fait des organisations d’employeurs et des organisations syndicales de salariés.

Pour l’heure, la jurisprudence de la Cour de cassation est toujours de droit positif. Les travaux préparatoires des lois de financement de la sécurité sociale pour 2024 et 2025 renfermaient pourtant des amendements abrogatifs. Qu’il ne s’agisse pas du bon véhicule législatif ou bien encore que la séquence politique n’ait pas été la plus propice à la correction, la question reviendra sur le devant de la scène lorsque le temps de la transposition de l’accord sera venu.

4. Plan. Cette résistance farouche des parties prenantes signale un trouble manifeste dans les esprits. Il se pourrait fort que les partenaires sociaux aient craint qu’en succombant à la tentation de la réparation intégrale de tous les risques professionnels, ce qui est une expérience de pensée des plus stimulantes (1), c’est tout le régime de compensation qui encourait un risque à son tour : celui de la commutation ou, pour le dire autrement, de la substitution par le droit commun. A l’analyse, et à l’aune d’un principe de réalité (2), la résistance ne surprend pas outre mesure. Simplement celle qui a été choisie par les partenaires sociaux aurait pour effet (réflexe en quelque sorte) de dégrader la prise en charge actuelle des victimes d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle[16]. Tandis que la Cour de cassation a avancé d’une case le dispositif sur le grand échiquier de la réparation intégrale, le législateur est prié de reculer de deux. Une position à mi-chemin pourrait être esquissée, qui serait de nature, à l’aune des lignes de force qui ont été dessinées en droit civil de la réparation, à satisfaire les intérêts légitimes mais contradictoires des employeurs et des salariés tout en préservant l’économie générale de la branche et du système d’indemnisation des risques professionnels.

I.- Expérience de pensée

Une expérience de pensée est une hypothèse conçue pour explorer des idées, des concepts ou des principes. La question est posée dans le cas particulier de savoir si l’on peut succomber à la tentation de la réparation intégrale (A) sans nécessairement provoquer la commutation du système d’indemnisation des risques professionnels (B).

A.- Succomber à la tentation de la réparation intégrale ?

5. Comparaison. Les règles qui prescrivent les modalités de la réparation des risques professionnels n’autorisent pas la victime à exiger ni de l’assureur public ni de l’employeur la restitutio in integrum. Les exceptions sont suffisamment rares pour renseigner la solidité du principe[17]. Et les défenseurs de la réparation intégrale du dommage corporel de dénoncer en conséquence la rupture franche d’égalité des victimes devant la loi. Si l’on se place à la toute fin du XXe siècle, la différence de traitement est nette. Cent années de pratique du droit civil ou administratif de la responsabilité attestent la levée de la quasi-totalité des obstacles à la réparation (intégrale) du dommage corporel[18] tandis que, et sur la même période, le régime exorbitant de droit social n’a pas varié. Si l’on déplace à présent de quelques degrés le point d’observation et qu’on observe les régimes sous étude à la toute fin du XIXe siècle, la rupture d’égalité affecte cette fois-ci les victimes de droit commun, qui sont tenues de rapporter la preuve d’une faute objectivement anormale et subjectivement imputable au défendeur. A ce jour, et nonobstant l’objectivation remarquable de la faute, la charge de la preuve supportées par ces dernières constitue encore un obstacle à l’action en responsabilité civile. En bref, le droit interne comparé renseigne que le singulier sied plutôt mal à la rupture d’égalité. Mais il y a bien plus troublant dans le cas particulier, qui prête autrement plus le flanc à la critique : la constance.

6. Constance. Tandis que l’atteinte à l’intégrité corporelle était élevée en summa injuria mettant en question la paix sociale[19], qu’elle commandait d’audacieuses corrections du droit civil aux fins d’implication d’un débiteur de dommages-intérêts solvable puis l’invention d’un service public de la réparation des dommages corporels de masse[20], les victimes d’un risque professionnel, meurtries à leur corps défendant, ont été priées de se contenter de quelques revenus de remplacement forfaitaires[21] et chefs de préjudices limitativement énumérés.

Au résultat, le droit de la réparation du dommage corporel est devenu une sorte de Janus bifront : levée du gros des obstacles à la réparation intégrale des chefs de préjudices corporels dans un cas (droit civil) ; échafaudage de maints empêchements dans l’autre (droit social).

Rien n’y fait : aucun rapport, aucune proposition de loi, aucun article de doctrine défendant la nécessité de réparer intégralement les risques professionnels ne trouve grâce aux yeux du législateur. Aussi bien l’extrême pusillanimité des juges en charge du contentieux des accidents du travail et des maladies professionnelles est-elle entendable. C’est que, pour paraphraser une formule usitée par le Conseil constitutionnel, la Cour de cassation ne dispose (très vraisemblablement) pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement. Preuve en est sa résistance farouche à l’extension du domaine d’application du principe de la réparation intégrale du dommage corporel en la matière.

7. Résistance. Une fois encore, le positionnement de la cour régulatrice force le respect. Résister à l’observance d’un principe d’application générale tant du droit civil que du droit administratif de la responsabilité, pratiqué par la quasi-totalité de tous les droits européens[22] renseigne la volonté ferme de ne pas déjouer les prescriptions du législateur ni affecter, en cédant à la tentation de renouer avec le principe de la réparation intégrale du dommage corporel, l’économie générale du régime d’indemnisation des risques professionnels.

Cela étant, à défaut de droit idéalement juste, du moins faut-il que le droit imparfait dont on dispose soit le même pour tous (Ph. Jestaz). Or, en la matière, le droit de la réparation des risques professionnels est loin de tout à fait satisfaire le principe d’égalité de traitement entre les salariés concernés par une atteinte à l’intégrité physique.

8. Cohérence ? Le scandale de l’amiante a contraint le législateur à écrire dans l’urgence un régime de réparation idoine. Aux termes des règles applicables, non seulement les salariés qui ont inhalés des poussières mortifères sont mieux loties que toutes les victimes d’un risque professionnel mais l’indemnisation susceptible d’être allouée est exorbitante du droit civil de la réparation. En ce sens, il a été inventé une catégorie de travailleurs victimes dont le dommage corporel est réparé plus qu’intégralement que toutes les autres[23]. Pour sa part, la Cour de cassation a refusé des années durant aux travailleurs de l’amiante, ayant eu l’infortune de ne pas être employés dans l’un des établissements de l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998[24], tout droit subjectif à la réparation tandis que les « élus » jouissaient en revanche d’une présomption irréfragable de préjudice[25]. Comprenons bien : niant tout intérêt juridiquement protégé aux salariés en situation concrète de sous-traitance, la Cour n’accorda pas le droit à ces derniers de rapporter la preuve du caractère anxiogène et préjudiciable de l’exposition[26]. Et lorsqu’elle finit par être convaincue qu’une telle discrimination ne pouvait raisonnablement prospérer plus longtemps, il fut alors posé des conditions des plus strictes à l’action en réparation[27].

Où l’on constate que le droit des accidents du travail et des maladies professionnels (et la remarque vaut pour tout système juridique) est un ensemble de règles techniques intriquées, qui forment un tout cohérent tant en droit qu’en économie, inventé pour résoudre des problématiques complexes et arbitrer des intérêts divergents. Ceci pour dire qu’une institution juridique n’est certainement pas une vulgaire collection de règles disparates[28]. Succomber à la tentation et écarter au profit de tout un chacun la réparation forfaitaire ne saurait donc se résumer à une banale modification de type paramétrique : c’est bien plutôt de nature à entraîner la commutation de tout le système d’indemnisation des risques professionnels.

B.- Commuter le système d’indemnisation des risques professionnels

9. Risque. La commutation du système est un risque qu’il faut avoir à l’esprit. Les régimes juridiques, qui consacrent une équivalence quantitative entre le préjudice subi et la réparation octroyée, exigent de la victime qu’elle rapporte les faits nécessaires au succès de ses prétentions, à savoir un fait causal préjudiciable à tout le moins. Le régime d’indemnisation des victimes de l’amiante n’échappe pas à la règle[29]. Non seulement, le fait du défendeur doit être prouvé mais il importe encore que, nonobstant le tort qui a été causé, la victime rapporte au surplus la preuve de quelques conséquences patrimoniales et/ou extrapatrimoniales. Pour le dire autrement et à hauteur de principe : pas de présomption de fait générateur ni de présomption de préjudice. Quant au défendeur, une fois sa responsabilité déclarée, il est autorisé à exciper la faute exonératoire de la victime pour échapper à la dette de dommages-intérêts.

Il n’y a rien de tout cela en droit de la sécurité sociale, qui ne renoue avec une logique de type responsabiliste et accusatoire que très accessoirement, à tout le moins est-ce l’économie générale du livre 4, qui fait des concessions réciproquement consenties par l’employeur et la victime la clef de voûte.

Dans ces conditions, la question peut être posée de savoir si la restitutio in integrum en droit social de la réparation peut être substituée sans entraîner aucune perturbation dans un système juridique de couverture des risques professionnels vieux de 127 années[30].

10. Perturbation(s) ? Etendre le domaine d’application de la réparation intégrale, sans aucune autre modification des règles sous étude, singulariserait de façon tout à fait remarquable le régime d’indemnisation des victimes d’accidents du travail et des maladies professionnelles. Tandis qu’à ce jour, le rétablissement aussi exact que possible de l’équilibre détruit par le dommage fait figure en quelque sorte de signifiant, que le principe guide le salarié victime dans sa demande de justice (augmentée) – le contentieux de la faute inexcusable qui majore notablement le contingent de dommages-intérêts l’atteste –, voilà que, à front renversé, cette correction remarquable du droit social de la réparation pourrait inspirer les victimes de droit commun dans leur quête d’assouplissement des règles du droit civil de la responsabilité. Le nombre de systèmes de résolution des différends n’est pas indéfini. Quant à ceux qui sont de droit positif, ils ne sauraient être absolument étanches. L’hypothèse de travail n’est donc pas incongrue, qui supposerait naturellement de longues années de dispute entre toutes les parties intéressées dans les prétoires et les assemblées car substituer le simple fait causal à la faute n’est pas une mince affaire[31].

Mais il est une autre hypothèse de perturbation plus saisissable à court terme. Elle réside dans un risque de rigidification du système d’indemnisation des AT/MP. La réparation des affections psychiques au travail pourrait se révéler être à cet égard un terrain d’observation instructif.

11. Expérimentation. L’Assurance maladie – risques professionnels renseigne depuis plusieurs années à présent une croissance tout à fait significative de la prise en charge par la branche des affections psychiques liées au travail[32]. Un rapport daté d’une dizaine d’années déjà révélait que les troubles psychosociaux pris en charge au titre des accidents du travail étaient vingt fois plus élevés[33] que les maladies dont l’origine professionnelle a été reconnue sur le fondement de l’article L. 452-3, alinéa 7 du code de la sécurité sociale. L’indemnisation de ces troubles, qui ne cessent de croître[34], objective le caractère pathogène de la relation de travail. Elle interroge aussi les modalités de leur constatation.

L’assurance maladie relève que les revenus de remplacement sont accordés sur la seule foi du certificat médical initial rédigé par un médecin (traitant, spécialiste ou urgentiste). Au vu des conditions d’exercice des professionnels de santé, qui se sont nettement dégradées, il est douteux qu’une consultation médicale standard, qui dure une quinzaine de minutes en moyenne selon un rapport de la Dress[35], soit de nature à autoriser le praticien à se prononcer sur l’imputabilité des troubles renseignés au travail et à juger de l’intrication des prédispositions éventuelles de la victime et/ou d’un état antérieur. Le glissement notionnel en droit est alors subreptice. Une dépression, un trouble anxieux ou un état de stress fait aussitôt présumer l’existence de chefs de préjudices corporels imputables à l’entreprise, déclenche le paiement de revenus de remplacement par la caisse et rend justiciable l’employeur par voie de conséquence d’une action en reconnaissance du caractère inexcusable de sa faute aux fins de majoration de la couverture assurantielle.

12. Perception. L’observance des règles juridiques est aussi affaire de perception. Il suffit que l’une des parties concernées par la survenance du risque professionnel ne soit plus convaincue du caractère réciproque des concessions pour que le système se raidisse et que le combat soit entamé ou plutôt aggravé pour être plus précis. Dans un tel cas de figure, les contestations n’auront alors de cesse de croître non plus seulement dans le chef du salarié victime, dont la demande d’amélioration de sa condition est entendable, mais également dans celui de l’employeur possiblement mal assuré, qui cherchera à échapper en toute ou partie à la dette. Quant aux coûts environnés de la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles, il est à craindre qu’ils ne se démultiplient. Aussi est-on vite rattrapé par un principe de réalité.

