La fraude : Théorie et régime juridique

Tentation. Tromper, abuser autrui en contrevenant aux règlements, employer la ruse pour mystifier son prochain[1] : c’est mal, mais pas toujours condamnable… Bien que dans la tradition œcuménique, d’aucuns exhortent de ne pas être soumis à la tentation et d’être délivrés du mal, la tentation de la fraude pour l’homme est si grande que la meilleure façon d’y résister, c’est probablement d’y succomber (Casanova, Oscar Wilde)[2]. Pour cause : il est des petites fraudes délicieuses (ou pas) : s’inviter frauduleusement à un mariage pour profiter des agapes (et plus si affinité) ; pénétrer frauduleusement sur la propriété d’un vendeur de piscine pour se jeter dans l’eau. Eh bien, le Droit se désintéresse de celles-là, parce qu’il n’est pas, à proprement parler, en danger. Foin de self-défense donc : il existe des règles qui sanctionnent de pareils comportements. Autrement dit, l’utilisation d’un moyen illicite peut être réprimée sans aucun recours à la notion de fraude. L’article 226-2 C. pén. fait l’affaire : « l’introduction ou le maintien dans le domicile d’autrui à l’aide manœuvre (…) est punie d’un an d’emprisonnement et de 15.000 € d’amende (in Chap. VI Des atteintes à la personnalité). Aussi bien, la fraude qui nous occupe est toute autre.

Notion. Au sens strict, la fraude consiste à faire jouer une règle de droit pour tourner une autre règle de droit. C’est mal, et toujours condamnable. Souvenons-nous : « le droit ne saurait tolérer que des institutions juridiques soient détournées de leur finalité et que la lettre des institutions soit utilisée au détriment de leur esprit » (J.-L. Bergel, Théorie générale du droit, 4ème éd., Dalloz, 2003, n° 242). Autrement dit, la fraude est un levier d’assainissement des rapports de droit (avec la théorie de l’abus de droit, entre autres). La Cour régulatrice sait l’employer.

Illustration. Des époux français concluent, conformément au droit étranger, en l’occurrence celui respectivement de deux États fédéraux des États-Unis d’Amérique, une convention de gestation pour autrui. Homologuée par le juge étranger, la convention stipule qu’après la naissance de l’enfant, les époux seront déclarés parents dans les actes d’état civil étrangers. En somme, ces derniers entendaient obtenir par le jeu normal des règles du droit international privé la reconnaissance, en France, d’actes d’état civil d’enfants issus d’une convention de mère porteuse, ce que l’article 16-7 C.civ. interdit formellement (« Toute convention portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d’autrui est nulle ») et que l’article 227-12, al. 3 C. pén. punit sévèrement (un an d’emprisonnement et 15.000 d’amende).

Leçon. La fraude, qui est aussi vieille que la loi (J. Vidal, Essai d’une théorie générale de la fraude en droit français, th. Toulouse, 1957, p. 1), corrompt tout : Fraus omnia corrumpit, ont écrit les glossateurs. A noter que le législateur n’a de cesse de chercher  à prévenir la fraude. Toutes les fois qu’un texte la vise, l’adage – qui a une nature subsidiaire – n’a pas à être appelé par le juge au secours de la situation. Il lui suffit de se reposer pleinement et directement sur le texte de loi (656 articles, tous codes confondus, renferment le vocable “Fraude”).

L’adage partage avec quelques autres (ex. nemo auditur propriam turpitudinem allegans : nul ne peut être entendu lorsqu’il invoque sa propre turpitude ; abus de droit) le rare privilège de garantir la loyauté des rapports juridiques (H. Roland et L. Boyer, Adages, 4ème éd., Litec, 1999). Il est un « vigile suprême ». Comprenons bien : l’adage, qui sert parfois de visa unique à des arrêts de cassation, est utilisé pour justifier un refus d’application d’une loi dont les conditions étaient cependant réunies. « La théorie de la fraude apparaît alors comme le moyen de garder le contrôle de l’application des normes juridiques en permettant d’y déroger au nom de la sauvegarde du droit tout entier » (J. Ghestin et alii, Traité de droit civil, Introduction générale, LGDJ, 4ème éd., 1994, n° 803), ce qu’on appelle volontiers le Droit avec un grand « D ». Fraus omnia corrumpit est pratiqué par le juge. Une consultation sommaire de la jurisprudence sur le site Internet de diffusion du droit en ligne l’atteste (www.legifrance.gouv.fr).

Il semble, écrivent Roland et Boyer, que la consécration solennelle de la fraude à la loi soit due à la princesse de Beauffremont. Voulant divorcer alors que la loi française ne connaissait que la séparation de corps, qu’elle avait obtenue, elle se fit naturaliser allemande au duché de Saxe-Cobourg où le divorce était reconnu. Le prince qui entendait que la princesse demeurât son épouse saisit le juge français. En 1878, la Cour de cassation décida que la princesse, devenue allemande, n’en était pas moins toujours Mme de Beauffremont, son divorce étant inopposable à la loi française et au prince. Et voilà que la constitution de la fraude (I) et la sanction de la fraude (II) apparaissent presque distinctement, à telle enseigne que l’esprit est comme surpris de pouvoir s’attacher à des principes apparemment simples et immuables (G. Calbairac, Considérations sur la règle « Fraus omnia corrumpit », D. 1961, chron., p. 170. Cmp. la longueur des articles de lois).

I – Constitution de la fraude

Le sujet de droit est constitué en fraude « chaque fois qu’il parvient à se soustraire à l’exécution d’une règle obligatoire par l’emploi à dessein d’un moyen efficace, qui rend ce résultat inattaquable sur le terrain du droit positif » (J. Vidal, th. préc., p. 208). Trois éléments constitutifs doivent être réunis : une règle obligatoire (élément légal), l’intention d’éluder (élément intentionnel), l’emploi à cette fin d’un moyen adéquat (élément matériel).

Élément légal. La fraude à la loi présuppose l’existence d’une loi à frauder ! Le mot « loi » doit être entendu dans son acception la plus large. La raison d’être du dispositif le commande : «  Il faut sauver le soldat Ryan » (Steven Spielberg, 1998). Or, les normes juridiques susceptibles de régir les comportements variés ne se réduisent pas aux lois votées par le Parlement. La source de la règle obligatoire peut être aussi bien la loi, impérative s’entend (car il est loisible de se soustraire aux lois seulement interprétatives ou supplétives) que le contrat. Le débiteur qui se met dans l’impossibilité d’exécuter ses engagements tente d’échapper à une obligation contractuelle qui s’imposait à lui comme une loi (C.civ., art. 1103 nouv. / art. 1134, al. 1er anc.). Tel est le cas du débiteur qui organise frauduleusement son insolvabilité ou désintéresse quelques uns seulement de ses créanciers la veille de son assignation en redressement judiciaire. Dans ce cas, on peut même dire qu’il y a fraude par avance à une règle obligatoire. Cela appelle une remarque. En soi, le moyen n’est pas complètement illicite puisque le débiteur ne viole pas une règle obligatoire. Mais la licéité apparente du procédé pour éluder la règle ne trompe pas ; la fraude peut être retenue. Josserand écrit que cette « fraude n’est pas autre chose, en fin de compte, que la fraude à la loi, en prenant ce dernier mot dans son sens le plus compréhensif » (in Les mobiles dans les actes juridiques du droit privé, n° 176).

Élément intentionnel. La fraude suppose ensuite rapportée – par tous moyens (C.civ., art. 1353 – l’intention de l’auteur de la manœuvre de parvenir à un changement de loi applicable au détriment de la loi normalement compétente. Comprenons bien : le changement de loi applicable doit être non seulement l’effet mais également le but de la manœuvre. La culpabilité civile, écrit Ripert, est un élément nécessaire à la mise en œuvre du principe « fraus omnia corrumpit » (in La règle morale dans les obligations civiles, nos 160 s.). Soit un médecin qui épouse la personne qu’il a soignée avant qu’elle ne meurt de sa maladie et profite en retour d’une libéralité consentie par cette dernière (par ex. une assurance-vie) : le droit a peu de chose à dire. Sauf si le mariage a été consacré pour écarter le jeu de l’article 909, al. 1er, C.civ.

Élément matériel. La fraude suppose enfin que le moyen employé pour tourner la règle soit efficace. La fraude heurte de front le Droit que si elle réussit. La variété des moyens de fraude est presque infinie, tant l’imagination fertile des sujets de droit est grande.

II – Sanction de la fraude

Arme. Le législateur sait appréhender la fraude des sujets de droit. On l’a dit. Auquel cas, le juge n’a aucun besoin d’invoquer fraus omnia corrumpit. Il lui suffit de faire application du texte idoine. Et c’est très précisément ce qu’il fait. L’adage est en quelque sorte subsidiaire. « N’est-il pas habituel d’engager d’abord les régiments de ligne et de réserver la garde pour le cas où la bataille plierait » (H. Roland et L. Boyer, Adages, op. cit.).

