L’expertise architecturale : clef de voûte de la quantification des frais de logement adapté et condition de la réparation intégrale de la victime

Résumé. Que l’expertise soit nécessaire aux fins de quantification des chefs de préjudices subis est l’évidence. Que l’expertise architecturale soit déterminante dans l’évaluation des frais de logement adapté s’entend. Reste encore à bien avoir à l’esprit l’objet desdits frais de logement adapté et la multiplicité des chefs de dépense. A l’expérience, le champ des possibles n’est pas toujours bien connu et le rétablissement de la victime pas assez complet.

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Le droit de la responsabilité civile ordonne que l’équilibre détruit par le dommage soit rétabli aussi exactement que possible. Pour le dire autrement, la victime doit être replacée dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable n’avait pas eu lieu (C. civ., art. 1240). Il importe donc que l’équivalent en argent qui est alloué soit de nature à remplir la victime de toutes les joies de l’existence qui étaient les siennes et lui permettre d’exercer tous les droits et libertés dont elle jouissait quelques instants encore avant que l’accident ne survienne.

Les praticiens de la réparation du dommage corporel se sont bien familiarisés avec la nomenclature des chefs de préjudices corporels qui dresse, à titre indicatif, une série (non exhaustive) de postes de préjudices. Au nombre de ceux-ci, il en est un qui a très justement retenu l’attention des derniers États généraux du dommage corporel[1] et qui mérite d’être plus amplement étudié tant il a vocation à participer au quotidien à la compensation du handicap subsistant de la victime. Il s’agit des « frais de logement adopté » (ou FLA), qui est un chef de préjudice patrimonial permanent[2].

Les enjeux pour la victime, ses proches et, plus généralement, tous les aidants, qu’ils soient professionnels ou non, sont grands. Que ce chef de préjudice soit mal évalué, et du malheur sera aussitôt ajouté au drame. Aussi l’expertise architecturale ne saurait-elle être bien faite sans que la situation de la victime ne soit parfaitement renseignée et son autonomie résiduelle explicitement évaluée. Quant à la consolidation éventuelle, il faut avoir à l’esprit que cette notion est une variable déterminante pour le maître d’œuvre qui ne saurait, à défaut, dessiner utilement l’habitat idoine. En bref, l’expertise médicale et l’expertise architecturale sont les deux faces d’une même médaille : la notion de frais de logement adapté (I), une typologie indicative desdits frais (II) et une présentation des dépenses types susceptibles d’être engagées (III) l’attestent.

1.- Notion de « frais de logement adapté »

En théorie, les frais de logement adaptés qu’il faut avoir en tête sont ceux engagés ou qui ont vocation à l’être du chef de la victime directe et/ou du chef de ses proches. Leur vocation : proposer à la victime un habitat en adéquation avec son handicap. La lecture de la nomenclature des préjudices résultant d’une atteinte à la personne renseigne assez bien le lecteur sur l’objet des dommages et intérêts compensatoires susceptibles d’être alloués.

Si l’on se représente intuitivement les dépenses qu’il s’agit d’engager pour adapter le logement de la victime, particulièrement lorsqu’elle a perdu en tout ou partie sa capacité de se mouvoir seule dans son environnement (peu important qu’elle souffre de chefs de préjudices temporaires – frais divers – ou permanents – FLA), une étude de jurisprudence peut aider à y voir plus clair et prévenir le risque de minoration de ce préjudice. Car il est à craindre que les besoins de la victime ne soient pas suffisamment interrogés et que, par voie de conséquence, non seulement le financement des conditions de son rétablissement (aussi fragile puisse-t-il être) ne soit pas assuré mais que l’apaisement que cette dernière est en droit d’espérer ne soit pas offert. Pour le dire autrement, l’expertise architecturale doit avoir pour objet et pour effet de prévenir une double peine.

