La norme spontanée

Un instrument de mesure. Du latin, norma, équerre, règle, la norme est un instrument de mesure[1]. Elle est destinée à servir de référence, d’étalon[2], pour « tracer des lignes »[3]. Pour s’assurer que les traits qu’il trace forment un angle droit, le charpentier aura nécessairement besoin de s’appuyer sur un modèle[4]. C’est la fonction de l’équerre (la norma). L’opération qui consiste à manipuler une norme peut donc s’assimiler en l’action de mesurer, peser, juger. Il s’agit de confronter l’objet à évaluer avec l’instrument de mesure qu’est la règle. De cette confrontation naît une relation de conformité ou de non-conformité[5]. En somme, comme le précise Pascale Deumier, « la règle […] est l’instrument qui sert à aligner les comportements autour du modèle qu’elle fixe »[6]. Toutefois, à ne pas se tromper, la relation entre une norme et l’objet qu’elle évalue ne saurait être le fruit de n’importe quelle mesure. Elle ne peut porter que sur l’ordre dans lequel s’insèrent les choses, sur leur mouvement et non sur leur état, leur essence[7]. Pour Paul Amselek, les normes doivent être appréhendées comme des instruments qui donnent la mesure du « déroulement du cours des choses »[8]. Par « cours des choses », il faut entendre un fait, un évènement, au sens de ce qui se produit, ce qui arrive. Ainsi, est-il fait appel à une règle, chaque fois qu’il est besoin de juger la conduite d’un être humain[9] ou encore, d’apprécier un phénomène naturel. Peu importe que les modèles auxquels il est recouru pour effectuer ces mesures soient de différentes natures[10].

Une signification. Comme le souligne Dénys de Béchillon, « une norme ne se voit pas, elle se comprend»[11]. Pour qu’un commandement parvienne à un agent, il est absolument nécessaire, poursuit cet auteur, que l’agent visé en prenne connaissance. Or cela suppose de transmettre ce commandement par le biais d’un contenu comme des mots, phrases ou signes et d’insérer ce contenu dans un contenant, qui pourra prendre la forme d’une loi, d’un décret ou bien encore d’un arrêté. Il apparaît que ce n’est ni dans le contenant ni dans le contenu du message communiqué à l’agent que réside le commandement, mais dans la signification-même dudit message. C’est la raison pour laquelle, il doit être admis que « la norme est une signification, pas une chose »[12]. À ce titre, contrairement à ce que l’on peut être tenté de se représenter, elle se distingue de son énoncé. Une question alors se pose : par quoi, en dehors de l’énoncé, la signification que constitue la norme peut-elle être véhiculée ? La réponse est simple : il s’agit de tout ce qui est susceptible de faire l’objet d’une interprétation.

Le fruit d’une interprétation. Selon Michel Troper, l’interprétation, qui se définit comme l’« opération par laquelle une signification est attribuée à quelque chose », peut tout autant porter sur « un objet matériel » que sur « un énoncé »[13]. Plus généralement, l’interprétation peut avoir pour objet tout ce qui est perceptible par l’entendement humain. Et si, spontanément, l’on est tenté de voir les significations auxquelles on confère la qualité de norme, comme le produit d’actes d’interprétation ne portant que sur des énoncés, en réalité, cela est loin d’être toujours le cas. Dans les sociétés primitives, par exemple, les anthropologues ont montré que les règles qui régissent la conduite de leurs membres se confondaient avec une volonté divine. Or cette volonté divine est, toujours, le produit de l’interprétation de mythes et de croyances, le tout entremêlé de phénomènes naturels. De la même façon, les règles coutumières ne sont pas, pour l’essentiel, enfermées dans des énoncés. Elles s’apparentent, encore aujourd’hui, à des significations que l’on attribue à des pratiques répétées dans le temps. Tout ce qui est susceptible d’avoir du sens pour l’être humain peut donc être porteur de normes.

Le fruit d’une interprétation. Selon Michel Troper, l’interprétation, qui se définit comme l’« opération par laquelle une signification est attribuée à quelque chose», peut tout autant porter sur « un objet matériel » que sur « un énoncé »[14]. Plus généralement, l’interprétation peut avoir pour objet tout ce qui est perceptible par l’entendement humain. Et si, spontanément, l’on est tenté de voir les significations auxquelles on confère la qualité de norme, comme le produit d’actes d’interprétation ne portant que sur des énoncés, en réalité, cela est loin d’être toujours le cas. Dans les sociétés primitives, par exemple, les anthropologues ont montré que les règles qui régissent la conduite de leurs membres se confondaient avec une volonté divine. Or cette volonté divine est, toujours, le produit de l’interprétation de mythes et de croyances, le tout entremêlé de phénomènes naturels. De la même façon, les règles coutumières ne sont pas, pour l’essentiel, enfermées dans des énoncés. Elles s’apparentent, encore aujourd’hui, à des significations que l’on attribue à des pratiques répétées dans le temps. Tout ce qui est susceptible d’avoir du sens pour l’être humain peut donc être porteur de normes.

Les théories normativistes et réalistes. Le processus de production normative sur lequel on s’interroge présentement s’avère être complètement différent de celui dont sont issues les normes véhiculées par des énoncés. S’agissant de ces dernières, bien que les auteurs se divisent en deux camps quant à l’appréciation de leur création, elle n’en procède pas moins de mécanismes relativement simples, que ce soit dans l’une ou l’autre des thèses avancées. Le point de discorde sur lequel s’opposent les juristes, porte, grosso modo, sur la conception même qu’ils se font de l’opération d’interprétation[15]. Tandis que pour les uns, cette opération consiste, ni plus, ni moins en un acte de connaissance. Ce sont les tenants de la pensée normativiste[16]. Pour les autres, l’opération d’interprétation est, tout au contraire, un acte de volonté. Il s’agit là du courant de pensée que l’on qualifie de réaliste[17]. En quoi ces deux conceptions de l’opération d’interprétation se distinguent-elles ? Pour les normativistes, l’interprétation doit donc être perçue comme un acte de connaissance[18]. Pour eux, la fonction de l’interprète se limite à rechercher la signification d’un énoncé telle qu’elle a été voulue par celui qui l’a adoptée. Pour y parvenir, l’interprète doit recourir aux méthodes de la linguistique appliquée, que sont, par exemple, les méthodes syntaxiques, sémantiques ou bien encore systémiques[19]. À l’inverse, pour les réalistes, l’opération d’interprétation consiste non pas en un acte de connaissance, mais en un acte de volonté, en ce sens que seul l’interprète confère à l’énoncé interprété sa signification[20]. Pour les tenants de cette pensée, tout énoncé, aussi clair soit-il, est intrinsèquement porteur de plusieurs significations[21], si bien que l’interprète doit nécessairement se livrer à un choix[22]. D’où l’affirmation que l’interprétation serait « une fonction de la volonté »[23]. Pour les réalistes, l’opération d’interprétation à laquelle se livrera, notamment le juge, n’est pas assimilable, comme le soutiennent les normativistes, à un acte d’application de la norme. Elle s’apparente à un acte de création[24]. Comme l’a écrit l’évêque Hoadley au XVIe siècle, « quiconque dispose du pouvoir absolu d’interpréter une loi écrite ou orale est le véritable législateur et non celui qui le premier l’a écrite ou énoncée »[25].

La production normative spontanée. Au total, bien que normativistes et réalistes s’opposent, frontalement, sur l’appréciation qu’ils font du processus de production de la norme[26], il est, néanmoins, un point sur lequel ils se rejoignent : pour ces deux courants de pensée, qu’elle soit créée lors de l’édiction de l’énoncé qui la porte ou à l’occasion de l’interprétation de cet énoncé, la norme demeure, dans les deux cas, le produit d’un acte de volonté[27]. C’est précisément sur ce point-là que les normes spontanées se distinguent des autres normes. Contrairement aux normes véhiculées par un énoncé, les normes spontanées ne sont pas le produit d’un acte de volonté. Les normes dont la création répond à ce schéma sont désignées par bien des noms : coutume, usage, pratique, tradition ou encore habitude. De nombreuses études ont été réalisées, notamment en anthropologie juridique[28], à leur endroit. En France, par exemple, jusqu’à la date symbolique que l’on enseigne aux étudiants de première année de droit du 15 avril 1454, date à laquelle a été adoptée l’ordonnance de Montil-lès-Tours, l’organisation de la vie en société procédait, pour une large part, de l’application de règles coutumières[29]. Aussi, les travaux que leur ont consacrés les juristes portent-ils tous sur la question de savoir si lesdites règles ne constitueraient pas la première manifestation du droit[30] et si, à ce titre, celles qui, encore aujourd’hui, régissent certaines activités humaines, ne pourraient pas être qualifiées de juridiques[31].