Tir. La sanction consiste à priver l’auteur de la fraude du bénéfice de la règle substituée en quelque sorte. Bien que, en théorie, ladite règle soit applicable, la fraude fait exception à toutes les règles. Le droit restaure alors l’application de la loi à laquelle l’agent a tenté d’échapper. Dans l’exemple proposé, il ne s’agit pas d’annuler le mariage du médecin avec la personne qu’il soignait lorsqu’il a été désigné tiers bénéficiaire du contrat d’assurance-vie, à tout le moins tant que le consentement est sérieux. Il suffit de maintenir son incapacité à recevoir à titre gratuit. « Il est inutile de frapper un acte de plus qu’il n’est nécessaire pour que soit atteint le but visé par le législateur » (J. Vidal, th. préc., p. 391). En l’occurrence, l’acte sera inopposable aux victimes des conséquences de la fraude.

Il est des cas où l’inopposabilité se révèle insuffisante ; la nullité est alors préférée. Il en va ainsi lorsque l’ordre public est en cause : mariage contracté à l’étranger pour échapper aux conditions de la loi française ; cession d’office ministériel avec contre-lettre pour majorer le prix au-dessus du prix de Chancellerie ; acte passé par prête-nom lorsque ledit acte était interdit à son auteur véritable.

J.B.

[1] Plaute : homo homini lupus est – littéralement l’homme est un loup pour l’homme ; fondamentalement : l’homme est le pire ennemi de sa propre espèce. Rabelais reprendra cette locution dans le Tiers livre, Montaigne aussi dans ses Essais, etc. (v. Wikipédia).

[2] Casanova in Mémoires : « Dépêchez-vous de succomber à la tentation avant qu’elle ne s’éloigne ».

Le divorce pour faute

Le divorce pour faute est l’archétype du divorce sanction : il vise à punir l’époux qui a manqué à ses obligations conjugales.

Pendant longtemps, le divorce pour faute était le seul moyen pour les époux de sortir des liens du mariage. Il demeurait néanmoins limité à des causes déterminées.

En 1804, le Code civil limitait ainsi le divorce pour faute à quatre cas :

  • Le mari pourra demander le divorce pour cause d’adultère de sa femme (art. 229 C. civ.)
  • La femme pourra demander le divorce pour cause d’adultère de son mari, lorsqu’il aura tenu sa concubine dans la maison commune (art. 230 C. civ.)
  • Les époux pourront réciproquement demander le divorce pour excès, sévices ou injures graves, de l’un d’eux envers l’autre (art. 231 C. civ.)
  • La condamnation de l’un des époux à une peine infamante, sera pour l’autre époux une cause de divorce ( art. 232 C. civ.)

Alors que le divorce est interdit en 1816 en raison du principe de l’indissolubilité du mariage, il est réintroduit dans le code civil en 1884, mais uniquement pour faute.

Ce n’est qu’en 1975 que le divorce par consentement mutuel soit réhabilité.

Ainsi le divorce pour faute a-t-il été la seule et unique cause de divorce pendant près d’un siècle.

==> La suppression du divorce pour faute : le sens de l’histoire ?

Si la loi du 11 juillet 1975 a maintenu le divorce pour faute, lors des travaux parlementaires qui ont conduit à l’adoption de la loi du 26 mai 2004, la question de sa conservation s’est posée.

La raison en est que, bien que la loi de 1975 ait introduit le divorce par consentement mutuel, le divorce pour faute a fait l’objet de graves détournements de procédures, engageant les couples dans de pénibles conflits préjudiciables non seulement aux époux, mais aussi à l’entourage et aux enfants.

En 2001, le député François COLCOMBET avait déjà déposé une proposition de loi visant à supprimer le divorce pour faute.

Plusieurs arguments ont été avancés par ce dernier :

  • Le divorce pour faute mobilise l’énergie des parties et du juge sur la recherche des responsabilités passées, au détriment de l’organisation de l’avenir – en particulier de celui des enfants. Cette recherche effrénée se termine le plus souvent par un match nul par double KO : une demande reconventionnelle est le plus souvent formée et le divorce prononcé aux torts partagés, mais sans faire l’économie des ravages personnels induits par la procédure elle-même.
  • Mensonges, humiliations, rien n’est épargné aux parties. La production de journaux intimes, de correspondances privées, de certificats médicaux, de documents concernant la sexualité des époux ont des effets destructeurs. Il est ensuite bien difficile de reprendre le dialogue indispensable pour exercer correctement en commun l’autorité parentale.
  • Tout l’entourage est sollicité : famille, amis, employés, etc. Le divorce étend ses ravages bien au-delà du couple. Malgré l’interdiction légale de faire témoigner les enfants, ceux-ci sont mêlés au conflit.
  • Les justiciables ont l’illusion que le juge peut faire la lumière sur la réalité de l’intimité du couple – ce qui entraîne un sentiment d’injustice profonde lorsque le juge tranche au vu des éléments nécessairement partiels et partiaux dont il dispose.
  • La loi attache aux torts dans le prononcé du divorce des effets juridiques disproportionnés : dommages et intérêts, perte de prestation compensatoire ou des donations – ce qui incite les époux à poursuivre le combat jusqu’au bout.
  • Comble de l’absurde : il arrive que des procédures de divorce pour faute, mettant fin à des unions de courte durée, s’éternisent plus longtemps que la durée de vie commune. Une procédure avec appel et pourvoi en cassation peut durer de cinq à dix ans. N’oublions pas que les ressources de la procédure sont infinies (avec un coût en conséquence…). Au demeurant, à la fin du procès, le divorce n’est pas forcément prononcé alors que les deux conjoints sont au moins d’accord sur l’échec du mariage.

François COLCOMBET en conclut que, en définitive – et c’est le plus grave -, le divorce pour faute rend pratiquement impossible l’organisation sereine de l’avenir de chacun des conjoints et surtout des enfants.

A l’échec du couple, s’ajoutent des ravages souvent irrémédiables et ce divorce devient ainsi une cause de profond désordre. Cette situation est bien connue des praticiens du droit. Elle a pris, du fait de l’augmentation du nombre de divorces, l’allure d’un véritable fléau social.

Aussi, la suppression du divorce pour faute aurait, selon ce député, pour première conséquence de ne pas envenimer inutilement le climat de la séparation dans l’intérêt des enfants et de consacrer la durée de la procédure à la recherche de la solution la meilleure.

La liquidation pourra se dérouler dans un contexte totalement différent puisqu’elle n’aura pas été précédée par la recherche et la démonstration de fautes vraies ou supposées.

Bien que, audacieuse, cette proposition n’a pas été reprise par le législateur en 2004.

==> Le maintien du divorce pour faute

La loi du 26 mai 2004 a finalement maintenu le divorce pour faute dans une rédaction identique à celle qui figurait déjà dans la loi du 11 juillet 1975.

Ce choix  se justifie, selon le rapporteur du projet de loi Patrick Delnatte par le fait que, comme le faisait observer le doyen Carbonnier, « les fautes qui font le divorce dessinent en creux les devoirs qui font le mariage ».

Pour ce député, il est indéniable que, ne serait-ce qu’à titre symbolique, ne plus faire de la violation des devoirs et obligations du mariage un cas de divorce aurait des répercussions sur le sens de l’engagement matrimonial.

En outre, si les causes de la rupture résident souvent dans une mésentente durable entre les époux, il est aussi des divorces dans lesquels c’est bien la faute de l’un des conjoints qui justifie la rupture de l’union.

Comme le notait Mme Irène Théry « si le droit doit veiller à ne pas attiser les conflits, il ne doit pas non plus ériger des modèles de « bon divorce ». La négociation ne vaut pas dans tous les cas, et il est aussi des conflits légitimes que la justice se doit de traiter, et non de disqualifier de façon moralisante ».

Ainsi en est-il particulièrement des cas de violences conjugales : réalisée en 2000, l’enquête nationale sur les violences envers les femmes a montré que, parmi les diverses violences subies, les violences conjugales sont les plus fréquentes, puisqu’elles concernent environ une femme sur dix.

La proposition de loi adoptée par l’Assemblée nationale en 2001 n’avait d’ailleurs pas totalement écarté la prise en compte de la faute dans les procédures de divorce, puisqu’elle permettait au juge de constater dans le jugement de divorce, à la demande d’un conjoint, que des faits d’une particulière gravité, telles que des violences physiques ou morales, commis durant le mariage, pouvaient être imputés à son conjoint et qu’elle lui permettait par ailleurs de statuer sur l’action en dommages-intérêts exercée sur le fondement de l’article 1382 du code civil par l’une des parties.

Enfin, alors que près de 38 % des divorces demeurent prononcés sur le fondement de la faute et que près de 42 % d’entre eux le sont aux torts exclusifs de l’un des époux, on peut se demander s’il n’est pas inutilement risqué de supprimer ce cas de divorce et s’il n’est pas à craindre que les époux, privés la possibilité de plaider les griefs, ne fassent de la liquidation de leurs intérêts patrimoniaux ou, plus grave, de l’organisation de la garde des enfants, le nouvel exutoire à leur conflit conjugal.

Si, en 2004, le législateur a entendu maintenir le divorce pour faute, il s’est s’efforcé toutefois, dans un souci de pacification des procédures, d’en réduire l’audience en aménageant les autres cas de divorce, afin que les couples ne se reportent plus sur celui-ci à défaut de pouvoir obtenir le divorce sur un autre fondement.

Le siège du divorce pour faute réside à l’article 242 du Code civil qui « le divorce peut être demandé par l’un des époux lorsque des faits constitutifs d’une violation grave ou renouvelée des devoirs et obligations du mariage sont imputables à son conjoint et rendent intolérable le maintien de la vie commune. »

Il ressort de cette disposition que pour être prononcé sur le fondement de la faute, le demandeur doit établir l’existence d’une faute, laquelle faute doit posséder un certain nombre de caractère.

