Les petites sources du droit

S’aventurer à présenter les petites sources du droit tient presque de la gageure. Il faut bien dire que l’étude du droit et de ses sources en général est un tantinet aventureuse. C’est qu’il faut encore s’entendre sur ce que sont respectivement le droit et ses sources. Je ne suis pas sûr qu’on le puisse. Ni même qu’on le doive. Des juristes éminents discutent la pertinence même de la notion.

Mes craintes ne sont pas sans fondement. À la question posée par la Revue française de théorie, de philosophie et de culture juridique (revue Droit) de savoir qu’est ce que le droit ?, une quarantaine d’universitaires, tous plus savants les uns que les autres, n’a pu y répondre. Certains ont avoué ne pas savoir ce qu’est le droit. Le Doyen Vedel (himself) a eu l’occasion de le dire en son temps. D’autres ont dit pouvoir le définir, mais sans proposer une seule et même définition. Un constat s’impose : la définition du droit serait une chimère. Qu’on se rassure : le droit n’est pas un monstre fabuleux composite, qui aurait la tête d’un lion, le corps d’une chèvre, la queue d’un dragon et qui cracherait du feu. Ce n’est pas le droit qui est chimère : c’est la recherche de sa définition. Ce n’est pas la même chose. Pour preuve, on peut s’accorder sur les fonctions princeps du droit, à savoir diriger les conduites humaines et gérer les conflits. Dans cette direction de pensée, on peut dire du droit qu’il est, au fond, l’art de l’orientation des comportements et la règle de droit une technique de direction des conduites humaines.

Ceci posé, d’où vient la règle de droit ? La question de l’origine de la règle de droit peut s’entendre doublement. Dans un premier sens, le plus fondamental, elle renvoie au fondement du droit. Je veux signifier par là qu’elle renvoie à l’origine de l’autorité de la règle de droit. Sachez d’emblée que la question du fondement du droit est la plus insondable et la plus débattue qui soit. La question a quelque chose de diabolique. C’est de métaphysique du droit dont il s’agit puisque la problématique des sources du droit naît de la question de savoir, non pas « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » (Martin Heidegger) mais bien plutôt « pourquoi il y a du droit plutôt que rien » (Dictionnaire des sources du droit, vis Sources du droit). La tentation est grande de s’aventurer en philosophie du droit. Nous n’y céderons pas dans ces quelques lignes. Bien que j’aie quelques accointances avec la matière, je ne suis pas philosophe du droit. Mais ce n’est pas pour cette seule raison – qui pourrait être surmontée avec l’aide des auteurs (un poète du XXe siècle a écrit qu’à coup de livres, on pouvait franchir tous les murs…) – qu’on ne s’y attardera pas. C’est plutôt parce que, dans un second sens, l’origine de la règle cherche à décrire les sources de création du droit. Ce qui importe alors c’est d’identifier l’endroit où l’on puise. L’idée de source désigne « les forces d’où surgit le Droit ; ce qui l’engendre ».

Ces forces sont plurielles, tous azimuts. Par le passé, on a cherché à les discipliner. Les rédacteurs du projet de Code civil de l’An VIII (1799) se sont ingéniés à énumérer les « sources du droit de chaque peuple » incluant notamment la jurisprudence, la coutume et la Raison naturelle. Leur inspiration a tourné court (projet d’article 4). La section de législation du Conseil d’État contraignit Portalis à abandonner son idée de livre préliminaire. Les velléités d’établir officiellement les sources du droit furent abandonnées.

À titre de comparaison, je veux dire quelques mots du Code civil suisse. Son article premier a fait le tour du monde. Il se peut fort qu’on vous l’ait donné à commenter en contemplation de certains passages du Discours préliminaire rédigé par Portalis. Le Code civil Suisse a été adopté en 1907 (entré en vigueur en 1912). Ce constat chronologique veut montrer qu’il doit beaucoup à un siècle de pratique du Code Napoléon. Voici ce que dispose son article 1er in Titre préliminaire, A.- Application de la loi : « À défaut d’une disposition légale applicable, le juge prononce selon le droit coutumier et, à défaut d’une coutume, selon les règles qu’il établirait s’il avait à faire acte de législateur (al. 2) ; « il s’inspire des solutions consacrées par la doctrine et la jurisprudence » (al. 3) (Y. le Roy, Lecture stéréoscopique de l’article 1er du titre préliminaire du Code civil suisse, mél. Jestaz, 2006, p. 303).

Qu’y trouve-t-on si ce ne sont les sources du droit civil suisse : Droit écrit (al. 1), coutume (al. 2 in limine), jurisprudence (al. 2 in fine), autorités (al. 3) ? Mieux, l’article 1er du Code civil suisse établit une hiérarchie des sources. Il dicte également au juge une méthode de travail pour le cas où la loi serait silencieuse, insuffisante ou obscure. L’ensemble porte l’empreinte de la doctrine allemande. Pour Savigny, le droit n’est pas plus l’œuvre des juristes qu’une langue celle des grammairiens. Voici ce qu’il écrit. « La source initiale du droit est l’esprit du peuple qui génère trois rivières juridiques : 1.- Le droit écrit, formulation de la conscience populaire par l’intermédiaire des organes chargés de la dégager (al. 1) ; 2.- la coutume, expression spontanée de la conscience populaire (al. 2) ; 3.- le droit fabriqué par les professionnels du droit devenus les représentants du peuple en matière juridique par suite de la division du travail (al. 2 in fine et al. 3). Cette troisième rivière se ramifie en doctrine, pratique et jurisprudence. Vous imaginez bien que ce dernier point ne va manquer de retenir notre attention.