La doctrine écossaise. Bien que notre qualité de juriste eût commandé que l’on se joigne à cette réflexion, largement défrichée par la doctrine, afin d’appréhender la norme spontanée, tel n’est pas, cependant, l’approche que nous avons choisi d’adopter. Car notre étude porte moins sur la qualification de la norme que sur son objet : l’appréhension de la conduite d’agents, pris comme composantes d’un système complexe, la société numérique. C’est pourquoi nous emprunterons plutôt la voie de la réflexion initiée, outre-Manche, par les penseurs écossais dans le courant du XVIIIe siècle. À la différence de leurs homologues, les philosophes français des Lumières, des auteurs tels Bernard Mandeville, David Hume, ou encore Adam Fergusson, ont introduit l’idée que la raison humaine serait fondamentalement limitée. Par voie de conséquence, la société constituerait un système bien trop complexe pour que les règles, par lesquelles la conduite de ses membres est gouvernée, soient le produit d’actes de volonté[32]. Ces auteurs rejettent fermement le rationalisme cartésien, embrassé jadis par Grotius et ses successeurs, pour inscrire leur réflexion dans ce que Hayek qualifie de « rationalisme évolutionniste »[33]. Pourquoi évolutionniste ? Tout simplement parce que ces penseurs ont une approche darwinienne de la formation des règles de conduite ce qui, d’ailleurs, fait dire à Hayek qu’ils étaient « des darwiniens avant Darwin »[34]. La thèse que soutiennent ces auteurs laisse à penser que la théorie de l’évolution en serait peut-être issue. En quoi, une thèse relative à la formation des règles de conduite, qui aurait influencé l’élaboration d’une théorie biologique, consiste-t-elle ?

L’approche évolutionniste de la norme. Comme la plupart des théories scientifiques, la thèse défendue par les tenants du rationalisme évolutionniste a pour point de départ une réfutation : contrairement à l’idée véhiculée par les partisans du rationalisme cartésien, qui atteint son apogée au début du XXe siècle, la raison humaine ne peut pas tout. Bien des choses la dépassent, à commencer par le fonctionnement de la société. Cela s’explique par le fait que, pour comprendre les rouages du mécanisme qui sous-tend pareil système, il faudrait acquérir bien plus d’informations que l’esprit humain n’est capable d’en assimiler. Il en résulte, comme a pu l’écrire Mandeville, déjà au début du XVIIIe siècle, que « nous attribuons souvent à l’excellence du génie de l’Homme et à la force de sa pénétration ce qui en réalité est dû à la longueur du temps et à l’expérience de nombreuses générations »[35]. Hayek ajoute que « l’idée que l’Homme ait pu bâtir délibérément sa civilisation est issue d’un intellectualisme erroné, qui voit la raison dressée à côté de la nature […] »[36]. Pour ces auteurs, les règles de conduite qui ont permis l’organisation et le développement des sociétés humaines ne sauraient être, comme nous le croyons, le fruit d’un choix délibéré[37]. Elles sont, pour reprendre les termes de Mandeville, « l’œuvre commune de plusieurs siècles »[38] et donc d’une lente évolution. Évolution, le mot est jeté. Tel est le concept auquel ont recouru les penseurs anglo-saxons pour décrire le processus de formation des normes de conduite. Hume soutient en ce sens que « la règle […] naît graduellement et acquiert de la force par une lente progression et par la répétition de l’expérience des inconvénients qu’il y a à la transgresser »[39]. Au XVIIIe siècle, si cette idée est encore à l’état de germe, Hayek va, deux siècles plus tard, considérablement la développer en l’appréhendant sous l’angle des sciences cognitives[40].

Création de la norme et psychologie cognitive. Hayek s’interroge surtout, à la suite de ses prédécesseurs, sur la question de savoir comment l’être humain peut avoir une action efficace et s’adapter à l’environnement dans lequel il évolue, alors que cet environnement est composé de faits et de circonstances « qu’il ne connaît ni ne peut connaître »[41]. Pour lui, cette réussite qui, de prime abord, peut apparaître comme relevant du miracle trouve une explication des plus rationnelles : « notre adaptation à l’environnement, nous dit Hayek, ne consiste pas seulement ni peut-être même principalement, en une intuition des relations de cause à effet ; elle consiste aussi en ce que nos actions sont régies par des règles adaptées au monde dans lequel nous vivons, c’est-à-dire à des circonstances dont nous n’avons pas conscience et qui pourtant définissent la structure de nos actions réussies »[42]. Autrement dit, selon la psychologie hayekienne, la plupart des actions de l’Homme seraient gouvernées par des règles de conduite métaconscientes, qui fourniraient aux agents des modèles de réponses (patterns) adaptés aux situations auxquelles ils se trouvent confrontés[43]. Hayek prend, notamment, l’exemple du joueur de billard réussissant des coups qui, s’ils devaient avoir été conçus consciemment, supposeraient la résolution, en un laps de temps très court, d’équations mathématiques extrêmement compliquées. Pour le penseur de l’école de Vienne, les règles seraient donc assimilables, dans la mesure où elles cristallisent l’information, à des instruments dont la fonction est de parer notre ignorance dans l’action. Plutôt que de réinventer, sans cesse, la roue, les agents ont appris à avoir « confiance en des règles abstraites […] parce que notre raison est insuffisante à dominer tous les détails d’une réalité complexe »[44]. Pour Philippe Nemo, « ce cadre apriorique, dont Hayek décrit l’architecture en termes quasi kantiens, n’est […] pas un transcendantal […]. Il est empiriquement construit par l’expérience collective de l’espèce humaine et des sociétés, et spécifié en chacun par l’apprentissage individuel »[45]. Pour Hayek, toutes les catégories mentales qui véhiculent des modèles de conduite, n’ont pas vocation à devenir des normes. Seules celles, qui, par un processus de sélection « conduisent les gens à se comporter d’une manière qui rende la vie sociale possible »[46], accèdent à cette qualité. D’où la thèse défendue par Hayek selon laquelle la formation des règles de conduite procède d’un processus d’évolution.

La convention humienne. Une fois formée, la règle de conduite n’a, cependant, pas achevé son évolution nous dit-il. Si elle n’est pas remplacée par une autre norme plus performante, il est une autre étape qu’elle est susceptible de franchir. Dans l’hypothèse où elle se réaliserait, cette étape permet de distinguer les sociétés primitives des groupements humains plus évolués. De quelle étape est-il question ? Il s’agit de celle consistant en la verbalisation de la norme. Pour Hayek, les agents auraient, d’abord, appris à observer les règles (et à les faire respecter) avant de les mettre en langage. Selon lui « l’expression formelle d’une pratique établie ou d’une coutume, par une règle verbalisée, ne [viserait] qu’à obtenir le consensus touchant son existence, et non pas à confectionner une règle nouvelle »[47]. Pascale Deumier abonde en ce sens lorsqu’elle affirme que « la première manifestation spontanée [de la norme] apparaîtra […] toujours sous la forme d’un comportement »[48]. La verbalisation d’une norme ne saurait, par conséquent, être considérée comme une condition de sa formation. Hayek démontre, de façon très convaincante, que la création d’une norme ne résulte pas nécessairement d’un acte de volonté, mais peut également être le produit d’un processus spontané. Ce processus de formation spontanée de la norme – qui, de notre point de vue, concerne exclusivement les règles morales et coutumières[49] – a parfaitement été décrit, deux siècles plus tôt, par David Hume, qui prend l’exemple de deux hommes qui rament sur une barque, tenant chacun un aviron. Sans s’être au préalable concertés, les rameurs vont, en s’observant mutuellement, déduire qu’il faut agir d’une certaine façon s’ils veulent faire avancer la barque, de sorte que, progressivement, leurs mouvements vont entrer en résonance[50]. Cette résonance va fixer un modèle stable de comportement, ce qui conduira les agents à lui donner la signification de norme[51]. Ce mécanisme procède de ce que l’on appelle la « convention humienne ». Ainsi la norme spontanée n’est autre que le produit de cette convention.

[1] Il peut être souligné que le mot norme est synonyme du terme règle. Ce dernier vient du latin regula qui, comme le nom commun norma signifie équerre. C’est pourquoi, nous emploierons indistinctement les deux mots. Toutefois, certains auteurs préfèrent les distinguer. Ainsi pour André Lalande, par exemple, « l’association entre norme et règle peut conduire à une véritable substitution d’un terme par l’autre dans l’ancienne ethnologie juridique qui reste dépendante de la dogmatique juridique » (A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, coll. « Quadrige », 1997, p. 270).

[2] V. en ce sens D. de Béchillon, op. cit. note 114, pp. 171 et s.

[3] P. Deumier, Introduction générale au droit, LGDJ, coll. « Manuel », 2011, p. 19.

[4] Le terme modèle vient du latin modus, mot qui signifie mesure.

[5] Cela n’est pas tout. De cette confrontation, naît également une valeur juridique, morale ou religieuse, selon la nature de la règle. Comme le souligne John Aglo, « en ce sens, la norme devient un moyen d’expression de la valeur d’un fait un d’un acte […]. Néanmoins, les jugements de valeur sont à distinguer des normes qui fondent les valeurs » (J. Aglo, Norme et Symbole : Les fondements philosophiques de l’obligation, L’Harmattan, 1998, p. 289).