II.- Principe de réalité

Le principe de réalité fait dire que les conditions d’une réparation intégrale ne sont pas encore réunies, qu’il est plus raisonnable pour l’heure de résister à la tentation (A). Il ne s’agit toutefois pas de se résigner à un constat d’impuissance. Le droit est fait d’outils techniques qui sont de nature à corriger le système d’indemnisation des risques professionnels (B).

A.- Résister à la tentation de la réparation intégrale

13. Système. Les règles qui forment le droit de la sécurité sociale sont ordonnées de telle sorte que le règlement amiable des suites du risques professionnel soit préféré au contentieux. Dans un tel système juridique, les concessions réciproques consenties par les parties sont la clef de voûte. Et ce n’est que lorsqu’il est jugé par le salarié pour l’essentiel (ou le législateur)[36] que le risque est nécessairement survenu par la faute qualifiée de l’employeur qu’il est alors substitué une logique de type responsabiliste mais sui generis. La réparation forfaitaire est justement améliorée dans le chef de la victime tandis que la contribution tarifaire est utilement majorée dans le chef de l’employeur (à tout le moins théoriquement)[37] : remboursement des prestations services par la caisse ou par la mutualité sociale agricole, abondement de la branche en cotisations supplémentaires du fait de la réalisation du risque[38], incitation à la mise en place de mesure préventive aux fins de ristournes (entre autres contreparties). Où l’on constate que ces dernières utilités, censés prêter à autrement plus de conséquences pour la communauté que les quelques chefs de préjudices corporels surnuméraires indemnisés, attestent l’attention fixée du législateur bien plutôt sur la dette de l’employeur que sur la créance du salarié.

C’est une attention qui s’est inscrite des années durant en opposition radicale avec les évolutions que le droit civil de la responsabilité a connues, qui ont consisté pour la Cour de cassation à corriger chacun des régimes particuliers pour garantir à la victime d’un dommage corporel une créance de réparation et pour le législateur à inventer des dispositifs spéciaux d’indemnisation des victimes de dommages corporels de masse. Depuis que le Conseil constitutionnel a conditionné la conformité de l’article L. 452-3 du Code de la sécurité sociale à la réparation intégrale de très nombreux chefs de préjudices corporels, il se pourrait que les facteurs soient en passe d’être inversés. Et le travail continué tout récemment par la Cour de cassation pour améliorer la créance de réparation de la victime y participe grandement.

Le conditionnel reste pourtant de mise. Aussitôt après que la Cour de cassation s’est employée à modifier la définition de la rente, augmentant par voie de conséquence le contingent de dommages-intérêts que la victime peut espérer obtenir, les organisations professionnelles d’employeurs et de salariés ont dit à l’unanimité leur franche opposition à la jurisprudence arrêtée en assemblée plénière[39] et leur volonté de maintenir un système spécifique qui répond à différentes exigences, qui dépassent largement les seuls intérêts de la victime, et participent de l’économie générale de la branche.

14. Branche. Le Conseil constitutionnel considère en ce sens que la réparation forfaitaire de la perte de salaire ou de l’incapacité, l’exclusion de certains préjudices et l’impossibilité, pour la victime ou ses ayants droit, d’agir contre l’employeur, n’instituent pas des restrictions disproportionnées par rapport aux objectifs d’intérêt général poursuivis, à savoir : l’automaticité, la rapidité et la sécurité de la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles[40] ; des qualités qui sont garanties par l’intervention de l’assureur public obligatoire pour le compte de qui il appartiendra, dont la capacité à couvrir le sinistre est exclusivement financée par les employeurs (art. L. 241-5 c. sécu. soc.).

Les tableaux d’équilibre, qui figurent en tête des lois de financement de la sécurité sociale, donnent à penser que la branche AT/MP est bénéficiaire et que, par voie de conséquence, il n’est pas déraisonnable de substituer la réparation intégrale des AT/MP à la compensation forfaitaire de principe. Et de soutenir au surplus (la nature assurantielle de la branche y invite volontiers) que la réalisation d’un sinistre obligeant l’employeur concerné à majorer sa contribution en raison des prestations sociales versées pour son compte, les empêchements échafaudés à ladite réparation sont douteux.

Il importe toutefois de faire remarquer, d’une part, qu’en raison du reversement forfaitaire à la branche maladie et de compensations diverses[41], les bénéfices de la branche AT/MP sont loin d’avoir l’ampleur qu’on imagine et, d’autre part, que la tarification des accidents du travail et des maladies professionnelles n’a pas la vertu qu’on lui prête[42]. « Les modalités de calcul du taux de cotisation mutualisent (en effet) trop fortement les sinistres entre les entreprises et annihilent en conséquence l’effet de prévention » [43]. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, et c’est un effet critiquable de la tarification collective, le risque professionnel survenu dans une entreprise de moins de 20 salariés n’entraîne pas mécaniquement une hausse des cotisations sociales patronales[44].

Dans un tel contexte, où la proportionnalité de la cotisation n’est pas appliquée nonobstant l’aggravation du risque (ce qui n’est pas conforme à la technique de l’assurance), la majoration de la couverture du risque est difficilement envisageable.

Dit autrement, la réparation intégrale de tous les chefs de préjudices corporels (sans distinction) subis par le travailleur victime devrait pouvoir être envisagée sous un autre jour, une fois le système d’indemnisation des accidents du travail et des maladies professionnelles corrigé.

B.- Corriger le système d’indemnisation des risques professionnels

15. Assurances. Depuis que système d’indemnisation des risques professionnels a été complété par le juge constitutionnel et qu’il a été amélioré dans la foulée par le juge de cassation, la condition du salarié victime a été très nettement améliorée. Pousser encore d’un cran l’étendue de la réparation pour satisfaire les aspirations légitimes des travailleurs et répondre à ce qui a été présenté comme une exigence fondamentale de justice[45] suppose de bien avoir à l’esprit que les assouplissements du droit civil de la responsabilité, qui ont été commandés par le principe de réparation intégrale du dommage corporel, n’ont été rendus possibles qu’avec le perfectionnement des techniques de l’assurance et de la réassurance ainsi que par l’extension du domaine d’application de l’obligation d’assurance de dommages[46]. Sans ce dernier amortissement, la règle aurait été un « enfer de sévérité » pour l’auteur du dommage[47] plus particulièrement encore lorsqu’une réparation intégrale est ordonnée en raison de la responsabilité de plein droit du défendeur.

Ceci rappelé, et par comparaison avec le droit civil de la réparation, qui sert de modèle de référence, l’économie générale du droit social de la réparation des risques professionnels est à présent bien plus aboutie qu’on ne pourrait le penser. Tandis que le législateur a décidé en 1898 que la réparation des dommages causés sans faute de l’employeur serait forfaitaire, les juges ont décidé plus de 110 années plus tard que la réparation des dommages causés par la faute inexcusable de ce dernier seraient réparés (presque) intégralement peu important du reste que le débiteur des dommages-intérêts compensatoires soit assuré ou non. Où l’on constate la sévérité, qui ne se donne pas à voir facilement, du droit social de la réparation des dommages corporels.

L’amélioration de l’existant tant dans le chef de la victime que dans celui de l’employeur, qui consiste à réduire au maximum voire à supprimer le reste à charge, est par voie de conséquence suspendue au caractère obligatoire de l’assurance complémentaire contre la survenance des risques professionnels. Une telle hypothèse est de nature à poser des questions en cascade. A quelle partie au contrat de travail il reviendrait de souscrire le contrat d’assurance ? La réponse n’est pas si évidence car le risque de l’emploi est également supporté par les travailleurs. Convient-il d’obliger la souscription d’une assurance de dommage en garantie de la dette de responsabilité ou bien serait-il plus judicieux de recommander qu’il soit souscrit une assurance de personnes ? Après tout, c’est d’intégrité physique voire de vie tout simplement dont il s’agit. La généralisation de la prévoyance d’entreprise est d’ailleurs opportunément à l’étude[48]. Enfin, et sans prétendre épuiser les questionnements, à partir du moment où le risque est complètement couvert, comment prévenir voire punir les comportements accidentogènes éventuels des employeurs ou bien encore le caractère possiblement pathogène de la relation de travail ?

16. Pénalisation. Une première réponse se trouve dans le droit commun des assurances, qui renferme de nombreuses techniques de pénalisation assurantielle, qui ont vocation à jouer consécutivement à la déclaration d’un sinistre. On peut citer pêle-mêle : les limitations et exclusions de garantie, la globalisation des sinistres sériels, le découvert obligatoire, la franchise, le plafond de garantie, l’augmentation des primes et cotisations ou bien encore la résiliation après sinistre. Il existe un autre levier qui participe à prévenir la réalisation du risque : la tarification comportementale, qui consiste à adapter la prime ou la cotisation d’assurance au regard de l’appréhension du risque par le preneur d’assurance. Si cette dernière charge devait être supportée par l’employeur, lequel ayant tout de même la haute responsabilité des conditions de travail[49], il lui importerait de renseigner les actions déployées aux fins de prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles pour déclencher une ristourne éventuelle en application du principe de proportionnalité de la prime ou cotisation au risque. Le dispositif est vertueux, qui a pour objet de limiter les coûts financiers et humains du risque de l’emploi, dispositif avec lequel l’assureur public gagnerait à renouer plus largement aux fins de prévention des risques professionnels.

17. Prévention. Qu’il faille améliorer la compensation des dommages survenus au temps et au lieu du travail est une chose mais ce sont hélas les suites regrettables d’un défaut de prévention des risques. Or, l’économie générale de la branche et les règles juridiques édictées en regard tendent bien plutôt à assurer la protection de la sécurité et de la santé des travailleurs[50]. « Les législations du travail sont venues en complément imposer aux entreprises des contraintes organisationnelles destinées à ancrer la logique de prévention dans leur fonctionnement même » [51]. La prévention est du reste un aspect essentiel de la mission de la Caisse nationale de l’assurance maladie et de la Caisse centrale de la mutualité sociale agricole[52]. Concrètement, les contrôleurs de sécurité et les ingénieurs-conseils disposent d’un droit d’entrée dans les entreprises et sur les chantiers[53]. Ils peuvent ainsi évaluer les situations de travail existantes, le niveau global de prévention et proposer des actions préventives ou correctives adaptées à ces situations. Chose faite, l’établissement doit en informer la caisse régionale et l’inspection du travail à peine en cas de non-respect de l’injonction d’être redevable d’une cotisation supplémentaire[54].

Les employeurs spontanément convaincus, qui ont accompli des efforts particuliers de prévention, sont récompensés par des ristournes, des avances et des subventions accordées par les CARSAT[55]. Quant aux autres, ils sont sanctionnés par une majoration du taux des cotisations AT/MP et une cotisation supplémentaire pour risque exceptionnel[56]. C’est à tout le moins le principe. Seulement voilà, les modalités de tarification collective du risque ne tiennent pas compte de la sinistralité de l’établissement concerné[57]. L’employeur n’est donc par voie de conséquence pas encouragé plus que cela à faire mieux. Et il importe alors au juge chargé du contentieux de la sécurité sociale de redresser les torts, ce qui fait perdre au système d’indemnisation des risques professionnels une bonne part de ses atouts.

Dans un système fondamentalement assurantiel comme l’est la branche AT/MP, il semblerait approprié de ne pas s’éloigner d’une règle de l’assurance aussi élémentaire que structurelle, à savoir : la proportionnalité de la cotisation au risque.

A charge pour l’employeur d’assurer la dette de remboursement des prestations sociales servies et la majoration de la cotisation en conséquence de la réalisation du risque, les techniques de pénalisation assurantielle et les politiques de ristourne (pratiquées par l’assureur public et l’assureur privé) devraient participer à une prévention renforcée des risques professionnels et autorisé la réparation intégrale des chefs de préjudices corporels pour le cas où une faute inexcusable a été commise.

C’est très vraisemblablement à ces conditions qu’il pourrait être dit, le moment venu, que la responsabilité de l’entreprise dans la survenance du risque professionnel a évolué d’une dette d’argent de l’employeur à une créance de réparation du salarié.