Mais revenons en France et à son droit. Il aurait été paradoxal et illusoire d’établir une nomenclature des sources du droit. La raison tient à ceci : c’eut été figer les pôles émetteurs du droit et nier le pluralisme des sources du droit. Jamais nous n’aurions eu à lire la décision (fondamentale pour ce qui nous occupe) Gisti rendue le 12 juin 2020 par le Conseil d’État (n° 418142, publié au recueil Lebon) ! Dans le temps et dans l’espace, les sources du droit attestent une indéniable variété. Ceci posé, ce n’est pas pour autant que l’entreprise est vaine. Malgré la variation importante de leur poids respectif, on distingue traditionnellement quatre grands pôles dans tout système juridique : le légiste (entendu lato sensu comme celui qui est compétent pour édicter un texte peu important soit la forme qu’il prendrait) – la loi demeure la référence centrale malgré le développement irrépressibles des sources concurrentes –, le juge, le groupe (la société qui produit la coutume), le docteur (v. Dictionnaire).

Ceci étant dit, il reste que la notion de « source du droit » bute sur la collaboration permanente, laquelle va crescendo, des différents facteurs de création. L’exemple est bien connu. Imaginez une technique contractuelle née de la pratique (Leasing ou crédit-bail, par ex., importé vers les années 1960 des USA), consacrée par une organisation professionnelle avant d’être reconnue par le juge, éventuellement avec la complicité d’un article du Code civil, pour finalement être organisée par une loi. Je vous pose la question : quelle est la source de cette figure juridique ? Disons que, à tout le moins formellement, la qualification « source du droit » marque la compétence d’une instance apte à poser une norme.

Après quelques années d’études supérieures, on peut donc dire de nos étudiants qu’ils sont été initiés au droit, à tout le moins certains de ses arcanes. Qu’ils savent le droit avec un petit « d ». Il est temps d’approcher de plus près le Droit, avec un grand « D » ? Ces quelques lignes consacrées aux petites sources du droit sont l’occasion. Nous y sommes invités par la haute juridiction administrative. Dans son étude annuelle pour 2013, le Conseil d’État recommande de doter les pouvoirs publics d’une doctrine de recours et d’emploi du droit souple pour contribuer à la politique de simplification des normes et à la qualité de la réglementation…Le conseiller privilégié du gouvernement recommande du droit non contraignant ! Il y a plus. Le 21 mars 2016, en assemblée, le Conseil d’État étend le champ d’application du recours pour excès de pouvoir dans le dessein de contrôler la légalité de ce dernier drôle de droit (CE, Ass., 21 mars 2016, Société Fairvesta international et autres – 21 mars 2016, Société Numéricable). Plus volontiers connu sous la terminologie anglo-saxone de soft law, le droit souple est une expression générique, qui permet d’englober le droit flou (qui manque de précision), le droit doux (qui manque d’obligation) et le droit mou (qui manque de sanction) (C. Thibierge, Le droit souple, RTD Civ. 2003.599 ; Travaux de l’Association H. Capitant, Le droit souple, Dalloz, 2009). En d’autres termes, c’est une nouvelle conception du droit. Qu’on se rassure. La soft law poursuit la même ambition d’orientation des conduites que la hard law. Seulement, là où cette dernière impose, la première propose. L’idée est la suivante : le droit souple veut utiliser le ressort de l’incitation et de l’adhésion en vue d’obtenir les conduites par la douceur et non par la punition (P. Deumier, Introduction générale au droit, n° 30). Les substituts à la règle contraignante peuvent prendre des formes diverses. Les plus connues sont l’avis et la recommandation. La doctrine fait une place grandissante à la soft law dans le droit étatique. Les travaux de Catherine Thibierge (La force normative – Naissance d’un concept) et ceux de Stéphane Gérry-Vernières (Les petites sources du droit, Économica) attestent que l’avis et la recommandation exercent une véritable force normative. Ce sont des petites sources du droit. La haute juridiction administrative nous dit tout de son intention dans la toute dernière jurisprudence Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigrés)[1] dont je vous parlais à l’instant. En acceptant de contrôler la légalité d’une note d’actualité de la police aux frontières et d’ouvrir le domaine d’application du recours pour excès de pouvoir, elle parachève en quelque sorte son œuvre prétorienne.