[6] P. Deumier, op. préc., p. 19

[7] Comme le souligne le Professeur Amselek, « les normes mesurent la survenance au monde de choses, leur émergence, leur apparition, leur production dans le flux événementiel » de sorte qu’« elles s’opposent à une autre variété d’étalons psychique, les concepts, lesquels sont des modèles psychiques à contenu constitutionnel ou structurel ». Autrement dit, deux sortes de modèles doivent être distinguées. La première permet de juger de l’essence d’une chose en ce que cette chose peut être ou non identifiée comme telle selon la représentation que l’on s’en fait. Ce sont les idées abstraites. La seconde consiste quant à elle mesurer non pas l’état mais l’ordre dans lequel s’insèrent les choses, leur déroulement, leur mouvement (P. Amselek, « Norme et loi », in APD, vol. 25, 1980, p. 95).

[8] Ibid., p. 94.

[9] Pour la majorité des auteurs le modèle que pose la norme par excellence est une conduite. Ainsi pour François Gény les normes sont des « règles de conduite sociale » (F. Gény, La notion de droit en France, APDSJ, 1931, p. 16). Pour Kelsen, « le mot norme exprime l’idée que quelque chose doit être ou se produire, en particulier qu’un homme doit se conduire d’une certaine façon » (H. Kelsen, Théorie pure du droit, LGDJ, coll. « La pensée juridique », 1999, p. 13). Pour une critique de cette idée V. A. Jeammaud, « La règle de droit comme modèle », Dalloz., 1990, Chron., pp. 199 et s.

[10] Ainsi, Paul Amselek considère-t-il que les normes peuvent être d’une très grande variété. Pour cet auteur « toutes les normes ou règles constituent […] – quelles que soient les différences profondes qui peuvent séparer par ailleurs une catégorie de règles d’une autre – des modèles de trames événementielles, des modèles du surgissement de choses dans le flux événementiel, dans le cours de l’histoire : ainsi les règles de jeux donnent la mesure du développement de la partie, de ses péripéties […]. D’une espèce tout à fait différente, élaborées d’une manière tout à fait différente et remplissant une fonction tout à fait différente, les règles (ou lois) scientifiques donnent aussi la mesure du déroulement de faits naturels ou humains […] » (P. Amselek, art. préc., pp. 94-95).

[11] D. de Béchillon, op. cit. note 114, p. 166.

[12] Ibid., p. 167.

[13] M. Troper, « Interprétation », in Dictionnaire de la culture juridique, PUF, coll. « Quadrige », 2003, p. 843. V. également sur cette notion M. Troper, « Une théorie réaliste de l’interprétation », in La théorie du droit, le droit, l’État, PUF, coll. « Leviathan », 2001, p. 68 et s. ; M. Troper, « Le problème de l’interprétation et la théorie de la supra-légalité constitutionnelle », Mélanges Einsenmann, Cujas, 1975, p. 143 ; M. Troper, « Le positivisme comme théorie du droit », in C. Grzegorczyk, F. Michaut et M. Troper, le positivisme juridique, LGDJ, coll. « La pensée juridique moderne », 1993, p. 273 et s. ; Amselek (dir.) et alii, Interprétation et droit, Bruylant, 1995, 248 p.

[14] M. Troper, « Interprétation », in Dictionnaire de la culture juridique, PUF, coll. « Quadrige », 2003, p. 843. V. également sur cette notion M. Troper, « Une théorie réaliste de l’interprétation », in La théorie du droit, le droit, l’État, PUF, coll. « Leviathan », 2001, p. 68 et s. ; M. Troper, « Le problème de l’interprétation et la théorie de la supra-légalité constitutionnelle », Mélanges Einsenmann, Cujas, 1975, p. 143 ; M. Troper, « Le positivisme comme théorie du droit », in C. Grzegorczyk, F. Michaut et M. Troper, le positivisme juridique, LGDJ, coll. « La pensée juridique moderne », 1993, p. 273 et s. ; Amselek (dir.) et alii, Interprétation et droit, Bruylant, 1995, 248 p.

[15] Selon Otto Pfersmann « l’enjeu est de taille. Une connaissance scientifique du droit en tant qu’ordre normatif présentant des propriétés spécifiques est liée à la possibilité de l’interprétation au sens strict comme délimitation des choix admissibles, rigoureusement distincte de la question des choix souhaitables et de leur éventuelle justification. La science du droit n’est dans une telle perspective rien d’autre que l’interprétation au sens strict et la science du droit constitutionnel rien d’autre que l’interprétation de la constitution au sens strict » (O. Pfersmann, « Le sophisme onomastique : changer au lieu de connaître. L’interprétation de la Constitution », in F. Melin-Soucramanien (dir.), L’interprétation constitutionnelle, Dalloz, 2005, p. 60.

[16] La spécificité du normativisme est que, en tant qu’il se veut être une science du droit, il a pour unique objet l’étude la norme, laquelle est considérée comme le seul fondement du droit. C’est l’autrichien Hans Kelsen qui, avec sa théorie pure du droit, est considéré comme le fondateur de la théorie dite « normativiste ». Comme le fait observer Simone Goyard-Fabre c’est dans la pensée kantienne que réside la source d’inspiration de kelsen (S. Goyard-Fabre, Philosophie critique et raison juridique, PUF, coll. « Themis », 2004, p. 186). Aujourd’hui, la théorie normativiste est portée, entre autres, par Otto Pfersmann (V. notamment, O. Pfersmann, « De l’impossibilité du changement de sens de la Constitution », in L’esprit des institutions, l’équilibre des pouvoirs. Mélanges en l’honneur de Pierre Pactet, Paris, Dalloz, 2003, pp. 353-374 ; O. Pfersmann, « Contre le néo-réalisme juridique. Pour un débat sur l’interprétation », RFDC, n° 52, 2002, pp. 789-836 ; O. Pfersmann, « Prolégomènes pour une théorie normativiste de l’État de droit », in : Olivier Jouanjan (dir.), Figures de l’État de droit. Le Rechtsstaat dans l’histoire intellectuelle et constitutionnelle de l’Allemagne, Presses Universitaires de Strasbourg, 2001, pp. 53-78.

[17] Tout comme la théorie normativiste, la théorie réaliste se revendique être une science du droit. Ce qui, cependant, la distingue de la pensée kelsienne, c’est son objet d’étude. Celui-ci n’est pas la norme en tant que telle, mais les raisonnements juridiques formulés par les organes d’application du droit. Pour une critique de cet objet d’étude V. O. Pfersmann, « Une théorie sans objet, une dogmatique sans théorie. En réponse à Michel Troper », RFDC, 2002-4, pp. 759-788. Les tenants de la pensée réalise se divisent en trois grands courants. Il y a, tout d’abord, le réalisme américain fondé par Olivier Wendell Holmes lequel déclara que « ce que j’appelle le droit, c’est une prédiction de ce que les tribunaux feront effectivement et rien de plus prétentieux que cela » (cité in M. Troper, « Le réalisme et le juge constitutionnel britannique : un réalisme doucement réformé », Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 22, Paris, Dalloz, 2007, p. 125). Ensuite, il y a le réalisme scandinave à la tête duquel on trouve Alf Ross (A. Ross, Introduction à l’empirisme Juridique, Paris, LGDJ, 2004) ou encore Karl Olivecrona (K. Olivecrona, Law as a fact, London, Stevens, 1971). Pour un exposé de cette pensée V. notamment S. Strömholm, H.-H. Vogel, Le réalisme scandinave dans la philosophie du droit, LGDJ, coll. « Bibliothèque de philosophie du droit », 1975. Enfin, il y a le réalisme français, dont le chef de file est Michel Troper. Pour une présentation synthétique de cette théorie V. notamment, F. Hamon, « Quelques réflexions sur la théorie réaliste de l’interprétation », in L’architecture du droit. Mélanges en l’honneur de Michel Troper, Economica, 2006, pp. 487-500.

[18] Ainsi pour Kelsen, « dans l’application du droit par un organe juridique, l’interprétation du droit à appliquer, par une opération de connaissance, s’unit à un acte de volonté par lequel l’organe applicateur de droit fait un choix entre les possibilités révélées par l’interprétation à base de connaissance » (H. Kelsen, Théorie générale des normes, trad. O. Beaud et F. Malkani, PUF, coll. « Léviathan », 1996, p. 340).

[19] Otto Pfersmann avance en ce sens qu’il n’est de science du droit possible « que pour autant qu’il s’agit de l’opération cognitive consistant dans l’analyse des actes de langage exprimant une norme. L’interprétation d’une norme n’a strictement aucune valeur normative puisqu’il ne s’agit pas, par définition, d’une opération de production normative » (O. Pfersmann, « De l’impossibilité du changement de sens de la constitution », art. préc., p. 356).

[20] Pour Michel Troper, « le seul sens est celui qui se dégage de l’interprétation et l’on peut dire que, préalablement à l’interprétation, les textes n’ont encore aucun sens, mais sont seulement en attente de sens » (M. Troper, « Une théorie réaliste de l’interprétation », in La théorie du droit, le droit, l’État, PUF, coll. « Leviathan », 2001, p. 74).

[21] Michel Troper avance qu’« il n’y a pas de texte clair qui échapperait à l’interprétation car, pour établir qu’il est clair, il faut d’abord l’interpréter ». Or « si tout texte doit être interprété, c’est que la norme qu’il exprime est, dans une large mesure, indéterminée » (M. Troper, « Justice constitutionnelle et démocratie », in Pour une théorie juridique de l’État, PUF, coll. « Léviathan », 1994, p. 333).