  1. RTD Civ. 1986.1. V. not. G. Wester, Les principes de la réparation confrontés au dommage corporel, Bibl. dr. pr., t. 631, LGDJ, 2023, nos 52 et s. ?
  2. G. Viney, P. Jourdain, S. Carval, Traité de droit civil, Les effets de la responsabilité, 4e éd. , LGDJ, 2017, nos 57 et s. ?
  3. Cons. const., décision n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010, cons. n° 18. ?
  4. Nos 21-23.947 et 20-23.673 : JCP S. 2023.1061, comm. X. Aumeran ; RDSS 2023.345, note F. Kessler ; Resp. civ. et assur. mars 2023, comm. 52, obs. L. Bloch ; RTD civ. 2023.382, obs. P. Jourdain. V. égal. E. Jeansen, Contribution à la détermination de l’objet de la rente AT-MP, Dr. soc. 2023, p. 88 ;S. Hocquet-Berg, LFSS sur les rentes AT-MP : retour sur une tragi-comédie en trois actes, Dr. soc. 2024, p. 251 ; M. Keim-Bagot, Ce que répare la rente AT-MP…, Dr. soc. 2024, p. 388 ; S. Porchy-Simon, Avis de gros temps sur l’indemnisation des victimes d’accident du travail, D. 2023.1803. ?
  5. CA Nancy, 07 sept. 2021 rendu sur renvoi après cassation, n° 21/00095 ; CA Metz, 24 janv. 2022, n° 2/00023. ?
  6. Pourvoi n° 21-23.947, cons. 10. V. déjà en ce sens, CE, section, avis, 8 mars 2013, n° 361273, publié au Recueil Lebon ; CE, 23 décembre 2015, n° 374628 ; CE, 18 octobre 2017, n° 404065. ?
  7. V. pour une définition constante : Civ. 2, 28 mai 2009, n° 08-16.829, D. 2010.49, obs. O. Gout ; RTD Civ. 2009.534, obs. P. Jourdain. ?
  8. V. sur l’expression de « victimes à droits restreints » : G. Lyon-Caen, Les victimes d’accident du travail, victimes aussi d’une discrimination, Dr. soc. 1990, p. 737. ?
  9. Civ. 2, 16 mai 2024, n° 22-22.029 – 19 sept. 2024, n° 23-11.424. ?
  10. Civ. 2, 06 juill. 2023, n° 21-24.283 – 10 oct. 2024, n° 22-22.642. ?
  11. Civ. 2, 16 mai 2024, n° 22-20.614. ?
  12. Civ.2, 10 oct. 2024, n° 22-23.393. ?
  13. V. égal. en ce sens, Ch. Quézel-Ambrunaz, Resp. civ. et assur. déc. 2024, comm. 269. ?
  14. Art. L. 452-4, al. 3 c. sécu. soc. ?
  15. Art. R. 343-7 C. assur. ?
  16. V. en ce sens, S. Porchy-Simon, art. préc. ?
  17. Art L. 452-5 (cas de la faute intentionnelle de l’employeur) et L. 455-1-1 c. sécu. soc. (cas de l’accident de la circulation au travail). ?
  18. V. not. en ce sens, Droit privé et public de la responsabilité extracontractuelle, étude comparée, ss. dir. N. Albert, F. Leduc, O. Sabard, LexisNexis, 2017. ?
  19. G. Ripert, Le régime démocratique et le droit civil moderne, 2e éd., LGDJ, 1948, p. 476. ?
  20. J. Bourdoiseau, L’influence perturbatrice du dommage corporel en droit des obligations, bibl. dr. pr., t. 513, LGDJ, 2010 ; La compensation des dommages corporels de masse ou la concurrence des services publics, mél. Leduc, LexisNexis, 2025, p. 57 (à paraître). ?
  21. Sans préjudice du maintien de salaire de l’article L. 1226-1 C. trav. et des prestations possiblement servies au titre de la prévoyance. ?
  22. La réparation intégrale en Europe, études comparatives des droits nationaux, ss. dir. Ph Pierre et F. Leduc, Larcier, 2012. ?
  23. Indemnisation du préjudice d’anxiété pour quelques-unes nonobstant l’irrecevabilité de toute action juridictionnelle future en réparation du même préjudice (loi n° 2000-1257 du 23 déc. 2000, art. 53, IV) et non déduction des prestations sociales versées pour quelques autres (loi n° 2015-1785 du 29 déc. 2015, art. 171). ?
  24. Art. 41, I, 1° de la loi n° 98-1194 du 23 déc. 1998 de financement de la sécurité sociale pour 1999 qui a créé l’ACAATA. ?
  25. Soc., 11 mai 2010, n° 09-42.241 – 3 mars 2015, n° 13-20.474. ?
  26. Soc., 26 avr. 2017, n° 15-19.037. ?
  27. Ass. plén.,5 avr. 2019, n° 18-17.442 : obligation de rapporter la preuve d’une exposition à l’amiante (condition 1) générant un risque élevé de développer une pathologie (condition 2) grave (condition 3). Extension de la solution aux victimes d’une substance nocive ou toxique (Soc., 11 sept. 2019, n° 17-25.300). Extension de cette jurisprudence au profit des tiers (Soc., 08 févr. 2023, n° 20-23.312). ?
  28. J.-L. Bergel, Théorie générale du droit, 4e éd., Dalloz, 2003, nos 164 et s. ?
  29. Loi n° 2000-1257 du 23 déc. 2000, art. 53, III. ?
  30. V. égal. en ce sens, S. Hocquet-Berg, art. préc. ?
  31. V. pour une première tentative en droit de la responsabilité parentale : Civ. 2, 10 mai 2001, n° 99-11.287 Levert. Et une proposition de rétablissement de la faute : art. 1240 ensemble 1244 du projet de réforme de la responsabilité civile (Sénat, proposition de loi n° 678 du 29 juill. 2020). ?
  32. Assurance maladie – risques professionnels, rapport annuel d’activité pour 2023, pp. 138 et s. On appelle « affections psychiques » certaines maladies relevant du chapitre V de la CIM 10 « Troubles mentaux et du comportement » ainsi que les classes Z55 à Z65 « Sujets dont la santé peut être menacée par des condi­tions socio-économiques et psychosociales » et les classes Z70 à Z76 « Sujets ayant recours aux services de santé pour d’autres motifs » du chapitre XXI « Facteurs influant sur l’état de santé et motifs de recours aux ser­vices de santé ». V. égal., Assurance maladie – risques professionnels, Les affections psychiques liées au travail, janv. 2018, https://www.assurance-maladie.ameli.fr/etudes-et-donnees/2018-sante-travail-affections-psychiques). A noter que l’assouplissement de la règlementation et l’invention de la notion d’incidence professionnelle prévisible ont facilité la saisine des C2RMP. ?
  33. Assurance maladie – risques professionnels, Les affections psychiques liées au travail, janv. 2018, p. 3. ?
  34. Rapport annuel préc., p. 147. ?
  35. Dress, La durée des séances des médecins généralistes, rapport, avr. 2006. La durée moyenne d’une consultation en cabinet est de 15 minutes. Elle est de 25 minutes lorsque sont abordés des problèmes psychologiques et psychiatriques. Rapport publié dans un contexte moins défavorable au regard de la dégradation des conditions de travail des professionnels de santé que nous connaissons depuis quelques années (v. not. sur le sujet les derniers rapports publiés par le Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie, https://www.securite-sociale.fr/hcaam). ?
  36. Article L. 4131-4 et L. 4154-3 c. trav. (cas de présomptions légales de faute inexcusable). ?
  37. Le risque est assurable : la peine n’est donc pas nécessairement ressentie ni la prévention encouragée. A noter encore que la majoration de la tarification ne concerne pas les établissements concernés par une tarification collective, ce qui représente le gros de l’affaire. ?
  38. Art. R. 242-6-1 c. sécu. soc. (v. aussi art. D. 242-6-1 c. sécu. soc.). ?
  39. ANI du 15 mai 2023 rel. aux accidents du travail et aux maladies professionnelles. Dans le cas particulier, les partenaires sociaux appellent le législateur à prendre toutes les mesures nécessaires afin de garantir que la nature duale de la rente AT/MP ne soit pas remise en cause. Et des amendements en ce sens d’être déposés au projet de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2024 (art. 39) puis, faute d’avoir emporté la conviction, au projet avorté de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2025 (art. 24). ?
  40. Cons. const., décision n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010,Epoux L., cons. n° 16. ?
  41. Assurance maladie – risques professionnels, rapport annuel d’activité pour 2023, p. 10. Transferts et compensations qui représentent plus de 2 086 milliards d’euros, soit 15,7 % des cotisations. ?
  42. V. not. sur le sujet, P. Morvan, Droit de la protection sociale, 11e éd., LexisNexis, 2023, nos 217 et s. La tarification collective, qui s’applique aux entreprises de moins de 20 salariés, ne tient aucun compte de la sinistralité de l’employeur ni de ses efforts pour prévenir les risques. Pour mémoire, 4,8 millions d’entreprises françaises composent les secteurs marchands non agricoles et non financiers et 96 % d’entre elles sont des entreprises occupant moins de 10 personnes (Insee, Les entreprises en France, déc. 2023, p. 56, https://www.insee.fr/fr/statistiques/7681078). ?
  43. P. Morvan, op. cit., n° 212. ?
  44. P. Morvan, op. cit., eod loc. V. égal. art. D 262-6-14 c. sécu. soc. Il a été décidé de ne pas pénaliser à outrance l’entreprise par la survenance d’un accident majeur mais isolé. ?
  45. Y. Saint-Jour, Les anomalies fondamentales de la législation des accidents du travail, RDSS 1985, p. 520. ?
  46. V. not. sur le sujet, G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, Traité de droit civil, Les régimes spéciaux et l’assurance de responsabilité, 4e éd., LGDJ, 2017, n° 396. G. Viney, Traité de droit civil, Introduction à la responsabilité, 4e éd., LGDJ, 2019, nos 20 et s. ?
  47. G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, Traité de droit civil préc., n° 58-1. Pour mémoire, la loi n° 46-2426 du 30 oct. 1946 sur la prévention et la réparation des AT-MP « interdit à l’employeurs de se garantir par une assurance contre les conséquences de la faute inexcusable » (art. 65, al. 2), laquelle interdiction ne sera pas indifférente à la conception très stricte de la faute inexcusable par la Cour de cassation. Il faudra attendre la réforme de 1987 (loi n° 87-39 du 27 janv. 1987 portant diverses mesures d’ordre social, art. 33, II, al. 2) et les arrêts amiantes (Cass. soc., 28 avr. 2002, n° 00-11.793 – MP – et 11 avr. 2002, n° 00-16.535 – AT) rendus plus tard pour que le régime de la réparation de la faute inexcusable soit assoupli. ?
  48. V. not. Assemblée natio., proposition de loi visant à instaurer une prévoyance collective obligatoire pour tous les salariés, n° 2663 du 28 mai 2024. ?
  49. Art. L. 4121-1 et s. c. trav. ?
  50. Loi n° 46-2426 du 30 oct. 1946 sur la prévention et la réparation des AT-MP. V. not. cette étude très empirique proposée par des ingénieurs conseils d’une caisse régionale (devenue CARSAT) : J. Pachod, C. Oillic-Tissier et A. Antoni, La prévention, priorité de la branche AT-MP, RDSS 2010.628. ?
  51. R. Lafore, Le régime des accidents du travail et des maladies professionnelles : questions récurrentes et enjeux contemporains, RDSS 2018.577. ?
  52. Art. L. 221-1, 2° c. sécu. soc. : « La caisse nationale a pour rôle (…) de définir et de mettre en œuvre les mesures de prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (…) ». Art. L. 723-11, 7° et 8° c. rur. V. égal. Cons. const., décision n° 93-332 DC du 13 janv. 1994, loi rel. à la santé publique et à la protection sociale. ?
  53. Art. L 243-11 c. sécu. soc. ?
  54. Art. L. 422-4 c. sécu. soc. En 2023, ce sont seulement 1055 injonctions qui ont été notifiées ?
  55. Art. L. 242-7 (ristournes) et L. 422-5 (avances et subventions) c. sécu. soc. ?
  56. Art. L. 242-7, al. 1 et 2, c. sécu. soc. V. aussi les articles L. 452-2, al. 6 et R. 452-2 c. sécu. soc. ?
  57. La majoration forfaitaire du taux net collectif pour les entreprises de moins de 10 salariés a été pratiquée quelques mois. Un décret n° 2023-1317 du 28 déc. 2023 a mis un terme à l’expérimentation (abrogation des articles D. 242-6-11 et D. 242-35 c. sécu. soc.). ?(Article publié in Droit social, févr. 2025)

La compensation des dommages corporels de masse où la concurrence des services publics

1. Dommages de masse et arc procédural. Aussi loin qu’on puisse remonter dans le temps, la victime s’est toujours vue reconnaître la possibilité d’être lotie à l’amiable ou bien aux termes d’un procès en responsabilité. Et l’intéressée d’exciper alors le préjudice subi individuellement dans sa chair. Le schéma est élémentaire : un fait générateur dommageable, un demandeur, un avocat conseil (assez souvent), une personne mise en cause, une expertise, un régleur et une importante consommation de temps pour peu que les parties n’aient pas réussi à transiger et qu’il ait fallu en fin de compte recourir au juge. À chaque victime d’un préjudice corporel son chemin de croix et ses vicissitudes. Rien de très original en fin de compte : que le demandeur à l’action en réparation soit atteint dans son intégrité corporelle ou non, c’est égal.