En pratique, l’exercice est des moins évidents. Les derniers États généraux du dommage corporel évoqués ci-dessus ont été l’occasion de lister les principaux chefs de complication. Au nombre de ceux-ci, et ce n’est malheureusement pas propre à l’expertise architecturale, il est assez compliqué de trouver un expert en capacité de faire le travail, à savoir un architecte, tout naturellement, mais, plus encore, une femme ou un homme de l’art rompu à l’exercice très particulier de l’expertise architecturale sensibilisé à la propension de l’habitat à contribuer d’une certaine façon aux soins apportés à la victime. Or il est bien su que « pour fonctionner, le système a besoin de techniciens disponibles »[3] et disposés, pourrait-on ajouter. Aussi bien, à la manière de la Commission nationale des accidents médicaux (CNAMed), qui instruit les demandes d’inscription des professionnels de santé sur la liste nationale des experts en accidents médicaux[4], ne pourrait-on pas recommander qu’une instance indépendante se charge d’élaborer, au profit de toutes les personnes concernées, une liste d’architectes experts ? Peut-être même, pour simplifier les choses, la CNAMed pourrait-elle voir son champ de compétences élargi en conséquence ? Si l’hypothèse de travail devait être jugée pertinente, il importerait également de recommander l’initiation des élèves architectes et ingénieurs, voire la formation des architectes diplômés d’État à l’expertise non pas médico-légale mais architecturo-légale[5]. Nous ne saurions douter de la capacité des personnes qui exercent l’art de l’architecture. Reste que l’exercice à visée précontentieuse ou bien consécutivement à la saisine d’une juridiction est suffisamment spécifique pour recommander a minima une initiation.

Un autre chef de difficulté réside dans les oppositions éventuelles de l’assureur de responsabilité civile et les hésitations possibles du juge de la réparation. Il faut bien se représenter les sommes en jeu, leur nature[6] et le caractère possiblement conservatoire de la dépense. Aussi, une approche « tous chefs de frais de logement adapté » vers laquelle un praticien pourrait être tenté de s’aventurer, faute d’avoir pu s’adjoindre un sapiteur dans le temps imparti, est-elle à proscrire, sous peine de ne pas emporter la conviction[7].

2.- Typologie des frais de logement adapté

Relativement aux dépenses que la victime peut être amenée à engager, et qui ont vocation à être remboursées par l’auteur du dommage et son assureur de responsabilité civile, on compte les frais commandés par l’aménagement du domicile ou bien de la résidence de l’intéressée, et ceux nécessités par l’aménagement du domicile de ses proches, que lesdits soient temporaires ou non[8]. À noter qu’il en sera de même en cas d’accueil de la victime dans une structure idoine (foyer ou maison médicalisée).

Le domicile actuel de la victime, quand bien même cette dernière n’aurait pas vocation à s’y maintenir, doit être aménagé. Peu important donc que la victime soit dans l’obligation, à court ou moyen terme, de faire l’acquisition d’un logement mieux adapté[9]. Et la Cour de cassation d’indiquer au surplus qu’il importe peu que le logement existant ait pu être aménagé par des travaux adaptés ; le responsable reste tenu de payer les frais d’acquisition[10] d’un nouveau logement pérenne et les frais d’aménagement de l’habitat[11]. Il y a une raison à pareille exigence. C’est que le changement du lieu de vie n’est pas « un choix purement personnel de la victime », pour reprendre les mots de la Cour de cassation mais un choix provoqué par les séquelles de l’accident.

La réparation intégrale du dommage corporel commande en conséquence l’indemnisation des frais d’acquisition d’un terrain puis de construction et d’aménagement du logement adapté[12]. Aussi bien les juges du fond et les cours régulatrices ne sont-ils pas sensibles au moyen tiré de la violation du principe de la réparation intégrale en ce que « l’acquisition en pleine propriété d’un logement financé par l’assureur de l’auteur de l’accident constitue[rait] un enrichissement patrimonial, qui [irait] au-delà de la réparation du préjudice subi ; que le préjudice lié aux frais de logement adapté, correspondant aux dépenses que la victime handicapée doit exposer pour bénéficier d’un habitat en adéquation avec son handicap, ne saurait être indemnisé sans tenir compte des sommes que la victime aurait de toute façon dû débourser pour se loger, si elle n’avait pas subi de handicap »[13].