[22] Selon Michel Troper, « tout texte est affecté d’un certain coefficient d’interprétation et est porteur de plusieurs sens entre lesquels l’organe d’application doit choisir, et c’est dans ce choix que consiste l’interprétation » (M. Troper, « Le problème de l’interprétation et la théorie de la supra-légalité constitutionnelle », art. préc., p. 143).

[23] Pour Michel Troper « trois séries d’arguments militent en faveur de la thèse que l’interprétation est une fonction de la volonté : l’interprétation contra legem n’existe pas ; il n’y a pas de sens à découvrir ; il n’y a pas d’intention de l’auteur ; il n’y a pas de sens objectif indépendamment des intentions » (M. Troper, « Une théorie réaliste de l’interprétation », art. préc., p. 71).

[24] Denys de Béchillon affirme en ce sens que le travail d’interprétation réalisé par l’autorité chargée d’interpréter le texte normatif apparaît comme étant à « l’origine première de la production réelle du droit » (D. de Béchnillon, « Réflexions critiques », RRJ-DP, 1994, n° 1, p. 251). Michel Troper encore explique que « selon la conception traditionnelle, la décision juridictionnelle est le produit d’un syllogisme, construit sur le modèle : « tous les voleurs doivent être punis de prison ; Dupond est un voleur ; donc Dupont doit être puni de prison ». La prémisse majeure est la loi applicable, la mineure le fait et la conclusion la sentence. ». Cependant, si l’on adhère à la théorie réaliste il s’avère que, « la prémisse majeure, la loi, n’est pas réellement donnée au juge, qu’il doit en interpréter le texte, déterminer sa signification. C’est donc lui qui devient le législateur. Voilà donc l’essence de la théorie réaliste de l’interprétation : le véritable législateur n’est pas l’auteur du texte, c’est l’interprète » (M. Troper, « Justice constitutionnelle et démocratie », op. cit. note préc., p. 334).

[25] Cité in M. Troper, « Le positivisme comme théorie du droit », in C. Grzegorczyk, F. Michaut et M. Troper, Le positivisme juridique, Paris, LGDJ, Coll. « La pensée juridique », 1992, p. 280.

[26] Pour une critique du normativisme V. notamment X. Magnon, « En quoi le positivisme – normativisme – est-il diabolique ? », RTD civ., 2009, pp. 269-280 ; M. Troper, « Réplique à O. Pfersmann », RFDC, n° 52, 2002, pp. 335-353 ; « Réplique à Denys de Béchillon », RRJ-DP, 1994, pp. 267-274 ; P. Amselek, « L’interprétation dans la Théorie pure du droit de Hans Kelsen », in InterprÉtatio non cessat. Mélanges en l’honneur de Pierre-André Côté, Yvon Blais, Cowansville (Québec), 2011, pp. 39-56. À l’inverse, pour une critique de la théorie réaliste V. O. Pfersmann, « Contre le néo-réalisme juridique. Pour un débat sur l’interprétation », art. préc. ; « Une théorie sans objet, une dogmatique sans théorie. En réponse à M. Troper », art. préc. ; « Critique de la théorie des contraintes juridiques », in V. Champeil-Desplats, Ch. Grzegorczyk et M. Troper, théorie des contraintes juridiques, LGDJ, coll. « Pensée juridique », pp. 123-142.

[27] Ainsi pour Otto Pfersmann, « la volonté est une condition nécessaire de la norme » (O. Pfersmann, « Le statut de la volonté dans la définition positiviste de la norme juridique », art. précit., p. 84. Pour Kelsen encore, « la création de normes est un acte de volonté » (H. Kelsen, op. cit. note 203, p. 259. Michel Troper rattache également la formation de la norme à la volonté en affirmant que l’acte d’interprétation, créateur de norme, est « une fonction de la volonté » (M. Troper, « Une théorie réaliste de l’interprétation », art. préc., p. 71).

[28] V. en ce sens N. Rouland, Aux confins du droit. Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991 ; J. Gaudemet, Les naissances du droit. Le temps, le pouvoir et la science au service du droit, Montcrestient, coll. « Domat », 2006 ; P. Deumier, Le droit spontané, Economica, coll. « Recherches juridiques », 2002.

[29] Alors que la France comptait, au XVe et XVIe siècle, pas moins de six cents coutumes territoriales différentes, le Roi Charles VII décide, par cette ordonnance, qu’il soit procédé à la rédaction des coutumes afin d’unifier un peu plus le Royaume, ce qui constituait un pas de plus vers la formation de l’État. Sur cette question de la rédaction des coutumes V. notamment Colloque du 16 au 17 mai 1960, La rédaction des coutumes dans le passé et dans le présent, éd. de l’institut de sociologie, 1962.

[30] V. en ce sens N. Rouland, op. préc.

[31] Sur cette question V. notamment les études réalisées par P. Deumier, op. préc. ; A. Lebrun, La coutume, ses sources, son autorité en droit privé. Contribution à l’étude des sources du droit positif à l’époque moderne, LGDJ, 1932 ; M. Lefebvre, La coutume comme source formelle de droit en droit français contemporain, thèse : lille, 1906 ; D. Acquarone, La coutume. Réflexions sur les aspects classiques et les manifestations contemporaines d’une source du droit, thèse : nice 1987 ; G. Teboul, Usages et coutume dans la jurisprudence administrative, thèse : paris 2, 1987 ; A. Peneau, Règles de l’art et normes techniques, LGDJ, 1989.

[32] Sur la naissance de ce mouvement de pensée, né en Écosse, et son rayonnement V. notamment C. Gautier, L’Invention de la société civile : lectures anglo-écossaises, Mandeville, Smith, Ferguson, PUF, 1993 ; C. Smith, Adam Smith’s Political Philosophy : The Invisible Hand and Spontaneous Order, Taylor & Francis, 2005 ; P. Morère, Écosse des Lumières : le XVIIIe siècle autrement, ELLUG, 1997 ; L. Hill, The Passionate Society : The Social, Political and Moral Thought of Adam Ferguson, Springer, 2006 ; J.-C. Perrot, Une histoire intellectuelle de l’économie politique, 17e-XVIIIe siècles, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1992 ; R. Hamowy, The Scottish Enlightenment and the Theory of Spontaneous Order, Southern Illinois University Press, 1987.

[33] F. Hayek, Droit, législation et liberté, PUF, coll. « Quadrige Grands textes », 2007, p. 110. V. également sur cette question notamment K. Boulding et E. Khalil, Evolution, Order and Complexity, Routledge, 2002 ; Ph. Nemo, La Société de droit selon F. A. Hayek, PUF, 1988, p. 85 et s. ; S. Goyard-Fabre, État au vingtième siècle : regards sur la pensée juridique et politique du monde occidental, Vrin, 2004, pp. 79-80 ; J.-L. Gaffard, Norme, fait, fluctuation : contributions à une analyse des choix normatifs, Librairie Droz, 2001, pp. 90 et s. ; J. Batieno, Théorie de la connaissance et rationalité politique chez Karl Popper, thèse : paris 4, 2000 ; G. Dostaler et D. Ethier, Friedrich Hayek : philosophie, économie et politique, Économica, 1989, pp. 50 et s.

[34] Ibid., p. 98. V également en ce sens A. Marciano et M. Pélissier, « La théorie de l’évolution culturelle de Hayek à la lumière de La descendance de l’homme, de Darwin », in Économie et Sociétés, Œconomia, Histoire de la pensée économique, n° 33, déc. 2003, pp. 2121-2143 ; J.-R.-E. Eyene Mba, L’État et le marché dans les théories politiques de Hayek et de Hegel : Convergences et contradictions, L’Harmattan, 2007, p. 61 et s.

[35] Cité in F. Hayek, New Studies in Philosophy. Politics, Economics and the History of Ideas, London and Henley, Routledge & Kegan Paul, 1978, p. 260-261.

[36] F. Hayek, La constitution de la liberté, Litec, coll. « Liberalia », 1994, p. 25.

[37] Pour Hayek, « la conception d’un esprit déjà complètement développé, ayant conçu les institutions qui rendaient la vie en société possible, est contraire à tout ce que nous savons de l’évolution de l’Homme ». F. Hayek, La constitution de la liberté, op. préc., p. 85.

[38] B. de Mandeville, La Fable des abeilles, L. Carrive, (trad.), Vrin, 1991, Part. II, p. 264.

[39] D. Hume, Traité de la nature humaine, Aubier, coll. « Bibliothèque philosophique », 1983, p. 693.

[40] Pour une approche des sciences cognitives dont les précurseurs sont Herbert Simon et Friedrich Hayek V. J.-P. Dupuy, Aux origines des sciences cognitives, La Découverte, 2005

[41] F. Hayek, op. préc., p. 75.

[42] Ibid., p. 76.

[43] Sur ce thème de la pensée hayekienne V. notamment W. N. Butos, The Social Science of Hayek’s ‘The Sensory Order, Emerald Group Publishing, 2010, p. 342 et s. ; M. Bensaid, « Limites organisationnelles du libéralisme hayékien », in Cahiers d’économie politique : histoire de la psnée et théories, L’Harmattan, 2003, p. 90-93 ; A. Caillé, Splendeurs et misères des sciences sociales : Esquisses d’une mythologie, Librairie Droz, 1986, pp. 311-314 ; S. Ferey, « L’économiste et le juge : réflexions sur la théorie hayékienne du droit », in Cahiers d’économie Politique : histoire de la pensée et théories, L’Harmattan, 2008, pp. 57-83.

