Civ. 2, 10 avr. 2025, n° 23-11.731, publié au bulletin : Reconnaissance du caractère professionnel d’une maladie psychique, saisine d’un CRRMP et non contestabilité du taux prévisible

Civ. 2, 10 avr. 2025, n° 23-11.731, publié au bulletin :

Reconnaissance du caractère professionnel d’une maladie psychique, saisine d’un CRRMP et non contestabilité du taux prévisible

Résumé.

Les maladies psychiques, qui sont encore à ce jour hors tableau, peuvent être reconnues d’origine professionnelle à la condition qu’un critère de gravité soit rempli. Il s’avère que le médecin-conseil de la caisse peut se contenter d’un taux « prévisible » pour justifier la saisine d’un comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles par la caisse de sécurité sociale. C’est un taux que l’employeur n’est toujours pas fondé à remettre en cause… peu important qu’à la fin de l’histoire le taux définitif soit très en-deçà des 25 % exigés par la loi aux fins de saisine du CRRMP.

Commentaire.

Une salariée formule une demande de reconnaissance du caractère professionnel de sa maladie (hors tableau), en l’occurrence un état dépressif, des insomnies et des cauchemars. Aux termes d’une expertise effectuée par un comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP), saisi par la caisse (art. D.461-30 c. sécu. soc.), il est notifiée à la victime et à son employeur la prise en charge de la pathologie au titre de la législation professionnelle. La victime saisit dans la foulée une juridiction chargée du contentieux de la sécurité sociale d’une action en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur, qui se défend.

L’employeur, qui ne semble pas contester que la maladie a été essentiellement et directement causé par le travail habituel de la victime (au sens de l’article L. 461-1 c. sécu. soc.), soutient en revanche que la condition de gravité de la maladie exigée par les articles L. 461-1 et R. 461-8 du code de la sécurité sociale aux fins de saisine du CRRMP n’est pas remplie ; qu’il était insuffisant pour la caisse de se contenter du taux « prévisible » fixé par le médecin-conseil. Et de soutenir subsidiairement que l’avis de ce dernier professionnel de santé, à la lumière duquel la caisse s’est prononcée, ne lie pas la juridiction.

Saisie, la cour d’appel ne fait pas droit à sa demande. Quant au pourvoi, et conformément à une jurisprudence de la deuxième chambre civile bien fixée (v. déjà en ce sens, Civ. 2, 19 janv. 2017, n° 15-26.655 – 21 oct. 2021, n° 20-13.889), il est rejeté. La Cour de cassation ne convainc donc toujours pas. Il faut bien convenir qu’il y a matière à douter.

Le taux d’incapacité permanente partielle de travail de 25 % est un sérieux obstacle à la saisine du CRRMP, qui suppose que la victime souffre d’une maladie relativement grave. C’est ce sur quoi le service du contrôle médical de la caisse doit se prononcer (au vu de l’article L. 434-2 c. sécu. soc.) peu important que la maladie expertisée ne soit renseignée dans aucun tableau de maladie professionnelle. Pour ce faire, et aux fins de saisine, le médecin-conseil est prié de fixer un taux dit « prévisible ». Pour le dire autrement, le taux est déterminé peu important que la maladie psychique ne soit pas consolidée. Ceci pour bien faire comprendre qu’il est tout à fait possible qu’une fois l’expertise réalisée par le comité, un taux d’IPP inférieur à 25 % puisse être arrêté. En bref, l’entreprise peut se voir opposer une décision de prise en charge d’une maladie aux moindres conséquences qu’il ne semblait de prime abord, qui n’aurait pas fondé l’imputation du sinistre au « compte employeur ».

Il y a donc une différence nette entre les conditions de la saisine du CRRMP et ses effets en termes de reconnaissance du préjudice séquellaire, qui est contestée dans le cas d’espèce et qui n’est pas toujours bien comprise ou acceptée.

Il faut convenir que si l’affection n’est pas stabilisée, que son évolution est imprévisible, que donc le taux d’incapacité permanente partielle ne peut être arrêté, la caisse devrait en toute rectitude adresser au demandeur un refus d’ordre médical, à charge pour l’intéressé de saisir la commission médicale de recours amiable (art. L. 142-1, 5° et R. 142-8 c. sécu. soc.). C’est le triste lot de nombreuses maladies psychiatriques dont la gradation est un exercice qui tient de la gageure. En guise de réponse apportée à la difficulté d’évaluer le retentissement de ce type de maladie, les pouvoirs publics ont demandé aux caisses de retenir une interprétation souple de l’article L. 461-1, alinéa 4 du code de la sécurité sociale, afin de fixer un taux d’incapacité « prévisible » à la date de la demande, sans exiger que l’état de la victime ne soit stabilisé (v. en ce sens, l’instruction adressée par la Direction de la sécurité sociale du ministère chargé des affaires sociales – DSS/SD3A/2012/98 du 13 mars 20122012 – à la caisse nationale, qui l’a répercutée dans une lettre-réseau LR/DRP n° 17/2012 de la CNAMTS du 12 avr. 2012. V. not. sur le sujet : Ch. Willmann, Lexbase, 22 oct. 2015). Plus tard, et sur cette pente, le législateur s’est appliqué à édicter une procédure dérogatoire de reconnaissance du caractère professionnel des maladies psychiques (loi n° 2015-994 du 17 août 2015), qui aura concrètement consisté à autoriser le médecin-conseil (ou le comité) à faire appel, chaque fois qu’il l’estime utile, à l’avis d’un médecin spécialiste ou compétent en psychiatrie (art. D. 461-27 c. sécu. soc.).

Où l’on voit le biais qui est dénoncé dans cette affaire.

Qu’il faille attendre la consolidation, voire à tout le moins une stabilisation, c’est sûrement trop demander pour que l’instruction d’une demande de prise en charge d’une maladie hors tableau ne soit faite. Des années peuvent s’écouler sans que jamais le droit putatif de la victime à une couverture du risque maladie par la branche AT/MP ne soit sanctionné et que les prestations sociales susceptibles d’être servies en regard ne soient accordées. De ce point de vue, la détermination d’un taux d’incapacité permanente partielle de travail « prévisible » est de nature à éviter que la lettre de l’article L. 461-1 du code de la sécurité ne reste morte. Mais que le taux arrêté aux fins de saisine du CRRMP soit laissée à l’appréciation discrétionnaire du médecin-conseil (dans la mesure où la Cour de cassation après la cour d’appel refuse à l’employeur le droit de le contester) est discutable. Ce d’autant plus que ce dernier ne s’est peut-être pas fait assister d’un psychiatre, ce qui est une hypothèse qu’il faut avoir en tête tant la médecine psychiatrique souffre d’un manque de praticiens (les consultations augmentent tandis que la spécialité n’est pas assez choisie par les jeunes médecins au regard des besoins).

Le défaut de parallélisme des formes interroge dans le cas particulier. Tandis qu’en cas de rejet de la saisine du CRRMP par la caisse, la victime est fondée à saisir le comité médical de recours amiable ; en cas d’admission en revanche, l’employeur est interdit de toute contestation.

Au vu 1° de la juridictionnalisation du contentieux des accidents et des maladies professionnelles ; 2° de la tentation forte de saisir un juge en reconnaissance du caractère inexcusable de la faute commise par l’employeur aussitôt qu’une prise en charge du risque professionnel par la branche idoine est notifiée ; 3° de la gradation ex post du taux par le comité, qui peut être très en-deçà du taux exigé aux fins de saisine ; 4° de la présentation du dossier devant le comité par le médecin-conseil qui a examiné la victime ou qui a statué sur son taux d’incapacité permanente (art. D. 461-30 c. sécu. soc.), qui est de nature à influencer le comité d’experts ; 5° du poids des prestations sociales servies qui est déplacé sur l’employeur concerné ou bien la communauté des employeurs (en cas de tarification collective), il ne semblait pas inéquitable de dire l’employeur incriminé (en fin de compte) bien fondé à discuter le taux dit « prévisible », voire à lui accorder le bénéfice d’une inopposabilité de la prise en charge de la pathologie au titre de la législation toutes les fois que le taux définitivement arrêté se situe en deçà dudit taux « prévisible » (v. sur le refus de cette hypothèse : Civ. 2, 19 janv. 2017, préc.), charge alors aux tutelles et au Conseil d’orientation des conditions de travail de reprendre la main et de définir un nouveau tableau de maladies professionnelles, en l’occurrence un tableau des maladies de nature psychique (art. L. 461-2 c. sécu. soc.).