Par ailleurs, la faute ne doit pas être neutralisée, soit par une réconciliation, soit par des torts partagés

I) Les éléments constitutifs de la faute

En droit commun, la faute est définie comme « un manquement à une obligation préexistante ».

Ainsi, la faute s’apparente-t-elle, à une erreur de conduite, une défaillance. Selon cette approche, le comportement de l’agent est fautif :

  • soit parce qu’il a fait ce qu’il n’aurait pas dû faire
  • soit parce qu’il n’a pas fait ce qu’il aurait dû faire.

À l’examen, la définition de la faute énoncée à l’article 242 du Code civil n’est pas très éloignée de celle admise du droit commun.

Selon cette disposition, la faute consiste en « des faits constitutifs d’une violation grave ou renouvelée des devoirs et obligations du mariage ».

 Le texte précise que ces faits doivent être « imputables » à l’époux fautif.

 Il ressort de cette définition de la faute qu’elle est constituée de trois éléments :

  • Un élément légal
  • Un élément matériel
  • Un élément moral

==> L’élément légal

Pour être fautif, encore faut-il que le comportement que l’on reproche à l’époux assigné en divorce consiste en un fait illicite.

L’article 242 prévoit que ce fait illicite doit consister en un manquement aux « devoirs et obligations du mariage ».

Pour déterminer si la faute commise par un époux est susceptible de fonder une demande en divorce pour faute, il convient d’identifier l’obligation ou le devoir qui a été violé.

Au nombre des devoirs et obligations qui doivent être observés par les époux figurent notamment :

  • L’obligation de vie commune ( 215 al. 1 C. civ.)
  • Le devoir de respect ( 212 C. civ.)
  • Le devoir de fidélité ( 212 C. civ.)
  • Le devoir de secours ( 212 C. civ.)
  • Le devoir d’assistance ( 212 C. civ.)
  • Le devoir conjugal ( 215, al. 1 C .civ.)
  • L’obligation de contribuer aux charges du mariage ( 214 C. civ.)

==> L’élément matériel

Pour obtenir réparation du préjudice subi, cela suppose, pour la victime, de démontrer en quoi le comportement de l’auteur du dommage est répréhensible.

Aussi, ce comportement peut-il consister :

  • Soit en un acte positif: le défendeur a fait ce qu’il n’aurait pas dû faire
  • Soit en un acte négatif: le défendeur n’a pas fait ce qu’il aurait dû faire

La question s’est alors posée de savoir à quel moment devait intervenir la faute pour fonder une demande en divorce.

Trois hypothèses peuvent être envisagées :

  • La faute est commise avant le mariage
    • Dans cette situation, la faute n’est pas une cause de divorce, pour la raison simple que, par définition, aucun devoir, ni aucune obligation du mariage ne peut avoir été violé
    • Cependant, des faits illicites commis antérieurement au mariage peuvent avoir été dissimulés par un époux à l’autre, telle une condamnation pénale
    • Dans cette hypothèse, l’époux victime de cette dissimulation pourra se prévaloir d’une erreur sur les qualités essentielles de son conjoint et solliciter, sur le fondement du vice du consentement, la nullité du mariage
  • La faute est commise au cours du mariage
    • C’est, par nature, le terrain d’élection de la faute visée à l’article 242 du Code civil
    • La faute ne peut être une cause de divorce, qu’à la condition exclusive qu’elle ait été commise au cours du mariage
  • La faute est commise au cours de la procédure de divorce
    • Cette situation est plus problématique, car en pareille hypothèse, la rupture est d’ores et déjà consommée
    • Il est de fortes chances que les époux ne cohabitent plus, ce qui en soi constitue une violation de l’obligation de communauté de vie, sauf à ce qu’une séparation de corps ait été prononcée.
    • Aussi, la question s’est posée de savoir si un manquement aux devoirs et obligations du mariage au cours de la procédure du divorce pouvait justifier que celui-ci soit prononcé aux torts exclusifs de l’époux fautif
    • En particulier, quid du non-respect de l’obligation de fidélité ?
    • De toute évidence, ni la requête initiale en divorce, ni l’ordonnance de non-conciliation ne confère aux époux une immunité.
    • Dans un arrêt du 5 mars 2008, la Cour de cassation a affirmé en ce sens que « l’introduction de la demande en divorce ne confère pas aux époux, encore dans les liens du mariage, une immunité faisant perdre leurs effets normaux aux torts invoqués» ( 1ère civ. 5 mars 2008).
    • Tant que le divorce n’est pas prononcé, les époux sont encore mariés et doivent, à ce titre, observer les devoirs et obligation qui découlent du mariage.
    • Cette règle est toutefois tempérée par les juridictions, notamment en ce qu’elles considèrent généralement que, lorsqu’une faute a été commise au cours de la procédure de divorce, elle ne satisfait plus l’exigence de gravité exigée à l’article 242 du Code civil.
    • Or sans cette gravité, la faute ne constitue pas une cause de divorce
    • Les juges seront, en particulier, relativement indulgents quant à la violation de l’obligation de fidélité, ne serait-ce que parce que les procédures de divorce sont particulièrement longues.
    • Dans un arrêt du 29 avril 1994, la Cour de cassation a ainsi considéré que « le constat d’adultère établi plus de 2 années après l’ordonnance ayant autorisé les époux à résider séparément et alors que le devoir de fidélité est nécessairement moins contraignant du fait de la longueur de la procédure, ne saurait constituer une violation grave des devoirs et obligations du mariage rendant intolérable le maintien de la vie commune» ( 2e civ., 29 avr. 1994).

==> L’élément moral

L’article 242 du Code civil prévoit que pour être constitutif d’une faute, le manquement aux devoirs et obligations du mariage doit être imputable à l’époux fautif.

L’imputabilité implique que l’époux contre qui la faute est invoquée soit doué de discernement.

Autrement dit, il doit avoir conscience de ses actes, soit être capable de savoir s’il a manqué aux devoirs et obligations nés du mariage.

Pour que la faute soit caractérisée, il n’est toutefois pas nécessaire d’établir l’intention de nuire de l’époux.

Il est seulement nécessaire de démontrer que celui-ci n’était pas privé de sa faculté de discernement lorsque la faute a été commise.

II) Les caractères de la faute

La faute doit présenter deux caractères pour constituer une cause de divorce :

  • D’une part, elle doit être grave ou renouvelée
  • D’autre part, elle doit rendre intolérable le maintien de la vie commune

==> Une violation grave et renouvelée

L’article 242 du Code civil exige que la faute présente

  • Soit un certain degré de gravité
  • Soit une certaine répétition

Autrement dit, la simple faute isolée, ne saurait suffire à justifier une demande en divorce pour faute. Il est nécessaire que les circonstances qui entourent la faute soient caractérisées.

Dans un arrêt du 18 mai 2011, la Cour de cassation a rappelé que les caractères de gravité et de répétition, sont, aux termes de l’article 242, alternatifs (Cass. 1ère civ., 18 mai 2011)

==> Une violation rendant intolérable le maintien de la vie commune

L’époux en demande doit démontrer que l’atteinte dont il est victime fait obstacle à la poursuite de la vie commune.

La faute doit ainsi être tellement grave, qu’elle justifie la dissolution du mariage.

Toute la difficulté sera alors de déterminer, pour le juge, à partir de quand une faute rend intolérable le maintien de la vie commune.

Il ressort d’un arrêt du 30 novembre 2000 que la Cour de cassation admet que les juges du fond puissent déduire la satisfaction de cette exigence de la gravité de la faute dont se prévaut le demandeur.

Cass. 2e civ. 30 nov. 2000
Sur les deux moyens réunis :

Attendu que Mme X... fait grief à l'arrêt attaqué (Lyon, 18 février 1997) d'avoir prononcé le divorce des époux Y...-X... à ses torts exclusifs, alors, selon le moyen :

1° que les juges du fond ne peuvent rejeter la demande en divorce dont ils sont saisis sans examiner tous les griefs qui leur sont soumis par le demandeur ; qu'en statuant ainsi pour rejeter la demande en divorce de Mme X... par des motifs qui ne s'expliquent pas sur le grief relatif au fait, pour son mari, de l'avoir chassée du domicile conjugal après y avoir installé contre son gré sa belle-fille, la cour d'appel a violé les articles 242 du Code civil et 455 et 458 du nouveau Code de procédure civile ;

2° que le divorce ne peut être demandé par un époux pour des faits imputables à l'autre qu'à la double condition que ces faits constituent une violation grave et renouvelée des devoirs et obligations du mariage et rendent intolérable le maintien de la vie commune ; qu'ainsi, l'arrêt attaqué, qui prononce le divorce aux torts de l'épouse en raison de son abandon du domicile conjugal sans avoir constaté que l'une et l'autre de ces conditions se trouvaient remplies, n'a pas donné de base légale à cette décision, au regard de l'article 242 du Code civil ;

Mais attendu que c'est dans l'exercice de son pouvoir souverain d'appréciation des preuves que la cour d'appel énonce, par motifs propres et adoptés, que le comportement de M. Y... à l'égard de son épouse ne justifiait pas la décision de celle-ci de quitter le domicile conjugal et que ce départ constituait ainsi une faute de sa part ;

Et attendu qu'en retenant, par motifs adoptés, que les faits imputés à l'épouse constituaient des causes de divorce au sens de l'article 242 du Code civil, ce dont il résultait que la double condition exigée par ce texte était constatée, la cour d'appel a, par une motivation suffisante, justifié sa décision ;

D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;

PAR CES MOTIFS :

REJETTE le pourvoi.