[44] F. Hayek, La constitution de la Liberté, op. préc., p. 66

[45] Ph. Nemo, Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains, PUF. Coll. « Quadrige », 2002, p. 1358.

[46] F. Hayek, op. cit. note n° 226, p. 136.

[47] Ibid., p. 199.

[48] P. Deumier, Le droit spontané, op. cit. note 221, n° 21, p. 29.

[49] Certains auteurs soutiennent cependant une thèse somme toute différente. Carpour eux, les règles créées spontanément doivent, pour certaines, être considérées comme constituant du droit. V. notamment, P. Deumier, op. cit. note 221. Selon nous, c’est seulement une fois que le juge a donné à une coutume la signification de norme qu’elle peut être considérée comme juridique.

[50] Ainsi David Hume nous dit-il : « deux hommes qui tirent sur les avirons d’une barque le font selon un accord ou une convention, sans avoir jamais échangé de promesses. De même la règle qui porte sur la stabilité des possessions découle moins de conventions humaines qu’elle ne se développe peu à peu, acquérant des forces en progressant lentement, par l’expérience répétée des inconvénients liés à sa transgression. Cette expérience nous procure davantage l’assurance que le sens de l’intérêt est devenu commun à tous nos semblables et nous donne et nous donne confiance dans la régularité de leur conduite à l’avenir » (D. Hume, op. cit. note 232, liv. III, part. II, sect. 3).

[51] Pour Pascale Deumier, cela se traduit par la formation d’une habitude, composante primaire de la règle spontanée. Selon elle, « l’habitude implique une réitération, seule capable d’amorcer la transformation du comportement originel en pratique constante et générale » (P. Deumier, op. cit. note 221, p. 44). Pour une définition de la notion d’habitude V. le même auteur (ibid., pp. 45-61).

Le pouvoir politique

Que l’on prenne une famille, une entreprise, un clan, un gang ou une association, dans tous ces groupes sociaux se superposent, inéluctablement, aux rapports horizontaux de solidarité, des liens verticaux « de commandement-obéissance »[1], d’où il résulte l’exercice d’une domination par le pouvoir que détiennent des gouvernants sur des gouvernés[2]. Comme s’accordent à le dire les auteurs, « à partir du moment où il existe un groupe, si petit soit-il, des phénomènes de pouvoir se manifestent parce que certains vont commander, d’autres vont obéir, ou se soumettre »[3]. Présent dans tout agrégat humain pouvant être qualifié de société, sous bien des formes le pouvoir se manifeste. Tantôt, il prendra l’apparence d’un père de famille, tantôt celle d’un roi, d’un empereur, ou bien encore d’une assemblée. Bref, il est de nombreux cadres dans lesquels le pouvoir peut s’exercer. De nos jours, le cadre que l’on considère comme le plus sophistiqué n’est autre que celui qui sert de support au pouvoir politique : il s’agit de l’État. Les constitutionnalistes affirment qu’il est « la forme sociale la plus perfectionnée »[4]. Sans doute, cela explique-t-il pourquoi le cadre étatique a été adopté par l’ensemble des sociétés d’aujourd’hui. Comment en est-on arrivé là ? Selon Georges Burdeau, « le pouvoir produit le social »[5] en ce qu’il assure l’organisation du système que constitue le groupe[6]. Si le pouvoir produit le social, il convient alors de se demander pourquoi les hommes se réunissent-ils en société. Beaucoup sont ceux qui pensent qu’il n’est pas dans la nature de l’Homme de se plier à quelque pouvoir que ce soit[7]. Pour quelle raison serait-il, par conséquent, enclin à se soumettre à celui dont l’exercice est inhérent à la vie en société ? Jusqu’à présent, c’est, toujours, en ces termes, que s’est posée la question de la naissance des sociétés humaines. Dès lors, afin d’appréhender le pouvoir dans toutes ses dimensions, nous faut-il prendre pour point de départ la problématique relative à la constitution des groupes humains[8].

Naissance du contractualisme. Jadis, les auteurs de la chrétienté opinaient tous à reconnaître une origine divine au pouvoir politique. Pour eux, cette forme de pouvoir a été créée par Dieu[9], qui aurait laissé, selon les mots de Saint Thomas d’Aquin, le soin aux hommes de l’organiser[10]. Telle est la thèse qui, pendant très longtemps, fut soutenue pour légitimer le pouvoir que détenait le Roi entre ses mains seules. À partir du XVIe siècle, certains penseurs, en particulier les monarchomaques, ont cherché, néanmoins, à « libérer le pouvoir royal de la tutelle de l’église en donnant une origine humaine à ce qui était jusqu’alors présenté comme la volonté de Dieu »[11]. Durant cette période, certains ont commencé à s’écarter de la théorie classique et se sont, peu à peu, attelés à poser les bases d’un nouveau courant de pensée : la doctrine contractualiste. Pour les fondateurs de cette théorie, qui ne sont autres que Théodore de Bèze[12], Althusius[13], Grotius[14] ou encore Pufendorf[15], le pouvoir dont est investi le monarque ne peut trouver sa source que dans la seule volonté de ses sujets qui, sur le modèle du lien vassalique[16], auraient accepté de lui prêter obéissance en échange de sa protection[17]. Dans la droite ligne de cette pensée, quelques années plus tard, Hobbes[18], Locke[19] et Rousseau[20] tentent, à leur tour, de s’illustrer en démontrant que c’est un véritable pacte, un « contrat social », qui aurait été conclu entre les hommes, lesquels auraient consenti d’une part, à s’unir en société et, d’autre part, à se soumettre à une autorité souveraine.

La thèse contractualiste. Plus concrètement, pour ces illustres penseurs, avant que le pouvoir politique ne divise les hommes entre gouvernants et gouvernés – Duguit qualifie ce phénomène de « différenciation politique »[21] –, ils auraient vécu à l’état de nature[22], état dans lequel ils étaient libres[23] et égaux[24], mais inéluctablement soumis à la loi du plus fort[25]. Tandis que pour Hobbes, cet état de nature consiste en un état de guerre permanent, la « guerre de tous contre tous »[26], soit la pire des anarchies[27], pour Locke et Rousseau celui-ci serait plutôt un état de paix dans lequel l’Homme connaîtrait de façon innée « les devoirs de la civilité »[28]. Ces deux derniers auteurs rejoignent, cependant, Hobbes en concédant, qu’à terme, l’état de nature conduit inévitablement à l’état de guerre[29]. Autrement dit, pour les contractualistes, à l’état de nature règne la force[30]. Or la force est une menace pour la sécurité des plus faibles affirme Hobbes ; un risque pesant sur la sûreté des biens des propriétaires pense Locke ; un danger pour la liberté et la propriété dira enfin Rousseau. Pour ces auteurs, afin de se prémunir contre les effets néfastes et pervers susceptibles d’être générés par l’état de nature, tel un mal qui se répandrait sans qu’il soit possible de l’arrêter, les êtres humains auraient choisi, en guise d’antidote, de quitter cet état de nature et de se réunir en société en concluant un pacte[31]. Par ce pacte, l’Homme aurait consenti à renoncer complètement à la liberté illimitée que lui conférait, de manière illusoire, son état de nature pour gagner, en retour, une liberté, certes, limitée, mais réelle, puisque reconnue par tous[32]. En d’autres termes, c’est par leur commune volonté que ceux, associés en vertu du contrat social, auraient institué un pouvoir extérieur et accepté de s’y soumettre[33]. Ce pouvoir leur garantirait la paix civile et la justice.

Les critiques du contractualisme. Fort logiquement, le contractualisme a essuyé bien des critiques[34]. La première d’entre elles tend à objecter aux défenseurs de cette pensée, que le contrat social « est sans rapport avec les faits »[35], car dépourvu de toute réalité historique[36]. Par ailleurs, revient souvent l’argument tenant à la notion de contrat qui aurait complètement été dévoyée. D’une part, celle-ci n’aurait de sens que dans la sphère privée dit Hegel[37], d’autre part, si pacte il y a eu, « il n’est pas le principe d’explication de l’origine du status civilis, mais de la façon dont il doit être » affirme Kant[38]. Enfin, il est une dernière critique dont on peut faire état. Elle consiste à dire que la formation des sociétés ne procède nullement de la commune volonté des hommes[39] et que, s’ils étaient libres, comment savoir ce que leur liberté serait réellement[40]. En somme, pour les pourfendeurs du contractualisme, le contrat social n’est que pure fiction. Et elle ne parviendrait pas à remplir l’objectif qui lui a été assigné : justifier l’établissement des sociétés humaines et l’existence entre leurs membres de rapports de pouvoir. Ces critiques formulées à l’encontre de la doctrine contrastualiste sont, pour le moins, convaincantes. Est-ce à dire qu’il faut rejet en bloc le concept de pacte social, comme socle des sociétés humaines ? On ne saurait, manifestement, être aussi excessif. Plusieurs raisons peuvent être avancées au soutien de cette position.