La solution a néanmoins le mérite d’assouplir le régime de la réparation des maladies professionnelles dans un contexte de discrimination des travailleurs devant le risque, de résistance à l’édiction d’un tableau idoine et du classement de la France parmi les plus mauvais élèves en termes de dépressions liées aux risques psychosociaux, si l’on en croit les résultats d’une recherche qui a été présentée à la fin du mois de janvier dernier devant le Conseil de l’Union européenne (Leïla Comarmond, Les Echos, 28 avr. 2025 ; https://actualites.uqam.ca/2024/risques-psychosociaux-au-travail).

Article publié in Dalloz actualité mai 2025.

Civ. 2, 10 avr. 2025, n° 22-18.173 : Rente majorée, restitution de l’indu et théorie de la chose décidée

Civ. 2, 10 avr. 2025, n° 22-18.173, publié au bulletin

Titre.

Rente majorée, restitution de l’indu et précisions quant à la théorie de l’autorité de la chose décidée

Résumé.

Après qu’une caisse a procédé à quelques vérifications ex post, elle notifie pour le passé un indu de plusieurs milliers d’euros à un crédit-rentier et rectifie pour l’avenir son erreur de calcul. La théorie de l’autorité de la chose décidée n’aura été d’aucun secours tandis que le droit de la restitution de l’indu aurait pu dispenser pour partie la victime de la dette de remboursement.

Commentaire.

En l’espèce (Civ. 2, 10 avr. 2025, n° 22-18.173), après que la faute inexcusable de l’employeur, qui a concouru à l’accident du travail de la victime, a été reconnue par une juridiction chargée du contentieux de la sécurité sociale, la majoration de la rente allouée a été fixée au maximum. Consécutivement à une vérification survenue 7 années plus tard, la caisse constate une erreur de calcul de la majoration et un trop-perçu, réduit le montant annuel de la rente de plus de 22 % et notifie à la victime un indu de plusieurs milliers d’euros (sur le fondement de l’article L. 133-4-1, al. 1er c. sécu. soc.). Celle-ci conteste l’action en restitution. La demande ayant été rejetée par la commission de recours amiable, la victime saisit le juge de la sécurité sociale.

La lecture de l’arrêt rendu par la cour d’appel d’Amiens (n° RG 20/02006, qui n’est pas accessible sur Legifrance ni Jurilibre mais sur l’application d’un éditeur privé) renseigne que le pôle social du tribunal judiciaire de Lille (10 oct. 2017, n° 20162467/6320) a condamné la victime à rembourser le trop-perçu (plus de 15 000 euros).

Saisie, la cour d’appel d’Amiens fait droit à la demande de la victime, qui soutient que la décision attributive de la rente majorée présente un caractère définitif lui conférant l’autorité de la chose jugée laquelle, en l’absence de fraude de la victime ou bien de révision de son taux d’incapacité, fait obstacle à toute modification du montant de la rente et, par voie de conséquence, à la notification de l’indu litigieux. En bref, la victime excipe la théorie de l’autorité de la chose décidée.

La deuxième chambre civile entre en voie de cassation (partielle), rappelle formellement les principes et indique les limites qu’elle pose au jeu de la théorie précitée. Au visa de l’article L. 133-4-1 du code de la sécurité sociale, il est rappelé que le versement de prestations indues ouvre droit (pour le passé) à restitution au profit de la caisse solvens dans les limites de la prescription applicable (laquelle prescription biennale n’est pour mémoire pas applicable en cas de fraude ou de fausse déclaration de l’assuré). Il est également indiqué que rien ne s’oppose (pour l’avenir) à la rectification de la décision affectée de l’erreur.

La théorie de la chose décidée est une construction jurisprudentielle qui a été commencée à la fin des années soixante, concomitamment à l’élaboration de la théorie de la garantie contre les changements de doctrine, qui est une théorie propre au droit administratif. Le principe formulé par la Cour de cassation, que reprend à son compte l’auteur du pouvoir dans son moyen, est le suivant : dès lors qu’une décision a été régulièrement notifiée et qu’elle n’a donné lieu, dans les délais, à aucun recours contentieux, elle revêt un caractère définitif. Partant, l’organisme de sécurité sociale ne peut prononcer son retrait, c’est-à-dire y mettre fin rétroactivement, à moins que la décision n’ait été acquise au bénéfice de la fraude (Soc., 5 mars 1992, CPAM de la Dordogne c./ Ambulances Archambault, RJS 3/94, n° 300). Pour le dire autrement, une décision définitive peut être abrogée pour l’avenir ; elle ne peut être retirée rétroactivement (Soc., 20 juin 1995, Société Safer c./ URSSAF du Nord-Finistère, Bull. civ. V, n° 225, X. Prétot, Les grands arrêts du droit de la sécurité sociale, 2e éd., Dalloz, 1998, p. 46 et s.).

La théorie de la chose décidée est volontiers excipée par les parties au soutien de leur pourvoi en cassation. La deuxième chambre civile n’en fait pourtant jamais mention dans ses arrêts. La consultation de Legifrance l’atteste : l’expression exacte « autorité de la chose décidée » n’est renseignée en tout et pour tout qu’à 18 reprises parmi les arrêts rendus et publiés par la deuxième chambre civile (en cochant également dans la requête les arrêts rendus par la chambre sociale, le score augmente un petit peu toutefois). Exception est donc faite à la règle en l’espèce en ce sens que la Cour de cassation prend soin de reproduire la décision de la cour d’appel, qui a repris à son compte les conclusions de la victime relativement au jeu de la théorie de la chose décidée (point n° 11), pour casser dans la foulée l’arrêt rendu.

En bref, et nonobstant l’impérieuse nécessité de garantir la sécurité juridique des créanciers de prestations sociales, l’organisme de sécurité sociale est fondé à demander la restitution de l’indu, à prévenir l’enrichissement sans cause d’un assuré et à protéger ainsi la communauté toute entière des cotisants d’un appauvrissement injustifié. L’organisme est encore fondé, pour prévenir dans le futur un trop-perçu, à rectifier la décision affectée de l’erreur. Tout est distinctement explicité dans l’arrêt.

Ceci étant dit, la restitution de l’indu, qui est une figure particulière de la théorie de l’enrichissement injustifié, ne saurait exonérer le débiteur de la faute commise dans le paiement. Il sera rappelé qu’il appartient à celui qui doit payer l’obligation de faire montre de la meilleure des diligences aux fins de parfaite libération. Dans le cas particulier, l’organisme de sécurité sociale a mis des années avant de s’apercevoir de l’erreur de calcul, lequel calcul est sa responsabilité propre. Entendons que le crédit-rentier n’a que bien peu de moyens pour connaître, de son côté, le montant précis de sa rente et de ses droits à prestation. Si cela avait été le cas, l’organisme aurait pu lui opposer l’article 1302-1 du code civil, qui dispose que « celui qui reçoit par erreur ou sciemment ce qui ne lui est pas dû doit le restituer à celui de qui il l’a indûment reçu ». Au résultat, et en raison de l’erreur grossière commise par l’organisme de sécurité sociale (erreur de calcul ab initio et modalités de contrôle insuffisantes ex post), le crédit-rentier est obligé de rembourser plus de 15 000 euros tandis que ses revenus de remplacement sont plafonnés à 1600 euros. En conséquence, l’article 1302-3, al. 2 du code, qui dispose que la restitution peut être réduite si le paiement procède d’une faute, aurait très certainement gagné à être appliqué dans la cas particulier, ce que les parties n’ont pas demandé aux juges successivement saisis (v. également l’octroi du délai de grâce de l’article 1343-5, al.1 du code civil).

Article publié in Dalloz actualité mai 2025

L’évolution de la responsabilité de l’entreprise dans la survenance du risque professionnel d’une dette d’argent de l’employeur à une créance de réparation du salarié ?

1. Position dogmatique. En comparaison avec le droit civil de la réparation du dommage corporel, qui a été façonné tout au long du XXe siècle pour garantir aux victimes une réparation intégrale des atteintes subies – que le professeur Lambert Faivre a présenté dans des termes choisis : « L’évolution de la responsabilité civile d’une dette de responsabilité à une créance de réparation »[1] -, le droit social de la réparation forfaitaire des risques professionnels n’aura pour ainsi dire pas varié sur la période. Exception faite de quelques corrections techniques, l’exorbitance de ce dernier régime aura résisté à tous les vents progressistes. Il aura été dit que la réparation des atteintes souffertes par le corps laborieux ne saurait jamais être intégrale tandis que, et par comparaison, il n’est pour ainsi dire aucune autre victime dont la réparation des atteintes à l’intégrité physique n’est pas guidée par le principe directeur de l’équivalence entre le dommage subi et les chefs de préjudices indemnisés[2].