Les victimes se sont longtemps contentées de la réponse offerte à tout un chacun par le service public de la justice. Puis vint un temps, pour paraphraser un éminent auteur[1], où la souffrance a été isolée du magma des sensations comme un phénomène susceptible d’observation scientifique ; la victime a crié de plus en plus fort ; l’attention portée par le droit à la réparation du dommage corporel a cru.

Pour le dire autrement, la foule a fini par s’émouvoir de plus en plus énergiquement du sort des victimes empêchées pour beaucoup d’être certes replacées dans la situation qui aurait été la leur si le dommage ne s’était pas réalisé, plus encore interdites d’être rétablies dans leur dignité de femmes et d’hommes. Tout le temps que le sujet a été borné par des considérations techniques (et le droit des petits jours en quelque sorte), l’affaire n’a pas fait grand bruit. Et puis lorsqu’il a été posé que le droit au secours n’était pas une élucubration, que le droit pouvait conduire à faire le bien d’autrui, que la réparation du dommage corporel était de principe[2] (une fois le droit des grands jours convoqué pour l’occasion), une nouvelle ère s’est alors ouverte et quelques nouvelles flèches sont venues compléter l’arc procédural des victimes. De proche en proche, un service public concurrent s’est offert à ces dernières.

On accordera certes que des mécanismes de correction et de sauvegarde ont toujours été à l’œuvre quelle que soit la forme qu’ils ont pris (et sans exclusive du reste) telles les solidarités familiales et paroissiales ou bien encore les sociétés de secours mutuel. Il reste que le compte n’a pas été jugé suffisant. Les victimes et l’opinion publique ont demandé qu’un effort plus grand soit fait. Et il faut bien dire que le contexte de la demande, à savoir la multiplication des scandales sanitaires, a rendu entendable cette exhortation.

2. Scandales et exhortation. Ces scandales ont donné à voir qu’une même catégorie de victimes, à savoir les consommateurs de biens médicaux et usagers du système de santé – qui ont subi en masse des dommages corporels et auxquels l’attention sera réservée –, ont été blessés par une même catégorie d’agents économiques, à savoir : les producteurs desdits biens. Ils ont donné aussi à contempler la carence de l’appareil d’État – qu’on croyait providence[3] – à raison des fautes commises par les autorités chargées de la police sanitaire relative aux médicaments. Les juges administratifs ne n’y sont pas trompés, qui sont très justement entrés en voie de condamnation[4]. Rien de très surprenant donc à ce que l’opinion publique ait réclamé à la force gouvernante une couverture spécifique du risque sanitaire de type assistancielle ou bien à base de solidarité[5].

3. Risque sanitaire et assistance. L’assistance, qui a été déployée tous azimuts, a pris des formes des plus originales. L’émoi suscité dans la société civile par le contentieux du sang contaminé, la crise de l’amiante, le scandale du Médiator ou encore l’affaire de la Dépakine a été tel (tandis que l’on déplorait des milliers de victime de semblables faits générateurs) que le législateur a été sommé d’inventer sur le champ de nouveaux dispositifs spéciaux de compensation : sortie de la crise sanitaire et rétablissement de la paix sociale obligeaient manifestement. Le symbolisme de la codification fut même convoqué pour l’occasion pour faciliter la réception par tout un chacun de ces inventions[6].

L’un d’entre eux a consisté à autoriser le juge civil à connaître de l’action en réparation formée par un groupe de personnes victimes en masse d’un semblable accident[7]. Intéressante action qui rationalise l’utilisation des moyens de l’institution judiciaire par le regroupement des victimes d’un même dommage corporel dans un même procès. Hélas pour les personnes concernées, l’introduction en droit interne de l’action de groupe en santé[8] n’a pas apporté grand-chose à la demande d’indemnisation formulée par une cohorte de personnes. C’est que les personnes qui ont consommé des médicaments défectueux valvulotoxiques (cas du Médiator) ou bien encore tératogènes (cas de la Dépakine), qui forment matériellement un groupe de victimes d’un semblable produit de santé, ne sont en vérité qu’une somme d’intérêts individuels…qui ne sauraient jamais être reconnus dans leurs droits respectifs à réparation aussi facilement que le législateur l’avait imaginé. Une fois l’action jugée recevable et le défendeur à l’action reconnu responsable des dommages causés[9], il ne reste certes aux victimes qu’à adhérer au groupe des usagers du système de santé à l’égard desquels la responsabilité du défendeur est engagée pour obtenir réparation de leurs préjudices corporels[10]. Mais c’est sans compter l’exercice par le défendeur de son droit légitime de contester le jugement et d’interjeter appel. Dans de telles conditions, qui ne souffrent pas la discussion sur un plan strictement juridictionnel et à hauteur de principe, comment, dans un délai raisonnable, qui est une nécessité impérieuse en général mais plus grande peut-être dans le cas particulier de la restitution des intéressées dans leur dignité, redonner à chacun ce qui lui revient de droit ?

Alors, comment faire ? Eh bien, en changeant de braquet et en empruntant une autre voie procédurale (à tout le moins), qui consiste à préférer au service public de la justice le service public de la réparation du dommage corporel. Ou bien, pour le dire autrement, en remplaçant des juges par des administrateurs.

3. Juges et substitution. On ne saurait réduire cette substitution à un bien commode remplacement car elle est porteuse à l’analyse d’un changement de paradigme, peut-être même figure-t-elle une révolution. Tandis que, dans un État qui a une Constitution, il n’appartient formellement s’entend qu’aux seuls juges de concilier des intérêts concurrents ou contradictoires dans les conditions prévues par la loi (sans préjudice bien entendu de la liberté laissée aux parties de transiger), il échoit désormais à des administrateurs de procéder. Pour quelle raison ? Parce que le juge et sa procédure sont perçus comme inadaptés, lents et inefficaces (coûteux peut-être bien aussi, les administrateurs étant payés avec quelques maigres indemnités[11]). L’expérience de l’action de groupe en santé est typique de ce point de vue.

C’est très vraisemblablement au nom de cette efficacité supposée de l’Administration que le législateur a progressivement investi cette dernière de dire le droit et de départager les mérites et les torts. Car c’est ce que font très concrètement lesdits administrateurs-experts qui siègent dans les collèges Médiator et Dépakine[12] placés auprès de l’ONIAM : constater l’imputabilité du dommage corporel renseigné par les victimes ainsi que les préjudices causés par la défectuosité du médicament incriminé et, chose faite, émettre un avis sur les responsabilités de toutes les personnes mises en cause (État, laboratoire, médecin spécialiste et médecin généraliste traitants, pharmacien)[13]. Charge ensuite pour les payeurs désignés de formuler une offre d’indemnisation ou pas. Dans ce second cas de figure, dans l’hypothèse où la personne désignée responsable refuse purement et simplement de formuler une offre ou bien si cette dernière est jugée manifestement insuffisante, l’Office est substitué de plein droit, qui doit couvrir le sinistre et demander ensuite le remboursement de ces diligences[14]. Voilà un système administratif assistanciel des plus intéressants pour les victimes, dont le paiement d’un quantum de dommages et intérêts est garanti. Elles ne s’y sont pas trompées, qui en font grand usage (sans préjudice de la saisine en parallèle du juge de la responsabilité, qui n’est pas sans poser des difficultés d’articulation des actions que le législateur n’avait manifestement pas envisagées)[15].

4. Gratuité et biais. Depuis que l’Oniam a été créé[16], ce sont plus de 90.000 dossiers de demandes d’indemnisation qui ont été adressés à ses services toutes missions confondues[17] sans que jamais l’usager du service public sous étude n’ait personnellement déboursé un euro (sauf bien entendu les honoraires éventuellement réglés à un avocat conseil et les frais médicaux restés à charge). Dans le cas particulier, ce sont les assurés sociaux (loi de financement de la sécurité sociale, dotation de l’assurance maladie : 150 Md€) et les contribuables (loi de finances, dotation de l’État : 40,6 Md€) qui paient le prix de l’instruction, de la rédaction de l’avis d’indemnisation (ou de rejet), voire les dommages et intérêts compensatoires. Voilà une première raison suffisante à l’intérêt témoigné par les victimes à ces dispositifs spéciaux. Voilà aussi un premier biais.

Bien que la dotation générale de fonctionnement de l’établissement public soit loin d’être anecdotique, elle est un tout qui ne peut être dépassé à la discrétion de la direction générale. Il y a là une différence notable entre le service public de la réparation du dommage corporel et le service public de la justice, qui ne se donne pas à voir tout de suite. Si l’accès à l’un et l’autre service est gratuit[18], et répondent aux mêmes lois fondamentales, il subsiste une différence majeure. Aucune juridiction ne saurait jamais payer quoi que ce soit à la victime sur son budget de fonctionnement à la différence de l’administration dans le cas particulier. Ordonnateur de la dépense (en simplifiant un peu les choses), l’Oniam peut être amené à verser à la victime un contingent de dommages et intérêts. C’est typiquement le cas du contentieux Dépakine. En pratique, et il a été donné au directeur général de l’Oniam de témoigner devant la représentation nationale[19] et d’attester le refus catégorique d’un laboratoire mis en cause de formuler une offre d’indemnisation à l’aune de l’avis rendu par le collège d’experts. C’est donc l’établissement public qui fait l’avance des fonds et qui se retrouve à devoir gérer un stock de créances subrogatoires de plusieurs millions d’euros. Il est par voie de conséquence entendable que l’office, dont la gestion des deniers publics est contrôlée par le conseil d’administration, scrutée par le juge financier[20] et sanctionnée par le corps d’inspection, soit très regardant à l’heure de liquider les chefs de préjudice. Ce qui fait dire que le compte des victimes n’y est pas (à tout le moins pas complétement) en comparaison avec les indemnités susceptibles d’être accordées par un juge. En bref, que l’établissement public administratif (ou pour être tout à fait exact les tutelles) serait chiche.

5. Liquidation des chefs de préjudice et contingentement. Cette différence de traitement doit retenir l’attention. En équité, et intuitivement, l’existant à quelque chose de critiquable. Voilà que des milliers de personnes dans les affaires précitées ont été très gravement blessées par le fabriquant d’un produit de santé peu ou pas regardant du tout qui ont, de fait, plus à espérer à court terme du service public de la réparation du dommage corporel que du service public de la justice mais qui doivent alors et invariablement abandonner tout espoir d’être mieux lotis, ce qui aurait été raisonnable d’espérer à raison de la saisine d’un juge, qui n’est pas comptable des deniers du défendeur ni de ceux de son assureur de responsabilité.

L’exemple de l’indemnisation des tiers aidants spécialisés est typique de ce point de vue. Tandis que la barémisation indicative de l’Oniam cape l’heure de tierce personne spécialisée à 18 euros[21], des décisions de justice renseignent une pratique bien différente et mieux disante. Il sera répondu que ce ne sont là que les suites du choix fait par les victimes, qui sont priées à l’amiable de consentir des concessions réciproques (art. 2044 c.civ.). Qu’il soit toutefois permis de poser la question de savoir si cette différence de régime ne serait pas constitutive d’une rupture d’égalité de traitement des victimes d’un même dommage corporel collectivement subi avec ça.

En résumé, il y aurait d’un côté, une première catégorie de victimes, celles qui ont les moyens d’attendre le prononcé d’un jugement passé en force de chose jugée (nonobstant le référé provision) ; de l’autre, une seconde catégorie n’en n’ayant pas les moyens du tout et devant alors se contenter d’une indemnisation plus fruste.

Cette présentation volontairement simplifiée à l’extrême choque les cœurs. Elle interroge la pertinence de l’existant et la concurrence organisée entre les deux services publics sous étude. Mais de la simplification à l’extrême au simplisme, il n’y a qu’un pas. Cherchons à mesurer plus finement la pertinence de la substitution opérée.

6. Administrativisation et doutes. Confier l’instruction d’une demande d’indemnisation au service public de la réparation du dommage corporel est gage de facilités tout à fait remarquables. Non seulement le coût des expertises médicales est supporté par l’Office[22] mais une assistance des victimes aux fins de formulation de leur demande respective est offerte. Ce sans compter la pratique bienveillante des collèges d’experts, qui ne se contentent pas d’instruire au regard des seules pièces fournies au dossier mais qui réclament spontanément les documents idoines manquants (soit par la formulation d’une requête adressée au demandeur soit par l’interpellation des professionnels de santé concernés via l’exercice d’une prérogative de puissance publique[23]). Il est bien su que l’expertise médicolégale est la clef de voûte de toute contestation en la matière. Eh bien voilà un autre avantage, probablement l’un des plus remarquables en vérité tant en droit qu’en médecine, du traitement des dommages corporels de masse par un service public idoine. Il réside, d’une part, dans l’hyper spécialisation des médecins et chirurgiens sollicités et, d’autre part, dans l’hyper collaboration de tous les administrateurs appelés à siéger dans les collèges d’experts : professionnels de santé et professionnels du droit[24]. Fait intéressant : la Cour d’appel de Paris a eu l’occasion de fonder un arrêt dans le contentieux évoqué ici à la lumière des expertises faites par les médecins et juristes siégeant dans le collège d’indemnisation Médiator en reprenant à son compte l’expertise amiable proposée[25] dans le cadre de la mission éponyme de l’Oniam.