Vous pourriez m’opposer (respectueusement s’entend) qu’une règle de droit sans sanction, c’est « un feu qui ne brûle pas, un flambeau qui n’éclaire pas » (R. Von Jhering), plus prosaïquement, « un plat de lentille sans lentille » (Ph. Malaurie) ou encore un Sunday caramel sans cacahouètes (J.B.). Sachez que la seule invocation de Jhering ou de Malaurie ne saurait faire douter. Le droit non contraignant est une réalité. Il est des lois qui n’imposent pas. Songez, entre autres, aux  règles supplétives de volonté (v. not. régime des obligations). Songez encore aux lois imparfaites, celles dont la violation ne donne lieu à aucune sanction. En existe-t-il ? Vraisemblablement. L’article 272 C.civ. dispose que les parties à un divorce fournissent une déclaration sur l’honneur sur l’exactitude de leur ressources, à défaut de quoi…il ne se passera rien. La loi impose à l’administration de s’adresser à tous les citoyens par leur nom, mais l’avis de redressement adressé à une femme sous son nom de femme mariée est valable. L’article 13 de la Constitution du 4 octobre 1958 dispose que le président de la République signe les ordonnances et les décrets délibérés en Conseil des ministres…sans prescrire la sanction idoine. C’est particulièrement vrai des ordonnances et décrets publiés ces derniers mois qui prescrivent le port du masque. Et l’on pourrait citer de très nombreuses clauses contractuelles qui renferment des obligations sans que leurs rédacteurs n’aient songé à dire ce qu’il se passerait en cas de violation. Ces exemples attestent que la sanction n’est probablement pas le critère de la règle de droit, mais celui de sa perfection. Il est même des lois qui ne prescrivent pas. Ces lois non normatives ne sont pas susceptibles de sanction parce qu’elles sont dépourvues de toute prescription. Elles sont descriptives et/ou déclaratives voire programmatiques. Elles disent ce qui est. Elle ne dispose pas ce qui doit être. L’article L. 111-1, al. 1er, C. sécu. soc. est topique : « La sécurité sociale est fondée sur le principe de solidarité nationale » (le texte disposait avant la Lfss pour 2016 : « L’organisation de la sécurité sociale est fondée sur le principe de la solidarité nationale). Ces lois sont critiquées à raison de leur absence de normativité. Mais si la loi est très certainement un outil du droit, l’une de ses grandes sources en l’occurrence, elle aussi un instrument politique (P. Deumier, n° 29). Mais, c’est là une autre question.

Les pôles émetteurs du droit sont nombreux, les sources du droit grandes et petites. Des grandes sources, la loi et la jurisprudence, qui vous sont familières, vous savez tout ou presque. Pour celles et ceux qui seraient désireux de s’en assurer, je vous invite à lire (ou à relire) le manuel du président de la section du contentieux du Conseil d’État (Bernard Stirn, Les sources constitutionnelles du droit administratif. Introduction au droit public, 10ème éd., LGDJ, coll. système, 2019). Il peut être tout aussi formateur et stimulant pour l’esprit de s’interroger sur ces (petites) sources qui ne disent pas leur nom. Et, au risque de révéler un secret….de Polichinelle : la source du droit ne se reconnaît pas à son caractère contraignant mais bien plutôt à sa vocation à influencer le comportement des acteurs juridiques (v. égal. en ce sens S. Gérry-Vernière). C’est très exactement ce que suggère le Conseil d’État dans sa décision Gisti précitée : « Les documents de portée générale émanant d’autorités publiques, matérialisés ou non, tels que les circulaires, instructions, recommandations, notes, présentations ou interprétations du droit positif peuvent être déférés au juge de l’excès de pouvoir lorsqu’ils sont susceptibles d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation d’autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en œuvre. Ont notamment de tels effets ceux de ces documents qui ont un caractère impératif ou présentent le caractère de lignes directrices

L’objet d’étude est original. Cela m’a semblé suffisant pour vous en dire quelques mots. Je l’ai retenu pour une autre raison : le droit positif est fait de milles et une petites sources du droit. Elle sont pratiquées sans qu’on en mesure toujours les tenants et les aboutissants. Vous m’accorderez que c’est un tantinet fâcheux. Il serait regrettable d’apprendre à son corps défendant ce que sont ces corpus juridiques. Voici quelques sujets de réflexion… Mais vous pouvez préférer vous inscrire à la Faculté de droit, d’économie et des sciences sociales de Tours – Master Justice, procès et procédure / parcours conseil et contentieux – https://droit.univ-tours.fr/version-francaise/formations/masters/master-justice-proces-et-procedures). Un séminaire y sera consacré !

Le travail préparatoire d’un arrêt / La décision du Conseil d’État et l’arrêt de la Cour de cassation / L’avis juridictionnel / Le commentaire aux cahiers du Conseil constitutionnel / Le communiqué des cours régulatrices / Les opinions séparées / La codification savante / Le cours publié du professeur de droit / L’annotation sous les articles des codes / La porte étroite / L’instruction ministérielle / Le rescrit / La jurisprudence des juges du fond / Les règles de l’art / Les travaux des commissions parlementaires / Les réponses ministérielles


[1] Ne pas confondre relativement aux sources du droit : CE Ass 29 juin 1990, Gisti.  Pour mémoire, le Conseil d’État met fin à une jurisprudence séculaire qui obligeait le juge à renvoyer au ministre des affaires étrangères les difficultés posées par l’interprétation d’un traité. À compter de cette décision, les juridictions administratives interpréteront elles-mêmes les traités. La Cour de cassation suivra son homologue quelques années plus tard (Cass. 1ère civ., 19 déc. 1995, n° 93-20424, Banque africaine de développement, Bull. civ. I, n° 470). Voy. not. B. Stirn, Les sources constitutionnelles du droit administratif, Introduction au droit public, 10ème éd., LGDJ, coll. Système, 2019.