L’autre approche du contractualisme. Tout d’abord, ce à quoi font référence les contractualises doit être considéré, non pas comme une théorie, mais plutôt comme une parabole. Le pacte social qu’ils évoquent s’apparente moins en une description de la réalité qu’en un outil conceptuel – tel que peut l’être le réseau ou le système – pour décrire cette réalité. Ensuite, comme le souligne Edmund Burke, le contrat social doit être compris, pour faire sens, comme consistant en « un partenariat non seulement entre les vivants, mais entre les vivants, les morts et ceux qui vont naître »[41]. Pour Burke, qui se démarque, sur ce point, de Rousseau, le vrai contrat social est celui conclu entre les différentes générations d’une nation. Selon lui, « une Nation n’est pas une idée qui soit seulement d’une portée locale et un agrégat individuel et momentané ; mais c’est une idée continue, qui s’étend dans le temps aussi bien que dans l’espace et le nombre. Elle est un choix non d’un seul jour, ou d’un seul corps de personnes, ni un choix agité et étourdi ; elle est le choix délibéré des époques successives […] »[42]. Appréhendé sous cet angle-là, soit sous l’angle de la verticalité et non de l’horizontalité, le contrat social apparaît bien plus en phase avec la réalité que lorsqu’il est présenté comme le produit d’une association d’individus qui, subitement, se seraient réunis autour d’une table pour négocier les conditions de création d’une société. À la vérité, la formation des groupes humains est le fruit d’une lente évolution qui s’étale sur plusieurs milliers d’années. Si, dès lors, il doit être recouru à la figure du contrat pour expliquer la constitution des sociétés, la conclusion de leur acte fondateur doit être regardée comme s’échelonnant dans le temps. En le comprenant dans ce sens, le concept de contrat social peut, de la sorte, être sauvé. Maintenant identifiée le mécanisme de formation des sociétés humaines, il convient désormais de s’interroger sur la genèse du pouvoir. Cela suppose de se demander, pourquoi dans n’importe quel groupement humain se créent, inéluctablement, des rapports de pouvoir entre les agents.

La source des rapports de pouvoir. De prime abord, on pourrait être tenté de justifier leur existence en invoquant le fait qu’il est deux sortes d’êtres dans la nature : les dominants et les dominés. Pour Ramsay, « certains hommes naissent, propres à gouverner, tandis qu’une infinité d’autres semblent nés pour obéir »[43]. Le phénomène de pouvoir s’expliquerait donc par la différence de tempéraments qui existe, nécessairement, entre les membres d’une même société. Mais alors, s’il arrive qu’à l’occasion d’un rassemblement d’individus personne ne possède les caractères d’un dominant, est-ce à dire qu’aucun rapport de domination ne saurait se créer ? Assurément non. Il serait naturellement absurde de penser que, parce qu’un regroupement humain serait exclusivement composé d’agents au tempérament passif, il serait impossible de voir l’un d’eux exercer un pouvoir sur les autres et que, à ce titre, il devrait être dénié à cet ensemble la qualité de société. Cela est d’autant plus improbable que l’attribution de cette qualité ne dépend pas, comme démontré, du tempérament que possèdent les membres du groupe, mais de l’existence de relations de solidarité entre eux[44]. En vérité, la raison pour laquelle se créent, inexorablement, au sein de tout groupe, des rapports de commandement-obéissance doit être recherchée ailleurs. Et, si cette raison ne saurait être trouvée dans les différentes individualités qui composent le groupe, peut-être réside-t-elle dans la totalité qu’il constitue. Et l’on en revient, une fois encore, à la notion de système. Si l’on ramène le groupe à un système, la réponse à notre problématique s’impose alors d’elle-même.

Le groupe, vu comme le fruit d’une organisation. Par définition, un système est le fruit d’une organisation[45]. En tenant pour acquis le fait qu’un groupe est un système, il ne peut être qu’organisé. Pour le psychologue Kurt Lewin qui, dès les années quarante, compare le groupe à un système, il est nécessairement un tout structuré[46]. Sans un minimum d’organisation, un ensemble de personnes ne forme pas un groupe, mais un simple agrégat. L’organisation crée le lien social, qui unit les membres du groupe. Elle est donc la première des propriétés que doit revêtir le groupe pour exister. Cette organisation ne saurait, cependant, se produire sans fait générateur. Pour tout système, elle doit être provoquée et maintenue par une force. Dans la nature, cette force est, selon les croyances, appelée hasard, probabilité, ou bien encore providence. Lorsqu’elle est associée au système que constitue le groupe humain, un seul nom lui est attribué : le pouvoir[47]. Il s’agit, ici, du pouvoir qu’exercent des gouvernants sur des gouvernés. Certains constitutionnalistes avancent, à propos du pouvoir politique, qu’il est le pouvoir d’organiser[48]. Ainsi, est-ce le pouvoir que possèdent certains individus sur d’autres qui va engendrer l’organisation d’un groupe[49]. Georgres Burdeau affirme, dans le droit fil de cette idée, que le pouvoir n’est autre qu’une « puissance organisatrice de la vie sociale »[50] et que « ce qu’[il] apporte à la société c’est l’être »[51]. Parce qu’un groupe est, en tant que système, nécessairement généré par l’organisation, les rapports de domination qui se nouent entre ses membres sont, a priori, consubstantiels de son existence[52]. C’est, assurément là, la seule et unique raison pour laquelle des relations de pouvoir ont pu, jusqu’alors, être observées dans n’importe quelle société humaine. La distinction entre gouvernants et gouvernés tient donc à l’essence même du groupe qui n’existe qu’à travers son organisation.

Pouvoir politique et perpétuation du groupe social. Dans les sociétés primitives, cette organisation est assurée par le pouvoir dont est investi un chef de famille ou de clan[53], qui est devenu roi ou empereur lorsque le groupe à la tête duquel il se trouvait s’est progressivement agrandi[54]. Ce pouvoir n’avait d’autre finalité que de « préserver la cohésion sociale »[55]. Toutefois, cette cohésion demeure extrêmement fragile. Le pouvoir politique qui en assure le maintien est, lui-même, frappé d’une grande précarité. Qu’il soit transmis par hérédité ou conféré par une assemblée, ce pouvoir est attaché à la personne de son titulaire de sorte que, à sa mort, il l’emporte avec lui dans sa tombe. Selon l’expression consacrée par Grégoire de Tours, qui raconte l’épisode de Soissons : nos ipsi tuo sumus dominio subjugati, soit « tout ce que nous voyons ici est à toi, glorieux roi, et nous sommes nous-mêmes soumis à ton autorité »[56]. En d’autres termes, le regnum francorum est le butin du roi. Il l’a acquis, au fil de ses conquêtes, par la lame de son glaive. Conséquemment, il lui appartient en propre, et gare à ceux qui s’aviseraient de lui contester la propriété du moindre vase. Soudain, on voit alors poindre les difficultés sous-jacentes d’une telle conception du pouvoir. Une fois le roi mort, qui pour assurer la cohésion du groupe, le pouvoir du souverain s’évanouissant avec lui ? Remémorons-nous la succession de Louis le Pieux, fils de Charlemagne, qui se solda par une division du royaume entre ses trois fils[57]. Une dislocation du groupe dynastique que formaient les carolingiens s’en est suivie. Partant, la conception personnelle du pouvoir, héritée de la tradition germanique, avait pour effet de mettre en danger la cohésion du groupe, chaque fois que le souverain décédait, et ce, parce que durant la période de transmission du trône, il n’y avait rien ni personne pour maintenir l’organisation du système[58]. En réaction à ce désordre récurrent, qui s’est perpétré tout au long des époques mérovingiennes et carolingiennes, l’idée a commencé à germer, à partir du Xe siècle, que le pouvoir détenu par le Roi ne lui appartenait peut-être pas, du moins pas dans le sens où l’entendaient les prédécesseurs d’Hugues Capet[59].

Translation du pouvoir politique du Roi vers l’État. Les écrits de Suger de Saint-Denis sont très explicites là-dessus. Pour cet homme d’Église, le Roi doit fidélité et allégeance à la Couronne. Cet auteur laisse entendre, dès le XIIe siècle, que la Couronne serait le véritable titulaire du pouvoir exercé par les Capétiens dans le royaume. Pour les historiens du droit, « au-dessus de la pyramide des hommes, se trouve le roi et, sur son chef, la couronne, qui à la fois le rehausse et le dépasse, en donnant à la fonction royale sa nécessaire continuité »[60]. Continuité du pouvoir politique, voilà ce qui était désormais recherché par la royauté. Plus précisément, se posait à elle la question de savoir comment mettre définitivement un terme aux luttes intestines, qui affaiblissaient considérablement le royaume. Il fallait trouver un moyen de placer en sureté ce qui maintenait ce dernier en vie, soit ce fameux pouvoir politique dont dépendait l’organisation de tout le système. Le passé ayant démontré que la personne du Roi était loin d’être l’endroit le plus idoine, parce que mortelle, il devait en être trouvé un autre, plus sûr, et surtout immuable. Or quel meilleur endroit que la couronne pour parvenir à cette fin ? Ses porteurs peuvent se succéder, sans que celle-ci reste inchangée. En la choisissant comme réceptacle du pouvoir politique, il cesserait d’être discontinu, pour devenir permanent. C’est ainsi, que l’on assiste, peu à peu, à une translation de la titularité du pouvoir politique, dont était dépositaire le Roi en sa personne, vers sa couronne. On dit alors que le pouvoir politique s’institutionnalise. Au XVIe siècle, période à partir de laquelle la dévolution de la couronne est entièrement gouvernée par les lois fondamentales du royaume[61], un nouveau bouleversement s’opère. La Couronne va, en quelque sorte, se dématérialiser pour devenir l’entité abstraite que l’on désigne couramment par le nom d’État[62].