2. Corrections paramétriques. Depuis que le Conseil constitutionnel a autorisé que tous les dommages corporels subis consécutivement à une faute inexcusable de l’employeur soient réparés intégralement par le truchement de l’action en indemnisation complémentaire de l’article L. 452-3 du Code de la sécurité sociale, à la condition qu’ils n’aient pas été couverts par le livre 4[3], le champ des possibles a semblé s’ouvrir. L’applicabilité des règles de droit civil favorables aux victimes a paru facilitée, la réforme du régime juridique sous étude par capillarité sérieusement envisageable et l’évolution de la responsabilité de l’entreprise dans la survenance du risque professionnel d’une dette d’argent de l’employeur à une créance de réparation du salarié en passe d’être acquise. Un arrêt d’assemblée plénière rendu en janvier 2023 par la Cour de cassation a donné à penser que l’hypothèse de travail était des plus sérieuses[4]. Autorisant la victime à demander l’indemnisation du déficit fonctionnel permanent nonobstant le service d’une rente AT, la Cour augmentait un peu plus encore la liste des chefs de préjudices indemnisables.

Après que deux juridictions du fond sont entrées en voie de dissidence[5], la rente d’accident du travail a fini par être regardée par la cour régulatrice comme ayant pour objet exclusif de compenser, sur une base forfaitaire, les préjudices subis par la victime dans sa vie professionnelle en conséquence de l’accident, c’est-à-dire ses pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité[6]. Pour le dire autrement, la rente, qui répare chef de préjudice patrimonial, ne répare pas (ou plus) l’incapacité physiologique, les souffrances endurées post consolidation ni les troubles dans les conditions d’existence, qui sont des composantes du déficit fonctionnel[7].

Au final, la restriction du droit subjectif à réparation des salariés victimes d’une faute qualifiée de l’employeur est de moindre intensité[8]. La solution nouvelle s’inscrit dans le sillage de la décision du Conseil constitutionnel précitée. Elle est parfaitement conforme aux règles qui organisent le recours des tiers payeurs dont la Cour de cassation faisait litière jusqu’alors. Depuis, et en toute logique, sont affectées pareillement : les pensions d’invalidité des salariés[9] comme celles des travailleurs indépendants[10], les pensions de retraite[11], les rentes viagères d’invalidité[12] et plus généralement toutes les prestations dont les modalités de calcul ne prennent en compte aucun facteur personnel[13].

Où l’on peut faire remarquer que, sous couvert d’une correction plutôt paramétrique de la matière (sans préjudice de son importance pour les personnes concernées naturellement), c’est possiblement tout le système de couverture des risques professionnels dont l’économie générale serait sur le point de basculer.

3. Incidences systémiques. L’extension par le Conseil constitutionnel de la liste des chefs de préjudices intégralement réparables et la réduction de l’assiette du recours des organismes de sécurité sociale ont pour effet d’augmenter le coût moyen des sinistres supportés par le ou les assureurs du risque professionnel, à savoir : la caisse ou la mutualité sociale agricole (prise en qualité d’assureur public de première intention) et l’organisme d’assurance privé (pris en qualité de débiteur final de la réparation) auprès duquel l’employeur aura possiblement cherché à couvrir en tout ou partie les conséquences financières d’une faute inexcusable[14].

Pour le dire autrement, et parce que le droit et l’économie de l’assurance commandent que des provisions techniques prudentielles soient établies[15], la réparation intégrale de tous les chefs de préjudices contraint (à tout le moins en théorie) les assureurs à majorer les cotisations des employeurs aux fins de financement de la couverture du risque aggravé.

Tandis qu’on imaginait assez la réaction farouche des souscripteurs employeurs et inversement l’approbation appuyée des salariés assurés, ces derniers joignirent leurs voix aux premiers pour critiquer l’amélioration continuée de leur propre sort par la Cour de cassation. Aux termes de l’accord national interprofessionnel du 15 mai 2023 relatif aux accidents du travail et des maladies professionnelles, les partenaires sociaux appellent le législateur à prendre toutes les mesures nécessaires pour revenir en arrière et garantir que la nature duale de la rente AT/ MP ne soit pas (ou plus) remise en cause. Comprenons bien : l’exhortation est le fait des organisations d’employeurs et des organisations syndicales de salariés.

Pour l’heure, la jurisprudence de la Cour de cassation est toujours de droit positif. Les travaux préparatoires des lois de financement de la sécurité sociale pour 2024 et 2025 renfermaient pourtant des amendements abrogatifs. Qu’il ne s’agisse pas du bon véhicule législatif ou bien encore que la séquence politique n’ait pas été la plus propice à la correction, la question reviendra sur le devant de la scène lorsque le temps de la transposition de l’accord sera venu.

4. Plan. Cette résistance farouche des parties prenantes signale un trouble manifeste dans les esprits. Il se pourrait fort que les partenaires sociaux aient craint qu’en succombant à la tentation de la réparation intégrale de tous les risques professionnels, ce qui est une expérience de pensée des plus stimulantes (1), c’est tout le régime de compensation qui encourait un risque à son tour : celui de la commutation ou, pour le dire autrement, de la substitution par le droit commun. A l’analyse, et à l’aune d’un principe de réalité (2), la résistance ne surprend pas outre mesure. Simplement celle qui a été choisie par les partenaires sociaux aurait pour effet (réflexe en quelque sorte) de dégrader la prise en charge actuelle des victimes d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle[16]. Tandis que la Cour de cassation a avancé d’une case le dispositif sur le grand échiquier de la réparation intégrale, le législateur est prié de reculer de deux. Une position à mi-chemin pourrait être esquissée, qui serait de nature, à l’aune des lignes de force qui ont été dessinées en droit civil de la réparation, à satisfaire les intérêts légitimes mais contradictoires des employeurs et des salariés tout en préservant l’économie générale de la branche et du système d’indemnisation des risques professionnels.

I.- Expérience de pensée

Une expérience de pensée est une hypothèse conçue pour explorer des idées, des concepts ou des principes. La question est posée dans le cas particulier de savoir si l’on peut succomber à la tentation de la réparation intégrale (A) sans nécessairement provoquer la commutation du système d’indemnisation des risques professionnels (B).

A.- Succomber à la tentation de la réparation intégrale ?

5. Comparaison. Les règles qui prescrivent les modalités de la réparation des risques professionnels n’autorisent pas la victime à exiger ni de l’assureur public ni de l’employeur la restitutio in integrum. Les exceptions sont suffisamment rares pour renseigner la solidité du principe[17]. Et les défenseurs de la réparation intégrale du dommage corporel de dénoncer en conséquence la rupture franche d’égalité des victimes devant la loi. Si l’on se place à la toute fin du XXe siècle, la différence de traitement est nette. Cent années de pratique du droit civil ou administratif de la responsabilité attestent la levée de la quasi-totalité des obstacles à la réparation (intégrale) du dommage corporel[18] tandis que, et sur la même période, le régime exorbitant de droit social n’a pas varié. Si l’on déplace à présent de quelques degrés le point d’observation et qu’on observe les régimes sous étude à la toute fin du XIXe siècle, la rupture d’égalité affecte cette fois-ci les victimes de droit commun, qui sont tenues de rapporter la preuve d’une faute objectivement anormale et subjectivement imputable au défendeur. A ce jour, et nonobstant l’objectivation remarquable de la faute, la charge de la preuve supportées par ces dernières constitue encore un obstacle à l’action en responsabilité civile. En bref, le droit interne comparé renseigne que le singulier sied plutôt mal à la rupture d’égalité. Mais il y a bien plus troublant dans le cas particulier, qui prête autrement plus le flanc à la critique : la constance.

6. Constance. Tandis que l’atteinte à l’intégrité corporelle était élevée en summa injuria mettant en question la paix sociale[19], qu’elle commandait d’audacieuses corrections du droit civil aux fins d’implication d’un débiteur de dommages-intérêts solvable puis l’invention d’un service public de la réparation des dommages corporels de masse[20], les victimes d’un risque professionnel, meurtries à leur corps défendant, ont été priées de se contenter de quelques revenus de remplacement forfaitaires[21] et chefs de préjudices limitativement énumérés.

Au résultat, le droit de la réparation du dommage corporel est devenu une sorte de Janus bifront : levée du gros des obstacles à la réparation intégrale des chefs de préjudices corporels dans un cas (droit civil) ; échafaudage de maints empêchements dans l’autre (droit social).

Rien n’y fait : aucun rapport, aucune proposition de loi, aucun article de doctrine défendant la nécessité de réparer intégralement les risques professionnels ne trouve grâce aux yeux du législateur. Aussi bien l’extrême pusillanimité des juges en charge du contentieux des accidents du travail et des maladies professionnelles est-elle entendable. C’est que, pour paraphraser une formule usitée par le Conseil constitutionnel, la Cour de cassation ne dispose (très vraisemblablement) pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement. Preuve en est sa résistance farouche à l’extension du domaine d’application du principe de la réparation intégrale du dommage corporel en la matière.