3.- Types de dépenses engagées

Les types de dépenses engagées, qui sont renseignées dans les décisions de justice sélectionnées peuvent être rangés en deux catégories : les dépenses aux fins d’aménagements ponctuels[14] et les dépenses aux fins d’aménagements structurels. C’est relativement à ces derniers aménagements que l’expertise architecturo-légale est des plus importantes. Adapter l’habitat et les espaces de vie, cela peut être : dégager des aires de rotation, créer une pièce technique dédiée aux matériels et/ou aux soins, concevoir une salle de bain en surnombre réservée à la personne en perte d’autonomie, dessiner un espace de retrait réservé à la tierce personne aux fins d’hébergement (condition du respect des conditions de travail de l’aide humaine et de la pérennisation de la relation professionnelle).

Où l’on constate, en conclusion, que la spécialisation fine des avocats-conseils en la matière et le travail de formation continue assuré chaque année à l’occasion des États généraux du dommage corporel participent indiscutablement du juste et utile rétablissement des victimes atteintes dans leur intégrité corporelle.


[1] 13es États généraux du dommage corporel organisés par le Conseil national des Barreaux le 25 novembre 2021 à Paris sur le thème « L’expertise dans tous ses états » : v. la publication des actes in n° hors-série Gaz pal. 25 janv. 2022.

[2] V. également la prestation de compensation du handicap (art. L. 245-3, 3° et L. 425-3, 3° du Code de l’action sociale et des familles et L. 425-3, 3°)

[3] G. Mor et L. Clerc-Renaud, Évaluation du préjudice corporel, 2e éd, 2014, Delmas, n° 111-14.

[4] CSP, art. L. 1142-10.

[5] Une semblable remarque peut être faite s’agissant des ergothérapeutes chargés de dresser le bilan situationnel de la victime.

[6] Sur la détermination de la fiscalité des travaux, v. Cass. crim., 2 nov. 2011, n° 10-83219 : Bull. crim., n° 224.

[7] V. not. Cass. 2e civ., 8 juill. 2021, n° 20-15106, D : absence de preuve objective et suffisante du caractère inadapté des logements pris à bail, et rejet de la demande d’acquisition d’une maison d’habitation.

[8] Cass. 2e civ., 14 avr. 2016, nos 15-16625 et 15-22147 : Bull. civ. II, n° 849 – CE, 5e ch., 27 déc. 2019, n° 421792 – CE, 5e-6e ch. réunies, 27 mai 2021, n° 433863.

[9] CE, 5e-6e ch. réunies, 27 mai 2021, n° 433863 – Cass. 2e civ., 18 mai 2017, n° 16-15912 – Cass. 2e civ., 9 mai 2019, n° 18-15786. V. encore, pour une incompatibilité des aménagements nécessaires avec le caractère provisoire de la location, CE, 4 déc. 2009, n° 309521, Cts El Khebbas : Lebon – Cass. 2e civ., 5 févr. 2015, n° 14-16015 – Cass. 2e civ., 14 avr. 2016, n° 15-16625.

[10] Cass. 2e civ., 18 mai 2017, n° 16-15912, PB – Cass. 2e civ., 23 mai 2019, n° 18-16651, D.

[11] Cass. 2e civ., 6 mai 2021, n° 19-25524, D.

[12] Cass. 2e civ., 14 avr. 2016, nos 15-16625 et 15-22147 – Cass. 2e civ., 18 mai 2017, n° 16-15912, F-PB. V. égal. CE, 5e-4e ss-sect. réunies, 4 déc. 2009, n° 309521 : Lebon (décision implicite).

[13] V. not., très clairement en ce sens, Cass. 2e civ., 14 avr. 2016, nos 15-16625 et 15-22147.

[14] Par exemple : travaux de terrassement, électrification et automatisation d’un portail (à noter qu’il appartient de réserver l’entièreté du temps de travail des soignants aux seuls soins à apporter à la victime) et des volets, installation de rampes d’accès, remplacement des portes.