La formation du contrat d’assurance ne saurait être réduite à la seule rencontre des volontés en vue de la fourniture d’une garantie en contrepartie d’une prime. Si cette rencontre constitue indéniablement le point d’acmé du processus contractuel, elle est précédée d’un temps de gestation, souvent négligé mais pourtant déterminant : la phase précontractuelle. Celle-ci ne se confond ni avec le pur terrain de la négociation, ni avec celui de la simple prospection commerciale ; elle constitue un espace normatif autonome, dans lequel s’opère l’orientation du souscripteur vers un engagement éclairé.
Longtemps appréhendée sous l’angle du droit commun de la responsabilité délictuelle, cette phase a progressivement été juridicisée sous l’effet conjugué de la jurisprudence et de l’influence croissante du droit européen. En témoigne l’évolution doctrinale qui, dès les années 1990, a mis en lumière la fonction protectrice de la phase précontractuelle dans les contrats de prestations complexes, au premier rang desquels le contrat d’assurance.
Cette évolution trouve son aboutissement dans la directive (UE) 2016/97 du 20 janvier 2016 sur la distribution d’assurances (DDA), transposée en droit français par l’ordonnance n° 2018-361 du 16 mai 2018, laquelle inscrit l’acte de distribution au cœur du dispositif normatif régissant la phase précontractuelle. Celui-ci cristallise l’intervention du professionnel — qu’il soit entreprise d’assurance, intermédiaire ou distributeur à titre accessoire — dans une démarche tendant à orienter le candidat à l’assurance vers un produit donné. Ce faisant, il ne se limite pas à une opération commerciale : il constitue le point de départ d’un régime d’obligations structurantes, qui visent à restaurer l’équilibre entre un professionnel averti et un souscripteur profane.
L’entrée dans ce champ de la distribution, ainsi défini à l’article L. 511-1, I du Code des assurances, opère un véritable basculement de régime : elle fait passer le professionnel d’un statut de libre acteur du marché à celui de débiteur d’obligations spécifiques, parmi lesquelles se détachent, par leur centralité, l’obligation d’information et le devoir de conseil. Ces deux obligations, à la fois complémentaires et conceptuellement distinctes, traduisent une exigence croissante de loyauté dans les relations précontractuelles.
Plus généralement, cette évolution traduit une transformation profonde du droit des contrats, qui tend à dépasser le paradigme classique de l’autonomie de la volonté. Le contrat n’est plus envisagé comme l’expression abstraite d’un libre arbitre formellement exercé, mais comme le fruit d’une relation encadrée, dans laquelle le processus ayant conduit à l’accord des parties fait lui-même l’objet d’un encadrement juridique. Ainsi se dessine, selon les mots de G. Viney, l’ambition d’« un droit contractuel éthique », où « informer, conseiller, avertir » constituent autant de manifestations d’une loyauté exigée dès l’amont du contrat.
Dans cette perspective, l’acte de distribution ne peut plus être appréhendé comme une simple formalité préalable à la souscription. Il constitue désormais le moment par lequel le professionnel engage sa responsabilité dans la construction du consentement de son interlocuteur. Ce changement de paradigme traduit une évolution décisive du rôle du distributeur : de démarche commerciale, son intervention devient acte porteur d’obligations, dont la finalité est d’assurer que l’opération d’assurance projetée corresponde réellement aux besoins exprimés. Ainsi s’ouvre une phase précontractuelle soumise à un régime juridique propre, centré sur la protection effective du souscripteur par l’encadrement des comportements professionnels.
I) L’acte de distribution comme point d’entrée dans la phase contractuelle
En droit contemporain des assurances, la phase précontractuelle ne s’ouvre pas au hasard des échanges entre le professionnel et le futur souscripteur. Elle prend juridiquement naissance à partir d’un acte précis, clairement identifié et défini : l’acte de distribution. Désormais érigé en seuil d’entrée dans la relation d’assurance, cet acte, loin d’être une simple activité accessoire ou commerciale, s’impose comme le point d’ancrage d’un régime juridique autonome, orienté vers la protection du consentement.