L’irréductible distinction entre gouvernants et gouvernés. Fondamentalement, la notion d’État moderne, que nous connaissons aujourd’hui, ne diverge pas de celle de Couronne. Toutes deux renvoient à la même chose : le socle inamovible sur lequel repose, désormais, toute autorité politique[63]. Selon les termes de Georges Burdeau l’État est « le titulaire abstrait et permanent du pouvoir »[64]. À ce titre, il a, pareillement à la Couronne, pour fonction d’assurer la cohésion sociale. C’est là, la charge naturelle dévolue à n’importe quel détenteur de pouvoir dont la mission première est, il faut le rappeler, de maintenir organisé le système humain à la tête duquel il se trouve. Aussi, revenons à notre réflexion initiale portant sur la nécessaire existence de phénomènes de pouvoir au sein des sociétés humaines. De tout ce qui précède, on peut d’ores et déjà relever que, lorsque le pouvoir est placé, tant entre les mains d’une personne physique, que sous l’égide d’une entité abstraite, dans les deux cas la distinction entre gouvernants et gouvernés demeure. Pis, si elle tendait à disparaître, en raison de l’absence de dépositaire, c’est l’organisation du groupe tout entier qui serait mise à mal, c’est-à-dire son existence. Fort légitimement, la prédiction aurait pu être faite, que cette distinction entre ceux qui dirigent et ceux qui obéissent se serait atténuée à partir du moment où le pouvoir politique s’incarne dans l’État, et non plus dans la personne d’un chef. Il n’en a rien été. Comme le souligne un auteur, « les hommes ont inventé l’État pour ne pas obéir aux hommes »[65]. Autrement dit, parce que « l’État n’est pas un être réel, psychologique ou social »[66], parce qu’il est le résultat d’une pure « opération intellectuelle »[67], pour que s’exerce le pouvoir dont il est investi, il doit se faire représenter. Or cette représentation suppose la désignation de gouvernants, lesquels entretiennent nécessairement des rapports de domination avec les gouvernés.

[1] V. Constantinesco et S. Pierré-Caps, Droit constitutionnel, PUF, coll. « Thémis Droit », 2011, pp. 5-6, n° 2.

[2] Pour Dominique Turpin « dans toute société un tant soit peu organisée, existe une distinction, plus ou moins avouée ou masquée, entre le petit nombre des gouvernants et la masse des gouvernés, entre détenteurs et destinataires de l’autorité, ceux qui savent (ou sont supposés tels) et ceux qui suivent, de force ou de leur plein gré (voire à l’insu du) » (D. Turpin, Droit constitutionnel, PUF, coll. « Quadrige Manuels », 2007, p. 15). Dans le droit fil de cette idée Duguit soutient qu’« il est d’évidence que dans presque toutes les sociétés humaines, chez les plus humbles et les plus barbares, comme chez les plus civilisés, nous apercevons des individus qui apparaissent commander à d’autres individus et qui imposent l’exécution de leurs ordres apparents par l’emploi de la contrainte matérielle lorsque besoin est » (L. Duguit, op. cit. note 6, p. 15, n° 8).

[3] Ch. Debbasch et J.-M. Pontier, Introduction à la politique, 5e. éd., Dalloz, coll. « précis droit public », 2000, p. 27, n° 36.

[4] J. Gicquel et J.- E. Gicquel, Droit constitutionnel et institutions politiques, Montchrestien, coll. « Domat droit public », 2012, n° 79, p. 55. V. également Ch. Debbasch et J.-M. Pontier, op. préc., p. 28, n° 37.

[5] G. Burdeau, Traité de science politique : présentation de l’univers politique, LGDJ, 1980, T. 1, vol. 2, p. 3, n° 2.

[6] V. infra, n° 110 et s.

[7] V. en ce sens Kelsen pour qui « si nous devons être dominés, alors nous voulons être dominés uniquement par nous-mêmes. » (H. Kelsen, « Les rapports de système entre le droit interne et le droit international public », RCADI, T. XLII, 1932-IV, pp. 121-351).

[8] Pour Duguit, entreprendre pareille démarche est peine perdue. Pour cet auteur, « démontrer comment un homme peut avoir légitimement, en vertu d’une qualité propre, le pouvoir d’imposer par la force sa volonté à un autre homme ». Il s’agit là, selon lui, d’un problème insoluble (L. Duguit, op. cit. note 6, p. 15).

[9] Saint-Paul est à l’origine de la maxime nulla potestas nisi Deo, ce qui signifie « il n’est pas de pouvoir qui ne vienne de Dieu », (Saint-Paul, Rom. XIII, 1, cité in S. Goyard-Fabre, Qu’est-ce que la politique ? : Bodin, Rousseau et Aron, Vrin, coll. « Pré-textes », 2002, p. 34).

[10] Il existe une divergence de point de vue entre les doctrines, que Duguit appelle, « du droit divin surnaturel » et celles « du droit divin providentiel ». Selon la première thèse, nous dit Duguit, « une puissance supérieure, Dieu, aurait non seulement créé le pouvoir politique pris en lui-même, mais encore désigné la personne ou les personnes, la dynastie, par exemple, qui, dans un pays donné, doivent être investies du pouvoir politique ». Selon la thèse « du droit divin providentiel », en revanche, ce n’est pas Dieu qui va décider de la personne à qui le pouvoir doit revenir. Ce sont les circonstances, les volontés humaines qui doivent le déterminer (L. Duguit, op. cit. note 6, pp. 16-17).

[11] T. L’Aminot, « Rousseau et l’état du contrat », in S. Goyard-Fabre (dir) et alii, L’État moderne, Regards sur la pensée politique de l’Europe occidentale entre 1715 et 1848, Vrin, coll. « Histoire des idées & doctrines », 2000, p. 105.

[12] V. en ce sens, Th. de Bèze, Du droit des magistrats sur leurs sujets, Marabuto, 1968, 110 p.

[13] G. Demelemestre, Introduction à la Politica methodice digesta de Johannes Althusius, Cerf, coll. « Humanités », 2012, 111 p.

[14] V. en ce sens H. Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, PUF, coll. « Quadrige », 2012, 894 p.

[15] S. Pufendorf, Le droit de la nature et des gens : Ou, Système général des principes les plus importants de la morale, de la jurisprudence et de la politique, Presses Universitaires de Caen, coll. « Bibliothèque de philosophie politique et juridique », 2010, T.1-2.

[16] V. en ce sens V. Constantinesco et S. Pierré-Caps, op. cit. note 22, p. 24, n° 27.

[17] Diderot affirmera par exemple dans l’Encyclopédie que « le consentement des hommes réunis en société est le fondement du pouvoir. Celui qui ne s’est établi que par la force ne peut subsister que par la force » (D. Diderot, Œuvres complètes, Paris, 1818, T. 3, 1re part., p. 384).

[18] V. en ce sens T. Hobbes, Léviathan, Folio, coll. « Folio essais », 2000, 1024 p.

[19] V. en ce sens, J. Locke, Traité du gouvernement civil, 2e éd., Flammarion, coll. « Garnier Flammarion », 2000, 381 p.

[20] V. en ce sens, J.- J. Rousseau, Du contrat social, Flammarion, coll. « Garnier Flammarion », 1968, 180 p.

[21] L. Duguit, op. cit. note 6, p. 535.

[22] Rousseau consent à l’idée que « les philosophes qui ont examiné les fondements de la société ont tous senti la nécessité de remonter jusqu’à l’état de nature » (J.- J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Flammarion, 1971, p. 158).

[23] Pufendorf affirme que « le principal droit de l’État de nature, c’est une entière indépendance de tout autre que Dieu ; à cause de quoi on donne à cet état le nom de Liberté Naturelle, en tant que l’on y conçoit chacun comme maître de soi-même, et ne relevant de l’empire d’aucun Homme, tant qu’il n’a pas été assujetti par quelque acte humain » (S. Pufendorf, Devoirs de l’homme et du citoyen, Presses Universitaires de Caen, coll. « philosophie », 1998, liv. II, Chap. I, §8).

[24] Pour Rousseau « il est aisé de voir que c’est dans ces changements successifs de la constitution qu’il faut chercher la première origine des différences qui distinguent les hommes ; lesquels, d’un commun aveu, sont naturellement aussi égaux entre eux que l’étaient les animaux de chaque espèce avant que diverses causes physiques eussent introduit dans quelques-unes les variétés que nous y remarquons ». Discours sur l’inégalité I

[25] Pour Rousseau « le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit, et l’obéissance en devoir. De là le droit du plus fort ». J.- J. Rousseau, Du Contrat social, op. préc., liv. I, ch. III.