III) La neutralisation de la faute

La faute commise par un époux qui pourrait, en soi, constituer un motif de divorce est susceptible d’être neutralisée par deux choses :

  • La réconciliation des époux
  • La faute de l’autre époux

A) La réconciliation

Aux termes de l’article 244 du Code civil « la réconciliation des époux intervenue depuis les faits allégués empêche de les invoquer comme cause de divorce. »

La réconciliation constitue ainsi une fin de non-recevoir.

==> Une fin de non-recevoir

En procédure, une fin de non-recevoir est un moyen qui tend à faire déclarer irrecevable une action en justice, sans examen au fond de la demande.

La fin de non-recevoir peut être invoquée en tout état de cause, soit à n’importe quel moment de l’instance, à la différence de l’exception de procédure qui doit être soulevée in limine litis.

Dans l’hypothèse où la réconciliation intervenue entre les époux est admise par le juge, le divorce ne pourra pas être prononcé, car elle met un terme à l’instance.

L’époux à l’origine de l’instance devra alors introduire une nouvelle demande en divorce.

La question qui immédiatement se pose est alors de savoir en quoi consiste la réconciliation ?

==> Principe

La définition de la réconciliation se déduit d’une lecture a contrario de l’article 244, al. 3 du Code civil :

Cette disposition prévoit que « le maintien ou la reprise temporaire de la vie commune ne sont pas considérés comme une réconciliation s’ils ne résultent que de la nécessité ou d’un effort de conciliation ou des besoins de l’éducation des enfants »

Aussi, la réconciliation suppose-t-elle la réunion de deux éléments cumulatifs :

  • La reprise de la vie commune
  • La volonté de l’époux offensé de pardonner, en pleine connaissance de cause, les griefs qu’il peut avoir contre son conjoint

Il en résulte qu’une brève reprise de la vie commune ou une simple cohabitation des époux ne s’apparentera pas à une réconciliation.

Pour qu’il y ait réconciliation il est donc nécessaire qu’il y ait :

  • une réciprocité de volonté de ne plus tenir compte des griefs antérieurs et connus
  • une volonté d’oubli en même temps que l’intention de reprendre la vie commune.

==> Exception

Si la réconciliation est, par principe, constitutive d’une fin de non-recevoir, l’article 244, al. 2 prévoit que « une nouvelle demande peut cependant être formée en raison de faits survenus ou découverts depuis la réconciliation, les faits anciens pouvant alors être rappelés à l’appui de cette nouvelle demande. »

Autrement dit, la réconciliation n’efface pas les griefs qu’un époux peut avoir contre son conjoint.

Aussi, en cas de réitération ou de découverte de faits nouveaux, l’époux victime peut convoquer les faits antérieurs à la réconciliation aux fins de justifier sa demande en divorce pour faute.

Dans un arrêt du 11 février 2009, la Cour de cassation a affirmé en ce sens que « saisi d’une demande en divorce formée en raison de faits survenus ou découverts depuis la réconciliation des époux, le juge doit examiner l’ensemble des griefs allégués, antérieurs et postérieurs à celle-ci » (Cass. 1ère civ. 11 févr. 2009).

B) Les torts partagés

==> Principe

Aux termes de l’article 245, al. 1er du Code civil « les fautes de l’époux qui a pris l’initiative du divorce n’empêchent pas d’examiner sa demande ; elles peuvent, cependant, enlever aux faits qu’il reproche à son conjoint le caractère de gravité qui en aurait fait une cause de divorce ».

Il s’agit de la situation classique de l’époux qui s’oppose au divorce et contre-attaque en faisant valoir les torts de son conjoint pour tenter d’atténuer ou de justifier les siens.

Quelle que soit la cause de divorce invoquée, la faute invoquée contre un époux au soutien d’une demande en divorce peut se trouver fortement atténuée, voire complètement excusée par l’existence de torts à la charge de l’époux demandeur.

Dès lors, aucune faute ne saurait être retenue contre l’époux qui certes a bien commis une faute, mais qui oppose à son conjoint une autre faute.

La faute du demandeur vient en quelque sorte neutraliser, excuser, la faute du défendeur.

Il ne s’agit pas d’une fin de non-recevoir comme c’est le cas de la réconciliation, mais d’un argument de défense au fond.

Quel est l’enjeu de la distinction ?

Le divorce pourra, malgré tout, être prononcé, alors que s’agissant d’une fin de non-recevoir, elle met un terme à l’instance.

Lorsqu’il existe une réciprocité des torts, cela conduira le juge à prononcer le divorce aux torts partagé conformément à l’article 245, al. 2 du Code civil.

Dans un arrêt du 31 mai 2005, la Cour de cassation a validé la décision rendue par une Cour d’appel, estimant « qu’en prononçant le divorce aux torts partagés, les juges du fond ont nécessairement estimé que les faits retenus à la charge de l’un des conjoints ne se trouvaient pas dépouillés de leur caractère fautif par le comportement de l’autre » (Cass. 1ère civ., 31 mars 2005).

==> Procédure

Le prononcé du divorce aux torts partagés peut résulter de deux voies procédurales distinctes :

  • En présence d’une demande reconventionnelle
    • L’article 245, al. 2 prévoit que les fautes opposées à l’époux qui demande un divorce pour faute « peuvent aussi être invoquées par l’autre époux à l’appui d’une demande reconventionnelle en divorce. »
    • Le juge sera ainsi tenu d’examiner la demande reconventionnelle
    • Il disposera alors de trois options :
      • Soit il prononcera le divorce aux torts partagés
      • Soit il prononcera le divorce aux torts exclusifs de l’un ou l’autre époux
  • En l’absence de demande reconventionnelle
    • Nouveauté de la loi du 11 juillet 1975, l’article 245, al. 3 prévoit que « même en l’absence de demande reconventionnelle, le divorce peut être prononcé aux torts partagés des deux époux si les débats font apparaître des torts à la charge de l’un et de l’autre. »
    • Si dès lors les débats révèlent l’existence d’une faute imputable à l’auteur de la demande principale, le juge pourra prononcer le divorce aux torts partagés, alors même qu’aucune reconventionnelle n’a été formulée
    • Il s’agit cependant d’une simple faculté pour le juge
    • La seule limite de son pouvoir résidera dans l’impossibilité pour lui de prononcer le divorce aux torts exclusifs du demandeur
    • La Cour de cassation rappelle, par ailleurs, régulièrement que « les juges qui se proposent de prononcer le divorce aux torts partagés des époux sur la seule demande de l’un d’eux doivent inviter les parties à présenter leurs observations sur les conséquences éventuelles d’un tel divorce» ( 2e civ. 12 déc. 2002).

La faute civile

Le Code civil ne comporte aucune définition de la faute, bien que, en 1804, cette notion ait été envisagée comme l’élément central du droit de la responsabilité civile.

?Une notion de droit

La faute n’en demeure pas moins une notion de droit, en ce sens que la Cour de cassation exerce son contrôle sur sa qualification.

Ainsi, dans un arrêt de principe du 15 avril 1873, la haute juridiction a-t-elle estimé que « s’il appartient aux juges du fond de constater souverainement les faits d’où ils déduisent l’existence ou l’absence d’une faute délictuelle ou quasi délictuelle, la qualification juridique de la faute relève du contrôle de la cour de cassation » (Cass. 2e civ. 7 mars 1973, n°71-14.769)

Le contrôle opéré par la Cour de cassation sur la notion de faute se traduit :

  • D’une part, par la vérification que les juges du fond ont caractérisé la faute qu’ils entendent ou non retenir contre le défendeur indépendamment, de la constatation d’un dommage et de l’établissement du rapport de causalité
    • Autrement dit, les juges du fond ne sauraient déduire de la constatation d’un préjudice l’existence d’une faute
  • D’autre part, par la vérification que les juges du fond ont caractérisé la faute dans tous ses éléments à partir des circonstances de fait qu’ils ont souverainement appréciées.

I) Définition

Certes, la Cour de cassation exerce son contrôle sur la notion de faute. Pour autant, elle n’a jamais jugé utile d’en donner une définition.

C’est donc à la doctrine qu’est revenue la tâche de définir la notion de faute.

La définition la plus célèbre nous est donnée par Planiol pour qui la faute consiste en « un manquement à une obligation préexistante »[2].

Ainsi, la faute s’apparente-t-elle, à une erreur de conduite, une défaillance.

Selon cette approche, le comportement de l’agent est fautif :

  • soit parce qu’il a fait ce qu’il n’aurait pas dû faire
  • soit parce qu’il n’a pas fait ce qu’il aurait dû faire.

Manifestement, la définition proposée par le projet de réforme du droit de la responsabilité n’est pas très éloignée de cette conception.

La faute y est définie à l’article 1242 comme « la violation d’une règle de conduite imposée par la loi ou le manquement au devoir général de prudence ou de diligence ».

Immédiatement une question alors se pose : comment déterminer quels sont les règles et les devoirs dont la violation constitue une faute ?