==>Définition de l’activité de distribution
La définition légale de la distribution d’assurance, posée à l’article L. 511-1, I du Code des assurances, résulte de la transposition de la directive (UE) 2016/97, dite DDA, dans l’ordonnance n° 2018-361 du 16 mai 2018. Cette disposition définit la distribution comme «l’activité qui consiste à fournir des recommandations sur des contrats d’assurance ou de réassurance, à présenter, proposer ou aider à conclure ces contrats ou à réaliser d’autres travaux préparatoires à leur conclusion, ou à contribuer à leur gestion et à leur exécution, notamment en cas de sinistre.»
La portée de cette définition est remarquable. Elle procède d’une approche fonctionnelle et englobante, indifférente au statut du distributeur : y sont inclus non seulement les entreprises d’assurance et les intermédiaires, mais également les distributeurs à titre accessoire (C. assur., art. L. 511-1, III). Ce choix du législateur permet d’embrasser l’ensemble des acteurs susceptibles d’intervenir dans la relation d’assurance, y compris ceux dont la mission est ponctuelle ou secondaire, tels que les banquiers, les employeurs ou les prestataires de services liés à des produits ou contrats principaux.
Le décret n° 2018-431 du 1er juin 2018, pris pour l’application de cette disposition, précise la nature des actes constitutifs d’une opération de distribution. Selon l’article R. 511-1, alinéa 1er du Code des assurances « est considérée comme présentation, proposition ou aide à la conclusion d’une opération d’assurance, le fait pour toute personne physique ou morale de solliciter ou de recueillir la souscription d’un contrat ou l’adhésion à un tel contrat, ou d’exposer oralement ou par écrit à un souscripteur ou un adhérent éventuel, en vue de cette souscription ou adhésion, les conditions de garantie d’un contrat. »
Ce texte vient renforcer l’idée selon laquelle l’acte de distribution ne suppose pas nécessairement la conclusion effective du contrat, ni même un engagement réciproque. Il suffit qu’il y ait une sollicitation, une présentation, ou une simple exposition des garanties, pour que l’on entre dans le champ d’application du régime de distribution. La volonté du professionnel de conclure un contrat devient ici indifférente.
L’article R. 511-1, alinéa 2 étend encore le champ de cette qualification, en y intégrant les travaux préparatoires à la conclusion d’un contrat d’assurance ou de réassurance, lesquels comprennent « d’une part, tous travaux d’animation de réseaux de distributeurs de produits d’assurance ou de réassurance ou d’organisation par un intermédiaire d’assurance du réseau d’intermédiaires d’assurance ou d’intermédiaires d’assurance à titre accessoire auquel il a recours et, d’autre part, tous travaux d’analyse et de conseil réalisés en vue de la présentation, de la proposition ou de la conclusion d’un contrat. »
Le texte ajoute que ces travaux ne comprennent pas les activités consistant à fournir des informations ou des conseils à titre occasionnel dans le cadre d’une activité professionnelle autre que celle mentionnée à l’alinéa premier, ce qui permet d’exclure certaines professions réglementées (notaires, avocats, experts-comptables) lorsqu’elles interviennent de manière marginale, sans démarche commerciale ni intention de faire souscrire.
Cette extension réglementaire a trouvé un écho particulier dans la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne. Dans un arrêt du 31 mai 2018 cette dernière a jugé que la qualification de travaux préparatoires devait s’apprécier objectivement, c’est-à-dire sans égard pour l’intention réelle du professionnel concerné (CJUE, aff. C-542/16, Strobel). En l’espèce, un individu agissant de manière frauduleuse avait néanmoins accompli des actes relevant de l’intermédiation, bien qu’aucune volonté de conclure un contrat réel ne puisse lui être prêtée. La Cour en a déduit que la distribution d’assurance doit être entendue comme une activité autonome, détachée de la finalité subjective de l’opérateur, dès lors que les faits accomplis entrent dans le périmètre fonctionnel de la définition.
Cette approche, en accord avec l’esprit de la directive DDA, témoigne d’une volonté claire de saisir la distribution d’assurance dans sa globalité fonctionnelle, pour mieux encadrer toutes les situations où le souscripteur peut être influencé dans sa décision de contracter. Elle permet ainsi de prévenir des abus ou des stratégies d’évitement, en qualifiant juridiquement comme distribution toute démarche active visant à faire souscrire ou adhérer à un contrat d’assurance, même si elle ne débouche pas immédiatement sur un engagement contractuel.