[26] T. Hobbes, op. cit. note 40, pp. 224-231.

[27] D’où la célèbre affirmation de Hobbes : « à l’état de nature l’homme est un loup pour l’homme » (Ibid., pp. 281-282). Celui-ci ajoutera par ailleurs que « aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tient en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, la guerre de chacun contre chacun » (Ibid., pp. 288-289).

[28] J.-J. Rousseau, Manuscrit de Genève, liv. I, chap. II.

[29] Pour Rousseau, l’état de nature conduit « au plus horrible état de guerre » car « les usurpations des riches, les brigandages des pauvres, les passions effrénées de tous, étouffant la pitié naturelle et la voix encore faible de la justice, rendirent les hommes avares, ambitieux et méchants. Il s’élevait entre le droit du plus fort et le droit du premier occupant un conflit perpétuel qui ne se terminait que par des combats et des meurtres » (J.-J. Rousseau, Manuscrit de Genève, liv. I, chap VI). Dans le droit fil de cette idée, pour Locke, « le désir d’éviter cet état de guerre (où l’on ne peut avoir recours qu’au ciel et qui, en l’absence d’une autorité capable d’arbitrer les conflits, peut surgir à la suite du moindre différend) a été le grand motif qui a engagé les hommes à former des sociétés et à abandonner l’état de nature » (J. Locke, op. cit. note 41, §21).

[30] Pour Arthur Schopenhauer, par exemple, « Le droit en lui-même est impuissant ; par nature, règne la force. Le problème de l’art de gouverner, c’est d’associer la force et le droit afin qu’au moyen de la force, ce soit le droit qui règne. Et c’est un problème difficile si l’on songe à l’égoïsme illimité qui loge dans presque chaque poitrine humaine » (A. Schopenhauer, Parerga & Paralipomena, CODA, 2005, liv. II, §127).

[31] Pour Rousseau il faut ainsi « trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant » (J.- J. Rousseau, Du contrat social, op. cit. note 42, liv. I, chap. VI, p. 51).

[32] Ainsi pour Rousseau « ce que l’homme perd par le contrat social, c’est la liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre, ce qu’il gagne c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède » (Ibid., liv. I, chap. VIII, p. 55).

[33] Diderot écrira en ce sens dans l’Encyclopédie que « le consentement des hommes réunis en société est le fondement du pouvoir. Celui qui ne s’est établi que par la force ne peut subsister que par la force » (D. Diderot, op. cit. note 39, p. 384).

[34] Parmi les plus célèbres contradicteurs de la doctrine contractualiste on peut citer Hegel, Kant ou encore Hume.

[35] E. Durkheim, De la division du travail social, op. cit. note 8, p. 179.

[36] Bossuet dira en ce sens « qu’on ne voit point d’érections de monarchies qui ne se soient faites par des traités » (Cité in F. Strowski, Bossuet et les extraits de ses œuvres diverses, Paris, Librairie Victor Lecoffre, 1901, p. 373).

[37] G.- W. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, Vrin, coll. « Textes Philosophiques », 2000, p. 384.

[38] E. Kant, Réflexions sur le droit, n° 7740, AK, XIX. Cité in S. Goyard-Fabre, La philosophie du droit de Kant, Vrin, 1996, p. 172.

[39] V. en ce sens L. Duguit, op. cit. note 6, p. 20.

[40] Pour une critique de l’état de nature, voir celle formulée par Joseph De Maistre dans son plaidoyer contre la théorie du contrat social (J. De Maistre, Contre Rousseau : De l’état de nature, Fayard/Mille et une nuits, coll. « La Petite Collection », 2008, 96 p.).

[41] E. Burke, Reform of Representation in the house of Commons, 1782, cité in G. H. Sabine, A history of Political Theory, New York, Holt Rinehart and Winston, 1961, p. 565.

[42] Ibid., p. 559.

[43] A.-M. Ramsay, Essai philosophique sur le gouvernement civil, chap IV, cité in R. Derathé, op. cit. note 66, p. 127. Dans cet ordre d’idée se reporter également à Bossuet pour qui « les hommes naissent tous sujet : et l’empire paternel qui les accoutume à obéir, les accoutume en même temps à n’avoir qu’un chef » (J.-B. Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’Écriture Sainte, Dalloz, coll. « Bibliothèque Dalloz », 2003, liv. II, art. I, prop. VII).

[44] V. supra, n° 96.

[45] V. supra, n° 8.

[46] K. Lewin, Psychologie dynamique : Les relations humaines, PUF, 1959.

[47] V. en ce sens G. Burdeau, op. préc., p. 3

[48] Ainsi, Bernard Chantebout, définit-il le pouvoir politique comme « le pouvoir d’organiser la société en fonction des fins qu’on lui suppose » (B. Chantebout, Droit constitutionnel, Dalloz-Sirey, 2009, p. 6).

[49] Pour Jacques Chevallier par exemple, pareil pouvoir existait déjà dans les sociétés primitives, en tant que principe de cohésion du groupe (J. Chevallier, Institutions politiques, L.G.D.J, coll. « Systèmes », 1996, p. 43). V. également Bertrand de Jouvenel qui définit le pouvoir comme « l’activité constructive, consolidatrice et conservatrice d’agrégats humains » (B. de Jouvenel, De la souveraineté. À la recherche du bien politique, éd. Génin, Librairie de Médicis, 1955, p. 33).

[50] G. Burdeau, op. préc., p. 9.

[51] Ibid., p. 5

[52] Pour Georges Burdeau le pouvoir politique est « consubstantiel à l’organisation sociale » (Ibid.) ; V. également, pour approfondir cette question, P. Castres, La Société contre l’État : Recherches d’anthropologie politique, Les Editions de Minuit, coll. « Reprise », 2011, 185 P. ; L. Lévy-Bruhl, L’âme primitive, PUF, 1996, 451 p.

[53] Norbert Rouland affirme en ce sens que, au cours de la période néolithique, « l’examen du matériel funéraire prouve que certains individus disposent d’un pouvoir de décision et d’une autorité très supérieure aux autres » (N. Rouland, Anthropologie juridique, PUF, coll. « Droit fondamental », 1988, p. 126).

[54] Jean Gaudemet montre très clairement que, chez les romains, l’empereur dispose d’un quasi-monopole législatif, tout autant que, chez les francs, l’édiction de la loi est une fonction royale (J. Gaudemet, Les naissances du droit, Le temps, Le pouvoir et la science au service du droit, Montchrestien, coll. « Domat droit public », 2006, p. 91).

[55] J. Chevallier, op. préc., p. 44.

[56]G. De Tours, De l’Histoire des Francs, liv. II, chap. 27, cité in F. De Coulanges, Histoire des institutions politiques de l’ancienne France : La monarchie franque, Hachette et Cie, 1912, p. 66.

[57] En août 843, les trois petits-fils de Charlemagne se partagent, dans le cadre du Traité de Verdun, les territoires l’Empire. Charles le Chauve hérite de la Francie occidentale. Lothaire 1er reçoit la Francie médiane. Enfin, la Francie orientale échoit à Louis le Germanique.

[58] Ainsi Georges Burdeau avance-t-il que, « incarné dans un homme, le pouvoir disparaît avec lui. Jointe au défaut de légitimité, cette absence de continuité créé une situation fâcheuse aussi bien pour les gouvernants, dont l’autorité peut toujours être menacée par des rivaux, que pour les gouvernés, toujours victimes des luttes dont le titre au commandement est l’enjeu » (G. Burdeau, Traité de science politique : l’État, op. cit. note 65, p. 582.

[59] V. en ce sens Fr. Olivier-Martin, Histoire du droit français ; des origines à la révolution, Paris, CNRS éditions, coll. « HC Droit », 2005, n° 147, p. 203.

[60] J.-L. Harouel, J. Barbley, et alii, Histoire des institutions de l’époque franque à la révolution, PUF, coll. « Droit Fondamental », 2006, n° 233, p. 232.

[61] Pour se faire une idée de ce que représentent les lois fondamentales du royaume V. Fr. Olivier-Martin, op. préc., p. 324.

[62] Etymologiquement, le terme « état » vient du latin stare (demeurer), ce qui évoque l’idée de stabilité et de permanence.

[63] Pour J. Russ « quand l’institution se transforme en support, en titulaire du pouvoir, nous saisissons l’acte de naissance de l’État moderne » (J. Russ, Les théories du pouvoir, Paris, Poche, 1994, p. 72).

[64]G. Burdeau, L’État, Seuil, Paris, 1970, p. 15.

[65] Ibid., p. 15. Burdeau ajoute, à ce propos, que « L’état n’est donc pas un phénomène naturel comme le clan, la tribu, ou la nation. Il est construit par l’intelligence humaine à titre d’exploitation et de justification du fait social qu’est le pouvoir politique. Il n’a de réalité que conceptuelle » (G. Burdeau, op. cit. note 65, p. 582).

[66] M. Troper, Pour une théorie juridique de l’État, PUF, coll. « Léviathan », 1994, p. 149.

[67] V. Constantinesco et S. Pierre-Caps, op. cit. note 22, n° 12, p. 11.