7. Résistance. Une fois encore, le positionnement de la cour régulatrice force le respect. Résister à l’observance d’un principe d’application générale tant du droit civil que du droit administratif de la responsabilité, pratiqué par la quasi-totalité de tous les droits européens[22] renseigne la volonté ferme de ne pas déjouer les prescriptions du législateur ni affecter, en cédant à la tentation de renouer avec le principe de la réparation intégrale du dommage corporel, l’économie générale du régime d’indemnisation des risques professionnels.

Cela étant, à défaut de droit idéalement juste, du moins faut-il que le droit imparfait dont on dispose soit le même pour tous (Ph. Jestaz). Or, en la matière, le droit de la réparation des risques professionnels est loin de tout à fait satisfaire le principe d’égalité de traitement entre les salariés concernés par une atteinte à l’intégrité physique.

8. Cohérence ? Le scandale de l’amiante a contraint le législateur à écrire dans l’urgence un régime de réparation idoine. Aux termes des règles applicables, non seulement les salariés qui ont inhalés des poussières mortifères sont mieux loties que toutes les victimes d’un risque professionnel mais l’indemnisation susceptible d’être allouée est exorbitante du droit civil de la réparation. En ce sens, il a été inventé une catégorie de travailleurs victimes dont le dommage corporel est réparé plus qu’intégralement que toutes les autres[23]. Pour sa part, la Cour de cassation a refusé des années durant aux travailleurs de l’amiante, ayant eu l’infortune de ne pas être employés dans l’un des établissements de l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998[24], tout droit subjectif à la réparation tandis que les « élus » jouissaient en revanche d’une présomption irréfragable de préjudice[25]. Comprenons bien : niant tout intérêt juridiquement protégé aux salariés en situation concrète de sous-traitance, la Cour n’accorda pas le droit à ces derniers de rapporter la preuve du caractère anxiogène et préjudiciable de l’exposition[26]. Et lorsqu’elle finit par être convaincue qu’une telle discrimination ne pouvait raisonnablement prospérer plus longtemps, il fut alors posé des conditions des plus strictes à l’action en réparation[27].

Où l’on constate que le droit des accidents du travail et des maladies professionnels (et la remarque vaut pour tout système juridique) est un ensemble de règles techniques intriquées, qui forment un tout cohérent tant en droit qu’en économie, inventé pour résoudre des problématiques complexes et arbitrer des intérêts divergents. Ceci pour dire qu’une institution juridique n’est certainement pas une vulgaire collection de règles disparates[28]. Succomber à la tentation et écarter au profit de tout un chacun la réparation forfaitaire ne saurait donc se résumer à une banale modification de type paramétrique : c’est bien plutôt de nature à entraîner la commutation de tout le système d’indemnisation des risques professionnels.

B.- Commuter le système d’indemnisation des risques professionnels

9. Risque. La commutation du système est un risque qu’il faut avoir à l’esprit. Les régimes juridiques, qui consacrent une équivalence quantitative entre le préjudice subi et la réparation octroyée, exigent de la victime qu’elle rapporte les faits nécessaires au succès de ses prétentions, à savoir un fait causal préjudiciable à tout le moins. Le régime d’indemnisation des victimes de l’amiante n’échappe pas à la règle[29]. Non seulement, le fait du défendeur doit être prouvé mais il importe encore que, nonobstant le tort qui a été causé, la victime rapporte au surplus la preuve de quelques conséquences patrimoniales et/ou extrapatrimoniales. Pour le dire autrement et à hauteur de principe : pas de présomption de fait générateur ni de présomption de préjudice. Quant au défendeur, une fois sa responsabilité déclarée, il est autorisé à exciper la faute exonératoire de la victime pour échapper à la dette de dommages-intérêts.

Il n’y a rien de tout cela en droit de la sécurité sociale, qui ne renoue avec une logique de type responsabiliste et accusatoire que très accessoirement, à tout le moins est-ce l’économie générale du livre 4, qui fait des concessions réciproquement consenties par l’employeur et la victime la clef de voûte.

Dans ces conditions, la question peut être posée de savoir si la restitutio in integrum en droit social de la réparation peut être substituée sans entraîner aucune perturbation dans un système juridique de couverture des risques professionnels vieux de 127 années[30].

10. Perturbation(s) ? Etendre le domaine d’application de la réparation intégrale, sans aucune autre modification des règles sous étude, singulariserait de façon tout à fait remarquable le régime d’indemnisation des victimes d’accidents du travail et des maladies professionnelles. Tandis qu’à ce jour, le rétablissement aussi exact que possible de l’équilibre détruit par le dommage fait figure en quelque sorte de signifiant, que le principe guide le salarié victime dans sa demande de justice (augmentée) – le contentieux de la faute inexcusable qui majore notablement le contingent de dommages-intérêts l’atteste –, voilà que, à front renversé, cette correction remarquable du droit social de la réparation pourrait inspirer les victimes de droit commun dans leur quête d’assouplissement des règles du droit civil de la responsabilité. Le nombre de systèmes de résolution des différends n’est pas indéfini. Quant à ceux qui sont de droit positif, ils ne sauraient être absolument étanches. L’hypothèse de travail n’est donc pas incongrue, qui supposerait naturellement de longues années de dispute entre toutes les parties intéressées dans les prétoires et les assemblées car substituer le simple fait causal à la faute n’est pas une mince affaire[31].

Mais il est une autre hypothèse de perturbation plus saisissable à court terme. Elle réside dans un risque de rigidification du système d’indemnisation des AT/MP. La réparation des affections psychiques au travail pourrait se révéler être à cet égard un terrain d’observation instructif.

11. Expérimentation. L’Assurance maladie – risques professionnels renseigne depuis plusieurs années à présent une croissance tout à fait significative de la prise en charge par la branche des affections psychiques liées au travail[32]. Un rapport daté d’une dizaine d’années déjà révélait que les troubles psychosociaux pris en charge au titre des accidents du travail étaient vingt fois plus élevés[33] que les maladies dont l’origine professionnelle a été reconnue sur le fondement de l’article L. 452-3, alinéa 7 du code de la sécurité sociale. L’indemnisation de ces troubles, qui ne cessent de croître[34], objective le caractère pathogène de la relation de travail. Elle interroge aussi les modalités de leur constatation.

L’assurance maladie relève que les revenus de remplacement sont accordés sur la seule foi du certificat médical initial rédigé par un médecin (traitant, spécialiste ou urgentiste). Au vu des conditions d’exercice des professionnels de santé, qui se sont nettement dégradées, il est douteux qu’une consultation médicale standard, qui dure une quinzaine de minutes en moyenne selon un rapport de la Dress[35], soit de nature à autoriser le praticien à se prononcer sur l’imputabilité des troubles renseignés au travail et à juger de l’intrication des prédispositions éventuelles de la victime et/ou d’un état antérieur. Le glissement notionnel en droit est alors subreptice. Une dépression, un trouble anxieux ou un état de stress fait aussitôt présumer l’existence de chefs de préjudices corporels imputables à l’entreprise, déclenche le paiement de revenus de remplacement par la caisse et rend justiciable l’employeur par voie de conséquence d’une action en reconnaissance du caractère inexcusable de sa faute aux fins de majoration de la couverture assurantielle.

12. Perception. L’observance des règles juridiques est aussi affaire de perception. Il suffit que l’une des parties concernées par la survenance du risque professionnel ne soit plus convaincue du caractère réciproque des concessions pour que le système se raidisse et que le combat soit entamé ou plutôt aggravé pour être plus précis. Dans un tel cas de figure, les contestations n’auront alors de cesse de croître non plus seulement dans le chef du salarié victime, dont la demande d’amélioration de sa condition est entendable, mais également dans celui de l’employeur possiblement mal assuré, qui cherchera à échapper en toute ou partie à la dette. Quant aux coûts environnés de la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles, il est à craindre qu’ils ne se démultiplient. Aussi est-on vite rattrapé par un principe de réalité.

II.- Principe de réalité

Le principe de réalité fait dire que les conditions d’une réparation intégrale ne sont pas encore réunies, qu’il est plus raisonnable pour l’heure de résister à la tentation (A). Il ne s’agit toutefois pas de se résigner à un constat d’impuissance. Le droit est fait d’outils techniques qui sont de nature à corriger le système d’indemnisation des risques professionnels (B).