L’interprétation

De l’interprétation. “Le gouvernement dépose des projets de loi, le Parlement les vote, les juridictions les appliquent, les professeurs de droit commentent lois et décisions de justice. Quant aux étudiants, ils apprennent ce circuit, qui devient l’ordre naturel des choses. Chacun a son rôle, çà tient ; çà paraît logique et finalement, démocratique, puisque le tout est régulièrement sanctionné par le citoyen-électeur. Et puis un jour, court-circuit ! Un mot (interprétation), un verbe (interpréter) fait tout disjoncter, voilà le mot, le verbe, destructeur. Si pour appliquer la loi, il faut l’interpréter, cela implique que la loi ne parle pas d’elle-même, qu’elle n’est pas claire, qu’elle contient plusieurs sens donc aucun en particulier ; bref que la loi votée n’est pas une loi finie, que sa densité normative, c’est-à-dire ses effets de droit, dépend davantage de l’interprétation juridictionnelle que de l’énoncé législatif. Le courant « normatif » de va plus de haut en bas – gouvernement, parlement, juridiction – mais remonte ou part dans toutes les directions” (D. Rousseau, Interpréter ? J’entends déjà les commentaires in Interpréter et traduire, ss. dir. J.-J. Sueur, Bruylant, 2007, p.48). Serait-ce que le droit est en vérité tordu ?

Définition de l’interprétation. Interpréter, c’est attribuer un sens déterminé à un signe linguistique. Le Dictionnaire historique de la langue française ne dit pas autre chose : « interprétation » est emprunté au latin classique interpretatio « explication », « traduction », « action de démêler ». Son évolution est analogue à celle du verbe : « action de donner une signification » d’abord à des songes, puis à des actes, des paroles, etc. (1440-1475), ensuite « action d’expliquer quelque chose dont le sens est obscur (1487). Pour le dire autrement, c’est une opération par laquelle une signification est attribuée à quelque chose. Les juristes donnent à ce vocable la même signification. C’est une opération qui consiste pour l’auteur de l’acte ou un interprète étranger (interprétation doctrinale, interprétation judiciaire, interprétation ministérielle de la loi) à discerner le sens véritable d’un texte obscur (Vocabulaire juridique).

Fondamentalité de l’interprétation. L’interprétation des normes juridiques participe de la théorie générale du droit. Théorie générale ? : gros mots penseront quelques étudiants impatients de pratiquer le droit ! Pourtant, le juriste, qu’il soit apprenti ou passé maître, fait de la théorie générale. Monsieur Jourdain faisait bien de la prose sans le savoir ! Jugez-en. Pour dire le droit, le juriste recense les normes et les intérêts en cause, les articule, résorbe d’éventuelles contradictions, délimite leur domaine d’application, les hiérarchise, pratique diverses institutions et instruments juridiques, rapproche les faits et le droit, pèse tenants et aboutissants, les intègre dans le système juridique, économique, politique et social. Tour à tour, il raisonne conformément aux méthodes les mieux éprouvées ; il est curieux de la linguistique juridique ; il interroge l’esprit des textes ; il suit les principes d’interprétation de la loi (v. J.-L. Bergel, Théorie générale du droit, n° 9). Et il ne saurait valablement procéder autrement, car le « Droit est un système organisé de valeurs, de principes, d’instruments techniques…qu’expriment des règles précises dont on ne peut négliger ni les fondements, ni les manifestations concrètes ou formelles ». Pour le dire autrement, le Droit est un ensemble d’éléments en interaction, constituant une totalité et manifestant une certaine organisation. Le système est cohérent parce qu’il s’articule de manière logique. On pourrait ramasser cela de la façon suivante : Dis-moi quel est ton Droit, je te dirai qui tu es ! C’est que l’analyse du Droit en tant que système peut se résumer dans l’affirmation simple mais fondamentale qu’en Droit, tout se tient (ibid., n° 8)…plus ou moins bien ! C’est que le droit qu’il nous faut pratiquer est devenu de plus en plus bavard. Les maux du langage le blessent un peu plus chaque jour. Théoriciens et praticiens pestent. Ceci étant dit, la crise de la loi n’est pas nouvelle. La loi subit une dépréciation par rapport à son modèle de référence, la codification napoléonienne, depuis les années 1880. Elle est considérée, d’une part, comme insuffisante tant dans son contenu que dans son mode de formation (loi incomplète : vieillissement, lacunes ; loi supplantée comme source de droit ; législateur introuvable) ; d’autre part, elle apparaît excessive, car elle est dévaluée par l’inflation législative (Excès de la loi d’origine parlementaire ; lois bureaucratiques) (J.-Cl. Bécane, M. Couderc, J.-L. Hérin, La loi, p. 54). Le juriste ne saurait donc être un automate, condamné à l’application servile d’une réglementation tous azimuts et tatillonne, menacée d’obsolescence alors que l’encre de la loi est à peine sèche, ni un apprenti-sorcier déchaînant des conséquences désordonnées et imprévues pour avoir ignoré la dépendance et l’insertion de la règle de droit dans son contexte (ibid., n° 1). L’interprétation est une clé essentielle de la connaissance du droit.