Autrement dit, quel modèle de conduite doit-il servir de référence au juge pour que celui-ci détermine s’il y a eu ou non écart de comportement ?

Voilà une question à laquelle il est difficile de répondre, la notion de devoir général étant, par essence, relative.

À la vérité, comme le relève Philippe Brun, « définir la faute revient à répondre à la question par une question ».

Aussi, la faute se laisse-t-elle moins facilement définir qu’on ne peut la décrire, d’où la nécessité pour les juges de l’appréhender par l’entreprise de ses éléments constitutifs.

II) Éléments constitutifs de la faute

Traditionnellement, on présente la faute comme étant constituée de trois éléments :

  • Un élément matériel
  • Un élément légal
  • Un élément moral

A) L’élément matériel

Pour obtenir réparation du préjudice subi, cela suppose, pour la victime, de démontrer en quoi le comportement de l’auteur du dommage est répréhensible.

Aussi, ce comportement peut-il consister :

  • Soit en un acte positif : le défendeur a fait ce qu’il n’aurait pas dû faire
  • Soit en un acte négatif : le défendeur n’a pas fait ce qu’il aurait dû faire

Lorsque le comportement reproché à l’auteur du dommage consiste en un acte négatif, soit à une abstention, la question s’est alors posée de savoir s’il ne convenait pas de distinguer l’abstention dans l’action de l’abstention pure et simple.

  • L’abstention dans l’action est celle qui consiste pour son auteur à n’être pas suffisamment précautionneux dans l’exercice de son activité
    • Exemple : un journaliste qui ne vérifierait pas suffisamment une information avant de la diffuser ou encore le notaire qui n’informerait pas ses clients sur les points importants de l’opération qu’ils souhaitent réaliser
    • L’abstention de l’auteur du dommage se confondrait avec la faute par commission. Elle devrait, en conséquence, être appréhendée de la même manière.
  • L’abstention pure et simple est celle qui ne se rattache à aucune activité déterminée. Le défendeur adopte une attitude totalement passive face à la survenance du dommage
    • Tandis que certains auteurs plaident pour que l’abstention pure et simple ne soit qualifiée de faute que dans l’hypothèse où le défendeur avait l’obligation formelle d’agir (obligation de porter secours, non dénonciation de crimes ou délits, l’omission de témoigner en faveur d’un innocent etc.)
    • Pour d’autres, il importe peu qu’une obligation formelle d’agir pèse sur le défendeur, dans la mesure où il serait, en soi, fautif pour un agent d’adopter un comportement passif, alors qu’il aurait pu éviter la survenance d’un dommage.

?La jurisprudence

Dans un arrêt Branly du 27 février 1951, la Cour de cassation a eu l’occasion d’affirmer que « la faute prévue par les articles 1382 et 1383 peut consister aussi bien dans une abstention que dans un acte positif » (Cass. civ., 27 févr. 1951).

Dans cette décision, la Cour de cassation ne semble pas distinguer l’abstention dans l’action de l’abstention pure et simple.

Arrêt Branly

(Cass. civ., 27 févr. 1951)

Toutefois, dans un arrêt du 18 avril 2000, tout porte à croire, selon la doctrine, qu’elle aurait finalement adopté cette distinction (Cass. 1ère civ., 18 avr. 2000, n°98-15.770).

La première chambre civile a, en effet, reproché à une Cour d’appel de n’avoir pas recherché « comme il lui était demandé, quelle disposition légale ou réglementaire imposait » au propriétaire d’un immeuble de jeter des cendres ou du sable sur la chaussée en cas de verglas afin d’éviter que les passants ne glissent sur le trottoir.

Cass. 1re civ., 18 avr. 2000

Sur le premier moyen, pris en sa première branche :

Vu l’article 1382 du Code civil, ensemble l’article 12 du nouveau Code de procédure civile ;

Attendu que M. X…, blessé après avoir glissé sur le verglas recouvrant un trottoir à Suresnes, au droit de l’immeuble occupé par la société Télétota (la société), a fait assigner cette dernière en réparation de son dommage, ainsi que son assureur, la Mutuelle générale d’assurances (MGA), au motif qu’elle n’avait pas procédé au sablage ou au salage de la portion de trottoir dont l’entretien lui incombait ;

Attendu que pour déclarer la société responsable de l’accident, l’arrêt attaqué relève que la Ville de Suresnes apposait régulièrement une affiche rappelant aux riverains l’obligation, en cas de verglas, de jeter des cendres ou du sable sur la chaussée ;

Qu’en statuant ainsi, sans rechercher, comme il lui était demandé, quelle disposition légale ou réglementaire imposait de telles mesures, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision au regard des textes susvisés ;

PAR CES MOTIFS, et sans qu’il y ait lieu de statuer sur les autres moyens :

CASSE ET ANNULE, dans toutes ses dispositions, l’arrêt rendu le 20 mars 1998, entre les parties, par la cour d’appel de Versailles ; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d’appel de Reims.

B) L’élément légal

Pour être fautif, encore faut-il que le comportement que l’on reproche à l’auteur du dommage consiste en un fait illicite.

Aussi, le comportement illicite peut-il consister :

  • Soit en la violation d’une norme
  • Soit en l’exercice abusif d’un droit

1. La violation d’une norme

Quels sont les obligations et devoirs dont la violation constitue un comportement illicite ?

Pour le déterminer, il convient, au préalable, de distinguer la faute pénale de la faute civile :

  • En droit pénal, conformément au principe de légalité posé aux articles 8 de la DDHC et 111-3 du Code pénal, la faute ne peut s’entendre que comme la violation d’un texte légale ou règlementaire (nullum crimen sine lege)
    • Autrement dit, la faute pénale ne saurait consister en une conduite qui ne serait incriminée par aucun texte.
  • En droit civil, le principe de légalité ne préside pas à l’appréciation de la faute, de sorte qu’il n’est pas nécessaire que l’obligation qui a fait l’objet d’une violation soit prévue par un texte.

L’étude de la jurisprudence révèle que les obligations dont la violation constitue une faute civile peuvent avoir plusieurs sources.

Il peut s’agir de :

  • La loi
  • Le règlement
  • La coutume
  • Les usages
  • Les bonnes mœurs
  • L’équité

Indépendamment de ces sources auxquelles la jurisprudence se réfère en permanence, il existerait, selon certains auteurs, un devoir général de ne pas nuire à autrui.

Ce devoir prendrait directement sa source dans l’article 1240 du Code civil.

2. L’exercice abusif d’un droit

La faute civile ne s’apparente pas seulement en la violation d’une obligation, elle peut également consister en l’exercice d’un droit. On dit alors qu’il y a abus de droit.

À partir de quand l’exercice d’un droit devient-il abusif ?

Pour la jurisprudence il convient de distinguer les droits discrétionnaires des droits relatifs.

?Les droits discrétionnaires

Il s’agit des droits subjectifs dont l’exercice ne connaît aucune limite.

Ils peuvent, autrement dit, être exercés sans que l’on puisse, en aucune façon, reprocher à leur titulaire un abus.

L’exercice d’un droit discrétionnaire ne peut, en conséquence, jamais donner lieu à réparation, pas même lorsque cela cause à autrui un dommage.

On justifie l’immunité accordée aux titulaires de droits discrétionnaire par le fait que, si on en limitait l’exercice, cela reviendrait à priver ces droits de leur effectivité.

Exemple :

  • Le droit moral dont jouit un auteur sur son œuvre
  • Le droit d’exhéréder ses successibles
  • Le droit d’acquérir la mitoyenneté d’un mur
  • Le droit des ascendants de faire opposition au mariage

?Les droits relatifs

Parmi les droits relatifs, il convient de distinguer les droits dont l’exercice connaît pour seule limite l’intention de nuire de leur titulaire de ceux dont le seul exercice excessif suffit à caractériser l’abus :

  • Les droits dont l’exercice est limité par l’intention de nuire
    • Lorsque certains droits subjectifs sont exercés dans le seul dessein de nuire, la jurisprudence estime que l’abus est susceptible d’être caractérisé.
    • La victime est alors fondée à obtenir réparation de son préjudice.
  • Les droits dont la limite réside dans le seul exercice excessif
    • La jurisprudence estime que l’exercice de certains droits subjectifs n’est pas seulement limité par l’intention de nuire.
    • Ces droits sont susceptibles de dégénérer en abus dès lors que leur exercice est jugé déraisonnable
      • Exemples :
        • L’abus d’ester en justice (Cass. crim. 13 nov. 1969)
        • L’abus de majorité dans le cadre d’une délibération sociale (Cass. 3e civ., 18 avr. 1961, n°59-11.394)
        • L’abus de rompre les pourparlers dans le cadre de la négociation d’un contrat (Cass. 3e civ., 3 oct. 1972, n°71-12.993)

Arrêt Clément-Bayard

(Cass. req. 3 août 1915)

Sur le moyen de pourvoi pris de la violation des articles 544 et suivants, 552 et suivants du code civil, des règles du droit de propriété et plus spécialement du droit de clore, violation par fausse application des articles 1388 et suivants du code civil, violation de l’article 7 de la loi du 20 avril 1810, défaut de motifs et de base légale.