A.- Résister à la tentation de la réparation intégrale

13. Système. Les règles qui forment le droit de la sécurité sociale sont ordonnées de telle sorte que le règlement amiable des suites du risques professionnel soit préféré au contentieux. Dans un tel système juridique, les concessions réciproques consenties par les parties sont la clef de voûte. Et ce n’est que lorsqu’il est jugé par le salarié pour l’essentiel (ou le législateur)[36] que le risque est nécessairement survenu par la faute qualifiée de l’employeur qu’il est alors substitué une logique de type responsabiliste mais sui generis. La réparation forfaitaire est justement améliorée dans le chef de la victime tandis que la contribution tarifaire est utilement majorée dans le chef de l’employeur (à tout le moins théoriquement)[37] : remboursement des prestations services par la caisse ou par la mutualité sociale agricole, abondement de la branche en cotisations supplémentaires du fait de la réalisation du risque[38], incitation à la mise en place de mesure préventive aux fins de ristournes (entre autres contreparties). Où l’on constate que ces dernières utilités, censés prêter à autrement plus de conséquences pour la communauté que les quelques chefs de préjudices corporels surnuméraires indemnisés, attestent l’attention fixée du législateur bien plutôt sur la dette de l’employeur que sur la créance du salarié.

C’est une attention qui s’est inscrite des années durant en opposition radicale avec les évolutions que le droit civil de la responsabilité a connues, qui ont consisté pour la Cour de cassation à corriger chacun des régimes particuliers pour garantir à la victime d’un dommage corporel une créance de réparation et pour le législateur à inventer des dispositifs spéciaux d’indemnisation des victimes de dommages corporels de masse. Depuis que le Conseil constitutionnel a conditionné la conformité de l’article L. 452-3 du Code de la sécurité sociale à la réparation intégrale de très nombreux chefs de préjudices corporels, il se pourrait que les facteurs soient en passe d’être inversés. Et le travail continué tout récemment par la Cour de cassation pour améliorer la créance de réparation de la victime y participe grandement.

Le conditionnel reste pourtant de mise. Aussitôt après que la Cour de cassation s’est employée à modifier la définition de la rente, augmentant par voie de conséquence le contingent de dommages-intérêts que la victime peut espérer obtenir, les organisations professionnelles d’employeurs et de salariés ont dit à l’unanimité leur franche opposition à la jurisprudence arrêtée en assemblée plénière[39] et leur volonté de maintenir un système spécifique qui répond à différentes exigences, qui dépassent largement les seuls intérêts de la victime, et participent de l’économie générale de la branche.

14. Branche. Le Conseil constitutionnel considère en ce sens que la réparation forfaitaire de la perte de salaire ou de l’incapacité, l’exclusion de certains préjudices et l’impossibilité, pour la victime ou ses ayants droit, d’agir contre l’employeur, n’instituent pas des restrictions disproportionnées par rapport aux objectifs d’intérêt général poursuivis, à savoir : l’automaticité, la rapidité et la sécurité de la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles[40] ; des qualités qui sont garanties par l’intervention de l’assureur public obligatoire pour le compte de qui il appartiendra, dont la capacité à couvrir le sinistre est exclusivement financée par les employeurs (art. L. 241-5 c. sécu. soc.).

Les tableaux d’équilibre, qui figurent en tête des lois de financement de la sécurité sociale, donnent à penser que la branche AT/MP est bénéficiaire et que, par voie de conséquence, il n’est pas déraisonnable de substituer la réparation intégrale des AT/MP à la compensation forfaitaire de principe. Et de soutenir au surplus (la nature assurantielle de la branche y invite volontiers) que la réalisation d’un sinistre obligeant l’employeur concerné à majorer sa contribution en raison des prestations sociales versées pour son compte, les empêchements échafaudés à ladite réparation sont douteux.

Il importe toutefois de faire remarquer, d’une part, qu’en raison du reversement forfaitaire à la branche maladie et de compensations diverses[41], les bénéfices de la branche AT/MP sont loin d’avoir l’ampleur qu’on imagine et, d’autre part, que la tarification des accidents du travail et des maladies professionnelles n’a pas la vertu qu’on lui prête[42]. « Les modalités de calcul du taux de cotisation mutualisent (en effet) trop fortement les sinistres entre les entreprises et annihilent en conséquence l’effet de prévention » [43]. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, et c’est un effet critiquable de la tarification collective, le risque professionnel survenu dans une entreprise de moins de 20 salariés n’entraîne pas mécaniquement une hausse des cotisations sociales patronales[44].

Dans un tel contexte, où la proportionnalité de la cotisation n’est pas appliquée nonobstant l’aggravation du risque (ce qui n’est pas conforme à la technique de l’assurance), la majoration de la couverture du risque est difficilement envisageable.

Dit autrement, la réparation intégrale de tous les chefs de préjudices corporels (sans distinction) subis par le travailleur victime devrait pouvoir être envisagée sous un autre jour, une fois le système d’indemnisation des accidents du travail et des maladies professionnelles corrigé.

B.- Corriger le système d’indemnisation des risques professionnels

15. Assurances. Depuis que système d’indemnisation des risques professionnels a été complété par le juge constitutionnel et qu’il a été amélioré dans la foulée par le juge de cassation, la condition du salarié victime a été très nettement améliorée. Pousser encore d’un cran l’étendue de la réparation pour satisfaire les aspirations légitimes des travailleurs et répondre à ce qui a été présenté comme une exigence fondamentale de justice[45] suppose de bien avoir à l’esprit que les assouplissements du droit civil de la responsabilité, qui ont été commandés par le principe de réparation intégrale du dommage corporel, n’ont été rendus possibles qu’avec le perfectionnement des techniques de l’assurance et de la réassurance ainsi que par l’extension du domaine d’application de l’obligation d’assurance de dommages[46]. Sans ce dernier amortissement, la règle aurait été un « enfer de sévérité » pour l’auteur du dommage[47] plus particulièrement encore lorsqu’une réparation intégrale est ordonnée en raison de la responsabilité de plein droit du défendeur.

Ceci rappelé, et par comparaison avec le droit civil de la réparation, qui sert de modèle de référence, l’économie générale du droit social de la réparation des risques professionnels est à présent bien plus aboutie qu’on ne pourrait le penser. Tandis que le législateur a décidé en 1898 que la réparation des dommages causés sans faute de l’employeur serait forfaitaire, les juges ont décidé plus de 110 années plus tard que la réparation des dommages causés par la faute inexcusable de ce dernier seraient réparés (presque) intégralement peu important du reste que le débiteur des dommages-intérêts compensatoires soit assuré ou non. Où l’on constate la sévérité, qui ne se donne pas à voir facilement, du droit social de la réparation des dommages corporels.

L’amélioration de l’existant tant dans le chef de la victime que dans celui de l’employeur, qui consiste à réduire au maximum voire à supprimer le reste à charge, est par voie de conséquence suspendue au caractère obligatoire de l’assurance complémentaire contre la survenance des risques professionnels. Une telle hypothèse est de nature à poser des questions en cascade. A quelle partie au contrat de travail il reviendrait de souscrire le contrat d’assurance ? La réponse n’est pas si évidence car le risque de l’emploi est également supporté par les travailleurs. Convient-il d’obliger la souscription d’une assurance de dommage en garantie de la dette de responsabilité ou bien serait-il plus judicieux de recommander qu’il soit souscrit une assurance de personnes ? Après tout, c’est d’intégrité physique voire de vie tout simplement dont il s’agit. La généralisation de la prévoyance d’entreprise est d’ailleurs opportunément à l’étude[48]. Enfin, et sans prétendre épuiser les questionnements, à partir du moment où le risque est complètement couvert, comment prévenir voire punir les comportements accidentogènes éventuels des employeurs ou bien encore le caractère possiblement pathogène de la relation de travail ?

16. Pénalisation. Une première réponse se trouve dans le droit commun des assurances, qui renferme de nombreuses techniques de pénalisation assurantielle, qui ont vocation à jouer consécutivement à la déclaration d’un sinistre. On peut citer pêle-mêle : les limitations et exclusions de garantie, la globalisation des sinistres sériels, le découvert obligatoire, la franchise, le plafond de garantie, l’augmentation des primes et cotisations ou bien encore la résiliation après sinistre. Il existe un autre levier qui participe à prévenir la réalisation du risque : la tarification comportementale, qui consiste à adapter la prime ou la cotisation d’assurance au regard de l’appréhension du risque par le preneur d’assurance. Si cette dernière charge devait être supportée par l’employeur, lequel ayant tout de même la haute responsabilité des conditions de travail[49], il lui importerait de renseigner les actions déployées aux fins de prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles pour déclencher une ristourne éventuelle en application du principe de proportionnalité de la prime ou cotisation au risque. Le dispositif est vertueux, qui a pour objet de limiter les coûts financiers et humains du risque de l’emploi, dispositif avec lequel l’assureur public gagnerait à renouer plus largement aux fins de prévention des risques professionnels.