Nécessité de l’interprétation. C’est certainement l’office du juge (jurisdictio). La loi lui interdit du reste de prendre le prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi pour refuser de dire le droit. Il y aurait là déni de justice. Mais, entendons-nous bien. C’est encore le travail attendu de tout juriste. Car, voyez-vous, et contrairement à l’idée qu’on s’en fait sur les bancs de la faculté, le procès n’est qu’un accident de la vie juridique (Cornu). Fort heureusement, il faut constater que la majorité des dispositions légales et réglementaires se suffisent à elles-mêmes dans un très grand nombre de cas. S’il s’avérait que l’acte considéré était clair, l’interprétation devrait cesser : interpretation cessat in claris (v. Ch. Perelman, L’interprétation juridique in L’interprétation dans le droit, APD, t. XVII, Sirey, 1972, p. 29, spéc. pp. 30 et s.) ? En vérité, la théorie de l’acte clair pâlit à mesure qu’on la pratique ! Un texte peut-être clair mais vieilli ; clair mais dépassé ; clair mais contradictoire avec d’autres textes ; clair mais inadapté ; clair mais contraire à des considérations plus impérieuses (Pascale Deumier, Introduction générale au droit, n° 110). Last but not least : clair mais absurde. Claris cessat in absurditas ! Cela valait bien un adage formulé en latin écrit justement le professeur Deumier (RTD civ. 2018.64)…). Il faut bien garder à l’esprit que « chaque fois que le sens clair d’un texte contredit la finalité de l’institution qu’il est censé servir, ou heurte l’équité, ou conduit à des conséquences socialement inadmissibles, on s’efforcera de l’interpréter ; le texte cessera d’être clair, car selon la valeur privilégiée, la sécurité, l’équité ou le bien commun, telle ou telle interprétation l’emportera en définitive » (Ch. Perelman, ibid.). Carbonnier dira, en substance, avec le sens de la formule qu’on lui connaît : si l’application de la loi est essentiellement respect de la loi, « l’interprétation est la forme intellectuelle de la désobéissance » (Introduction, in état des questions, n° 158 Philosophie). La leçon à tirer de tout cela est que le texte clair est un mythe. Pour cause : la loi a bien souvent un contenu indécis car elle est porteuse de plusieurs sens : en définitive elle est à texture ouverte (P. Deumier, ibid.). Partant, l’interprétation est nécessaire, car le sens de la loi ne sera connu que lorsque le détenteur de ce pouvoir l’aura précisé.

Division. L’interprétation est un pouvoir (I). L’interprétation est une liberté (II).

I.- L’interprétation est un pouvoir

Division. La détention du pouvoir d’interpréter (A). La définition du pouvoir d’interpréter (B).

A.- La détention du pouvoir d’interpréter

La détention du pouvoir d’interpréter la loi est disputée. Sur le fondement du parallélisme des formes, on a pu considérer que l’autorité qui édicte l’énoncé normatif est la mieux à-même de l’interpréter, partant de préciser sa volonté : ejus est interpretari legem cujus est condere (c’est au créateur de la règle qu’il appartient de l’interpréter). Le pouvoir d’interprétation du droit a donc été accordé au législateur. Ce système, tout droit venu du droit romain (C. just. 1, 14), a fonctionné sous l’Ancien régime au profit du Roi (Ord. avr. 1667, Titre I, art. 7 citée par Ghestin, Traité de droit civil, Introduction générale, n° 452, note 97). Le législateur révolutionnaire l’a perpétué (loi 16 et 24 août 1790). Il survivra jusqu’en 1837 (v. infra). Bien qu’on ait abandonné le référé législatif, le législateur s’est reconnu le pouvoir de voter une loi interprétative. Pareille loi consiste à préciser et expliquer le sens obscur et contesté d’un texte déjà existant. Son entrée en vigueur est singulière : elle prend effet à la date même de l’entrée en vigueur de la loi qu’elle interprète. Le droit se joue décidément du temps. La solution était si évidente que les rédacteurs du Code civil ont écarté cette règle qui figurait dans la rédaction initiale de l’article 2 « néanmoins la loi interprétative d’une loi précédente aura son effet au jour de la loi qu’elle explique, sans préjudice des jugements rendus en dernier ressort, des transactions, décisions arbitrales et autres passées en force de chose jugée ». Évidence, car la loi interprétative fait corps avec la loi interprétée. Évidence et demi plutôt : c’est une pure fiction. Interprétant, le législateur fait un choix entre plusieurs sens possibles. Partant, il crée nécessairement un droit nouveau. La Cour de cassation veille : elle se réserve le droit d’apprécier si la loi est vraiment interprétative ; c’est qu’il ne s’agirait pas que, par mégarde, le législateur entendît donner un effet rétroactif à la loi nouvelle…Où l’on voit une manifestation détonante des “séparations du pouvoir” (voy. sur cette dernière formulation, P. Jan, mél. Gicquel, Montchrestien, 2008) !

Il est d’autres détenteurs du pouvoir d’interpréter, auxquels on ne songe guère : l’administration et les ministères, en un mot l’exécutif. Les circulaires administratives jouent en pratique un rôle important en raison des instructions données aux fonctionnaires. Mesures administratives d’ordre intérieur, elles sont portant censées se limiter à guider les fonctionnaires dans l’application des lois et règlements en leur communiquant la doctrine de l’administration. Par leur truchement, c’est pourtant un pouvoir créateur et pas simplement régulateur que s’accorde l’Administration. Pour cause : ce sont les particuliers qui en sont les destinataires finaux. Et le Conseil d’État n’a pas manqué d’admettre la validité d’un recours pour excès de pouvoir contre les circulaires qui, comblant un vide juridique, créent une véritable règle de droit opposable. S’agissant des réponses ministérielles aux questions écrites des parlementaires, il y aurait encore beaucoup à dire dans un sens approchant. Mais le temps manque. Réservons-le au détenteur naturel du pouvoir d’interpréter : le juge.