Attendu qu’il ressort de l’arrêt attaqué que Coquerel a installé sur son terrain attenant à celui de Clément-Bayard, des carcasses en bois de seize mètres de hauteur surmontées de tiges de fer pointues ; que le dispositif ne présentait pour l’exploitation du terrain de Coquerel aucune utilité et n’avait été érigée que dans l’unique but de nuire à Clément-Bayard, sans d’ailleurs, à la hauteur à laquelle il avait été élevé, constituer au sens de l’article 647 du code civil, la clôture que le propriétaire est autorisé à construire pour la protection de ses intérêts légitimes ; que, dans cette situation des faits, l’arrêt a pu apprécier qu’il y avait eu par Coquerel abus de son droit et, d’une part, le condamner à la réparation du dommage causé à un ballon dirigeable de Clément-Bayard, d’autre part, ordonner l’enlèvement des tiges de fer surmontant les carcasses en bois.

Attendu que, sans contradiction, l’arrêt a pu refuser la destruction du surplus du dispositif dont la suppression était également réclamée, par le motif qu’il n’était pas démontré que ce dispositif eût jusqu’à présent causé du dommage à Clément-Bayard et dût nécessairement lui en causer dans l’avenir.

Attendu que l’arrêt trouve une base légale dans ces constatations ; que, dûment motivé, il n’a point, en statuant ainsi qu’il l’a fait, violé ou faussement appliqué les règles de droit ou les textes visés au moyen.

Par ces motifs, rejette la requête, condamne le demandeur à l’amende.

C) L’élément moral

L’exigence qui tient à l’élément moral de la faute renvoie à deux problématiques qu’il convient de bien distinguer :

  • La faute doit-elle être intentionnelle pour engager la responsabilité de son auteur ?
  • La faute doit-elle être imputable à l’auteur du dommage ?

1. L’indifférence quant au caractère intentionnel de la faute

Contrairement à la faute pénale qui, dans de nombreux cas, exige une intention de son auteur, la faute civile n’est pas nécessairement intentionnelle.

Cette indifférence quant au caractère intentionnel de la faute civile se déduit des articles 1240 et 1241 du Code civil, lesquels n’exigent pas que le défendeur ait voulu le dommage.

Aussi, la faute intentionnelle se distingue-t-elle d’une faute volontaire quelconque en ce sens que l’auteur n’a pas seulement voulu l’acte fautif, il a également voulu la production du dommage.

À la vérité, en droit de la responsabilité civile, peu importe la gravité de la faute.

Qu’il s’agisse d’une simple faute, d’une faute lourde ou bien encore d’une faute intentionnelle, elles sont sanctionnées de la même manière, en ce sens que la victime devra être indemnisée conformément au principe de réparation intégrale.

Il en résulte que le juge ne saurait évaluer le montant des dommages et intérêts alloués à la victime en considération de la gravité de la faute.

Seul le principe de réparation intégrale doit présider à l’évaluation effectuée par le juge et non la gravité de la faute commise par l’auteur du dommage.

Si l’existence d’une faute intentionnelle ne saurait conduire à l’octroi de dommages et intérêts supplémentaires à la faveur de la victime, elle n’est, toutefois, pas sans conséquence pour l’auteur du dommage.

?Droit des assurances

  • Exclusion de garantie
    • Aux termes de l’article L. 113-1 du Code des assurances « l’assureur ne répond pas des pertes et dommages provenant d’une faute intentionnelle ou dolosive de l’assuré ».
    • La qualification ou non de faute intentionnelle revêt ainsi une importance particulière pour l’auteur du dommage.
    • Dans l’hypothèse où une faute intentionnelle serait retenue contre ce dernier, il ne sera pas assuré, si bien que la réparation du dommage sera à sa charge.
  • Définition jurisprudentielle
    • Dans un arrêt du 27 mai 2003, la Cour de cassation a estimé que « la faute intentionnelle implique la volonté de créer le dommage tel qu’il est survenu » (Cass. 1re civ., 27 mai 2003, n°01-10.478 et 01-10.747).
    • Il ressort de cette jurisprudence une conception pour le moins restrictive de la faute intentionnelle
    • La faute intentionnelle n’est caractérisée que :
      • Lorsque l’auteur de la faute a eu conscience des risques occasionnés par sa conduite
      • Lorsque l’auteur de la faute a eu la volonté de produire le dommage
    • Ces deux critères sont cumulatifs
  • Contrôle de la Cour de cassation
    • Compte tenu des conséquences juridiques que la qualification de faute intentionnelle implique en droit des assurances, on était légitimement en droit d’attendre que la Cour de cassation exerce un contrôle sur cette qualification.
    • Toutefois, elle s’y est refusée dans un arrêt du 4 juillet 2000 estimant que « l’appréciation par les juges du fond du caractère intentionnel d’une faute, au sens de l’article L. 113-1, alinéa 2, du Code des assurances, est souveraine et échappe au contrôle de la Cour de cassation » (Cass. 1re civ., 4 juill. 2000, n°98-10.744).
    • Dans un arrêt du 23 septembre 2004 elle semble néanmoins avoir rétabli son contrôle en rappelant aux juges du fond la définition à laquelle ils devaient se référer quant à qualifier une conduite de faute intentionnelle (Cass. 2e civ., 23 sept. 2004, n°03-14.389)
    • Dans cette décision la Cour de cassation reproche à une Cour d’appel de n’avoir pas précisé « en quoi la faute qu’elle retenait à l’encontre de l’assuré supposait la volonté de commettre le dommage tel qu’il s’est réalisé ».
    • Ainsi, la Cour de cassation peut-elle empêcher que les juges du fond, guidés par un souci d’équité et surtout de sanction, ne privent les victimes de dommages et intérêt, sans rechercher si l’auteur de la faute avait bien recherché la production du dommage.

Cass. 2e civ., 23 sept. 2004

Sur le premier moyen :

Vu l’article L. 113-1 du Code des assurances, ensemble l’article 1134 du Code civil ;

Attendu que pour refuser aux ayants-droits de Manuel X… Y… Z…, artisan-maçon, le bénéfice de la garantie décès prévue par le contrat d’assurance de groupe souscrit auprès de la compagnie Norwitch Union life insurance, aux droits de laquelle succède la SA Aviva courtage, l’arrêt attaqué relève que le jour de son décès accidentel sur un chantier, Manuel Y… Z… était en arrêt de travail ;

qu’il rappelle que selon l’article 1134 du Code civil, les conventions doivent être exécutées de bonne foi et énonce que Manuel Y… Z…, en continuant à assumer son activité professionnelle au cours de laquelle, il a été victime d’un accident dont il est décédé, alors qu’il était en incapacité totale de travail, a commis une faute dolosive, ce qui exclut toute bonne foi de sa part dans l’exécution du contrat puisque, percevant des indemnités pour arrêt de travail, il s’exposait, dans la poursuite de son activité rémunérée, à un accident pouvant entraîner son décès ; que dès lors les consorts Y… Z… se trouvent déchus de tout droit à perception du capital décès souscrit par Manuel Y… Z… ;

Qu’en se déterminant ainsi, sans préciser en quoi la faute qu’elle retenait à l’encontre de l’assuré supposait la volonté de commettre le dommage tel qu’il s’est réalisé, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision au regard des textes susvisés ;

PAR CES MOTIFS, et sans qu’il y ait lieu de statuer sur le second moyen :

CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l’arrêt rendu le 20 février 2003, entre les parties, par la cour d’appel d’Aix-en-Provence ; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d’appel d’Aix-en-Provence, autrement composée

2. L’abandon de l’exigence d’imputabilité de la faute

?Notion d’imputabilité

Traditionnellement, on estime qu’il ne suffit pas qu’une faute ait été commise pour que la responsabilité de son auteur soit engagée, encore faut-il qu’elle lui soit imputable.

Aussi, l’imputabilité implique que l’auteur du dommage soit doué de discernement. Autrement dit, il doit avoir conscience de ses actes, soit être capable de savoir s’il commet ou non un écart de conduite.

L’auteur du dommage doit, en somme, être en mesure de distinguer le bien du mal.

?Situation en 1804

En 1804, la faute devait nécessairement être imputable à l’auteur du dommage pour que sa responsabilité puisse être engagée.

La faute ne se concevait pas en dehors de son élément psychologique. Pour les rédacteurs du Code civil, la responsabilité civile avait essentiellement une fonction punitive. Or une punition ne peut avoir de sens que si son destinataire a conscience de la faute commise.

Aussi, tant la jurisprudence, que la doctrine n’envisageaient pas qu’une faute puisse être reprochée à l’auteur d’un dommage sans qu’il soit doué de discernement.

Pour établir la faute, la victime devait dès lors rapporter la preuve de deux éléments :

  • Un fait illicite
  • La faculté de discernement de l’auteur du dommage

L’exigence d’imputabilité excluait, dès lors, du champ d’application de l’ancien article 1382 du Code civil les personnes qui, par définition, ne sont pas douées de discernement :

  • Les aliénés mentaux (Cass. crim., 10 mai 1843)
  • Les enfants en bas âges (Cass. 2e civ., 30 mai 1956)

Il en résultait que chaque fois qu’un dommage était causé par un aliéné mental ou un enfant en bas âge, la victime était privée d’indemnisation.

Guidé par un souci d’indemnisation des victimes, il a fallu attendre la fin des années soixante pour que l’exigence d’imputabilité de la faute soit progressivement abandonnée.