17. Prévention. Qu’il faille améliorer la compensation des dommages survenus au temps et au lieu du travail est une chose mais ce sont hélas les suites regrettables d’un défaut de prévention des risques. Or, l’économie générale de la branche et les règles juridiques édictées en regard tendent bien plutôt à assurer la protection de la sécurité et de la santé des travailleurs[50]. « Les législations du travail sont venues en complément imposer aux entreprises des contraintes organisationnelles destinées à ancrer la logique de prévention dans leur fonctionnement même » [51]. La prévention est du reste un aspect essentiel de la mission de la Caisse nationale de l’assurance maladie et de la Caisse centrale de la mutualité sociale agricole[52]. Concrètement, les contrôleurs de sécurité et les ingénieurs-conseils disposent d’un droit d’entrée dans les entreprises et sur les chantiers[53]. Ils peuvent ainsi évaluer les situations de travail existantes, le niveau global de prévention et proposer des actions préventives ou correctives adaptées à ces situations. Chose faite, l’établissement doit en informer la caisse régionale et l’inspection du travail à peine en cas de non-respect de l’injonction d’être redevable d’une cotisation supplémentaire[54].

Les employeurs spontanément convaincus, qui ont accompli des efforts particuliers de prévention, sont récompensés par des ristournes, des avances et des subventions accordées par les CARSAT[55]. Quant aux autres, ils sont sanctionnés par une majoration du taux des cotisations AT/MP et une cotisation supplémentaire pour risque exceptionnel[56]. C’est à tout le moins le principe. Seulement voilà, les modalités de tarification collective du risque ne tiennent pas compte de la sinistralité de l’établissement concerné[57]. L’employeur n’est donc par voie de conséquence pas encouragé plus que cela à faire mieux. Et il importe alors au juge chargé du contentieux de la sécurité sociale de redresser les torts, ce qui fait perdre au système d’indemnisation des risques professionnels une bonne part de ses atouts.

Dans un système fondamentalement assurantiel comme l’est la branche AT/MP, il semblerait approprié de ne pas s’éloigner d’une règle de l’assurance aussi élémentaire que structurelle, à savoir : la proportionnalité de la cotisation au risque.

A charge pour l’employeur d’assurer la dette de remboursement des prestations sociales servies et la majoration de la cotisation en conséquence de la réalisation du risque, les techniques de pénalisation assurantielle et les politiques de ristourne (pratiquées par l’assureur public et l’assureur privé) devraient participer à une prévention renforcée des risques professionnels et autorisé la réparation intégrale des chefs de préjudices corporels pour le cas où une faute inexcusable a été commise.

C’est très vraisemblablement à ces conditions qu’il pourrait être dit, le moment venu, que la responsabilité de l’entreprise dans la survenance du risque professionnel a évolué d’une dette d’argent de l’employeur à une créance de réparation du salarié.