Demande d’indemnisation après demande, la recherche de l’imputabilité, qui est un exercice des plus difficiles particulièrement lorsque la victime est le siège de quelques prédispositions pathologiques intriquées, est améliorée. Quant à l’imputation et ses suites, c’est un travail, qui est certes réalisé par les experts juristes au vu des règles de droit positif qui gouvernent la réparation du dommage corporel mais possiblement, et autant que de besoin, au vu de chefs de préjudices découverts pour les besoins de la cause (ce qui n’est pas un problème en soi, la nomenclature étant indicative) et principes de la réparation corrigés (ce qui prête plus volontiers à discussion).

7. Invention de règles nouvelles et procès en légitimité. Au regard du strict droit positif, l’hypothèse de travail qui vient d’être décrite constituerait les experts en infraction avec la jurisprudence des cours régulatrices. Pure vue de l’esprit sera-t-on tenté de rétorquer sur le champ : la chose (qui n’est certes pas inimaginable en théorie) ne peut pratiquement pas survenir au risque de brider tout le dispositif en ce sens qu’en pareil cas de figure le défendeur refusera très probablement de formuler une offre d’indemnisation. Seulement voilà, l’Oniam (pris en qualité d’assureur pour compte) est alors substitué de plein droit. N’étant pas autorisé par le législateur à s’opposer à l’avis d’indemnisation, l’office est transformé en débiteur final de la réparation. Quant à l’action subrogatoire, qui est ouverte à l’Office aux fins de remboursement, elle semble bien vaine dans le cas particulier sauf à soutenir que l’invention du collège s’impose à l’évidence pour espérer la condamnation du défendeur. Dans un environnement aussi incertain, et au vu des coûts environnés d’un procès, il se pourrait que l’Office en reste là.

Où l’on voit en fin de compte que les dispositifs sous étude donnent le pouvoir aux experts-administrateurs de se faire juges, déférence gardée alors pour l’exhortation prescrite à l’article 4 du code civil qui ne les concerne pourtant pas, (formellement s’entend). Il y a plus (ou pire, c’est selon) : ces avis d’indemnisation, à raison du caractère amiable du dispositif, sont frappés du secret. Qui les réceptionnera pour en commenter les tenants et les aboutissants ? Qui en dénoncera la défectuosité éventuelle (une défectuosité, l’autre – médicament vs avis) ?

Aucun contrôle de légalité n’a été organisé[26] pas plus qu’aucune analyse doctrinale ne saurait être produite à raison du secret gardé. Un procès d’intention pour acte de pure autorité pourrait-il être fait en conséquence à celles et ceux qui participent à la rédaction des avis d’indemnisation ? Une réponse négative semble devoir s’imposer en ce sens que le défendeur n’est pas obligé de formuler une offre à l’aune de l’avis rendu (encore que l’assureur ou bien la personne responsable encourt une majoration significative des dommages et intérêts dus en cas de résistance mal inspirée)[27] ni la victime contrainte de l’accepter (encore que la perspective d’un procès en responsabilité, des années de procédure, d’attente et le risque pris alors réduisent à peau de chagrin ladite liberté).

En bref, l’appréhension des dommages corporels de masse par un service public idoine n’a pas simplement modifié l’affectation d’un stock de litiges. Elle a donné à voir des cohortes de sujets malades pour les médecins et des séries de questions inédites pour les juristes en un trait de temps de nature à recommander une correction du droit positif. La chose a quelque chose d’assez extraordinaire en ce sens que cela ne se rencontre jamais en pratique. En comparaison avec le nombre de décisions rendues par les juridictions du second degré, le nombre de pourvoi en cassation est faible. La réformation de la jurisprudence prend donc inévitablement de très nombreuses années. Où l’on constate que l’invention de ce service public, qui ne dit pas son nom, interroge à maints égards.

8. Interrogations tous azimuts et pouvoir. Entre autres questionnements nés de l’administrativisation de la couverture des sinistres sériels, il est question de pouvoir, non pas des juges, qui est bien balisé par le Code de procédure civile, qui dispose que le juge tranche le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables, mais de l’office des administrateurs chargés de dire qui est tenu au paiement de la dette de dommages et intérêts ; office à propos duquel rien n’a été prescrit. Comprenez qu’il n’est écrit nulle part que le collège d’experts rédige l’avis d’indemnisation conformément aux règles de droit qui lui sont applicables. Si la chose allait de soi, et tandis qu’il est de bonne méthode d’être sobre en matière de législation, pour quelle raison le législateur aurait-il alors pris grand soin de rédiger le fameux article 12 du Code de procédure civile et de le ranger dans les principes directeurs du procès ? Le parallélisme des formes n’aurait-il pas commandé qu’on écrivît plus précisément l’office des experts, à tout le moins celui de ceux qui sont compétents en réparation du dommage corporel et en responsabilité médicale (pour reprendre les mots de la loi)[28] ? D’aucuns rétorqueront que des juristes composant nécessairement ces aréopages, la prescription se serait révélée surabondante. Il pourrait être répliqué, d’une part, que ce serait faire peu de cas de la propension des juristes à se jouer des empêchements à agir de tout genre et, d’autre part, qu’il n’est jamais vain de rappeler chacun à quelques résolutions. La présidence de ces collèges d’experts par un magistrat renseigne peut-être l’intention du législateur[29]… Ceci étant dit, le ministère de la santé aurait été bien en peine si l’office des juristes experts avait été déterminé par la loi. C’est que le collège d’experts Médiator a fonctionné plus de quatre années sans aucun juriste autour de la table mais en présence des seuls professionnels de santé (exception faite du président, premier avocat général honoraire près la Cour de cassation, qui ne comptait que pour une voix). Aussi savants que soient les médecins et les chirurgiens, plus particulièrement ceux qui sont experts judiciaires[30], le droit de la réparation du dommage corporel n’est pourtant l’affaire que des seuls professionnels du droit, qui renseignent une formation idoine. On accordera que la défectuosité du médicament ayant été démontrée dans le dossier Médiator et la responsabilité du laboratoire incriminé étant acquise, il ne restait plus qu’à caractériser l’imputabilité du déficit fonctionnel allégué au médicament. Seulement voilà, la science des médecins est l’art des juristes sont faits de notions et concepts irréductibles dont la causalité est très probablement la manifestation la plus éclatante. Tandis que les premiers ont l’expertise rivée sur l’étude des causes qui ont participé de la maladie et concluent (par tropisme) à un partage aussitôt que l’étiologie renseigne une prédisposition de la victime[31], les seconds portent un jugement de valeur sur l’enchaînement causal des faits qui ont concouru à l’entier dommage. Ce dernier jugement s’accommodant mal d’un morcellement du préjudice, l’approche uniciste peut-être préférée. Où l’on constat que la volonté d’aller vite en besogne en la matière a pu ici et là se révéler piégeuse pour les victimes.

9. Intention et déraison ? Il aura fallu plus de quatre années de pratique de l’expertise collégiale et d’exhortations des associations de victimes pour que le ministère de la santé ne se décide à nommer un juriste expert indépendant[32] (à savoir un spécialiste des règles qui organisent la réparation du dommage corporel) non plus seulement des médecins ou des chirurgiens. A l’expérience, la présence de professeurs et praticiens du droit a changé l’économie générale du dispositif et celle de tous ceux qui suivront. Pour preuve, une place bien plus grande sera faite aux juristes à l’occasion de la création du dispositif d’indemnisation des victimes du valproate de sodium (Dépakine)[33].

Avant que le ministère ne modifie la composition du collège benfluorex (Médiator)[34], il y avait bien un juriste dans l’affaire (au côté du président, qui est un magistrat), à savoir : le responsable administratif de la mission Médiator, salarié par l’Oniam. La composition du collège d’experts variant au gré des disponibilités respectivement de chacun de ses membres[35], la présence du responsable de service à chacune des séances d’expertise, qui est prescrite par le Code de la santé publique[36], est de nature à donner un tour inattendu au fonctionnement de l’institution. Deux dispositions d’esprit semblent pouvoir être adoptées (sans qu’elles ne soient totalement exclusives l’une de l’autre) : soit ce dernier se limite à rappeler à chacun des membres présents la jurisprudence initiée au fil des demandes d’indemnisation (possiblement en l’absence de l’un des experts) ; soit l’intéressé mentionne lesdits précédents dans le dessein de caper l’indemnisation en standardisant les avis rendus. Il y aurait beaucoup à écrire sur chacune de ces modalités d’assistance dans un contexte qui ne transparait pas facilement des dispositions applicables à la cause, à savoir que c’est cette dernière personne qui a la responsabilité de formuler concrètement une offre d’indemnisation à chaque fois que l’Oniam se retrouve dans l’obligation d’indemniser la victime. Voilà une très intéressante pratique, qui a été abandonnée en cours de route par l’Office (sans qu’on n’ait pu mesurer sa pertinence), que la présence de l’assureur public au stade de l’instruction de la demande d’indemnisation.

Mais il y a très certainement plus à dire encore d’une autre invention. Après avoir constaté une nouvelle fois que le dispositif Médiator ne donnait pas entière satisfaction aux dires des associations de victimes[37], le législateur a autorisé le collège d’experts à rouvrir de son propre chef l’instruction des demandes d’indemnisation ayant pourtant fait l’objet d’un premier avis de rejet[38]. Et d’étendre cette faculté aux membres du collège d’experts Dépakine[39]. L’intention est louable, qui offre aux personnes concernées un réexamen de la demande « en cas d’éléments nouveaux ou bien d’évolution des connaissances scientifiques ». Seulement voilà : les bons sentiments n’inspirent pas nécessairement les plus heureux commandements. Dans le cas particulier, et sans même disserter plus avant sur la constitutionnalité douteuse de cette saisine proprio moutu[40], aucune condition n’a été prescrite qui garantit l’égalité de traitement, le respect du principe du contradictoire (qui est pourtant censé guider l’instruction au sens de l’article L. 1142-24-4 du Code de la santé publique et des principes directeurs du procès[41]) et prévient l’appréciation discrétionnaire des experts. Sans douter de l’indépendance et l’impartialité des administrateurs concernés, il reste que ces derniers, qui sont investis de l’analyse ex post des avis de rejet, ont donc tout pouvoir sur le dispositif (qu’il s’agisse du principe de la réouverture comme de ses modalités) sans même n’avoir jamais reçu mandat des victimes.

10. En guise de conclusion intermédiaire, car cette contribution ne saurait épuiser le sujet, l’administrativisation de la réparation des dommages corporels de masse ne devrait pas être continuée sans, au préalable, qu’une évaluation critique et systématique n’ait été faite, sans qu’aient été appréciés les tenants et les aboutissants de ces dispositifs sui generis inventés dans la précipitation pour répondre au plus pressé à la demande des nombreuses victimes concernées et faire cesser une première crise sanitaire puis une autre. De lege ferenda, et en parallèle, un groupe de travail pourrait être constitué qui aurait pour tâche d’évaluer pour le compte de l’inspection générale des affaires sociales la pertinence de quelques systèmes substitutifs d’inégales ampleur et ambition.

11. Substitution et prospective. Une approche radicale teintée de conservatisme consisterait à faire machine arrière en réaffectant la compensation des dommages corporels de masse au service public de la justice, au prix de quelques aménagements toutefois.

Une juridiction spéciale et unique pourrait être désignée à cet effet auprès de laquelle les demandes formulées en nombre par des justiciables d’un même fait dommageable seraient concentrées. Ce mode de traitement d’un contentieux technique et important en volume n’est pas nouveau[42]. La Cour d’appel de Paris est par exemple spécialement désignée pour connaître des actions engagées en matière d’indemnisation des victimes de préjudices résultant de la contamination par le virus d’immunodéficience humaine contre l’Oniam[43]. Une autre cour connaît du contentieux de la tarification des risques professionnels traité[44]. La juridiction pourrait être échevinale (à la manière des anciens tribunaux de la sécurité sociale), et composée de juristes experts dans la réparation du dommage corporel, dont la décision pourrait être éclairée par un collège de professionnels de santé idoine chargé de l’expertise médico-légale.

La compensation pourrait tout aussi bien être la responsabilité d’une commission spécialement constituée à cet effet. Le droit de l’indemnisation des victimes d’infractions pourrait à cet égard se révéler des plus inspirants, qui dispose que les commissions ont le caractère de juridictions qui se prononcent en premier ressort au sens de l’article 706-9 du Code de procédure pénale. La « rejudiciarisation » du contentieux d’offrir alors une série de garanties et de facilités faisant défaut à ce jour (mise en état, expertise en présence de la victime, obligation in solidum des codébiteurs entre autres) mais interdisant aux victimes d’être indemnisées dans des délais raisonnables sauf à défendre que la décision aurait vocation à être rendue en dernier ressort, ce qui ne semble pas pouvoir être envisagé en droit processuel.