Chacun s’accorde sur l’existence de l’interprétation de la loi par le juge. « Un code, quelque complet qu’il puisse paraître, n’est pas plutôt achevé, que mille questions inattendues viennent s’offrir aux magistrats. Car les lois une fois rédigées demeurent telles qu’elles ont été écrites. Les hommes, au contraire, ne se reposent jamais ; ils agissent toujours : et ce mouvement, qui ne s’arrête pas, et dont les effets sont diversement modifiés par les circonstances, produit, à chaque instant, quelque combinaison nouvelle, quelque nouveau fait, quelque résultat nouveau. Une foule de choses sont donc nécessairement abandonnées à l’empire de l’usage, à la discussion des hommes instruits, à l’arbitrage des juges. L’office de la loi est de fixer, par de grandes vues, les maximes générales du droit : d’établir des principes féconds en conséquences, et non de descendre dans le détail des questions qui peuvent naître sur chaque matière. C’est au magistrat et au jurisconsulte, pénétrés de l’esprit général des lois, à en diriger l’application. (…) Il y a une science pour les législateurs, comme il y en a une pour les magistrats ; et l’une ne ressemble pas à l’autre. La science du législateur consiste à trouver dans chaque matière, les principes les plus favorables au bien commun : la science du magistrat est de mettre ces principes en action, de les ramifier, de les étendre, par une application sage et raisonnée, aux hypothèses privées ; d’étudier l’esprit de la loi quand la lettre tue : et de ne pas s’exposer au risque d’être, tour à tour, esclave et rebelle, et de désobéir par esprit de servitude. Il faut que le législateur veille sur la jurisprudence ; il peut être éclairé par elle, et il peut, de son côté, la corriger ; mais il faut qu’il y en ait une (…) » (Portalis, Discours préliminaire du Code civil, extraits). L’article 4 C.civ. dispose en ce sens : Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice.

Reconnaître au juge un pouvoir est une chose acquise disions-nous, reste qu’il faut encore s’entendre sur le pouvoir qu’on lui reconnaît.

B-. La définition du pouvoir d’interpréter

Selon certains, le juge fait en permanence montre d’un pouvoir discrétionnaire, même lorsque la règle est claire ; selon d’autres, il ne peut user de son pouvoir discrétionnaire qu’en l’absence de texte clair : selon d’autres enfin, même en l’absence de texte clair, il n’existe pas de pouvoir discrétionnaire du juge puisque celui-ci doit s’en remettre aux principes (P. Deumier, Introduction générale au droit, op. cit., p. 116). La nature de l’interprétation est disputée.

Nature de l’interprétation. Pour les uns, l’interprétation est une fonction de connaissance, tandis que, pour les autres, l’interprétation est une fonction de volonté.

Pour les défenseurs d’une fonction cognitive, l’interprétation ne présente guère de différence avec l’interprétation des textes littéraires ou religieux. Ne dit-on pas de la loi qu’elle est un texte sacré, révélé, inspiré ? En cette occurrence, l’interprétation est un acte de connaissance ou de découverte du vrai sens, du sens objectif, d’un texte normatif. De la sorte, la signification du texte considéré étant unique, il n’y aurait qu’une bonne interprétation qu’il importe au juge de découvrir, non pas d’inventer : foin d’interprétation créatrice. C’est très précisément en ce sens que Montesquieu pense l’office du juge. Il est de la nature de la Constitution que les juges suivent la lettre de la loi (De l’esprit des Lois, Livre XI, chap. VI). Le juge doit se livrer à un raisonnement déductif. Saisi d’un cas particulier, le juge doit décider seulement quel est l’article de loi sous l’application duquel il tombe, ce que le législateur a prescrit dans les cas de ce genre et l’intention qu’on doit, par suite, lui supposer. La méthode à suivre est une méthode de raisonnement syllogistique. Pour Montesquieu, les articles du code sont qualifiés de « théorèmes », le juriste de « pur géomètre ». Admettons. Il faudrait encore que les théorèmes soient clairs à tous les coups. S’ils le sont clarté et interprétation sont antithétique (Perelman, Logique juridique, n° 25). Dans le cas contraire, si le texte est obscur ou insuffisant, il est fait interdiction au juge de les interpréter. Les tribunaux doivent s’adresser « au corps législatif toutes les fois qu’ils croiront nécessaire soit d’interpréter une loi, soit d’en faire une nouvelle » (loi des 16 et 24 août 1790, art. 12 : référé législatif). C’est ce qu’il est d’usage de nommer le légicentrisme. Et Robespierre de dire dans une formule jusqu’au-boutiste : « ce mot de jurisprudence doit être effacé de notre langue ». « Dans un État qui a une Constitution, une législation, la jurisprudence des tribunaux n’est autre chose que la loi » (v. J.-Cl. Bécane et alii, La loi, p. 30). L’interprétation réglementaire est proscrite ; le Tribunal de cassation veille. Le législateur finira par abandonner le référé législatif : affaires en trop grand nombre mettant aux prises des intérêts particuliers ; modification du droit source d’insécurité juridique (1837) (N.B. il est symptomatique de noter chez Cadiet et Jeuland, Droit judiciaire privé, le renvoi à la saisine pour avis de la Cour de cassation au Vis « Référé législatif »).