==>Nature de l’activité de distribution
L’activité de distribution, bien qu’elle ne repose pas sur une convention conclue entre le distributeur et le client, constitue un fait juridique au sens du droit civil : il s’agit d’un comportement volontaire susceptible de produire des effets juridiques. Cette approche est solidement ancrée dans la doctrine, en particulier chez Daniel Langé, qui souligne que cet acte engage la responsabilité de son auteur en cas de faute, négligence ou imprudence, sur le fondement des articles 1240 et 1241 du Code civil.
Ainsi, même en l’absence de contrat, le droit fait peser sur le distributeur un certain nombre d’obligations, au titre de la phase précontractuelle. Ce cadre a été historiquement façonné par la jurisprudence, qui, confrontée à l’inégalité initiale entre professionnel et profane, a progressivement consacré une série de devoirs autonomes, parmi lesquels figurent l’information, le conseil, et la mise en garde.
Ces obligations, d’abord construites sur le terrain de la responsabilité délictuelle, ont aujourd’hui trouvé une reconnaissance légale dans le Code des assurances, notamment aux articles L. 521-2 à L. 521-4. Elles traduisent un impératif de loyauté dans la conduite de la relation précontractuelle, désormais élevé au rang de norme. Comme l’a souligné la doctrine, ces obligations contribuent à structurer un espace de régulation précontractuelle, destiné à garantir que le produit proposé soit adapté, compris, et souscrit en toute connaissance de cause.
Ce mouvement s’inscrit dans une dynamique plus large de renforcement de la protection des parties les plus vulnérables à l’acte de contracter, dans un contexte où la parole du professionnel ne suffit plus à fonder la confiance. Le droit, en réponse à cette exigence croissante de transparence, impose désormais une vigilance accrue dans la conduite de la relation précontractuelle, en exigeant du distributeur une attitude loyale, active et éclairante à l’égard du candidat à l’assurance. L’objectif est clair : garantir que le contrat à venir repose sur un consentement pleinement informé et librement exprimé, et non sur une simple apparence d’adhésion.
II) Les obligations précontractuelles attachées à l’acte de distribution
L’acte de distribution constitue, en droit contemporain des assurances, le point d’ancrage d’un ensemble d’obligations précontractuelles essentielles à la formation équilibrée du contrat. Dès lors qu’un professionnel – qu’il s’agisse d’un assureur, d’un intermédiaire ou d’un distributeur à titre accessoire – intervient dans le cadre défini par les articles L. 511-1 et R. 511-1 du Code des assurances, il s’inscrit dans un cadre juridique exigeant, conçu pour garantir que l’offre d’assurance soit à la fois transparente, loyale et véritablement adaptée aux besoins exprimés par le souscripteur.
Ces obligations, qui participent d’une logique de protection du consentement, ont pour finalité de rééquilibrer une relation contractuelle marquée par une asymétrie d’information. Leur contenu est désormais expressément précisé par les textes : il s’articule autour de trois devoirs distincts mais complémentaires, qui forment le socle de l’intervention du distributeur en amont de la souscription : l’information, le conseil et la mise en garde.
- L’obligation d’information : fournir une information brute, claire et loyale
- L’obligation d’information constitue le noyau dur de la protection précontractuelle.
- Elle impose au distributeur de communiquer au souscripteur des informations objectives, pertinentes et compréhensibles, portant non seulement sur le produit proposé, mais également sur l’identité du distributeur et les modalités essentielles de souscription.
- Elle s’inscrit dans une logique de transparence, en vue de garantir un consentement libre et éclairé, conformément à l’article 1112-1 du Code civil.
- Dans son contenu, l’obligation d’information consiste à exposer l’opération d’assurance à l’état brut, sans appréciation ni orientation, mais avec rigueur, clarté et loyauté.
- Elle constitue ainsi le socle minimal de protection du souscripteur, et le point de départ de toute démarche de conseil.
- Elle est d’autant plus fondamentale que le droit des assurances, par nature technique, place souvent le souscripteur en position d’infériorité informationnelle face au distributeur.
- Le devoir de conseil : orienter la décision au regard des besoins exprimés
- Prévu à l’article L. 521-4 du Code des assurances, le devoir de conseil engage le professionnel dans une démarche plus exigeante.