Plus en phase avec les choix de politique juridique qui ont été récemment exprimés, mais sans faire l’économie de quelques innovations, la compensation pourrait tout aussi bien rester dans le giron du service public de la réparation du dommage corporel réformé autant que de besoin. Un fonds d’indemnisation pourrait alors être créé ou bien l’Oniam autrement doté. Financé par une taxation des producteurs de médicaments à la manière du mode de financement du fonds d’indemnisation des victimes de pesticides (en bref et en fin de compte par les consommateurs de produit[45]), il offrirait à chacune des victimes, qui rapporterait la preuve de la prise d’un médicament incriminé, un contingent de dommages et intérêt compensatoires. Une réparation forfaitaire[46] pourrait être imaginée qui serait alors calculée par un système d’information régulé[47]. Charge serait alors faite à la victime de rechercher autant que de besoin un complément d’indemnisation devant le juge de la réparation et la juridiction ad hoc renforcée dans ses démarches par l’expertise médico-légale réalisée (v. supra).

Ceci pour suggérer en fin de compte que si l’on souhaite donner à l’administrativisation de la réparation des dommages corporels subis par une foule de victimes un tour plus ambitieux pour mieux la démarquer de la judiciarisation du contentieux (pour autant que l’on soit convaincu de la pertinence de la distinction des actions naturellement) alors un pas vers la standardisation de la réparation ne devrait pas manquer d’être fait, qui serait gage d’une égalité de traitement, d’une amélioration de la productivité du service public et de l’accélération du paiement de la créance de dommages et intérêts compensatoires[48].

C’est une thèse qui a été esquissée il y a déjà une quinzaine d’années[49] qui trouve ici une nouvelle expression, fruit de l’encouragement constant de l’auteur de ces quelques lignes par le dédicataire à la libre recherche scientifique (du maître à penser…), le tout avec une exigence qui n’a d’égale que la bienveillance dont le professeur Fabrice Leduc a toujours su faire preuve. Puissions-nous être dignes de la formation reçue et de la confiance témoignée sur tous les plans de la carrière (au maître à passer).


  1. J. Carbonnier, Droit civil, Introduction, Les personnes, La famille, l’enfant, le couple, 27e éd., PUF, 2004, n° 199, p. 388 (philosophie). ?
  2. V. not. en ce sens notre thèse, L’influence perturbatrice du dommage corporel en droit des obligations, préf. F. Leduc, bibl. dr. pr., t. LGDJ, 2008, nos 249 et s. ?
  3. J. Bourdoiseau, Le service public de la réparation du dommage corporel, Resp. civ. et assur. avr. 2023, dossier n° 7. ?
  4. L’affaire du Médiator (benfluorex) est typique : CE, 1 et 6e ch. Réunies, 09 nov. 2016, n° 393108, n° 393902, n° 393904, publiés au recueil. Celle de la Dépakine (valproate de sodium) tout autant : TA Montreuil, 8e ch., 23 juin 2020, n° 1704275, n° 1704392, n° 1704394. Voir notamment sur le sujet : S. Brimo, La responsabilité administrative, dernière victime du Médiator, Ajda 2014. 2490. J. Petit, L’affaire Médiator : la responsabilité de l’Etat, Rfda 2014.1193. ?
  5. V. également S. Porchy-Simon, L’incidence en droit français du caractère collectif de l’événement sur le préjudice réparable et son évaluation in Les dommages de masse, recueil des travaux du Groupe de recherche européen sur la responsabilité civile et l’assurance, 2022, Bruylant, p. 271 s. ?
  6. Indemnisation des victimes en masse de risques sanitaires : art. L. 1143-1 c. santé publ. Indemnisation des victimes du benfluorex (Médiator notamment) : art. L. 1142-24-1 et s. C. santé publ.. Indemnisation des victimes du valproate de sodium ou de ses dérivés (Dépakine notamment) : art. L. 1142-24-9 C. santé publ. V. encore pour l’indemnisation des victimes de pesticides, les articles L. 491-1 et s. C. sécu. soc. ensemble les articles L. 723-13-3 C. rur. ?
  7. Pour aller plus loin, A. Guégan, Dommages de masse et responsabilité civile, préf. P. Jourdain, Bibl. dr. pr., t. 472, LGDJ, 2006. ?
  8. Loi n° 2016-21 du 26 janv. 2016, art. 184 – n° 18 nov. 2016, art. 90. ?
  9. Tj Paris, 05 janv. 2022, n° 17-07.001. ?
  10. Art. L. 1143-3 C. santé publ. ?
  11. R. 1142-63-4, al. 2 c. santé publ. ?
  12. C’est également la mission confiée aux experts chargés de l’indemnisation des victimes de pesticides (art. L. 491-1 et s. c. sécu. soc. ensemble art. L. 723-13-3 c. rur.). ?
  13.  Le singulier est employé ici. Il n’est pas rare du tout que plusieurs laboratoires soient concernés ainsi que plusieurs médecins spécialistes ou généralistes traitants (notamment ceux qui renouvellent les ordonnances lorsque la permanence des soins est suspendue). Il en va de même concernant les pharmaciens. Occasion de faire remarquer que l’administrativisation de ce contentieux interdit de lier le sort des personnes désignées responsables aux termes de l’expertise médico-légale. Où l’on déplore que la victime (qui n’est pas nécessairement assistée par un avocat) ne profitant pas du régime juridique favorable de l’obligation in solidum se voit adresser autant d’offres d’indemnisation que de personnes désignées responsables par le collège d’experts concerné. ?
  14. Art. L. 1142-24-7 et L. 1142-24-17 c. santé publ. ?
  15. 1ère difficulté : l’articulation entre la procédure amiable et la procédure contentieuse. Question : le collège d’experts doit-il sursoir à statuer ? Réponse : certainement pour toute une série de raisons que le cadre limité de cette contribution ne permet pas de développer. 2nde difficulté : l’articulation entre la décision rendue par le juge administratif (en capacité de produire un jugement plus rapidement que son homologue judiciaire) et celle rendue par le juge civil. Difficultés d’articulation nées de l’ingénierie remarquable des avocats conseils qui n’ont jamais tenus pour exclusifs (à juste raison) les dispositifs spéciaux d’indemnisation insérés dans le Code de la santé publique. Où l’on constate que le contentieux de la réparation du dommage corporel gagnerait très possiblement à être unifié. Ce sans compter que le juge administratif n’est toujours pas disposé à condamner solidairement l’Etat (v. not. en ce sens, J. Bourdoiseau et B. Lavergne, La contribution à la dette de réparation in N. Albert, F. Leduc et O. Robin-Sabard, Droits privé et public de la responsabilité extracontractuelle, étude comparée, LexisNexis, 2017, pp. 270 et s.), pas plus que les collèges d’experts ne sont autorisés à procéder de la sorte, ce qui complique sacrément la parcours de la victime aux fins d’indemnisation et renchérit (sur un plan plus macroéconomique) bigrement le prix de la réparation intégrale (ce qu’une analyse économique permettrait de renseigner plus finement). ?
  16. Loi n° 2002-304 du 4 mars 2002 rel. aux droits des malades et à la qualité du système de santé. ?
  17. Oniam, rapport d’activité pour 2022, https://www.oniam.fr/indemnisation-accidents-medicaux/rapport-d-activite. ?
  18. F. Douet, E. le Noan et R. Pellet, La fable de la gratuité des services publics, tribune, Les échos, 09 mars 2024. V. toutefois la parenthèse de la contribution pour l’aide juridique de la loi n°2011-900 du 29 juillet 2011 de finances rectificative pour 2011, art. 54 (création d’un article 1635 Q CGI supprimé par la loi n° 2013-1278 du 29 décembre 2013 de finances pour 2014, art. 128). ?
  19. Assemblée nationale, commission des affaires sociales, audition, 11 oct. 2023. ?
  20. Pour mémoire, les anciens directeur, directeur juridique et secrétaire général de l’Oniam ont été condamnés par la Cour de discipline budgétaire et financière à raison de fautes de gestion (arrêt du 10 déc. 2020, n° 245-801). ?
  21. Office, Référentiel indicatif d’indemnisation, avr. 2022, p. 9. Contra, CE, 5e et 6e ch. réun., 27 mai 2021, n° 433863. Décision du Conseil d’Etat qui rappelle l’obligation faite au juge administratif de déterminer le montant de l’indemnité réparant le préjudice corporel en fonction des besoins de la victime et des dépenses nécessaires pour y pourvoir et sanctionne l’application (mécanique ou standardisée pourrait-on dire) d’un taux de 13 euros de l’heure (qui est le prix de la tierce personne non spécialisée offert par l’Oniam). ?
  22. Voir not. art. L. 1142-24-4 et L. 1142-24-11 C. santé publ.. ?
  23. Art. par exemple art. l. 1142-24-11 C. santé publ.. ?
  24. Collaboration tout à fait remarquable en comparaison avec ce qui se pratique en judiciaire où l’expert et l’avocat ne sont pas du tout placés sur le même plan au sens de l’article 276 du code de procédure civile. ?
  25. CA Paris, ch. corr., 20 déc. 2023, n° 21/04654. V. infra. ?
  26. Sauf bien entendu la possibilité laissée aux personnes intéressées de contester l’avis à l’occasion d’une action en indemnisation introduite devant une juridiction (art. L. 1142-24-5, al. 3 et L. 1142-24-12, al. 5 c. santé publ.). ?
  27. V. par ex. art. L. 1142-24-7, al. 4 C. santé publ. ?
  28. V. par ex. art. R. 1142-63-1, 2° C. santé publ.. Cmp art. R. 1142-63-18, 3° C. santé publ.. ?
  29. A noter que les ministères concernés ont nommé des années durant à la présidence des collèges sous étude des magistrats à la retraite (sans faire aucune offense à leurs compétences attestées en la matière) (Médiator – président Alain Legoux : décret 14 mai 2011, JO n° 0115 du 18 mai 2011 ensemble arr. 19 juin 2023, JO n° 0144 du 23 juin 2013. Présidente Magali Bouvier : arr. 15 janv. 2015, JO n° 0022 du 27 janv. 2015 ensemble arr. 1er juin 2016, JO n° 0129 du 4 juin 2016. Dépakine – président Jean Mazars : décret 08 juin 2011, JO n° 0134 du 10 juin 2011 ensemble arr. 05 juill. 2017, J0 n° 0159 du 08 juill. 2017). Ces derniers de changer d’approche en 2020. C’est désormais un magistrat en activité qui préside le collège Valproate de sodium – Dépakine (président Christophe le Gallo : arr. 20 août 2020, J0 n° 0205 du 20 août 2020 ensemble arr. 12 juin 2020, JO n° 0148 du 17 juin 2020). Ce qui est assez significatif en raison de l’augmentation par voie de conséquence des coûts de fonctionnement de l’instance. ?
  30. Comprenez que ce n’est donc pas le cas de tous les experts qui siègent dans ces collèges. ?
  31. A l’aide de la savante formule ou du score dit de Balthazar, qui peut donner au profane le sentiment d’une évaluation scientifiquement imparable du déficit fonctionnel renseigné. ?
  32. Arr. du 5 novembre 2014 portant nomination des membres du collège d’experts placé auprès de l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales. Pour mémoire, la mission Benfluorex a été confiée à l’Oniam en 2019 (loi n° 2011-900 du 29 juill. 2011, de finances rectificative pour 2011, art. 57 (V). Arr. 30 sept. 2015, JO n° 0238 du 14 oct. 2015. Arr. 19 nov. 2020, JO n° 0284 du 24 nov. 2020. ?
  33. Arr. 26 juin 2017, JO 0159 du 08 juill. 2017. Arr. 24 juill. 2020, JO n° 0192 du 06 août 2020. ?
  34. Prétexte pris de la lettre du texte, qui impose la désignation d’une personne compétente en réparation du dommage corporel (art. R. 1142-63-1, 2° C. santé publ.), le collège a accueilli à son démarrage et des années durant sur ce poste un professionnel de la médecine légale. Les travaux préparatoires ne laissaient pourtant aucun doute sur l’intention du législateur qui entendait qu’un juriste soit désigné. ?
  35. Raison pour laquelle le ministère nomme par arrêté des titulaires et des suppléants. ?
  36. Art. R. 1142-63-5 : « Le secrétariat du collège est assuré par l’office (al. 1). A ce titre, le directeur de l’office assiste aux réunions du collège, sans voix délibérative. Il peut se faire représenter ou assister par toute personne de son choix (…) » (al. 2). V. également en ce sens, l’article R. 1143-63-22 C. santé publ. (Dépakine). ?
  37. Michel-Dominique Courtois, La colère du président de l’Association des victimes de l’Isoméride et du Médiator, édito, le Parisien, 03 oct. 2013, https://www.victimes-isomeride.asso.fr/ ?
  38. Art. L. 1142-24-5, al. 4 C. santé publ. (issu de la loi n° 2016-41 du 26 janv. 2016 de modernisation du système de santé, art. 187). Pour mémoire, le Gouvernement avait introduit ce dispositif dans un projet de loi de finances rectificative pour 2014 (art. 109 de la loi n° 2014-1655 du 29 déc. 2014) qui a été censuré comme cavalier budgétaire par le Conseil constitutionnel (décision n° 2014-708 DC du 29 déc. 2014, cons. 42-44).
  39. Saisine proprio moutu accordée également au collège d’experts en charge de la mission Dépakine aussitôt que le dispositif a été créé (art. L. 1142- 24-12, al. 6 C. santé publ. ?
  40. Cons. const., décision n° 2013-352 QPC du 15 nov 2013 : LPA, 16 mai 2014 (inconstitutionnalité de la saisine d’office du tribunal de commerce et abrogation de l’article L. 621-2, al. 2 c. com.). ?
  41. Article 14-16 C. proc. civ. in « La contradiction » et article L. 5 C. justice admin. in « Titre préliminaire ». ?
  42. Encore que pour être tout à fait exact ces systèmes de résolution des litiges articulent une phase administrative de première intention et une phase juridictionnelle en seconde détente. ?
  43. Art. L. 311-12 et R. 311-10 C. organisation jud. ?
  44. Art. D. 311-12 C. org. jud. : « La cour d’appel d’Amiens est compétente pour connaître des litiges mentionnés au 7° de l’article L. 142-1 du code de la sécurité sociale ». ?
  45. Consommateurs qui ont inévitablement pris un risque (que toutes les parties intéressées cherchent à réduire au maximum naturellement). Pour mémoire, et la chose est loin d’être anodine, un médicament est une substance ou composition administrée en vue d’établir un diagnostic médical ou de restaurer, corriger ou modifier les fonctions physiologiques du patient (art. L. 5111-1 C. santé publ.). A titre d’illustration, la Haute autorité de santé attire régulièrement l’attention des professionnels de santé sur le surdosage en antivitamines K, qui est la première cause des accidents iatrogènes en France (v. la notice renseignée ci-dessous). AVK qui augmentent le risque hémorragique mais qui sont des médicaments indispensables dans la prévention des thromboses (voir par exemple la notice de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé : https://ansm.sante.fr/dossiers-thematiques/les-questions-reponses-des-anti-vitamine-k-avk). Cela étant, et c’est affaire d’économie de la santé, la taxation des médicaments étant élevée (voir par ex. : https://www.leem.org/prix-resultats-et-fiscalite-des-entreprises), il faut avoir à l’esprit que le surcroît de charges serait très vraisemblablement supporté par le patient et, par voie de conséquence, les complémentaires santé (contraintes alors de majorer les primes ou cotisations d’assurance). En bref, la consommation de médicament comptant pour beaucoup dans la consommation annuelle de soins et de biens médicaux (3ème poste de dépenses. Voir par ex. : https://www.insee.fr/fr/statistiques/7666887?sommaire=7666953), des oppositions tous azimuts ne manqueraient pas de s’exprimer. Aussi faudrait-il imaginer une articulation plus fine des impôts et taxes affectées au financement de la sécurité sociale. ?
  46. Comme c’est précisément le cas de l’indemnisation des victimes de produits phytopharmaceutiques au sens de l’article L. 491-1, al. 6 C. sécu. soc. ?