Ce mouvement a concerné :

  • D’abord, les déments
  • Ensuite, les enfants en bas âge

?L’abandon de l’exigence d’imputabilité de la faute pour les déments

  • Intervention du législateur
    • Une première étape tendant à l’abandon de l’exigence d’imputabilité a été franchie par la loi du 2 janvier 1968 qui a introduit un article 489-2 dans le Code civil, devenu aujourd’hui l’article 414-3.
    • Aux termes de cette disposition, « celui qui a causé un dommage à autrui alors qu’il était sous l’empire d’un trouble mental n’en est pas moins obligé à réparation ».
    • Ainsi, la loi admet-elle qu’il n’est plus nécessaire que la faute soit imputable à l’auteur du dommage lorsqu’il s’agit d’une personne atteinte d’un trouble mental.
  • Réception par la jurisprudence
    • Bien que le législateur ait signifié, par l’adoption de la loi du 2 janvier 1968, son intention de rompre avec la conception classique de la faute, la jurisprudence s’est, dans un premier temps, livrée à une interprétation pour le moins restrictive de l’ancien article 489-2 du Code civil.
    • Deux questions se sont en effet immédiatement posées à la jurisprudence :
      • La notion de trouble mental à laquelle fait référence le texte comprend-elle également les troubles physiques ?
      • Le trouble mental peut-il être assimilé à l’absence de discernement dont est frappé l’enfant en bas âge ?
    • S’agissant de l’assimilation du trouble physique à un trouble mental
      • Dans un arrêt du 4 février 1981, la Cour de cassation a reproché à une Cour d’appel d’avoir estimé que le « bref passage de la connaissance à l’inconscience constituait un trouble mental » (Cass. 2e civ., 4 févr. 1981, n°79-11.243).
      • Ainsi, ressort-il de cet arrêt que lorsque le trouble dont a été victime l’auteur du dommage est de nature seulement physique, sans incidence mentale, il faille exclure l’application de l’article 414-3 du Code civil, bien que la portée de cette jurisprudence demeure, pour certains auteurs, incertaine.

Cass. 2e civ., 4 févr. 1981

Vu l’article 489-2 du code civil,

Attendu qu’il est nécessaire que, pour être oblige à réparation en vertu de ce texte, celui qui a causé un dommage à autrui ait été sous l’emprise d’un trouble mental; attendu, selon l’arrêt attaqué, que Vaujany, victime d’un malaise cardiaque, perdit connaissance et tomba sur dame x… qu’il entraina dans sa chute; que dame x…, blessée, l’a assigne en paiement de dommages-intérêts;

Attendu que, pour déclarer Vaujany responsable du dommage en application de l’article 489-2 du code civil, l’arrêt énonce que son bref passage de la connaissance à l’inconscience constituait un trouble mental; qu’en statuant ainsi, la cour d’appel a violé le texte susvisé;

Par ces motifs :

Casse et annule l’arrêt rendu entre les parties le 4 décembre 1978 par la cour d’appel de Grenoble; remet, en conséquence, la cause et les parties au même et semblable état ou elles étaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d’appel de Chambéry.

    • S’agissant de l’assimilation du trouble mental à l’absence de discernement de l’enfant en bas âge
      • Dans un premier temps, la Cour de cassation a refusé d’assimiler l’absence de discernement de l’enfant en bas âge à un trouble mental
      • Ainsi dans un arrêt du 7 décembre 1977, la deuxième chambre civile a-t-elle réaffirmé le principe d’irresponsabilité des enfants en bas âges (Cass. 2e civ., 7 déc. 1977, n°76-12.046).
      • En d’autres termes, dans l’hypothèse où le mineur est privé de discernement uniquement en raison de son âge, pour la Cour de cassation l’exigence d’imputabilité est toujours requise, à défaut de quoi sa responsabilité ne saurait être engagée.
      • Dans une décision du 20 juillet 1976, la Cour de cassation a néanmoins précisé que l’ancien article 489-2 du Code civil avait vocation à s’appliquer aux mineurs, à condition que l’existence d’un trouble mental soit établie (Cass. 1re civ., 20 juill. 1976, n°74-10.238).

Cass. 1re civ., 20 juill. 1976

Sur le moyen unique : attendu qu’il résulte des énonciations de l’arrêt confirmatif attaque que, le 11 juin 1970, j – c – ,alors âge de 17 ans, a donné la mort à la mineure Annick x… ;

Que l’information pénale ouverte contre lui, du chef d’homicide volontaire, à été clôturée par une ordonnance de non-lieu, en raison de son état de démence au moment des faits ;

Que la cour d’appel a retenu sa responsabilité civile, sur le fondement de l’article 489-2 du code civil, et a condamné in solidum son père, es qualités d’administrateur légal, et la compagnie la Winterthur, assureur de celui-ci, à payer des dommages-intérêts a dame y…, mère de la victime ;

Attendu qu’il est fait grief aux juges du fond d’avoir ainsi statue, alors que le texte précité résulte de la loi du 3 janvier 1968, portant réforme du droit des incapables majeurs, et figure dans une rubrique intitulée de la majorité et des majeurs qui sont protèges par la loi ;

Que, puisque a la différence des articles 1382 et 1383, qui n’ont pas été abrogés ou modifiés, il n’exige plus la constatation d’une faute imputable a l’auteur du dommage, pour que la responsabilité de celui-ci soit engagée, il est nécessairement d’interprétation restrictive ;

Que, des lors, il ne saurait recevoir application dans le cas d’un mineur en état de démence ;

Mais attendu que la cour d’appel retient, a bon droit, que l’obligation a réparation prévue a l’article 489-2 du code civil concerne tous ceux – majeurs ou mineurs – qui, sous l’empire d’un trouble mental, ont causé un dommage à autrui ;

Que le moyen n’est donc pas fonde ;

Par ces motifs : rejette le pourvoi formé contre l’arrêt rendu le 16 novembre 1973 par la cour d’appel de Caen

Faits :

  • Un adolescent donne la mort à une mineure à la suite de quoi sa culpabilité pénale ne sera pas retenue en raison de son état de démence

Demande :

Assignation des ayants droit de la victime en responsabilité

Procédure :

  • Dispositif de la décision rendue au fond :
    • Par un arrêt du 16 novembre 1976 la Cour d’appel de Caen fait droit à la demande des ayants droit de la victime et condamne in solidum le père et l’assureur de l’auteur du dommage
  • Motivation des juges du fond :
    • Les juges du fond estiment que l’obligation de réparation prévue à l’article 489-2 du Code civil s’appliquerait tant aux majeurs qu’aux mineurs
    • Or, en l’espèce, la Cour d’appel relève que l’auteur du dommage était sous l’emprise d’un trouble mental celui-ci ayant bénéficié d’un non-lieu en raison de son état de démence
    • Elle fait dès lors application de l’article 489-2 du Code civil

Moyens des parties :

Le représentant de l’auteur du dommage soutient que l’article 489-2 du Code civil ne s’appliquerait qu’aux majeurs souffrant d’un trouble mental puisqu’il a été inséré dans la partie du Code relative aux majeurs protégés.

Il en résulte que l’article 489-2 du Code civil n’aurait pas vocation à s’appliquer aux mineurs souffrant d’un trouble mental.

Problème de droit :

La question qui se posait en l’espèce était de savoir si l’article 489-2 du Code civil avait vocation à s’appliquer à un mineur atteint d’un trouble mental.

Solution de la Cour de cassation :

  • Dispositif de l’arrêt :
    • Par un arrêt du 20 juillet 1976, la Cour de cassation rejette le pourvoi formé par le représentant légal de l’auteur du dommage
  • Sens de l’arrêt :
    • La Cour de cassation estime que l’article 489-2 du Code civil a vocation à s’appliquer, sans distinction, tant aux majeurs qu’aux mineurs, dès lors qu’il est établi qu’ils souffrent d’un trouble mental
  • Analyse de l’arrêt
    • Comme le relève très finement le pourvoi, l’article 489-2 du Code civil apporte une exception à l’article 1382, dans la mesure où il vient supprimer l’exigence d’imputabilité de la faute, soit son élément subjectif pour les personnes souffrant d’un trouble mental
    • Or il est traditionnellement admis en droit que les exceptions sont d’interprétation stricte.
    • Dès lors, dans la mesure où l’article 489-2 a été intégré dans le corpus juridique relatif à la protection des majeurs protégés, une interprétation stricte de cette disposition aurait supposé de limiter son application aux seuls majeurs.
    • C’est la raison pour laquelle la décision de la Cour d’appel est pour le moins audacieuse, car elle a fait une interprétation large de l’article 489-2 en l’appliquant au-delà du champ des majeurs protégés, soit aux mineurs souffrant d’un trouble mental.
    • La Cour de cassation recourt à la formule « à bon droit » afin de valider cette position audacieuse qui n’allait pas de soi.

?L’abandon de l’exigence d’imputabilité de la faute pour les enfants en bas âge

Guidée par un souci de généraliser la conception objective de la faute, la Cour de cassation, réunie en assemblée plénière, a décidé, dans une série d’arrêts rendus le 9 mai 1984, d’abandonner définitivement l’exigence d’imputabilité.

Pour y parvenir, bien que la haute juridiction, aurait pu se fonder sur une interprétation extensive de l’ancien article 489-2 du Code civil, telle n’est pas la voie qu’elle a choisi d’emprunter.