  1. RTD Civ. 1986.1. V. not. G. Wester, Les principes de la réparation confrontés au dommage corporel, Bibl. dr. pr., t. 631, LGDJ, 2023, nos 52 et s. ?
  2. G. Viney, P. Jourdain, S. Carval, Traité de droit civil, Les effets de la responsabilité, 4e éd. , LGDJ, 2017, nos 57 et s. ?
  3. Cons. const., décision n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010, cons. n° 18. ?
  4. Nos 21-23.947 et 20-23.673 : JCP S. 2023.1061, comm. X. Aumeran ; RDSS 2023.345, note F. Kessler ; Resp. civ. et assur. mars 2023, comm. 52, obs. L. Bloch ; RTD civ. 2023.382, obs. P. Jourdain. V. égal. E. Jeansen, Contribution à la détermination de l’objet de la rente AT-MP, Dr. soc. 2023, p. 88 ;S. Hocquet-Berg, LFSS sur les rentes AT-MP : retour sur une tragi-comédie en trois actes, Dr. soc. 2024, p. 251 ; M. Keim-Bagot, Ce que répare la rente AT-MP…, Dr. soc. 2024, p. 388 ; S. Porchy-Simon, Avis de gros temps sur l’indemnisation des victimes d’accident du travail, D. 2023.1803. ?
  5. CA Nancy, 07 sept. 2021 rendu sur renvoi après cassation, n° 21/00095 ; CA Metz, 24 janv. 2022, n° 2/00023. ?
  6. Pourvoi n° 21-23.947, cons. 10. V. déjà en ce sens, CE, section, avis, 8 mars 2013, n° 361273, publié au Recueil Lebon ; CE, 23 décembre 2015, n° 374628 ; CE, 18 octobre 2017, n° 404065. ?
  7. V. pour une définition constante : Civ. 2, 28 mai 2009, n° 08-16.829, D. 2010.49, obs. O. Gout ; RTD Civ. 2009.534, obs. P. Jourdain. ?
  8. V. sur l’expression de « victimes à droits restreints » : G. Lyon-Caen, Les victimes d’accident du travail, victimes aussi d’une discrimination, Dr. soc. 1990, p. 737. ?
  9. Civ. 2, 16 mai 2024, n° 22-22.029 – 19 sept. 2024, n° 23-11.424. ?
  10. Civ. 2, 06 juill. 2023, n° 21-24.283 – 10 oct. 2024, n° 22-22.642. ?
  11. Civ. 2, 16 mai 2024, n° 22-20.614. ?
  12. Civ.2, 10 oct. 2024, n° 22-23.393. ?
  13. V. égal. en ce sens, Ch. Quézel-Ambrunaz, Resp. civ. et assur. déc. 2024, comm. 269. ?
  14. Art. L. 452-4, al. 3 c. sécu. soc. ?
  15. Art. R. 343-7 C. assur. ?
  16. V. en ce sens, S. Porchy-Simon, art. préc. ?
  17. Art L. 452-5 (cas de la faute intentionnelle de l’employeur) et L. 455-1-1 c. sécu. soc. (cas de l’accident de la circulation au travail). ?
  18. V. not. en ce sens, Droit privé et public de la responsabilité extracontractuelle, étude comparée, ss. dir. N. Albert, F. Leduc, O. Sabard, LexisNexis, 2017. ?
  19. G. Ripert, Le régime démocratique et le droit civil moderne, 2e éd., LGDJ, 1948, p. 476. ?
  20. J. Bourdoiseau, L’influence perturbatrice du dommage corporel en droit des obligations, bibl. dr. pr., t. 513, LGDJ, 2010 ; La compensation des dommages corporels de masse ou la concurrence des services publics, mél. Leduc, LexisNexis, 2025, p. 57 (à paraître). ?
  21. Sans préjudice du maintien de salaire de l’article L. 1226-1 C. trav. et des prestations possiblement servies au titre de la prévoyance. ?
  22. La réparation intégrale en Europe, études comparatives des droits nationaux, ss. dir. Ph Pierre et F. Leduc, Larcier, 2012. ?
  23. Indemnisation du préjudice d’anxiété pour quelques-unes nonobstant l’irrecevabilité de toute action juridictionnelle future en réparation du même préjudice (loi n° 2000-1257 du 23 déc. 2000, art. 53, IV) et non déduction des prestations sociales versées pour quelques autres (loi n° 2015-1785 du 29 déc. 2015, art. 171). ?
  24. Art. 41, I, 1° de la loi n° 98-1194 du 23 déc. 1998 de financement de la sécurité sociale pour 1999 qui a créé l’ACAATA. ?
  25. Soc., 11 mai 2010, n° 09-42.241 – 3 mars 2015, n° 13-20.474. ?
  26. Soc., 26 avr. 2017, n° 15-19.037. ?
  27. Ass. plén.,5 avr. 2019, n° 18-17.442 : obligation de rapporter la preuve d’une exposition à l’amiante (condition 1) générant un risque élevé de développer une pathologie (condition 2) grave (condition 3). Extension de la solution aux victimes d’une substance nocive ou toxique (Soc., 11 sept. 2019, n° 17-25.300). Extension de cette jurisprudence au profit des tiers (Soc., 08 févr. 2023, n° 20-23.312). ?
  28. J.-L. Bergel, Théorie générale du droit, 4e éd., Dalloz, 2003, nos 164 et s. ?
  29. Loi n° 2000-1257 du 23 déc. 2000, art. 53, III. ?
  30. V. égal. en ce sens, S. Hocquet-Berg, art. préc. ?
  31. V. pour une première tentative en droit de la responsabilité parentale : Civ. 2, 10 mai 2001, n° 99-11.287 Levert. Et une proposition de rétablissement de la faute : art. 1240 ensemble 1244 du projet de réforme de la responsabilité civile (Sénat, proposition de loi n° 678 du 29 juill. 2020). ?
  32. Assurance maladie – risques professionnels, rapport annuel d’activité pour 2023, pp. 138 et s. On appelle « affections psychiques » certaines maladies relevant du chapitre V de la CIM 10 « Troubles mentaux et du comportement » ainsi que les classes Z55 à Z65 « Sujets dont la santé peut être menacée par des condi­tions socio-économiques et psychosociales » et les classes Z70 à Z76 « Sujets ayant recours aux services de santé pour d’autres motifs » du chapitre XXI « Facteurs influant sur l’état de santé et motifs de recours aux ser­vices de santé ». V. égal., Assurance maladie – risques professionnels, Les affections psychiques liées au travail, janv. 2018, https://www.assurance-maladie.ameli.fr/etudes-et-donnees/2018-sante-travail-affections-psychiques). A noter que l’assouplissement de la règlementation et l’invention de la notion d’incidence professionnelle prévisible ont facilité la saisine des C2RMP. ?
  33. Assurance maladie – risques professionnels, Les affections psychiques liées au travail, janv. 2018, p. 3. ?
  34. Rapport annuel préc., p. 147. ?
  35. Dress, La durée des séances des médecins généralistes, rapport, avr. 2006. La durée moyenne d’une consultation en cabinet est de 15 minutes. Elle est de 25 minutes lorsque sont abordés des problèmes psychologiques et psychiatriques. Rapport publié dans un contexte moins défavorable au regard de la dégradation des conditions de travail des professionnels de santé que nous connaissons depuis quelques années (v. not. sur le sujet les derniers rapports publiés par le Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie, https://www.securite-sociale.fr/hcaam). ?
  36. Article L. 4131-4 et L. 4154-3 c. trav. (cas de présomptions légales de faute inexcusable). ?
  37. Le risque est assurable : la peine n’est donc pas nécessairement ressentie ni la prévention encouragée. A noter encore que la majoration de la tarification ne concerne pas les établissements concernés par une tarification collective, ce qui représente le gros de l’affaire. ?
  38. Art. R. 242-6-1 c. sécu. soc. (v. aussi art. D. 242-6-1 c. sécu. soc.). ?
  39. ANI du 15 mai 2023 rel. aux accidents du travail et aux maladies professionnelles. Dans le cas particulier, les partenaires sociaux appellent le législateur à prendre toutes les mesures nécessaires afin de garantir que la nature duale de la rente AT/MP ne soit pas remise en cause. Et des amendements en ce sens d’être déposés au projet de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2024 (art. 39) puis, faute d’avoir emporté la conviction, au projet avorté de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2025 (art. 24). ?
  40. Cons. const., décision n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010,Epoux L., cons. n° 16. ?
  41. Assurance maladie – risques professionnels, rapport annuel d’activité pour 2023, p. 10. Transferts et compensations qui représentent plus de 2 086 milliards d’euros, soit 15,7 % des cotisations. ?
  42. V. not. sur le sujet, P. Morvan, Droit de la protection sociale, 11e éd., LexisNexis, 2023, nos 217 et s. La tarification collective, qui s’applique aux entreprises de moins de 20 salariés, ne tient aucun compte de la sinistralité de l’employeur ni de ses efforts pour prévenir les risques. Pour mémoire, 4,8 millions d’entreprises françaises composent les secteurs marchands non agricoles et non financiers et 96 % d’entre elles sont des entreprises occupant moins de 10 personnes (Insee, Les entreprises en France, déc. 2023, p. 56, https://www.insee.fr/fr/statistiques/7681078). ?
  43. P. Morvan, op. cit., n° 212. ?
  44. P. Morvan, op. cit., eod loc. V. égal. art. D 262-6-14 c. sécu. soc. Il a été décidé de ne pas pénaliser à outrance l’entreprise par la survenance d’un accident majeur mais isolé. ?
  45. Y. Saint-Jour, Les anomalies fondamentales de la législation des accidents du travail, RDSS 1985, p. 520. ?
  46. V. not. sur le sujet, G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, Traité de droit civil, Les régimes spéciaux et l’assurance de responsabilité, 4e éd., LGDJ, 2017, n° 396. G. Viney, Traité de droit civil, Introduction à la responsabilité, 4e éd., LGDJ, 2019, nos 20 et s. ?
  47. G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, Traité de droit civil préc., n° 58-1. Pour mémoire, la loi n° 46-2426 du 30 oct. 1946 sur la prévention et la réparation des AT-MP « interdit à l’employeurs de se garantir par une assurance contre les conséquences de la faute inexcusable » (art. 65, al. 2), laquelle interdiction ne sera pas indifférente à la conception très stricte de la faute inexcusable par la Cour de cassation. Il faudra attendre la réforme de 1987 (loi n° 87-39 du 27 janv. 1987 portant diverses mesures d’ordre social, art. 33, II, al. 2) et les arrêts amiantes (Cass. soc., 28 avr. 2002, n° 00-11.793 – MP – et 11 avr. 2002, n° 00-16.535 – AT) rendus plus tard pour que le régime de la réparation de la faute inexcusable soit assoupli. ?
  48. V. not. Assemblée natio., proposition de loi visant à instaurer une prévoyance collective obligatoire pour tous les salariés, n° 2663 du 28 mai 2024. ?
  49. Art. L. 4121-1 et s. c. trav. ?
  50. Loi n° 46-2426 du 30 oct. 1946 sur la prévention et la réparation des AT-MP. V. not. cette étude très empirique proposée par des ingénieurs conseils d’une caisse régionale (devenue CARSAT) : J. Pachod, C. Oillic-Tissier et A. Antoni, La prévention, priorité de la branche AT-MP, RDSS 2010.628. ?
  51. R. Lafore, Le régime des accidents du travail et des maladies professionnelles : questions récurrentes et enjeux contemporains, RDSS 2018.577. ?
  52. Art. L. 221-1, 2° c. sécu. soc. : « La caisse nationale a pour rôle (…) de définir et de mettre en œuvre les mesures de prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (…) ». Art. L. 723-11, 7° et 8° c. rur. V. égal. Cons. const., décision n° 93-332 DC du 13 janv. 1994, loi rel. à la santé publique et à la protection sociale. ?
  53. Art. L 243-11 c. sécu. soc. ?
  54. Art. L. 422-4 c. sécu. soc. En 2023, ce sont seulement 1055 injonctions qui ont été notifiées ?
  55. Art. L. 242-7 (ristournes) et L. 422-5 (avances et subventions) c. sécu. soc. ?
  56. Art. L. 242-7, al. 1 et 2, c. sécu. soc. V. aussi les articles L. 452-2, al. 6 et R. 452-2 c. sécu. soc. ?
  57. La majoration forfaitaire du taux net collectif pour les entreprises de moins de 10 salariés a été pratiquée quelques mois. Un décret n° 2023-1317 du 28 déc. 2023 a mis un terme à l’expérimentation (abrogation des articles D. 242-6-11 et D. 242-35 c. sécu. soc.). ?(Article publié in Droit social, févr. 2025)

Soc., 06 oct. 2015, n° 13-26.052 : Perte de salaire, rente et revirement (suite et fin)

Les conseils de prud’hommes ont été autorisés, moins d’une dizaine d’années durant, à se prononcer sur les demandes d’indemnisation de pertes d’emploi et de droits à la retraite dans un contexte de faute inexcusable de l’employeur ayant concouru à la survenance d’un risque professionnel. La Chambre sociale vient d’y mettre un terme. La présente décision s’inscrit dans la droite ligne d’un arrêt rendu en Chambre mixte le 09 janvier 2015

L’enseignement de l’arrêt ne souffre pas la discussion : Au nombre des conséquences de l’accident du travail ou de la maladie professionnelle, il a été jugé qu’on pouvait compter la perte d’emploi et la perte des droits à la retraite causées par la faute inexcusable de l’employeur.

1.- Le marquage doctrinal de l’arrêt commenté invite le lecteur à prêter une attention particulière à la décision rendue par la Chambre sociale de la Cour de cassation. Pour cause : c’est de revirement de jurisprudence dont il est question. Un temps, la juridiction prud’homale a été autorisée à indemniser la perte d’emploi et/ou la perte des droits à la retraite consécutives à un licenciement pour inaptitude dans un contexte d’accident du travail et de maladie professionnelle. Ce temps est manifestement révolu.