Pour les partisans d’une fonction réaliste, l’interprétation se présente comme un acte de volonté de l’interprète. Il ne saurait être autre chose compte tenu de l’indétermination du langage normatif. Pour cause, tout énoncé normatif est doté non pas d’une mais de plusieurs significations entre lesquelles il s’agit de choisir. Ce choix ne correspond pas à une réalité objective, mais traduit seulement les préférences de celui qui l’exprime. C’est une décision. Le produit de l’interprétation ne peut être ni vrai ni faux. Le débat sur la signification d’un texte peut se poursuivre à l’infini (M. Troper, Dictionnaire de la culture juridique, v° Interprétation). Le travail d’interprétation est libre et puissant, car l’interprétation donne corps à la norme (v. D. Mainguy, L’interprétation de l’interprétation, Variations normatives II, JCP G. 2011, p. 997).

II.- L’interprétation est une liberté

Division. Le principe de liberté (A). Les limites à la liberté (B).

A-. Le principe de liberté

À proprement parler, l’interprétation n’est pas l’application du droit. Elle n’est donc pas soumise au syllogisme reliant le droit aux faits (voy. égal. l’article consacré à la dialectique), car elle ne concerne que la détermination de la majeure, le sens de la règle qui se dégage par une argumentation de type dialectique (i.e. qui se rapporte à l’art de raisonner et de convaincre dans un débat. Art de raisonner avec méthode et puissance de persuasion (P. Deumier, op. cit., n° 117). Science qui permet de distinguer le vrai du faux. Méthode qui conduit des principes aux conséquences. Préservation de l’inconséquence (Cicéron, Des lois, I, 23). Dialectique est une nécessité. Le droit ne peut se passer de dialectique. Pourquoi cela ? Parce qu’il faut bien avoir à l’esprit que « la science » du droit n’est pas une connaissance immédiate de la réalité par simple intuition. Sens ne se dégage que par une argumentation de type dialectique. Autrement dit, le juriste pratique un savoir raisonné. Zénati : « l’élaboration de la justice se fait principalement au moyen de l’enregistrement de la dialectique des valeurs qui résulte du choc de la rhétorique des plaideurs » (La nature de la Cour de cassation, Bicc n° 575, 15 avr. 2003). Cet enregistrement consiste dans une pesée minutieuse ayant la vertu d’engendrer par son propre mouvement une décision. (Autrement dit, le moteur principal des décisions des juges du fond est la prudence judiciaire, non point la règle de droit) (F. Zénati).

Le principe est celui du libre choix de l’interprétation. Quelle que soit leur source, les méthodes d’interprétation mises à la disposition de l’interprète n’ont qu’une valeur facultative. Cette multitude désordonnée lui indique des directions contradictoires, car il n’a jamais été possible de les hiérarchiser. Optionnelle, indicative, non contraignante, la règle d’interprétation est une directive, une recommandation, un conseil adressé à l’interprète, qui se met au service de sa politique juridique et ne le lie pas (Ph. Malaurie et P. Morvan, Introduction générale, n° 403). Il apparaît en effet que les méthodes varient selon la conception du droit prônée par les juristes. Ainsi, au XIXe siècle, le monopole de la loi parmi les sources de droit – légalisme ou légicentrisme – a suscité l’essor de la méthode exégétique, puis lorsque le positivisme légaliste s’est trouvé ébranlé, de nouvelles méthodes apparurent. En somme, tantôt, le juge révèle l’interprétation de l’énoncé normatif, tantôt, il la choisit : la jurisprudence pratique un éclectisme tactique dans sa méthode d’interprétation (Carbonnier, op. cit.). Quelles sont-elles précisément ?

Les outils préfabriqués par le génie des juristes sont nombreux. On compte les règles légales d’interprétation, les adages, des méthodes générales. On n’oubliera pas les travaux de la doctrine. Le droit suisse est en ce sens : C.civ. suisse (1907), Titre préliminaire, Art. 1 : 1. La loi régit toutes les matières  auxquelles se rapportent la lettre ou l’esprit de l’une de ses dispositions. 2. A défaut d’une disposition légale applicable, le juge prononce selon le droit coutumier et, à défaut d’une coutume, selon les règles qu’il établirait s’il avait à faire acte de législateur. 3. Il s’inspire des solutions consacrées par la doctrine et la jurisprudence (N.B. Code complété par la loi fédérale du 30 mars 1911, Livre V Droit des obligations).

Il arrive que la loi (C.civ., art. 1156 et s. in De l’interprétation des conventions) ou un traité international (Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités, art. 31-33 : un traité doit être interprété de bonne foi…) édictent des règles d’interprétation. Mais voilà, les règles de l’article 1156 s. C.civ. « sont plutôt des conseils donnés aux juges, en matière d’interprétation des contrats, que des règles plus rigoureuses et impératives, dont les circonstances, mêmes les plus fortes, ne les autoriseraient pas à s’écarter » (Cass. req., 18 mars 1807). Et la Cour de cassation d’affirmer que « l’article 1156 C.civ. ne formulant pas, pour l’interprétation des conventions, une règle à caractère impératif, sa méconnaissance ne peut, à elle seule, donner ouverture à cassation » (Cass. 1ère civ., 19 déc. 1995, Bull. civ. I, n° 466).

S’agissant des adages et brocards, qui rayonnent dans tout le droit depuis la haute Antiquité, ils sont un trésor…non contraignant. L’adage est une façon de penser le droit et de le vivifier. C’est une création de l’esprit, une pensée qui va à l’essentiel. La forme est brève parce que l’idée est concentrée. L’adage extrait la quintessence d’une règle. Directif, l’adage s’adapte naturellement à des situations nouvelles ; il éclaire l’interprète en mettant en lumière dans l’essentiel les raisons de la règle ; il nourrit par sa sagesse le débat contradictoire ; il est invoqué en argument d’appoint (juges et magistrats en sont friands) ; il énonce un principe idéal et tire le droit positif par le haut. Défi à l’imagination, écrit Cornu, l’adage aiguillonne l’esprit et la quête de justice (Dictionnaire de la culture juridique, V° Adage).