  47. J. Bourdoiseau, L’intelligence artificielle et la réparation des dommages in Responsabilité civile et intelligence artificielle, Recueil des travaux du Groupe européen de recherche sur la responsabilité et l’assurance, Bruylant 2022. ?
  48. V. sur les prétendus dysfonctionnements de l’Oniam, qui ne redistribuerait qu’en partie les crédits alloués aux fins d’indemnisation des victimes de la Dépakine et de façon trop tardive (30 mois après qu’un avis d’indemnisation aurait été rédigé), la question orale posée par le sénateur Klinger au ministre délégué auprès du ministre du travail, de la santé et des solidarités (JO Sénat du 28 mars 2024, p. 1244). ?
  49. J. Bourdoiseau, thèse préc. V. encore du même auteur : La réparation algorithmique du dommage corporel : binaire ou ternaire ?, Resp. civ. et assur. mai 2021, étude n° 7 – L’intelligence artificielle et la réparation des dommages, op. cit. – L’intelligence artificielle, la réparation du dommage corporel et l’assurance : quel apport de l’IA à la réparation du dommage corporel, Dalloz IP/IT, sept. 2023, pp. 11 et s. ?

(Article publié dans les mélanges F. Leduc, LexisNexis, févr. 2025)

AT/MP : Relations triangulaires, indépendance des rapports, imputation des coûts et tarification

1. Discrimination. Il est bien su que la réparation intégrale des préjudices corporels n’est pas un principe fondamental du droit social, dont les règles de compensation des accidents et maladies professionnels n’autorisent qu’une réparation forfaitaire. Exception n’est faite qu’au seul bénéfice des victimes de l’amiante (loi n° 2000-1257 du 23 déc. 2000 de financement de la sécurité sociale pour 2021, art. 53). C’est dire la force juridique de la règle qui n’a pas varié depuis que la loi du 09 avril 1898 a été adoptée. Que le salarié soit victime d’un mauvais concours de circonstances ou bien qu’il souffre les conséquences de la faute inexcusable de son employeur, rien n’y fait : la discrimination perdure en comparaison avec les victimes de droit commun tandis que les voies civiles de l’indemnisation restent en principe fermées.

La conformité du régime aux dispositions supra légales a bien été vérifiée en son temps. Ni le juge constitutionnel ni le juge européen n’a fondamentalement trouvé matière à redire (Cons. const., décision n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010, cons. n° 18. CEDH, 12 janv. 2017, n° 74734/14, Saunier c./ France : absence de violation de l’article 14 de la déclaration des droits). Quant à la direction de la sécurité sociale, elle est d’avis qu’une réparation intégrale comporterait des risques financiers importants pour l’équilibre de la branche (v. Cour de cassation, rapport annuel 2022, p. 52).

Ce sont là décrites à très grands traits les suites d’un arbitrage qui a été décidé à la toute fin du 19ème siècle, qui a eu pour objet de concilier les intérêts légitimes mais contradictoires des ouvriers et des patrons de l’époque. Créance de compensation garantie aux premiers mais immunité juridictionnelle accordée aux seconds. Financement exclusivement patronal de la branche (art. L. 241-5 du Code de la sécurité sociale) mais réparation forfaitaire des accidents du travail et des maladies professionnelles déclarés par les salariés (art. R. 433-1 du Code de la sécurité sociale). Le tout sur fond d’une opération d’assurance qu’aucun législateur ne s’est aventuré à réformer en profondeur depuis (sauf naturellement quelques corrections paramétriques de nature procédurale pour l’essentiel. V. S. le Fischer et X. Prétot, La procédure de reconnaissance des accidents du travail et des maladies professionnelles : apports et limites du décret n° 2019-356 du 23 avr. 2019). Et pour cause : c’est au premier chef la responsabilité des partenaires sociaux.

2. L’opération d’assurance, voilà une clef de voûte de l’affaire. La réparation forfaitaire qui est accordée à la victime d’un risque professionnel est un plafond de garantie. De la même manière que l’article L. 113-5 du Code des assurances dispose que l’assureur ne peut être tenu au-delà de la prestation déterminée par le contrat, les articles L. 431-1 et L. 452-2 du Code de la sécurité sociale limitent les droits à prestations du salarié-victime et de ses ayants droit, partant la dette de réparation de la communauté formée par les employeurs cotisants. Et il ne saurait en être autrement au vu des modalités de fonctionnement et de financement de la branche. C’est qu’il faut bien voir que la tarification AT-MP correspond à un système de répartition des capitaux de couverture. Le principe est le suivant. Chaque année, les cotisations sociales patronales afférentes sont fixées à titre conservatoire pour couvrir l’ensemble des charges liées aux risques professionnels susceptibles de survenir dans l’année. Le taux d’effort demandé à chacun des employeurs représente donc la contrepartie technique de l’engagement limité de la branche (v. sur le sujet H. Groutel, F. Leduc et Ph. Pierre, Le contrat d’assurance terrestre, n° 1773).

Depuis une dizaine d’années, la branche sous étude présente des excédents, ce qui est remarquable par comparaison avec les autres branches du régime général. Encore que l’excédent n’ait pas tout à fait l’ampleur qu’une lecture rapide de la loi de financement de la sécurité sociale pourrait donner à penser (voyez en ce sens, l’article L. 176-1 css et le transfert de 1,2 milliards d’euros à la branche maladie ordonné par l’article 107, III de la loi n° 2023-1250 du 26 déc. 2023 de financement de la sécurité sociale pour 2024). Mais laissons. L’important me semble de faire remarquer que tandis que la branche est à l’équilibre, un nombre croissant de pathologies ont été reconnues au titre des maladies professionnelles par le truchement du régime complémentaire de reconnaissance (art. L. 461-1, al. 7 css), un fonds d’indemnisation des victimes de pesticides a été créé (art. L. 491-1 css ensemble art. L. 723-13-3 c. rur.), un nouveau tableau a été instauré, qui détermine les conditions d’indemnisation des salariés victimes du sars-cov2. Où l’on constate en résumé que fonctionnant à la manière d’un opérateur d’assurance de droit commun, la branche AT-MP satisfait les exigences prescrites par la directive solvabilité 2, à avoir une évaluation des risques, un niveau de capital adéquat et une réserve de provision techniques (dir. n° 2009/138/CE du 25 nov. 2009).

Pourquoi soulignez ce point ? Eh bien pour attirer l’attention sur le tableau d’équilibre d’ensemble.

3. Équilibre. Le droit de la réparation des risques professionnels, aussi perfectible qu’il soit, est le fruit d’un équilibre subtil, qui a été recherché par le patronat et la classe ouvrière, d’un compromis que nombre des règles qui le composent portent en germe. Il ne s’agit pas moins en législation de veiller à la préservation des droits respectifs à réparation du salarié-victime, à cotisations majorées de la caisse et à exonération de l’employeur. Ceci posé, l’intrication des intérêts et des règles est une source presque inévitable de contentieux. Le salarié est légitime à rechercher la meilleure compensation possible du dommage. La caisse n’est pas moins fondée à rechercher le remboursement de ses débours. Quant à l’employeur, qui participe au financement du tout en ce sens que son taux de cotisation est fonction du risque inhérent à l’entreprise, la recherche d’une cause d’inopposabilité de la décision de prise en charge ou bien encore la recherche d’une réduction du taux d’incapacité retenu par la caisse dans le calcul de la rente est dans son intérêt bien compris. Où l’on commence à percevoir dans ces conditions la finalité du principe directeur d’indépendance des rapports caisse-employeur-victime.

4. Indépendance. Aux termes dudit principe, les rapports entretenus par la caisse avec la victime sont exclusifs de ceux noués avec l’employeur. En bref, ce n’est pas parce que la caisse a conclu au caractère professionnel de l’accident qui a été déclaré que le compte employeur sera nécessairement majoré et inversement (pour le cas où naturellement il aurait vocation à l’être). Pour le dire d’une autre manière, il n’y a aucune identité de sort.

La règle est posée en jurisprudence depuis les années 1960 (Cass. soc., 17 nov. 1960, Bull. civ. IV, n° 1045). La Cour de cassation ne manque pas de la rappeler. Une circulaire du 21 août 2009 relative à la procédure d’instruction des déclarations AT-MP (DSS/2C/2009/267), qui a accentué l’indépendance des rapports, précisait pour sa part que dans l’hypothèse où l’employeur exerce un recours contre une décision de prise en charge, la position de l’organisme de sécurité sociale issue de ce recours n’a aucun effet sur la décision de reconnaissance prise à l’égard de l’assuré, qui n’est pas appelé en la cause dans ce contentieux, la décision initiale lui restant acquise en vertu du principe sous étude (voir à présent l’article R. 441-18 css et art. D. 242-6-4 css. V. plus généralement sur le sujet, G. Chastagnol et M.-A. Godefroy, fasc. 313-10, Régime général. Accidents du travail et maladies professionnelles. Action en contestation de la reconnaissance d’un AT/MP, Juris-cl. Protection sociale, févr. 23).

La chose à tout de même de quoi laisser un profane un tantinet interdit. Rares sont les approches juridiques d’un seul et même fait en pareil silo et de façon si étanche. Une illustration permettra de mieux s’en rendre compte.