- Il ne s’agit plus seulement de transmettre une information, mais d’orienter le choix du candidat à l’assurance, en fonction des exigences et besoins exprimés.
- Ce devoir impose au distributeur de :
- s’enquérir de la situation du client, notamment à travers un recueil formalisé de ses besoins ;
- apprécier la pertinence du produit envisagé au regard de cette situation ;
- émettre, le cas échéant, un avis motivé sur l’opportunité de souscrire.
- La doctrine a clairement établi la spécificité de cette obligation.
- Comme l’indique Hubert Groutel, le conseil suppose une appréciation intellectuelle, une analyse comparative et une orientation active.
- Il constitue une démarche qualitative, qui dépasse le cadre purement informatif.
- L’obligation de conseil, tout en reposant sur l’information, la dépasse, en exigeant l’engagement du professionnel dans une logique d’aide à la décision, au service de l’intérêt du souscripteur.
- Le devoir de mise en garde : alerter sans orienter
- Moins explicitement codifié, mais largement reconnu par la jurisprudence et la doctrine, le devoir de mise en garde complète le triptyque protecteur.
- Il naît lorsqu’un risque spécifique, une complexité manifeste ou une inadéquation caractérisée entre le produit et la situation du client est identifiée.
- Il impose alors au professionnel d’attirer l’attention du souscripteur sur les conséquences négatives potentielles de l’opération projetée.
- À la différence du conseil, la mise en garde ne consiste pas à recommander une solution, mais à prévenir un danger.
- Elle s’applique notamment :
- en cas de produit complexe ou technique (notamment en matière d’assurance-vie ou de contrats à composante financière) ;
- lorsque le souscripteur n’a pas les capacités de comprendre l’étendue de la garantie ou ses limites ;
- ou encore lorsque l’opération comporte des risques d’exclusion ou de non-couverture manifeste.
- En cela, le devoir de mise en garde préserve la liberté contractuelle, tout en permettant un consentement éclairé, en alertant le client sur les zones de fragilité du contrat.
- Il s’agit d’un devoir d’alerte, distinct du devoir de conseil, mais non moins essentiel dans les relations d’assurance à fort enjeu.
Ces obligations trouvent leur origine dans l’inégalité des compétences et des moyens d’information entre les parties au contrat. Comme le relèvent Geneviève. Viney et Patrice Jourdain, cette dissymétrie impose au professionnel de compenser l’ignorance de son interlocuteur, dans le respect du principe de loyauté contractuelle (C. civ., art. 1104), qui irrigue l’ensemble du droit commun des contrats.
La source de ces obligations n’est pas univoque : elles procèdent à la fois du droit spécial des assurances, du droit commun des contrats, et, dans certains cas, du droit de la consommation. Si le contrat d’assurance est en principe exclu du champ d’application de certaines dispositions générales du Code de la consommation (C. consom., art. L. 111-3), la jurisprudence reconnaît néanmoins leur applicabilité lorsque le distributeur agit à titre accessoire ou hors du champ professionnel (v. Cass. 1re civ., 22 mai 2008, n° 05-21.822).
Ainsi, en fonction du statut du distributeur, de la nature de la relation, et de l’existence ou non d’un lien contractuel, ces obligations peuvent recevoir différents fondements juridiques, sans que leur contenu ne s’en trouve amoindri.
Le non-respect des obligations précontractuelles engage la responsabilité du distributeur, qu’elle soit contractuelle ou délictuelle, selon la nature du lien au moment du manquement.
Les sanctions sont multiples :
- nullité du contrat pour vice du consentement (erreur ou dol),
- inopposabilité de certaines clauses (notamment d’exclusion ou de déchéance),
- résolution du contrat pour inexécution fautive,
- ou encore responsabilité civile et allocation de dommages et intérêts.
A cet égard, il est admis que ces obligations sont d’ordre public, de sorte qu’elles ne peuvent être écartées par une clause contractuelle.
Par leur nature même, ces obligations participent de la régulation de l’accès à l’assurance et du rétablissement d’un équilibre entre parties inégales. Elles s’inscrivent dans le prolongement d’un droit des contrats marqué par l’exigence de loyauté, de transparence, et de responsabilité dans la conduite des relations précontractuelles.