S’agissant des méthodes générales d’interprétation, il en existe principalement deux.

La méthode exégétique est la plus classique et la plus servile. Elle réduit le droit à la loi et le tient pour un ensemble clos. Insensible aux réalités sociales ou à la justice, elle suit une logique infaillible : l’interprète est un esclave enchaîné au texte. C’est une méthode à laquelle les contemporains du Code Napoléon recourront lors de l’exposé et du commentaire dudit code. La lettre et l’analyse grammaticale du code sont les sources premières du commentateur tandis que l’intention du législateur est jugée secondaire. Les exégètes entretiennent le culte et le fétichisme du Code civil : tout le code et rien que le code. Brunet écrira : « je ne connais pas le droit civil, je n’enseigne que le Code Napoléon ». Le propos est caricatural. Les zélateurs de la méthode exégétique surent dépasser la lettre du code et prendre quelques libertés. Cette méthode n’a pas été abandonnée. Elle revêt deux formes simples. On compte une variante subjective, qui cherche la volonté du législateur. L’interprète est invité à analyser la ratio legis (la raison d’être, l’esprit, le but de la loi) : c’est l’interprétation téléologique, qui prend appui notamment sur les intitulés de la loi, un exposé préalable des motifs, un énoncé général. Il lui est aussi suggéré de recourir aux travaux préparatoires. Dans une variante objective, la méthode exégétique s’appuie sur le texte en lui appliquant une série d’analyses lexicale, grammaticale et logique. Il s’agit de dégager la cohérence intellectuelle d’une disposition ambiguë. L’emplacement d’un texte dans un code permet d’en préciser le sens : le texte s’éclaire par le contexte. C’est bien ainsi du reste qu’il importe de procéder.

La seconde méthode est celle de l’effet utile et de l’interprétation évolutive. Pragmatique, elle consiste à interpréter le texte sous étude (contrat, traité) de telle sorte qu’il acquière pleine efficacité sans jamais nier les réalités et l’opinion publique contemporaine (v. par ex. C.civ., art. 1157) (Malaurie et Morvan, op. cit., n° 410, 411).

B-. Les limites à la liberté

S’il importe au juge d’éclairer la loi, à la jurisprudence d’éclairer le législateur, ce dernier peut la corriger (Portalis ; v. Bécane, p. 31). Bien que les voies de l’interprétation soient impénétrables, que le luxe et l’abondance des raisonnements soient un miroir aux alouettes, dire le droit n’est pas affaire de caprice. Le juge doit respecter la cohérence du droit (F. Gutman in Faure et Koubi, ss. dir., Titre préliminaire du Code civil, Economica, 2003, p. 109). Il est une idéologie de l’interprétation juridique. L’idéologie est nécessaire pour l’interprétation, car il est des valeurs fondamentales à satisfaire : d’un côté, la stabilité des lois, la certitude des lois, la sécurité juridique… – valeurs statiques – ; de l’autre, la satisfaction des besoins actuels de la vie – valeurs dynamiques – (J. Wroblewski, L’interprétation en droit : théorie et idéologie in L’interprétation dans le droit, APD, t. XVII, Sirey, 1972, p. 51, spéc. n° 14). Le droit n’est pas qu’une collection de règles ou de décisions de justice. Le droit est un système, un ensemble organisé d’éléments, qui structure l’élaboration, l’application et la sanction du droit, pour permettre chaque jour d’assurer la justice, la liberté, la paix, la prospérité, l’épanouissement des hommes (v. toutefois la leçon sur la force et la lutte pour le droit). Le droit est un phénomène social et normatif : ubi societas, ibi jus (là où est la société, là est le droit). Le fils de Chronos (Zeus, roi des dieux et des hommes, est parfois représenté avec une balance ; il préside au maintient des lois ; il est garant de la justice) a institué pour les hommes une loi ; tandis que pour les animaux il a établi celle de se manger les uns les autres, puisqu’il n’y a pas chez eux de justice ; aux hommes il a donné la justice. L’interprète est tenu à un devoir de loyauté envers la loi dont il est le serviteur ; ce devoir est impérieux chez le juge qui rend ses décisions au nom du Peuple français. Justement, parce que la justice est rendue en son nom, il importe que le groupe social accepte la décision. La rationalité de la décision est nécessaire mais pas suffisante. Il faut encore qu’elle soit acceptable – souvent juge varie, bien fol qui s’y fie ? – Le juge doit certainement chercher à convaincre (c’est la raison) ; il doit surtout d’employer à persuader (c’est le cœur) (v. par ex. Malaurie et Morvan, op. cit., n° 414). Il doit susciter une adhésion personnelle à son propre jugement de valeur (concordia discordantium). C’est l’office du juge : dire le droit – jurisdictio – et l’imposer – imperium –. C’est là l’art de la rhétorique et de la dialectique.

« Saint-Paul a dit : « la lettre tue, l’esprit vivifie ». L’esprit sans la lettre, c’est le vent qui s’enfuit ; la lettre sans l’esprit, c’est la mort. À la lettre, à la grammaire et à la logique doivent s’ajouter la justice et l’utilité sociale, c’est-à-dire le droit. L’interprétation est le droit