5. Illustration. Premier cas de figure : Voilà un salarié qui déclare un accident survenu au temps et au lieu du travail, qui n’est pas pris en charge par la branche AT-MP faute de satisfaire les conditions de la garantie légale mais qui parvient à la fin du parcours contentieux à faire condamner son employeur au remboursement de toutes les prestations sociales servies par la caisse à raison d’une faute inexcusable qui aura été découverte par le juge de la sécurité sociale.

Second cas de figure : l’accident subi par le salarié est pris en charge par la branche AT-MP mais l’employeur, dont la faute inexcusable est recherchée, conteste utilement le caractère professionnel de l’accident (Cass. 2ème civ., 20 mars 2008, n° 06-20.348 – 26 nov. 2015, n° 14-26.240.

En résumé, un accident peut être professionnel au stade de sa reconnaissance mais pas à celui de sa réparation (M. Keim-Bagot, Voyage au pays de l’absurde : des conséquences de l’indépendance des rapports employeur-caisse-salarié, Bull. Joly travail, janv. 23, p. 41). Et inversement, pourrait-on ajouter. Il faut bien se représenter la situation du salarié dans le procès qu’il a engagé en reconnaissance du caractère inexcusable de la faute dommageable prétendument commise par l’employeur. Alors pourtant qu’il perçoit une rente AT, il peut se faire retorquer par le juge de la sécurité sociale qu’il n’a subi aucun accident du travail.

Le sentiment d’étrangeté que ces solutions peuvent spontanément inspirer doit pourtant être combattu car elles sont commandées par quelques principes fondamentaux.

6. Étrangeté ? Comme cela a déjà été relevé, la loi d’équilibre technique (à visée transactionnelle) a commandé de ne sacrifier aucune des parties à la cause. Pour mémoire, lorsque le dispositif assurantiel est confié aux organismes de sécurité sociale en 1946 (Loi n° 46-2426 du 30 oct. 1946 sur la prévention et la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles), l’employeur est la portion congrue de l’affaire. En un mot : il n’a pas du tout voix au chapitre (En ce sens, O. Godard, L’indépendance des rapports employeur-salarié dans le régime accidents du travail, JCP G. avr. 1990, doctr. 3442. V. égal. G. Hénon, L’indépendance des rapports salarié-caisse-employeur au révélateur de la faute inexcusable, Dr. soc. 2023.604). Quant au salarié, une fois sa situation déclarée à l’organisme de sécurité sociale, on ne peut pas dire que son sort fût meilleur. Le régime était purement et simplement laissé à la main de la caisse, qui instruisait la demande de prise en charge de l’accident au titre de la législation professionnelle sans que l’employeur ne soit invité à présenter ses conclusions, ce dernier souffrant alors la notification de son taux de cotisation pour le cas où la branche aurait vocation à couvrir le sinistre.

Des voix se sont élevées pour dire que la procédure faisait bien trop peu de cas de la légitimité de l’employeur à contester la décision de prise en charge du salarié victime au titre de la branche AT-MP, décision portant possiblement majoration de son taux de cotisation. Convaincue, la Cour de cassation sanctionna le droit de ce dernier de recourir contre la caisse (Cass. soc., 22 avr. 1955, Bull. civ. V, n° 335).

C’est un droit de contestation que les employeurs ont alors exercé plus volontiers à mesure, d’une part, qu’ils ont été intégrés dans le processus d’élaboration des décisions prises par la caisse et leur notification et, d’autre part, de la modernisation des outils de production et de développement de la prévention des accidents.

7. Contestation. Il faut bien avoir à l’esprit que les cotisations sociales patronales n’ont pas seulement pour but d’assurer le financement des prestations versées par la branche, elles jouent surtout un rôle de politique de santé au travail : leur mode de calcul constitue un levier d’incitation à la réduction des risques professionnels. La cotisation étant modulée en fonction du nombre et du coût des sinistres (v. en ce sens le rapport d’évaluation des politiques de sécurité sociale, annexe AT-MP, 2023, p. 9), les employeurs n’entendent donc pas qu’il soit fait litière des efforts fournis en termes de prévention (qui sont coûteux) et contestent plus volontiers les décisions des caisses. Et c’est très précisément lorsqu’ils obtiennent gain de cause (pour des raisons strictement procédurales ou bien de fond) que les problèmes surgissent et que le principe directeur d’indépendance des rapports se révèle être des plus juste et utile encore qu’il prête à discussion.

Que les critiques formulées par l’employeur aient vocation à prospérer, cela va de soi. La décision prise par la caisse ayant pour effet de lui faire grief, il est tout à fait normal (à hauteur de principe) qu’il puisse la critiquer. Mais que le salarié-victime s’en trouvât aussitôt affecté, c’eût été une autre affaire. Pour se représenter la chose, on recommandera de se livrer à une expérience de pensée : si le sort de l’employeur et celui du salarié avaient été indéfectiblement liés, si donc le principe d’indépendance n’avait pas été inventé, le succès des actions en contestation du premier aurait obligé alors le second à restituer l’indu, car la couverture du risque par la branche AT-MP est notablement plus enviable que celle proposée par la branche maladie (comp. les art. R. 433-1 et R. 323-4 css). Ce sans compter que le salarié pris en charge sur le fondement du livre IV du Code de la sécurité sociale est alors justiciable de toute une série de règles légales et conventionnelles qui ont pour objet de compléter les prestations servies par la caisse ou par la mutualité sociale agricole. Restituer l’indu consisterait techniquement à corriger un enrichissement injustifié du salarié-victime et l’appauvrissement corrélatif de l’employeur qui aura accordé un complément de salaire, possiblement couvert le délai de carence et souffert une majoration de son taux de cotisation.

8. Restitution ? En droit, la chose est faisable. Les modalités de rétablissement des patrimoines corrélatifs des parties intéressées sont bien connues (art. 1302 c.civ.). Mais en équité, la solution n’est pas entendable, à tout le moins pas dans le chef du salarié-victime. Jamais la caisse ne saurait demander la restitution de l’indu à la victime tandis qu’elle est à l’origine d’une erreur d’appréciation rectifiée au terme des diligences de l’employeur. Et quand bien même la législation autoriserait-elle formellement l’action en restitution qu’il faudrait encore que l’accipiens soit solvable. Or, et par hypothèse, les indemnités journalières ne compensant pas intégralement les revenus perdus du fait de l’accident ou de la maladie professionnelle, lesquels restent peu élevés pour nombre de nos concitoyens (pour mémoire, le salaire médian en 2023 se monte à 2100 euros net), il y aurait bien peu à recouvrer peut-être même rien du tout. Où l’on finirait en bout de course par exhorter l’organisme de sécurité sociale d’abonner le recouvrement de sa créance en laissant quitte le salarié victime du trop-perçu.

En bref, le principe d’indépendance des rapports caisse-employeur-victime, qui est la manifestation d’un remarquable pragmatisme, dispense toutes les parties intéressées d’une ingénierie juridique et comptable aussi consommatrice de temps que d’argent. Où l’on peut s’accorder pour dire qu’à raison de la correction de l’incidence du recours en contestation sur les droits de l’autre partie, ledit principe est plutôt intéressant : l’une reste lotie et l’autre n’est pas si préjudiciée.

Il importe de dire au surplus, et l’argument semble prêter à plus de conséquences encore, que le principe est la traduction en droit substantiel de la protection sociale d’un principe fondamental tiré du droit de la procédure civile, à savoir qu’une décision de justice ne pouvant lier que ceux qui y ont été partie (art. 1351 c.civ.), le salarié ne saurait souffrir les suites du combat qu’a décidé de mener l’employeur avec la caisse et/ou le juge de la sécurité sociale. Ce qui fait pertinemment dire à ce dernier juge que « les rapports de l’assuré avec la caisse sont indépendants de ceux qui existent entre cet organisme et l’employeur » (Cass. soc., 31 mai 1989, n° 87-17.499 – Cass. 2e civ., 7 nov. 2019, n° 18-19.764, JCP S 2019.1364, note M. Courtois d’Arcollières et M.-A. Godefroy).

9. Critique. Comme cela a été rappelé, la compensation du dommage corporel subi au temps et au lieu du travail est notablement plus fruste en comparaison toujours avec les dommages et intérêts qu’une victime de droit commun peut espérer de son défendeur. Le principe de l’indépendance des rapports, qui protège le salarié victime en ce qu’il lui garantit le paiement de revenus de remplacement peu important qu’au terme d’un recours il soit décidé, réflexion faite, que la prise en charge par la branche AT n’était pas due, intéresse plus volontiers l’employeur ou bien la communauté des employeurs dont l’effort en termes de cotisations sociales patronales est nécessairement affecté. C’est ce sur quoi il semble fructueux d’insister.

Penser la compensation du dommage corporel, c’est invariablement identifier un débiteur d’indemnité. Où l’on voit que l’assurance du risque professionnel souffre la comparaison. Au fond, il est question de tarification et donc de capacité de la branche à couvrir le risque. Une réparation intégrale des accidents et maladies professionnelles est possible en droit. Elle est même réclamée depuis des années par la Cour de cassation entre autres autorités. C’est en économie que la chose est débattue. Non pas qu’on ne puisse pas dans l’absolu majorer les cotisations des employeurs mais que ce serait prendre alors le risque de renchérir le coût du travail et possiblement affecter la compétitivité des organisations concernées (notamment sur le terrain du commerce extérieur). Ceci étant dit, nous ne sommes tout de même pas encore condamnés à une sorte d’immobilisme. L’hypothèse d’une correction du système à la marge par une redéfinition du périmètre du principe sous étude peut être posée.

10. Réforme. En l’état, le principe d’indépendance profite semblablement au salarié et à l’employeur. Or la complète déconnexion entre le contentieux de la prise en charge d’un accident ou d’une maladie (dans le rapport caisse-victime ou le rapport caisse-employeur) et le contentieux de la faute inexcusable (dans le rapport victime-employeur) est douteux en ce sens que le financement de la branche est fragilisé. Par voie de conséquence, la politique de prévention des risques professionnels est ébranlée.

L’application du principe d’indépendance des rapports est de nature à faire échapper l’employeur en toute ou partie de la majoration de son taux brut de cotisations. Les raisons ont été présentées : manque de diligence de la caisse ou tort redressé par un juge. Dans le premier cas, aucune majoration ne sera notifiée à raison de l’inopposabilité de la décision de prise en charge. Dans le second, l’employeur ne sera tenu au remboursement que des seuls chefs de préjudices majorés à raison de la reconnaissance d’une faute inexcusable exclusion faite de toutes les prestations services par la caisse entre temps (complément de rente et chefs de préjudice supplémentaires auxquels il est tenu par la loi art. L. 452-3-1 css – création de la loi 2012-1404 du 17 déc. 2012).

La mutualisation du risque est fragilisée dans ces conditions. Comme cela a été rappelé, les modalités de calcul du taux brut de cotisation des employeurs sont définies de telle sorte qu’il est plus vertueux de prévenir la réalisation du risque professionnel que de le couvrir (art. D. 242-6-1 et s. css). Encore qu’il faut bien convenir que ce n’est pas vrai pour toutes les entreprise (v. toutefois l’invention d’un régime spécial pour les entreprises entre 10 et 19 qui est entré en vigueur au 1er janvier 2024. P. Morvan, Droit de la protection sociale, 11ème éd., LexisNexis, 2023, n° 212 p. 232).

Sans contestation de l’employeur, le système est construit de telle sorte que la facturation des diligences de la caisse primaire est automatiquement incrémentée sur le compte employeur. Et lorsque le système laisse l’employeur quitte de toute majoration, c’est alors la collectivité des employeurs qui se retrouve affectée par défaut. Dans ces conditions, on peut se demander si la mutualisation du risque est bien équitable, ce sans compter que la mutualisation ne s’opère pas de manière uniforme (Ph. Coursier et S. Leplaideur, les risques professionnels et la santé au travail en question, LexisNexis, 2013, pp. 139 et s.).

D’aucun soutiendront que ce n’est pas très grave tant que le salarié victime est sauf dans l’affaire. Force est pourtant de le redire : la prévention des risques professionnels importe autrement plus que la couverture des sinistres, à tout le moins en première intention. Si donc l’employeur échappe à sa juste contribution, il n’est pas incité à travailler mieux encore à la réduction de la sinistralité de son établissement. Partant, et en termes de prévention des accidents du travail et des maladies professionnels, dit autrement des dommages corporels, le compte n’y est peut-être pas complétement. Les 20 millions de salariés du secteur privé, qui sont couverts par la branche AT/MP (Direction de la sécurité sociale, les chiffres clés 2022, éd. 2023, p. 15), ne mériteraient-ils pas un peu mieux ?

(Article publié in Bulletin Joly travail, déc. 2024)