2.- En l’espèce, un salarié est déclaré inapte par la médecine du travail aux fonctions auxquelles il est employé dans l’entreprise. Et, en raison d’une impossibilité de reclassement, son licenciement est notifié par son employeur. Dans la foulée, les juridictions sociales sont saisies. Le tribunal des affaires de la sécurité sociale imputant la maladie professionnelle à la faute inexcusable de l’employeur, la victime demande à la juridiction du travail la réparation des préjudices liés à la perte d’emploi et à la perte de ses droits à la retraite. Saisie, la Cour d’appel de Paris n’y fait pas droit. Elle est confortée dans sa décision par la Cour de cassation en des termes des plus explicites : « Mais attendu que la demande d’indemnisation de la perte, même consécutive à un licenciement du salarié pour inaptitude, tant de l’emploi que des droits à la retraite correspondant en réalité à une demande de réparation des conséquences de l’accident du travail, la cour d’appel, qui n’avait pas à répondre à des conclusions inopérantes, a légalement justifié sa décision ».

3.- L’arrêt est remarquable à plus d’un titre. D’une part, la Chambre sociale de la Cour de cassation s’inscrit dans le sillon d’une jurisprudence fixée en chambre mixte en janvier dernier relativement à l’indemnisation de la perte des droits à la retraite (Cass. ch. mixte, 09 janv. 2015, n° 13-12.310. Lxb note J. Bourdoiseau). D’autre part, mais fort logiquement, la Cour étend le domaine de cette jurisprudence à l’indemnisation de la perte d’emploi.

Il était difficilement concevable qu’il en aille autrement, à tout le moins en droit, car, en équité, le dispositif avait le mérite d’assurer aux travailleurs victimes une réparation moins frustre que d’ordinaire. Il reste qu’il importait au juge de cassation de tirer tous les enseignements de la décision rendue en droit des risques professionnels par le juge constitutionnel (Constitution 4 oct. 1958, art. 68, al. 3). Pour mémoire, interrogé par voie d’exception sur la conformité de l’article L. 451-1 du Code de la sécurité sociale aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel considère « que le plafonnement de l’indemnité destinée à compenser la perte de salaire résultant de l’incapacité n’institue pas une restriction disproportionnée aux droits des victimes d’accident du travail ou de maladie professionnelle » (Cons. const. 18 juin 2010, décision n° 2010-8 QPC, cons. 17). Et la deuxième Chambre civile de la Cour de cassation de dire pour sa part que « les dispositions des articles L. 451-1, L. 452-1 et L. 452-3 C. sécu. soc., qui interdisent à la victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle imputable à la faute inexcusable de l’employeur, d’exercer contre celui-ci une action en réparation conformément au droit commun et prévoient une réparation spécifique des préjudices causés, n’engendrent pas une discrimination prohibée par l’article 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et l’article 1er du Protocole additionnel n° 1, à la Convention, du seul fait que la victime ne peut obtenir une réparation intégrale de son préjudice » (Cass. 2ème civ., 11 juill. 2013, n° 12-15.402).

Il importait donc à la Chambre sociale de résister dorénavant à la tentation à laquelle elle avait pu par faveur succomber dans un passé récent.

4.- Désireux d’améliorer le sort réservé par le droit de la sécurité sociale aux victimes d’un risque professionnel, le juge social prit en effet sur lui d’inventer, il y a moins d’une dizaine d’années, quelques chefs de préjudice consécutifs au licenciement, distincts par voie de conséquence de ceux susceptibles de donner lieu à une réparation spécifique sur le fondement du livre 4 du Code de la sécurité sociale. Majorant le quantum de l’indemnisation, le juge fit ainsi échapper le travailleur victime à la compensation strictement forfaitaire des préjudices subis. Le dispositif était assez ingénieux. Pendant que le tribunal des affaires de la sécurité sociale était invité à se prononcer sur l’indemnisation de la perte des gains professionnels et l’incidence professionnelle consécutifs à l’accident du travail ou à la maladie professionnelle, le conseil de prud’hommes était autorisé à compenser des chefs de préjudices singuliers jugés alors (en opportunité) irréductibles à ces deux derniers postes. En ce sens, la Chambre sociale de la Cour de cassation décidait dans le courant de l’année 2006 : « lorsqu’un salarié a été licencié en raison d’une inaptitude consécutive à une maladie professionnelle, qui a été jugée imputable à une faute inexcusable de l’employeur, il a droit à une indemnité réparant la perte de son emploi due à cette faute de l’employeur ». Et d’ajouter « que les juges du fond apprécient souverainement les éléments à prendre en compte pour fixer le montant de cette indemnisation à laquelle ne fait pas obstacle la réparation spécifique afférente à la maladie professionnelle ayant pour origine la faute inexcusable de l’employeur » (Cass. soc., 17 mai 2006, n° 04-47.455. V. égal. en ce sens, Cass. soc., 26 janv. 2011, n° 09-41.342, inédit – 23 sept. 2014, n° 13-17.212). Dans la foulée, elle estimait que le salarié avait le droit de demander à la juridiction prud’homale une indemnité réparant la perte des droits à la retraite (Cass. soc., 26 oct. 2011, n° 10-20.991), et ce toutes les fois que le licenciement était prononcé en raison d’une inaptitude consécutive à un accident du travail jugé imputable à une faute inexcusable de l’employeur.

5.- En procédant de la sorte, la Chambre sociale s’opposait manifestement à la doctrine de la deuxième Chambre civile de la Cour de cassation. En effet, cette dernière considérait pour sa part que « la perte de droits à la retraite est couverte par la rente majorée », laquelle répare « notamment les pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle résultant de l’incapacité permanente partielle subsistant au jour de la consolidation » (Cass. 2ème civ., 11 juin 2009, n° 07-21.768 (1) – 28 févr. 2013, n° 11-21.015). La Chambre mixte ayant décidé qu’il serait mis un terme à l’indemnisation spéciale par le CPH de la perte des droits à la retraite, il ne restait plus qu’à stopper la compensation spéciale de la perte de l’emploi. C’est chose faite dans cet arrêt. La parenthèse (indemnitaire) est refermée. La sentence est certainement conforme à la loi : dura lex sed lex (2)…

6.- Une cassation partielle est néanmoins prononcée en l’espèce par faute pour la Cour d’appel de Paris d’avoir commis une erreur dans le calcul de l’indemnité de licenciement et dans celui des congés payés. Au visa des articles L. 1226-7 et R. 4624-22 du Code du travail, la Cour de cassation rappelle qu’en l’absence de visite de reprise le contrat de travail du salarié, en arrêt de travail pour maladie professionnelle, reste suspendu en conséquence de cette maladie, nonobstant la reconnaissance de son invalidité par la caisse primaire d’assurance maladie. Au visa de l’article L. 3141-5 du Code du travail, la Cour redit que les périodes pendant lesquelles l’exécution du contrat de travail est suspendue pour cause de maladie professionnelle sont considérées comme périodes de travail effectif pour la détermination de la durée du congé, dans la limite d’un an. En l’espèce, au vu de la suspension du contrat de travail, ininterrompue pendant une durée supérieure à un an, les juges du fond refusent au demandeur le bénéfice des dispositions de l’article L. 3141-5 du Code du travail. La Cour de cassation rappelle qu’il importe de distinguer la détermination de la durée du congé de l’ouverture du droit à congés payés (v. déjà en ce sens, Cass. soc. 11 mai 2015, Bull civ V, n° 163 – 31 janv. 2006, 7 mars 2007. Contra Cass. soc., 4 déc. 2001, Dr. soc. 2002, p. 356, note J. Savatier.

7.- À noter pour finir que faute pour le demandeur au pourvoi d’avoir produit aucun élément précis démontrant la progression salariale de collègues auxquels il pouvait utilement se comparer, la Cour de cassation considère que la cour d’appel a pu légalement considérer que les éléments de nature à laisser présumer l’existence d’une discrimination n’était pas réunis.


1.- « Vu les articles 29 et 31 de la loi du 5 juillet 1985 et les articles L. 434-1 et L. 434-2 du code de la sécurité sociale, ensemble le principe de la réparation intégrale ; « Attendu qu’il résulte du dernier de ces textes que la rente versée à la victime d’un accident du travail indemnise, d’une part, les pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité et, d’autre part, le déficit fonctionnel permanent ; qu’en l’absence de perte de gains professionnels ou d’incidence professionnelle, cette rente indemnise nécessairement le poste de préjudice personnel du déficit fonctionnel permanent (…). »

2.- Ce à quoi on répondrait volontiers avec Cicéron : summum jus, summa injuria (comble de droit, comble de l’injustice). Pour mémoire, l’accidenté du travail est prié de se contenter d’une réparation forfaitaire pendant que, possiblement oisifs, l’accidenté médical ou l’accidenté de la circulation sont fondés à demander une réparation dite intégrale des chefs de préjudices subis.

(Article publié in Lexbase, oct. 2015)