Dans l’arrêt Derguini du 9 mai 1984, elle a, en effet, affirmé, sans référence au texte applicable aux déments qu’il n’y avait pas lieu de vérifier si le mineur, auteur du dommage, était capable de discerner les conséquences de ses actes (Cass. ass. plén., 9 mai 1984, n°80-93.481)

Ainsi, l’exigence d’imputabilité disparaît-elle, laissant place à une conception purement objective de la faute.

Cass. ass. plén., 9 mai 1984

Sur le premier moyen :

Attendu, selon l’arrêt attaqué (Nancy, 9 juillet 1980), statuant sur renvoi après cassation, que la jeune Fatiha X…, alors âgée de 5 ans, a été heurtée le 10 avril 1976 sur un passage protégé et a été mortellement blessée par une voiture conduite par M. Z… ; que, tout en déclarant celui-ci coupable d’homicide involontaire, la Cour d’appel a partagé par moitié la responsabilité des conséquences dommageables de l’accident ;

Attendu que les époux X… Y… font grief à l’arrêt d’avoir procédé à un tel partage alors, selon le moyen, que, d’une part, le défaut de discernement exclut toute responsabilité de la victime, que les époux X… soulignaient dans leurs conclusions produites devant la Cour d’appel de Metz et reprises devant la Cour de renvoi que la victime, âgée de 5 ans et 9 mois à l’époque de l’accident, était beaucoup trop jeune pour apprécier les conséquences de ses actes ; qu’en ne répondant pas à ce chef péremptoire des conclusions, la Cour d’appel n’a pas légalement justifié sa décision ; alors, d’autre part, et en tout état de cause, que la Cour d’appel n’a pu, sans contradiction, relever, d’un côté, l’existence d’une faute de la victime et, d’un autre côté, faire état de l’irruption inconsciente de la victime ; alors, enfin, que la Cour d’appel relève que l’automobiliste a commis une faute d’attention à l’approche d’un passage pour piétons sur une section de route où la possibilité de la présence d’enfants est signalée par des panneaux routiers, qu’ayant remarqué de loin les deux fillettes sur le trottoir, il n’a pas mobilisé son attention sur leur comportement ; qu’en ne déduisant pas de ces énonciations l’entière responsabilité de M. Z…, la Cour d’appel n’a pas tiré de ses propres constatations les conséquences légales qui s’en évinçaient nécessairement ;

Mais attendu qu’après avoir retenu le défaut d’attention de M. Z… et constaté que la jeune Fatiha, s’élançant sur la chaussée, l’avait soudainement traversée malgré le danger immédiat de l’arrivée de la voiture de M. Z… et avait fait aussitôt demi-tour pour revenir sur le trottoir, l’arrêt énonce que cette irruption intempestive avait rendu impossible toute manoeuvre de sauvetage de l’automobiliste ;

Qu’en l’état de ces constatations et énonciations, la Cour d’appel, qui n’était pas tenue de vérifier si la mineure était capable de discerner les conséquences de tels actes, a pu, sans se contredire, retenir, sur le fondement de l’article 1382 du Code civil, que la victime avait commis une faute qui avait concouru, avec celle de M. Z…, à la réalisation du dommage dans une proportion souverainement appréciée ;

D’où il suit que le moyen n’est pas fondé

Faits :

Une petite fille décède après avoir été violemment heurtée par une voiture dont le chauffeur n’a pas pu éviter l’accident, en raison de la soudaineté de l’engagement de la victime sur la chaussée.

Demande :

Les parents de la petite fille décédée demandent réparation du préjudice occasionné.

Procédure :

  • Dispositif de la Cour d’appel :
    • Par un arrêt de la Cour d’appel de Nancy rendu en date du 9 juillet 1980, les juges du fond décident d’un partage de responsabilité entre l’auteur du dommage et la victime.
  • Motivation de la Cour d’appel :
    • Les juges du fond estiment que, quand bien même la victime était privée de discernement en raison de son jeune âge, elle n’en a pas moins commis une faute en s’engageant précipitamment sur la chaussée.

Moyens des parties :

  • Contenu du moyen :
    • L’existence d’une faute civile suppose la caractérisation d’un élément moral.
    • Or en l’espèce la victime était privée de discernement en raison de son jeune âge. Elle n’a donc pas pu commettre aucune faute.
    • La faute commise par le conducteur du véhicule est seule génératrice du dommage occasionné à la victime

Solution de la Cour de cassation :

  • Dispositif de l’arrêt :
    • Par un arrêt du 9 mai 1984, l’assemblée plénière de la Cour de cassation rejette le pourvoi formé par les parents de la victime.
  • Sens de l’arrêt :
    • Les juges de la Cour de cassation estiment que, quand bien même la victime était privée de discernement compte tenu de son jeune âge, sa conduite n’en était pas moins fautive
    • La décision de la Cour d’appel de partager la responsabilité entre l’auteur du dommage et la victime était donc justifiée.

Analyse de l’arrêt :

Pour mémoire, traditionnellement, il était admis que la responsabilité pour faute poursuivait une double fonction :

  • Réparatrice
  • Punitive

Eu égard à cette double finalité de la responsabilité pour faute, on ne pouvait donc engager la responsabilité d’un mineur dépourvu de discernement, c’est-à-dire d’un infans ou d’un dément pour faute dans la mesure où il n’y aurait alors poursuite que d’une seule des finalités de la responsabilité pour faute : la réparation.

Engager la responsabilité pour faute d’un infans ou d’un dément n’aurait donc eu aucun sens car aucun effet normatif : on ne peut reprocher moralement ses actes à un homme que s’il a été capable de vouloir son comportement, s’il a eu la possibilité d’en adopter un autre.

Dans cette conception morale de la faute civile, la faute réside précisément dans le fait de ne pas avoir usé de cette possibilité.

Ainsi cette conception traditionnelle de la faute exigeait-elle la réunion de deux éléments cumulatifs pour que la faute civile soit caractérisée :

  • Un élément objectif : un fait illicite
  • Un élément subjectif : la capacité de discernement de l’auteur de la faute.

C’est cette exigence d’imputabilité de la faute qui est précisément remise en cause par la Cour de cassation dans l’arrêt Derguini.

Dorénavant, il n’est plus besoin que la faute soit IMPUTABLE à son auteur pour être caractérisée.

Autrement dit, depuis cette jurisprudence posée par l’assemblée plénière en 1984, la faute civile ne suppose plus que l’établissement d’un fait illicite, soit d’un écart de conduite.

Que penser de cette décision ?

  • Positivement
    • Dans une logique favorable à ce que de plus en plus de dommages donnent lieu à réparation, cette solution doit être défendue.
      • Si l’on se place du côté de la victime : peu importe que l’acte ayant causé le dommage soit le fait
        • d’un adulte
        • d’un dément
        • d’un enfant
      • Dès lors, qu’est établi un fait illicite, le dommage doit être réparé.
      • Aussi, en n’exigeant plus l’imputabilité de la faute, on assouplit considérablement les conditions de la responsabilité.
      • Les juges de la Cour de cassation s’inscrivent clairement dans le mouvement qui tend à vouloir toujours plus indemniser les victimes.
      • Objectivation de la responsabilité.
  • Négativement
    • Dans les arrêts rendus par l’assemblée plénière (notamment Derguini et Lemaire), il ne s’agit nullement d’indemniser une victime du fait d’un enfant, mais au contraire de limiter l’indemnisation due à l’enfant en lui opposant sa faute laquelle a concouru à la production de son propre dommage
      • Il y a donc là un paradoxe : la reconnaissance de la faute objective qui doit permettre de poursuivre un objectif de réparation a pour effet, non pas d’indemniser plus mais d’indemniser moins.
      • Car la participation du mineur au dommage par sa faute réduira son droit à réparation.
      • En retenant une approche objective de la faute, la Cour de cassation va permettre à l’auteur du dommage de s’exonérer plus facilement de sa responsabilité
      • Cela s’explique par le fait que la caractérisation de la faute permet certes de retenir la responsabilité de l’auteur d’un dommage, mais elle permet également de l’en exonérer si cette faute est commise par la victime de ce dommage
    • Autre point négatif de cette jurisprudence : le sens commun des termes semble s’opposer à ce que l’on parle de faute d’un dément ou d’un enfant de trois ans ou 5 ans comme c’était le cas dans l’arrêt Derguini.
      • Peut-on raisonnablement penser que l’enfant en bas âge qui traverse la route précipitamment commet une faute ?

En tout état de cause, la jurisprudence a adopté une définition objective de la faute : on peut être fautif sans pour autant avoir conscience de la portée de ses actes.

Désormais, tant pour les majeurs que pour les mineurs, le doute n’était plus permis : leur absence de discernement, soit l’impossibilité de pouvoir établir à leur encontre une faute imputable, n’est plus un obstacle à l’indemnisation de la victime, sitôt rapportée par cette dernière la preuve d’un écart de conduite.

Débarrassée de l’exigence d’imputabilité, la faute ne repose plus que sur le comportement déviant de l’agent. C’est la raison pour laquelle on la qualifie de faute objective

?Avant-projet de réforme

Il peut être observé que l’article 1255 de l’avant-projet de réforme du droit de la responsabilité extracontractuelle prévoit que « La faute de la victime privée de discernement n’a pas d’effet exonératoire. »

  1. Ph. Brun, Responsabilité civile extracontractuelle, éd. Litec, 2005, n°337, p. 173. ?
  2. M. Planiol, Traité élémentaire de droit civil, T. II, 3e éd., n°947. ?